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Lucrèce Borgia drame, Paris, Porte-Saint-Martin, 2 février 1833
 
 
== AVERTISSEMENT ==
 
Ainsi qu’il s’y était engagé dans la préface de son
dernier drame, l’auteur est revenu à l’occupation de
toute sa vie, à l’art. Il a repris ses travaux de
prédilection, avant même d’en avoir tout-à-fait fini
avec les petits adversaires politiques qui sont venus
le distraire il y a deux mois. Et puis, mettre au
jour un nouveau drame six semaines après le drame
proscrit, c’était encore une manière de dire son fait
au présent gouvernement. C’était lui montrer qu’il
perdait sa peine. C’était lui prouver que l’art et la
liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied
maladroit qui les écrase. Aussi compte-t-il bien
mener de front désormais la lutte politique,
tant que besoin sera, et l’œuvre littéraire. On peut
faire en même temps son devoir et sa tâche. L’un ne
nuit pas à l’autre. L’homme a deux mains.
le roi s’amuse et Lucrèce Borgia ne se
ressemblent ni par le fond, ni par la forme, et ces
deux ouvrages ont eu chacun de leur côté une destinée
si diverse que l’un sera peut-être un jour la
principale date politique et l’autre la principale date
littéraire de la vie de l’auteur. Il croit devoir le
dire cependant, ces deux pièces si différentes par le
fond, par la forme et par la destinée, sont étroitement
accouplées dans sa pensée. L’idée qui a produit le
roi s’amuse et l’idée qui a produit Lucrèce
Borgia sont nées au même moment sur le même point
du cœur. Quelle est en effet la pensée intime cachée
sous trois ou quatre écorces concentriques dans le
roi s’amuse ? La voici. Prenez la difformité
physique la plus hideuse, la plus repoussante, la
plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux,
à l’étage le plus infime, le plus souterrain et le plus
méprisé de l’édifice social ; éclairez de tous côtés,
par le jour sinistre des contrastes, cette misérable
créature ; et puis, jetez-lui une ame, et mettez dans
cette ame le sentiment le plus pur qui soit donné à
l’homme, le sentiment paternel. Qu’arrivera-t-il ?
C’est que ce sentiment sublime, chauffé selon certaines
conditions, transformera sous vos yeux la créature
dégradée ; c’est que l’être petit deviendra grand ;
c’est que l’être difforme deviendra beau. Au fond,
voilà ce que c’est que le roi s’amuse. Eh bien !
Qu’est-ce que c’est que Lucrèce Borgia ?
Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante,
la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux,
dans le cœur d’une femme, avec toutes les conditions
de beauté physique et de la grandeur royale, qui
donnent de la saillie au crime, et maintenant mêlez à
toute cette difformité morale un sentiment pur, le
plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment
maternel ; dans votre monstre mettez une mère ; et le
monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et
cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette
ame difforme deviendra presque belle à vos yeux. Ainsi,
la paternité sanctifiant la difformité physique, voilà
le roi s’amuse ; la maternité purifiant la
difformité morale, voilà Lucrèce Borgia. Dans la
pensée de l’auteur, si le mot bilogie n’était pas
un mot barbare, ces deux pièces ne feraient qu’une
bilogie sui generis, qui pourrait avoir pour
titre : le père et la mère. Le sort les a
séparées, qu’importe ! L’une a prospéré, l’autre a été
frappée d’une lettre de cachet ; l’idée qui fait le
fond de la première restera long-temps encore peut-être
voilée par mille préventions à bien des regards ;
l’idée qui a engendré la seconde semble être chaque
soir, si aucune illusion ne nous aveugle, comprise et
acceptée par une foule intelligente et sympathique ;
mais quoi qu’il en soit de ces deux pièces, qui n’ont
d’autre mérite d’ailleurs que l’attention dont le
public a bien voulu les entourer, elles sont soeurs
jumelles, elles se sont touchées en germe,
la couronnée et la proscrite, comme Louis XIV et le
masque de fer.
 
Corneille et Molière avaient pour habitude de
répondre en détail aux critiques que leurs ouvrages
suscitaient, et ce n’est pas une chose peu curieuse
aujourd’hui de voir ces géans du théâtre se débattre
dans des avant-propos et des avis au lecteur
sous l’inextricable réseau d’objections que la
critique contemporaine ourdissait sans relâche autour
d’eux. L’auteur de ce drame ne se croit pas digne de
suivre d’aussi grands exemples. Il se taira, lui,
devant la critique. Ce qui sied à des hommes pleins
d’autorité, comme Molière et Corneille, ne sied
pas à d’autres. D’ailleurs il n’y a peut-être que
Corneille au monde qui puisse rester grand et sublime,
au moment même où il fait mettre une préface à genoux
devant Scudery ou Chapelain. L’auteur est loin
d’être Corneille ; l’auteur est loin d’avoir affaire
à Chapelain ou à Scudery. La critique, à quelques
rares exceptions près, a été en générale loyale et
bienveillante pour lui. Sans doute il pourrait
répondre à plus d’une objection. à ceux qui trouvent,
par exemple, que Gennaro se laisse trop candidement
empoisonner par le duc au second acte, il pourrait
demander si Gennaro, personnage construit par la
fantaisie du poète, est tenu d’être plus
vraisemblable et plus défiant que l’historique
Drusus de Tacite, ignarus et juveniliter
hauriens. à ceux qui lui reprochent d’avoir
exagéré les crimes de Lucrèce Borgia, il dirait :
lisez Tomasi, lisez Guicciardini, lisez
surtout le diarium. à ceux qui le blâment d’avoir
accepté sur la mort des maris de Lucrèce certaines
rumeurs populaires à demi fabuleuses, il répondrait
que souvent les fables du peuple font la vérité du
poète ; et puis il citerait encore Tacite, historien
plus obligé de se critiquer sur la réalité des faits
que le poète dramatique. Il pourrait pousser le détail
de ces explications beaucoup plus loin, et examiner
une à une avec la critique toutes les pièces de la
charpente de son ouvrage ; mais il a plus de plaisir à
remercier la critique qu’à la contredire ; et, après
tout, les réponses qu’il pourrait faire aux objections
de la critique, il aime mieux que le lecteur les
trouve dans le drame, si elles y sont, que dans la
préface.
 
On lui pardonnera de ne point insister davantage sur
le côté purement esthétique de son ouvrage. Il est
tout un autre ordre d’idées, non moins hautes selon
lui, qu’il voudrait avoir le loisir de remuer et
d’approfondir à l’occasion de cette pièce de
Lucrèce Borgia. à ses yeux, il y a beaucoup de
questions sociales dans les questions littéraires,
et toute œuvre est une action. Voilà le sujet sur
lequel il s’étendrait volontiers, si l’espace et le
temps ne lui manquaient. Le théâtre, on ne saurait
trop le répéter, a de nos jours une importance
immense, et qui tend à s’accroître sans cesse avec
la civilisation même. Le théâtre est une tribune. Le
théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et
parle haut. Lorsque Corneille dit : pour être plus qu’un roi tu te crois quelque
chose, Corneille, c’est Mirabeau. Quand
Shakespeare dit : (…), Shakespeare, c’est Bossuet.
L’auteur de ce drame sait combien c’est une grande et
sérieuse chose que le théâtre. Il sait que le drame,
sans sortir des limites impartiales de l’art, a une
mission nationale, une mission sociale, une mission
humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si
intelligent et si avancé qui a fait de Paris la
cité centrale du progrès, s’entasser en foule devant
un rideau que sa pensée, à lui chétif poète, va
soulever le moment d’après, il sent combien il est
peu de chose, lui, devant tant d’attente et de
curiosité ; il sent que si son talent n’est rien, il
faut que sa probité soit tout ; il s’interroge avec
sévérité et recueillement sur la portée philosophique
de son œuvre ; car il se sait responsable, et il ne
veut pas que cette foule puisse lui demander compte un
jour de ce qu’il lui aura enseigné. Le poète aussi a
charge d’ames. Il ne faut pas que la multitude sorte
du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité
austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, dieu
aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins
tant que dureront les temps sérieux où nous sommes),
que des choses pleines de leçons et de conseils. Il
fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans
la salle du banquet, la prière des morts à travers
les refrains de l’orgie, la cagoule à côté du masque.
Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter
à tue-tête sur l’avant-scène ; mais il lui criera du fond du
théâtre. Il sait bien que l’art seul, l’art pur,
l’art proprement dit, n’exige pas tout cela du poète,
mais il pense qu’au théâtre surtout il ne suffit pas
de remplir seulement les conditions de l’art. Et
quant aux plaies et aux misères de l’humanité, toutes
les fois qu’il les étalera dans le drame, il tâchera
de jeter sur ce que ces nudités-là auraient de trop
odieux le voile d’une idée consolante et grave.
Il ne mettra pas Marion De Lorme sur la scène,
sans purifier la courtisane avec un peu d’amour ; il
donnera à Triboulet le difforme un cœur de père ; il
donnera à Lucrèce la monstrueuse des entrailles de
mère. Et de cette façon, sa conscience se reposera
du moins tranquille et sereine sur son œuvre. Le
drame qu’il rêve et qu’il tente de réaliser pourra
toucher à tout sans se souiller à rien. Faites
circuler dans tout une pensée morale et compatissante,
et il n’y a plus rien de difforme ni de repoussant. à
la chose la plus hideuse mêlez une idée religieuse,
elle deviendra sainte et pure. Attachez Dieu au
gibet, vous avez la croix.
 
12 février 1833.