« Les Sœurs Rondoli (recueil, Conard 1909)/Le Baiser » : différence entre les versions

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Ma chère mignonne,
 
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Tu n’as pour lui, me dis-tu que des attentions, que des douceurs, que des caresses, que des baisers. Le mal vient peut-être de là ; je crois que tu l’embrasses trop.
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Ma chérie, nous avons aux mains le plus terrible pouvoir qui soit : l’amour.
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Nous savons qu’il est fort comme la Mort ; mais il est aussi fragile que le verre. Le moindre choc le brise et notre domination s’écroule alors, sans que nous puissions la rééditer.
 
Nous avons la faculté de nous faire adorer,
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mais il nous manque une toute petite chose, le discernement des nuances dans la caresse, le flair subtil du TROP dans la manifestation de notre tendresse. Aux heures d’étreinte nous perdons le sentiment des finesses, tandis que l’homme que nous dominons reste maître de lui, demeure capable de juger le ridicule de certains mots, le manque de justesse de certains gestes.
 
Prends bien garde à cela, ma mignonne : c’est le défaut de notre cuirasse, c’est notre talon d’Achille.
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Oui, la rencontre des bouches est la plus parfaite, la plus divine sensation qui soit donnée aux humains, la dernière, la suprême limite du bonheur.
 
C’est dans le baiser, dans le seul baiser qu’on croit parfois sentir cette impossible
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union des âmes que nous poursuivons, cette confusion des cœurs défaillants.
 
Te rappelles-tu les vers de Sully Prudhomme :
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Un autre poète, François Coppée, a fait un vers que nous avons toutes dans la mémoire, un vers que nous trouvons adorable, qui nous fait tressaillir jusqu’au cœur.
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Après avoir décrit l’attente de l’amoureux dans une chambre fermée, par un soir d’hiver, ses inquiétudes, ses impatiences nerveuses, sa crainte horrible de ne pas LA voir venir, il raconte l’arrivée de la femme aimée qui entre enfin, toute pressée, essoufflée, apportant du froid dans ses jupes, et il s’écrie :
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N’est-ce point là un vers d’un sentiment exquis, d’une observation délicate et charmante, d’une parfaite vérité. Toutes celles qui ont couru au rendez-vous clandestin, que la passion a jetées dans les bras d’un homme, les connaissent bien ces délicieux premiers baisers à travers la voilette, et frémissent encore à leur souvenir. Et pourtant ils ne tirent leur charme que des circonstances, du retard, de l’attente anxieuse ; mais, en vérité, au point de vue purement, ou, si tu préfères, impurement sensuel, ils sont détestables.
 
Réfléchis. Il fait froid dehors. La jeune femme a marché vite, la voilette est toute mouillée par son souffle refroidi. Des gouttelettes d’eau brillent dans les mailles de dentelle noire. L’amant se précipite et colle ses lèvres ardentes à cette vapeur de poumons
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liquéfiée. Le voile humide, qui déteint et porte la saveur ignoble des colorations chimiques, pénètre dans la bouche du jeune homme, mouille sa moustache. Il ne goûte nullement aux lèvres de la bien-aimée, il ne goûte que la teinture de cette dentelle trempée d’haleine froide.
 
Et pourtant nous nous écrions toutes, comme le poète :
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Eh bien, ma chérie, je t’ai vue en plusieurs occasions très maladroite. Tu n’es pas la seule, d’ailleurs ; la plupart des femmes perdent leur autorité par l’abus seul des baisers, des baisers intempestifs. Quand elles sentent leur mari ou leur amant un peu las, à ces heures d’affaissement où le cœur a besoin de repos comme le corps, au lieu de comprendre ce qui se passe en lui, elles s’acharnent en des caresses inopportunes, se lassent par l’obstination des lèvres tendues, le fatiguent en l’étreignant sans rime ni raison.
 
Crois-en mon expérience. D’abord n’embrasse
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jamais ton mari en public, en wagon, au restaurant. C’est du plus mauvais goût ; refoule ton envie. Il se sentirait ridicule et t’en voudrait toujours.
 
Méfie-toi surtout des baisers inutiles prodigués dans l’intimité. Tu en fais, j’en suis certaine, une effroyable consommation.
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Ainsi je t’ai vue un jour tout à fait choquante. Tu ne te le rappelles pas sans doute.
 
Nous étions tous trois dans ton petit salon, et, comme vous ne vous gêniez guère devant moi, ton mari te tenait sur ses genoux et t’embrassait longuement la nuque, la bouche perdue dans les cheveux frisés du cou. Soudain tu as crié : « Ah ! le feu ! » Vous n’y songiez guère, il s’éteignait. Quelques tisons assombris expirants rougissaient à peine le foyer. Alors il s’est levé, s’élançant vers le coffre à bois où il saisit deux bûches énormes qu’il rapportait à grand’peine, quand tu es venue vers lui les lèvres mendiantes, murmurant : « Embrasse-moi. » Il tourna la tête avec effort en soutenant péniblement les souches. Alors tu posas doucement, lentement, ta bouche sur celle du malheureux qui demeura le col de travers, les reins tordus, les bras rompus, tremblant de fatigue et d’effort désespéré.
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Et tu éternisas ce baiser de supplice sans voir et sans comprendre. Puis, quand tu le laissas libre, tu te mis à murmurer d’un air fâché : « Comme tu m’embrasses mal. » – Parbleu, ma chérie !
 
Oh ! prends garde à cela. Nous avons toutes cette sotte manie, ce besoin inconscient et bête de nous précipiter aux moments les plus mal choisis : quand il porte un verre plein d’eau, quand il remet ses bottes, quand il renoue sa cravate, quand il se trouve enfin dans quelque posture pénible, et de l’immobiliser par une gênante caresse qui le fait rester une minute avec un geste commencé et le seul désir d’être débarrassé de nous.