Une maison de poupée/Préface

Traduction par Albert Savine.
(p. 5-22).
Acte I  ►


À PROPOS
D’UNE MAISON DE POUPÉE



« Serons-nous de la fête, Madame ? Oui, qui sait quand la colombe messagère nous apportera l’invitation ? Nous verrons. Jusque-là, je me tiendrai dans ma chambre avec des gants glacés ; jusque-là, je chercherai la retraite et j’écrirai des vers distingués sur le velin. Cela fâchera la vile multitude ; on me traitera sans doute de païen ! mais la foule m’épouvante ; je ne veux pas me laisser éclabousser par la fange ; je veux en habits d’hyménée sans taches attendre que les temps approchent ».

Les temps sont venus. La victoire de son art, qui s’est fait si longtemps désirer, a été complète, et, quand Ibsen est mort, ceux-là mêmes qui avaient été les plus ardents à protester contre son « génie nébuleux » et ses « obscurités » pour eux impénétrables, n’ont pas eu assez d’encens à brûler pour célébrer sa gloire. À ceci, rien d’étonnant ! Les hommes d’avant-garde ne peuvent être suivis que de loin par la masse, mais quand celle-ci arrive en troupeau serré, rien ne prévaut contre l’enthousiasme de son débordement.

Ibsen, longtemps considéré comme un auteur obscur, dont la pensée s’enveloppait des brouillards du Nord, est ainsi devenu, du jour au lendemain, le plus clair des écrivains pour les gens dont le jugement n’est que le reflet de la pensée de la masse. Qu’y avait-il de changé ?

Rien en fait que le point auquel ils se plaçaient pour juger. Mais ce rien-là, c’est tout. Bien peu, en effet, sont capables de se préoccuper de rechercher pourquoi, lors de sa première présentation au public, le grand écrivain norvégien leur paraissait si difficile à comprendre et je ne suis pas sûr, je l’avoue, que, même une minorité de ceux qui prétendent le comprendre aujourd’hui, soient en état, sans initiation préalable, d’aborder la lecture de ses œuvres.

Il en est ainsi, d’ailleurs, pour tous les écrivains étrangers. Comme ils nous apportent l’écho d’une pensée qui n’est point la pensée française, qu’ils sont la résultante d’un milieu différent du nôtre, quelques données ne sont jamais un vain bagage pour s’introduire dans la communion d’œuvres exotiques et il y a toujours lieu de jeter, au préalable, un coup d’œil, d’une part sur le passé de l’homme qui les crée, de l’autre sur le milieu ambiant qui les engendre et les couve.

C’est ce que fit en 1889 le comte Prozor dans une étude qui était, pour le temps et les dispositions du public, ce que l’on pouvait rêver de plus complet. Aujourd’hui, des explications complémentaires, une analyse plus minutieuse des caractères créés par le maître, ne seront ni superflues ni inutiles.

Le public est mûr pour les lire.

À l’époque où Ibsen écrivit Une Maison de Poupée, — c’était en 1879, — il vivait en Italie.

Après une existence de travail ininterrompu, après des années de labeur littéraire, il avait, par deux fois, soulevé de véritables tempêtes parmi ses compatriotes. Comme il le disait lui-même, on l’avait jugé un « païen ». Ne semblait-il pas prendre à tâche de heurter les idées courantes de ses contemporains ? Le prétexte de ces bourrasques avait été en 1862 la Comédie de l’Amour et en 1869 l’Union de la Jeunesse.

Après avoir, pendant la première partie de sa carrière, chanté ce qui était l’idéal, en quelque sorte historique et légendaire, de la Norvège, Ibsen en avait, tout d’un coup, secoué le joug et, comme le fier Sicambre, il s’était mis à adorer ce qu’il avait brûlé et à brûler ce qu’il avait adoré.

Le problème de l’amour, le problème de la vie conjugale, qu’il avait maintes fois rencontré sur sa route dans ses pièces historiques, le poussait à aborder la comédie moderne. Il y arrivait avec un arsenal d’ironies, de paradoxes, de rancunes, une sorte de manie iconoclaste.

Comme le dit un des personnages de la Comédie de l’Amour, « il avait cru que l’amour était la poésie et le mariage la prose, il avait cru que l’amour était sain et le mariage grotesque, il s’était trompé : tout en amour n’est que comédie ».

Tel avait été le premier aspect de la question à ses yeux, celui qui le frappait en 1862. Mais combien il avait fait de chemin depuis lors !

C’en était fini en 1879 de la tendance à la caricature. Ibsen en était arrivé à penser qu’il faut montrer la vie telle qu’elle est, avec ses cruautés et ses tristesses, et que le théâtre doit avoir des bases non seulement vraies mais encore si faire se peut scientifiques.

Il ne devait pas tarder à aller plus loin ; mais en 1879 il franchissait à peine sa première étape.

Il s’était écoulé seulement quelques années depuis que, résolu à peindre des scènes de son temps, il avait déclaré à M. Edmond Gosse qu’il renonçait « au langage des dieux » pour employer la simple prose. « Nous ne vivons plus au temps de Shakespeare, ajoutait-il, et parmi les sculpteurs on commence à discuter si les statues ne doivent pas être peintes des couleurs de la vie. On pourrait beaucoup dire sur la matière. Moi-même je n’aimerai pas à avoir la Vénus de Milo peinte, mais j’aimerai mieux une tête de nègre taillée dans le marbre noir que dans le marbre blanc. Après tout, mon sentiment est que la forme littéraire doit être adéquate à la somme d’idéalisme qui s’exhale de l’œuvre ».

Ibsen abordait donc le public avec toute l’intransigeance d’un nouveau converti et de l’apôtre d’idées nouvelles, et il allait se trouver aux prises avec un esprit non moins intransigeant, non moins ferme dans ses idées et intolérant à l’égard de toutes contradictions.

Nous autres Latins, nous sommes habitués à plus de tolérance réelle qu’il n’y en a dans l’esprit des peuples du Nord. Il y a au fond du catholicisme quelque chose de ce génie de la vieille Rome qui s’accommodait de tous les cultes et de toutes les religions et les admettait même dans ses temples à côté des divinités nationales à la seule condition que César se voie rendre les honneurs qui sont dus à César.

Le Norvégien est d’esprit moins pacifique. Il s’est créé à lui-même son credo et, par cela même qu’il l’a adopté, il ne peut concevoir qu’un autre lui demeure sourd et aveugle.

« Dans l’esprit de tout Norvégien, d’Ibsen comme du dernier pâtre des Valders, a remarqué Maurice Bigeon[1] veille, obscure ou brillante, cette idée évangélique, allumée au flambeau biblique, qu’on ne peut se conduire au hasard et sans guide, et que les élus sont rares qui, ayant marché dans une nuit profonde et pendant longtemps, trouvent enfin par grâce spéciale, la vraie lumière qu’ils ne cherchaient pas.

« Et c’est pourquoi les uns et les autres ont le respect de la gravité de la loi morale qu’ils s’imposent ; pourquoi les écrivains, bons ou mauvais, qu’ils lisent et les pasteurs qu’ils écoutent leur parlent en un langage si fort des redoutables problèmes de la vie. Le génie luthérien les a pénétrés ; la doctrine luthérienne a pétri leur âme, — ce peuple est un peuple austère et méthodique, sectaire. Aussi, vivre, ce n’est rien autre chose « qu’avoir une vocation ».

« Connaître quelle est sa vocation, la bien remplir, et sans faiblesse, — telle doit être la substance cachée des pensées et des actes d’un être humain, quel qu’il soit.

« Or, pour qui veut connaître sa vocation, il faut réfléchir, et, pour réfléchir, beaucoup discuter. On ne doit se décider qu’à bon escient, et l’esprit calme. Et, pour mieux assujettir en son âme l’idée à qui désormais sera suspendue toute la vie morale, il la faut dépouiller des draperies illusoires dont la couvre un art raffiné.

« Étonnez-vous, après cela, qu’une jeune Norvégienne de classe moyenne puisse avoir comme presque toujours il arrive, la même liberté dans la parole et dans la pensée que dans ses mœurs journalières ; qu’elle marche seule, ignorant peu de chose et ne craignant rien, sans qu’on songe à l’arrêter et sans qu’on s’en étonne ; qu’elle parle chastement, sans même qu’une lueur douteuse vienne troubler ses yeux purs, des choses les moins chastes, et qu’elle échappe à cette poésie charnelle des idées qui, bien souvent ailleurs, détraque les volontés en troublant les esprits ?

« Comment encore s’étonner que la controverse soit l’aliment nécessaire à l’intelligence de ces hommes du Nord comme le pain à leur corps ? Que les arts plastiques, les arts de la chair, joie des yeux, émoi dangereux du cœur, ne soient guère en ce pays appréciés que par des snobs ? Que les maîtres scandinaves, dévots de beauté et de formes impeccables, se plaignent de la démocratie grossière qui fait loi dans leur patrie et parfois les en chasse, et qui préfère une vérité toute nue à une demi-certitude enveloppée et gracieuse ? Qu’enfin, et pour cette raison, les personnages imaginés par Ibsen, par Bjornson, par Lie même, ne soient guère que des abstractions vivantes, douées de conscience, pour un moment réalisées, et qui craquent de tous côtés sous la poussée des symboles qu’elles portent dans leurs flancs ? »

Jugez alors du scandale soulevé à Christiana, ville assommante et mesquine, sans style et sans vie, où l’on a dans les moëlles le culte du décorum et des titres honorifiques, par l’incartade de cette Nora, femme de M. l’avocat, directeur de la banque, s’en allant en faisant claquer les portes et prenant son vol vers l’idéal de liberté et de rêve, à peu près comme ces petites nihilistes qui vers le même temps, à Saint-Pétersbourg et à Moscou, rompaient net avec le joug doré de la vie de famille pour s’en aller dans le peuple aux jours du « printemps fou » ![2]

La stupeur fut si considérable que les contemporains ont conservé de curieux souvenirs de ce temps. « Je me souviens, a écrit M. Prozor, d’une saison où l’on voyait circuler à Stockholm des cartes d’invitation avec cette note au bas : « On est prié de ne pas s’entretenir de Maison de Poupée ».[3]

C’était la question palpitante, c’était l’Affaire pour les esprits échauffés du Nord.

Un autre rapporte l’histoire de cinq fillettes, dont la plus âgée avait douze ans, qui prenaient alors le thé dans une nursery et déclaraient gravement que si elles étaient Nora, elles n’auraient pas agi autrement.

Et au lendemain d’Une Maison de Poupée, Bjornson, faisant écho à Ibsen, écrivait Un Gant où l’on entendait sa Svava proclamer nettement les principes méconnus de l’égalité absolue entre l’homme et la femme et poser dans la plus superbe et la plus naïve intransigeance le problème de la virginité réciproque que les futurs époux se doivent l’un à l’autre.

Derrière eux venait le flot des écrivains féministes, madame Leffler la future duchesse de Cajanello, madame Benediksen et tant d’autres amazones s’unissant pour lever le drapeau de l’indépendance féminine et revendiquer haut et ferme les droits de la prétendue opprimée.

Chez nous, l’émancipation de la femme n’a jamais correspondu qu’à la revendication de la liberté sexuelle. Quand George Sand créait Lélia et toutes ses sœurs, c’était au nom de la ruine des privilèges du mari qui avait cessé de plaire, au profit de l’amant dont le règne commençait.

En Norvège, il n’en était pas ainsi.

Les doctrines nouvelles, ces doctrines qui embrasaient tant de prosélytes n’avaient rien que de cérébral. Le fanatisme puritain connut à leur abri un regain de triomphe. Ibsen, qui avait combattu l’hypocrisie de la loi, vit se dresser derrière son œuvre l’hypocrisie de l’austérité. Dans les rues des cités, à la porte des cafés et des maisons suspectes, la vertu se faisait délatrice et, farouche policière, s’immisçait dans l’intimité des citoyens avec un zèle inquisitorial. Un jour même vint, où la tyrannie fut si forte que les écrivains du Nord sentirent la nécessité d’en secouer le joug. Ce jour-là, Ibsen avait à son insu frayé la route à Strindberg, à Bang et aux hommes de la jeune génération.

Cette brève esquisse nous ramène à préciser ce qu’étaient les doctrines d’Ibsen à l’époque où il donna Une Maison de Poupée. Elles se précisaient dès lors sous leur forme à peu près définitive.

« Nora, a écrit M. Ehrhard, est l’interprète exacte des théories matrimoniales d’Ibsen. Elle résume et condense les idées que le poète émettait déjà dans la Comédie de l’Amour, qu’il émettra encore dans ses œuvres les plus récentes ».

Ces idées peuvent s’énoncer ainsi : L’union conjugale qui n’est point fondée sur le choix responsable et libre de deux êtres qui s’aiment, parce qu’ils se connaissent, est le fruit d’un mensonge initial qui corrompt les vies des deux époux et arrive à briser leur bonheur.

Poussant le tableau au summum de sa logique dramatique, Ibsen devait être amené à jeter Nora dans la révolte suprême. Il fallait au développement complet de sa thèse l’aboutissement à une cassure flagrante et violente, sinon irrémédiable.

Il y a même en germe dans certaines répliques de Nora, les principes de la revendication du droit à la recherche de l’âme sœur. « Il n’est pas juste que tu sois enchaîné quand je ne le suis pas. Pleine liberté pour tous les deux… tiens, voici ton anneau, rends-moi le mien… j’ignore ce qu’il en sera de moi… maintenant tout est fini ».

Bref, Nora n’hésitait pas à briser avec la famille, un vain simulacre ne méritant aucun respect à ses yeux.

On a beaucoup discuté en Suède-Norvège, en Allemagne et chez nous sur le départ de Nora.

Dans un très brillant article qu’il consacrait en 1889 à Maison de Poupée M. Jules Lemaître a admirablement résumé toutes les objections, en même temps qu’il indiquait ce qui distingue la « Lélia du pôle Nord » comme il appelle Nora, des Lélias de George Sand. Tous les arguments de morale ont été merveilleusement développés par lui. Il n’a certes pas oublié le plus fort, l’existence de ce lien que rien ne peut rompre, l’existence de ces trois bébés aux joues empourprées par la froide bise que le spectateur d’Une Maison de Poupée a vu jouer à cache cache avec l’alouette sans cervelle, au cours du premier acte.

Sur le terrain de la morale, la question de latitude n’existe pas. Ni l’âme norvégienne, ni l’âme latine ne pensent essentiellement de façon différente et s’il y a deux opinions en conflit, c’est que l’une représente la morale de conservation, celle qui estime que mieux vaut le simulacre que rien du tout, et l’autre, la morale libertaire, qui préfère rien du tout ou, plus exactement, la loi que chacun se crée à la loi que chacun subit.

Cependant, il faut bien le reconnaître, Ibsen, qui est un auteur dramatique encore plus qu’un moraliste, s’est préoccupé par dessus tout de poser le problème de façon à le résoudre en faveur de sa thèse. C’était son droit, un auteur dramatique n’étant pas tenu à la sérénité d’appréciation qui doit être le fait du critique et du philosophe.

Il a donc jeté tout l’intérêt du côté de Nora, donnant fort peu d’attrait à l’âme sèche, égoïste et bourgeoise de Torvald, qui ne doit ses qualités apparentes qu’à l’affection enfantine et respectueuse que Nora déploie à les dépeindre.

La balance n’est donc pas égale entre les deux antagonistes.

La faute de Torvald, l’égotisme et l’égoïsme, qui le dominent pendant tout le troisième acte, empêchent le spectateur de peser à leur prix des arguments que, d’ailleurs, il esquisse à peine. Son émoi en présence des révélations qui lui sont faites nous paraît forcément exagéré. Si Nora était jugée par des magistrats, en qui professionnellement le jurisconsulte a atrophié le sens exact de la culpabilité morale, elle n’échapperait pas à une condamnation, bien qu’aujourd’hui, dit-on, il se rencontre de bons juges. Jugée par le jury, elle ne saurait éviter les affres de l’incarcération préventive et les hontes de la comparution devant une cour d’assises, mais un seul d’entre nous, même des fanatiques les plus asservis à l’aveugle religion du code, oserait-il prendre sur lui de la frapper d’un verdict défavorable ?

Le faux qu’a commis Nora, tel qu’elle l’a commis, ne peut tomber sous le coup d’aucune de ces pénalités que des citoyens délégués par le sort au soin de juger leurs semblables peuvent appliquer. C’est une de ces audaces par lesquelles l’être faible et ignorant, poussé à bout par la nécessité, sort de la légalité pour rentrer dans le droit, le droit à la vie pour celui que Nora aime plus qu’elle-même, pour celui à qui elle voudrait se dévouer toute entière.

Aussi sommes-nous dans l’impossibilité de comprendre que Torvald Helmer, si dominé qu’il soit par la pensée des conséquences que peut avoir la folle imprudence de Nora, n’ait pas une seconde la force de la consoler et de la rassurer et que sa colère le porte à un verdict qu’aucun spectateur ne pourrait ratifier.

Rien ne peut lui faire pardonner la brutalité avec laquelle il prétend interdire à Nora d’élever ses enfants, l’autoritarisme féroce avec laquelle il lui signifie qu’il faut « que tout soit comme si rien n’était changé ». Et pour nos âmes françaises, qui vont ici, il me semble, plus droit au but que les âmes norvégiennes, l’étonnement est grand que rien dans le cri de révolte de Nora ne vise cette intempestive sévérité à l’heure de la suprême bourrasque pour la fragile poupée.

Il est vrai, d’autre part, et ceci est une faute de l’auteur dramatique, que Nora n’a pas un mot pour expliquer les mobiles qui sont l’excuse de son infraction aux lois. Je sais bien que Krogstad, en lui disant qu’il écrivait à son mari, l’a prévenue qu’il lui « disait tout avec les plus grandes atténuations possibles ». Mais que signifie cette parole dans la bouche de Krogstad ?

Doit-elle suffire à Nora pour qu’en présence du courroux de Torvald elle n’ait point le désir, en protestant contre son injustice, de remettre les choses au point ?

Sans doute Ibsen a préféré nous la montrer comme médusée, anéantie par la colère à laquelle elle assiste, mais cette colère, très bien préparée par le caractère donné à Torvald, est un amoindrissement de la valeur psychologique du cas choisi par le dramaturge. Elle s’explique parfaitement par tout ce que nous savons de Torvald au moment où elle éclate, mais si en face de l’avocat, type qui n’a rien d’essentiellement norvégien, un auteur dramatique de chez nous avait placé une Parisienne, les griefs, qui s’expriment plus tard par la bouche de Nora, auraient certainement revêtu, dans une forme passionnelle autrement intense, une acuité de personnalisme qui s’épancherait en reproches empreints du froissement que subissent à la fois le cœur et l’amour propre de Nora.

Qu’importerait en effet à une Parisienne les griefs d’éducation conjugale, cette sorte de mépris de sa personnalité qui l’a fait contenir dans un rôle futile de petit animal apprivoisé ? Que serait tout cela au prix de ce fait, primant tous les autres, que celui qu’elle aime ne sait pas l’aimer, qu’il n’est pas l’ami et le protecteur des heures mauvaises et, révélation plus atroce encore que les autres, qu’il a été lâche à l’heure du danger.

Mais, ces défauts loyalement signalés, il faut reconnaître qu’ils sont volontaires de la part d’Ibsen, peut-être parce que la femme qu’il met en scène n’est pas une Parisienne mais une Norvégienne, une femme de pays froid, de pays où sous la neige bouillonne le feu, une cérébrale plutôt qu’une passionnée.

De même, on a remarqué que dans le duo Krogstad — madame Linde, qui fait la contre partie du duo Torvald Nora, il a pu y avoir de la part d’Ibsen le désir, qui s’est marqué dans beaucoup d’autres de ses drames, d’opposer, à l’homme correct ou régulier, suivant les idées reçues, le bohème et l’outlaw en donnant la préférence à l’irrégulier sur l’honnête homme de façade.

Madame Linde va à Krogstad par un sentiment de pitié. Fait-elle un sacrifice ou, comme elle le dit, se sent-elle attirée vers lui par une inclination à laquelle elle ne veut point résister, parce qu’elle a foi en ce qu’il y a au fond de lui, parce qu’avec lui rien ne lui fera peur ? A-t-elle la certitude de relever cet homme à la mer, ce naufragé qui n’a même plus la planche de salut à laquelle il se cramponnait ?

Qu’elle y croie ou qu’elle n’y croie pas, qu’elle se sacrifie ou qu’elle cède à un irrésistible penchant, peu importe ! Ibsen, d’ailleurs, nous a renseigné par un mot d’elle, un mot amer : « Quand on s’est vendue une fois pour sauver quelqu’un, on ne recommence pas ».

En tout cas, pour Krogstad, le retour de madame Linde, c’est la récompense tandis que pour Torvald le départ de Nora c’est le châtiment.

La silhouette, étrange et burinée comme à l’eau forte, en traits inoubliables, du docteur Rank, est une de celles qui ont suscité le plus d’indignation, aussi bien en Norvège qu’en Angleterre.

Pour certains critiques de l’autre côté de la Manche ou de la mer du Nord, la scène où le docteur Rank déclare ses sentiments à Nora, a été un scandale aussi grand que les scènes les plus hardies et les plus violentes de notre théâtre naturaliste.

Je sais, cependant, peu de choses aussi exquises, aussi délicates, que les quelques mots de tendresse contenue qui échappent à Rank et la réserve si pudique, si honnête femme, le regret si sincère, avec lesquels les accueille Nora.

Au début de la scène, elle a flirté avec une mutinerie d’enfant libre et capricieuse ; mais alors elle se revêt de dignité grave, elle est sérieuse parce qu’il s’agit d’une chose sérieuse et qu’elle, aussi bien que Rank, prend sérieusement.

Tout ce caractère de Rank, tout son rôle sont d’une composition merveilleuse.

Selon le mot très égoïste de Torvald, il fait bien le fond sombre du tableau ensoleillé du bonheur des Helmer ; son apparition au troisième acte est une intervention des plus heureuses.

Je ne sais si, comme le voulait Francisque Sarcey, Ibsen ne possédait à fond le métier dramatique que parce qu’il avait beaucoup pratiqué Scribe. Comme tous les hommes de ma génération, je n’ai jamais éprouvé le culte de ce maître des ficelles. Même, pour être franc, je crois que nous avons toujours professé pour lui un dédain qui confine au mépris. Ce sentiment était peut-être injuste, mais il était. Ce qui ne nous empêchait pas, nous autres lecteurs de la première heure, d’admirer Ibsen, non point en snobs, mais avec beaucoup plus de sens critique que ne le pensèrent ceux qui haussaient les épaules quand on leur parlait alors du génie du Nord.

Il est vrai que nous étions fort peu nombreux[4] ; le nombre n’est venu qu’un peu plus tard lors des représentations d’Antoine et de Lugné-Poé.

C’était, je l’avoue, un curieux public que celui qui se pressait aux premières représentations d’Ibsen. Il a été décrit plusieurs fois ; mais je crois fort que nul croquis ne vaut celui qu’a tracé le plus résolu des incompréhensifs d’alors, j’ai nommé Francisque Sarcey.

Il est de bonne guerre de reproduire cette page :

« Je me rappelle, comme si c’était hier, cette inoubliable soirée du 30 mars 1890, où nous fut donné au théâtre Montparnasse la première représentation des Revenants[5]… Le bataillon sacré des Ibséniens était à son poste, l’air menaçant et les yeux agressifs. C’était dans toute la salle un frémissement d’attente ! Deus, ecce deus. On sentait que si quelque iconoclaste se fût permis l’horrible inconvenance de laisser échapper un geste de doute, il eut été roulé sous le mépris et l’injure ! Ceci n’était pas à vrai dire une pièce qu’on jouait sur un théâtre ; c’était un office religieux que l’on célébrait dans un temple, il était coupé de temps à autre par des cris furieux d’enthousiasme, mais le reste du temps c’était une ardeur d’attention, une ferveur de respect que personne ne se serait avisé de troubler. Combien y avait-il de profanes dans l’assemblée ? Je l’ignore. Il s’en trouvait pourtant. Je le sentais à des regards éperdus et navrés que me lançaient des impies forcés au silence par la gravité de ces mystères… Les Ibséniens avaient adopté une tenue et une coiffure particulière auxquelles ils se reconnaissaient. Hommes et femmes étaient arrangés à la Botticelli ! Ils emplissaient toute une partie de la salle et jamais on ne vit sectaires plus intransigeants et plus farouches. Quand on faisait mine de ne pas applaudir et si l’on avait le malheur de bâiller, c’était des cris féroces : À la porte les mufles » !

Le croquis est spirituel et rappelle, autant que du Francisque Sarcey peut y être comparé, la page que Théophile Gautier dans son Histoire du Romantisme a consacrée à la première représentation d’Hernani.

L’enthousiasme de la jeunesse de 1890, — que ces temps sont loin de nous — est du même aloi que celui de la jeunesse de 1830. Alors aussi, ceux mêmes qui avaient entendu vieil as de pique au lieu de vieillard stupide étaient prêts à verser leur sang pour la beauté de cette épithète.

Parmi eux, on se faisait une fête de voir Une Maison de Poupée au théâtre.

La pièce fut jouée d’abord dans un salon, chez madame Aubernon de Nerville : puis, un jour, on apprit que la Nora désirée, comme l’appelait Maurice Bigeon, était enfin découverte.

Après miss Janet Achurch, Marie Fraser, madame Niemann-Raabe, Réjane était séduite par les côtés ondoyants et divers du rôle de Nora et, en avril 1894, elle interprétait ce que la grande presse qualifiait « cette œuvre étrange et superbe ».

« Je ne saurais trop vous engager à aller voir de quelle façon madame Réjane joue le rôle de Nora, écrivait le critique du Journal. Artiste acclamée depuis longtemps à chacune de ses créations, je ne crois pas que madame Réjane se soit jamais élevée aussi haut que dans la composition de ce personnage. Tout ce que l’art du comédien servi par une intelligence subtile peut réaliser dans l’expression d’une œuvre d’art, elle l’a rendue avec une intensité remarquable ».

Le critique des Débats n’était pas moins élogieux :

« Ce rôle de Nora complexe et périlleux, fait d’un mélange de grâce, d’étourderie, et de dévouement tragique, a été admirablement composé par madame Réjane. Il faut la voir jouant à cache-cache avec ses enfants, animée, joyeuse, semant une gaîté saine autour d’elle, puis changeant brusquement d’expression quand on lui annonce Krogstad. Et elle est extraordinaire surtout au second acte, quand elle répète sa tarentelle et que, folle d’angoisse et, les cheveux dénoués, elle continue sa danse pour que son mari n’aperçoive pas la lettre révélatrice. Après cette scène le public a réclamé trois fois l’émouvante comédienne ».

Au Gil Blas, Bernard Dérosne trouvait aussi l’occasion d’écrire une belle page.

« La transformation de l’âme d’oiseau de l’héroïne en une âme d’être conscient et pensant qui, sous les coups de l’adversité, en arrive à mesurer l’étendue de la crise morale où elle succombe, cette transformation est rendue d’une façon admirable. C’est effrayant d’audace et de gaîté et le spectateur est lui-même comme emporté par le vertige fou dont Nora devient peu à peu la proie lamentable. Il y a dans les angoisses de la malheureuse enfant une progression si foudroyante et en même temps si normale que nous y sentons comme l’accomplissement terrible de la fatalité. Il faut le reconnaître, il est difficile d’imaginer une interprétation plus parfaite que celle dont les artistes du Vaudeville nous ont durant cette répétition de Maison de Poupée présenté l’imposant exemple. Cela aussi est admirable.

« Je ne sais si le mot de talent suffit pour caractériser le jeu de madame Réjane qui, cette fois semble s’être élargi encore. C’est simplement merveilleux et d’une vérité supérieure et exquise. Elle a su traduire l’insouciance puérile, la gaîté écervelée et aussi les terreurs effarantes, les atroces tortures de Nora, avec autant de charme câlin que de puissance dramatiques. C’est à se demander si cette grande comédienne n’a pas en elle les ressources et le ressort d’une grande tragédienne ».

Cependant quelques Ibsénistes intransigeants, M. Alcanter de Brahm par exemple, clamèrent que si la pièce, interprétée par madame Réjane, transportait d’aise quelques féministes avancés, elle ne laissait pas découvrir le sésame de son véritable sens et que la profondeur des pensées y demeurait lettre close.

Cela était vrai, hélas ! pour quelques-uns.

Ne voyait-on pas M. Paul Perret déclarer qu’il ne pouvait faire aux Ibséniens le plaisir de considérer Maison de Poupée comme une œuvre bien conduite, forte et logique, et n’a-t-on pas entendu plus d’une spectatrice résumer ainsi son impression sur la pièce !

— Si Nora était partie avec un amant, ce serait naturel… Avec Rank par exemple, il y aurait là un certain ragoût de vice… mais partir seule c’est idiot » !

La spectatrice, qui tenait ces propos notés au vol, n’avait évidemment pas compris grand chose à la pièce d’Ibsen, mais il est douteux qu’elle lise cette préface…


Albert Savine.
  1. Les Révoltés scandinaves de Maurice Bigeon sont, je crois, ce qu’on a écrit de plus compréhensif sur les écrivains du Nord.
  2. Voir les pages consacrées par Léon Tikhomirov au « printemps fou » dans Conspirateurs et policiers.
  3. Une Maison de Poupée est la vraie traduction. M. Ernest Tissot a proposé Intérieur de Poupée, ce qui serait un contre sens, car Ibsen n’a jamais pensé qu’on ouvrît sa poupée pour voir ce qu’il y avait dedans.
  4. Francisque Sarcey, en 1896, quand le succès s’accentua croyait que 500 lecteurs avaient la première année répondu à l’appel du préfacier Édouard Rod. Il se trompait. En dehors de la distribution à la presse, il ne s’était vendu un an après la mise en vente que 89 exemplaires, plus de la moitié hors frontières.
  5. Ce n’est ni le comte Prozor ni M. Jules Lemaître qui mirent Antoine sur la voie d’Ibsen. À l’une des répétitions d’Esther Brandes, rue Blanche, il me souvient qu’Émile Zola recommanda chaleureusement la pièce au directeur du Théâtre Libre. Antoine se plaignait de la mauvaise traduction qui lui avait été communiquée. C’était une version de M. de Hessem faite d’après l’allemand. Les répétitions d'Esther Brandes sont de 1887. Trois ans après, Rodolphe Darzens fournissait à Antoine la traduction rêvée par lui.