Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 241-250).
XLVI


Elizabeth avait été fort désappointée en arrivant à Lambton de ne pas y trouver une lettre de Jane, et chaque courrier avait renouvelé cette déception. Le matin du troisième jour cependant, l’arrivée de deux lettres à la fois mit fin à son attente ; l’une des deux lettres, dont l’adresse était fort mal écrite, avait pris une mauvaise direction, ce qui expliquait le retard.

Son oncle et sa tante, qui s’apprêtaient à l’emmener faire une promenade, sortirent seuls pour lui permettre de prendre tranquillement connaissance de son courrier. Elizabeth ouvrit en premier la lettre égarée qui datait déjà de cinq jours. Jane lui racontait d’abord leurs dernières réunions et les menues nouvelles locales. Mais la seconde partie, qui avait été écrite un jour plus tard et témoignait chez Jane d’un état de grande agitation, donnait des nouvelles d’une autre importance :

« Depuis hier, très chère Lizzy, s’est produit un événement des plus inattendus et des plus graves ; — mais j’ai peur de vous alarmer ; ne craignez rien, nous sommes tous en bonne santé. — Ce que j’ai à vous dire concerne la pauvre Lydia. Hier soir à minuit, tout le monde ici étant couché, est arrivé un exprès envoyé par le colonel Forster pour nous informer qu’elle était partie pour l’Écosse avec un de ses officiers, pour tout dire, avec Wickham. Vous pensez quelle fut notre stupéfaction ! Kitty cependant paraissait beaucoup moins étonnée que nous. Quant à moi je suis on ne peut plus bouleversée. Quel mariage imprudent pour l’un comme pour l’autre ! Mais j’essaye de ne pas voir les choses trop en noir, et je veux croire que Wickham vaut mieux que sa réputation. Je le crois léger et imprudent, mais ce qu’il a fait ne décèle pas une nature foncièrement mauvaise et son choix prouve au moins son désintéressement, car il n’ignore pas que mon père ne peut rien donner à Lydia. Notre pauvre mère est extrêmement affligée ; mon père supporte mieux ce choc. Comme je suis heureuse que nous ne leur ayons pas communiqué ce que nous savions sur Wickham ! Il faut maintenant l’oublier nous-mêmes.

« Ils ont dû partir tous deux, samedi soir, vers minuit, mais on ne s’est aperçu de leur fuite que le lendemain matin vers huit heures. L’exprès nous a été envoyé immédiatement. Ma chère Lizzy, ils ont dû passer à dix milles seulement de Longbourn ! Le colonel nous fait prévoir qu’il arrivera lui-même sous peu. Lydia avait laissé un mot à sa femme pour lui annoncer sa détermination. Je suis obligée de m’arrêter, car on ne peut laisser notre pauvre mère seule très longtemps. Je sais à peine ce que j’écris ; j’espère que vous pourrez tout de même me comprendre. »

Sans s’arrêter une seconde pour réfléchir et se rendant à peine compte de ce qu’elle éprouvait, Elizabeth saisit la seconde lettre et l’ouvrit fébrilement. Elle contenait ce qui suit :

« En ce moment, ma chère Lizzy, vous avez sans doute déjà la lettre que je vous ai griffonnée hier à la hâte. J’espère que celle-ci sera plus intelligible ; toutefois ma pauvre tête est dans un tel état que je ne puis répondre de mettre beaucoup de suite dans ce que j’écris. Ma chère Lizzy, j’ai de mauvaises nouvelles à vous apprendre ; il vaut mieux vous les dire tout de suite. Tout imprudent que nous jugions un mariage entre notre pauvre Lydia et Mr. Wickham, nous ne demandons maintenant qu’à recevoir l’assurance qu’il a bien eu lieu, car trop de raisons nous font craindre qu’ils ne soient pas partis pour l’Écosse.

« Le colonel Forster est arrivé hier ici, ayant quitté Brighton peu d’heures après son exprès. Bien que la courte lettre de Lydia à sa femme leur eût donné à croire que le couple se rendait à Gretna Green[1], quelques mots qui échappèrent à Denny exprimant la conviction que Wickham n’avait jamais eu la moindre intention d’aller en Écosse, pas plus que celle d’épouser Lydia, avaient été rapportés au colonel Forster qui, prenant alarme, était parti sur l’heure de Brighton pour essayer de relever leurs traces. Il avait pu les suivre facilement jusqu’à Clapham, mais pas plus loin, car, en arrivant dans cette ville, ils avaient abandonné la chaise de poste qui les avait amenés d’Epsom, pour prendre une voiture de louage. Tout ce qu’on sait à partir de ce moment, c’est qu’on les a vus poursuivre leur voyage vers Londres. Je me perds en conjectures. Après avoir fait toutes les enquêtes possibles de ce côté, le colonel Forster a pris la route de Longbourn en les renouvelant à toutes les barrières et toutes les auberges de Barnet et de Hatfield : personne répondant à leur signalement n’avait été remarqué. Il est arrivé à Longbourn en nous témoignant la plus grande sympathie et nous a communiqué ses appréhensions en des termes qui font honneur à ses sentiments. Ni lui, ni sa femme, vraiment, ne méritent aucun reproche.

« Notre désolation est grande, ma chère Lizzy. Mon père et ma mère craignent le pire mais je ne puis croire à tant de perversité de la part de Wickham. Bien des circonstances ont pu leur faire préférer se marier secrètement à Londres plutôt que de suivre leur premier plan ; et même si Wickham avait pu concevoir de tels desseins sur une jeune fille du milieu de Lydia, pouvons-nous supposer qu’elle aurait perdu à ce point le sentiment de son honneur et de sa dignité ? C’est impossible ! J’ai le regret de dire, néanmoins, que le colonel Forster ne semble pas disposé à partager l’optimisme de mes suppositions. Il a secoué la tête lorsque je les ai exprimées devant lui et m’a répondu qu’il craignait qu’on ne pût avoir aucune confiance en Wickham.

« Ma pauvre maman est réellement malade et garde la chambre. Si elle pouvait prendre un peu d’empire sur elle-même ! Mais il n’y faut pas compter. Quant à notre père, de ma vie je ne l’ai vu aussi affecté. La pauvre Kitty s’en veut d’avoir dissimulé cette intrigue, mais peut-on lui reprocher d’avoir gardé pour elle une confidence faite sous le sceau du secret ? Je suis heureuse, ma chère Lizzy, que vous ayez échappé à ces scènes pénibles mais maintenant que le premier choc est reçu, j’avoue qu’il me tarde de vous voir de retour. Je ne suis pas assez égoïste cependant pour vous presser de revenir plus tôt que vous ne le souhaitez. Adieu !

« Je reprends la plume pour vous prier de faire ce qu’à l’instant je n’osais vous demander. Les circonstances sont telles que je ne puis m’empêcher de vous supplier de revenir tous aussitôt que possible. Je connais assez mon oncle et ma tante pour ne pas craindre de leur adresser cette prière. J’ai encore une autre demande à faire à mon oncle. Mon père part à l’instant avec le colonel Forster pour Londres où il veut essayer de découvrir Lydia. Par quels moyens, je l’ignore ; mais son extrême désarroi l’empêchera, je le crains, de prendre les mesures les plus judicieuses, et le colonel Forster est obligé d’être de retour à Brighton demain soir. Dans une telle conjoncture, les conseils et l’aide de mon oncle lui seraient infiniment utiles. Il comprendra mon sentiment et je m’en remets à sa grande bonté. »

— Mon oncle ! où est mon oncle ! s’écria Elizabeth après avoir achevé sa lecture, s’élançant pour courir à sa recherche sans perdre une minute. Elle arrivait à la porte lorsque celle-ci fut ouverte par un domestique et livra passage à Mr. Darcy. La pâleur de la jeune fille et son air agité le firent tressaillir mais avant qu’il eût pu se remettre de sa surprise et lui adresser la parole, Elizabeth, qui n’avait plus d’autre pensée que celle de Lydia, s’écria :

— Pardonnez-moi, je vous en prie, si je suis obligée de vous quitter, mais il faut que je trouve à l’instant Mr. Gardiner pour une affaire extrêmement urgente. Je n’ai pas un instant à perdre…

— Grand Dieu ! Qu’avez-vous donc ? s’écria Darcy avec plus de sympathie que de discrétion ; puis, se reprenant : — Je ne vous retiendrai pas un instant, mais permettez que ce soit moi, ou bien votre domestique, qui aille chercher Mr. et Mrs. Gardiner. Vous êtes incapable d’y aller vous-même.

Elizabeth hésita, mais ses jambes se dérobaient sous elle et, comprenant qu’il n’y avait aucun avantage à faire elle-même cette recherche, elle rappela le domestique et, d’une voix haletante, à peine intelligible, elle lui donna l’ordre de ramener ses maîtres au plus vite. Dès qu’il fut parti, elle se laissa tomber sur un siège, l’air si défait que Darcy ne put se résoudre à la quitter ni s’empêcher de lui dire d’un ton plein de douceur et de commisération :

— Laissez-moi appeler votre femme de chambre. N’y a-t-il rien que je puisse faire pour vous procurer quelque soulagement ? Un peu de vin, peut-être ? Je vais aller vous en chercher. Vous êtes toute pâle.

— Non, je vous remercie, répondit Elizabeth en tâchant de se remettre. Je vous assure que je n’ai rien. Je suis seulement bouleversée par des nouvelles désolantes que je viens de recevoir de Longbourn.

En parlant ainsi elle fondit en larmes, et, pendant quelques minutes, se trouva dans l’impossibilité de continuer. Darcy, anxieux et désolé, ne put que murmurer quelques mots indistincts sur sa sympathie et la considérer avec une muette compassion.

À la fin, elle put reprendre :

— Je viens de recevoir une lettre de Jane avec des nouvelles lamentables. Ma jeune sœur a quitté ses amis… elle s’est enfuie… avec… elle s’est livrée au pouvoir de… Mr. Wickham… Vous le connaissez assez pour soupçonner le reste. Elle n’a ni dot, ni situation, ni rien qui puisse le tenter. Elle est perdue à jamais !

Darcy restait immobile et muet d’étonnement.

— Quand je pense, ajouta-t-elle d’une voix encore plus agitée, que j’aurais pu empêcher un pareil malheur ! moi qui savais ce qu’il valait ! Si j’avais seulement répété chez moi une partie de ce que je savais ! Si on l’avait connu pour ce qu’il était, cela ne serait pas arrivé. Et maintenant, il est trop tard !

— Je suis désolé, s’écria Darcy, désolé et indigné. Mais tout cela est-il certain, absolument certain ?

— Hélas oui ! Ils ont quitté Brighton dans la nuit de dimanche, et on a pu relever leurs traces presque jusqu’à Londres, mais pas plus loin. Ils ne sont certainement pas allés en Écosse.

— Et qu’a-t-on fait jusqu’ici ? Qu’a-t-on tenté pour la retrouver ?

— Mon père est parti pour Londres, et Jane écrit pour demander l’aide immédiate de mon oncle. Nous allons partir, je pense, d’ici une demi-heure. Mais que pourra-t-on faire ? Quel recours y a-t-il contre un tel homme ? Arrivera-t-on même à les découvrir ? Je n’ai pas le plus léger espoir. La situation est horrible sous tous ses aspects !

Darcy acquiesça de la tête, silencieusement.

— Ah ! quand on m’a ouvert les yeux sur la véritable nature de cet homme, si j’avais su alors quel était mon devoir ! Mais je n’ai pas su, j’ai eu peur d’aller trop loin… Quelle funeste erreur !

Darcy ne répondit pas. Il semblait à peine l’entendre ; plongé dans une profonde méditation, il arpentait la pièce d’un air sombre et le front contracté. Elizabeth le remarqua et comprit aussitôt : le pouvoir qu’elle avait eu sur lui s’évanouissait, sans doute ; tout devait céder devant la preuve d’une telle faiblesse dans sa famille, devant l’assurance d’une si profonde disgrâce. Elle ne pouvait pas plus s’en étonner que condamner Darcy, mais la conviction qu’il faisait effort pour se ressaisir n’apportait aucun adoucissement à sa détresse. D’autre part, c’était pour elle le moyen de connaître la véritable nature des sentiments qu’elle éprouvait à son égard. Jamais encore elle n’avait senti qu’elle aurait pu l’aimer comme en cet instant où l’aimer devenait désormais chose vaine.

Mais elle ne pouvait songer longtemps à elle-même. Lydia, l’humiliation et le chagrin qu’elle leur infligeait à tous eurent tôt fait d’écarter toute autre préoccupation ; et, plongeant sa figure dans son mouchoir, Elizabeth perdit de vue tout le reste.

Après quelques minutes, elle fut rappelée à la réalité par la voix de son compagnon. D’un accent qui exprimait la compassion, mais aussi une certaine gêne, il lui disait :

— J’ai peur, en restant près de vous, de m’être montré indiscret. Je n’ai aucune excuse à invoquer, sinon celle d’une très réelle, mais bien vaine sympathie. Plût à Dieu qu’il fût en mon pouvoir de vous apporter quelque soulagement dans une telle détresse ! mais je ne veux pas vous importuner de souhaits inutiles et qui sembleraient réclamer votre reconnaissance. Ce malheureux événement, je le crains, va priver ma sœur du plaisir de vous voir à Pemberley aujourd’hui.

— Hélas oui ! Soyez assez bon pour exprimer nos regrets à miss Darcy. Dites que des affaires urgentes nous rappellent immédiatement. Dissimulez la triste vérité tant qu’elle ne se sera pas ébruitée. Je sais que ce ne sera pas pour bien longtemps.

Il l’assura de sa discrétion, exprima encore une fois la part qu’il prenait à son chagrin, souhaita une conclusion plus heureuse que les circonstances présentes ne le faisaient espérer et, l’enveloppant d’un dernier regard, prit congé d’elle. Au moment où il disparaissait, Elizabeth se dit qu’ils avaient bien peu de chances de se rencontrer de nouveau dans cette atmosphère de cordialité qui avait fait le charme de leurs entrevues en Derbyshire. Au souvenir de leurs rapports si divers et si pleins de revirements, elle songea en soupirant à ces étranges vicissitudes de sentiments qui lui faisaient souhaiter maintenant la continuation de ces rapports après l’avoir amenée jadis à se réjouir de leur rupture. Elle voyait partir Darcy avec regret et cet exemple immédiat des conséquences que devait avoir la conduite de Lydia lui fut, au milieu de ses réflexions, une nouvelle cause d’angoisse.

Depuis qu’elle avait lu la seconde lettre, elle n’avait plus le moindre espoir quant à l’honnêteté des intentions de Wickham et à son dessein d’épouser Lydia. Il fallait être Jane pour se flatter d’une telle illusion. Tant qu’elle n’avait connu que le contenu de la première lettre elle s’était demandé avec une surprise indicible comment Wickham pouvait avoir l’idée d’épouser une jeune fille qu’il savait sans fortune. Que Lydia eût pu se l’attacher lui semblait également incompréhensible. Mais tout s’expliquait maintenant : pour ce genre d’attachement, Lydia avait suffisamment de charmes. Certes, Elizabeth ne pensait pas que celle-ci eût pu consentir à un enlèvement où il n’aurait pas été question de mariage, mais elle se rendait compte aisément que ni la vertu, ni le bon sens ne pouvaient empêcher sa sœur de devenir une proie facile.

Il lui tardait maintenant d’être de retour. Elle brûlait d’être sur les lieux, de pouvoir se renseigner, et de partager avec sa sœur les soucis qui dans une maison aussi bouleversée, et en l’absence du père, devaient retomber uniquement sur Jane. Malgré sa crainte de voir rester vains les efforts tentés pour sauver Lydia, elle estimait l’intervention de son oncle de la plus haute importance et attendait son retour dans la plus douloureuse agitation.

Mr. et Mrs. Gardiner arrivèrent tout effrayés, le rapport du domestique leur ayant fait croire que leur nièce se trouvait subitement malade. Elle les rassura sur ce point, et leur communiqua immédiatement les deux lettres de Jane. D’une voix tremblante d’émotion, elle souligna le post-scriptum de la seconde.

L’affliction de Mr. et de Mrs. Gardiner fut profonde, bien que Lydia n’eût jamais été leur favorite, mais il ne s’agissait pas d’elle seule ; sa disgrâce atteignait toute sa famille. Après les premières exclamations de surprise et d’horreur, Mr. Gardiner promit sans hésiter tout son concours ; sa nièce, bien qu’elle n’attendît pas moins de lui, le remercia avec des larmes de reconnaissance. Tous trois se trouvant animés du même esprit, leurs dispositions en vue du départ furent prises rapidement ; il fallait se mettre en route aussi vite que possible.

— Et notre invitation à Pemberley ? qu’allons-nous faire à ce sujet ? s’écria Mrs. Gardiner. John nous a dit que Mr. Darcy était présent quand vous l’avez envoyé nous chercher. Est-ce bien exact ?

— Parfaitement, et je lui ai dit que nous ne pourrions tenir notre engagement. Tout est réglé de ce côté.

« Qu’est-ce qui est réglé ? se demandait la tante en courant à sa chambre pour se préparer au départ. Sont-ils dans des termes tels qu’elle ait pu lui découvrir la vérité ? Je donnerais beaucoup pour savoir ce qui s’est passé entre eux. »

Si Elizabeth avait eu le loisir de rester inactive, elle se serait sûrement crue incapable de faire quoi que ce fût dans le désarroi où elle se trouvait, mais elle dut aider sa tante dans ses préparatifs qui comprenaient l’obligation d’écrire à tous leurs amis de Lambton afin de leur donner une explication plausible de leur départ subit. En une heure, cependant, tout fut terminé et Mr. Gardiner ayant, pendant ce temps, réglé ses comptes à l’hôtel, il n’y eut plus qu’à partir. Après cette dure matinée Elizabeth se trouva, en moins de temps qu’elle ne l’aurait supposé, installée en voiture, et sur la route de Longbourn.




  1. Gretna Green : village à la frontière de l’Écosse où se célébraient les mariages clandestins.