« Traité de la vie élégante » : différence entre les versions

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<div style="text-align:center;">CHAPITRE PREMIER</div>
<div style="text-align:center;">PROLÉGOMÈNES</div>
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TRADUCTION FASHIONABLE.
 
La civilisation a échelonné les hommes sur trois grandes lignes... Il nous aurait été facile de colorier nos catégories à la manière de M. Charles Dupin ; mais, comme le charlatanisme serait un contre-sens dans un ouvrage de philosophie chrétienne, nous nous dispenserons de mêler la peinture aux x de l'algèbre,
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et nous tâcherons, en professant les doctrines les plus secrètes de la vie élégante, d'être compris même de nos antagonistes, les gens en bottes à revers.
 
Or, les trois classes d'êtres créés par les moeurs modernes sont :
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DE LA VIE OCCUPÉE
 
Le thème de la vie occupée n'a pas de variantes. En faisant oeuvre de ses dix doigts, l'homme abdique toute une destinée ; il devient un moyen, et, malgré toute notre philanthropie, les résultats obtiennent seuls notre admiration. Partout l'homme va se pâmant devant quelques tas de pierres, et, s'il se souvient de ceux qui les ont amoncelés, c'est pour les accabler de sa
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pitié ; si l'architecte lui apparaît encore comme une grande pensée, ses ouvriers ne sont plus que des espèces de treuils et restent confondus avec les brouettes, les pelles et les pioches.
 
Est-ce une injustice ? non. Semblables aux machines à vapeur, les hommes enrégimentés par le travail se produisent tous sous la même forme et n'ont rien d'individuel. L'homme-instrument est une sorte de zéro social, dont le plus grand nombre possible ne composera jamais une somme, s'il n'est précédé par quelques chiffres.
 
Un laboureur, un maçon, un soldat, sont les fragments uniformes d'une même masse, les segments d'un même cercle, le même outil dont le manche est différent. Ils se couchent et se lèvent avec le soleil ; aux uns, le chant du coq ; à l'autre, la diane ; à celui-ci, une culotte de peau, deux aunes de drap bleu et des bottes ; à ceux-là, les premiers haillons trouvés ; à tous, les plus grossiers aliments : battre du plâtre ou battre des hommes, récolter des haricots ou des coups de sabre, tel est, en chaque saison, le texte de leurs efforts. Le travail semble être pour eux une énigme dont ils cherchent le mot jusqu'à leur dernier jour. Assez souvent le triste pensum de leur existence est récompensé par l'acquisition d'un petit banc de bois où ils s'asseyent
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à la porte d'une chaumière, sous un sureau poudreux, sans craindre de s'entendre dire par un laquais :
 
— Allez-vous-en, bonhomme ! nous ne donnons aux pauvres que le lundi.
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Loin d'être un artiste, le tailleur se dessine toujours, dans la pensée de ces gens-là, sous la forme d'une impitoyable facture : ils abusent de l'institution des faux cols, se reprochent une fantaisie comme un vol fait à leurs créanciers, et, pour eux, une voiture est un fiacre dans les circonstances ordinaires, une remise les jours d'enterrement ou de mariage.
 
S'ils ne thésaurisent pas comme les manouvriers, afin d'assurer à leur vieillesse le vivre et le couvert, l'espérance de leur vie d'abeille ne va guère au delà : car c'est la possession d'une chambre bien froide, au quatrième, rue Boucherat ;
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puis une capote et des gants de percale écrue pour la femme ; un chapeau gris et une demi-tasse de café pour le mari ; l'éducation de Saint-Denis ou une demi-bourse pour les enfants, du bouilli persillé deux fois la semaine pour tous. Ni tout à fait zéros ni tout à fait chiffres, ces créatures-là sont peut-être des décimales.
 
Dans cette cité dolente, la vie est résolue par une pension ou quelques rentes sur le grand-livre, et l'élégance par des draperies à franges, un lit à bateau et des flambeaux sous verre.
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Si nous montons encore quelques bâtons de l'échelle sociale, sur laquelle les gens occupés grimpent et se balancent comme des mousses dans les cordages d'un grand bâtiment, nous trouvons le médecin, le curé, l'avocat, le notaire, le petit magistrat, le gros négociant, le hobereau, le bureaucrate, l'officier supérieur, etc.
 
Ces personnages sont des appareils merveilleusement perfectionnés, dont les pompes, les chaînes, les balanciers, dont tous les rouages, enfin, soigneusement polis, ajustés, huilés, accomplissent leurs révolutions sous d'honorables caparaçons brodés. Mais cette vie est toujours une vie de mouvement où les pensées ne sont encore ni libres ni largement fécondes. Ces messieurs ont à faire journellement un certain nombre de tours inscrits sur des agendas. Ces
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petits livres remplacent les chiens de cour qui les harcelaient naguère au collège, et leur remettent à toute heure en mémoire qu'ils sont les esclaves d'un être de raison mille fois plus capricieux, plus ingrat qu'un souverain.
 
Quand ils arrivent à l'âge du repos, le sentiment de la fashion s'est oblitéré, le temps de l'élégance a fui sans retour. Aussi la voiture qui les promène est-elle à marchepieds saillants à plusieurs fins, ou décrépite comme celle du célèbre Portal. Chez eux, le préjugé du cachemire vit encore ; leurs femmes portent des rivières et des girandoles ; leur luxe est toujours une épargne ; dans leur maison, tout est cossu, et vous lisez au-dessus de la loge : « Parlez au suisse. » Si dans la somme sociale ils comptent comme chiffres, ce sont des unités.
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Là cesse la vie occupée. Le haut fonctionnaire, le prélat, le général, le grand propriétaire, le ministre, le valet et les princes sont dans la catégorie des oisifs et appartiennent à la vie élégante.
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Après avoir achevé cette triste autopsie du corps social, un philosophe éprouve tant de dégoût pour les préjugés qui amènent les hommes à passer les uns près des autres en s'évitant comme des couleuvres, qu'il a besoin de se dire : « Je ne construis pas à plaisir une nation, je l'accepte toute faite. »
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V.
 
Corollaire. Pour être fashionable, il faut jouir du repos sans avoir passé par le travail : autrement,
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gagner un quaterne, être fils de millionnaire, prince, sinécuriste ou cumulard.
 
 
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Quand M. Peel (2) entra chez M. le vicomte de Chateaubriand, il se trouva dans un cabinet dont tous les meubles étaient en bois de chêne : le ministre trente fois millionnaire vit tout à coup les ameublements d'or ou d'argent massif qui encombrent l'Angleterre écrasés par cette simplicité.
 
L'artiste est toujours grand. Il a une élégance et une vie à lui, parce que, chez lui, tout reflète son intelligence et sa gloire. Autant d'artistes,
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autant de vies caractérisées par des idées neuves. Chez eux, la fashion doit être sans force : ces êtres indomptés façonnent tout à leur guise. S'ils s'emparent d'un magot, c'est pour le transfigurer.
 
De cette doctrine se déduit un aphorisme européen :
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Ou encore :
 
La science qui nous apprend à ne rien faire
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comme les autres, en paraissant faire tout comme eux ;
 
Mais mieux peut-être :
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Dans la doctrine de Saint-Simon :
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La vie élégante serait la plus grande maladie dont une société puisse être affligée, en partant de ce principe : « Une grande fortune est un vol. »
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Un peuple de riches est un rêve politique impossible à réaliser. Une nation se compose nécessairement de gens qui produisent et de gens qui consomment. Comment celui qui sème, plante, arrose et récolte, est-il précisément celui qui mange le moins ? Ce résultat est un mystère assez facile à dévoiler, mais que bien des gens se plaisent à considérer comme une grande pensée providentielle. Nous en donnerons peut-être l'explication plus tard, en arrivant au terme de la voie suivie par l'humanité. Pour le moment, au risque d'être accusé d'aristocratie, nous dirons franchement qu'un homme placé au dernier rang de la société ne doit pas plus demander compte à Dieu de sa destinée qu'une huître de la sienne.
 
Cette remarque, tout à la fois philosophique
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et chrétienne, tranchera sans doute la question aux yeux des gens qui méditent quelque peu les chartes constitutionnelles, et, comme nous ne parlons pas à d'autres, nous poursuivrons.
 
Depuis que les sociétés existent, un gouvernement a donc toujours été nécessairement un contrat d'assurance conclu entre les riches contre les pauvres. La lutte intestine produite par ce prétendu partage à la Montgomery allume chez les hommes civilisés une passion générale pour la fortune, expression qui prototype toutes les ambitions particulières ; car du désir de ne pas appartenir à la classe souffrante et vexée dérivent la noblesse, l'aristocratie, les distinctions, les courtisans, les courtisanes, etc.
 
Mais cette espèce de fièvre qui porte l'homme à voir partout des mâts de cocagne et à s'affliger de ne s'y être juché qu'au quart, au tiers ou à moitié, a forcément développé l'amour-propre outre mesure et engendré la vanité. Or, comme la vanité n'est que l'art de s'endimancher tous les jours, chaque homme a senti la nécessité d'avoir, comme un échantillon de sa puissance, un signe chargé d'instruire les passants de la place où il perche sur le grand mât de cocagne au sommet duquel les rois font leurs exercices. Et c'est ainsi que les armoiries, les livrées, les chaperons, les cheveux longs, les girouettes, les
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talons rouges, les mitres, les colombiers, le carreau à l'église et l'encens par le nez, les particules, les rubans, les diadèmes, les mouches, le rouge, les couronnes, les souliers à la poulaine, les mortiers, les simarres, le menu vair, l'écarlate, les éperons, etc., etc., étaient successivement devenus des signes matériels du plus ou moins de repos qu'un homme pouvait prendre, du plus ou moins de fantaisies qu'il avait le droit de satisfaire, du plus ou moins d'hommes, d'argent, de pensées, de labeurs, qu'il lui était possible de gaspiller. . Alors, un passant distinguait, rien qu'à le voir, un oisif d'un travailleur, un chiffre d'un zéro.
 
Tout à coup la Révolution, ayant pris d'une main puissante toute cette garde-robe inventée par quatorze siècles, et l'ayant réduite en papier-monnaie, amena follement un des plus grands malheurs qui puissent affliger une nation. Les gens occupés se lassèrent de travailler tout seuls ; ils se mirent en tête de partager la peine et le profit, par portions égales, avec de malheureux riches qui ne savaient rien faire, sinon se gaudir en leur oisiveté !...
 
Le monde entier, spectateur de cette lutte, a vu ceux-là mêmes qui s'étaient le plus affolés de ce système le proscrire, le déclarer subversif, dangereux, incommode et absurde, sitôt que,
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de travailleurs, ils se furent métamorphosés en oisifs.
 
Aussi, de ce moment, la société se reconstitua, se rebaronifia, se recomtifia, s'enrubanisa, et les plumes de coq furent chargées d'apprendre au pauvre peuple ce que les perles héraldiques lui disaient jadis : Vade retro, Satanas !... Arrière de nous, PÉKINS !... La France, pays éminemment philosophique, ayant expérimenté, par cette dernière tentative, l'utilité, la sécurité du vieux système d'après lequel se construisaient les nations, revint d'elle-même, grâce à quelques soldats, au principe en vertu duquel la Trinité a mis en ce bas monde des vallées et des montagnes, des chênes et des graminées.
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Et la VIE ÉLÉGANTE a surgi !...
 
Et elle s'est élancée, toute brillante, toute
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neuve, toute vieille, toute jeune, toute fière, toute pimpante, toute approuvée, corrigée, augmentée et ressuscitée par ce monologue merveilleusement moral, religieux, monarchique, littéraire, constitutionnel, égoïste : « J'éclabousse, je protège, je... », etc.
 
Car les principes d'après lesquels se conduisent et vivent les gens qui ont du talent, du pouvoir ou de l'argent, ne ressembleront jamais à ceux de la vie vulgaire.
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Pour la vie élégante, il n'y a d'être complet que le centaure, l'homme en tilbury.
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VIII
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La complète entente du progrès social peut seule produire le sentiment de la vie élégante. Cette manière de vivre n'est-elle pas l'expression des rapports et des besoins nouveaux créés par une jeune organisation déjà virile ? Pour s'en expliquer le sentiment et le voir adopté par tout le monde, il est donc nécessaire d'examiner ici l'enchaînement des causes qui ont fait éclore la vie élégante du mouvement même de notre révolution ; car autrefois elle n'existait pas.
 
En effet, jadis le noble vivait à sa guise et restait toujours un être à part. Seulement, les façons du courtisan remplaçaient, au sein de ce peuple à talons rouges, les recherches de notre
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vie fashionable. Encore le ton de la cour n'a-t-il daté que de Catherine de Médicis. Ce furent nos deux reines italiennes qui importèrent en France les raffinements du luxe, la grâce des manières et les féeries de la toilette. L'oeuvre que commença Catherine, en introduisant l'étiquette (voir ses lettres à Charles IX), en entourant le trône de supériorités intellectuelles, fut continuée par les reines espagnoles, influence puissante qui rendit la cour de France arbitre et dépositaire des délicatesses inventées, tour à tour, et par les Maures et par l'Italie.
 
Mais, jusqu'au règne de Louis XV, la différence qui distinguait le courtisan du noble ne se trahissait guère que par des pourpoints plus ou moins chers, par des bottines plus ou moins évasées, une fraise, une chevelure plus ou moins musquée, et par des mots plus ou moins neufs. Ce luxe, tout personnel, n'était jamais complété par un ensemble dans l'existence. Cent mille écus, profusément jetés dans un habillement, dans un équipage, suffisaient pour toute une vie. Puis un noble de province pouvait se mal vêtir et savoir élever un de ces édifices merveilleux, notre admiration d'aujourd'hui et le désespoir de nos fortunes modernes, tandis qu'un courtisan richement mis eût été fort embarrassé de recevoir deux femmes chez lui. Une
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salière de Benvenuto Cellini, achetée au prix de la rançon d'un roi, s'élevait souvent sur une table entourée de bancs.
 
Enfin, si nous passons de la vie matérielle à la vie morale, un noble pouvait faire des dettes, vivre dans les cabarets, ne pas savoir écrire ou parler, être ignorant, stupide, prostituer son caractère, dire des niaiseries, il demeurait noble. Le bourreau et la loi le distinguaient encore de tous les exemplaires de Jacques Bonhomme (l'admirable type des gens occupés), en lui tranchant la tête, au lieu de le pendre. On eût dit le civis romanus en France : car, véritables esclaves, les Gaulois étaient (2) devant lui comme s'ils n'existaient pas.
 
Cette doctrine fut si bien comprise, qu'une femme de qualité s'habillait devant ses gens, comme s'ils eussent été des boeufs, et ne se déshonorait pas en chippant l'argent des bourgeois (voir la conversation de la duchesse de Tallard dans le dernier ouvrage de M. Barrière) ; que la comtesse d'Egmont ne croyait pas commettre d'infidélité en aimant un vilain ; que madame de Chaulnes affirmait qu'une duchesse n'avait pas d'âge pour un roturier, et que M. Joly de Fleury considérait logiquement
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les vingt millions de corvéables comme un accident dans l'État.
 
Aujourd'hui, les nobles de 1804 ou de l'an 1520 ne représentent plus rien. La Révolution n'était qu'une croisade contre les privilèges, et sa mission n'a pas été tout à fait vaine. Mais, malgré l'amélioration apparente imprimée à l'ordre social par le mouvement de 1789, l'abus nécessaire que constitue l'inégalité des fortunes s'est régénéré sous de nouvelles formes. N'avons-nous pas, en échange d'une féodalité risible et déchue, la triple aristocratie de l'argent, du pouvoir et du talent, qui, toute légitime qu'elle est, n'en jette pas moins sur la masse un poids immense, en lui imposant le patriciat de la banque, le ministérialisme et la balistique des journaux et de la tribune, marchepieds des gens de talent ? Ainsi, tout en consacrant, par son retour à la monarchie constitutionnelle, une mensongère égalité politique, la France n'a jamais que généralisé le mal : car nous sommes une démocratie de riches. Avouons-le, la grande lutte du XVIIIe siècle était un combat singulier entre le tiers Etat et les ordres. Le peuple n'y fut
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que l'auxiliaire des plus habiles. Aussi, en octobre 1830, il existe encore deux espèces d'hommes : les riches et les pauvres, les gens en voiture et les gens à pied, ceux qui ont payé le droit d'être oisifs et ceux qui tentent de l'acquérir. La société s'exprime en deux termes, mais la proposition reste la même. Les hommes doivent toujours les délices de la vie et le pouvoir au hasard qui, jadis, créait les nobles ; car le talent est un bonheur d'organisation, comme la fortune patrimoniale en est un de naissance.
 
L’oisif gouvernera donc toujours ses semblables :
après avoir interrogé, fatigué les choses,
il éprouve l’envie de jouer aux hommes. D’ailleurs,
celui-là dont l’existence est assurée pouvant
seul étudier, observer, comparer, le riche
déploie l’esprit d’envahissement inhérent à l’âme
humaine au profit de son intelligence : et alors
le triple pouvoir du temps, de l’argent et du talent
lui garantit le monopole de l’empire ; car l’homme
armé de la pensée a remplacé le banneret bardé
de fer. Le mal a perdu de sa force en s ’étendant ;
l’intelligence est devenue le pivot de notre civilisation :
tel est tout le progrès acheté par le sang
de nos pères.
 
L’aristocratie et la bourgeoisie vont mettre
en commun, l’une ses traditions d’élégance,
de bon goût et de haute politique, l’autre ses
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conquêtes prodigieuses dans les arts et les sciences ;
puis toutes deux, à la tête du peuple, elles l’entraîneront
dans une voie de civilisation et de
lumière. Mais les princes de la pensée, du pouvoir
ou de l’industrie, qui forment cette caste
agrandie, n’en éprouveront pas moins une invincible
démangeaison de publier, comme les
nobles d’autrefois, leur degré de puissance, et,
aujourd’hui encore, l’homme social fatiguera
son génie à trouver des distinctions. Ce sentiment
est sans doute un besoin de l’âme, une espèce
de soif ; car le sauvage même a ses plumes,
ses tatouages, ses arcs travaillés, ses cauris,
et se bat pour des verroteries. Alors, comme le
XIX® siècle s’avance sous la conduite d’une
pensée dont le but est de substituer l’exploitation
de l’homme par l’intelligence à l’exploitation
de l’homme par l’homme <ref>Cette expression métaphysique du dernier progrès
fait par l’homme peut servir à expHquer la structure de
la société, et à trouver les raisons des phénomènes
offerts par les existences individuelles. Ainsi, la vie
OCCUPÉE n’étant jamais qu’une exploitation de la matière
par l’homme ou une exploitation de l’homme par l’homme,
tandis que la vie d’artiste et la vie élégante supposent
toujours une exploitation de l’homme par la pensée,
il est facile, en appliquant ces formules au plus ou moins
d’intelligence développé dans les travaux humains,
de s’expliquer la différence des fortunes. En eft’et, en
politique, en finances comme en mécanique, le résultat
est toujours en raison de la puissance des moyens,
c. Q. E. A. D. (Voyez page 45). Ce système doit-il nous rendre un jour tous millionnaires ?... Nous ne le pensons
pas. Malgré, le succès de M. Jacotot, c’est une erreur de
croire les intelligences égales : elles ne peuvent l’être
que par une similitude de force, d’exercice ou de perfection
impossible à rencontrer dans les organes : car, chez
les hommes civilisés surtout, il serait difficile de rassembler
deux organisations homogènes. Ce fait immense
prouve que Sterne avait peut-être raison de mettre
l’art d’accoucher en avant de toutes les sciences et des
phiîosophics. Alors, les hommes resteront donc toujours
les uns pauvres, les autres riches ; seulement, les intelligences
supérieures étant dans une voie de progrès, le
bien-être de la masse augmentera, comme le démontre
l’histoire de la civilisation depuis le xvi^ siècle, moment
où la pensée a triomphe, en Europe, par l’influence de
Bacon, de Descartes et de Bayle. (Note de l’Auteur.)</ref>, la
 
==[[Page:Balzac- Traité de la vie élégante - 1922.djvu/58]]==
promulgation constante de notre supériorité devra subir
l’influence de cette haute philosophie et participera
bien moins de la matière que de l’âme.
Hier encore, les Francs sans armures, peuple
débile et dégénéré, continuaient les rites d’une
religion morte et levaient les étendards d’une
puissance évanouie. Maintenant, chaque homme
qui va se dresser s’appuiera sur sa propre force.
Les oisifs ne seront plus des fétiches, mais de
véritables dieux. Alors, l’expression de notre
fortune résultera de son emploi, et la preuve
de notre élévation individuelle se trouvera dans
l’ensemble de notre vie ; car princes et peuples
comprennent que le signe le plus énergique
ne suppléera plus le pouvoir. Ainsi, pour chercher
à rendre un système par une image, il ne
 
==[[Page:Balzac- Traité de la vie élégante - 1922.djvu/59]]==
reste pas trois figures de Napoléon en habits
impériaux, et nous le voyons partout vêtu de son
petit uniforme vert, coiffé de son chapeau à trois
cornes et les bras croisés. Il n’est poétique et
vrai que sans le charlatanisme impérial. En le
précipitant du haut de sa colonne, ses ennemis
l’ont grandi. Dépouillé des oripeaux de la royauté,
Napoléon devient immense ; il est le symbole de
son siècle, une pensée de l’avenir. L’homme
puissant est toujours simple et calme.
 
Du moment que deux livres de parchemin ne tiennent plus lieu de tout, où le fils naturel d'un baigneur millionnaire et un homme de talent ont les mêmes droits que le fils d'un comte, nous ne pouvons plus être distinctibles que par notre valeur intrinsèque. Alors, dans notre société, les différences ont disparu : il n'y a plus que des nuances. Aussi le savoir-vivre, l'élégance des manières, le je ne sais quoi, fruit d'une éducation complète, forment la seule barrière qui sépare l'oisif de l'homme occupé. S'il existe un privilège, il dérive de la supériorité morale.
 
De là le haut prix attaché, par le plus grand nombre, à l'instruction, à la pureté du langage, à la grâce du maintien, à la manière plus ou moins aisée dont une toilette est portée, à la recherche des appartements, enfin à la perfection de tout ce qui procède de la personne.
==[[Page:Balzac- Traité de la vie élégante - 1922.djvu/60]]==
N'imprimons-nous pas nos moeurs, notre pensée, sur tout ce qui nous entoure et nous appartient ? « Parle, marche, mange ou habille-toi, et je te dirai qui tu es », a remplacé l'ancien proverbe, expression de cour, adage de privilégié. Aujourd'hui, un maréchal de Richelieu est impossible. Un pair de France, un prince même, risque de tomber au-dessous d'un électeur à cent écus, s'il se déconsidère : car il n'est permis à personne d'être impertinent ou débauché. Plus les choses ont subi l'influence de la pensée, plus les détails de la vie se sont ennoblis, épurés, agrandis.
 
Telle est la pente insensible par laquelle le christianisme de notre révolution a renversé le polythéisme de la féodalité, par quelle filiation un sentiment vrai a respiré jusque dans les signes matériels et changeants de notre puissance. Et voilà comment nous sommes revenus au point d'où nous sommes partis : — à l'adoration du veau d'or. Seulement, l'idole parle, marche, pense, en un mot, elle est un géant. Aussi le pauvre Jacques Bonhomme est-il bâté pour longtemps. Une révolution populaire est impossible aujourd'hui. Si quelques rois tombent encore, ce sera, comme en France, par le froid mépris de la classe intelligente.
 
Pour distinguer notre vie par de l'élégance, il ne suffit donc plus aujourd'hui d'être noble ou
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de gagner un quaterne à l'une des loteries humaines, il faut encore avoir été doué de cette indéfinissable faculté (l'esprit de nos sens peut-être !) qui nous porte toujours à choisir les choses vraiment belles ou bonnes, les choses dont l'ensemble concorde avec notre physionomie, avec notre destinée. C'est un tact exquis, dont le constant exercice peut seul faire découvrir soudain les rapports, prévoir les conséquences, deviner la place ou la portée des objets, des mots, des idées et des personnes ; car, pour nous résumer, le principe de la vie élégante est une haute pensée d'ordre et d'harmonie, destinée à donner de la poésie aux choses. De là cet aphorisme :
 
IX
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Un homme devient riche ; il naît élégant.
 
Appuyé sur de telles bases, vu de cette hauteur, ce système d'existence n'est donc plus une plaisanterie éphémère, un mot vide dédaigné par les penseurs comme un journal lu. La vie élégante repose, au contraire, sur les déductions les plus sévères de la constitution sociale. N'est-elle pas l'habitude et les moeurs des gens supérieurs qui savent jouir de la fortune et obtenirobte
=== no match ===
nir du peuple le pardon de leur élévation, en faveurfav
==[[Page:Balzac- Traité de la vie élégante - 1922.djvu/62]]==
eur des bienfaits répandus par leurs lumières ? N'est-elle pas l'expression des progrès faits par un pays, puisqu'elle en représente tous les genres de luxe ? Enfin, si elle est l'indice d'une nature perfectionnée, tout homme ne doit-il pas désirer d'en étudier, d'en surprendre les secrets ?
 
Alors, il n'est donc plus indifférent de mépriser ou d'adopter les fugitives prescriptions de la MODE, car mens agitat molem : l'esprit d'un homme se devine à la manière dont il tient sa canne. Les distinctions s'avilissent ou meurent en devenant communes ; mais il existe une puissance chargée d'en stipuler de nouvelles, c'est l'opinion : or, la mode n'a jamais été que l'opinion en matière de costume. Le costume étant le plus énergique de tous les symboles, la Révolution fut aussi une question de mode, un débat entre la soie et le drap. Mais, aujourd'hui, la MODE n'est plus restreinte au luxe de la personne. Le matériel de la vie, ayant été l'objet du progrès général, a reçu d'immenses développements. Il n'est pas un seul de nos besoins qui n'ait produit une encyclopédie, et notre vie animale se rattache à l'universalité des connaissances humaines. Aussi, en dictant les lois de l'élégance, la mode embrasse-t-elle tous les arts.
==[[Page:Balzac- Traité de la vie élégante - 1922.djvu/63]]==
En accueillant, en signalant le progrès, elle se met à la tête de tout : elle fait les révolutions de la musique, des lettres, du dessin et de l'architecture. Or, un traité de la vie élégante, étant la réunion des principes incommutables qui doivent diriger la manifestation de notre pensée par la vie extérieure, est en quelque sorte la métaphysique des choses.
 
 
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Le bien n'a qu'un mode, le mal en a mille.
 
Ainsi la vie élégante a ses péchés capitaux et ses trois vertus cardinales. Oui, l'élégance est une et indivisible, comme la Trinité, comme la liberté, comme la vertu. De là résultent les plus importants de tousto
=== no match ===
us nos aphorismes généraux :
 
XI