Une maison de poupée/Acte I
L’AVOCAT HELMER.
NORA, sa femme.
LE DOCTEUR RANK.
MADAME LINDE.
L’HOMME D’AFFAIRES KROGSTAD.
LES TROIS PETITS ENFANTS DE HELMER.
ANNE MARIE, bonne d’enfant des Helmer.
LA FEMME DE CHAMBRE DES HELMER.
UN COMMISSIONNAIRE.
ACTE PREMIER
Une pièce meublée avec goût et confort, mais sans luxe. Au fond, à droite, la porte de l’antichambre. Au fond, à gauche, la porte du cabinet de Helmer. Entre les deux portes, un piano. À gauche de la scène, une porte et, au premier plan, une fenêtre. Près de la fenêtre, une table ronde, un fauteuil et un petit sofa. À droite de la scène, vers le fond, une porte et, au premier plan, une cheminée. Devant la cheminée, quelques fauteuils et une balancine. Entre la cheminée et la porte, une petite table. Au mur des gravures, une étagère garnie de porcelaine et de bibelots artistiques, une bibliothèque pleine de livres luxueusement reliés. Un tapis sur le parquet, du feu dans la cheminée.
Scène première
Cachez bien l’arbre de Noël, Hélène. Il ne faut pas que les enfants le voient avant ce soir quand il sera paré. (Elle sort son porte monnaie. — Au commissionnaire.) Combien vous dois-je ?
Cinquante ores.
Voici une couronne. Le reste est pour vous.
Le commissionnaire salue et s’en va, Nora ferme la porte. Elle continue à sourire gaîment en enlevant son chapeau et son manteau.
Ah ! il est dans son cabinet.
Est-ce l’alouette qui gazouille ?
Oui, c’est elle.
Est-ce l’écureuil qui frétille ?
C’est l’écureuil !
Quand est rentré l’écureuil ?
À la minute. (Elle cache le sac de pralines dans sa poche et s’essuie la bouche.) Viens, Torvald, viens voir ce que j’ai acheté.
Ne m’interromps pas.
Scène II
Un instant après, Helmer ouvre la porte, il entre la plume à la main et jette un coup d’œil sur la pièce.
Acheté tout ça dis-tu ? La petite joueuse a encore trouvé un moyen de gaspiller un tas d’argent.
Voyons, Torvald. Cette année nous pouvons bien dépenser un peu plus. C’est le premier Noël où il nous est permis de ne pas lésiner.
Oui, mais nous ne devons pas être prodigues.
Un peu, Torvald, un petit peu n’est-ce pas ? Maintenant que tu vas toucher de gros appointements et que tu gagneras beaucoup, beaucoup d’argent.
Oui, à partir du 1er janvier, et encore il s’écoulera tout un trimestre sans que je touche rien.
Et qu’importe ! D’ici-là on empruntera.
Nora ! (Il s’approche d’elle et lui tire l’oreille par plaisanterie.) Toujours cette légèreté. Suppose que j’emprunte aujourd’hui mille couronnes. Tu les dépenses pendant les fêtes de Noël, la veille du nouvel an une tuile me tombe sur la tête et…
Tais-toi, ne dis pas des choses pareilles.
Mais figure-toi qu’elles arrivent. Et bien alors ?
Si cela arrivait… il me serait bien égal d’avoir des dettes ou de ne pas en avoir.
Et les gens qui m’auraient prêté l’argent.
Ces gens-là, qui pense à eux ? Ce sont des étrangers.
Nora, Nora, tu es bien femme… Sérieusement, Nora, tu connais mes idées là-dessus. Pas de dettes, pas d’emprunts. Dans toute maison qui repose sur les dettes et les emprunts s’introduit une sorte d’esclavage, je ne sais quelle laideur. Jusqu’ici tous deux nous avons résisté et nous résisterons encore pendant le peu de temps que l’épreuve doit continuer à durer.
Bien, comme tu voudras.
Allons, allons, il ne faut pas que l’alouette en soit abattue. Quoi ? Voilà l’écureuil qui fait la moue. (Il ouvre son porte monnaie.) Nora, voyons, que penses-tu que j’ai là.
De l’argent !
Vois. (Il lui donne quelques billets de banque.) Mon Dieu, je sais bien qu’il y a beaucoup de dépenses dans une maison à l’approche de Noël.
Dix, vingt, trente, quarante ! Merci Torvald, merci. Avec ça je puis aller loin.
Hé ! il le faudra bien.
Oh ! on s’arrangera pour cela, sois tranquille. Mais viens ici. Je vais te montrer tout ce que j’ai acheté, et si bon marché. Tiens, un vêtement neuf et un sabre pour Ivar, un cheval et une trompette pour Bob et une poupée avec son lit pour Emmy. Un article tout à fait ordinaire. Elle la cassera tout de suite. Puis voici des tabliers et des coupons d’étoffes pour les bonnes. Cette excellente Anne-Marie mériterait bien mieux que cela.
Et dans ce paquet qu’y a-t-il ?
Non, Torvald, non. Tu ne dois pas le voir avant ce soir.
Bon, bon ! Mais dis-moi, petite main percée, de quoi as-tu envie, toi ?
Bah ! est-ce que j’ai des caprices ?
Je le croirai si tu le désires. Allons, dis-moi quelque chose qui te tente, quelque chose de sensé.
Vrai, je ne sais pas… ou plutôt écoute, Torvald.
Voyons.
Si tu es décidé à me donner quelque chose, tu pourrais, tu pourrais…
Allons, achève.
Tu pourrais me donner de l’argent, Torvald. Oh ! peu de chose, ce que tu aurais de disponible. Avec cela je m’achèterai quelque chose un de ces jours.
Mais Nora…
Allons, dis que oui. Tu vas le faire, mon petit Torvald. Je t’en prie, je suspendrai à l’arbre l’argent enveloppé dans une papillote de joli papier doré. N’est-ce pas que ce sera original ?
Comment appelle-t-on l’oiseau qui gaspille toujours.
Oui, oui, l’étourneau, je sais bien. Mais fais ce que je te dis Torvald. De la sorte j’aurai le temps de penser à quelque chose d’utile. Cela n’est-il pas très raisonnable, dis ?
Si tu savais employer l’argent que je te donne et réellement acheter quelque chose, oui, mais cet argent fond dans la maison et s’évapore en mille riens, et bientôt il faut que je te regarnisse la bourse.
Pourtant, Torvald.
C’est la pure vérité, ma petite Nora chérie. (Il la prend par la taille.) L’étourneau est un animal très gentil, mais que d’argent il lui faut. C’est incroyable ce qu’il en coûte à un homme de posséder un étourneau.
Fi ! Comment peux-tu dire cela ? J’économise tout ce que je puis, vrai comme il fait jour !
À cela rien à répliquer. Tout ce que tu peux… Seulement tu ne peux rien.
Si tu savais quelles dépenses nous avons, nous autres alouettes et écureuils ?
Tu es une créature étrange. Tout à fait ton père. Tu as mille ressources pour trouver de l’argent, mais sitôt que tu en as il t’échappe des mains et tu ne sais jamais où il passe. Enfin, il faut te prendre telle que tu es. Oui, Nora, tout cela est de l’hérédité.
Je voudrais bien avoir hérité des grandes qualités de papa.
Et je t’aime telle que tu es de toute mon âme, mon alouette chérie, mais vois-tu… je te trouve un air aujourd’hui… je ne sais comment dire… un air un peu suspect…
Moi !
Oui, toi. Regarde-moi bien dans les yeux… La gourmande n’a-t-elle pas fait quelque escapade en ville aujourd’hui.
Non, pourquoi dis-tu cela ?
Vrai, tu n’as pas fourré ton nez de gourmande à la confiserie.
Non, je t’assure, Torvald.
Tu n’as même pas mouillé tes lèvres dans un pot de confitures ?
Non, absolument pas.
Tu n’as pas grignoté une ou deux pralines ?
Non, non, Torvald, je te dis que non.
Bien ! bien, c’est pure plaisanterie.
Même en rêve, je ne songerai pas à faire quelque chose qui te déplaise. Tu peux en être bien sûr.
Non, je le sais, ne m’as-tu pas donné ta parole ? (Il s’approche de Nora.) Allons, garde pour toi tes secrets de Noël, des secrets que tout le monde connaîtra quand on allumera l’arbre.
As-tu pensé à inviter à dîner le docteur Rank.
Non, à quoi bon, n’est-ce pas tout entendu. Et d’ailleurs je l’inviterai tout à l’heure quand il va arriver. J’ai commandé du bon vin. Nora, tu ne peux t’imaginer quelle fête pour moi cette soirée de Noël.
Pour moi aussi. Et comme les enfants vont être heureux, Torvald !
Ah ! c’est une joie de penser qu’on est parvenu à une situation stable, assurée, qu’on a abondamment le nécessaire, n’est-il pas vrai ? C’est un bonheur intense que d’y penser.
Oh ! c’est merveilleux.
Oh ! te souviens-tu de Noël de l’an dernier ? Trois semaines avant, tu t’enfermais toutes les nuits jusqu’à plus de minuit afin de faire les fleurs de l’arbre de Noël et de nous préparer je ne sais combien de surprises. Ouf ! c’est l’époque la plus ennuyeuse dont j’ai le souvenir.
Moi je ne m’ennuyais pas.
Mais le résultat, Nora, fut-il assez lamentable !
Bon, tu vas encore me faire enrager à ce sujet ! Est-ce ma faute si le chat est entré et a tout mis en pièce.
Il est clair que non, Nora. Comment cela pourrait-il être ta faute ! Tu avais le plus grand désir que nous nous amusions tous, et c’est l’essentiel. Mais il est bon que ces mauvais temps soient passés.
Oui, j’ai encore peine à y croire.
Maintenant, je ne m’ennuierai plus, enfermé, solitaire. Tu n’auras plus à torturer tes chers yeux et tes jolies mains.
Non, vrai non, Torvald ! Quel plaisir, mon Dieu ! (Elle prend le bras de son mari.) Maintenant je vais t’expliquer comment j’ai pensé à nous arranger après Noël. (On entend sonner.) On sonne (Elle range les fauteuils en place.) Voilà quelqu’un qui arrive ! Comme c’est ennuyeux !
Si c’est une visite, souviens-toi que je n’y suis pour personne.
Scène III
Madame, une dame qui vous demande.
Qu’elle entre !
Monsieur le docteur est arrivé en même temps.
Est-il entré dans mon cabinet ?
Oui, monsieur.
- Helmer rentre dans son cabinet. La bonne introduit madame Linde en costume de voyage. Ensuite elle ferme la porte.
Scène IV
Bonjour, Nora.
Bonjour.
Tu ne me reconnais pas.
En effet… je ne sais… Eh si, il me semble. (Poussant une exclamation.) Christine, c’est toi.
Moi-même.
Christine ! Et moi qui ne te reconnaissais pas, mais comment aurais-je ?… (Plus bas.) Comme tu es changée.
C’est vrai, depuis neuf… dix longues années.
Vrai, il y a tant de temps que nous ne nous sommes vues ?… oui, c’est cela. Oh ! ces dernières huit années, quelle heureuse époque ! Si tu savais !… Et te voilà ici ! Tu as fait ce long voyage en plein hiver. Tu es courageuse.
Je suis arrivée par le vapeur ce matin.
Pour passer les fêtes naturellement. Quel bonheur ! Nous allons bien nous amuser. Mais enlève ton manteau. Tu n’auras pas froid, n’est-ce pas ? (Elle l’aide.) Voilà ! maintenant nous nous assoirons à notre aise près de la cheminée. Non, mets-toi dans ce fauteuil : je prends la balancine ; c’est ma place. (Elle lui prend les mains.) Oh ! je te revois avec ta figure d’autrefois… C’était le premier coup d’œil ; voilà tout. Cependant, tu as un peu pâli, Christine… et maigri aussi.
Et j’ai vieilli beaucoup, beaucoup, Nora.
Oui, un peu, un petit peu peut-être… mais pas beaucoup. (Elle s’arrête tout à coup, puis d’un ton grave reprend.) Oh ! folle que je suis, je bavarde là, ma chère et bonne Christine, tu me pardonnes ?
Que veux-tu dire, Nora ?
Pauvre Christine, tu es demeurée veuve.
Oui, il y a trois ans.
Je le savais, je l’avais lu dans les journaux. Oh ! Christine, le croiras-tu ? À cette époque j’ai pensé bien des fois à t’écrire… mais de jour en jour je retardais la lettre et puis quelque empêchement survenait.
Cela ne me surprend nullement.
Non, Christine, c’était très mal de ma part. Pauvre amie, par quelles angoisses tu as dû passer ! Il ne t’est pas resté de quoi vivre ?
Non.
Et pas d’enfants ?
Pas d’enfants non plus.
Alors rien ?
Pas même un deuil dans le cœur, un de ces chagrins qui absorbent.
Voyons, Christine, voyons, est-ce possible ?
Cela arrive parfois, Nora.
Seule au monde. Quel chagrin ce doit être pour toi !… J’ai trois superbes enfants, en ce moment tu ne peux pas les voir. Ils sont sortis avec leur gouvernante. Tu vas tout me raconter maintenant.
Tout à l’heure. Parle la première.
Non, c’est à toi de parler. Aujourd’hui je ne veux pas être égoïste… je ne veux penser qu’à toi. Cependant il faut que je te dise quelque chose. Sais-tu la bonne fortune que nous avons eue ces jours-ci ?
Non, qu’est-ce ?
Songe, mon mari a été nommé directeur de la banque.
Ton mari ! ah ! quelle chance !
N’est-ce pas ? C’est une situation si précaire que celle d’un avocat, surtout quand il ne veut se charger que des bonnes causes et naturellement c’est ce que faisait Torvald, chose que j’approuve pleinement. Tu penses si nous sommes contents. Il doit prendre possession de sa place à partir du premier janvier et alors il aura de beaux appointements et toute espèce d’avantages. Aussi vivrons-nous autrement qu’aujourd’hui, tout à fait selon nos goûts. Oh ! Christine, quel bonheur, quel plaisir ! Crois-tu que ce soit agréable d’avoir beaucoup d’argent et d’être débarrassé de toutes préoccupations ? N’est-ce pas ton avis ?
En peut-on douter ? Au moins ce doit être chose excellente d’avoir le nécessaire.
Non pas seulement le nécessaire. Beaucoup, beaucoup d’argent !
Nora, Nora, tu n’as pas encore pris du bon sens. Au collège tu étais une prodigue.
Torvald suppose que je le suis encore. Mais (Elle la menace du doigt.) « Nora — Nora » n’est pas si folle que tu crois. Ah ! la vérité c’est que jusqu’ici je n’ai pas eu grand chose à gaspiller : il a fallu que nous travaillions tous les deux.
Toi aussi ?
Oui, des bagatelles, des travaux à la main, du crochet, des broderies. (Elle change de ton.) Et encore autre chose. Tu sais que Torvald a quitté le ministère quand nous nous sommes mariés. Au bureau il n’y avait pas pour lui espoir d’avancement et il lui fallait gagner plus d’argent qu’avant. Mais la première année il fut surmené d’une manière terrible. Figure-toi, il lui fallait chercher toute espèce de travaux supplémentaires et être à la besogne du matin au soir. Il abusa de ses forces et tomba gravement malade, alors les médecins dirent qu’il fallait qu’il partît pour le Midi.
C’est vrai, vous avez passé un an en Italie.
Oui, comme tu le devines, il n’était pas facile de se mettre en route. Ivar venait de naître. Mais il le fallait. Oh ! le voyage fut merveilleusement beau ! et il sauva la vie à Torvald ! Mais que d’argent cela nous a coûté !
Je m’en doute.
Douze cents écus, quatre mille huit cents couronnes ! c’est une somme.
Oui, et on est heureux de l’avoir en pareille occasion.
Je vais te dire ; c’est papa qui nous l’a donnée.
Ah ! bon ! si je ne me trompe, ce fut précisément alors que mourut ton père.
Oui, Christine, justement alors et, pense, je ne pus aller le soigner. J’attendais d’un jour à l’autre la naissance d’Ivar. Le pauvre Torvald était moribond et avait besoin de mes soins. Mon bon cher père… Je ne l’ai pas revu. Oh ! c’est la peine la plus cruelle que j’ai eu à souffrir depuis mon mariage.
Je le sais, tu l’aimais beaucoup… De sorte que vous êtes allés en Italie.
Oui, nous avions l’argent, et les médecins étaient pressants. Nous sommes partis un mois après.
Et ton mari en est revenu entièrement guéri ?
Il se portait comme un charme.
Et… ce médecin.
Que veux-tu dire ?
Je me souviens que la femme de chambre a salué du nom de docteur un monsieur qu’elle a fait entrer en même temps que moi.
Oui, le docteur Rank… Ce n’est pas comme médecin qu’il vient ici. C’est notre meilleur ami. Il nous visite au moins une fois par jour. Non, Torvald n’a pas eu depuis lors la plus légère indisposition ; les enfants aussi sont sains et frais et moi de même. (Elle se lève d’un bond et tape des mains.) Mon Dieu ! Christine, quel délice, de vivre et d’être contents !… Ah ! mais c’est honteux !… Je ne parle que de moi. (Elle s’assied sur un tabouret à côté de Christine et s’appuie sur les genoux de son amie.) Tu ne m’en voudras pas ? Dis-moi, c’est bien vrai que tu n’aimais pas ton mari ? Alors pourquoi l’as-tu épousé ?
Ma mère vivait encore. Elle était infirme et sans nul soutien. Puis j’avais à ma charge mes deux petits frères. Je ne me suis pas cru le droit de repousser sa demande.
Non, non, tu as eu raison sûrement… Alors il était riche ?
Je crois qu’il était très à son aise, mais c’était une fortune peu solide et, à sa mort, tout croula sans qu’il en soit rien resté.
Et alors ?
Il me fallut me tirer d’affaire à l’aide d’un petit commerce… J’ai été directrice d’une école, que sais-je ? Les trois dernières années n’ont été pour moi qu’une longue journée de travail sans repos. Maintenant tout est fini, Nora. Ma pauvre mère n’a plus besoin de moi : je l’ai perdue ; les garçons non plus : ils peuvent à présent subvenir à leurs besoins.
Quel soulagement ce doit être pour toi !
Non, Nora, il ne me reste plus qu’une vie insupportable. Personne à qui consacrer son existence ! (Elle se lève inquiète.) Aussi je n’ai pas pu demeurer là-bas dans ce recoin perdu. Ici il doit être plus facile de s’absorber dans une occupation, de se distraire de ses pensées. Si j’étais assez heureuse pour trouver une place, un travail de bureau…
Tu penses à cela ? C’est si fatigant, toi qui as besoin de te reposer ! Tu ferais mieux d’aller prendre une saison de bains.
Je n’ai pas un papa qui me paie le voyage.
Allons ! tu es de mauvaise humeur.
C’est à toi à ne pas m’en vouloir, ma chère Nora. Le pire dans une situation comme la mienne c’est qu’on s’aigrit un peu… On n’a personne pour qui travailler et malgré tout il faut regarder de tous côtés pour gagner son pain ! Ne faut-il pas vivre ? De la sorte on devient égoïste. Que veux-tu que je te dise ? Quand tu m’as annoncé il y a un moment votre heureux changement de fortune, je m’en suis réjouie pour moi plus que pour toi.
Et comment ?… Ah ! bon !… J’y suis, tu te seras dit que Torvald pourra t’être utile ?
Oui, je l’ai pensé.
Et ce sera, Christine. Je préparerai le terrain avec beaucoup de délicatesse, j’imaginerai quelque chose de gentil qui dispose bien Torvald. Oh ! j’ai tant de désir de t’être utile.
Comme je dois te remercier de tant de sollicitude, Nora ! Je dois t’en remercier doublement, toi qui connais si peu les misères et les soucis de la vie
Moi… tu crois cela.
Mon Dieu ! Des travaux à l’aiguille et d’autres babioles de ce genre ! Tu es une enfant, Nora.
N’en parle pas si légèrement.
Oui.
Tu es comme les autres. Tous vous croyez que je ne suis capable de rien de sérieux…
Allons ! allons…
Que je n’ai aucune idée des difficultés de la vie.
Mais, ma chère Nora, tu viens de me raconter tous tes embarras.
Bah !… Ces bagatelles !… (À voix basse.) Je ne t’ai pas conté le principal.
Que dis-tu ?
Tu me regardes du haut de ta grandeur, Christine, et tu ne devrais pas le faire. Tu es orgueilleuse d’avoir tant travaillé pour ta mère.
Je ne regarde personne du haut de ma grandeur. Pourtant je suis satisfaite. Je m’enorgueillis de penser que grâce à moi ma mère a passé tranquillement ses derniers jours.
Et tu t’enorgueillis aussi de ce que tu as fait pour tes frères.
Il me semble que j’en ai le droit.
Je le crois aussi. Maintenant je vais te dire une chose, Christine. Moi aussi j’ai un motif de joie et d’orgueil.
Je ne le mets pas en doute. Voyons, explique-toi ?
Parle plus bas, que Torvald ne nous entende pas ! Pour rien au monde je ne voudrais qu’il sache… Personne ne doit le savoir que toi, Christine, rien que toi.
Mais qu’est-ce ?
Approche-toi davantage. (Elle l’attire près d’elle sur le sofa.) Oui, écoute, moi aussi je puis être orgueilleuse et satisfaite ! C’est moi qui ai sauvé la vie de Torvald.
Sauvé ! Comment sauvé ?
Je t’ai parlé du voyage en Italie, n’est-ce pas ? Torvald ne vivrait pas à cette heure s’il n’avait pu aller dans le Midi.
Eh bien ! mais c’est ton père qui vous a donné l’argent nécessaire.
Oui, c’est ce que croit Torvald, c’est ce que croit tout le monde ; mais…
Mais…
Papa ne nous a pas donné un centime. C’est moi qui me suis procuré l’argent.
Toi ! Une somme pareille ?
Douze cents écus, quatre mille huit cents couronnes, qu’en dis-tu ?
Mais, Nora, comment as-tu fait ? Tu as gagné à la loterie ?
La loterie ! (Avec un geste de mépris.) Quel mérite y aurait-il là ?
Mais en ce cas où l’as-tu pris ?
Tra la la la la !
Il n’était pas facile qu’on te le prête.
Pourquoi pas ?
Parce qu’une femme mariée ne peut pas emprunter sans l’autorisation de son mari.
Oh ! quand il s’agit d’une femme un peu pratique… d’une femme qui sait se retourner adroitement.
Nora, j’ai beau me creuser la tête, je ne devine pas.
Tu n’as pas besoin de te creuser la tête. Je n’ai pas dit que j’ai emprunté cet argent. J’ai pu l’avoir autrement. (Elle se laisse tomber sur le sofa.) J’ai pu le recevoir d’un adorateur. Bah !… avec cette frimousse-là !
Quelle folle tu fais !
Avoue que tu es terriblement intriguée.
Dis-moi, ma chère Nora, tu n’as pas agi à la légère ?
Est-ce une légèreté de la part d’une femme de sauver la vie de son mari ?
Ce qui me paraît une légèreté, c’est qu’à son insu…
Et si justement il fallait qu’il ignorât tout, Mon Dieu ! Ne comprends-tu pas ? Il fallait qu’il ignore la gravité de son état. C’est à moi que les docteurs ont dit que sa vie était en danger et qu’il ne pouvait être sauvé qu’à la condition de passer un hiver dans le Midi. Crois-tu que je n’allais pas m’industrier de toutes les manières ? Je lui disais sans cesse le plaisir que j’aurais de voyager à l’étranger comme les autres femmes. Je pleurais, je suppliais et je lui disais qu’il fallait qu’il se rendît compte de mon état et qu’il cédât à mon désir. Bref, je lui donnai à entendre qu’il pourrait bien emprunter de l’argent à intérêt, mais alors, Christine, il s’en fallut de peu qu’il ne se mît en colère. Il me répondit que j’étais une étourdie et que son devoir de mari était de ne pas se plier à mes caprices. « Bon ! bon ! dis-je à part moi, on le sauvera coûte que coûte ». Ce fut alors que je trouvai l’expédient.
Et ton mari ne sut pas par ton père que l’argent ne venait pas de lui.
Jamais il ne l’a su. Papa mourut peu de jours après. J’avais pensé à tout lui avouer en lui demandant de ne pas me trahir, mais il était si malade ! hélas ! je ne pus pas lui en parler.
Et depuis tu ne t’en es pas confessée à ton mari.
Jamais, bon Dieu ! Y penses-tu ? lui qui est si sévère là-dessus ! Puis son amour-propre masculin en serait si froissé. Quelle humiliation de savoir qu’il me doit quelque chose. Cette pensée serait venue bouleverser tous nos rapports ; notre vie domestique si heureuse ne serait plus ce qu’elle est.
Tu ne lui en parleras jamais.
Il se peut qu’avec le temps, quand bien des années auront passé, quand je ne serai plus aussi jolie qu’aujourd’hui… Ne ris pas… je veux dire quand Torvald ne m’aimera plus autant, quand il n’aura plus de plaisir à me voir danser, me travestir et déclamer pour le divertir, il sera bon peut-être que j’aie alors quelque chose à qui m’accrocher… (Elle s’arrête.) Bah ! ce temps-là ne viendra jamais… Eh bien ! Christine, que penses-tu de mon grand secret ? Moi aussi, je suis bonne à quelque chose. Tu peux penser que cette affaire m’a causé beaucoup de soucis. Certes il ne m’était pas facile de payer à des échéances fixes, parce que dans les affaires il y a d’une part ce qu’on appelle les trois mois et ce qu’on appelle l’amortissement, et tout cela est diablement difficile à arranger. Il m’a fallu rogner de tous les côtés sur les dépenses de la maison. Je ne pouvais pas économiser grand chose. Il fallait que Torvald ait une vie facile ; les enfants non plus ne devaient pas être mal vêtus. Tout ce que je recevais pour eux, c’était leur chose, mes chers petits anges !
De sorte, ma pauvre Nora, qu’il t’a fallu tout prélever sur tes dépenses personnelles.
Naturellement. Après tout ce n’était que juste. Toutes les fois que Torvald me donnait de l’argent pour moi, je n’en dépensais que la moitié. J’achetais toujours les articles bon marché. Par bonheur, tout m’allait bien. Aussi Torvald n’a jamais rien remarqué. Mais parfois cela m’était dur, Christine, il est si agréable d’être élégante. N’est-il pas vrai ?
Je crois bien.
J’ai eu aussi d’autres recettes. L’hiver dernier j’eus le bonheur de trouver beaucoup de copies. Alors je m’enfermais et j’écrivais jusqu’à une heure avancée de la nuit. Oh ! souvent je me trouvais fatiguée, très fatiguée. Mais c’était bien amusant de travailler pour gagner de l’argent. Il me semblait presque que j’étais un homme.
Combien as-tu pu payer de la sorte ?
Il me serait difficile de te le dire exactement. Ma petite, il n’est pas aisé de débrouiller de genre d’affaire. La seule chose que je sache c’est que j’ai payé tout ce que j’ai pu. Bien souvent je ne savais où donner de la tête… (Elle sourit.) Alors je pensais qu’un vieux monsieur très riche s’était épris de moi.
Quoi ! Quel vieux monsieur ?
Pur enfantillage… Il mourait et on ouvrait son testament. On y trouvait en gros caractères cette clause : « Toute ma fortune appartient à la délicieuse madame Nora Helmer, et lui sera remise sur le champ ».
Mais, chère Nora, quel est ce vieux monsieur ?
Mon Dieu ! tu ne comprends rien, ma chère. Ce vieux monsieur n’existe pas. C’est une idée qui naissait dans mon cerveau quand je ne voyais pas le moyen de me procurer de l’argent. Enfin tout ceci est maintenant tout à fait sans intérêt. Le vieux monsieur peut être où bon lui semble ; ni lui, ni son testament ne m’inquiètent parce qu’à présent je suis tranquille. (Elle se lève d’un trait.) Mon Dieu ! Quelle joie que d’y penser : tranquille, pouvoir être tranquille, tout à fait tranquille ! Jouer avec les enfants, bien arranger la maison, avec goût, comme Torvald peut le désirer. Puis viendra le printemps, le beau ciel bleu. Peut-être alors pourrons-nous un peu voyager. Retourner voir la mer ! Oh ! quelle chose adorable de vivre et d’être heureuse !
On sonne, dois-je me retirer ?
Non, reste ; il ne viendra personne. C’est probablement pour Torvald.
Scène V
Pardon, madame… Voici un monsieur qui demande à parler à l’avocat.
Tu veux dire au directeur.
Oui, madame, au directeur. Mais comme le docteur est dans son cabinet… je ne savais pas.
Scène VI.
C’est moi, madame.
Vous ? Qu’y a-t-il ? Que voulez vous dire à mon mari ?
C’est à propos de la banque. J’y ai un petit emploi et j’ai entendu dire que votre mari va devenir notre chef…
C’est vrai.
D’ennuyeuses affaires, madame, rien que cela.
Alors prenez la peine d’entrer dans son cabinet.
Scène VII
Nora… quel est cet homme ?
C’est l’homme d’affaires Krogstad.
Ah ! c’est bien lui.
Tu le connais ?
Je l’ai connu il y a bien des années ; il fut quelque temps clerc d’avoué chez nous.
Précisément.
Comme il a changé !
Je crois qu’il a été très malheureux en ménage.
Il est veuf maintenant, n’est-ce pas ?
Oui, avec un tas d’enfants… Oh ! voilà que je me brûle.
On dit qu’il s’occupe de toutes sortes d’affaires ?
Oh ! c’est possible : Je ne sais… Mais ne parlons pas affaire ! c’est si ennuyeux…
Scène VIII
Non, non, je ne veux pas te gêner. Je vais voir un moment ta femme. (Il ferme la porte et se rend compte de la présence de madame Linde.) Ah ! pardon ! Ici aussi je dérange.
Nullement ! (Faisant les présentations.) Le docteur Rank… ; Madame veuve Linde.
Un nom qu’on entend souvent prononcer dans cette maison… Je crois vous avoir devancée dans l’escalier.
Oui, j’ai de la difficulté à monter les étages.
Ah ! un peu usée, à ce que je vois.
Non, plutôt surmenée.
Rien de plus ? Alors vous venez vous reposer ici, probablement en courant de fête en fête.
Je suis venu en ville chercher du travail.
Sera-ce un remède efficace contre l’excès de fatigue ?
Il faut bien vivre, docteur.
Oui, c’est l’opinion générale. On croit que c’est une chose nécessaire.
Oh ! docteur, je suis sûre que même vous vous êtes attaché à la vie.
Pour sûr j’y tiens. Misérable comme je le suis, je m’obstine à vouloir souffrir aussi longtemps que possible. Tous mes malades ont le même désir et tous ceux qui ont le moral entamé pensent de même. Je viens justement d’en laisser un dans le cabinet d’Helmer. Un homme en traitement ; car il y a des hôpitaux pour ce genre de malades.
Ah !
Que voulez-vous dire ?
Oh ! je parle de l’agent d’affaires Krogstad, un homme que vous ne connaissez pas. Il est pourri jusqu’aux os. Eh bien ! lui aussi affirme qu’il est de la plus haute importance qu’il vive.
De quoi parlait-il à Helmer ?
Je n’en sais trop rien. La seule chose que j’ai entendue, c’est qu’il était question de la banque.
Je ne savais pas que Krog… Que ce monsieur Krogstad eût rien de commun avec la banque.
Si fait ! on lui a donné une espèce d’emploi. (S’adressant à madame Linde.) Je ne sais si là-bas aussi, chez vous, il existe des gens qui s’évertue à déterrer les pourritures morales et qui lorsqu’ils trouvent un individu contaminé le mettent en observation en lui attribuant une bonne place ; les gens sains n’ont qu’à rester dehors.
Il faut bien avouer que ce sont les malades qui ont le plus besoin de soins.
Voilà, c’est une façon de voir qui transforme la société en hôpital.
- Nora qui est demeurée absorbée dans ces pensées, se met à rire et bat des mains.
Pourquoi riez-vous ? Savez-vous seulement ce que c’est que la société ?
Est-ce que je m’occupe de votre insupportable société ? Je riais d’autre chose, une chose si drôle… Dites-moi, docteur… Tous les employés de la banque à l’avenir dépendront-ils de mon mari ?
C’est ce qui vous amuse.
N’y faites pas attention. (Elle rôde par la pièce.) Oui, c’est si amusant, si incroyable… que nous… que Torvald ait maintenant tant d’influence et sur tant de gens. (Elle tire de sa poche le sac de pralines.) Voulez-vous des pralines, docteur ?
Hola ! des pralines, je croyais qu’ici c’était de la contrebande.
Oui, mais celles-là, c’est Christine qui me les a données.
Moi !
Allons, allons ! Ne te trouble pas. Pouvais-tu savoir que Torvald me l’a défendu. Bah ! pour une fois, n’est-il pas vrai, docteur ?… Tenez ! (Elle lui met une praline dans la bouche.) Et toi aussi, Christine. J’en mangerai une, une petite, deux au plus. (Elle commence à rôder autour de la pièce.) Donc je suis immensément heureuse. Il n’y a plus qu’une chose de laquelle j’ai une envie féroce.
Dites. De quoi s’agit-il ?
Une chose que j’ai une envie irrésistible de dire devant Torvald.
Et qui vous empêche de la dire ?
Je n’ose pas, c’est trop laid.
Laid !
En effet, alors il vaut mieux vous taire, mais devant nous… Qu’est-ce donc que vous avez tant envie de dire devant Torvald ?
J’ai une envie folle de dire Credieu !
Quelle toquée vous êtes !
Voyons, Nora.
Vous pouvez le lui dire, le voilà.
Chut… chut…
Scène IX
Eh bien ! Torvald ! tu as enfin réussi à t’en débarrasser.
Oui, il vient de partir.
Permets-moi de te présenter ? C’est Christine qui vient d’arriver.
Christine ?… Pardonne, mais je ne sais.
Madame Linde, mon chéri.
Ah ! très bien… Une amie d’enfance de ma femme, sans doute ?
Oui, monsieur, nous nous sommes connues jadis.
Et tu vois, elle a fait ce long voyage pour me parler.
Comment ?
Pas pour cela seulement…
Christine, il faut que tu le saches, est très experte dans les travaux de bureau… Elle a en outre le plus grand désir d’être sous les ordres d’un homme supérieur et d’acquérir encore plus d’expérience.
Excellente idée, madame.
Aussi, quand elle a vu qu’on t’avait nommé directeur de la banque, — un télégramme l’a annoncé. — Elle s’est aussitôt mise en route… N’est-ce pas, Torvald, tu feras quelque chose en faveur de Christine pour l’amour de moi ? Dis ?
Ce n’est pas absolument impossible. Madame est probablement veuve ?
Oui.
Et vous êtes habituée au travail de bureau ?
Oui, assez habituée.
Alors il est probable que je pourrai vous avoir une place.
Tu vois !
Vous êtes arrivée au bon moment, madame.
Comment vous remercier ?
Oh ! ne parlons pas de cela. (Il met son manteau.) Mais aujourd’hui vous voudrez bien m’excuser.
- Il va prendre son col de fourrure dans l’antichambre et revient le chauffer à la cheminée.
Ne tarde pas trop, Torvald.
Je ne resterai qu’une heure.
Tu t’en vas aussi, Christine ?
Il faut que j’aille chercher un logement.
Nous pourrons faire ensemble une partie du chemin.
Quel ennui que nous soyons si à l’étroit !… Il nous est tout à fait impossible.
Y penses-tu ma chère ? Au revoir, Nora, et merci.
À tout à l’heure, car tu reviendras ce soir, n’est-ce pas ? Et vous aussi, docteur ?… Comment ? Si vous êtes assez bien… Que venez-vous me dire-là ? Couvrez-vous, couvrez-vous.
- En causant ils sortent par la porte d’entrée, on entend des voix d’enfants dans l’escalier.
Les voici ! les voici !
Entrez, entrez ! (Elle se baisse pour les embrasser.) Oh ! mes astres ! Vois, Christine, ne sont-ils pas jolis.
Ne restez pas ici au courant d’air.
- Le docteur Rank, Helmer et madame Linde descendent l’escalier. Anne-Marie entre avec les enfants. Nora entre derrière eux en fermant la porte.
Scène X
Comme vos petites figures sont animées et fraîches ! Quels visages empourprés ! On dirait des pommes et des roses. (Tous les enfants lui parlent à la fois jusqu’à la fin de la scène.) Vous vous êtes tant amusés ! Très bien ! Allons ! C’est toi qui as traîné le traîneau, Emmy et Bob étaient dedans ! Est-ce possible ! Tous les deux ! Ah ! Ah ! C’est vrai ! Tu es le plus courageux, Ivar !… Oh ! laisse-la-moi un instant, Anne-Marie !… Ma petite poupée ! (Elle prend sa petite fille et danse avec elle.) Oui, maman va danser aussi avec Bob… Comment ? Vous avez fait des boules de neige ?… Oh ! ce que j’aurais donné pour être avec vous ! Non, laisse-moi, Anne-Marie, je vais les déshabiller moi-même. Laisse-moi, ma bonne, c’est si amusant. Entre ici en attendant. Tu as la figure d’une femme gelée. À la cuisine il y a du café bouillant pour toi.
- Anne-Marie sort par la porte de gauche. Nora enlève aux enfants leurs manteaux et leurs chapeaux et elle les déshabille. Les enfants continuent leur bavardage.
Scène XI
Ce n’est pas possible ? Un gros chien a couru après vous… Il ne mordait pas ?… Non, les chiens ne mordent pas de gentilles poupées comme vous. Eh ! Ivar, attention à ne pas regarder les paquets. Non. Non, il y a dedans quelque chose de méchant… Quoi ?… Vous voulez jouer ?… à quoi ?… à cache cache ? Oui, nous allons jouer à cache cache. C’est Bob qui se cache d’abord ?… Non ?… Fort bien… c’est moi !
- Nora et les enfants se mettent à jouer. Ils courent en criant et riant sur la scène et par la pièce attenante. Enfin Nora se cache sous la table. Les enfants arrivent en courant de toutes leurs jambes et la cherchent sans pouvoir la trouver. Ils entendent son rire étouffé. Ils se précipitent vers le guéridon, soulèvent le tapis et la découvrent. Cris de joie. Nora sort à quatre pattes comme pour leur faire peur. Nouvelle explosion de rire. Pendant ce temps on a sonné sans que personne aille ouvrir. La porte s’entr’ouvre et Krogstad paraît. Il attend un instant. Le jeu continue.
Scène XII
Pardonnez, madame.
Que venez-vous faire ici ?
La porte était entr’ouverte. On avait oublié de la fermer.
Mon mari n’est pas à la maison, monsieur Krogstad.
Je le sais.
Alors… Que voulez-vous ?
Vous dire un mot.
À moi ? (Bas aux enfants.) Allez trouver Anne-Marie… Quoi ?… Non, le monsieur ne fera pas de mal à maman. Quand il sera parti, nous reprendrons le jeu.
Scène XIII
Vous voulez me parler ?
Oui, je le désire.
Aujourd’hui ?… Mais nous ne sommes pas encore au premier du mois.
Non, nous sommes à la veille de Noël. Il dépendra de vous que pour moi ce Noël apporte de la joie ou du chagrin.
Que désirez-vous ? Il m’est réellement impossible aujourd’hui.
Jusqu’à nouvel ordre, nous ne parlerons pas de cela. Il s’agit de quelque chose de tout différent. Pouvez-vous m’accorder un instant !
Oui, oui… quoique…
Bien… J’étais assis au restaurant Olsen… J’ai vu passer par là votre mari.
Ah !
Avec une dame.
Bien… Et ?
Puis-je vous poser une question ? Cette dame est madame veuve Linde ?
Oui.
Elle vient d’arriver de province ?
Aujourd’hui même.
C’est votre amie.
Oui, mais je ne comprends pas…
Je l’ai aussi connue autrefois.
Je le sais.
Alors, vous êtes au courant. Je me le figurais bien. Allons, permettez-moi de vous demander si madame Linde va avoir une place à la banque ?
Comment osez-vous me demander cela ? Vous qui êtes un des subordonnés de mon mari… Mais, puisque vous me le demandez, je vous le dirai… Oui, madame Linde aura une place à la banque et elle l’aura grâce à moi, monsieur Krogstad. Maintenant vous voilà renseigné.
J’ai deviné juste.
Mon Dieu ! On a sa petite influence. Quoi qu’on ne soit qu’une femme, cela ne veut pas dire que… Quand on occupe une situation subalterne, monsieur Krogstad, il faut faire attention de ne pas blesser une personne qui… hum !…
Qui a de l’influence…
Une assez grande.
Madame, auriez-vous la bonté d’employer votre influence en ma faveur ?
Comment ? Que veut dire ?
Voudriez-vous avoir la bonté d’agir pour que je conserve mon poste modeste à la banque ?
Que voulez-vous dire ? Qui pense à vous l’enlever ?
Oh ! il est inutile de dissimuler. Je comprends fort bien que votre amie n’aime pas se rencontrer avec moi, et maintenant je sais à qui je dois ma mise à pied.
Mais je vous assure.
Bref en deux mots ; il est encore temps et je vous conseille d’user de votre influence pour l’empêcher.
Mais je n’ai pas d’influence, monsieur Krogstad.
Comment ? Il y a un moment vous me disiez…
Évidemment pas dans ce sens. Comment pouvez-vous croire que j’ai un pareil pouvoir sur mon mari ?
Oh ! je connais votre mari, depuis que nous avons été étudiants ensemble. Et je ne crois pas que M. le directeur de la banque soit plus ferme que les autres gens mariés.
Si vous parlez avec dédain de mon mari. Je vous mets à la porte.
Madame est belliqueuse.
Je ne vous crains pas. Après le Nouvel An, il ne s’écoulera pas longtemps que je ne sois affranchie.
Écoutez-moi bien, madame. S’il le faut, je combattrai pour conserver mon pauvre emploi comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort.
Cela en a tout l’air.
Ce n’est pas seulement à cause des appointements ; ce n’est pas là le plus important : Il y a autre chose… Je vais tout vous dire. Vous savez naturellement, comme tout le monde, que j’ai commis une imprudence, voici bon nombre d’années.
Je crois en avoir entendu parler.
L’affaire n’est pas allée jusqu’aux Tribunaux, mais sur le moment tous les chemins me furent fermés, c’est alors que j’entrepris le genre d’affaires que vous savez. Il fallait bien que je cherchasse à m’occuper. Et j’ose dire que je n’ai pas été pire que les autres. Maintenant je veux sortir de là. Mes fils grandissent. Pour eux il faut que je reconquière le plus de considérations possible. La porte de la banque était pour moi le premier échelon, et voici maintenant que votre mari m’en a précipité pour m’enfoncer de nouveau dans la boue.
Mais, mon Dieu, monsieur Krogstad, il n’est pas en mon pouvoir de vous aider.
Ce qui vous manque, c’est la volonté de le faire, mais j’ai des moyens de vous y obliger.
Vous n’irez pas dire à mon mari que je vous dois de l’argent.
Hum ! Et si je le faisais ?
Ce serait honteux. (Des larmes dans la voix.) Ce secret qui est ma joie et mon orgueil… qu’il le sache d’une façon si vilaine, par vous… Vous m’exposeriez aux plus grands ennuis.
Rien qu’aux plus grands ennuis ?
Ou plutôt faites-le. C’est vous qui y perdrez le plus. Mon mari verra alors quel genre d’hommes vous êtes ; et vous pourrez être bien assuré de perdre votre place.
Je viens de vous demander si vous ne craignez pas autre chose que des ennuis domestiques.
Si mon mari le sait, il voudra naturellement payer de suite et alors nous serons débarrassés de vous…
Écoutez, madame… ou vous n’avez pas de mémoire, ou vous ne savez rien des affaires. Il faut que je vous mette un peu au courant.
C’est-à-dire ?
Au moment de la maladie de votre mari, vous êtes venue solliciter de moi un emprunt de douze cents écus.
Je ne connaissais que vous.
Je vous ai promis de vous procurer cet argent.
Et vous me l’avez prêté.
Je vous ai promis de vous le procurer sous certaines conditions. Mais alors vous étiez si préoccupée de la maladie de votre mari, et si impatiente d’avoir l’argent du voyage que vous n’avez pas fait grande attention aux détails. Vous ne serez donc pas étonnée que je vous les rappelle. Or donc, je vous ai promis de vous procurer cet argent, contre un reçu que j’ai rédigé.
Oui, et que j’ai signé.
Parfaitement, mais au bas du reçu j’ajoutai quelques lignes par lesquelles votre père donnait sa garantie. Ces lignes, votre père devait les signer.
Il devait, dites-vous ? Il les a signées.
Je laissais la date en blanc, ce qui voulait dire que votre père devait dater en signant, vous en souvenez-vous ?
Oui, je crois en effet…
Puis je vous ai remis le reçu, pour que vous l’envoyiez à votre père par la poste. N’est-ce pas exact ?
C’est exact.
Et sans doute vous l’avez fait immédiatement, car cinq ou six jours s’étaient à peine écoulés, vous m’avez apporté la garantie signée par votre père, et alors je vous ai remis la somme.
Parfaitement ! N’ai-je pas payé ponctuellement ?
À peu de chose près. Mais revenons à ce que nous disions… C’était vraiment une époque bien triste pour vous, madame.
Oui, c’est vrai.
Je crois que votre père était très malade ?
Moribond.
Il mourut peu après.
Oui.
Dites-moi, madame, vous souvenez-vous par hasard de la date de la mort de votre père, c’est-à-dire du quantième du mois.
Papa est mort le 27 septembre.
Exact. Je m’en suis enquêté, et voilà pourquoi je ne m’explique pas, (Il tire un papier de son portefeuille.) certaine particularité.
Quelle particularité ?… Je ne sais…
Eh bien ! la particularité, madame, c’est que votre père a signé son reçu trois jours après sa mort. (Nora se tait.) Pouvez-vous m’expliquer cela ? (Nora continue à se taire.) Il est aussi évident que les mots deux octobre et l’année ne sont pas de l’écriture de votre père, mais d’une écriture que je crois connaître. Enfin cela peut s’expliquer. Votre père aura oublié de dater, et quelqu’un l’aura fait au hasard avant de connaître la nouvelle de sa mort. Cela n’est pas grave. L’essentiel c’est la signature elle-même. Est-elle vraiment, réellement authentique madame ? Est-ce bien votre père qui a écrit là son nom ?
Non, ce n’est pas lui. C’est moi qui ai écrit le nom de papa.
Vous avez bien conscience de toute la gravité de cet aveu !
Pourquoi ? Sous peu de jours vous aurez votre argent.
Permettez-moi une question. Pourquoi n’avez-vous pas envoyé le reçu à votre père.
C’était impossible : Il était si malade : Pour lui demander sa signature, il aurait fallu que je lui indiquasse la destination de l’argent, et dans l’état où il se trouvait, je ne pouvais lui dire que la vie de mon mari était en danger. Ça n’était pas possible.
En ce cas, il aurait mieux valu renoncer au voyage.
Impossible. Ce voyage, c’était le salut de mon mari ; je ne pouvais y renoncer.
Mais vous n’avez pas songé à la supercherie que vous commettiez vis-à-vis de moi.
Je ne pouvais m’arrêter à cela. Oh ! vous m’étiez bien indifférent. La froideur de vos raisonnements quand vous saviez que mon mari était en danger m’était insupportable.
Madame, évidemment vous n’avez pas une idée nette de la responsabilité que vous avez encourue. Je vous dirai seulement que l’acte qui a entraîné la perte de tout mon avenir était moins criminel que celui-là.
Vous ? Vous voulez me faire croire que vous avez jamais été capable d’un élan pour sauver la vie de votre femme.
Les lois ne tiennent pas compte des mobiles.
Mais alors les lois sont mauvaises.
Mauvaises ou non… si je porte ce papier à la justice c’est d’après elles que vous serez jugée.
J’en doute fort. Une fille n’avait-elle pas le droit d’épargner à son vieux père moribond des inquiétudes et des soucis ? Une femme n’avait-elle pas le droit de sauver la vie de son mari ? Il se peut que je ne connaisse pas le fond des lois mais je suis certaine que quelque part on a dû y inscrire que cela est permis. Et vous qui êtes homme de lois, vous savez bien cela ? Vous me semblez bien peu malin pour un avocat, monsieur Krogstad.
C’est possible. Mais les affaires comme celles que nous traitons tous deux, vous conviendrez que je les connais ? Maintenant faites ce qu’il vous plaira. La seule chose que je vous dis c’est que si je trinque une seconde fois, vous me tiendrez compagnie.
Scène XIV
Bah ! Il voudrait me faire peur ! Mais je ne suis pas si sotte. (Elle rassemble les vêtements de ses enfants, mais au bout d’un instant elle s’arrête.) Pourtant… Mais ce n’est pas possible… C’est par amour que j’ai agi…
Maman, le monsieur est parti.
Bien, bien je le sais. Vous ne parlerez à personne de ce monsieur. Vous entendez, pas même à papa !
Non, maman. Veux-tu jouer maintenant ?
Non, non, pas maintenant.
Mais tu nous l’avais promis, maman.
Je ne puis pas. Allez-vous-en ! J’ai beaucoup à faire. Allez, mes trésors !
Scène XV
Non. (Elle jette la broderie, se lève, va à la porte et appelle.) Hélène, apporte-moi l’arbre. (Elle s’approche de la table à gauche et ouvre le panier.) Non, c’est tout à fait impossible.
Scène XVI
Où dois-je le mettre, Madame ?
Ici au milieu.
Faut-il apporter autre chose ?
Non, merci, j’ai ce qu’il me faut.
Scène XVII
Ici il faut des bougies et là des fleurs… L’infâme ! folies !… Tout cela ne signifie rien… L’arbre de Noël sera joli. Je veux faire tout ce que tu voudras, Torvald. Je danserai pour te faire plaisir, je chanterai…
Scène XVIII
Tiens, tu es là.
Oui, quelqu’un est-il venu ?
Non, non.
C’est étrange. J’ai vu Krogstad sortir de la maison.
Ah ! oui, Krogstad est venu un instant.
Je le vois à ta figure. Il est venu te supplier de me parler pour lui.
Oui.
Et tu devais le faire comme si cela venait de toi-même, en me cachant sa visite. Ne t’a-t-il pas demandé cela ?
Oui, Torvald, mais…
Nora ! Nora ! Et tu as pu agir ainsi ! Engager une conversation avec un pareil homme et lui faire une promesse et pour comble me mentir.
Te mentir ?
Ne m’as-tu pas dit que personne n’était venu ? (Il la menace du doigt.) Il ne faut pas que mon oiseau chanteur y revienne. Les oiseaux aux chants mélodieux doivent avoir le bec pur et propre pour bien gazouiller sans jamais détonner… (Il la prend par la taille.) N’est-ce pas vrai !… Oui, je le savais bien. (Il la lâche.) Plus un mot là-dessus ! (Il s’assied devant la cheminée.) Comme on est bien ici !
Torvald !
Dis ?
Je suis si gaie à la pensée d’aller après-demain au bal costumé des Stenborg.
Et moi je meurs de curiosité de savoir quelle surprise tu nous prépares.
Oh ! que c’est ennuyeux !
Qu’est-ce qui est ennuyeux ?
Je ne trouve pas un costume qui vaille ! Tout est insignifiant, idiot.
Nous y voilà ! La petite Nora a maintenant cette lubie en tête.
Tu es très pressé, Torvald ?
Oh !…
Quels sont ces papiers.
Des affaires de la banque.
Ah !
Je me suis fait donné plein pouvoir par les directeurs sortants pour effectuer tous les changements nécessaires dans le personnel et l’organisation des bureaux. Je vais passer la semaine de Noël à la préparation de ce travail. Je veux que le premier janvier tout soit en ordre.
Alors c’est pour cela que le pauvre Krogstad ?
Hein ! Hein !
Si tu n’étais pas si occupé, je te demanderais une grande faveur.
Voyons, qu’est-ce ?
Personne n’a autant de goût que toi. J’ai un si grand désir d’être à mon avantage à ce bal. Torvald, ne pourrais-tu t’occuper de moi et décider le costume que je porterai ?
Hola ! Hola ! La têtue ne se donne pas pour battue.
Oui, Torvald, je ne puis rien décider sans toi.
Bon, bon ! On y pensera et on trouvera quelque idée.
Ah ! que tu es aimable ? (Elle revient à l’arbre de Noël. Silence.) Mais dis, ce qu’a fait Krogstad est-il vraiment si terrible ?
Il a commis des faux. Sais-tu ce que cela veut dire !
N’a-t-il pas pu être poussé par la misère ?
Oui, on agit bien des fois par légèreté. Je ne suis pas assez cruel pour condamner sans pitié un homme pour un seul acte de ce genre.
Non, n’est-ce pas, Torvald ?
Plus d’un peut se relever moralement, à la condition de confesser sa faute et de subir sa peine.
Sa peine ?
Mais Krogstad n’a pas suivi cette voie. Il a voulu sortir d’affaires par l’intrigue et les artifices. C’est là ce qui l’a perdu moralement.
Crois-tu que… ?
Penses-y. Un homme pareil, qui a conscience de son crime, doit mentir et dissimuler toutes les heures. Il doit porter un masque même au milieu des siens. Oui, devant sa femme et ses enfants. Et cela, quand on pense aux enfants, c’est affreux.
Pourquoi ?
Parce que pareille atmosphère de mensonges doit infecter de principes malsains toute une famille ! Chaque fois que ces enfants respirent, ils absorbent des germes de mal.
En es-tu sûr ?
Et comment en douter, chérie ? J’ai eu mille occasions d’en faire l’expérience comme avocat : presque toutes les personnes dépravées de bonne heure ont eu des mères menteuses.
Pourquoi précisément des mères ?
Le plus souvent c’est la mère dont l’hérédité agit. Cependant souvent celle du père, comme il est naturel, se fait sentir. Tous les avocats savent parfaitement cela. Et pourtant Krogstad a empoisonné ses propres enfants de son atmosphère de mensonge et de dissimulation. Voilà pourquoi je l’appelle un homme perdu moralement. (Il lui tend les mains.) Et voilà pourquoi il faut que ma gracieuse petite Nora me promette de ne plus me parler en sa faveur ? Donne-moi ta parole ? Allons ! Qu’est-ce là ! La main ! Comme ça ! C’est convenu ! Je t’assure qu’il me serait impossible de travailler avec lui. À la lettre j’éprouve un malaise physique près de gens pareils.
Quelle atmosphère lourde il y a ici ! Et moi qui ai tant à faire !
Avant le dîner il faut que je relise une partie de ceci ; puis je penserai à ton costume… Il est possible aussi que j’aie quelque chose à attacher à l’arbre de Noël enveloppé dans du papier doré. (Il lui pose la main sur la tête.) Oh ! mon cher oiseau chanteur !
Scène XIX
Non, non, c’est impossible, c’est impossible… Cela doit être impossible.
Scène XX
Les enfants veulent absolument venir avec leur mère.
Non, non, ne les laisse pas venir avec moi.
Bien, bien, madame !
Scène XXI
Dépraver mes enfants… empoisonner la maison. (Elle lève la tête.) Ce n’est pas vrai. C’est faux, vrai comme j’existe.