Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 23-34).

CHAPITRE XVI.

Miss Crawford, en s’entretenant avec Fanny, n’avait pu faire oublier à celle-ci ce qui s’était passé. Lorsque la soirée fut écoulée, Fanny se retira dans son modeste appartement, et se rappela vivement l’attaque de son cousin et sur-tout les reproches et la réflexion désobligeante de sa tante. Elle pensait que l’attaque se renouvellerait peut-être le lendemain, et elle ne savait comment y résister, si Edmond se trouvait absent. Elle s’endormit avant d’avoir trouvé une réponse à faire à son cousin Thomas, dans le cas où il renouvellerait sa demande ; et dès qu’elle s’éveilla le lendemain, ce fut sa première pensée. La petite chambre où elle couchait depuis son arrivée à Mansfield, se trouvant trop étroite pour qu’elle pût se livrer à son aise à ses réflexions, elle eut recours aussitôt qu’elle fut habillée, à un autre appartement, plus spacieux et plus convenable pour pouvoir s’y promener, et dont elle était maîtresse depuis quelque temps. C’était la chambre d’études qui, depuis que les demoiselles Bertram avaient achevé leur éducation et que miss Lee était partie, était devenue abandonnée, excepté par Fanny, qui y entretenait quelques plantes et y avait placé ses livres. Peu à peu elle s’était habituée à y passer la plus grande partie du temps qu’elle avait de libre. La chambre de l’Est, on l’appelait ainsi, avait fini par être regardée comme appartenant à Fanny. Les demoiselles Bertram, logées avec toute la supériorité qu’elles avaient le droit d’attendre, avaient approuvé cet arrangement ; et madame Norris, après avoir stipulé que Fanny n’y aurait jamais de feu, consentit à ce qu’elle se servît d’un appartement qui n’était utile à personne, quoiqu’elle parlât quelquefois de cette indulgence, comme si c’eût été la meilleure chambre du château.

La position en était si favorable, que, même sans feu, on pouvait s’y plaire en hiver, lorsqu’il y avait un rayon de soleil. Fanny se trouvait là entourée de ses plantes, de ses livres. Son secrétaire, ses différens petits meubles étaient à sa portée. Tous les objets qui s’offraient à ses yeux étaient liés avec quelque souvenir intéressant : elle ne les aurait pas changés pour l’ameublement le plus élégant. C’était là que Fanny allait chercher du secours quand quelque peine venait abattre ses esprits. Elle s’y rendit pour réfléchir sur ce qu’elle devait répondre à Thomas Bertram, s’il lui proposait de nouveau de prendre un rôle. Les droits que son cousin avait à sa reconnaissance se retracèrent vivement à son esprit. Elle ne pouvait porter ses yeux autour d’elle, sans apercevoir une foule de dons qu’il lui avait faits, et ces différens souvenirs la firent peu à peu s’effrayer elle même du peu de reconnaissance qu’elle en avait témoignée dans cette circonstance. Dans ce moment on frappa légèrement, à la porte, et aussitôt qu’elle eut dit avec sa douce voix accoutumée : « Entrez, » elle vit paraître quelqu’un à qui elle était habituée de soumettre tous ses doutes ; ses yeux brillèrent de joie en voyant Edmond.

« Puis-je vous parler un moment, Fanny ? » dit-il.

« Oui certainement. »

« J’ai besoin de vous consulter, j’ai besoin de votre opinion. »

« Mon opinion ! » dit Fanny, aussi étonnée de ce compliment qu’elle en était charmée.

« Oui, votre avis et votre opinion. Je ne sais ce que je dois faire. Ce projet de jouer la comédie va de pis en pis comme vous le voyez : ils ont choisi le plus mal possible, et maintenant ils vont demander l’assistance d’un jeune homme que nous connaissons à peine. Je ne sais rien de repréhensible sur Charles Maddox ; mais l’excessive intimité qui doit résulter d’une pareille admission parmi nous, me paraît susceptible d’objections sérieuses, et je veux tâcher de la prévenir. Ne voyez-vous pas cela sous le même jour que moi ? »

« Oui ; mais que faire ? Votre frère est si prononcé dans sa résolution ! »

« Il n’y a qu’un expédient à adopter, Fanny. Il faut que je prenne moi-même le rôle d’Anhalt. Je vois qu’il n’y a que ce moyen de calmer Thomas. »

Fanny ne put lui répondre.

« Ce parti que je crois devoir prendre, continua-t-il, ne me plaît nullement. Personne ne peut aimer à avoir l’apparence d’être aussi versatile. Mais je ne vois rien de mieux à employer ; et vous, Fanny ? »

« Non, dit lentement Fanny ; non, immédiatement… ; mais… »

« Mais…je vois que votre jugement ne s’accorde pas avec le mien. Cependant pensez un peu aux inconvéniens de l’introduction d’un jeune homme auprès de nous de cette manière ; autorisé à venir à tous les instans ; placé tout à coup dans une familiarité qui bannit toute retenue. Pensez seulement à la licence que chaque répétition doit tendre à produire ? Cela est très-mauvais. Mettez-vous dans la place de miss Crawford, Fanny ; considérez ce qu’elle devra éprouver en jouant le rôle d’Amélie avec un inconnu ? J’ai entendu ce qu’elle vous disait hier au soir sur sa répugnance à jouer avec un étranger ; et vraiment ce serait mal agir que de l’y exposer ? ses sentimens doivent être respectés. Cela ne vous frappe-t-il pas, Fanny ? Vous hésitez ! »

« J’en suis fâchée pour miss Crawford ; mais je suis encore plus fâchée de vous voir entraîné à faire ce que vous aviez résolu d’éviter, et ce que l’on sait que vous pensez devoir être désagréable à mon oncle. Ce sera un si grand triomphe pour les autres ! »

« Je jouerai si mal, que leur triomphe ne durera pas. Mon but, en outre, par cette complaisance de ma part, est de les déterminer à n’avoir d’autres personnes pour spectateurs que madame Rushworth et madame Grant. Cela ne compensera-t-il pas leur triomphe ? »

« Oui, ce sera un grand point. »

« Mais cependant je n’ai pas encore votre approbation. Pouvez-vous m’indiquer une autre marche à suivre qui produise autant de bien ? »

« Non ; je ne puis imaginer autre chose. »

« Donnez-moi donc votre approbation, Fanny ? Je ne serai point content, aussi long-temps que vous me la refuserez. »

« Oh ! mon cousin ! »

« Si vous êtes contre moi, je devrai me défier de moi-même. Mais il est impossible de laisser Thomas courir le pays pour chercher quelqu’un à qui il persuade de venir jouer la comédie. J’aurais cru que vous auriez pris plus d’intérêt aux sentimens de miss Crawford. »

« Il n’y a point de doute qu’elle ne soit très-contente. Ce sera un grand soulagement pour elle, » dit Fanny en s’efforçant d’avoir l’air plus satisfait.

« Elle ne m’a jamais paru plus aimable que dans sa conduite avec vous hier au soir. Cela lui a donné un véritable droit à ma bonne volonté. »

« Elle a été très-bonne pour moi, en effet, et je suis bien-aise de ce qu’elle cesse d’être contrariée… » Elle ne put achever cette effusion généreuse. Sa conscience l’arrêta au milieu de sa phrase ; mais Edmond fut satisfait.

« J’irai au presbytère aussitôt après le déjeûner, dit-il, et je suis sûr d’y causer de la joie. Maintenant, ma chère Fanny, je ne veux pas vous interrompre plus long-temps : je n’ai pu être tranquille jusqu’à ce que je vous eusse parlé de cela, et que j’eusse pris une décision. C’est un mal ; mais je le rends certainement moindre qu’il n’aurait été. Si Thomas est debout, je vais aller lui parler directement ; et quand nous nous rejoindrons au déjeûner, nous serons tous de belle humeur par la perspective de faire tous une folie avec tant d’unanimité. Pour vous, Fanny, aussitôt que je vais être parti, vous allez remplacer toutes ces futilités de représentations et de comédie par une bonne lecture ; mais ne restez pas ici trop long-temps, de peur d’avoir froid. »

Il sortit ; mais aucune lecture n’occupa l’esprit de Fanny. Edmond venait de lui apprendre la nouvelle la plus inattendue, la plus inconcevable. Lui, jouer, après toutes ses objections ! après des objections si justes, si publiques ! Edmond pouvait-il bien être aussi inconséquent ? Ne se trompait-il pas lui-même ? N’avait-il pas tort ? Hélas ! tout cela était l’ouvrage de miss Crawford. Fanny avait reconnu son influence dans toutes les paroles d’Edmond, et elle en était vivement affligée. Les alarmes qu’elle avait eues auparavant pour son propre compte, n’avaient plus d’importance. Cette nouvelle anxiété les absorbait. Ses cousines et Thomas pouvaient l’attaquer de nouveau, mais ils n’avaient plus la faculté de l’affliger ; et si elle était obligée de leur céder, peu lui importait, tout était tristesse désormais pour elle.