« Le lutteur (Paquin)/01 » : différence entre les versions

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Dernière version du 21 avril 2019 à 15:23

Éditions Édouard Garand (p. 3-6).



— I —


All right ! Je t’accorde cette chute, fit Victor Duval, en se relevant. La sueur lui coulait le long du visage et du torse qui était complètement nu.

— Tu as bien appliqué ton « ciseau de corps » cette fois. Combiné au « bras roulé », c’est une prise effective.

Il aspira quelques bouffées d’air, qu’il exhala en se comprimant la poitrine de ses deux mains.

Janvier Brossard, son compagnon, s’était étendu sur le matelas, couché sur le dos, la tête appuyée sur son coude renversé. Il haletait bruyamment, exténué par l’effort.

— Six heures et vingt, dit-il après un coup d’œil sur l’horloge. Il y a quarante minutes que nous luttons…

— Sans résultat puisque nous n’en sommes que chute à chute. L’on continue ?

— Pas tout de suite. Laisse-moi prendre vent.

Dans le gymnase, des jeunes gens, peu nombreux à cause de l’heure, se livraient aux exercices du corps. Les uns, beaux comme des athlètes grecs, entretenaient leur virilité. D’autres, plus chétifs, travaillaient, par une culture physique rationnelle, à développer les forces latentes en eux.

Pendant que les uns, sur les barres parallèles ou fixes, les anneaux ou les trapèzes accomplissaient des tours qui tenaient presque de l’acrobatie, d’autres jouaient à la paume, ou, à l’aide d’extenseurs fixés à la murailles se livraient à des mouvements rythmiques des bras et des jambes.

Parfois, des joueurs de billards ou de quilles avant de quitter le « club house » faisaient une courte apparition dans le gymnase.

— Bonsoir, Monsieur Duval, fit un nouvel arrivant. Vous vous tenez toujours en forme ?

— Toujours ! La concurrence, en affaires, est tellement grande, qu’il faut être en possession de tous ses moyens pour réussir. Et puis, voyez-vous, j’aime la lutte pour la lutte. Même, quand je suis seul avec mon adversaire, je déploie autant d’énergie et de ténacité qu’un professionnel de l’arène, quand le championnat est en jeu…

— Tu es reposé ? Le perdant paie le souper. L’enjeu te va ?

— Ça me va.

Souples malgré la fatigue, d’un simple déclic de tous leurs nerfs, ils se dressèrent sur pieds.

Victor Duval plus petit que son adversaire de deux pouces — Janvier mesurait six pieds et un pouce — était cependant mieux musclé. Le torse, aux pectoraux bombés, était bosselé par les muscles en saillies. Les biceps, quand il les raidissait devenaient durs comme fer. Le cou puissant soutenait une tête dont les traits n’avaient rien de raffiné : un menton carré, un nez large aux narines frémissantes, les pommettes des joues proéminentes, des yeux gris cachés sous des broussailles de sourcils, les lèvres longues et dures. Quand il souriait, elles découvraient deux rangées de dents, aiguës et blanches, de vraies dents de carnassiers, prêtes à mordre. Il se dégageait de toute sa personne une impression extraordinaire de force brutale et de décision.

Janvier Brossard, plus élancé, avait les attaches plus fines, les muscles plus en long. Il était plus nerveux, plus agile. Dressés l’un près de l’autre, les deux lutteurs s’arcboutèrent, tête contre tête. Avec un bruit mat, les mains s’abattaient sur les bras, cherchant la prise renversante. Duval essaya d’une « cravate russe ». Sans succès. Rapide et vif son compagnon se dégagea et riposta par l’application d’une ceinture à rebours. Duval passa par dessus lui, roula au tapis et retomba sur ses pieds.

De nouveau ils s’arcboutèrent et pendant quelques instants, l’on entendit encore le bruit mat des mains frappant les bras. Une torsion de poignet fit pirouetter Brossard. Son adversaire se jeta sur lui, par derrière, passa ses deux bras sous ses aisselles, lui enserra la nuque et l’écrasa sur le matelas.

Ce ne fut plus qu’une masse de membres entremêlés, et de chair jaunâtre, blanche et rouge. Les muscles, en se gonflant, soulevait la peau, comme pour la déchirer. Par les pores, la sueur suintait ; elle ruisselait, rendant les prises difficiles : les mains glissaient. Rauques, saccadés, durs, les souffles se confondaient. La masse roulait sur elle-même.

Par une fausse manœuvre, Duval se laissa tomber sur ses genoux.

Immédiatement, l’autre sauta à cheval sur lui, ramena ses deux pieds ensemble qu’il croisa, serrant, à les briser les côtes abdominales.

Il saisit le poignet qu’il tordit, et ramena, sur le dos, l’adversaire qui dut ponter.

Les veines du cou et les nerfs étaient crispés.

L’étreinte se fit plus puissante.

Une contraction de souffrance convulsa les traits du Duval ; les lèvres s’étirèrent. Le front devint moite.

L’étreinte se resserra.

Il ne céda pas, tout son corps tendu vers la résistance.

Du poids de sa poitrine, appuyant sur la poitrine de l’autre, Brossard, tordant le poignet davantage, fit un effort suprême.

La douleur commençait d’ankyloser les membres de Duval. Il se sentit faiblir…

Il allait céder, lorsque ramassant sa force dans un sursaut d’énergie, il se dégagea le poignet, mit un genoux en terre, et se redressa par l’action violente de tous les nerfs et de tous les muscles.

Soulevant son adversaire suspendu à ses côtés comme une grappe humaine, lui écartant les deux bras, et se laissant tomber sur lui de toute sa pesanteur, il lui colla, en l’écrasant, les deux épaules au matelas.

— Cette fois, ça y est ?

— Ça y est. Tu as gagné.

— Où allons-nous ? demanda Brossard, une demie-heure plus tard, après qu’ils eurent procédé à leurs ablutions, nagé quelques brasses dans la piscine, et parfait leur toilette.

— Au Windsor. J’y ai un rendez-vous important à neuf heures et demi.

— Une femme ?

— Voyons ! Pour qui me prends-tu ? Un rendez-vous d’affaires. Il s’étira les bras, se tâta les biceps.

— Nous allons avoir du plaisir ce soir. Je me sens en bonne condition pour le « meeting ». Tu sais ou plutôt tu ne sais pas qu’il y a une « cabale » contre moi, et que j’ai beaucoup d’adversaires parmi les directeurs de la compagnie… Mais je te conterai cela en dînant. Tu as ton auto ?

— Oui, il est à la porte.

— Alors filons !

 

— Et cette assemblée de ce soir, demanda Brossard, une fois le potage expédié…

— As-tu connu Pierre LeMoyne ?

— Le fils du millionnaire Jacques LeMoyne, le propriétaire de la Fonderie Dollard ? Je l’ai connu.

— Eh bien ! Je l’ai pratiquement ruiné ; je l’achève ce soir.

— La cause ?

— Le sport de l’affaire. Après demain je lui donnerai une situation équivalente à celle qu’il occupait jadis.

— Et s’il se suicidait dans l’intervalle ?

— S’il se suicidait, ce serait un lâche et j’aurais bien fait de le ruiner.

Il regarda dans le vide un instant, les sourcils froncés, en proie à un sentiment dont on n’aurait pu dire s’il était agréable ou non…

Il reprit peu après :

— Si mon projet réussit ce soir, j’aurai le contrôle de la navigation intérieure au Canada, depuis Gaspé jusqu’à l’extrémité des Grands Lacs. Nous rencontrons tantôt les directeurs de la Fluviale qui doivent amalgamer leurs intérêts avec les nôtres… As-tu suivi la marche des « stocks », à la Bourse, ces derniers temps. On a essayé de me briser, de m’écraser, mais j’ai eu le dessus. Il faudra que la Fluviale vienne à mes conditions comme la « Dominion Steamship » a dû passer par où j’ai voulu.

— Et si ton projet échoue ?

— Crois-tu que je sois homme à me faire rouler.

Un plissement des lèvres laissa voir ses dents de carnassiers, ses dents aiguës, prêtes à déchirer leur victime.

Une flamme, dans sa prunelle, passa qui anima le regard, où se lisait la conviction de la puissance.

— Le « meeting » ne se terminera que lorsque j’aurai gagné mon point. Tu connais ma tactique à la lutte : elle est la même en affaires : une attaque furieuse, dès le début, une offensive serrée, répétée, acerbe. Ensuite, l’inertie, la résistance passive contre laquelle on s’épuise peu à peu, et, finalement, quand je vois faiblir mon homme, j’attaque de nouveau, mais à fond de train, sans merci, sans pitié, jusqu’à ce qu’on dise ce que je veux qu’on dise, et fasse ce que je veux qu’on fasse. C’est le principe du third degree dont se servent les policiers. Avec la force physique dont je suis doué et la capacité d’endurance que je possède, je puis tenir… et je tiens. Il n’y a eu qu’un homme qui m’a tenu tête, une fois… je l’ai eu quand même… Il me faut la présidence du Conseil d’Administration du nouveau trust ; il me faut un bureau de direction formé de mes créatures. Ça va être une dure lutte…

Et, placide, confiant, il ajouta :

— Je gagnerai.

— Et LeMoyne ?

— LeMoyne ? La Fonderie Dollard vit avec la Dominion Steamship et la Fluviale qui sont ses plus gros clients. J’ai déjà fait annuler les contrats qu’elle avait avec la Dominion Steamship. Quand nous contrôlerons la Fluviale, c’est-à-dire demain matin, LeMoyne sera vis-à-vis de rien. Sa firme tombe. Je la fais acheter par un tiers et voilà… Il a beaucoup d’escompte aux banques qui ont déjà commencé à lui couper son crédit et qui vont lui refuser toute avance. Il est sur le pavé, sans le sou… et, — se frottant les mains — je suis content.

— Et la raison pour le ruiner ?

— Ça, c’est mon secret… Si tu veux, parlons d’autre chose.

Il y a quelques années, une réunion des actionnaires du Montreal Railway dura plus de 24 heures. Ce fut, dans les annales financières de la métropole, l’une des pages les plus épiques, les plus mouvementées. Un groupe s’était dressé contre un autre groupe et le résultat de cette bataille eut la même répercussion qu’une chute de ministère, en politique. Tous les anciens directeurs furent remerciés et un nouvel exécutif veilla dorénavant, aux destinées de la compagnie.

La réunion qui se tint, ce soir et cette nuit là, dans l’une des chambres du Windsor fut encore plus mouvementée, plus importante. La discussion fut acharnée, acerbe. Il y eut des gros mots échangés, des coups de poing frappés sur les meubles.

Le menton appuyé dans le creux de sa main, Victor Duval, installé à un bout de la table, menait la lutte avec une opiniâtreté extraordinaire. Tour à tour violent et calme, persuasif et volontaire, il se tint à l’attaque toute la nuit. Partisans et adversaires, il les tenait tous sous l’empire magnétique de sa personnalité. Il respirait la détermination froide et exalté à la fois de vaincre. Il était dans son élément. Cet atmosphère trouble l’enveloppait tout entier, et, il s’y mouvait avec désinvolture. Autour de lui, des appétits étaient déchaînés qu’il fallait dompter. Sans répit, les attaques suivaient les attaques, les ripostes, les ripostes.

Il argumentait, s’échauffait. Quand il parlait, son regard fouillait l’adversaire ; il plongeait jusqu’au fond de la prunelle comme s’il avait voulu y chercher toute l’énergie latente.

Le lendemain, vers huit heures du matin, lorsque les reporters, après avoir passé la nuit aux aguets, virent s’ouvrir les portes de la salle, la « Compagnie Nationale de Navigation », « The National Navigation Company » qui était la chose de Victor Duval avait englobé la Fluviale et la Dominion Steamship. Le trust de la Navigation intérieure au Canada était un fait accompli. Le nouveau Conseil d’administration dont Duval avait conservé la présidence était formé de créatures à lui et qu’il avait imposé par ruse ou par force.

Les figures étaient ternes, les démarches nonchalantes.

La fatigue accablait ces hommes qu’une longue nuit de délibérations avait rendu à bout. Seul, le nouveau président semblait dispos. Il exultait.

Il venait d’éprouver la plus grande volupté de sa vie : celle du triomphe dans la lutte. Il avait atteint le sommet de sa carrière, et conquis, dans sa sphère d’action, le maximum de puissance.

Un projet caressé depuis vingt ans venait de se réaliser : Pierre LeMoyne était ruiné, bel et bien ruiné.

En regagnant la tranquillité de sa demeure, après cette nuit violente d’action, Victor Duval, pour la première fois depuis bien des années, souriait. Ses traits détendus avaient une expression moins sévère, moins sombre. Comme dans un mirage lui apparaissait, claire et nette, la vision charmeuse d’une jeune fille de vingt ans.

Elle émergeait du passé pour se dresser devant lui.

Au lieu de la froideur hautaine de jadis, une supplication de pitié se lisait dans les yeux violets que les larmes faisaient plus beaux, plus troublants, plus séducteurs.