« De la littérature musulmane de l’Inde » : différence entre les versions

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Une autre preuve du goût que les souverains de l’Inde ont toujours eu pour les lettres, c’est le nombre assez considérable de ceux qui ont laissé des écrits. Le grand-mogol Shah-Alam II (qui régna de 1761 à 1806), aïeul du prince assis maintenant sur le trône nominal de Delhi, se plaisait à réunir autour de sa personne les littérateurs hindous et musulmans, et à les entendre lire leurs vers; il voulut lui-même prendre rang parmi les hommes distingués qu’il attirait à sa cour par ses faveurs; on cite surtout de ce monarque deux pièces qui sont devenues des chants populaires. Le biographe Moushafi a caractérisé son talent poétique par cette sentence arabe qui n’est peut-être pas d’une vérité bien absolue : « Les discours des rois sont les rois des discours! » Mais on est moins choqué d’une pareille flatterie quand on songe qu’elle s’adresse à un prince à qui la fortune a donné de si terribles leçons. il disait lui-même dans un de ses refrains: « Je passe le matin avec la coupe, le soir avec ma bien-aimée. Dieu seul sait ce qui doit arriver! ce qui est moins d’un sofi que d’un épicurien. Le nabab d’Oude, Açaf-Ud-doullah, accueillit avec égards les écrivains chassés de Delhi par les désastres dont cette capitale devint le théâtre vers 1775, et ne fut pas le dernier en mérite dans cette pléiade de poètes expatriés qui donnèrent à sa cour un nouveau lustre. Deux rois de Golconde se sont fait remarquer aussi à des époques diverses par leur talent dans l’art d’écrire. L’un, Kouli-Coutb-Shah, qui régnait il y a près de trois siècles, est auteur d’un grand nombre de poésies recueillies à la manière européenne, sous forme d’oeuvres complètes, en un gros volume qui, après la ruine de ce royaume conquis par Aurang-Zeb, disparut pour reparaître plus tard dans la bibliothèque de Tipou, où il ne devait pas rester long-temps. L’autre, Aboulhaçain-Shah, le dernier de la dynastie, rimait avec grace et facilité sur le trône chancelant d’où l’empereur mogol le précipita dans une prison qui devint son tombeau. Avec les deux fils du nabab Ashraf-Khan, forcés de fuir Delhi et de se retirer à Bénarès, cette Rome de l’Inde où les têtes découronnées trouvent toutes un asile, tant l’idée du pouvoir temporel s’efface devant les souvenirs religieux de l’antique cité, avec ces deux jeunes gens résignés à chercher une consolation dans la pratique des lettres, nous citerons encore Soulaiman Shikoh, grand-oncle du souverain actuel de Delhi. Après avoir traîné ses ennuis à Laknaw, à la cour de son frère Akbar II, il mourut à Agra en 1838, laissant, sinon à la postérité, du moins dans la bibliothèque du Nizam, un recueil probablement trop vanté par les biographes. Enfin Tipou, qui fut sans doute trop grand sabreur pour être bon poète, a écrit, dit-on, dans le dialecte du sud son volume complet, son ''diwan'' de chants détachés et d’élégies. On a encore de lui deux ouvrages rédigés en langue persane, dont l’un, le ''Zabardjab'', traité d’astrologie, rentre mieux dans le caractère de Tipou, car les conquérans sont tous un peu portés à demander aux astres le secret de leur destinée. En général, ces écrivains de haut parage prenaient pour rimer un surnom poétique (''takhallous''), tout comme le plus humble des poètes; ils n’avaient pas plus de honte de cacher leurs titres souverains sous cette devise littéraire que n’en éprouvaient nos princes dans les temps chevaleresques à entrer dans la lice des tournois sous des couleurs de fantaisie qui les couvraient du voile de l’incognito.
 
A l’autre extrémité de l’échelle sociale, comme pendant à ces nababs qui cherchaient pour la plupart dans la culture des lettres un aliment è la vanité ou un remède contre les ennuis et le chagrin, nous trouverions, en parcourant la foule, des poètes pauvres qui chantaient d’inspiration au milieu de rudes travaux, comme jaillit la source à travers les cailloux. Les consciencieux biographes n’ont pas dédaigné de placer leurs noms à côté, quelquefois même au-dessus de ceux des empereurs; aux époques et dans les pays où l’imprimerie n’existe pas, il y a certainement quelque gloire à survivre à son siècle, non sous la forme d’un in-8° de commande, mais dans le souvenir des peuples d’un autre âge. Ainsi le porteur d’eau Macsoud, tout en versant aux vendeurs du bazar de Delhi les flots limpides de son outre remplie à la Jamouna, leur débitait ses stances à flots aussi; il devint le poète favori des habitués de la place publique; ses chants, qu’apprit par coeurcœur une foutefoule amusée et fière peut-être d’avoir, comme les rois, son improvisateur toujours en verve, sont répétés encore de nos jours dans les foires et aux fêtes joyeuses du Hôli. Il y a cinquante ans, vivait à Delhi encore, dans cette ville de gais rimeurs et de rêveurs contemplatifs, le barbier Inayat Ullah, qui, sans être homme d’imagination et de vrai talent comme le coiffeur d’Agen, le poète Jasmin, se fit remarquer par la vivacité de ses pensées et la facilité de sa versification. Épris de la dignité de sa profession autant que ses confrères d’Andalousie, il disait : « Mieux vaut être barbier, comme moi, que d’être cette jeune bayadère dont tout le mérite consiste dans la fraîcheur des joues, fraîcheur, hélas! que le temps flétrit si vite! » Mais à force de raser un sofi célèbre de son temps et de teindre deux fois par semaine la barbe de ce saint personnage, qui ne semblait pas avoir renoncé aux vanités du siècle, Inayat, de barbier, devint philosophe et se voua è la vie contemplative. Le repriseur de châles Arif, Kachemirien de naissance, composait alternativement en persan et en hindoustani de jolis vers qu’il récitait dans sa boutique, et dont ses amis ont gardé la copie. Enfin, dans les rangs de l’armée, nous trouvons un jeune soldat dont le nom, Courban (sacrifice), était comme le présage de la mort glorieuse qu’il devait trouver à Faïzabad, en combattant contre les Anglais.
 
Pour compléter cette liste des anomalies littéraires dont l’Inde musulmane fournit tant d’exemples, nous prendrons encore, au palais et dans les faubourgs, deux noms de femmes. Le visir Amad-Ulmoulouk, qui déposa son maître Ahmed-Shah, lui creva les yeux, et donna le trône à Alamguir II pour l’assassiner bientôt après, ce ministre ambitieux et cruel eut la fantaisie de faire prendre à sa femme légitime la Begam Gannâ (canne à sucre) des leçons de rhétorique auxquelles, pour sauver le décorum, il assistait lui-même. Ces leçons firent de l’épouse du visir un poète assez médiocre, mais il est curieux de voir un mahométan de haut rang suivre l’éducation littéraire de sa femme légitime, et ne pas craindre de la voir occuper dans les biographies une place que des courtisanes seules lui disputeront; car en Orient aucune femme ne reçoit même les premiers principes d’une instruction élémentaire, si l’on excepte les almées, qui, vivant en dehors de la société, ont besoin, pour y entrer à un prix quelconque, de rehausser par les graces de leur esprit les charmes de leur personne. La Chine, qui ne compte qu’une ''lettrée'' célèbre, doit à ses courtisanes bien des drames réimprimés dans les collections choisies; et les chants érotiques, les élégies passionnées qui retentissent au son des instrumens dans les palais et les salons des nababs et des riches, les pantomimes si vives, si dramatiques parfois, qui tiennent en suspens tant de graves personnages accroupis sur de somptueux coussins, les jeux scéniques en honneur sur les bords du Gange et de l’ Indus, sont souvent l’ouvrage des bayadères qui les exécutent. Aussi voit-on de toutes petites filles, destinées par leur naissance à cet humiliant métier, s’asseoir à côté des jeunes garçons, le livre à la main, dans ces écoles à peu prés en plein air, où le vieux maître range ses élèves sous la galerie de sa maisonnette, à l’ombre de quelques mauvaises nattes percées. Ce fut sans doute ainsi que se forma la fameuse courtisane Môti; elle a laissé des vers spirituels et gracieux; son nom a survécu à sa fragile beauté, tant dans ses propres poésies que dans celles d’un jeune écrivain, Mirza-Mactoul, qui lui voua un fidèle amour, et lui consacra des stances dans lesquelles le mot ''môti'' (perle) revient, selon le rhythme, à des intervalles égaux, comme les brillans semés au pan de la robe de la danseuse.