Éditions Édouard Garand (p. 6-8).

— II —


Pendant qu’il allait ainsi, allègre, l’âme chargée d’orgueil, portant haut la tête, et qu’il souriait à la Destinée, un autre, dans un taxi, roulait vers sa demeure, déprimé, abattu, la tête ballante entre ses deux mains. Il était affalé sur le siège d’arrière, indifférent à tout. Une pensée sinistre le rongeait et l’obsédait.

C’était Pierre LeMoyne.

Les événements contraires le trouvaient sans courage.

Physiquement, il formait un contraste violent avec son antagoniste de la veille, son vainqueur d’aujourd’hui. Il était de taille majeure, élégant et affiné.

Autant Duval semblait rustre autant il était délicat, poli, voire chic. De sa personne il se dégageait une grâce un peu mièvre qui charmait sans séduire. L’autre impressionnait et fascinait par la force brutale et aussi cette puissance de conception cérébrale qu’il avait développée et cultivée.

L’un était le résidu, si l’on peut employer ce terme, de nombreuses générations de citadins, et il en portait les caractéristiques, tandis que l’autre, descendant de toute une lignée de terriers, — mi-bûcherons, mi-cultivateurs — avait conservé l’endurance et la lourdeur de ses ascendants.

Dans le duel financier, où sa destinée s’était joué, Pierre LeMoyne se heurtant à Victor Duval n’avait pu faire autrement que d’être brisé, écrasé, anéanti. Moralement, il était d’argile, quand l’autre était de granit.

Dans un champ d’action différent, il eut le dessus. Bel homme et joli garçon, il avait des yeux bleus, rêveurs et très doux.

La ligne des sourcils était nette, légèrement arquée. Le nez, aquilin, était d’un dessin régulier et les lèvres fines portaient une moustache soyeuse et blonde. Rien dans son accoutrement, ne péchait contre les règles de l’art. Jusque dans le choix d’une cravate, il demeurait l’homme accompli des élégances.

Tout le long du trajet, de l’hôtel Windsor à sa résidence pompeusement perchée sur la colline, chemin Ste-Catherine, il demeura dans la même attitude prostrée.

Une fois, un frisson le parcourut, qui le secoua. Il venait de songer à demain. La perspective de l’avenir incertain lui fit peur.

Chancelant comme un homme ivre, il pénétra chez lui, et alla s’écraser dans un fauteuil du fumoir.

Il avait le vertige.

Toutes les fatigues de cette terrible nuit l’assaillirent.

Son être moral croula sous la pensée obsédante «Ruiné ! Tu es un homme Ruiné !»

— Quand Madame sera levée, dites-lui que je veux la voir, fit-il à son domestique.

— Madame a demandé de la prévenir dès que vous serez rentré.

— Ne l’éveillez pas. Attendez.

Mais quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que, sans bruit ou presque, la porte de la pièce l’ouvrit.

Une femme, en peignoir de dentelles, ses longs cheveux châtains flottant épars sur les épaules, se glissa jusqu’à lui.

Elle n’eut pas de question à poser. Sur les traits défaits, où se lisait l’angoisse de la bête traquée, elle lut la réponse, douloureuse et brutale.

La roseur de ses joues disparut. Elle devint pâle, très pâle. La blancheur de sa chair se confondit à la blancheur du vêtement ample qui recouvrait son corps souple.

Elle murmura simplement :

— Mon pauvre Pierre ! Mon pauvre Pierre ! Que vas-tu devenir ? Qu’allons-nous devenir ?

Brisé par l’épuisement nerveux, il se mit à pleurer. Sa main cherchait la main de l’amie, la main de celle qu’il avait choisie pour partager sa vie : ses joies, ses deuils, ses bonnes fortunes et ses revers.

Elle alla se blottir contre lui, et avec des caresses dans la voix, elle essaya de bercer cette douleur, pour l’endormir.

Comme une écluse qui se brise fait déborder l’eau prisonnière, le trop plein des pensées amères déborda sur les lèvres du mari, un flot de paroles. Il lui conta tout. Les faits se suivaient sans ordre, sans cohésion. Il parlait, il parlait, nerveusement. Et il s’échauffait, et il s’emballait. Il était ruiné, bel et bien ruiné, sans un sou vaillant devant lui. La fortune de sa femme devrait y passer pour solder la dette. Et tout cela, de par la volonté d’un homme qu’il ignorait l’année d’avant et à qui, jamais, il n’avait rien fait. Quelles raisons pouvait-il bien avoir ce Victor Duval, pour s’acharner à lui ? Depuis quelques mois c’était une guerre implacable qu’il lui livrait. Cette nuit, il avait porté le coup de grâce, celui qui tue. Maître de la Fluviale, Maître de la Dominion Steamship, les deux principaux clients de la Fonderie Dollard, à vrai dire, ses seuls clients, il avait annoncé son intention bien formelle de ne faire affaire qu’avec une maison de Québec. Il avait refusé de renouveler les contrats, et, sous prétexte de défectuosité dans le travail, refusé de payer l’ouvrage en cours et de l’accepter. C’était la ruine immédiate, totale. Des pièces de machineries toutes neuves, n’ayant plus leur utilité devenaient de la « scrap » comme disent les anglais. Les banques refuseraient d’escompter de nouveaux billets indispensables, nécessaires, vitaux. Une industrie jadis prospère, sombrait, sapée dans ses bases. Lui, Pierre LeMoyne, devrait affronter la meute des créanciers, meute décharnée, enragée, et qui s’acharnerait à la curée.

Rêveuse, Germaine l’écoutait.

Elle voyait, que surgissaient devant elle, quelques instants de sa jeunesse ensoleillée. Elle voyait, à ses genoux, humble et timide, un jeune homme lourd d’allures et gauche de mouvements. Elle voyait ses yeux embroussaillés sous les sourcils se voiler, s’humecter, et l’implorer avec le regard d’un pauvre chien battu.

Elle entendait, distinctement, frappant son oreille, l’éclat de rire dédaigneux et hautain qui accueillit la supplication de l’amoureux : son propre rire à elle.

Puis… elle vit le jeune homme se redresser, lui prendre le poignet qu’il serra à faire craquer les os, et fixer sur elle ses yeux gris où une petite flamme dansait qui la troubla, la fascina presque, mais surtout l’épouvanta…

Elle comprenait…

Le silence maintenant, planait dans la pièce.

Le tragique de la situation les enveloppait ne leur laissant aucune issue.

L’homme se leva. Il se dirigea vers le secrétaire, en ouvrit un tiroir.

Poli, luisant, le canon d’un revolver y brillait.

Il le prit, et, de la main, longuement le caressa. Il regarda dans le vide.

— Pierre !

Ce fut un appel strident, un long cri d’effroi.

Germaine lui arracha l’arme des mains.

Hébété, il la laissa faire, regardant toujours dans le vide.

Puis, un frisson de nouveau le parcourut qui le tordit tout entier.

La même interrogation angoissante, cruelle d’incertitude, lui vint aux lèvres :

— Qu’allons-nous devenir ?

Elle essaya, surmontant ses anxiétés, de trouver les mots de réconfort, les mots qui aident et qui consolent.

Il n’avait ni courage, ni force, ni énergie.

Recommencer sa vie ! Refaire une fortune florissante, il ne le pouvait pas !

Il se sentait désemparé. Il n’était qu’une épave que le courant charrie vers la chute prochaine.

Quels seraient les jours futurs ?

La maison vendue, les meubles vendus… le recommencement obscur dans la misère… l’abandon d’un luxe qu’ils respiraient comme l’air ambiant… les privations humiliantes… la pauvreté, la hideuse pauvreté…

À son tour, elle frissonna. Une terreur folle de l’avenir l’envahit.

À son tour elle ne pouvait se résoudre.

Elle regarda autour d’elle… Tout respirait le bien être. Tout dégageait la chaleur douce du confort.

Simplement, elle dit :

— J’irai le voir.

— Non ! je ne veux pas ! J’irai, moi et je le tuerai, cria-t-il dans un sursaut d’énergie rageuse, puis, ses nerfs l’abandonnèrent à nouveau.

— Je ne gagnerais pas, Le Lutteur est trop fort.

Du même ton calme, décidé, elle répéta :

— J’irai le voir et coûte que coûte, il nous rendra ce qui est nôtre.