Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/Un pari de milliardaires (v2)/Chapitre 12

Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 34-37).

La partie fut des plus agréables, au moins pour miss Laugham et moi ; sa présence me troublait tellement que je fus incapable de compter mes levées et que je ne m’apercevais même pas quand je retournais un atout. J’étais sûr de perdre dans ces conditions et comme d’ailleurs la jeune fille n’avait pas plus la tête au jeu que moi, nous faisions deux pitoyables partenaires. Nous ne savions qu’une chose : c’est que nous étions au comble du bonheur, au sixième ciel, et que nous ne voulions pas en descendre.

J’eus le courage de lui avouer mon amour ; oui, j’eus cette force de volonté ! À ma déclaration, elle rougit jusqu’à la racine des cheveux, mais me répondit d’un air radieux, qu’elle aussi m’aimait.

Oh, quelle délicieuse soirée ! Toutes les fois que je marquais un point, j’ajoutais un petit mot à son intention ; à son tour, elle comptait les levées en ripostant gentiment. Je ne pouvais plus dire un mot, sans ajouter : « Que vous êtes délicieuse ! » Elle reprenait : « Quinze deux, quinze quatre, quinze six, et une paire font huit, et huit font seize. C’est bien cela, n’est-ce-pas ? » Et, ce disant, elle me regardait de côté à travers ses jolis cils blonds. Dieu qu’elle était délicieuse et fine pendant cette partie !

Je fus très loyal et droit vis-à-vis d’elle, et lui déclarai que je ne possédais pas un sou vaillant en dehors du fameux billet d’un million de livres dont elle avait tant entendu parler, J’ajoutai naturellement que ce billet ne m’appartenait pas ; mon aveu ne fit que piquer sa curiosité ; elle me demanda de lui raconter mon histoire sans omettre un détail ; mon récit la fit tordre de rire.

Je me demande ce qu’elle pouvait bien trouver de si risible à mon aventure ? À chaque nouveau détail, son hilarité augmentait et je dus plusieurs fois interrompre mon récit pour lui permettre de reprendre haleine.

Ce rire devenait inquiétant ! J’ai bien vu des gens pris de fou-rire, mais jamais en entendant le récit d’une histoire aussi triste et d’aventures aussi désagréables pour celui qui est en cause.

Malgré cela je l’aimais à la folie, enchanté de voir qu’elle savait tout prendre du bon côté ; une femme de cette heureuse trempe de caractère me serait des plus précieuses, au train où marchaient mes affaires !

Je lui dis naturellement que j’avais déjà dépensé par anticipation deux années de mes appointements ; elle me répondit que cela lui était égal, pourvu que je susse modérer mes dépenses et que je n’empiétasse pas sur ma troisième année de solde.

Elle parut pourtant un peu préoccupée et me demanda si je ne me trompais pas, et si j’étais bien sûr du chiffre des appointements que je devais toucher la première année. Cette question, quoique pleine de bon sens, me donna un peu à réfléchir sur ma situation, mais elle me suggéra en même temps cette heureuse réponse :