« Le Député d’Arcis » : différence entre les versions

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=== CHAPITRE I TOUTE ÉLECTION COMMENCE PAR DES REMUE-MÉNAGES ===
 
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L’Arrondissement d’Arcis va voter à Bar-sur-Aube, qui se trouve à quinze lieues d’Arcis, il n’existe donc pas de député d’Arcis à la Chambre.
 
Des ménagements exigés par l’histoire des mœurs contemporaines ont dicté ces précautions. Peut-être est-ce une ingénieuse combinaison que de donner la peinture d’une ville pour cadre à des faits qui se sont passés ailleurs. Plusieurs fois déjà, dans le cours de LA COMÉDIE HUMAINE, ce
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moyen fut employé, malgré son inconvénient qui consiste à rendre la bordure souvent aussi considérable que la toile.)
 
À la fin du mois d’avril 1839, sur les dix heures du matin, le salon de madame Marion, veuve d’un ancien Receveur-général du département de l’Aube, offrait un coup d’œil étrange. De tous les meubles, il n’y restait que les rideaux aux fenêtres, la garniture de cheminée, le lustre et la table à thé. Le tapis d’Aubusson, décloué quinze jours avant le temps, obstruait les marches du perron, et le parquet venait d’être frotté à outrance, sans en être plus clair. C’était une espèce de présage domestique concernant l’avenir des élections qui se préparaient sur toute la surface de la France. Souvent les choses sont aussi spirituelles que les hommes. C’est un argument en faveur des Sciences Occultes.
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Hâtons-nous de dire que les arbres avaient déjà déplié de larges feuilles à travers lesquelles on voyait un ciel sans nuages. L’air du printemps et le soleil du mois de mai permettaient de tenir ouvertes et la porte-fenêtre et les deux fenêtres de ce salon qui forme un carré long.
 
En désignant aux deux femmes le fond du salon, la vieille dame ordonna de disposer les chaises sur quatre rangs de profondeur, entre chacun desquels elle fit laisser un passage d’environ trois pieds. Chaque rangée présenta bientôt un front de dix chaises d’espèces diverses.
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Une ligne de chaises s’étendit le long des fenêtres et de la porte vitrée. À l’autre bout du salon, en face des quarante chaises, madame Marion plaça trois fauteuils derrière la table à thé qui fut recouverte d’un tapis vert, et sur laquelle elle mit une sonnette.
 
Le vieux colonel Giguet arriva sur ce champ de bataille au moment où sa sœur inventait de remplir les espaces vides de chaque côté de la cheminée, en y faisant apporter les deux banquettes de son antichambre, malgré la calvitie du velours qui comptait déjà vingt-quatre ans de services.
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— Il s’habille ; répondit-elle. Il a bien fait de ne pas déjeuner, car il est très-nerveux, et quoique notre jeune avocat ait l’habitude de parler au tribunal, il appréhende cette séance comme s’il devait y rencontrer des ennemis.
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— Ma foi ! j’ai souvent eu à supporter le feu des batteries ennemies ; eh bien ! mon âme, je ne dis pas mon corps, n’a jamais tremblé ; mais s’il fallait me mettre là, dit le vieux militaire en se plaçant à la table à thé, regarder les quarante bourgeois qui seront assis en face, bouche béante, les yeux braqués sur les miens, et s’attendant à des périodes ronflantes et correctes… j’aurais ma chemise mouillée avant d’avoir trouvé mon premier mot.
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— Trop éloquente peut-être ! dit le colonel. Et dépasser le but, ce n’est pas y atteindre. Mais de quoi s’agit-il donc ? reprit-il en regardant son fils. Depuis deux jours vous attachez à cette candidature des idées… Si mon fils n’est pas nommé, tant pis pour Arcis, voilà tout.
 
Ces paroles, dignes d’un père, étaient en harmonie avec toute la vie de celui qui les disait. Le colonel Giguet, un des officiers les plus estimés qu’il y eût dans la Grande-Armée, se recommandait par un de ces caractères dont le fond est une excessive probité jointe à
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une grande délicatesse. Jamais il ne se mit en avant, les faveurs devaient venir le chercher ; aussi resta-t-il onze ans simple capitaine d’artillerie dans la Garde, où il ne fut nommé chef de bataillon qu’en 1813, et major en 1814. Son attachement presque fanatique à Napoléon ne lui permit pas de servir les Bourbons, après la première abdication. Enfin, son dévoûment en 1815 fut tel, qu’il eût été banni sans le comte de Gondreville qui le fit effacer de l’ordonnance et finit par lui obtenir et une pension de retraite et le grade de colonel.
 
Madame Marion, née Giguet, avait un autre frère qui devint colonel de gendarmerie à Troyes, et qu’elle avait suivi là dans le temps. Elle y épousa monsieur Marion, le Receveur-général de l’Aube.
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Marion, le Receveur-général, recueillit la succession de son frère le président, et madame Marion celle de son frère le colonel de gendarmerie. En 1814, le Receveur-général éprouva des revers. Il mourut en même temps que l’Empire, mais sa veuve trouva quinze mille francs de rentes dans les débris de ces diverses fortunes accumulées. Le colonel de gendarmerie Giguet avait laissé son bien à sa sœur, en apprenant le mariage de son frère l’artilleur, qui, vers 1806, épousa l’une des filles d’un riche banquier de Hambourg. On sait quel fut l’engouement de l’Europe pour les sublimes troupiers de l’empereur Napoléon !
 
En 1814, madame Marion, quasi-ruinée, revint habiter Arcis, sa patrie, où elle acheta, sur la Grande-Place, l’une
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des plus belles maisons de la ville, et dont la situation indique une ancienne dépendance du château. Habituée à recevoir beaucoup de monde à Troyes, où régnait le Receveur-général, son salon fut ouvert aux notabilités du parti libéral d’Arcis. Une femme, accoutumée aux avantages d’une royauté de salon, n’y renonce pas facilement. De toutes les habitudes, celles de la vanité sont les plus tenaces.
 
Bonapartiste, puis libéral, car, par une des plus étranges métamorphoses, les soldats de Napoléon devinrent presque tous amoureux du système constitutionnel, le colonel Giguet fut, pendant la Restauration, le président naturel du comité-directeur d’Arcis qui se composa du notaire Grévin, de son gendre Beauvisage et de Varlet fils, le premier médecin d’Arcis, beau-frère de Grévin, personnages qui vont tous figurer dans cette histoire, malheureusement pour nos mœurs politiques, beaucoup trop véridique.
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— Que veulent donc les Beauvisage ? fit le colonel en regardant alternativement sa sœur et son fils.
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On peut trouver extraordinaire que le colonel Giguet, frère de madame Marion, chez qui la société d’Arcis se réunissait tous les jours depuis vingt-quatre ans, dont le salon était l’écho de tous les bruits, de toutes les médisances, de tous les commérages du département de l’Aube, et où peut-être il s’en fabriquait, ignorât des événements et des faits de cette nature ; mais son ignorance paraîtra naturelle, dès qu’on aura fait observer que ce noble débris des vieilles phalanges napoléoniennes se couchait et se levait avec les poules, comme tous les vieillards qui veulent vivre toute leur vie. Il n’assistait donc jamais aux conversations intimes. Il existe en province deux conversations, celle qui se tient officiellement quand tout le monde est réuni, joue aux cartes et babille ; puis, celle qui mitonne, comme un potage bien soigné, lorsqu’il ne reste devant la cheminée que trois ou quatre amis de qui l’on est sûr et qui ne répètent rien de ce qui se dit, que chez eux, quand ils se trouvent avec trois ou quatre autres amis bien sûrs.
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Depuis neuf ans, depuis le triomphe de ses idées politiques, le colonel vivait presque en dehors de la société. Levé toujours en même temps que le soleil, il s’adonnait à l’horticulture, il adorait les fleurs, et, de toutes les fleurs, il ne cultivait que les roses. Il avait les mains noires du vrai jardinier ; il soignait ses carrés. Ses carrés ! ce mot lui rappelait les carrés d’hommes multicolores alignés sur les champs de batailles. Toujours en conférence avec son garçon jardinier, il se mêlait peu, surtout depuis deux ans, à la société qu’il entrevoyait par échappées. Il ne faisait en famille qu’un repas, le dîner ; car il se levait de trop bonne heure pour pouvoir déjeuner avec son fils et sa sœur. On doit aux efforts de ce colonel, la fameuse rose-Giguet, que connaissent tous les amateurs. Ce vieillard, passé à l’état de fétiche domestique, était exhibé, comme bien on le pense, dans les grandes circonstances. Certaines familles jouissent d’un demi-dieu de ce genre, et s’en parent comme on se pare d’un titre.
 
— J’ai cru deviner que, depuis la Révolution de Juillet, répondit madame Marion à son frère, madame Beauvisage
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aspire à vivre à Paris. Forcée de rester ici tant que vivra son père, elle a reporté son ambition sur la tête de son futur gendre, et la belle dame rêve les splendeurs de la vie politique.
 
— Aimerais-tu Cécile ? dit le colonel à son fils.
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=== CHAPITRE II RÉVOLTE D’UN BOURG-POURRI LIBÉRAL ===
 
Quoique 1839 soit, politiquement parlant, bien éloigné de 1847, on peut encore se rappeler aujourd’hui les élections
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qui produisirent la coalition, tentative éphémère que fit la Chambre des Députés pour réaliser la menace d’un gouvernement parlementaire ; menace à la Cromwell qui, sans un Cromwell, ne pouvait aboutir, sous un prince ennemi de la fraude, qu’au triomphe du système actuel où les chambres et les ministres ressemblent aux acteurs de bois que fait jouer le propriétaire du spectacle de Guignolet, à la grande satisfaction des passants toujours ébahis.
 
L’Arrondissement d’Arcis-sur-Aube se trouvait alors dans une singulière situation, il se croyait libre de choisir un député. Depuis 1816 jusqu’en 1836, on y avait toujours nommé l’un des plus lourds orateurs du Côté Gauche, l’un des dix-sept qui furent tous appelés grands citoyens par le parti libéral, enfin l’illustre François Keller, de la maison Keller frères, le gendre du comte de Gondreville. Gondreville, une des plus magnifiques terres de la France, est située à un quart de lieue d’Arcis. Ce banquier, récemment nommé comte et pair de France, comptait sans doute transmettre à son fils, alors âgé de trente ans, sa succession électorale, pour le rendre un jour apte à la pairie.
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Déjà chef d’escadron dans l’État-major, et l’un des favoris du prince royal, Charles Keller, devenu vicomte, appartenait au parti de la cour citoyenne. Les plus brillantes destinées semblaient promises à un jeune homme puissamment riche, plein de courage, remarqué pour son dévoûment à la nouvelle dynastie, petit-fils du comte de Gondreville et neveu de la maréchale de Carigliano ; mais cette élection, si nécessaire à son avenir, présentait de grandes difficultés à vaincre.
 
Depuis l’accession au pouvoir de la classe bourgeoise, Arcis éprouvait un vague désir de se montrer indépendant. Aussi les dernières élections de François Keller avaient-elles été troublées par quelques républicains, dont les casquettes rouges et les barbes frétillantes n’avaient pas trop effrayé les gens d’Arcis. En exploitant les dispositions du pays, le candidat radical put réunir trente ou quarante voix. Quelques habitants, humiliés de voir leur ville comptée au
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nombre des bourgs-pourris de l’Opposition, se joignirent aux démocrates, quoiqu’ennemis de la démocratie. En France, au scrutin des élections, il se forme des produits politico-chimiques où les lois des affinités sont renversées.
 
Or, nommer le jeune commandant Keller, en 1839, après avoir nommé le père pendant vingt ans, accusait une véritable servitude électorale, contre laquelle se révoltait l’orgueil de plusieurs bourgeois enrichis, qui croyaient bien valoir et monsieur Malin comte de Gondreville, et les banquiers Keller frères, et les Cinq-Cygne et même le roi des Français ! Aussi les nombreux partisans du vieux Gondreville, le roi du département de l’Aube, attendaient-ils une nouvelle preuve de son habileté tant de fois éprouvée. Pour ne pas compromettre l’influence de sa famille dans l’Arrondissement d’Arcis, ce vieil homme d’État proposerait sans doute pour candidat un homme du pays qui céderait sa place à Charles Keller, en acceptant des fonctions publiques ; cas parlementaire qui rend l’élu du peuple sujet à réélection.
 
Quand Simon Giguet pressentit, au sujet des élections, le fidèle ami du comte, l’ancien Grévin, ce vieillard répondit que, sans connaître les intentions du comte de Gondreville, il faisait de Charles Keller son candidat, et emploierait toute son influence à cette nomination. Dès que cette réponse du bonhomme Grévin circula dans Arcis, il y eut une réaction contre lui. Quoique, durant trente ans de notariat, cet Aristide champenois eût possédé la confiance de la ville, qu’il eût été maire d’Arcis de 1804 à 1814, et pendant les Cent-Jours ; quoique l’opposition l’eût accepté pour chef jusqu’au triomphe de 1830, époque à laquelle il refusa les honneurs de la mairie en objectant son grand âge ; enfin, quoique la ville, pour lui témoigner son affection, eût alors pris pour maire son gendre monsieur Beauvisage, on se révolta contre lui, et quelques jeunes, allèrent jusqu’à le taxer de radotage. Les partisans de Simon Giguet se tournèrent vers Philéas Beauvisage, le maire, et le mirent d’autant mieux de leur côté, que, sans être mal avec son beau-père, il affichait une indépendance
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qui dégénérait en froideur, mais que lui laissait le fin beau-père, en y voyant un excellent moyen d’action sur la ville d’Arcis.
 
Monsieur le maire, interrogé la veille sur la place publique, avait déclaré qu’il nommerait le premier inscrit sur la liste des éligibles d’Arcis, plutôt que de donner sa voix à Charles Keller qu’il estimait d’ailleurs infiniment.
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Cette Scène est écrite pour l’enseignement des pays assez malheureux pour ne pas connaître les bienfaits d’une représentation nationale, et qui, par conséquent, ignorent par quelles guerres intestines, aux prix de quels sacrifices à la Brutus, une petite ville enfante un député ! Spectacle majestueux et naturel, auquel on ne peut comparer que celui d’un accouchement : mêmes efforts, mêmes impuretés, mêmes déchirements, même triomphe !
 
On peut se demander comment un fils unique, dont la fortune était satisfaisante, se trouvait, comme Simon Giguet,
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simple avocat dans la petite ville d’Arcis, où les avocats sont inutiles. Un mot sur le candidat est ici nécessaire.
 
Le colonel avait eu, de 1806 à 1813, de sa femme, qui mourut en 1814, trois enfants, dont l’aîné, Simon, survécut à ses cadets, morts tous deux, l’un en 1818, l’autre en 1826. Jusqu’à ce qu’il restât seul, Simon dut être élevé comme un homme à qui l’exercice d’une profession lucrative était nécessaire. Devenu fils unique Simon fut atteint d’un revers de fortune. Madame Marion comptait beaucoup pour son neveu sur la succession du grand-père, le banquier de Hambourg ; mais cet Allemand mourut en 1826, ne laissant à son petit-fils Giguet que deux mille francs de rentes. Ce banquier, doué d’une grande vertu procréatrice, avait combattu les ennuis de son commerce par les plaisirs de la paternité ; donc il favorisa les familles de onze autres enfants qui l’entouraient et qui lui firent croire, avec assez de vraisemblance d’ailleurs, que Simon Giguet serait riche.
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Les Giguet ne pouvaient attendre aucune faveur du pouvoir sous la Restauration. Quand même Simon n’eût pas été le fils d’un ardent bonapartiste, il appartenait à une famille dont tous les membres avaient, à juste titre, encouru l’animadversion de la famille de Cinq-Cygne, à propos de la part que Giguet le colonel de gendarmerie, et les Marion, y compris madame Marion, prirent, en qualité de témoins à charge, dans le fameux procès de messieurs de Simeuse, condamnés en 1805 comme coupables de la séquestration du comte de Gondreville, alors sénateur, et de laquelle ils étaient parfaitement innocents. Ce représentant du peuple avait spolié la fortune de la maison de Simeuse, les héritiers parurent coupables de cet attentat, dans un temps où la vente des biens nationaux était l’arche sainte de la politique. (Voir UNE TENEBREUSE AFFAIRE.)
 
Grévin fut non-seulement l’un des témoins les plus importants mais encore un des plus ardents meneurs de cette affaire. Ce procès criminel divisait encore l’Arrondissement d’Arcis en deux partis, dont l’un tenait pour l’innocence des condamnés, et conséquemment pour la maison de Cinq-
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Cygne, l’autre pour le comte de Gondreville et pour ses adhérents.
 
Si, sous la Restauration, la comtesse de Cinq-Cygne usa de l’influence que lui donnait le retour des Bourbons pour ordonner tout à son gré dans le département de l’Aube, le comte de Gondreville sut contrebalancer la royauté des Cinq-Cygne, par l’autorité secrète qu’il exerça sur les libéraux du pays, au moyen du notaire Grévin, du colonel Giguet, de son gendre Keller, toujours nommé député d’Arcis-sur-Aube en dépit des Cinq-Cygne, et enfin par le crédit qu’il conserva dans les conseils de la Couronne, tant que vécut Louis XVIII. Ce ne fut qu’après la mort de ce roi, que la comtesse de Cinq-Cygne put faire nommer Michu, président du tribunal de première instance d’Arcis. Elle tenait à mettre à cette place le fils du régisseur qui périt sur l’échafaud à Troyes, victime de son dévoûment à la famille Simeuse, et dont le portrait en pied ornait son salon et à Paris et à Cinq-Cygne. Jusqu’en 1823, le comte de Gondreville avait eu le pouvoir d’empêcher la nomination de Michu.
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Ce fut par le conseil même du comte de Gondreville que le colonel Giguet fit de son fils un avocat. Simon devait d’autant plus briller dans l’Arrondissement d’Arcis, qu’il y fut le seul avocat, les avoués plaidant toujours les causes eux-mêmes dans ces petites localités. Simon avait eu quelques triomphes à la cour d’assises de l’Aube ; mais il n’en était pas moins l’objet des plaisanteries de Frédéric Marest le procureur du roi, d’Olivier Vinet le substitut, du président Michu, les trois plus fortes têtes du tribunal, et qui seront d’importants personnages dans le drame électoral dont la première scène se préparait.
 
Simon Giguet, comme presque tous les hommes d’ailleurs, payait à la grande puissance du ridicule une forte part de contributions. Il s’écoutait parler, il prenait la parole à tout propos, il dévidait solennellement des phrases filandreuses et sèches qui passaient pour de l’éloquence dans la haute bourgeoisie d’Arcis. Ce pauvre garçon appartenait à ce genre d’ennuyeux qui prétendent tout expliquer, même les choses les plus simples. Il expliquait la pluie, il expliquait les causes de la révolution de Juillet ; il expliquait
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aussi les choses impénétrables : il expliquait Louis-Philippe, il expliquait monsieur Odilon Barrot, il expliquait monsieur Thiers, il expliquait les affaires d’Orient, il expliquait la Champagne, il expliquait 1789, il expliquait le tarif des douanes et les humanitaires, le magnétisme et l’économie de la liste civile.
 
Ce jeune homme maigre, au teint bilieux, d’une taille assez élevée pour justifier sa nullité sonore, car il est rare qu’un homme de haute taille ait de grandes capacités, outrait le puritanisme des gens de l’extrême-gauche, déjà tous si affectés à la manière des prudes qui ont des intrigues à cacher. Toujours vêtu de noir, il portait une cravate blanche qu’il laissait descendre au bas de son cou. Aussi sa figure semblait-elle être dans un cornet de papier blanc, car il conservait ce col de chemise haut et empesé que la mode a fort heureusement proscrit. Son pantalon, ses habits paraissaient toujours être trop larges. Il avait ce qu’on nomme en province de la dignité, c’est-à-dire qu’il se tenait roide et qu’il était ennuyeux ; Antonin Goulard, son ami, l’accusait de singer monsieur Dupin. En effet, l’avocat se chaussait un peu trop de souliers et de gros bas en filoselle noire. Simon Giguet, protégé par la considération dont jouissait son vieux père et par l’influence qu’exerçait sa tante sur une petite ville dont les principaux habitants venaient dans son salon depuis vingt-quatre ans, déjà riche d’environ dix mille francs de rentes, sans compter les honoraires produits par son cabinet, et à qui la fortune de sa tante revenait un jour, ne mettait pas sa nomination en doute.
 
Néanmoins, le premier coup de cloche, en annonçant l’arrivée des électeurs les plus influents, retentit au cœur de l’ambitieux en y portant des craintes vagues. Simon ne se dissimulait ni l’habileté ni les immenses ressources du vieux Grévin, ni le prestige que le ministère déploierait en appuyant la candidature d’un jeune et brave officier alors en Afrique, attaché au prince royal, fils d’un des ex-grands citoyens la France et neveu d’une maréchale.
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— Il me semble, dit-il à son père, que j’ai la colique. Je sens une chaleur douceâtre au-dessous du creux de l’estomac, qui me donne des inquiétudes…
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=== CHAPITRE III OÙ L’OPPOSITION SE DESSINE ===
 
Le maire, monsieur Philéas Beauvisage, se présenta le premier, accompagné du successeur de son beau-père, le plus occupé des notaires de la ville, Achille Pigoult, petit-fils d’un vieillard resté juge de paix d’Arcis pendant la Révolution,
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pendant l’Empire et pendant les premiers jours de la Restauration.
 
Achille Pigoult, âgé d’environ trente-deux ans, avait été dix-huit ans clerc chez le vieux Grévin, sans avoir l’espérance de devenir notaire. Son père, fils du juge de paix d’Arcis, mort d’une prétendue apoplexie, avait fait de mauvaises affaires. Le comte de Gondreville, à qui le vieux Pigoult tenait par les liens de 1793, avait prêté l’argent d’un cautionnement, et avait ainsi facilité l’acquisition de l’étude de Grévin au petit-fils du juge de paix qui fit la première instruction du procès Simeuse. Achille s’était établi sur la Place de l’Église, dans une maison appartenant au comte de Gondreville, et que le pair de France lui avait louée à si bas prix, qu’il était facile de voir combien le rusé politique tenait à toujours avoir le premier notaire d’Arcis dans sa main.
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Ce jeune Pigoult, petit homme sec dont les yeux fins semblaient percer ses lunettes vertes qui n’atténuaient point la malice de son regard, instruit de tous les intérêts du pays, devant à l’habitude de traiter les affaires une certaine facilité de parole, passait pour être gouailleur et disait tout bonnement les choses avec plus d’esprit que n’en mettaient les indigènes dans leurs conversations. Ce notaire, encore garçon, attendait un riche mariage de la bienveillance de ses deux protecteurs, Grévin et le comte de Gondreville. Aussi l’avocat Giguet laissa-t-il échapper un mouvement de surprise en apercevant Achille à côté de monsieur Philéas Beauvisage. Ce petit notaire, dont le visage était couturé par tant de marques de petite vérole qu’il s’y trouvait comme un réseau de filets blancs, formait un contraste parfait avec la grosse personne de monsieur le maire, dont la figure ressemblait à une pleine lune, mais à une lune réjouie.
 
Ce teint de lys et de roses était encore relevé chez Philéas par un sourire gracieux qui résultait bien moins d’une disposition de l’âme que de cette disposition des lèvres pour lesquelles on a créé le mot poupin. Philéas Beauvisage était doué d’un si grand contentement
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de lui-même, qu’il souriait toujours à tout le monde, dans toutes les circonstances. Ses lèvres poupines auraient souri à un enterrement. La vie qui abondait dans ses yeux bleus et enfantins ne démentait pas ce perpétuel et insupportable sourire. Cette satisfaction interne passait d’autant plus pour de la bienveillance et de l’affabilité que Philéas s’était fait un langage à lui, remarquable par un usage immodéré des formules de la politesse. Il avait toujours l’ honneur, il joignait à toutes ses demandes de santé relatives aux personnes absentes les épithètes de cher, de bon, d’ excellent. Il prodiguait les phrases de condoléance ou les phrases complimenteuses à propos des petites misères ou des petites félicités de la vie humaine. Il cachait ainsi sous un déluge de lieux communs son incapacité, son défaut absolu d’instruction, et une faiblesse de caractère qui ne peut être exprimée que par le mot un peu vieilli de girouette.
 
Rassurez-vous ? cette girouette avait pour axe la belle madame Beauvisage, Séverine Grévin, la femme célèbre de l’Arrondissement. Aussi quand Séverine apprit ce qu’elle nomma l’équipée de monsieur Beauvisage, à propos de l’élection, lui avait-elle dit le matin même : " Vous n’avez pas mal agi en vous donnant des airs d’indépendance ; mais vous n’irez pas à la réunion des Giguet, sans vous y faire accompagner par Achille Pigoult, à qui j’ai dit de venir vous prendre ! " Donner Achille Pigoult pour mentor à Beauvisage, n’était-ce pas faire assister à l’assemblée des Giguet un espion du parti Gondreville ? Aussi chacun peut maintenant se figurer la grimace qui contracta la figure puritaine de Simon, forcé de bien accueillir un habitué du salon de sa tante, un électeur influent dans lequel il vit alors un ennemi.
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— Bonjour, Achille, dit-il en prenant un air dégagé, vous allez me tailler des croupières !…
 
— Je ne crois pas que votre réunion soit une conspiration
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contre l’indépendance de nos votes, répondit le notaire en souriant. Ne jouons-nous pas franc jeu ?
 
— Franc jeu ! répéta Beauvisage.
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Là, monsieur le maire prit la main de Simon en lui disant : — Comment vous portez-vous ! mon bon ami ? Votre chère tante et notre digne colonel vont sans doute aussi bien ce matin qu’hier… du moins il faut le présumer !… (Hé ! hé ! hé !) ajouta-t-il d’un air de parfaite béatitude, — peut-être un peu tourmentés de la cérémonie qui va se passer… — Ah ! dam, jeune homme ( sic : jeûne hôme !), nous entrons dans la carrière politique… (Ah ! ah ! ah !) — Voilà votre premier pas… — il n’y a pas à reculer, — c’est un grand parti, — et j’aime mieux que ce soit vous que moi qui vous lanciez dans les orages et les tempêtes de la chambre… (hi ! hi !) quelqu’agréable que ce soit de voir résider en sa personne… (hi ! hi ! hi !) le pouvoir souverain de la France pour un quatre cent cinquante-troisième !… (Hi ! hi ! hi !)
 
L’organe de Philéas Beauvisage avait une agréable sonorité tout à fait en harmonie avec les courbes légumineuses de son visage coloré comme un potiron jaune clair, avec son dos épais, avec sa poitrine large et bombée. Cette voix, qui tenait de la basse-taille par son volume, se veloutait comme celle des barytons, et prenait, dans le rire par lequel Philéas accompagnait ses fins de phrase, quelque chose d’argentin.
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Dieu, dans son paradis terrestre, aurait voulu, pour y compléter les Espèces, y mettre un bourgeois de province, il n’aurait pas fait de ses mains un type plus beau, plus complet que Philéas Beauvisage.
 
— J’admire le dévoûment de ceux qui peuvent se jeter dans les orages de la vie politique. (Hé ! hé ! hé !) Il faut pour cela des nerfs que je n’ai pas. — Qui nous eût dit, en 1812, en 1813, qu’on en arriverait là… Moi, je ne doute plus de rien dans un temps où l’asphalte, le caoutchouc, les chemins de fer et la vapeur changent le sol, les redingotes et les distances. (Hé ! hé ! hé ! hé !)
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Le candidat dévora l’épigramme sans répondre, car il fut obligé d’aller au-devant de deux nouveaux électeurs.
 
L’un était le maître du Mulet, la meilleure auberge d’Arcis, et qui se trouve sur la Grande-Place, au coin de la rue de Brienne. Ce digne aubergiste, nommé Poupart, avait épousé la sœur d’un domestique attaché à la comtesse de Cinq-Cygne, le fameux Gothard, un des acteurs du procès criminel. Dans le temps, ce Gothard fut acquitté. Poupart, quoique l’un des habitants d’Arcis les plus dévoués aux Cinq-Cygne, avait été sondé depuis deux jours par le domestique du colonel Giguet avec tant de persévérance et d’habileté, qu’il croyait jouer un tour à l’ennemi des Cinq-Cygne en consacrant son influence à la nomination
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de Simon Giguet, et il venait de causer dans ce sens avec un pharmacien nommé Fromaget, qui, ne fournissant pas le château de Gondreville, ne demandait pas mieux que de cabaler contre les Keller.
 
Ces deux personnages de la petite bourgeoisie pouvaient, à la faveur de leurs relations, déterminer une certaine quantité de votes flottants, car ils conseillaient une foule de gens à qui les opinions politiques des, candidats étaient indifférentes. Aussi l’avocat s’empara-t-il de Poupart et livra-t-il le pharmacien Fromaget à son père, qui vint saluer les électeurs déjà venus.
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Le sous-ingénieur de l’Arrondissement, le secrétaire de la mairie, quatre huissiers, trois avoués, le greffier du tribunal et celui de la justice de paix, le receveur de l’enregistrement et celui des contributions, deux médecins rivaux de Varlet, le beau-frère de Grévin, un menuisier, les deux adjoints de Philéas, le libraire-imprimeur d’Arcis, une douzaine de bourgeois, entrèrent successivement et se promenèrent dans le jardin par groupes, en attendant que la réunion fût assez nombreuse pour ouvrir la séance. Enfin, à midi, cinquante personnes environ, toutes endimanchées, la plupart venues par curiosité pour voir les beaux salons dont on parlait tant dans tout l’Arrondissement, s’assirent sur les siéges que madame Marion leur avait préparés. On laissa les fenêtres ouvertes, et bientôt il se fit un si profond silence, qu’on put entendre crier la robe de soie de madame Marion, qui ne put résister au plaisir de descendre au jardin et de se placer à un endroit d’où elle pouvait entendre les électeurs. La cuisinière, la femme de chambre et le domestique se tinrent dans la salle à manger et partagèrent les émotions de leurs maîtres.
 
— Messieurs, dit Simon Giguet, quelques-uns d’entre vous veulent faire à mon père l’honneur de lui offrir la présidence de cette réunion ; mais le colonel Giguet me charge de leur présenter ses remercîments, en exprimant toute la
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gratitude que mérite ce désir, dans lequel il voit une récompense de ses services à la patrie. Nous sommes chez mon père, il croit devoir se récuser pour ces fonctions, et il vous propose un honorable négociant à qui vos suffrages ont conféré la première magistrature de la ville, monsieur Philéas Beauvisage.
 
— Bravo ! bravo !
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— Que le diable m’emporte, se dit en lui-même Beauvisage, si l’on me reprend jamais à haranguer…
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— Messieurs Fromaget et Marcellot veulent-ils accepter les fonctions de scrutateurs ? dit Simon Giguet.
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Pigoult s’élança vers la table à thé, s’y tint debout, les doigts légèrement appuyés sur le bord, et fit preuve d’audace, en parlant sans gêne, à peu près comme parle l’illustre monsieur Thiers.
 
— Messieurs, ce n’est pas moi qui ai lancé la proposition d’imiter la Chambre ; car, jusqu’aujourd’hui, les Chambres m’ont paru véritablement inimitables ; néanmoins, j’ai très-bien conçu qu’une assemblée de soixante et quelques notables Champenois devait s’improviser un président, car aucun troupeau ne va sans berger. Si nous avions voté au scrutin secret, je suis certain que le nom de notre estimable maire y aurait obtenu l’unanimité ; son opposition à la candidature soutenue par sa famille nous prouve qu’il possède le courage civil au plus haut degré, puisqu’il sait s’affranchir des liens les plus forts, ceux de la famille ! Mettre la patrie avant la famille, c’est un si grand effort, que nous sommes toujours forcés, pour y arriver, de nous dire que du haut de son tribunal, Brutus nous contemple, depuis deux mille cinq cents et quelques années.
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Il semble naturel à maître Giguet, qui a eu le mérite de deviner nos sentiments relativement au choix d’un président, de nous guider encore pour celui des scrutateurs ; mais en appuyant mon observation vous avez pensé que c’était assez d’une fois, et vous avez eu raison ! Notre ami commun Simon Giguet, qui doit se présenter en candidat, aurait l’air de se présenter en maître, et pourrait alors perdre dans notre esprit les bénéfices de l’attitude modeste qu’a prise son vénérable père. Or, que fait en ce moment notre digne président en acceptant la manière de présider que lui a proposée le candidat ? il nous ôte notre liberté ! Je vous le demande ? est-il convenable que le président de notre choix nous dise de nommer par assis et lever les deux scrutateurs ?… Ceci, messieurs, est un choix déjà. Serions-nous libres de choisir ? Peut-on, à côté de son voisin, rester assis ? On me proposerait, que tout le monde se lèverait, je crois, par politesse ; et comme nous nous lèverions tous pour chacun de nous, il n’y a pas de choix, là où tout le monde serait nommé nécessairement par tout le monde.
 
— Il a raison, dirent les soixante auditeurs.
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Le colonel Giguet coupait en bandes une feuille de papier, et Simon envoya chercher une plume et une écritoire. La séance fut suspendue.
 
Cette discussion préliminaire sur les formes avait déjà
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profondément inquiété Simon, et éveillé l’attention des soixante bourgeois convoqués. Bientôt, on se mit à écrire les bulletins, et le rusé Pigoult réussit à faire porter monsieur Mollot, le greffier du tribunal, et monsieur Godivet, le receveur de l’enregistrement.
 
Ces deux nominations mécontentèrent nécessairement Fromaget le pharmacien, et Marcellot, l’avoué.
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— Librement, cria l’assemblée.
 
— Librement, reprit Simon Giguet, de ses droits dans la grande bataille de l’élection générale de la chambre des députés, et comme dans quelques jours nous aurons une réunion à laquelle assisteront tous les électeurs pour juger du mérite des candidats, nous devons nous estimer très-
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heureux d’avoir pu nous habituer ici en petit comité aux usages de ces assemblées ; nous en serons plus forts, pour décider de l’avenir politique de la ville d’Arcis, car il s’agit aujourd’hui de substituer une ville à une famille, le pays à un homme…
 
Simon fit alors l’histoire des élections depuis vingt ans. Tout en approuvant la constante nomination de François Keller, il dit que le moment était venu de secouer le joug de la maison Gondreville. Arcis ne devait pas plus être un fief libéral qu’un fief des Cinq-Cygne. Il s’élevait en France, en ce moment, des opinions avancées que les Keller ne représentaient pas. Charles Keller devenu vicomte, appartenait à la cour, il n’aurait aucune indépendance, car en le présentant ici comme candidat, on pensait bien plus à faire de lui le successeur à la pairie de son père, que le successeur d’un député, etc. Enfin, Simon se présentait au choix de ses concitoyens en s’engageant à siéger auprès de l’illustre monsieur Odilon Barrot, et à ne jamais déserter le glorieux drapeau du Progrès !
 
Le Progrès, un de ces mots derrière lesquels on essayait alors de grouper beaucoup plus d’ambitions menteuses que d’idées, car, après 1830, il ne pouvait représenter que les prétentions de quelques démocrates affamés, ce mot faisait encore beaucoup d’effet dans Arcis et donnait de la consistance à qui l’inscrivait sur son drapeau. Se dire un homme de progrès, c’était se proclamer philosophe en toute chose, et puritain en politique. On se déclarait ainsi pour les chemins de fer, les mackintosh, les pénitenciers, le pavage en bois, l’indépendance des nègres, les caisses d’épargne, les souliers sans couture, l’éclairage au gaz, les trottoirs en asphalte, le vote universel, la réduction de la liste civile. Enfin c’était se prononcer contre les traités de 1815, contre la branche aînée, contre le colosse du Nord, la perfide Albion, contre toutes les entreprises, bonnes ou mauvaises, du gouvernement. Comme on le voit, le mot progrès peut aussi bien signifier : Non ! que : Oui !… C’est le réchampissage du mot libéralisme, un nouveau mot d’ordre pour des ambitions nouvelles.
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— Si j’ai bien compris ce que nous venons de faire ici, dit Jean Violette, un fabricant de bas qui avait acheté depuis deux ans la maison Beauvisage, il s’agit de nous engager tous à faire nommer, en usant de tous nos moyens, monsieur Simon Giguet aux élections comme député, à la place du comte François Keller ? Si chacun de nous entend se coaliser ainsi, nous n’avons qu’à dire tout bonnement oui ou non là-dessus ?…
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Il se fit une rumeur.
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— Un candidat se met sur la sellette, et, reprit Achille avec feu, j’ai le droit d’interroger sa vie avant de l’investir de mes pouvoirs. Or, je ne veux pas d’ingratitude chez mon mandataire, car l’ingratitude est comme le malheur, l’une attire l’autre. Nous avons été, dites-vous, le marche-pied des Keller, eh bien ! ce que je viens d’entendre me fait craindre d’être le marche-pied des Giguet. Nous sommes dans le siècle du positif, n’est-ce pas ? Eh bien ! examinons quels seront, pour l’Arrondissement d’Arcis, les résultats de la nomination de Simon Giguet ? On vous parle d’indépendance ? Simon, que je maltraite comme candidat, est mon ami, comme il est celui de tous ceux qui m’écoutent, et je serai personnellement charmé de le voir devenir un orateur de la gauche, se placer entre Garnier-Pagès et Laffitte ; mais qu’en reviendra-t-il à l’Arrondissement ?… L’Arrondissement aura perdu l’appui du comte de Gondreville et celui des Keller… Nous avons tous besoin de l’un et des autres dans une période de cinq ans. On va voir la maréchale de Carigliano, pour obtenir la réforme d’un gaillard dont le numéro est mauvais. On a recours au crédit des Keller dans bien des affaires qui se décident sur leur recommandation. On a toujours trouvé le vieux comte de Gondreville tout prêt à nous rendre service. Il suffit d’être d’Arcis pour entrer chez lui, sans faire antichambre. Ces trois familles connaissent toutes les familles d’Arcis… Où est la caisse de la maison Giguet, et quelle sera son influence dans les ministères ?… De quel crédit jouira-t-elle sur la place de Paris ?… S’il faut faire reconstruire en pierre notre méchant pont de bois, obtiendra-t-elle du Département et de l’État les fonds nécessaires !… En nommant Charles Keller, nous continuons un pacte d’alliance et d’amitié qui jusqu’aujourd’hui ne nous a donné que des bénéfices. En nommant mon bon et excellent camarade de collége, mon digne ami Simon Giguet, nous réaliserons des pertes, jusqu’au jour où il sera ministre ! Je connais assez sa modestie pour croire qu’il ne me démentira pas si je doute de sa nomination à ce poste !… (Rires.) Je suis venu dans cette réunion pour m’opposer à un acte que je
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regarde comme fatal à notre Arrondissement. Charles Keller appartient à la cour ! me dira-t-on. Eh ! tant mieux ! nous n’aurons pas à payer les frais de son apprentissage politique, il sait les affaires du pays, il connaît les nécessités parlementaires, il est plus près d’être homme d’État que mon ami Simon, qui n’a pas la prétention de s’être fait Pitt ou Talleyrand, dans notre pauvre petite ville d’Arcis…
 
— Danton en est sorti !… cria le colonel Giguet furieux de cette improvisation pleine de justesse.
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Et le vieillard s’assit. Il se fit alors un grand brouhaha. Achille ouvrit la bouche pour répliquer. Beauvisage, qui ne se serait pas cru président s’il n’avait pas agité sa sonnette, augmenta le tapage en réclamant le silence. Il était alors deux heures.
 
— Je prends la liberté de faire observer à l’honorable colonel Giguet, dont les sentiments sont faciles à comprendre,
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qu’il a pris de lui-même la parole, et c’est contre les usages parlementaires, dit Achille Pigoult.
 
— Je ne crois pas nécessaire de rappeler à l’ordre le colonel… dit Beauvisage. Il est père…
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— C’est les frontières du Rhin pour la France ! dit le colonel, et les traités de 1815 déchirés !
 
— C’est de vendre toujours le blé fort cher et de laisser toujours le pain à bon marché, cria railleusement Achille
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Pigoult qui, croyant faire une plaisanterie, exprimait un des non-sens qui règnent en France.
 
— C’est le bonheur de tous obtenu par le triomphe des doctrinaires humanitaires…
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— Non reprit le candidat. Est-ce être démocrate que de vouloir le développement régulier, légal de nos institutions ? Pour moi, le progrès, c’est la fraternité rétablie entre les membres de la grande famille française, et nous ne pouvons pas nous dissimuler que beaucoup de souffrances…
 
À trois heures, Simon Giguet expliquait encore le progrès, et quelques-uns des assistants faisaient entendre des ronflements réguliers qui dénotaient un profond sommeil.
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Le malicieux Achille Pigoult avait engagé tout le monde à religieusement écouter l’orateur qui se noyait dans ses phrases et périphrases.
 
=== CHAPITRE V LES EMBARRAS DU GOUVERNEMENT D’ARCIS ===
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Cette place est un terrain auquel aboutissent plusieurs routes et plusieurs rues. Il s’y trouve un marché couvert ; puis, en face du château, de l’autre côté de la place qui n’est ni pavée, ni macadamisée, et où la pluie dessine de petites ravines, s’étend une magnifique promenade appelée Avenue des Soupirs. Est-ce à l’honneur ou au blâme des femmes de la ville ? Cette amphibologie est sans doute un trait d’esprit du pays. Deux belles contre-allées plantées de vieux tilleuls très-touffus, mènent de la place à un boulevard circulaire, qui forme une autre promenade délaissée comme toutes les promenades de province, où l’on aperçoit beaucoup plus d’immondices tranquilles que de promeneurs agités comme ceux de Paris.
 
Au plus fort de la discussion qu’Achille Pigoult dramatisait avec un sang-froid et un courage dignes d’un orateur du vrai parlement, quatre personnages se promenaient de front sous les tilleuls d’une des contre-allées de l’avenue des Soupirs. Quand ils arrivaient à la place, ils s’arrêtaient d’un commun accord, et regardaient les habitants d’Arcis qui bourdonnaient devant le château, comme des abeilles rentrant le soir à leur ruche. Ces quatre promeneurs étaient tout le parti ministériel
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d’Arcis : le sous-préfet, le procureur du roi, son substitut, et monsieur Martener le juge d’instruction. Le président du tribunal est, comme on le sait déjà, partisan de la branche aînée et le dévoué serviteur de la maison de Cinq-Cygne.
 
— Non, je ne conçois pas le gouvernement, répéta le sous-préfet en montrant les groupes qui épaississaient. En de si graves conjonctures, on me laisse sans instructions !…
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— Si Charles Keller est le candidat du ministère, reprit Antonin Goulard, on aurait dû me le dire, et ne pas donner le temps à Simon Giguet de s’emparer des esprits !
 
Ces quatre personnages arrivèrent en marchant lentement jusqu’à l’endroit
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où cesse le boulevard, et où il devient la place publique.
 
— Voilà monsieur Groslier ! dit le juge en apercevant un homme à cheval.
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— Rien de bien satisfaisant, répondit d’un air mystérieux Antonin qui marcha lestement comme s’il voulait quitter les magistrats.
 
En allant vers le milieu de la place assez silencieusement, car les trois magistrats furent comme piqués de la vitesse affectée par le sous-préfet, monsieur Martener aperçut la vieille madame Beauvisage, la mère de Philéas, entourée par
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presque tous les bourgeois de la place, auxquels elle paraissait faire un récit. Un avoué, nommé Sinot, qui avait la clientèle des royalistes de l’Arrondissement d’Arcis, et qui s’était abstenu d’aller à la réunion Giguet, se détacha du groupe et courut vers la porte de la maison Marion en sonnant avec force.
 
— Qu’y a-t-il ? dit Frédéric Marest en laissant tomber son lorgnon et instruisant le sous-préfet et le juge de cette circonstance.
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— Un pareil imbécile serait nommé ?… dit Olivier Vinet en riant.
 
Le substitut, âgé d’environ vingt-trois ans, en sa qualité de fils aîné d’un des plus fameux procureurs-généraux dont l’arrivée au pouvoir date de la révolution de Juillet, avait dû naturellement à l’influence de son père d’entrer dans la magistrature du parquet. Ce procureur-général, toujours nommé député par la ville de Provins, est un des arcs-boutants du centre à la Chambre. Aussi le fils, dont la mère est une demoiselle de Chargebœuf, avait-il une assurance, dans ses fonctions et dans son allure, qui révélait le crédit du père. Il exprimait ses opinions sur les hommes et sur les choses, sans trop se gêner ; car il espérait ne pas rester longtemps dans la ville d’Arcis, et passer procureur du roi à Versailles, infaillible marche-pied d’un poste à Paris. L’air dégagé de ce petit Vinet, l’espèce de fatuité judiciaire que lui donnait la certitude de faire son chemin, gênaient d’autant plus Frédéric Marest que l’esprit le plus mordant appuyait les prétentions du subordonné. Le procureur du Roi, homme de quarante ans qui, sous la Restauration, avait mis six ans à devenir premier substitut, et que la révolution de Juillet oubliait au parquet d’Arcis,
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quoiqu’il eût dix-huit mille francs de rente, se trouvait perpétuellement pris entre le désir de se concilier les bonnes grâces d’un procureur-général susceptible d’être garde-des-sceaux tout comme tant d’avocats-députés, et la nécessité de garder sa dignité.
 
Olivier Vinet, mince et fluet, blond, à la figure fade, relevée par deux yeux verts pleins de malice, était de ces jeunes gens railleurs, portés au plaisir, qui savent reprendre l’air gourmé, rogue et pédant dont s’arment les magistrats une fois sur leur siége. Le grand, gros, épais et grave procureur du Roi, venait d’inventer depuis quelques jours un système au moyen duquel il se tirait d’affaires avec le désespérant Vinet, il le traitait comme un père traite un enfant gâté.
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— C’est bien simple, dit le procureur du Roi, mais c’est bien vrai… Si vous pouvez réunir cinquante voix ministérielles, vous vous trouverez vraisemblablement le maître des élections ici, ajouta-t-il en regardant Antonin Goulard.
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— Il suffit d’opposer un candidat du même genre à Simon Giguet, dit Olivier Vinet.
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Aucune démarche de ce genre n’est secrète en province. Le procureur du roi, Frédéric Marest, dont la fortune, la boutonnière, la position étaient égales à celles d’Antonin Goulard, avait essuyé, trois ans auparavant, un refus motivé sur la différence des âges.
 
Aussi le sous-préfet et le procureur du roi se renfermaient-ils dans les bornes d’une exacte politesse avec les Beauvisage,
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et se moquaient d’eux en petit comité. Tous deux en se promenant, ils venaient de deviner et de se communiquer le secret de la candidature de Simon Giguet ; car ils avaient compris, la veille, les espérances de madame Marion. Possédés l’un et l’autre du sentiment qui anime le chien du jardinier, ils étaient pleins d’une secrète bonne volonté pour empêcher l’avocat d’épouser la riche héritière dont la main leur avait été refusée.
 
— Dieu veuille que je sois le maître des élections, reprit le sous-préfet, et que le comte de Gondreville me fasse nommer préfet, car je n’ai pas plus envie que vous de rester ici, quoique je sois d’Arcis.
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— Eh bien ! Pigoult ?… fit Olivier Vinet en voyant venir toute l’opposition de l’assemblée Marion.
 
— Eh bien ! répondit le notaire sur le front de qui la
— Eh bien ! répondit le notaire sur le front de qui la sueur non séchée témoignait de ses efforts, Sinot est venu nous apprendre une nouvelle qui les a mis tous d’accord ! À l’exception de cinq dissidents : Poupart, mon grand-père, Mollot, Sinot et moi, tous ont juré, comme au jeu de paume, d’employer leurs moyens au triomphe de Simon Giguet, de qui je me suis fait un ennemi mortel. Oh ! nous nous étions échauffés. J’ai toujours amené les Giguet à fulminer contre les Gondreville. Ainsi le vieux comte sera de mon côté. Pas plus tard que demain, il saura tout ce que les soi-disant patriotes d’Arcis ont dit de lui, de sa corruption, de ses infamies, pour se soustraire à sa protection, ou, selon eux, à son joug.
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— Eh bien ! répondit le notaire sur le front de qui la sueur non séchée témoignait de ses efforts, Sinot est venu nous apprendre une nouvelle qui les a mis tous d’accord ! À l’exception de cinq dissidents : Poupart, mon grand-père, Mollot, Sinot et moi, tous ont juré, comme au jeu de paume, d’employer leurs moyens au triomphe de Simon Giguet, de qui je me suis fait un ennemi mortel. Oh ! nous nous étions échauffés. J’ai toujours amené les Giguet à fulminer contre les Gondreville. Ainsi le vieux comte sera de mon côté. Pas plus tard que demain, il saura tout ce que les soi-disant patriotes d’Arcis ont dit de lui, de sa corruption, de ses infamies, pour se soustraire à sa protection, ou, selon eux, à son joug.
 
— Ils sont unanimes, dit en souriant Olivier Vinet.
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— De mon ancien patron. Simon serait nommé député d’Arcis il n’aurait pas ville gagnée…
 
Quoi que le sous-préfet et Frédéric Marest pussent dire à Pigoult, il refusa d’expliquer cette exclamation qui leur avait justement paru grosse d’événements, et qui révélait
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une certaine connaissance des projets de la famille Beauvisage.
 
Tout Arcis était en mouvement, non seulement à cause de la fatale nouvelle qui venait d’atteindre la famille Gondreville, mais encore à cause de la grande résolution prise chez les Giguet où, dans ce moment, les trois domestiques et madame Marion travaillaient à tout remettre en état, pour pouvoir recevoir pendant la soirée leurs habitués, que la curiosité devait attirer au grand complet.
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La Champagne a l’apparence d’un pays pauvre et n’est qu’un pauvre pays. Son aspect est généralement triste, la campagne y est plate. Si vous traversez les villages et même les villes, vous n’apercevez que de méchantes constructions en bois ou en pisé ; les plus luxueuses sont en briques. La pierre y est à peine employée pour les établissements publics. Aussi le château, le Palais-de-Justice d’Arcis, l’église, sont-ils les seuls édifices bâtis en pierre. Néanmoins la Champagne, ou si vous voulez, les départements de l’Aube, de la Marne et de la Haute-Marne, déjà richement dotés de ces vignobles dont la renommée est universelle, sont encore pleins d’industries florissantes.
 
Sans parler des manufactures de Rheims, presque toute la bonneterie de France, commerce considérable, se fabrique autour de Troyes. La campagne, dans un rayon de dix lieues, est couverte d’ouvriers dont les métiers s’aperçoivent par les portes ouvertes quand on passe dans les villages. Ces ouvriers correspondent à des facteurs, lesquels aboutissent à un spéculateur appelé Fabricant. Ce fabricant traite avec des maisons de Paris ou souvent avec de simples bonnetiers au détail qui, les uns et les autres,
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ont une enseigne où se lisent ces mots : Fabrique de bonneteries. Ni les uns ni les autres ne font un bas, ni un bonnet, ni une chaussette. La bonneterie vient de la Champagne en grande partie, car il existe à Paris des ouvriers qui rivalisent avec les Champenois. Cet intermédiaire entre le producteur et le consommateur n’est pas une plaie particulière à la bonneterie. Il existe dans la plupart des commerces, et renchérit la marchandise de tout le bénéfice exigé par l’entrepositaire. Abattre ces cloisons coûteuses qui nuisent à la vente des produits, serait une entreprise grandiose qui, par ses résultats, arriverait à la hauteur d’une œuvre politique. En effet, l’industrie tout entière y gagnerait, en établissant à l’intérieur ce bon marché si nécessaire à l’extérieur pour soutenir victorieusement la guerre industrielle avec l’étranger ; bataille tout aussi meurtrière que celle des armes.
 
Mais la destruction d’un abus de ce genre ne rapporterait pas aux philanthropes modernes la gloire et les avantages d’une polémique soutenue pour les noix creuses de la négrophilie ou du système pénitentiaire ; aussi le commerce interlope de ces banquiers de marchandises continuera-t-il à peser pendant long-temps et sur la production et sur la consommation. En France, dans ce pays si spirituel, il semble que simplifier, ce soit détruire. La révolution de 1789 y fait encore peur.
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On voit, par l’énergie industrielle que déploie un pays pour qui la nature est marâtre, quels progrès y ferait l’agriculture si l’argent consentait à commanditer le sol qui n’est pas plus ingrat dans la Champagne qu’il ne l’est en Ecosse, où les capitaux ont produit des merveilles. Aussi le jour où l’agriculture aura vaincu les portions infertiles de ces départements, quand l’industrie aura semé quelques capitaux sur la craie champenoise, la prospérité triplera-t-elle. En effet le pays est sans luxe, les habitations y sont dénuées : le confort des Anglais y pénétrera, l’argent y prendra cette rapide circulation qui est la moitié de la richesse, et qui commence dans beaucoup de contrées inertes de la France.
 
Les écrivains, les administrateurs, l’Église du haut de ses
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chaires, la Presse du haut de ses colonnes, tous ceux à qui le hasard donne le pouvoir d’influer sur les masses, doivent le dire et le redire : thésauriser est un crime social. L’économie inintelligente de la province arrête la vie du corps industriel et gêne la santé de la nation.
 
Ainsi, la petite ville d’Arcis, sans transit, sans passage, en apparence vouée à l’immobilité sociale la plus complète, est, relativement, une ville riche et pleine de capitaux lentement amassés dans l’industrie de la bonneterie.
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Monsieur Philéas Beauvisage était l’Alexandre, ou, si vous voulez, l’Attila de cette partie. Voici comment cet honorable industriel avait conquis sa suprématie sur le coton.
 
Resté le seul enfant des Beauvisage, anciens fermiers de la magnifique ferme de Bellache, dépendant de la terre de Gondreville, ses parents firent, en 1811, un sacrifice pour le sauver de la conscription, en achetant un homme. Depuis, la mère Beauvisage, devenue veuve, avait, en 1813, encore soustrait son fils unique à l’enrôlement des Gardes-d’Honneur, grâce au crédit du comte de Gondreville. En 1813, Philéas, âgé de vingt-un ans, s’était déjà voué depuis trois ans au commerce pacifique de la bonneterie. En se trouvant alors à la fin du bail de Bellache, la vieille fermière refusa de le continuer. Elle se voyait en effet assez d’ouvrage pour ses vieux jours à faire valoir ses biens. Pour que rien ne troublât sa vieillesse, elle voulut procéder chez monsieur Grévin, le notaire d’Arcis, à la liquidation de la succession de son mari, quoique son fils ne lui demandât aucun compte ; il en résulta qu’elle lui devait cent cinquante mille francs environ. La bonne femme ne vendit point ses terres, dont la plus grande partie provenait du malheureux Michu, l’ancien régisseur de la maison de Simeuse, elle remit la somme en argent à son fils, en l’engageant à traiter de la maison de son patron, le fils du vieux juge de paix, dont les affaires étaient devenues si mauvaises, qu’on suspecta, comme on l’a dit déjà, sa mort d’avoir été volontaire. Philéas Beauvisage, garçon sage et plein de respect pour
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sa mère, eut bientôt conclu l’affaire avec son patron ; et comme il tenait de ses parents la bosse que les phrénologistes appellent l’ acquisivité, son ardeur de jeunesse se porta sur ce commerce qui lui parut magnifique et qu’il voulut agrandir par la spéculation. Ce prénom de Philéas, qui peut paraître extraordinaire, est une des mille bizarreries dues à la Révolution. Attachés à la famille Simeuse, et conséquemment bons catholiques, les Beauvisage avaient voulu faire baptiser leur enfant. Le curé de Cinq-Cygne, l’abbé Goujet, consulté par les fermiers, leur conseilla de donner à leur fils, Philéas pour patron, un saint dont le nom grec satisferait la Municipalité ; car cet enfant naquit à une époque où les enfants s’inscrivaient à l’État-civil sous les noms bizarres du calendrier républicain.
 
En 1814, la bonneterie, commerce peu chanceux en temps ordinaires, était soumis à toutes les variations des prix du coton. Le prix du coton dépendait du triomphe ou de la défaite de l’empereur Napoléon dont les adversaires, les généraux Anglais, disaient en Espagne : — La ville est prise, faites avancer les ballots…
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Pigoult, l’ex-patron du jeune Philéas, fournissait la matière première à ses ouvriers dans les campagnes. Au moment où il vendit sa maison de commerce au fils Beauvisage, il possédait une forte partie de cotons achetés en pleine hausse, tandis que de Lisbonne, on en introduisait des masses dans l’Empire à six sous le kilogramme, en vertu du fameux décret de l’empereur. La réaction produite en France par l’introduction de ces cotons, causa la mort de Pigoult, le père d’Achille, et commença la fortune de Philéas qui, loin de perdre la tête comme son patron, se fit un prix moyen en achetant du coton à bon marché, en quantité double de celle acquise par son prédécesseur. Cette idée si simple permit à Philéas de tripler la fabrication, de se poser en bienfaiteur des ouvriers, et il put verser ses bonneteries dans Paris et en France, avec des bénéfices, quand les plus heureux vendaient à prix coûtant.
 
Au commencement de 1814, Philéas avait vidé ses magasins.
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La perspective d’une guerre sur le territoire, et dont les malheurs devaient peser principalement sur la Champagne, le rendit prudent ; il ne fit rien fabriquer, et se tint prêt à tout événement avec ses capitaux réalisés en or.
 
À cette époque, les lignes de douanes étaient enfoncées. Napoléon n’avait pu se passer de ses trente mille douaniers pour sa lutte sur le territoire. Le coton introduit par mille trous faits à la haie de nos frontières, se glissait sur tous les marchés de la France. On ne se figure pas combien le coton fut fin et alerte à cette époque ! ni avec quelle avidité les Anglais s’emparèrent d’un pays où les bas de coton valaient six francs, et où les chemises en percale étaient un objet de luxe ! Les fabricants du second ordre, les principaux ouvriers, comptant sur le génie de Napoléon, avaient acheté les cotons venus d’Espagne. Ils travaillèrent dans l’espoir de faire la loi, plus tard, aux négociants de Paris. Philéas observa ces faits. Puis quand la guerre ravagea la Champagne, il se tint entre l’armée française et Paris. À chaque bataille perdue, il se présentait chez les ouvriers qui avaient enterré leurs produits dans des futailles, les silos de la bonneterie ; puis l’or à la main, ce cosaque des bas achetait au-dessous du prix de fabrication, de village en village, les tonneaux de marchandises qui pouvaient du jour au lendemain devenir la proie d’un ennemi dont les pieds avaient autant besoin d’être chaussés que le gosier d’être humecté.
 
Philéas déploya dans ces circonstances malheureuses une activité presque égale à celle de l’empereur. Ce général du tricot fit commercialement la campagne de 1814 avec un courage ignoré. À une lieue en arrière, là où le général se portait à une lieue en avant, il accaparait des bonnets et des bas de coton dans son succès, là où l’empereur recueillait dans ses revers des palmes immortelles. Le génie fut égal de part et d’autre, quoiqu’il s’exerçât dans des sphères différentes et que l’un pensât à couvrir les têtes en aussi grand nombre que l’autre en faisait tomber. Obligé de se créer des moyens de transport pour sauver ses tonnes de bonneterie qu’il emmagasina dans un faubourg de Paris, Philéas
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mit souvent en réquisition des chevaux et des fourgons, comme s’il s’agissait du salut de l’Empire. Mais la majesté du commerce ne valait-elle pas celle de Napoléon ? Les marchands anglais, après avoir soldé l’Europe, n’avaient-ils pas raison du colosse qui menaçait leurs boutiques ?… Au moment où l’Empereur abdiquait à Fontainebleau, Philéas triomphant se trouvait maître de l’article. Il soutint, par suite de ses habiles manœuvres, la dépréciation des cotons, et doubla sa fortune au moment où les plus heureux fabricants étaient ceux qui se défaisaient de leurs marchandises à cinquante pour cent de perte. Il revint à Arcis, riche de trois cent mille francs, dont la moitié placée sur le Grand-Livre à soixante francs lui produisit quinze mille livres de rentes. Cent mille francs furent destinés à doubler le capital nécessaire à son commerce. Il employa le reste à bâtir, meubler, orner une belle maison sur la place du Pont, à Arcis.
 
Au retour du bonnetier triomphant, monsieur Grévin fut naturellement son confident. Le notaire avait alors à marier une fille unique, âgée de vingt ans. Le beau-père de Grévin, qui fut pendant quarante ans médecin d’Arcis, n’était pas encore mort. Grévin, déjà veuf, connaissait la fortune de la mère Beauvisage. Il crut à l’énergie, à la capacité d’un jeune homme assez hardi pour avoir ainsi fait la campagne de 1814. Séverine Grévin avait en dot la fortune de sa mère, soixante mille francs. Que pouvait laisser le vieux bonhomme Varlet à Séverine, tout au plus une pareille somme ! Grévin était alors âgé de cinquante ans, il craignait de mourir, il ne voyait plus jour, sous la Restauration, à marier sa fille à son goût ; car, pour elle, il avait de l’ambition. Dans ces circonstances, il eut la finesse de se faire demander sa fille en mariage par Philéas.
 
Séverine Grévin, jeune personne bien élevée, belle, passait alors pour être un des bons partis d’Arcis. D’ailleurs, une alliance avec l’ami le plus intime du sénateur, comte de Gondreville, maintenu pair de France, ne pouvait qu’honorer le fils d’un fermier de Gondreville, la veuve Beauvisage
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eût fait un sacrifice pour l’obtenir ; mais en apprenant les succès de son fils, elle se dispensa de lui donner une dot, sage réserve qui fut imitée par le notaire. Ainsi fut consommée l’union du fils d’un fermier, jadis si fidèle aux Simeuse, avec la fille d’un de leurs plus cruels ennemis. C’est peut-être la seule application qui se fit du mot de Louis XVIII : Union et oubli.
 
Au second retour des Bourbons, le vieux médecin, monsieur Varlet, mourut à soixante-seize ans, laissant deux cent mille francs en or dans sa cave, outre ses biens évalués à une somme égale. Ainsi, Philéas et sa femme eurent, dès 1816, en dehors de leur commerce, trente mille francs de rente ; car Grévin voulut placer en immeubles la fortune de sa fille, et Beauvisage ne s’y opposa point. Les sommes recueillies par Séverine Grévin dans la succession de son grand-père, donnèrent à peine quinze mille francs de revenu, malgré les belles occasions de placement que rechercha le vieux Grévin.
 
Ces deux premières années suffirent à madame Beauvisage et a Grévin pour reconnaître la profonde ineptie de Philéas. Le coup-d’œil de la rapacité commerciale avait paru l’effet d’une capacité supérieure au vieux notaire ; de même qu’il avait pris la jeunesse pour la force, et le bonheur pour le génie des affaires. Mais si Philéas savait lire, écrire et bien compter, jamais il n’avait rien lu. D’une ignorance crasse, on ne pouvait pas avoir avec lui la plus petite conversation, il répondait par un déluge de lieux-communs agréablement débités. Seulement, en sa qualité de fils de fermier, il ne manquait pas du bon sens commercial. La parole d’autrui devait exprimer des propositions nettes, claires, saisissables ; mais il ne rendait jamais la pareille à son adversaire. Philéas, bon et même tendre, pleurait au moindre récit pathétique. Cette bonté lui fit surtout respecter sa femme, dont la supériorité lui causa la plus profonde admiration. Séverine, femme à idées, savait tout, selon Philéas. Puis, elle voyait d’autant plus juste, qu’elle consultait son père en toute chose. Enfin elle possédait une grande fermeté qui la rendit chez elle maîtresse absolue. Dès que ce résultat fut
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obtenu, le vieux notaire eut moins de regret en voyant sa fille heureuse par une domination qui satisfait toujours les femmes de ce caractère ; mais restait la femme ! Voici ce que trouva, dit-on, la femme.
 
=== CHAPITRE VII LA MAISON BEAUVISAGE ===
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Dans la réaction de 1816, on envoya pour sous-préfet à Arcis un vicomte de Chargebœuf, de la branche pauvre, et qui fut nommé par la protection de la marquise de Cinq-Cygne, à la famille de laquelle il était allié. Ce jeune homme resta sous-préfet pendant cinq ans. La belle madame Beauvisage ne fut pas, dit-on, étrangère au séjour infiniment trop prolongé pour son avancement, que le vicomte fit dans cette sous-préfecture. Néanmoins, hâtons-nous de dire que les propos ne furent sanctionnés par aucun de ces scandales qui révèlent en province ces passions si difficiles à cacher aux Argus de petite ville. Si Séverine aima le vicomte de Chargebœuf, si elle fut aimée de lui, ce fut en tout bien tout honneur, dirent les amis de Grévin et ceux de Marion. Cette double coterie imposa son opinion à tout l’Arrondissement ; mais les Marion, les Grévin n’avaient aucune influence sur les royalistes, et les royalistes tinrent le sous-préfet pour très-heureux.
 
Dès que la marquise de Cinq-Cygne apprit ce qui se disait de son parent dans les châteaux, elle le fit venir à Cinq-Cygne ; et telle était son horreur pour tous ceux qui tenaient de loin ou de près aux acteurs du drame judiciaire si fatal à sa famille, qu’elle enjoignit au vicomte de changer de résidence. Elle obtint la nomination de son cousin à la sous-préfecture de Sancerre, en lui promettant une préfecture. Quelques fins observateurs prétendirent que le vicomte avait joué la passion pour devenir préfet, car il connaissait la haine
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de la marquise pour le nom de Grévin. D’autres remarquèrent des coïncidences entre les apparitions du vicomte de Chargebœuf à Paris, et les voyages qu’y faisait madame Beauvisage, sous les prétextes les plus frivoles.
 
Un historien impartial serait fort embarrassé d’avoir une opinion sur des faits ensevelis dans les mystères de la vie privée. Une seule circonstance a paru donner gain de cause à la médisance. Cécile-Renée Beauvisage était née en 1820, au moment où monsieur de Chargebœuf quitta sa sous-préfecture, et parmi les noms de l’heureux sous-préfet se trouve celui de René. Ce nom fut donné par le comte de Gondreville, parrain de Cécile. Si la mère s’était opposée à ce que sa fille reçût ce nom, elle aurait en quelque sorte confirmé les soupçons. Comme le monde veut toujours avoir raison, ceci passa pour une malice du vieux pair de France. Madame Keller, fille du comte, et qui avait nom Cécile, était la marraine. Quant à la ressemblance de Cécile-Renée Beauvisage, elle est frappante ! Cette jeune personne ne ressemble ni à son père ni à sa mère ; et, avec le temps, elle est devenue le portrait vivant du vicomte dont elle a pris les manières aristocratiques. Cette double ressemblance, morale et physique, ne put jamais être remarquée par les gens d’Arcis, où le vicomte ne revint plus.
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Séverine rendit d’ailleurs Philéas heureux à sa manière. Il aimait la bonne chère et les aises de la vie, elle eut pour lui les vins les plus exquis, une table digne d’un évêque et entretenue par la meilleure cuisinière du département ; mais sans afficher aucun luxe, car elle maintint sa maison dans les conditions de la vie bourgeoise d’Arcis. Le proverbe d’Arcis est qu’il faut dîner chez madame Beauvisage et passer la soirée chez madame Marion.
 
La prépondérance que la Restauration donnait à la maison de Cinq-Cygne, dans l’Arrondissement d’Arcis, avait naturellement resserré les liens entre toutes les familles du pays qui touchèrent au procès criminel fait à propos de l’enlèvement de Gondreville. Les Marion, les Grévin, les Giguet
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furent d’autant plus unis, que le triomphe de leur opinion dite constitutionnelle aux élections exigeait une harmonie parfaite.
 
Par calcul, Séverine occupa Beauvisage au commerce de la bonneterie, auquel tout autre que lui aurait pu renoncer ; elle l’envoyait à Paris, dans les campagnes, pour ses affaires. Aussi jusqu’en 1830, Philéas, qui trouvait à exercer ainsi sa bosse de l’acquisivité, gagna-t-il chaque année une somme équivalente à celle de ses dépenses, outre l’intérêt de ses capitaux, en faisant son métier en pantoufles, pour employer une expression proverbiale. Les intérêts de la fortune de monsieur et madame Beauvisage, capitalisés depuis quinze ans par les soins de Grévin, devaient donc donner cinq cent mille francs en 1830. Telle était, en effet, à cette époque, la dot de Cécile, que le vieux notaire fit placer en trois pour cent à cinquante francs, ce qui produisit trente mille livres de rente. Ainsi, personne ne se trompait dans l’appréciation de la fortune des Beauvisage, alors évaluée à quatre-vingt mille francs de rentes. Depuis 1830, ils avaient vendu leur commerce de bonneterie à Jean Violette, un de leurs facteurs, petit-fils d’un des principaux témoins à charge dans l’affaire Simeuse, et ils avaient alors placé leurs capitaux, estimés à trois cent mille francs ; mais monsieur et madame Beauvisage avaient en perspective les deux successions du vieux Grévin et de la vieille fermière Beauvisage, estimées chacune entre quinze et vingt mille francs de rentes. Les grandes fortunes de la province sont le produit du temps multiplié par l’économie. Trente ans de vieillesse y sont toujours un capital.
 
En donnant à Cécile-Renée cinquante mille francs de rentes en dot, monsieur et madame Beauvisage conservaient encore pour eux ces deux successions, trente mille livres de rentes, et leur maison d’Arcis. Une fois la marquise de Cinq-Cygne morte, Cécile pouvait assurément épouser le jeune marquis ; mais la santé de cette femme, encore forte et presque belle à soixante ans, tuait cette espérance, si toutefois elle était entrée au cœur
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de Grévin et de sa fille, comme le prétendaient quelques gens étonnés des refus essuyés par des gens aussi convenables que le sous-préfet et le procureur du roi.
 
La maison Beauvisage, une des plus belles d’Arcis, est située sur la place du Pont, dans l’alignement de la rue Vide-Bourse, à l’angle de la rue du Pont qui monte jusqu’à la place de l’Église. Quoique sans cour, ni jardin, comme beaucoup de maisons de province, elle y produit un certain effet, malgré des ornements de mauvais goût. La porte bâtarde, mais à deux ventaux, donne sur la place. Les croisées du rez-de-chaussée ont sur la rue la vue de l’auberge de la Poste, et sur la place celle du paysage assez pittoresque de l’Aube, dont la navigation commence en aval du pont. Au-delà du pont, se trouve une autre petite place sur laquelle demeure monsieur Grévin, et où commence la route de Sézanne. Sur la rue, comme sur la place, la maison Beauvisage, soigneusement peinte en blanc, a l’air d’avoir été bâtie en pierre. La hauteur des persiennes, les moulures extérieures des croisées, tout contribue à donner à cette habitation une certaine tournure que rehausse l’aspect généralement misérable des maisons d’Arcis, construites presque toutes en bois, et couvertes d’un enduit à l’aide duquel on simule la solidité de la pierre. Néanmoins, ces maisons ne manquent pas d’une certaine naïveté, par cela même que chaque architecte, ou chaque bourgeois, s’est ingénié pour résoudre le problème que présente ce mode de bâtisse. On voit sur chacune des places qui se trouvent de l’un et de l’autre côté du pont, un modèle de ces édifices champenois.
 
Au milieu de la rangée de maisons située sur la place, à gauche de la maison Beauvisage, on aperçoit, peinte en couleur lie-de-vin, et les bois peints en vert, la frêle boutique de Jean Violette, petit-fils du fameux fermier de Grouage, un des témoins principaux dans l’affaire de l’enlèvement du sénateur, à qui, depuis 1830, Beauvisage avait cédé son fonds de commerce, ses relations, et à qui, dit-on, il prêtait des capitaux.
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Le pont d’Arcis est en bois. À cent mètres de ce pont, en remontant l’Aube, la rivière est barrée par un autre pont sur lequel s’élèvent les hautes constructions en bois d’un moulin à plusieurs tournants. Cet espace entre le pont public et ce pont particulier, forme un grand bassin sur les rives duquel sont assises de grandes maisons. Par une échancrure, et au-dessus des toits, on aperçoit l’éminence sur laquelle sont assis le château d’Arcis, ses jardins, son parc, ses murs de clôture, ses arbres qui dominent le cours supérieur de l’Aube et les maigres prairies de la rive gauche.
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Le bruit de l’Aube qui s’échappe au-delà de la chaussée des moulins par-dessus le barrage, la musique des roues contre lesquelles l’eau fouettée retombe dans le bassin en y produisant des cascades, animent la rue du Pont, et contrastent avec la tranquillité de la rivière qui coule en aval entre les jardins de monsieur Grévin dont la maison se trouve au coin du pont sur la rive gauche, et le port où, sur la rive droite, les bateaux déchargent leurs marchandises devant une rangée de maisons assez pauvres, mais pittoresques. L’Aube serpente dans le lointain entre des arbres épars ou serrés, grand ou petits, de divers feuillages, au gré des caprices des riverains.
 
La physionomie des maisons est si variée, qu’un voyageur y trouverait un spécimen des maisons de tous les pays. Ainsi, au nord, sur le bord du bassin, dans les eaux duquel s’ébattent des canards, il y a une maison quasiment méridionale dont le toit plie sous la tuilerie à gouttières en usage dans l’Italie, elle est flanquée d’un jardinet soutenu par un coin de quai, dans lequel il s’élève des vignes, une treille et deux ou trois arbres. Elle rappelle quelques détails de Rome où, sur la rive du Tibre, quelques maisons offrent des aspects semblables. En face, sur l’autre bord, est une grande maison à toit avancé, avec des galeries, qui ressemble à une maison suisse. Pour compléter l’illusion, entre cette construction et le déversoir, on aperçoit une vaste prairie ornée de ses peupliers et que traverse une petite route sablonneuse. Enfin, les constructions du château
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qui parait, entouré de maisons si frêles, d’autant plus imposant, représente les splendeurs de l’aristocratie française.
 
Quoique les deux places du pont soient coupées par le chemin de Sézanne, une affreuse chaussée en mauvais état, et qu’elles soient l’endroit le plus vivant de la ville, car la Justice de paix et la mairie d’Arcis sont situées rue Vide-Bourse, un Parisien trouverait ce lieu prodigieusement champêtre et solitaire. Ce paysage a tant de naïveté que, sur la place du Pont, en face de l’auberge de la Poste, vous voyez une pompe de ferme ; il s’en trouve bien une à peu près semblable dans la splendide cour du Louvre !
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Chacun peut comprendre maintenant pourquoi le rez-de-chaussée de la maison Beauvisage était de plain-pied avec la rue et la place. La place y servait de cour. En se mettant à sa fenêtre, l’ancien bonnetier pouvait embrasser en enfilade la place de l’Église, les deux places du pont, et le chemin de Sézanne. Il voyait arriver les messagers et les voyageurs à l’auberge de la Poste. Enfin il apercevait, les jours d’audience, le mouvement de la Justice de paix et celui de la Mairie. Aussi Beauvisage n’aurait pas troqué sa maison contre le château, malgré son air seigneurial, ses pierres de taille et sa superbe situation.
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=== CHAPITRE VIII OÙ PARAÎT LA DOT, HEROÏNE DE CETTE HISTOIRE ===
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Au moment où Philéas rentra chez lui, sa femme, qui avait appris la résolution de l’assemblée-Giguet, avait mis ses bottines et son châle pour aller chez son père, car elle devinait bien que le soir, madame Marion lui ferait quelques ouvertures relativement à Cécile pour Simon. Après avoir appris à sa femme la mort de Charles Keller, il lui demanda naïvement son avis par un : — Que dis-tu de cela, ma femme ? — qui peignait son habitude de respecter l’opinion de Séverine en toute chose. Puis il s’assit sur un fauteuil et attendit une réponse.
 
En 1839, madame Beauvisage, alors âgée de quarante-quatre ans, était si bien conservée qu’elle aurait pu doubler mademoiselle Mars. En se rappelant la plus charmante Célimène que le Théâtre-Français ait eue, on se fera une
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idée exacte de la physionomie de Séverine Grévin. C’était la même richesse de formes, la même beauté de visage, la même netteté de contours ; mais la femme du bonnetier avait une petite taille qui lui ôtait cette grâce noble, cette coquetterie à la Sévigné par lesquelles la grande actrice se recommande au souvenir des hommes qui ont vu l’Empire et la Restauration.
 
La vie de province et la mise un peu négligée à laquelle Séverine se laissait aller, depuis dix ans, donnait je ne sais quoi de commun à ce beau profil, à ces beaux traits, et l’embonpoint avait détruit ce corps, si magnifique pendant les douze premières années de mariage. Mais Séverine rachetait ces imperfections par un regard souverain, superbe, impérieux, et par une certaine attitude de tête pleine de fierté. Ses cheveux encore noirs, longs et fournis, relevés en hautes tresses sur la tête, lui prêtaient un air jeune. Elle avait une poitrine et des épaules de neige ; mais tout cela rebondi, plein, de manière à gêner le mouvement du col devenu trop court. Au bout de ses gros bras potelés pendait une jolie petite main trop grasse. Elle était enfin accablée de tant de vie et de santé, que par-dessus ses souliers la chair, quoique contenue, formait un léger bourrelet. Deux anneaux de nuit, d’une valeur de mille écus chaque, ornaient ses oreilles. Elle portait un bonnet de dentelles à nœuds roses, une robe-redingote en mousseline de laine à raies alternativement roses et gris de lin, bordée de lisérés verts, qui s’ouvrait par en bas pour laisser voir un jupon garni d’une petite valencienne, et un châle de cachemire vert à palmes dont la pointe traînait jusqu’à terre. Ses pieds ne paraissaient pas à l’aise dans ses brodequins de peau bronzée.
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— Va, va, ma bonne, je t’attendrai, dit le bonnetier.
 
— Mon Dieu, je ne vous déshabituerai donc jamais de me
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tutoyer ? dit-elle en faisant un geste d’épaules assez significatif.
 
— Jamais cela ne m’est arrivé devant le monde, depuis 1817, dit Philéas.
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— Un homme qui se moque de vous !
 
Beauvisage resta muet. Ne trouvant rien à répondre à cette observation cruelle, il regarda les planches qui formaient le parquet du salon. Peut-être l’abolition progressive de l’intelligence et de la volonté de Beauvisage s’expliquerait-elle par l’abus du sommeil. Couché tous les soirs à huit heures et levé le lendemain
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à huit heures, il dormait depuis vingt ans ses douze heures sans jamais s’être réveillé la nuit, ou, si ce grave événement arrivait, c’était pour lui le fait le plus extraordinaire, il en parlait pendant toute la journée. Il passait à sa toilette une heure environ, car sa femme l’avait habitué à ne se présenter devant elle, au déjeuner, que rasé, propre et habillé. Quand il était dans le commerce, il partait après le déjeuner, il allait à ses affaires, et ne revenait que pour le dîner. Depuis 1832, il avait remplacé les courses d’affaires par une visite à son beau-père, et par une promenade, ou par des visites en ville. En tout temps, il portait des bottes, un pantalon de drap bleu, un gilet blanc et un habit bleu, tenue encore exigée par sa femme. Son linge se recommandait par une blancheur et une finesse d’autant plus remarquée, que Séverine l’obligeait à en changer tous les jours. Ces soins pour son extérieur, si rarement pris en province, contribuaient à le faire considérer dans Arcis comme on considère à Paris un homme élégant.
 
À l’extérieur, ce digne et grave marchand de bonnets de coton paraissait donc un personnage ; car sa femme était assez spirituelle pour n’avoir jamais dit une parole qui mît le public d’Arcis dans la confidence de son désappointement et dans la nullité de son mari, qui, grâce à ses sourires, à ses phrases obséquieuses et à sa tenue d’homme riche, passait pour un des hommes les plus considérables. On disait que Séverine en était si jalouse, qu’elle l’empêchait d’aller en soirée ; tandis que Philéas broyait les roses et les lis sur son teint par la pesanteur d’un heureux sommeil.
 
Beauvisage, qui vivait selon ses goûts, choyé par sa femme, bien servi par ses deux domestiques, cajolé par sa fille, se disait l’homme le plus heureux d’Arcis, et il l’était. Le sentiment de Séverine pour cet homme nul n’allait pas sans la pitié protectrice de la mère pour ses enfants. Elle déguisait la dureté des paroles qu’elle était obligée de lui dire, sous un air de plaisanterie. Aucun ménage n’était plus calme, et l’aversion que Philéas avait pour le monde où il s’endormait, où il ne pouvait pas jouer ne sachant aucun jeu de cartes, avait
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rendu Séverine entièrement maîtresse de ses soirées.
 
L’arrivée de Cécile mit un terme à l’embarras de Philéas, qui s’écria :
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Cécile se jeta sur sa mère, l’embrassa, la cajola, ce qui, pour les filles uniques, est une manière d’avoir raison.
 
Cécile Beauvisage, jeune personne de dix-neuf ans, venait de mettre une robe en soie gris de lin, garnie de brandebourgs en gris plus foncé, et qui figurait par devant une redingote. Le corsage à guimpe, orné de boutons et de jockeis, se terminait en pointe par devant, et se laçait par derrière comme un corset. Ce faux corset dessinait ainsi parfaitement le dos, les hanches et le buste. La jupe, garnie de trois rangs d’effilés, faisait des plis charmants, et annonçait par sa coupe et sa façon la science d’une couturière de Paris. Un joli fichu, garni de dentelle, retombait sur le corsage. L’héritière avait autour du cou un petit foulard rose noué très-élégamment, et sur la tête un chapeau de paille orné d’une rose mousseuse. Ses mains étaient gantées de mitaines en filet noir. Elle était chaussée de brodequins en peau bronzée ; enfin, excepté son petit air endimanché, cette tournure de figurine, dessinée dans les journaux de mode, devait ravir le père et la mère de Cécile.
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Cécile était d’ailleurs bien faite, d’une taille moyenne et parfaitement proportionnée. Elle avait tressé ses cheveux châtains, selon la mode de 1839, en deux grosses nattes qui lui accompagnaient le visage et se rattachaient derrière la tête. Sa figure, pleine de santé, d’un ovale distingué, se recommandait par cet air aristocratique qu’elle ne tenait ni de son père, ni de sa mère. Ses yeux, d’un brun clair, étaient entièrement dépourvus de cette expression douce, calme et presque mélancolique, si naturelle aux jeunes filles.
 
Vive, animée, bien portante, Cécile gâtait, par une sorte de positif bourgeois, et par la liberté de manières que prennent les enfants gâtés, tout ce que sa physionomie avait de romanesque. Néanmoins, un mari capable de refaire son éducation et d’y effacer les traces de la vie de province, pouvait encore extraire de ce bloc une femme charmante. En effet, l’orgueil que Séverine mettait en sa fille, avait contrebalancé les effets de sa tendresse. Madame Beauvisage avait eu le courage de bien élever sa fille, elle s’était habituée avec elle à une fausse sévérité qui lui permit de se faire obéir et de réprimer le peu de mal qui se trouvait dans cette âme. La mère et la fille ne s’étaient jamais quittées, ainsi Cécile avait, ce qui chez les jeunes filles est plus rare qu’on ne le pense, une pureté de pensée, une fraîcheur de cœur, une naïveté réelles, entières et parfaites.
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— Tu l’as bien jugé ; mais attends que ton grand-père ait prononcé, dit madame Beauvisage en embrassant sa fille dont la réponse annonçait un grand sens tout en révélant une brèche faite dans son innocence par l’idée du Mariage.
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=== CHAPITRE IX HISTOIRE DE DEUX MALINS ===
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Pendant que Séverine traverse le pont en regardant si son père a fini de dîner, il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil sur la personne, sur la vie et les opinions de ce vieillard, que l’amitié du comte Malin de Gondreville recommandait au respect de tout le pays.
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Voici la simple et naïve histoire de ce notaire, pendant longtemps, pour ainsi dire, le seul notaire d’Arcis.
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En 1787, deux jeunes gens d’Arcis allèrent à Paris, recommandés à un avocat au conseil nommé Danton. Cet illustre patriote était d’Arcis. On y voit encore sa maison et sa famille y existe encore. Ceci pourrait expliquer l’influence que la Révolution exerça sur ce coin de la Champagne. Danton plaça ses compatriotes chez le procureur au Châtelet si fameux par son procès avec le comte Moreton de Chabrillant, à propos de sa loge à la première représentation du Mariage de Figaro, et pour qui le parlement prit fait et cause en se regardant comme outragé dans la personne de son procureur.
 
L’un s’appelait Malin et l’autre Grévin, tous deux fils uniques. Malin avait pour père le propriétaire même de la maison où demeure actuellement Grévin. Tous deux ils eurent l’un pour l’autre une mutuelle, une solide affection. Malin, garçon retors, d’un esprit profond, ambitieux, avait le don de la parole. Grévin, honnête, travailleur, eut pour vocation d’admirer Malin. Ils revinrent à leur pays lors de la Révolution, l’un pour être avocat à Troyes, l’autre pour être notaire à Arcis. Grévin, l’humble serviteur de Malin, le fit nommer député à la Convention. Malin fit nommer Grévin procureur syndic d’Arcis. Malin fut un obscur conventionnel jusqu’au 9 Thermidor, se rangeant toujours du côté du plus puissant, écrasant le faible ; mais Tallien lui fit comprendre la nécessité d’abattre Roberspierre. Malin se distingua lors de cette terrible bataille parlementaire, il eut du courage à propos. Dès ce moment commença le rôle politique de cet homme, un des héros de la sphère inférieure : il abandonna le parti des Thermidoriens pour celui des Clichiens, et fut alors nommé membre du Conseil des Anciens. Devenu l’ami de Talleyrand et de Fouché, conspirant avec eux contre Bonaparte, il devint comme eux un des plus ardents partisans de Bonaparte, après la victoire de Marengo. Nommé tribun, il entra l’un des premiers au Conseil-d’État, fut un des rédacteurs du Code,
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et fut promu l’un des premiers à la dignité de sénateur, sous le nom de comte de Gondreville. Ceci est le côté politique de cette vie, en voici le côté financier.
 
Grévin fut dans l’Arrondissement d’Arcis l’instrument le plus actif et le plus habile de la fortune du comte de Gondreville. La terre de Gondreville appartenait aux Simeuse, bonne vieille noble famille de province, décimée par l’échafaud et dont les héritiers, deux jeunes gens, servaient dans l’armée de Condé. Cette terre vendue nationalement, fut acquise pour Malin sous le nom de monsieur Marion et par les soins de Grévin. Grévin fit acquérir à son ami la meilleure partie des biens ecclésiastiques vendus par la République dans le département de l’Aube. Malin envoyait à Grévin les sommes nécessaires à ces acquisitions, et n’oubliait d’ailleurs point son homme d’affaires. Quand vint le Directoire, époque à laquelle Malin régnait dans les conseils de la République, les ventes furent réalisées au nom de Malin. Grévin fut notaire et Malin fut conseiller d’État. Grévin fut maire d’Arcis, Malin fut sénateur et comte de Gondreville. Malin épousa la fille d’un fournisseur millionnaire, Grévin épousa la fille unique du bonhomme Varlet, le premier médecin d’Arcis. Le comte de Gondreville eut trois cent mille livres de rentes, un hôtel à Paris, le magnifique château de Gondreville ; il maria l’une de ses filles à l’un des Keller, banquier à Paris, l’autre au maréchal duc de Carigliano.
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Grévin lui, riche de quinze mille livres de rentes, possède la maison où il achève sa paisible vie en économisant, et il a géré les affaires de son ami, qui lui a vendu cette maison pour six mille francs.
 
Le comte de Gondreville a quatre-vingts et Grévin soixante-seize ans. Le pair de France se promène dans son parc, l’ancien notaire dans le jardin du père de Malin. Tous deux enveloppés de molleton, entassent écus sur écus. Aucun nuage n’a troublé cette amitié de soixante ans. Le notaire a toujours obéi au conventionnel, au conseiller d’État, au sénateur, au pair de France.
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Après la révolution de Juillet, Malin, en passant par Arcis, dit à Grévin : — Veux-tu la croix ? — Qué que j’en ferais ? répondit Grévin. L’un n’avait jamais failli à l’autre, tous deux s’étaient toujours mutuellement éclairés, conseillés ; l’un sans jalousie, et l’autre sans morgue ni prétention blessante. Malin avait toujours été obligé de faire la part de Grévin, car tout l’orgueil de Grévin était le comte de Gondreville. Grévin était autant comte de Gondreville que le comte de Gondreville lui-même.
 
Cependant, depuis la révolution de Juillet, moment où Grévin, se sentant vieilli, avait cessé de gérer les biens du comte, et où le comte, affaibli par l’âge et par sa participation aux tempêtes politiques, avait songé à vivre tranquille, les deux vieillards, sûrs d’eux-mêmes, mais n’ayant plus tant besoin l’un de l’autre, ne se voyaient plus guère. En allant à sa terre, ou en retournant à Paris, le comte venait voir Grévin, qui faisait seulement une ou deux visites au comte pendant son séjour à Gondreville. Il n’existait aucun lien entre leurs enfants. Jamais ni madame Keller ni la duchesse de Carigliano n’avaient eu la moindre relation avec mademoiselle Grévin, ni avant ni après son mariage avec le bonnetier Beauvisage. Ce dédain involontaire ou réel surprenait beaucoup Séverine.
 
Grévin, maire d’Arcis sous l’Empire, serviable pour tout le monde, avait, durant l’exercice de son ministère, concilié, prévenu beaucoup de difficultés. Sa rondeur, sa bonhomie et sa probité lui méritaient l’estime et l’affection de tout l’Arrondissement, chacun, d’ailleurs, respectait en lui l’homme qui disposait de la faveur, du pouvoir et du crédit du comte de Gondreville. Néanmoins, depuis que l’activité du notaire et sa participation aux affaires publiques et particulières avaient cessé ; depuis huit ans, son souvenir s’était presque aboli dans la ville d’Arcis, où chacun s’attendait, de jour en jour, à le voir mourir. Grévin, à l’instar de son ami Malin, paraissait plus végéter que vivre, il ne se montrait point, il cultivait son jardin,
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taillait ses arbres, allait examiner ses légumes, ses bourgeons ; et comme tous les vieillards, il s’essayait à l’état de cadavre. La vie de ce septuagénaire était d’une régularité parfaite. De même que son ami, le colonel Giguet, levé au jour, couché avant neuf heures, il avait la frugalité des avares, il buvait peu de vin, mais ce vin était exquis. Il ne prenait ni café ni liqueurs, et le seul exercice auquel il se livrât, était celui qu’exige le jardinage. En tout temps, il portait les mêmes vêtements : de gros souliers huilés, des bas drapés, un pantalon de molleton gris à boucles, sans bretelles, un grand gilet de drap léger bleu de ciel à boutons en corne, et une redingote en molleton gris pareil à celui du pantalon ; il avait sur la tête une petite casquette en loutre ronde, et la gardait au logis. En été, il remplaçait cette casquette par une espèce de calotte en velours noir, et la redingote de molleton par une redingote en drap gris de fer. Sa taille était de cinq pieds quatre pouces, il avait l’embonpoint des vieillards bien portants, ce qui alourdissait un peu sa démarche, déjà lente, comme celle de tous les gens de cabinet. Dès le jour, ce bonhomme s’habillait en accomplissant les soins de toilette les plus minutieux ; il se rasait lui-même, puis il faisait le tour de son jardin, il regardait le temps, allait consulter son baromètre, en ouvrant lui-même les volets de son salon. Enfin il binait, il échenillait, il sarclait, il avait toujours quelque chose à faire, jusqu’au déjeuner. Après son déjeuner, il restait assis à digérer jusqu’à deux heures, pensant on ne sait à quoi. Sa petite-fille venait presque toujours conduite par une domestique, quelquefois accompagnée de sa mère, le voir entre deux et cinq heures. À certains jours, cette vie mécanique était interrompue, il y avait à recevoir les fermages et les revenus en nature aussitôt vendus. Mais ce petit trouble n’arrivait que les jours de marché, et une fois par mois. Que devenait l’argent ? Personne, pas même Séverine et Cécile ne le savait. Grévin était là-dessus d’une discrétion ecclésiastique. Cependant tous les sentiments de ce vieillard avaient fini par se concentrer
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sur sa fille et sur sa petite-fille, il les aimait plus que son argent. Ce septuagénaire propret, à figure toute ronde, au front dégarni, aux yeux bleus et à cheveux blancs, avait quelque chose d’absolu dans le caractère, comme chez tous ceux à qui ni les hommes, ni les choses n’ont résisté. Son seul défaut, extrêmement caché d’ailleurs, car il n’avait jamais eu occasion de le manifester, était une rancune persistante, terrible, une susceptibilité que Malin n’avait jamais heurtée. Si Grévin avait toujours servi le comte de Gondreville, il l’avait toujours trouvé reconnaissant, jamais Malin n’avait ni humilié ni froissé son ami qu’il connaissait à fond. Les deux amis conservaient encore le tutoiement de leur jeunesse et la même affectueuse poignée de main. Jamais le sénateur n’avait fait sentir à Grévin la différence de leurs situations ; il devançait toujours les désirs de son ami d’enfance, en lui offrant toujours tout, sachant qu’il se contenterait de peu. Grévin, adorateur de la littérature classique, puriste, bon administrateur, possédait de sérieuses et vastes connaissances en législation, il avait fait pour Malin des travaux qui fondèrent au Conseil-d’État la gloire du rédacteur des Codes.
 
Séverine aimait beaucoup son père, elle et sa fille ne laissaient à personne le soin de faire son linge ; elles lui tricotaient des bas pour l’hiver, elles avaient pour lui les plus petites précautions, et Grévin savait qu’il n’entrait dans leur affection aucune pensée d’intérêt ; le million probable de la succession paternelle n’aurait pas séché leurs larmes, les vieillards sont sensibles à la tendresse désintéressée. Avant de s’en aller de chez le bonhomme, tous les jours madame Beauvisage et Cécile s’inquiétaient du dîner de leur père pour le lendemain, et lui envoyaient les primeurs du marché.
 
Madame Beauvisage avait toujours souhaité que son père la présentât au château de Gondreville, et la liât avec les filles du comte ; mais le sage vieillard lui avait maintes fois expliqué combien il était difficile d’entretenir des relations suivies avec la duchesse de Carigliano, qui habitait Paris, et qui venait rarement à Gondreville, ou avec la brillante madame
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Keller, quand on tenait une fabrique de bonneteries à Arcis.
 
— Ta vie est finie, disait Grévin à sa fille, mets toutes tes jouissances en Cécile, qui sera, certes, assez riche pour te donner, quand tu quitteras le commerce, l’existence grande et large à laquelle tu as droit. Choisis un gendre qui ait de l’ambition, des moyens, tu pourras un jour aller à Paris, et laisser ici ce benêt de Beauvisage. Si je vis assez pour me voir un petit-gendre, je vous piloterai sur la mer des intérêts politiques comme j’ai piloté Malin, et vous arriverez à une position égale à celle des Keller…
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Quand Cécile Beauvisage atteindrait à vingt-deux ans, en désespoir de cause, Grévin comptait consulter son ami Gondreville, qui lui choisirait à Paris un mari selon son cœur et son ambition, parmi les ducs de l’Empire.
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=== CHAPITRE X L’INCONNU ===
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— Nous sommes comme toujours du même avis, mon père.
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— Tout ceci m’oblige à voir mon vieux Malin, d’abord pour le consoler, puis pour le consulter. Cécile et toi, vous seriez malheureuses avec une vieille famille du faubourg Saint-Germain, on vous ferait sentir votre origine de mille façons ; nous devons chercher quelque duc de la façon de Bonaparte qui soit ruiné, nous serons à même d’avoir ainsi pour Cécile un beau titre, et nous la marierons séparée de biens. Tu peux dire que j’ai disposé de la main de Cécile, nous couperons court ainsi à toutes les demandes saugrenues comme celles d’Antonin Goulard. Le petit Vinet ne manquera pas de s’offrir, il serait préférable à tous les épouseurs qui viendront flairer la dot… Il a du talent, de l’intrigue, et il appartient aux Chargebœuf par sa mère ; mais il a trop de caractère pour ne pas dominer sa femme, et il est assez jeune pour se faire aimer : tu périrais entre ces deux sentiments-là, car je te sais par cœur, mon enfant !
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Séverine embrassa son père au front et sur les deux joues. Cette dernière révélation agrandissait tellement son avenir qu’elle eut comme un éblouissement.
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— Mon père, par mon conseil, ne donnera que la nue propriété de cet héritage à ses petits-enfants, se dit-elle en traversant le pont, j’en aurai l’usufruit, je ne veux pas que ma fille et un gendre me chassent de chez eux, ils seront chez moi !
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— Ah ! je ne l’ai pas encore vu, dit Philéas ; mais tout le monde parle de lui. Quand je voudrai savoir qui c’est, j’enverrai le brigadier ou monsieur Groslier lui demander son passe-port…
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Il n’est pas de petites villes en France où, dans un temps donné, le drame ou la comédie de l’ étranger ne se joue. Souvent l’étranger est un aventurier qui fait des dupes et qui part, emportant la réputation d’une femme ou l’argent d’une famille. Plus souvent l’étranger est un étranger véritable, dont la vie reste assez long-temps mystérieuse pour que la petite ville soit occupée de ses faits et gestes. Or, l’avènement de Simon Giguet au pouvoir n’était pas le seul événement grave. Depuis deux jours, l’attention de la ville d’Arcis avait pour point de mire un personnage arrivé depuis trois jours, qui se trouvait être le premier inconnu de la génération actuelle. Aussi l’ inconnu faisait-il en ce moment les frais de la conversation dans toutes les maisons. C’était le soliveau tombé du ciel dans la ville des grenouilles.
 
La situation d’Arcis-sur-Aube explique l’effet que devait y produire l’arrivée d’un étranger. À six lieues avant Troyes, sur la grande route de Paris, devant une ferme appelée la Belle-Etoile, commence un chemin départemental qui mène à la ville d’Arcis, en traversant de vastes plaines où la Seine trace une étroite vallée verte ombragée de peupliers, qui tranche sur la blancheur des terres crayeuses de la Champagne. La route qui relie Arcis à Troyes a six lieues de longueur, et fait la corde de l’arc dont les deux extrémités sont Arcis et Troyes, en sorte que le plus court chemin pour aller de Paris à Arcis est cette route départementale qu’on prend à la Belle-Etoile. L’Aube, comme on l’a dit, n’est navigable que depuis Arcis jusqu’à son embouchure. Ainsi cette ville, sise à six lieues de la grande route, séparée de Troyes par des plaines monotones, se trouve perdue au milieu des terres, sans commerce, ni transit soit par eau soit par terre. En effet, Sézanne, située à quelques lieues d’Arcis, de l’autre côté de l’Aube, est traversée par une grande route qui économise huit postes sur l’ancienne route d’Allemagne par Troyes. Arcis est donc une ville entièrement isolée où ne passe aucune voiture, et qui ne se rattache à Troyes et à la station de la Belle-Etoile
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que par des messagers. Tous les habitants se connaissent, ils connaissent même les voyageurs du commerce qui viennent pour les affaires des maisons parisiennes ; ainsi, comme toutes les petites villes de province qui sont dans une situation analogue, un étranger doit y mettre en branle toutes les langues et agiter toutes les imaginations, quand il y reste plus de deux jours sans qu’on sache ni son nom, ni ce qu’il y vient faire.
 
Or, comme tout Arcis était encore tranquille, trois jours avant la matinée où, par la volonté du créateur de tant d’histoires, celle-ci commence ; tout le monde avait vu venir, par la route de la Belle-Etoile, un étranger conduisant un joli tilbury attelé d’un cheval de prix, et accompagné d’un petit domestique gros comme le poing, monté sur un cheval de selle. Le messager en relation avec les diligences de Troyes, avait apporté de la Belle-Etoile trois malles venues de Paris, sans adresse et appartenant à cet inconnu, qui se logea au Mulet.
 
Chacun, dans Arcis, imagina le soir que ce personnage avait l’intention d’acheter la terre d’Arcis, et l’on en parla dans beaucoup de ménages comme du futur propriétaire du château. Le tilbury, le voyageur, ses chevaux, son domestique, tout paraissait appartenir à un homme tombé des plus hautes sphères sociales. L’inconnu, sans doute fatigué, ne se montra pas, peut-être passa-t-il une partie de son temps à s’installer dans les chambres qu’il choisit, en annonçant devoir demeurer un certain temps. Il voulut voir la place que ses chevaux devaient occuper dans l’écurie, et se montra très exigeant, il voulut qu’on les séparât de ceux de l’aubergiste, et de ceux qui pourraient venir. D’après tant d’exigences, le maître de l’hôtel du Mulet, considéra son hôte comme un Anglais. Dès le soir du premier jour, quelques tentatives furent faites par des curieux, au Mulet ; mais on n’obtint aucune lumière d’un petit groom, qui refusa de s’expliquer sur son maître, non pas par des non ou par le silence, mais par
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des moqueries qui parurent être au-dessus de son âge et annoncer une grande corruption.
 
Après avoir fait une toilette soignée et avoir dîné, sur les six heures, il partit à cheval, suivi de son tigre, disparut par la route de Brienne, et ne revint que fort tard.
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Après un pareil mot, l’inconnu put garder près de lui, pendant deux heures environ, la maîtresse de l’hôtel, et lui fit dire tout ce qu’elle savait sur Arcis, sur toutes les fortunes, sur tous les intérêts et sur les fonctionnaires. Le lendemain, il disparut à cheval, suivi de son tigre, et ne revint qu’à minuit.
 
On doit comprendre alors la plaisanterie qu’avait faite Cécile, et que madame Beauvisage crut être sans fondement. Beauvisage et Cécile, surpris de l’ordre du jour formulé par Séverine, en furent enchantés. Pendant que sa femme
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passait une robe pour aller chez madame Marion, le père entendit sa fille faire les suppositions auxquelles il est si naturel aux jeunes personnes de se livrer en pareil cas. Puis, fatigué de sa journée, il alla se coucher lorsque la mère et la fille furent parties.
 
=== CHAPITRE XI UNE VUE DU SALON MARION ===
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Le salon, rétabli dans sa forme, ne portait pas la moindre trace de la séance qui semblait avoir décidé de la destinée de maître Simon. À huit heures, quatre tables de jeu, chacune garnie de quatre joueurs, fonctionnaient. Le petit salon et la salle à manger étaient pleins de monde. Jamais, excepté dans les grandes occasions de bals ou de jours de fête, madame Marion n’avait vu de groupes à l’entrée du salon et formant comme la queue d’une comète dans la salle à manger.
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— C’est l’aurore de la faveur, lui dit Olivier qui lui montra ce spectacle si réjouissant pour une maîtresse de maison qui aime a recevoir.
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Cécile alla causer avec mademoiselle Mollot, une de ses bonnes amies, et sembla prise d’un redoublement d’affection pour elle. Mademoiselle Mollot était la beauté d’Arcis comme Cécile en était l’héritière.
 
Monsieur Mollot, le greffier du tribunal d’Arcis, habitait sur la grande place une maison située dans les mêmes conditions que celle de Beauvisage sur la place du Pont. Madame Mollot, incessamment assise à la fenêtre de son salon, au rez-de-chaussée, était atteinte, par suite de cette situation, d’un cas de curiosité aiguë, chronique, devenue maladie consécutive, invétérée. Madame Mollot s’adonnait à l’espionnage comme une femme nerveuse parle de ses maux imaginaires, avec coquetterie et passion. Dès qu’un paysan débouchait par la route de Brienne sur la place, elle le regardait et cherchait ce qu’il pouvait venir faire à Arcis ; elle n’avait pas l’esprit en repos, tant que son paysan n’était pas expliqué. Elle passait sa vie à juger les événements, les hommes, les choses et les ménages d’Arcis. Cette grande femme sèche, fille d’un juge de Troyes, avait apporté en dot à monsieur Mollot, ancien premier clerc de Grévin, une dot assez considérable pour qu’il pût acheter
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la charge de greffier. On sait que le greffier d’un tribunal a le rang de juge, comme dans les cours royales le greffier en chef a celui de conseiller. La position de monsieur Mollot était due au comte de Gondreville qui, d’un mot, avait arrangé l’affaire du premier clerc de Grévin, à la chancellerie. Toute l’ambition de la maison Mollot, du père, de la mère et de la fille était de marier Ernestine Mollot, fille unique d’ailleurs, à Antonin Goulard. Aussi le refus par lequel les Beauvisage avaient accueilli les tentatives du sous-préfet, avait-il encore resserré les liens d’amitié des Mollot pour la famille Beauvisage.
 
— Voilà quelqu’un de bien impatienté ! dit Ernestine à Cécile en lui montrant Simon Giguet. Oh ! il voudrait bien venir causer avec nous ; mais chaque personne qui entre se croit obligée de le féliciter, de l’entretenir. Voilà plus de cinquante fois que je lui entends dire : " C’est, je crois, moins à moi qu’à mon père que se sont adressés les veux de mes concitoyens ; mais, en tout cas, croyez que je serai dévoué non seulement à nos intérêts généraux, mais encore aux vôtres propres. " Tiens, je devine la phrase au mouvement des lèvres, et chaque fois il te regarde en faisant des yeux de martyr…
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— Compte-t-on pour cela sur la protection du comte de Gondreville ? demanda le sous-préfet qui vint s’asseoir à côté des deux jeunes filles en devinant qu’elles se moquaient de son ami Giguet.
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— Ah ! monsieur Antonin, dit la belle Ernestine Mollot, vous qui avez promis à ma mère de découvrir ce qu’est le bel inconnu, que savez-vous de neuf sur lui ?
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— Mademoiselle a raison, répondit-il en regardant Cécile ; mais elle est assez riche pour faire un mariage d’amour…
 
— Ne parlons pas mariage, dit Ernestine. Vous attristez
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ma pauvre chère petite Cécile, qui m’avouait tout-à-l’heure que, pour ne pas être épousée pour sa fortune, mais pour elle-même, elle souhaiterait une aventure avec un inconnu qui ne saurait rien d’Arcis, ni des suggestions qui doivent faire d’elle une lady Crésus, et filer un roman où elle serait, au dénoûment, épousée, aimée pour elle-même…
 
— C’est très-joli, cela. Je savais déjà que mademoiselle avait autant d’esprit que d’argent ! s’écria Olivier Vinet en se joignant au groupe des demoiselles en haine des courtisans de Simon Giguet, l’idole du jour.
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Le mot, pris pour un calembourg, fit excessivement rire. Ce petit groupe où l’on riait excita la jalousie du groupe des douairières, et l’attention du troupeau d’hommes en habits noirs qui entourait Simon Giguet. Quant à l’avocat, il était au désespoir de ne pouvoir mettre sa fortune et son avenir aux pieds de la riche Cécile.
 
— Oh ! mon père, pensa le substitut en se voyant complimenté pour ce calembourg involontaire, dans quel tribunal
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m’as-tu fait débuter ? — Un comte par un M. !… mesdames et mesdemoiselles ? reprit-il. Un homme aussi distingué par sa naissance que par ses manières, par sa fortune et par ses équipages, un lion, un élégant ! un gant jaune !…
 
— Il a, monsieur Olivier, dit Ernestine, le plus joli tilbury du monde.
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=== CHAPITRE XII DESCRIPTION D’UNE PARTIE DE L’INCONNU ===
 
Antonin Goulard quitta le petit groupe des demoiselles, car il s’y trouvait, outre mademoiselle Berton, fille du receveur des contributions, jeune personne insignifiante qui jouait le rôle de satellite auprès de Cécile et d’Ernestine,
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mademoiselle Herbelot, la sœur du second notaire d’Arcis, vieille fille de trente ans, aigre, pincée et mise comme toutes les vieilles filles. Elle portait, sur une robe en alépine verte, un fichu brodé dont les coins, ramenés sur la taille par devant, étaient noués à la mode qui régnait sous la Terreur.
 
— Julien, dit le sous-préfet dans l’antichambre à son domestique, toi qui as servi pendant six mois à Gondreville, tu sais comment est faite une couronne de comte ?
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Il n’est pas inutile de faire observer que madame Mollot passe à Arcis pour une femme d’esprit, c’est-à-dire qu’elle s’exprime si facilement, qu’elle abuse de ses avantages. Un Parisien, égaré dans ces parages comme l’était l’inconnu, l’aurait peut-être trouvé excessivement bavarde.
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— … Je fais, comme de raison, ma toilette, et je regarde machinalement devant moi !…
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— Il y a le cas où vous partez ensemble ! dit Achille Pigoult qui vint se joindre à ce joyeux groupe. Je vois qu’il s’agit de votre sommeil…
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— Taisez-vous, mauvais sujet ! répliqua gracieusement madame Mollot.
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— Laissez-moi donc achever, dit madame Mollot. C’était sa tête ! Il se lavait la tête, et il n’a pas un seul cheveu…
 
— L’imprudent ! dit Antonin Goulard. Il ne vient certes
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pas ici avec des idées de mariage. Ici, pour se marier, il faut avoir des cheveux… C’est très-demandé.
 
— J’ai donc raison de dire que notre inconnu doit avoir cinquante ans. On ne prend guère perruque qu’à cet âge. Et en effet, de loin, l’inconnu, sa toilette finie, a ouvert sa fenêtre, je l’ai revu muni d’une superbe chevelure noire, et il m’a lorgnée quand je me suis mise à mon balcon. Ainsi, ma chère Cécile, vous ne prendrez pas ce monsieur-là pour héros de votre roman.
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— Ceci, dit Olivier Vinet, est bon pour la conversation, car pour aimer mieux un quinquagénaire qu’un adulte, il faut les avoir à choisir.
 
— Oh ! dit madame Mollot pour arrêter cette lutte de la vieille fille et du jeune Vinet qui allait toujours trop loin, quand une femme a l’expérience de la vie, elle sait qu’un mari de cinquante ans ou de vingt-cinq ans c’est absolument la même chose quand il n’est qu’estimé… L’important dans le mariage, c’est les convenances qu’on y cherche. Si mademoiselle Beauvisage veut aller à Paris, y faire figure, et à sa place je penserais ainsi, je ne prendrais certainement
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pas mon mari dans la ville d’Arcis… Si j’avais eu la fortune qu’elle aura, j’aurais très-bien accordé ma main à un comte, à un homme qui m’aurait mise dans une haute position sociale, et je n’aurais pas demandé à voir son extrait de naissance.
 
— Il vous eût suffi de le voir à sa toilette, dit tout bas Vinet à madame Mollot.
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— Cela tend, reprit le petit notaire, à prouver que son maître est un ange, car lorsque son domestique le suit… vous comprenez…
 
— C’est le chemin du Paradis ! Il est très joli celui-là,
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dit madame Marion qui tenait à mettre Achille Pigoult dans les intérêts de son neveu.
 
=== CHAPITRE XIII OÙ L’ÉTRANGER TIENT TOUT CE QUE PROMET L’INCONNU ===
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— Ah ! tu connais la femme de chambre de la princesse de Cadignan !… Tu es un homme heureux… dit Antonin à son domestique.
 
Julien, garçon du pays, après avoir servi six mois à Gondreville,
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était entré chez monsieur le sous-préfet qui voulait avoir un domestique bien stylé.
 
— Mais, monsieur, Anicette est la filleule de mon père. Papa qui voulait du bien à cette petite dont le père est mort, l’a envoyée à Paris, pour y être couturière, parce que ma mère ne pouvait pas la souffrir.
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— Tu ne sais pas pourquoi ce message de Cinq-Cygne à cette heure, car il est neuf heures et demie…
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— Il parait que c’est quelque chose de bien pressé, car le comte qui revenait de Gondreville…
Ligne 1 032 ⟶ 1 179 :
— C’est une idée. Tu profiteras du chariot pour t’y rendre… Mais qu’as-tu à dire du petit domestique ?
 
— C’est un crâne que ce petit garçon ! Monsieur le sous-préfet. Figurez-vous, monsieur, que gris comme il est, il vient de partir sur le magnifique cheval anglais de son maître, un cheval de race qui fait sept lieues à l’heure, pour porter une lettre à Troyes, afin qu’elle soit à Paris demain… Et
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ça n’a que neuf ans et demi ! Qu’est-ce que ce sera donc à vingt ans ?…
 
Le sous-préfet écouta machinalement ce dernier commérage admiratif. Et alors Julien bavarda pendant quelques minutes. Antonin Goulard écoutait Julien, tout en pensant à l’inconnu.
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— Ce qui va vous sembler étrange, dit Antonin Goulard, c’est qu’on vient de dépêcher de Cinq-Cygne à l’inconnu mademoiselle Anicette, la femme de chambre de la princesse de Cadignan, et qu’il y va passer la soirée…
 
— Ah ! çà, dit Olivier Vinet, ce n’est plus un homme, c’est
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un diable, un phénix ! Il serait l’ami des deux châteaux, il poculerait…
 
— Ah ! fi ! monsieur, dit madame Mollot, vous avez des mots…
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— Eh ! je saurai cela demain par grand-papa, dit Cécile avec un enthousiasme de parade.
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— Oh ! la bonne plaisanterie ! s’écria madame Marion, avec un rire forcé. Comment, Cécile, ma petite chatte, vous pensez à l’inconnu !…
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— Oh ! tâchez donc, par Julien, de nous l’avoir, maman ne regarderait pas aux gages…
 
— Mademoiselle ! entendre, c’est obéir, dit-on en Asie
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aux despotes, répliqua le sous-préfet. Pour vous servir, vous allez voir comment je procède !
 
Il sortit pour donner l’ordre à Julien de rejoindre le chariot qui retournait à Cinq-Cygne et de séduire à tout prix Anicette.
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— Quelque farceur ! répliqua Simon Giguet d’un air de mépris.
 
— Diriez-vous cela, monsieur Simon, répondit Cécile piquée,
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en face à un homme à qui la princesse de Cadignan vient d’envoyer ses gens, qui a dîné à Gondreville aujourd’hui, qui va passer la soirée ce soir chez la marquise de Cinq-Cygne ?
 
Ce fut dit si vivement et d’un ton si dur, que Simon en fut déconcerté.
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— Est-ce que vous trouvez qu’il vous fait concurrence ? dit en plaisantant madame Beauvisage.
 
— Je lui en voudrais, certes, beaucoup, s’il était cause de la moindre mésintelligence entre mademoiselle Cécile et
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moi, dit le candidat en regardant la jeune fille d’un air suppliant.
 
— Vous avez eu, monsieur, un ton tranchant en lançant votre arrêt, qui prouve que vous serez très-despote, et vous avez raison, si vous voulez être ministre, il faut beaucoup trancher…
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— Je ne vous demande pas de réponse ! dit vivement madame Marion en interrompant son amie. Je vous prie seulement de réfléchir à cette proposition. Nos enfants se conviennent-ils ? pouvons-nous les marier ? nous habiterons Paris pendant tout le temps des sessions ; et qui sait si le député d’Arcis n’y sera pas fixé par une belle place dans la magistrature… Voyez le chemin qu’a fait monsieur Vinet, de Provins. On blâmait mademoiselle de Chargebœuf de l’avoir épousé, la voilà bientôt femme d’un Garde-des-Sceaux, et monsieur Vinet sera pair de France quand il le voudra.
 
— Madame, je ne suis pas maîtresse de marier ma fille à
— Madame, je ne suis pas maîtresse de marier ma fille à mon goût. D’abord son père et moi nous lui laissons la pleine liberté de choisir. Elle voudrait épouser l’ inconnu que, pourvu que ce soit un homme convenable, nous lui accorderions notre consentement. Puis Cécile dépend entièrement de son grand-père, qui lui donnera au contrat un hôtel à Paris, l’hôtel de Beauséant, qu’il a, depuis dix ans, acheté pour nous, et qui vaut aujourd’hui huit cent mille francs. C’est l’un des plus beaux du faubourg Saint-Germain. En outre, il a deux cent mille francs en réserve pour les frais d’établissement. Un grand-père qui se conduit ainsi et qui déterminera ma belle-mère à faire aussi quelques sacrifices pour sa petite-fille, en vue d’un mariage convenable, a droit de conseil…
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— Madame, je ne suis pas maîtresse de marier ma fille à mon goût. D’abord son père et moi nous lui laissons la pleine liberté de choisir. Elle voudrait épouser l’ inconnu que, pourvu que ce soit un homme convenable, nous lui accorderions notre consentement. Puis Cécile dépend entièrement de son grand-père, qui lui donnera au contrat un hôtel à Paris, l’hôtel de Beauséant, qu’il a, depuis dix ans, acheté pour nous, et qui vaut aujourd’hui huit cent mille francs. C’est l’un des plus beaux du faubourg Saint-Germain. En outre, il a deux cent mille francs en réserve pour les frais d’établissement. Un grand-père qui se conduit ainsi et qui déterminera ma belle-mère à faire aussi quelques sacrifices pour sa petite-fille, en vue d’un mariage convenable, a droit de conseil…
 
— Certainement ! dit madame Marion stupéfaite de cette confidence qui rendait le mariage de son fils d’autant plus difficile avec Cécile.
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— Veux-tu me seconder ?
 
— Mon cher, tu sais bien que Bar-sur-Aube vient voter
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ici. Qui peut garantir une majorité dans ces circonstances-là ? Mon collègue de Bar-sur-Aube se plaindrait de moi si je ne faisais pas les mêmes efforts que lui dans le sens du gouvernement, et ta promesse est conditionnelle, tandis que ma destitution est certaine.
 
— Mais je n’ai pas de concurrents…
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Les deux amis s’étaient avancés jusqu’à la hauteur de la route de Brienne, en face de l’hôtel du Mulet. Pendant que l’avocat regardait la rue en pente par laquelle sa tante devait revenir du pont, le sous-préfet examinait les ravins que les pluies avaient tracés sur la place. Arcis n’est pavé ni en grés, ni en cailloux, car les plaines de la Champagne ne fournissent aucuns matériaux propres à bâtir, et encore moins de cailloux assez gros pour faire un pavage en cailloutis. Une ou deux rues et quelques endroits ont des chaussées ; mais toutes les autres sont imparfaitement macadamisées, et c’est assez dire en quel état elles se trouvent par les temps de pluie. Le sous-préfet se donnait une contenance, en paraissant exercer ses méditations sur cet objet important ; mais il ne perdait pas une des souffrances intimes qui se peignaient sur la figure altérée de son camarade.
 
En ce moment, l’inconnu revenait du château de Cinq-Cygne où vraisemblablement il avait passé la nuit. Goulard résolut d’éclaircir par lui-même le mystère dans lequel s’enveloppait l’inconnu qui, physiquement, était enveloppé dans cette petite redingote en gros drap, appelée paletot, et alors à la mode. Un manteau jeté sur les pieds de l’inconnu
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comme une couverture, empêchait de voir le corps. Enfin, un énorme cache-nez en cachemire rouge montait jusques sur les yeux. Le chapeau crânement mis sur le côté, n’avait cependant rien de ridicule. Jamais un mystère ne fut si mystérieusement emballé, entortillé.
 
— Gare ! cria le tigre qui précédait à cheval le tilbury. Papa Poupart ! ouvrez ! cria-t-il d’une voix aigrelette.
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— Quel Figaro ! s’écria Vinet.
 
— Faut pas nous rabaisser, répliqua l’enfant. Mon maître
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m’appelle petit Robert-Macaire. Depuis que nous savons nous faire des rentes, nous sommes Figaro, plus l’argent.
 
— Que gruges-tu donc ?
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— Monsieur, je ne permets à personne de me parler ainsi, dit Goulard, vous méconnaissez mon caractère…
 
— Et vous voulez savoir le mien ! riposta l’inconnu. Je me fais donc connaître… On peut mettre sur le livre de l’aubergiste : Impertinent,
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Venant de Paris, Questionneur, Age douteux, Voyageant pour son plaisir. Ce serait une innovation très-goûtée en France, que d’imiter l’Angleterre dans sa méthode de laisser les gens aller et venir selon leur bon plaisir, sans les tracasser, leur demander à tout moment des papiers… Je suis sans passe-port, que ferez-vous ?
 
— Monsieur, le procureur du roi est là, sous les tilleuls.., dit le sous-préfet.
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— Et comment, monsieur ? demanda le sous-préfet.
 
— En voulant débaucher Anicette… Elle est venue nous dire les tentatives de corruption de Julien, que vous pourriez nommer Julien l’Apostat, car il a été vaincu par le jeune Paradis,
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mon tigre, et il a fini par avouer que vous souhaitiez faire entrer Anicette au service de la plus riche maison d’Arcis. Or, comme la plus riche maison d’Arcis est celle des Beauvisage, je ne doute pas que ce ne soit mademoiselle Cécile qui veut jouir de ce trésor.
 
— Oui, monsieur.
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— Eh bien ! comment peut-on y déjouer la curiosité ?
 
— Mais en y satisfaisant. Ainsi, monsieur le comte a son
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nom de baptême, qu’il le mette sur les registres avec son titre.
 
— Bien, le comte Maxime…
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— Eh bien ! de quel bois est le soliveau tombé dans notre marais ? dit Olivier Vinet à Goulard en le voyant revenir du Mulet.
 
— Un comte Maxime qui vient étudier le système géologique
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de la Champagne dans l’intention d’y trouver des sources minérales, répondit le sous-préfet d’un air dégagé.
 
— Dites des ressources, répondit Olivier.
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— Mon cher, madame Beauvisage va passer avec sa fille et son mari quatre soirées par semaine dans le salon de ta tante ; ta tante est la femme la plus comme il faut d’Arcis, elle est, quoiqu’il y ait vingt ans de différence entre elle et madame Beauvisage, l’objet de son envie, et tu crois que l’on ne doit pas envelopper un refus de quelques façons…
 
— Ne dire ni oui, ni non, reprit Vinet, c’est dire non, eu égard aux relations intimes de vos deux familles. Si madame Beauvisage
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est la plus grande fortune d’Arcis, madame Marion en est la femme la plus considérée ; car, à l’exception de la femme de notre président, qui ne voit personne, elle est la seule qui sache tenir un salon, elle est la reine d’Arcis. Madame Beauvisage paraît vouloir mettre de la politesse à son refus, voilà tout.
 
— Il me semble que le vieux Grévin s’est moqué de votre tante, mon cher, dit Frédéric Marest.
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— L’homme des mines !
 
— Mon cher Vinet, nous ne devons pas le connaître, traitons-le comme un étranger… Il a vu votre père à Provins, en y passant. Tout à l’heure, ce personnage m’a salué par un mot du préfet qui me dit de suivre, pour les élections
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d’Arcis, toutes les instructions que me donnera le comte Maxime. Je ne pouvais pas ne point avoir une bataille à livrer, je le savais bien ! Allons dîner ensemble et dressons nos batteries, il s’agit pour vous de devenir procureur du roi à Mantes, pour moi d’être préfet, et nous ne devons pas avoir l’air de nous mêler des élections, car nous sommes entre l’enclume et le marteau. Simon est le candidat d’un parti qui veut renverser le ministère actuel et qui peut réussir ; mais pour des gens aussi intelligents que nous, il n’y a qu’un parti à prendre ?…
 
— Lequel ?
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— Mais, répondit Rastignac, sa tristesse est assez explicable, il a quarante-huit ans ; à cet âge, on ne se fait plus d’amis, et quand nous avons enterré de Marsay, Maxime a perdu le seul homme capable de le comprendre, de le servir et de se servir de lui…
 
— Il a sans doute quelques dettes pressantes, ne pourriez-
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vous pas le mettre à même de les payer ? dit la marquise à Rastignac.
 
En ce moment Rastignac était pour la seconde fois ministre, il venait d’être fait comte presque malgré lui ; son beau-père, le baron de Nucingen, avait été nommé pair de France, son frère était évêque, le comte de la Roche-Hugon, son beau-frère, était ambassadeur, et il passait pour être indispensable dans les combinaisons ministérielles à venir.
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— Volontiers, répondit le comte en venant se mettre devant la cheminée.
 
Cet homme, le prince des mauvais sujets de Paris, s’était jusqu’à ce jour soutenu dans la position supérieure qu’occupaient les dandies, alors appelés Gants jaunes, et depuis des Lions. Il est assez inutile de raconter l’histoire de sa jeunesse pleine d’aventures galantes et marquée par des drames horribles où il avait toujours su garder les convenances. Pour cet homme, les femmes ne furent jamais que des moyens, il ne croyait pas plus à leurs douleurs qu’à leurs plaisirs ; il les prenait, comme feu de Marsay, pour des enfants méchants. Après avoir mangé sa propre fortune, il avait dévoré celle d’une fille célèbre, nommée la Belle Hollandaise, mère de la fameuse Esther Gobseck. Puis il avait causé les malheurs
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de madame de Restaud, la sœur de madame Delphine de Nucingen, mère de la jeune comtesse de Rastignac.
 
Le monde de Paris offre des bizarreries inimaginables. La baronne de Nucingen se trouvait en ce moment dans le salon de madame d’Espard, devant l’auteur de tous les maux de sa sœur, devant un assassin qui n’avait tué que le bonheur d’une femme. Voilà pourquoi, sans doute, il était là. Madame de Nucingen avait dîné chez la marquise avec sa fille, mariée depuis un an au comte de Rastignac, qui avait commencé sa carrière politique en occupant une place de sous-secrétaire d’État dans le célèbre ministère de feu de Marsay, le seul grand homme d’État qu’ait produit la révolution de Juillet.
 
Le comte Maxime de Trailles savait seul combien de désastres il avait causés ; mais il s’était toujours mis à l’abri du blâme en obéissant aux lois du Code-Homme. Quoiqu’il eût dissipé dans sa vie plus de sommes que les quatre bagnes de France n’en ont volé durant le même temps, la Justice était respectueuse pour lui. Jamais il n’avait manqué à l’honneur, il payait scrupuleusement ses dettes de jeu. Joueur admirable, il faisait la partie des plus grands seigneurs et des ambassadeurs. Il dînait chez tous les membres du corps diplomatique. Il se battait, il avait tué deux ou trois hommes en sa vie, il les avait à peu près assassinés, car il était d’une adresse et d’un sang-froid sans pareils. Aucun jeune homme ne l’égalait dans sa mise, ni dans sa distinction de manières, dans l’élégance des mots, dans la désinvolture, ce qu’on appelait autrefois avoir un grand air. En sa qualité de page de l’empereur, formé dès l’âge de douze ans aux exercices du manége, il passait pour un des plus habiles écuyers. Ayant toujours eu cinq chevaux dans son écurie, il faisait alors courir, il dominait toujours la mode. Enfin personne ne se tirait mieux que lui d’un souper de jeunes gens, il buvait mieux que le plus aguerri d’entre eux, et sortait frais, prêt à recommencer, comme si la débauche était son élément. Maxime, un de ces hommes méprisés qui savent comprimer le mépris qu’ils inspirent par l’insolence de leur attitude et la peur qu’ils causent, ne s’abusait jamais sur sa
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situation. De là venait sa force. Les gens forts sont toujours leurs propres critiques.
 
Sous la Restauration, il avait assez bien exploité son état de page de l’empereur, il attribuait à ses prétendues opinions bonapartistes la répulsion qu’il avait rencontrée chez les différents ministères quand il demandait à servir les Bourbons ; car, malgré ses liaisons, sa naissance, et ses dangereuses capacités, il ne put rien obtenir ; et, alors, il entra dans la conspiration sourde sous laquelle succombèrent les Bourbons de la branche aînée. Maxime fit partie d’une association commencée dans un but de plaisir, d’amusement (Voir LES TREIZE), et qui tourna naturellement à la politique cinq ans avant la révolution de Juillet. Quand la branche cadette eut marché, précédée du peuple parisien, sur la branche aînée, et se fut assise sur le trône, Maxime réexploita son attachement à Napoléon, de qui il se souciait comme de sa première amourette. Il rendit alors de grands services que l’on fut extrêmement embarrassé de reconnaître, car il voulait être trop souvent payé par des gens qui savent compter. Au premier refus, Maxime se mit en état d’hostilité, menaçant de révéler certains détails peu agréables, car les dynasties qui commencent ont, comme les enfants, des langes tachés.
 
Pendant son ministère, de Marsay répara les fautes de ceux qui avaient méconnu l’utilité de ce personnage, il lui donna de ces missions secrètes pour lesquelles il faut des consciences battues par le marteau de la nécessité, une adresse qui ne recule devant aucune mesure, de l’impudence, et surtout ce sang-froid, cet aplomb, ce coup-d’œil qui constitue les bravi de la pensée et de la haute politique. De semblables instruments sont à la fois rares et nécessaires. Par calcul, de Marsay ancra Maxime de Trailles dans la société la plus élevée ; il le peignit comme un homme mûri par les passions, instruit par l’expérience, qui savait les choses et les hommes, à qui les voyages et une certaine faculté d’observation avaient donné la connaissance des intérêts européens, des cabinets étrangers et des alliances de toutes les familles continentales. De Marsay convainquit Maxime de la nécessité de se faire un honneur à lui ; il lui montra la discrétion moins comme une vertu que comme
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une spéculation ; il lui prouva que le pouvoir n’abandonnerait jamais un instrument solide et sûr, élégant et poli.
 
— En politique, on ne fait chanter qu’une fois ! lui dit-il en le blâmant d’avoir fait une menace.
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De Marsay mort, le comte Maxime de Trailles était retombé dans sa vie antérieure. Il allait jouer tous les ans aux Eaux, il revenait passer l’hiver à Paris ; mais s’il recevait quelques sommes importantes, venues des profondeurs de certaines caisses extrêmement avares, cette demi-solde due à l’homme intrépide qu’on pouvait employer d’un moment à l’autre, et confident des mystères de la contre-diplomatie, était insuffisante pour les dissipations d’une vie aussi splendide que celle du roi des dandies, du tyran de quatre ou cinq clubs parisiens. Aussi le comte Maxime avait-il souvent des inquiétudes sur la question financière. Sans propriété, il n’avait jamais pu consolider sa position en se faisant nommer député ; puis, sans fonctions ostensibles, il lui était impossible de mettre le couteau sous la gorge à quelque ministère pour se faire nommer pair de France. Or, il se voyait gagné par le temps, car ses profusions avaient entamé sa personne aussi bien que ses diverses fortunes. Malgré ses beaux dehors, il se connaissait et ne pouvait se tromper sur lui-même, il pensait à faire une fin, à se marier.
 
Homme d’esprit, il ne s’abusait pas sur sa considération, il savait bien qu’elle était mensongère. Il ne devait donc y avoir de femmes pour lui ni dans la haute société de Paris, ni dans la bourgeoisie ; il lui fallait prodigieusement de méchanceté, de bonhomie apparente et de services rendus pour se faire supporter, car chacun désirait sa chute ; et une mauvaise veine pouvait le perdre. Une fois envoyé à la prison de Clichy ou à l’étranger par quelques lettres de change intraitables, il tombait dans le précipice où l’on peut voir tant de carcasses politiques qui ne se consolent pas entr’elles. En ce moment même, il craignait les éboulements de quelques portions de cette voûte menaçante que les dettes
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élèvent au-dessus de plus d’une tête parisienne. Il avait laissé les soucis apparaître sur son front, il venait de refuser de jouer chez madame d’Espard, il avait causé avec les femmes en donnant des preuves de distraction, et il avait fini par rester muet et absorbé dans le fauteuil d’où il venait de se lever comme le spectre de Banquo. Le comte Maxime de Trailles se trouva l’objet de tous les regards, directs ou indirects, placé comme il l’était au milieu de la cheminée, illuminé par les feux croisés de deux candélabres. Le peu de mots dits sur lui l’obligeait en quelque sorte à se poser fièrement, et il se tenait, en homme d’esprit, sans arrogance, mais avec l’intention de se montrer au-dessus des soupçons.
 
Un peintre n’aurait jamais pu rencontrer un meilleur moment pour saisir le portrait de cet homme, certainement extraordinaire. Ne faut-il pas être doué de facultés rares pour jouer un pareil rôle, pour avoir toujours séduit les femmes pendant trente ans, pour se résoudre à n’employer ses dons que dans une sphère cachée, en incitant un peuple à la révolte, en surprenant les secrets d’une politique astucieuse, en ne triomphant que dans les boudoirs ou dans les cabinets. N’y a-t-il pas je ne sais quoi de grand à s’élever aux plus hauts calculs de la politique, et à retomber froidement dans le néant d’une vie frivole ? Quel homme de fer que celui qui résiste aux alternatives du jeu, aux rapides voyages de la politique, au pied de guerre de l’élégance et du monde, aux dissipations des galanteries nécessaires, qui fait de sa mémoire une bibliothèque de ruses et de mensonges, qui enveloppe tant de pensées diverses, tant de manéges sous une impénétrable élégance de manières ? Si le vent de la faveur avait soufflé dans ces voiles toujours tendues, si le hasard des circonstances avait servi Maxime, il eût été Mazarin, le maréchal de Richelieu, Potemkin ou peut-être plus justement Lauzun sans Pignerol.
 
=== CHAPITRE XVII PORTRAIT AVEC NOTICE ===
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PORTRAIT AVEC NOTICE ===
 
Le comte, quoique d’une taille assez élevée, et d’une constitution sèche, avait pris un peu de ventre, mais il le contenait au majestueux, suivant l’expression de Brillat-Savarin. Ses habits étaient d’ailleurs si bien faits, qu’il conservait, dans toute sa personne, un air de jeunesse, quelque chose de leste, de découplé, dû sans doute à ses exercices soutenus, à l’habitude de faire des armes, de monter à cheval et de chasser. Maxime possédait toutes les grâces et les noblesses physiques de l’aristocratie, encore rehaussées par sa tenue supérieure. Son visage, long et bourbonien, était encadré par des favoris, par un collier de barbe soigneusement frisés, élégamment coupés, et noirs comme du jais. Cette couleur, pareille à celle d’une chevelure abondante, s’obtenait par un cosmétique indien fort cher, en usage dans la Perse, et sur lequel Maxime gardait le secret. Il trompait ainsi les regards les plus exercés sur le blanc qui, depuis longtemps, avait envahi ses cheveux. Le propre de cette teinture, dont se servent les Persans pour leurs barbes, est de ne pas rendre les traits durs, elle peut se nuancer par le plus ou le moins d’indigo, et s’harmonie alors à la couleur de la peau. C’était sans doute cette opération que madame Mollot avait vu faire ; mais on continue encore par certaines soirées la plaisanterie de se demander ce que madame Mollot a vu.
 
Maxime avait un très-beau front, les yeux bleus, un nez grec, un bouche agréable et le menton bien coupé ; mais le tour de ses yeux était cerné par de nombreuses lignes fines comme si elles eussent été tracées avec un rasoir, et au point de n’être plus vues à une certaine distance. Ses tempes portaient des traces semblables. Le visage était aussi passablement rayé.
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Les yeux, comme ceux des joueurs qui ont passé des nuits innombrables, étaient couverts comme d’un glacis ; mais, quoique affaibli, le regard n’en était que plus terrible, il épouvantait. On sentait là-dessous une chaleur couvée, une lave de passions mal éteinte. Cette bouche, autrefois si fraîche et si rouge, avait également des teintes froides ; elle n’était plus droite, elle fléchissait sur la droite. Cette sinuosité semblait indiquer le mensonge. Le vice avait tordu ces lèvres ; mais les dents étaient encore belles et blanches.
 
Ces flétrissures disparaissaient dans l’ensemble de la physionomie et de la personne. Les formes étaient toujours si séduisantes, qu’aucun jeune homme ne pouvait lutter au bois de Boulogne avec Maxime à cheval où il se montrait plus jeune, plus gracieux que le plus jeune et le plus gracieux d’entre eux. Ce privilége de jeunesse éternelle a été possédé par quelques hommes de ce temps.
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— Mon cher, je suis trop nouvellement marié pour ne pas rentrer avec ma femme !
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— C’est-à-dire que plus tard ? .., dit la jeune comtesse en se retournant et regardant son mari.
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— Mais moi, me voici mis en question par tout le monde, dit-il en continuant et tenant compte de l’interruption. Un misérable, un du Tillet, se demande si j’ai le courage de me tuer ! Il est temps de se ranger. Veut-on ou ne veut-on pas se défaire de moi ? vous pouvez le savoir, vous le saurez, dit Maxime en faisant un geste pour imposer silence à Rastignac. Voici mon plan, écoutez-le. Vous devez me servir, je vous ai déjà servi, je puis vous servir encore. La vie que je mène m’ennuie et je veux une retraite. Voyez à me seconder dans la conclusion d’un mariage qui me donne un demi-million ; une fois marié, nommez-moi ministre auprès de quelque méchante république d’Amérique. Je resterai dans ce poste aussi longtemps qu’il le faudra pour légitimer ma nomination à un poste du même genre en Allemagne. Si je vaux quelque chose, on m’en tirera ; si je ne vaux rien, on me remerciera. J’aurai peut-être un enfant, je serai sévère pour lui ; sa mère sera riche, j’en ferai un diplomate, il pourra être ambassadeur.
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— Voici ma réponse, dit Rastignac. Il y a un combat, plus violent que le vulgaire ne le croit, entre une puissance au maillot et une puissance enfant. La puissance au maillot, c’est la Chambre des députés, qui, n’étant pas contenue par une Chambre héréditaire…
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— Le jamais de monsieur de Talleyrand bien entendu ! dit Maxime.
 
— Dans ce moment
— Dans ce moment je ne peux donc rien pour vous, reprit Rastignac, nous n’aurons pas le pouvoir dans six mois. Oui, ces six mois vont être une agonie, je le savais, nous connaissions notre sort en nous formant, nous sommes un ministère bouchetrou. Mais si vous vous distinguez au milieu de la bataille électorale qui va se livrer ; si vous apportez une voix, un député fidèle à la cause dynastique, on accomplira votre désir. Je puis parler de votre bonne volonté, je puis mettre le nez dans les documents secrets, dans les rapports confidentiels, et vous trouver quelque rude tâche. Si vous réussissez, je puis insister sur vos talents, sur votre dévoûment, et réclamer la récompense. Votre mariage, mon cher, ne se fera que dans une famille d’industriels ambitieux, et en province. À Paris, vous êtes trop connu. Il s’agit donc de trouver un millionnaire, un parvenu doué d’une fille et possédé de l’envie de parader au château des Tuileries !
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— Dans ce moment je ne peux donc rien pour vous, reprit Rastignac, nous n’aurons pas le pouvoir dans six mois. Oui, ces six mois vont être une agonie, je le savais, nous connaissions notre sort en nous formant, nous sommes un ministère bouchetrou. Mais si vous vous distinguez au milieu de la bataille électorale qui va se livrer ; si vous apportez une voix, un député fidèle à la cause dynastique, on accomplira votre désir. Je puis parler de votre bonne volonté, je puis mettre le nez dans les documents secrets, dans les rapports confidentiels, et vous trouver quelque rude tâche. Si vous réussissez, je puis insister sur vos talents, sur votre dévoûment, et réclamer la récompense. Votre mariage, mon cher, ne se fera que dans une famille d’industriels ambitieux, et en province. À Paris, vous êtes trop connu. Il s’agit donc de trouver un millionnaire, un parvenu doué d’une fille et possédé de l’envie de parader au château des Tuileries !
 
— Faites-moi prêter, par votre beau-père, vingt-cinq mille francs pour attendre jusque-là ; il sera intéressé à ce qu’on ne me paie pas en eau bénite de cour après le succès, et il poussera au mariage.
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— Venez me voir à l’approche des élections. D’ici là, j’aurai vu dans quelle localité les chances de l’opposition sont les plus mauvaises et quelles ressources y trouveront deux esprits comme les nôtres.
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— Les vingt-cinq mille francs sont pressés ! lui répondit de Trailles.
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— Fais-moi donner un mot pour lui…
 
— Mon cher, dit Rastignac en remettant à Maxime tout un dossier, vous trouverez là deux lettres écrites à Gondreville pour vous. Vous avez été page, il a été sénateur, vous vous entendrez. Madame François Keller est dévote, voici pour elle une lettre de la maréchale de Carigliano. La maréchale est devenue dynastique, elle vous recommande
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chaudement et vous rejoindra d’ailleurs. Je ne vous ajouterai qu’un mot : défiez-vous du sous-préfet que je crois capable de se ménager dans ce Simon Giguet un appui auprès de l’ex-président du conseil. S’il vous faut des lettres, des pouvoirs, des recommandations, écrivez-moi ?
 
— Et les vingt-cinq mille francs, demanda Maxime.