Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/Un pari de milliardaires (v2)/Chapitre 3

Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 12-14).
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J’aurais bien voulu maintenant retrouver ma poire, mais elle avait disparu ! Je venais de perdre cette bonne aubaine et les tiraillement de mon estomac augmentaient encore ma rancune contre ces deux hommes.

Dès que je me sentis un peu loin de leur maison, j’ouvris la fameuse enveloppe : à ma grande surprise elle contenait de l’argent ! Ma colère s’apaisa immédiatement, je vous en réponds.

En un clin d’œil, j’avais englouti ce billet de banque dans la poche de mon gilet, et me mettais en quête du restaurant le plus voisin pour apaiser ma faim.

Je dévorai mon repas à pleines dents ! Quand je me sentis complètement repu, je tirai mon billet de ma poche, et le dépliai. Quelle ne fut ma stupeur en découvrant qu’il représentait cinq millions de dollars ! C’était à en devenir fou ! J’ai dû certainement rester fasciné et plongé en extase devant ce billet pendant plusieurs minutes, avant de reprendre le fil de mes idées. Je vois encore d’ici la physionomie du patron du restaurant : il restait pétrifié, abasourdi, les bras pendants et les jambes paralysées. Me ressaisissant, je pris le seul parti possible dans ma situation, et lui tendis nonchalamment mon billet, en disant :

— Faites-moi de la monnaie, je vous prie.

Sortant de son ébahissement, il se confondit en excuses de ne pouvoir changer ce billet. Il n’osa d’ailleurs pas le toucher, me déclarant qu’il se contenterait de le regarder avec admiration, que la vue de cette merveille délectait ses yeux, mais qu’il ne se permettrait jamais, lui pauvre hère, de porter la main sur cet objet sacré, de peur de le profaner.

J’insistai à mon tour :

— Ayez l’obligeance de me le changer, car je n’en possède pas d’autre.

Il me répondit que cela n’avait pas la moindre importance ; que cette bagatelle se réglerait à la prochaine occasion.

J’eus beau protester que, peut-être, je m’absenterais… que…

Il ne voulut rien savoir ; m’assura qu’il n’était pas inquiet de son argent, et me déclara même qu’il mettait son restaurant à ma disposition et qu’il m’ouvrait un compte à crédit illimité. Il ajouta que, si cela me faisait plaisir, je pouvais évidemment me passer la fantaisie de me moquer du public en m’habillant de hardes, mais que cela ne l’empêcherait pas de me considérer comme un parfait gentleman, comme un millionnaire de haut rang.

Au même moment entra un client ; le patron me fit signe de cacher mon billet ; il me reconduisit à la porte avec force « salamalecks ». Je n’avais plus qu’à regagner la maison des deux frères, pour réparer l’erreur qu’ils venaient de commettre avant que la police ne partît sur ma piste. C’est ce que je fis de suite. Mais j’avoue que je me sentais plutôt nerveux, plutôt inquiet ; bien qu’au fond je n’eusse rien à me reprocher. Je devinais parfaitement que mes deux donateurs, en s’apercevant qu’ils m’avaient confié un billet d’un million de livres pour un billet d’une livre, avaient dû entrer dans une rage indescriptible contre moi, au lieu de s’en prendre à leur propre étourderie, seule responsable de cette bévue. Pourtant, je me calmai en approchant de leur maison, car je remarquai que tout y paraissait tranquille : ils n’avaient pas dû s’apercevoir encore de leur méprise ! Je sonnai. Le domestique vint m’ouvrir ; je demandai à voir ses maîtres.