« Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/IV/05 » : différence entre les versions

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décidé à la « souffler » à Mitia. Jusqu’alors cela avait paru monstrueux à Aliocha, tout en l’inquiétant fort. Il aimait ses deux frères et s’effrayait de leur rivalité. Cependant Dmitri lui avait déclaré la veille qu’il était heureux d’avoir son frère pour rival, que cela lui rendait grand service. En quoi ? Pour se marier avec Grouchegnka ? Mais c’était là un parti désespéré. En outre, Aliocha avait cru fermement jusqu’à la veille au soir à l’amour passionné et opiniâtre de Catherine Ivanovna pour Dmitri. Il lui semblait qu’elle ne pouvait aimer un homme comme Ivan, mais qu’elle aimait Dmitri tel qu’il était, malgré l’étrangeté d’un pareil amour. Mais durant la scène avec Grouchegnka, ses impressions avaient changé. Le mot « déchirement », que venait d’employer Mme Khokhlakov, le troublait, car ce matin même en s’éveillant à l’aube, il l’avait prononcé deux fois, probablement sous l’impression de ses rêves, car toute la nuit il avait revu cette scène. L’affirmation catégorique de Mme Khokhlakov, que la jeune fille aimait Ivan, que son amour pour Dmitri n’était qu’un leurre, un amour d’emprunt qu’elle s’infligeait par jeu, par « déchirement », sous l’empire de la reconnaissance, cette affirmation frappait Aliocha. « C’est peut-être vrai ! » Mais alors, quelle était la situation d’Ivan ? Aliocha devinait qu’un caractère comme celui de Catherine Ivanovna avait besoin de dominer ; or, cette domination ne pouvait s’exercer que sur Dmitri, et non sur Ivan. Car seul Dmitri pourrait peut-être un jour se soumettre à elle « pour son bonheur » (ce qu’Aliocha désirait même). Ivan en serait incapable ; d’ailleurs cette soumission ne l’eût pas rendu heureux, d’après l’idée qu’Aliocha se faisait de lui. Ces réflexions poursuivaient le jeune homme quand il entra dans le salon ; soudain une autre idée s’imposa à lui : « Et si elle n’aimait ni l’un ni l’autre ? » Remarquons qu’Aliocha avait honte de telles pensées et se les était toujours reprochées, lorsque parfois elles lui étaient venues, au cours du dernier mois : « Qu’est-ce que j’entends à l’amour et aux femmes, et comment puis-je tirer pareilles conclusions ? » se disait-il après chaque conjecture. Cependant la réflexion s’imposait. Il devinait que cette rivalité était capitale dans la destinée de ses deux frères. « Les reptiles se dévoreront entre eux », avait dit hier Ivan dans son irritation, à propos de leur père et de Dmitri ; ainsi, depuis longtemps peut-être, Dmitri était un reptile à ses yeux. N’était-ce pas depuis qu’il avait fait lui-même la connaissance de Catherine Ivanovna ? Ces paroles lui avaient sans doute échappé involontairement, mais c’était d’autant plus grave. Dans ces conditions, quelle paix pouvait dorénavant régner dans leur famille alors que surgissaient de nouveaux motifs de haine ? Surtout, qui devait-il plaindre, lui, Aliocha ? Il les aimait également, mais que souhaiter à chacun d’eux, parmi de si redoutables contradictions ? Il y avait où s’égarer dans ce labyrinthe, et le cœur d’Aliocha ne pouvait supporter l’incertitude, car son amour avait toujours un caractère actif. Incapable d’aimer passivement, son affection se traduisait toujours par une aide. Mais pour cela, il fallait avoir un but, savoir clairement ce qui convenait à chacun et les aider en conséquence. Au lieu de but, il ne voyait que confusion et brouillamini. On avait parlé de « déchirement ». Mais que pouvait-il comprendre, même à ce déchirement ? Non, décidément, le mot de l’énigme lui échappait.
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Dans ces conditions, quelle paix pouvait dorénavant régner dans leur famille alors que surgissaient de nouveaux motifs de haine ? Surtout, qui devait-il plaindre, lui, Aliocha ? Il les aimait également, mais que souhaiter à chacun d’eux, parmi de si redoutables contradictions ? Il y avait où s’égarer dans ce labyrinthe, et le cœur d’Aliocha ne pouvait supporter l’incertitude, car son amour avait toujours un caractère actif. Incapable d’aimer passivement, son affection se traduisait toujours par une aide. Mais pour cela, il fallait avoir un but, savoir clairement ce qui convenait à chacun et les aider en conséquence. Au lieu de but, il ne voyait que confusion et brouillamini. On avait parlé de « déchirement ». Mais que pouvait-il comprendre, même à ce déchirement ? Non, décidément, le mot de l’énigme lui échappait.
 
En voyant Aliocha, Catherine Ivanovna dit vivement à Ivan Fiodorovitch, qui s’était levé pour partir :
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« C’est cela, c’est bien cela ! s’exclama Mme Khokhlakov.
 
— Attendez, chère Catherine Ossipovna. Je ne vous ai pas dit l’essentiel, le parti que j’ai pris cette nuit. Je sens que ma résolution est peut-être terrible, — pour moi, mais je pressens que je n’en changerai à aucun prix. Mon cher et généreux conseiller, mon confident, le meilleur ami que j’aie
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au monde, Ivan Fiodorovitch, m’approuve entièrement et loue ma résolution.
 
— Oui, je l’approuve, dit Ivan d’une voix basse mais ferme.
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— L’essentiel dans tout ceci, c’est l’honneur et le devoir, et quelque chose de plus haut, qui dépasse peut-être le devoir lui-même. Mon cœur me dicte ce sentiment irrésistible et il m’entraîne. Bref, ma décision est prise. Même s’il épouse cette… créature, à qui je ne pourrai jamais pardonner, je ne l’abandonnerai pourtant pas ! Désormais, je ne l’abandonnerai jamais ! dit-elle, en proie à une exaltation maladive. Bien entendu, je n’ai pas l’intention de courir après lui, de lui imposer ma présence, de l’importuner, oh non ! je m’en irai dans une autre ville, n’importe où, mais je ne cesserai pas de m’intéresser à lui. Quand il sera malheureux avec l’autre — et cela ne tardera guère — qu’il vienne à moi, il trouvera une amie, une sœur… Une sœur seulement, certes, et cela pour la vie, une sœur aimante, qui lui aura sacrifié son existence. Je parviendrai, à force de persévérance, à me faire enfin apprécier de lui, à être sa confidente, sans qu’il en rougisse ! s’écria-t-elle comme égarée. Je serai son Dieu, à qui il adressera ses prières, c’est le moins qu’il me doive pour m’avoir trahie et pour tout ce que j’ai enduré hier à cause de lui. Et il verra que, malgré sa trahison, je demeurerai éternellement fidèle à la parole donnée. Je ne serai que le moyen, l’instrument de son bonheur, pour toute sa vie, pour toute sa vie ! Voilà ma décision. Ivan Fiodorovitch m’approuve hautement. »
 
Elle étouffait. Peut-être aurait-elle voulu exprimer sa pensée avec plus de dignité, de naturel, mais elle le fit avec trop de précipitation et sans voile. Il y avait dans ses paroles
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beaucoup d’exubérance juvénile, elles reflétaient l’irritation de la veille, le besoin de s’enorgueillir ; elle-même s’en rendait compte. Soudain, son visage s’assombrit, son regard devint mauvais. Aliocha s’en aperçut et la compassion s’éveilla en lui. Son frère ajouta quelques mots.
 
« C’est, en effet, l’expression de ma pensée. Chez toute autre que vous cela eût paru de l’outrance, mais vous avez raison là où une autre aurait eu tort. Je ne sais comment motiver cela, mais je vous crois tout à fait sincère, voilà pourquoi vous avez raison.
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— Malheureusement, je devrai peut-être partir demain pour Moscou, vous quitter pour longtemps… Ce voyage est indispensable… proféra Ivan Fiodorovitch.
 
— Demain, pour Moscou ! s’exclama Catherine Ivanovna, le visage crispé… Mon Dieu, quel bonheur ! » reprit-elle d’une
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voix soudain changée, en refoulant ses larmes dont il ne resta pas trace.
 
Ce changement étonnant, qui frappa fort Aliocha, fut vraiment subit ; la malheureuse jeune fille offensée, pleurant, le cœur déchiré, fit place tout à coup à une femme parfaitement maîtresse d’elle-même, et de plus satisfaite comme après une joie subite.
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— La comédie ?… Que dites-vous ? s’exclama Catherine Ivanovna stupéfaite. — Elle rougit, fronça les sourcils.
 
— Quoique vous affirmiez regretter en lui l’ami, vous lui
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déclarez carrément que son départ est un bonheur pour vous… proféra Aliocha haletant. — Il restait debout près de la table.
 
— Que voulez-vous dire ? je ne comprends pas…
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Ivan Fiodorovitch se leva, le chapeau à la main.
 
« Tu t’es trompé, mon bon Aliocha, dit-il avec une expression que son frère ne lui avait jamais vue, une expression de sincérité juvénile, d’irrésistible franchise. Jamais Catherine Ivanovna ne m’a aimé ! Elle connaît depuis longtemps mon amour pour elle, bien que je ne lui en aie jamais parlé, mais elle n’y a jamais répondu. Je n’ai pas été davantage son ami, à aucun moment, sa fierté n’avait pas besoin de mon amitié. Elle me gardait près d’elle pour se venger sur moi des offenses continuelles que lui infligeait Dmitri depuis leur première rencontre, car celle-ci est demeurée dans son cœur, comme une offense. Mon rôle a consisté à l’entendre parler de son amour pour lui. Je pars enfin, mais sachez, Catherine Ivanovna, que vous n’aimez, en réalité, que lui. Et cela en proportion de ses offenses. Voilà ce qui vous déchire. Vous l’aimez tel qu’il est, avec ses torts envers vous. S’il s’amendait, vous l’abandonneriez aussitôt et cesseriez de l’aimer. Mais il vous est nécessaire pour contempler en lui votre fidélité héroïque et lui reprocher sa trahison. Tout cela par orgueil ! Vous êtes humiliée et abaissée, mais votre fierté est
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en cause… Je suis trop jeune, je vous aimais trop. Je sais que je n’aurais pas dû vous parler ainsi, qu’il eût été plus digne de ma part de vous quitter simplement ; c’eût été moins blessant pour vous. Mais je pars au loin et ne reviendrai jamais… Je ne veux pas respirer cette atmosphère d’outrance… D’ailleurs, je n’ai plus rien à vous dire, c’est tout… Adieu, Catherine Ivanovna, ne soyez pas fâchée contre moi, car je suis cent fois plus puni que vous, puni par le seul fait que je ne vous reverrai plus. Adieu. Je ne veux pas prendre votre main. Vous m’avez fait souffrir trop sciemment pour que je puisse vous pardonner à l’heure actuelle. Plus tard, peut-être, mais pour le moment je ne veux pas de votre main.
 
Den Dank, Dame, Begehr’ich nicht<ref>De votre « merci » , Dame, point n’ai souci (Schiller, le Gant, st. VIII).</ref> »,
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La joie illuminait son visage, à la grande mortification d’Aliocha, mais Catherine Ivanovna reparut soudain. Elle tenait deux billets de cent roubles.
 
« J’ai un grand service à vous demander, Alexéi Fiodorovitch, commença-t-elle d’une voix calme et égale, comme si rien ne s’était passé. Il y a huit jours environ, Dmitri Fiodorovitch s’est laissé aller à une action injuste et scandaleuse. Il y a ici un cabaret mal famé, où il rencontra cet officier en retraite, ce capitaine que votre père employait à certaines
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affaires. Irrité contre ce capitaine pour un motif quelconque, Dmitri Fiodorovitch le saisit par la barbe et le traîna dans cette posture humiliante jusque dans la rue, où il continua encore longtemps à le houspiller. On dit que le fils de ce malheureux, un jeune écolier, courait à ses côtés en sanglotant, demandait grâce et priait les passants de défendre son père, mais que tout le monde riait. Excusez-moi, Alexéi Fiodorovitch, je ne puis me rappeler sans indignation cette action honteuse… dont seul Dmitri Fiodorovitch est capable, lorsqu’il est en proie à la colère… et à ses passions ! Je ne puis la raconter en détail, cela me fait mal… je m’embrouille. J’ai pris des renseignements sur ce malheureux, et j’ai appris qu’il est fort pauvre, il s’appelle Sniéguiriov. Il s’est rendu coupable d’une faute dans son service, on l’a révoqué, je ne puis vous donner de détails, et maintenant, avec sa malheureuse famille, les enfants malades, la femme folle, paraît-il, il est tombé dans une profonde misère. Il habite ici depuis longtemps, il avait un emploi de copiste qu’il a perdu. J’ai jeté les yeux sur vous… c’est-à-dire j’ai pensé, ah ! je m’embrouille, je voulais vous prier, mon cher Alexéi Fiodorovitch, d’aller chez lui sous un prétexte quelconque, et, délicatement, prudemment, comme vous seul en êtes capable (Aliocha rougit), de lui remettre ce secours, ces deux cents roubles… Il les acceptera certainement… c’est-à-dire, persuadez-le de les accepter… Voyez-vous, ce n’est pas une indemnité, pour éviter qu’il porte plainte (car il voulait le faire, à ce qu’il paraît), mais simplement une marque de sympathie, le désir de lui venir en aide, en mon nom, comme fiancée de Dmitri Fiodorovitch, et non au sien… J’y serais bien allée moi-même, mais vous vous y prendrez mieux que moi. Il habite rue du Lac, dans la maison de Mme Kalmykov… Pour l’amour de Dieu, Alexéi Fiodorovitch, faites cela, à présent… je suis un peu… fatiguée. Au revoir… »
 
Elle disparut si rapidement derrière la portière qu’Aliocha n’eut pas le temps de dire un mot. Il aurait voulu demander pardon, s’accuser, dire quelque chose enfin, car son cœur débordait, et il ne pouvait se résoudre à s’éloigner ainsi. Mais Mme Khokhlakov le prit par le bras et l’emmena. Dans le vestibule, elle l’arrêta une fois de plus.
 
« Elle est fière, elle lutte contre elle-même, mais c’est une nature bonne, charmante, généreuse ! murmura-t-elle à mi-voix. Oh comme je l’aime, par moments, et que je suis de nouveau contente ! Mon cher Alexéi Fiodorovitch, savez-vous que nous toutes, ses deux tantes, moi et même Lise,
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nous n’avons qu’un désir depuis un mois, nous la supplions d’abandonner votre favori Dmitri, qui ne l’aime pas du tout, et d’épouser Ivan, cet excellent jeune homme si instruit dont elle est l’idole. Nous avons ourdi un véritable complot, et c’est peut-être la seule raison qui me retienne encore ici.
 
— Mais elle a pleuré, elle est de nouveau offensée ! s’écria Aliocha.
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— Qu’y a-t-il ? cria Lise, la voix alarmée. Maman, c’est moi qui vais avoir une attaque !
 
— Lise, pour l’amour de Dieu, ne crie pas, tu me tues ! À ton âge, tu ne peux pas tout savoir comme les grandes personnes ; à mon retour je te raconterai ce qu’on peut te dire. Ô mon Dieu ! j’y cours… Une attaque, c’est bon signe, Alexéi Fiodorovitch, c’est très bon signe. En pareil cas, je suis toujours contre les femmes, leurs attaques et leurs larmes. Julie, cours dire que j’arrive. Si Ivan Fiodorovitch est parti comme ça, c’est sa faute à elle. Mais il ne partira pas. Lise, pour l’amour de Dieu, ne crie pas. Eh ! ce n’est pas toi qui cries, c’est moi, pardonne à ta mère. Mais je suis enthousiasmée, ravie ! Avez-vous remarqué, Alexéi Fiodorovitch, comme votre frère est parti d’un air dégagé après lui avoir dit son fait. Un savant universitaire parle avec tant de chaleur, de franchise juvénile, d’inexpérience charmante ! Tout cela est adorable,
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tout à fait dans votre genre !… Et ce vers allemand qu’il a cité !… Mais je cours, Alexéi Fiodorovitch ; dépêchez-vous de faire cette commission et revenez bien vite… Lise, tu n’as besoin de rien ? Pour l’amour de Dieu, ne retiens pas Alexéi Fiodorovitch, il va revenir te voir. »
 
Mme Khokhlakov s’en alla enfin. Aliocha, avant de sortir, voulut ouvrir la porte de Lise.