« Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Tome 2 » : différence entre les versions

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– Bravo, Jacques ! s’écria Northerton, s’il ne
 
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s’agissait que de la religion, je laisserais les prêtres vider eux-mêmes leur querelle.
 
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– Je m’en serais douté à votre profonde érudition, repartit l’enseigne.
 
– Oh ! monsieur, répliqua Jones, il est aussi possible de savoir quelque chose, sans avoir été
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à l’école, que d’avoir été à l’école, et de ne rien savoir.
 
– Bien répondu, jeune homme, dit le lieutenant. Ma foi, Northerton, vous avez eu tort de vous frotter à lui, il est trop fort pour vous. »
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L’enseigne Northerton déclara aussitôt qu’il ne joindrait pas cette santé à celle de sa maîtresse, à moins que quelqu’un ne se rendît caution de la dame. « J’ai connu, dit-il, une Sophie Western, qui a honoré de ses faveurs la moitié des jeunes gens de Bath. Peut-être est-ce la même personne.
 
Jones l’assura solennellement du contraire, et protesta que la jeune dame qu’il avait nommée,
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n’était pas moins distinguée par sa naissance que par sa fortune.
 
« Oui, oui, dit l’enseigne, c’est elle, Dieu me damne, c’est elle-même. Gageons six bouteilles de vin de Bourgogne, que Tom French, de notre régiment, nous l’amène à la première taverne de Bridge-Street. » Il fit alors son portrait, et le fit très-ressemblant ; car il l’avait vue avec sa tante à Bath. Il finit par dire, que son père possédait une terre considérable dans le comté de Somerset.
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La tendresse d’un amant s’indigne de la moindre atteinte portée à l’honneur de sa maîtresse. Jones, néanmoins, quoiqu’il ne manquât assurément ni d’amour, ni, de courage, ne repoussa pas la calomnie avec autant de promptitude peut-être qu’il aurait dû le faire. Peu accoutumé à cette espèce de plaisanterie, il ne la saisit pas sur-le-champ. Pendant quelques moments, il s’imagina que Northerton avait pris une autre femme pour sa maîtresse ; mais bientôt revenu de son incertitude : « Monsieur, lui dit-il d’un air courroucé, choisissez, je vous prie, un autre sujet de badinage : car je ne suis pas d’humeur à souffrir des plaisanteries sur le compte de cette jeune dame.
 
– Des plaisanteries ! répéta l’enseigne, Dieu me damne, si j’ai jamais parlé plus sérieusement
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de ma vie. Tom French, de notre régiment, a eu à Bath et la nièce et la tante.
 
– Eh bien ! dit Jones, je vous déclare aussi sérieusement, que vous êtes le plus impudent menteur qu’il y ait au monde. »
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– Vous n’en avez jamais ouï mal parler ? reprit le lieutenant, eh bien, vous méritez vingt fois d’être pendu, pour une pareille plaisanterie, et pour l’espèce d’armes dont vous avez fait usage. Vous êtes mon prisonnier, monsieur, et vous ne sortirez d’ici que sous bonne escorte. »
 
Tel était l’ascendant du lieutenant sur l’enseigne, que ce vaillant champion qui venait d’étendre
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par terre notre pauvre héros, aurait à peine osé tirer l’épée contre son chef, quand il en aurait eu une à son côté ; mais l’officier français, dès le commencement de la querelle, s’était emparé de toutes les armes, suspendues à la muraille. Ainsi M. Northerton fut obligé d’attendre l’issue de l’affaire.
 
L’officier français et M. Adderly, à la prière du lieutenant, relevèrent le blessé. Voyant qu’il ne donnait presque plus aucun signe de vie, ils le remirent par terre. Adderly l’envoya au diable, pour avoir taché de sang son habit, et le Français déclara, dans son baragouin, qu’il ne voulait pas mettre la main sur un Anglais mort, parce qu’il avait ouï dire que la loi du pays condamnait à être pendu, le dernier qui le touchait.
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Le bon lieutenant, en même temps qu’il s’empara de la porte, tira le cordon de la sonnette. Le garçon vint ; il l’envoya chercher un piquet de fusiliers et un chirurgien. Cet ordre, et le récit que fit le garçon de ce qu’il avait vu, amenèrent bientôt, non-seulement les soldats, mais l’hôte, l’hôtesse, les valets, et tous les étrangers qui se trouvaient dans l’auberge.
 
Pour rendre chaque particularité de la scène suivante, et les propos des divers interlocuteurs, il nous faudrait quarante plumes, et la faculté de les mouvoir toutes ensemble, aussi vite que
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la parole. Le lecteur voudra donc bien se contenter des circonstances les plus remarquables, et peut-être nous saura-t-il gré d’avoir supprimé le reste.
 
On commença par se saisir de M. Northerton. Six hommes, avec un caporal à leur tête, l’enlevèrent d’un lieu qu’il avait grande envie de quitter, pour le conduire dans un autre où il ne se souciait guère d’aller. Or, admirez les étranges caprices de l’ambition. Le jeune enseigne eut à peine obtenu le triomphe dont on a parlé, qu’il se serait estimé fort heureux d’être caché dans quelque coin du monde, où le bruit de sa gloire ne fût point parvenu.
 
Nous sommes surpris, et le lecteur pourra l’être aussi, que le digne et bon lieutenant ait plutôt songé à s’assurer de l’agresseur, qu’à secourir le blessé. Nous faisons ici cette remarque, moins avec la prétention d’expliquer une conduite si singulière, que pour empêcher les critiques de la faire un jour, et d’en tirer vanité, comme d’une découverte. Il est bon d’apprendre à ces messieurs, que nous sommes aussi capable qu’eux d’observer ce qu’il y a de bizarre dans les caractères ; mais notre devoir se borne à rapporter les faits tels qu’ils sont ; et quand nous l’avons rempli, c’est au lecteur habile et pénétrant à consulter le livre original de la nature, d’où nous empruntons
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tous les traits de notre ouvrage, sans nous astreindre à citer toujours la page qui nous sert d’autorité.
 
Les spectateurs se comportèrent autrement que le lieutenant. Ils suspendirent leur curiosité, à l’égard de l’enseigne, qu’ils se flattaient de voir bientôt dans une attitude plus propre à l’exciter. Le malheureux étendu tout sanglant sur le carreau, fut l’unique objet de leur attention et de leur intérêt. On le releva, on le plaça dans un fauteuil, où il ne tarda pas à donner des signes de vie. Dès qu’on s’en aperçut, car dans le premier moment on l’avait cru mort, chacun se mit à proposer son ordonnance. En l’absence d’un membre de la docte faculté, tous les assistants s’érigèrent en docteurs.
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La saignée fut l’avis général. Par malheur, il ne se trouvait personne sous la main, pour faire l’opération. Tous s’écrièrent qu’il fallait aller chercher le barbier ; mais aucun-ne bougeait de sa place. On prescrivit encore, sans plus d’efficacité, différents cordiaux. Enfin l’hôte fit venir un pot de bière forte et une rôtie, disant que c’était le meilleur cordial de l’Angleterre.
 
La seule personne qui se montra secourable en cette occasion et rendit, ou parut rendre quelque service, fut l’hôtesse. Elle coupa une mèche de ses cheveux, qu’elle appliqua sur la blessure,
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pour arrêter le sang. Elle frotta ensuite avec la main les tempes du jeune homme, et repoussant d’un air dédaigneux le pot de bière qu’avait demandé son mari, elle envoya sa servante chercher dans son armoire une bouteille d’eau-de-vie, dont elle fit boire un grand verre à Jones, qui venait de reprendre ses sens.
 
Le chirurgien arriva sur ces entrefaites ; il examina la blessure, secoua la tête, blâma tout ce qu’on avait fait, et ordonna qu’on mît à l’instant le blessé au lit. Nous l’y laisserons reposer quelque temps, et nous terminerons ici ce chapitre.
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Grande habileté de l’hôtesse ; profond savoir du chirurgien ; le digne lieutenant se montre un docte casuiste.
 
Après que Jones fut couché, et le calme rétabli dans l’auberge, l’hôtesse dit au lieutenant : « Je crains, monsieur, que ce jeune homme ne se soit pas conduit, envers votre seigneurie,
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d’une manière convenable ; et s’il avait été tué, il n’aurait eu, je pense, que ce qu’il méritait. Aussi, quand des subalternes sont admis dans une compagnie de gentilshommes, ils devraient se tenir dans les bornes du respect ; mais, comme disait mon premier mari, il en est peu qui sachent le faire. Pour moi, assurément, je n’aurais pas souffert qu’un homme de cette espèce se mêlât parmi des gens comme il faut ; mais je l’ai cru officier, jusqu’à ce que le sergent m’ait dit que ce n’était qu’une recrue.
 
– Madame, répondit le lieutenant, vous êtes dans l’erreur ; le jeune homme s’est très-bien conduit, et je le crois beaucoup mieux né que l’enseigne qui l’a si cruellement outragé. S’il perd la vie, son meurtrier aura lieu de s’en repentir ; le régiment se débarrassera d’un mauvais sujet qui fait la honte de l’armée. Comptez sur ma parole, ce misérable n’échappera point à la justice.
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– Je vous répète, madame, que vous faites tort au jeune volontaire. J’ose affirmer qu’il est mieux né que l’enseigne.
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– Eh bien, fiez-vous-en donc à vos yeux. C’était un habile homme que mon premier mari. Il avait coutume de dire, qu’il ne fallait pas toujours juger des gens sur l’apparence. Ce n’est pas que ce jeune homme ne puisse être très-bien de figure ; car je ne l’ai vu que tout couvert de sang. Qui l’aurait cru ? c’est peut-être un jeune cavalier traversé dans son amour. Bonté céleste ! s’il venait à mourir, quel chagrin ce serait pour ses parents ! il fallait que le scélérat qui a fait le coup, fût possédé du diable. Sûrement, comme le dit votre seigneurie, ce misérable est la honte de l’armée. La plupart des autres officiers ne lui ressemblent guère. Comme disait mon premier mari, ils ont autant de répugnance à verser le sang chrétien, en temps de paix, que des gens de robe ou d’église. En temps de guerre, c’est différent. Il faut qu’il y ait du sang répandu ; on ne doit pas leur en faire un crime ; plus ils tuent de monde, mieux ils servent le pays ; et je voudrais de tout mon cœur qu’ils exterminassent jusqu’au dernier de nos ennemis.
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– Fi ! madame, fi ! dit le lieutenant en souriant, voilà un vœu bien sanguinaire.
 
– Pas du tout, monsieur, je ne suis point sanguinaire. Je n’en veux qu’à nos ennemis, et il n’y a pas de mal à cela. Il est tout naturel de désirer qu’on les tue, afin que la guerre finisse, et
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que les impôts diminuent. N’est-il pas affreux d’en être écrasés comme nous le sommes ? Comment ! il nous en coûte plus de quarante schellings, pour le jour que nous recevons par les fenêtres : encore en avons-nous tant fait boucher, qu’à peine si l’on voit clair dans la maison. C’est ce que je disais dernièrement au collecteur. « En conscience, monsieur, lui disais-je, vous devriez nous ménager un peu davantage. Nous sommes les meilleurs amis du gouvernement, oui la chose est sûre ; car Dieu sait l’argent que nous lui donnons : et pourtant, me dis-je souvent en moi-même, il ne s’imagine pas nous avoir plus d’obligation qu’à ceux qui ne lui payent pas un sou. Oui, oui, ainsi va le monde. »
 
Elle continuait sur ce ton, quand le chirurgien entra. Le lieutenant s’empressa de lui demander comment allait le blessé ?
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– J’espère, monsieur, reprit le lieutenant, qu’il n’y a point de fracture au crâne.
 
– Oh ! monsieur, les fractures ne sont pas toujours les accidents les plus dangereux. Les contusions et les déchirures ont souvent un caractère
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plus sérieux et des conséquences plus funestes. Lorsqu’il n’y a pas de fracture au crâne, les gens étrangers à la science en concluent que tout va bien ; et moi j’aimerais mieux voir un crâne brisé en mille morceaux, que certaines contusions que j’ai eu occasion d’observer, dans la pratique de mon art.
 
– Je me flatte qu’il n’y a point ici de pareils symptômes.
 
– Les symptômes, monsieur, ne sont pas toujours réguliers, ni constants. J’ai vu des symptômes très-fâcheux le matin, prendre à midi un aspect favorable, et redevenir fâcheux le soir. C’est en fait de blessures, qu’on peut dire avec vérité : Nemo repente fuit turpissimus[50]. Je me souviens qu’on m’appela une fois pour un homme qui avait reçu un coup violent sur le tibia. La peau, exterior cutis, était excoriée, le sang coulait en abondance, les membranes intérieures étaient déchirées au point qu’on apercevait l’os par l’ouverture de la plaie, que nous nommons en latin vulnus. Quelques mouvements fébriles étant survenus au même instant (l’élévation du pouls indiquait la nécessité d’une forte saignée), je craignis la gangrène. Pour la prévenir, je pratiquai sur-le-champ une large incision à la veine du bras gauche ; j’en tirai vingt onces de sang. Je
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m’attendais à le trouver épais, glutineux, ou même coagulé, comme il arrive dans les pleurésies ; mais, à ma grande surprise, il était couleur de rose, et presque aussi vermeil que celui d’une personne en bonne santé. J’appliquai alors sur la partie malade un cataplasme, qui produisit un effet merveilleux. Après trois ou quatre pansements, la plaie rendit une matière purulente, au moyen de quoi la cohésion… mais peut-être ne me fais-je pas parfaitement comprendre ?
 
– Non, en vérité, je n’ai pas compris un seul mot de ce que vous avez dit.
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– Mais enfin, croyez-vous le jeune homme en danger ?
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– En danger ? oui assurément. Est-il quelqu’un de nous, quoiqu’il jouisse de là plus parfaite santé, qu’on puisse dire n’être point en danger ? Comment donc répondre d’un homme atteint d’une blessure aussi grave ? Tout ce que je puis dire, quant à présent, c’est qu’on a très-bien fait de m’appeler, et qu’on aurait encore mieux fait de m’appeler plus tôt. Je reviendrai demain matin, de bonne heure. En attendant, qu’on laisse reposer le malade, et qu’on ne lui plaigne pas l’eau de gruau.
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Par bonheur, l’hôtesse ne parla ni de ragoûts, ni de puddings ; car le complaisant Esculape aurait souscrit à tout, plutôt que de s’exposer à perdre la pratique de la maison.
 
Dès qu’il fut parti, l’hôtesse se mit à chanter
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ses louanges. Le lieutenant n’avait pas pris de son habileté, dans cette courte visite, l’opinion favorable que la bonne femme et tout le voisinage en avaient conçue, peut-être à juste titre ; car le docteur, quoique passablement sot, à notre avis, pouvait n’être pas dépourvu de talent.
 
Tout ce que le lieutenant conclut de son docte commentaire, c’est que M. Jones était en grand danger. Il donna ordre, en conséquence, de resserrer étroitement Northerton, se proposant de le conduire, lui-même le lendemain matin devant le juge de paix, et de remettre le commandement de la troupe, jusqu’à Glocester, au lieutenant français qui, bien qu’il ne sût ni lire, ni écrire, ni parler aucune langue, était pourtant un bon officier.
 
Dans la soirée, il fit dire au jeune volontaire qu’il irait le voir, si sa visite ne lui était pas importune. Jones reçut cette offre obligeante avec plaisir et reconnaissance. Le lieutenant se rendit donc auprès de lui. Il le trouva beaucoup mieux qu’il ne l’espérait. Jones l’assura même que, sans la défense expresse du chirurgien, il serait levé depuis longtemps, se sentant en parfaite santé, et n’éprouvant d’autre incommodité de sa blessure, qu’une extrême douleur au côté de la tête où il avait été frappé.
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« Je souhaiterais, dit le lieutenant, que vous fussiez aussi bien que vous croyez l’être ; vous pourriez demander sur-le-champ la réparation qui vous est due. Quand une affaire n’est pas susceptible d’accommodement, comme lorsqu’il s’agit d’une grave insulte, ou d’un soufflet, on ne saurait la vider trop tôt ; mais j’ai peur que vous ne jugiez pas votre état, et que votre adversaire n’ait sur vous trop d’avantage.
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– La mienne est bien à votre service, mon cher enfant, s’écria le lieutenant, en l’embrassant. Vous êtes un brave, votre courage me plaît. Cependant je craindrais pour vous l’issue du combat. Un si rude coup, tant de sang perdu, doivent avoir épuisé vos forces. Vous ne sentez pas votre faiblesse, dans le lit ; elle vous trahirait probablement, après avoir poussé une botte ou deux. Je ne puis consentir que vous vous battiez ce soir ; mais vous nous rejoindrez, j’espère, dans peu de jours, et je vous donne ma parole d’honneur que vous aurez satisfaction, ou que l’homme qui vous a outragé sortira du régiment.
 
– Je voudrais, dit Jones, qu’il fût possible d’en finir dès ce soir. Maintenant que vous avez
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touché cette corde, il n’y a plus de repos pour moi.
 
– Calmez-vous, mon ami. Quelques jours de plus ou de moins ne font rien à la chose. Les blessures de l’honneur ne ressemblent pas à celles du corps. Elles ne souffrent point d’un léger retard dans l’application du remède. Peu importe que vous ayez satisfaction dans une semaine, ou sur l’heure.
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– Le retard n’en est pas moins pénible pour moi. Tenez, vous êtes militaire, j’ai presque honte de la confidence que je vais vous faire ; quoique j’aie mené une vie assez déréglée, au fond du cœur, et dans les moments de réflexion, je suis réellement chrétien.
 
– Je le suis aussi, je vous assure, et des plus zélés. J’ai été, tantôt, ravi de la manière dont vous avez pris, à table, la défense de votre religion ; et maintenant, jeune homme, à vous parler sans détour, je suis fâché de voir que vous paraissiez rougir de confesser ouvertement votre foi.
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rougir de confesser ouvertement votre foi.
 
– Eh bien ! un vrai chrétien ne doit-il pas trembler de nourrir dans son cœur un ressentiment que la loi de son Dieu condamne ? Puis-je me livrer, sur ce lit de douleur, à des projets de vengeance ? Comment me présenter devant le souverain juge, la conscience chargée du poids d’un pareil crime ?
 
– Je crois, qu’en effet, il existe un précepte qui interdit la vengeance ; mais un homme d’honneur ne peut l’observer ; et tout militaire doit être homme d’honneur. Je me souviens d’avoir, un jour, proposé le cas à notre aumônier, en buvant un bowl de punch avec lui. Il convint que la question était difficile à résoudre ; mais il espérait, dit-il, qu’il y avait, sur ce point, un privilège en faveur des gens d’épée : et certes, nous devons l’espérer comme lui. Le moyen de supporter la vie sans l’honneur ? Oui, oui, mon enfant, continuez à être un bon chrétien tant que vous vivrez, mais soyez homme d’honneur aussi, et ne souffrez jamais un affront. Tous les livres, tous les curés du monde ne me persuaderont, pas d’être un lâche. J’aime beaucoup ma religion, j’aime encore plus mon honneur. Il faut qu’il se soit glissé quelque erreur dans le texte de la loi, ou dans la traduction, ou dans le commentaire.
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Quoi qu’il en soit, un militaire doit en courir la chance ; car il est obligé de conserver son honneur sans tache. Dormez donc tranquille cette nuit, et je vous promets que l’occasion de venger votre injure ne vous manquera pas… » À ces mots il embrassa Jones affectueusement, lui serra la main, et prit congé de lui.
 
Le raisonnement du lieutenant, quelque concluant qu’il fût pour lui, ne l’était pas de même pour notre jeune ami. Celui-ci, après avoir longtemps ruminé le cas dans sa tête, s’arrêta enfin à la résolution qu’on va voir.
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Chapitre effrayant que peu de lecteurs doivent se hasarder à lire seuls, au déclin du jour.
 
Jones avala tout d’un trait une grande écuellée de bouillon de poulet, ou plutôt de coq. Il aurait volontiers mangé aussi le coq tout entier, et encore une livre de jambon. Se sentant alors plein
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de force et de santé, il résolut de se lever et d’aller trouver son adversaire.
 
Il envoya d’abord chercher le sergent, qui était sa première connaissance dans la troupe. Malheureusement, ce brave homme, après avoir bu comme une éponge, s’était jeté sur son lit et ronflait si fort, qu’il était difficile de faire parvenir à son oreille un bruit capable de couvrir celui qui sortait de sa gorge et de ses narines.
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Cependant Jones voulant absolument lui parler, chargea un garçon d’auberge, à voix de Stentor, d’aller l’éveiller. Celui-ci en vint à bout, non sans peine, et l’informa du sujet de son message. Dès que le sergent en fut instruit, il se leva ; comme il était tout habillé, il ne se fit pas attendre. Jones ne jugea pas à propos de lui confier son dessein, quoiqu’il eût pu le faire avec assurance. Le sergent était un homme d’honneur et d’un courage éprouvé. Il aurait donc gardé fidèlement ce secret, ou tout autre qu’il n’eût pas été de son intérêt de trahir ; mais Jones n’avait pu découvrir, en si peu de temps, toutes ses bonnes qualités ; ainsi la réserve dont il usa était sage et digne de louanges.
 
Il commença par dire au sergent, qu’étant maintenant militaire, il avait honte de n’être point pourvu de l’instrument le plus nécessaire à un soldat, c’est-à-dire d’une épée. « Je vous aurai,
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ajouta-t-il, une obligation infinie, si vous pouvez m’en procurer une. J’en donnerai un prix raisonnable. Peu m’importe que la poignée soit d’argent ou de cuivre. Il ne me faut qu’une bonne lame, qui aille bien au côté d’un soldat. »
 
Le sergent n’ignorait ni la scène du dîner, ni l’état dangereux de Jones ; il conclut d’une pareille démarche, faite à une telle heure de la nuit, et dans une semblable situation, que notre jeune homme avait le transport au cerveau. En fin matois, que sa présence d’esprit n’abandonnait jamais, il conçut aussitôt l’idée de tirer parti de la fantaisie du malade. « Monsieur, lui dit-il, je crois que je puis faire votre affaire : j’ai une excellente épée ; elle n’est point, il est vrai, montée en argent, ce qui, comme vous le dites fort bien, ne sied pas à un soldat ; mais la poignée en est propre, et la lame, une des meilleures de l’Europe. C’est une lame qui… une lame qui… En un mot, je vais vous la chercher, et vous en jugerez. Sur mon honneur, je suis ravi de voir votre seigneurie en si bonne santé. »
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Il revint, un instant après, avec l’épée. Jones l’examina, la trouva à son gré, et lui en demanda le prix.
 
Notre homme fit d’abord un pompeux éloge de sa marchandise ; il jura que cette épée avait appartenu à un général français. « Je la lui pris
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moi-même, dit-il, à la bataille de Dettingen, après lui avoir fait sauter la cervelle. La garde en était d’or ; je la vendis à un de nos petits-maîtres, qui, n’en déplaise à votre seigneurie, estiment plus la poignée que la lame. »
 
Jones l’interrompit et lui demanda de nouveau de mettre un prix à son épée. Le sergent, qui croyait notre héros dans un délire complet, et proche de sa fin, craignit de faire tort à sa famille, s’il en demandait trop peu. Il hésita un moment, puis il répondit qu’il se contenterait de vingt guinées, protestant qu’il ne la vendrait pas une obole de moins à son propre frère.
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– Vingt guinées ! s’écria Jones avec surprise, vous vous imaginez sans doute que je suis fou, ou que je n’ai jamais vu d’épée de ma vie. Vingt guinées ! je ne vous aurais pas cru capable de me tromper. Tenez, reprenez votre épée… Mais non, je veux la garder ; je la montrerai demain à votre officier, et je lui dirai le prix que vous m’en avez demandé. »
 
Le fourbe, que rien ne déconcertait, jugea bien, par cette réponse, que Jones n’était pas dans l’état où il l’avait supposé. Il changea aussitôt de batterie, et feignant une surprise égale à la sienne : « Je ne pense pas, monsieur, lui dit-il, vous avoir surfait. Songez que c’est la seule épée que j’aie, et qu’en vous la vendant je m’expose
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aux réprimandes de mon chef ; et véritablement, monsieur, tout bien considéré, je ne crois pas que vingt schellings soient un prix trop élevé.
 
– Vingt schellings ! Eh mais ! vous me demandiez tout à l’heure vingt guinées !
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Le sergent se retira respectueusement, ravi de son petit marché, et de l’adresse avec laquelle il s’était tiré du mauvais pas où sa méprise l’avait engagé.
 
Aussitôt qu’il fut parti, Jones se leva, s’habilla, et mit, faute d’un autre vêtement, son justaucorps de la veille, dont la couleur blanche rendait
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plus visibles les larges taches de sang dont il était couvert. Il prit ensuite son épée. Au moment de sortir, l’action qu’il méditait se présenta à son esprit, avec toutes ses conséquences. Il réfléchit que, dans quelques minutes peut-être, il aurait ôté la vie à un homme, ou cessé lui-même d’exister. « Eh ! pourquoi, se dit-il, vais-je exposer mes jours ? Pourquoi ? Pour venger mon honneur. Sur qui ? Sur un misérable qui m’a insulté, outragé, sans la moindre provocation… Mais le ciel ne défend-il pas la vengeance ? Oui, mais le monde l’ordonne. Eh bien ! obéirai-je au monde, en bravant l’ordre exprès du ciel ? M’exposerai-je à la colère divine, plutôt que d’être appelé… Ah ! un lâche ? un poltron ? Je ne balance plus, mon parti est pris, je vais me battre. »
 
La cloche avait sonné minuit, tout le monde dormait dans l’hôtellerie, hors la sentinelle qui veillait à la garde de Northerton, lorsque Jones ouvrant doucement sa porte, s’achemina vers la chambre de son adversaire, que le garçon d’auberge lui avait indiquée. On aurait peine à se représenter une figure plus effrayante que celle de notre héros. Il portait un habit d’étoffe blanche, tout parsemé de taches de sang, son visage était d’une extrême pâleur ; car outre le sang qu’il avait perdu par sa blessure, le chirurgien lui en avait tiré plus de vingt onces. Une multitude de
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compresses et de bandes entourait sa tête, en forme de turban ; il tenait de la main droite une épée nue, de la gauche une chandelle. Le sanglant Banco[52] excite moins de terreur sur la scène, et nous doutons que jamais spectre plus épouvantable ait apparu la nuit dans un cimetière, ou troublé l’imagination superstitieuse des bonnes femmes du comté de Somerset, rassemblées autour du feu, la veille de Noël.
 
À son approche, les cheveux du factionnaire se hérissèrent d’horreur, et soulevèrent, sur sa tête, son bonnet de grenadier ; ses genoux tremblants s’entre-choquèrent, tout son corps fut saisi comme d’un violent accès de fièvre, il fit feu et tomba la face contre terre. Nous ignorons s’il céda, en tirant, à l’impulsion de la peur, ou à celle du courage. Quoi qu’il en soit, il eut le bonheur de manquer son homme.
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Jones le voyant tomber, devina la cause de son effroi. Il ne put s’empêcher d’en rire, sans songer le moins du monde au danger qu’il venait de courir. Il passa à côté du soldat, qui était immobile, et entra dans la chambre où il savait que Northerton était enfermé. Une bouteille vide, quelques gouttes de bière répandues sur la table, annonçaient que le lieu avait été récemment habité ; mais il ne s’y trouvait plus personne.
 
Jones s’imagina
Jones s’imagina que cette chambre communiquait à une autre ; il en fit le tour, et se convainquit qu’il n’y avait de porte, que celle par où il était entré, et devant laquelle on avait placé le factionnaire. Il appela plusieurs fois Northerton par son nom, sans obtenir de réponse. Ses cris redoublèrent la frayeur du soldat, qui demeura persuadé, que le volontaire était mort de sa blessure, et que son esprit revenait sur la terre, pour chercher son meurtrier. Le malheureux éprouvait toutes les horreurs d’une véritable agonie. Nous souhaiterions que les acteurs destinés à jouer le rôle d’un personnage frappé de terreur, eussent été témoins de ses angoisses. Ce spectacle leur aurait appris à imiter la nature, au lieu de s’épuiser en cris forcenés et en horribles contorsions, pour exciter les applaudissements du parterre.
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que cette chambre communiquait à une autre ; il en fit le tour, et se convainquit qu’il n’y avait de porte, que celle par où il était entré, et devant laquelle on avait placé le factionnaire. Il appela plusieurs fois Northerton par son nom, sans obtenir de réponse. Ses cris redoublèrent la frayeur du soldat, qui demeura persuadé, que le volontaire était mort de sa blessure, et que son esprit revenait sur la terre, pour chercher son meurtrier. Le malheureux éprouvait toutes les horreurs d’une véritable agonie. Nous souhaiterions que les acteurs destinés à jouer le rôle d’un personnage frappé de terreur, eussent été témoins de ses angoisses. Ce spectacle leur aurait appris à imiter la nature, au lieu de s’épuiser en cris forcenés et en horribles contorsions, pour exciter les applaudissements du parterre.
 
Voyant que l’oiseau était envolé, ou du moins qu’il fallait renoncer à le trouver, craignant de plus, avec raison, que le coup de fusil n’eût répandu l’alarme dans l’hôtellerie, notre héros souffla sa chandelle, et regagna en silence sa chambre et son lit. Il n’aurait pu y arriver sans être aperçu, si tout autre qu’un voyageur affligé de la goutte, eût logé au même étage ; car avant qu’il fût parvenu à sa porte, la chambre que gardait le factionnaire était remplie de gens, les
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uns en chemise, les autres à demi vêtus, qui se demandaient avec anxiété la cause du bruit qu’ils avaient entendu.
 
Le soldat n’avait point changé de place, ni d’attitude. On essaya de le relever, et d’abord on le crut sans vie ; mais on revint bientôt de cette erreur. Le prétendu mort, non content d’opposer une vigoureuse résistance à ceux qui tentaient de le soulever, se mit à beugler comme un taureau. Il se croyait entre les mains d’une troupe de revenants, ou de démons ; son imagination troublée de l’horreur d’une apparition, transformait tous les objets qu’il voyait, ou qu’il sentait, en autant de fantômes.
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– J’ai vu le jeune volontaire qui a été tué hier, oui je l’ai vu tout couvert de sang, vomissant des flammes par la bouche et par le nez. Il a passé à côté de moi, il est entré dans la chambre de l’enseigne Northerton, l’a saisi par la gorge et emporté dans les airs avec un bruit semblable à celui du tonnerre.
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Ce récit fut accueilli favorablement par l’auditoire. Toutes les femmes y ajoutèrent une foi aveugle, et prièrent le ciel de les préserver du malheur de répandre le sang humain. La plupart des hommes ne se montrèrent pas moins crédules. Quelques-uns cependant se permirent de tourner l’histoire en ridicule. « Jeune homme, dit froidement, au factionnaire, un sergent qui était présent, vous avez beau dire, vous n’en serez pas quitte à si bon marché, pour avoir dormi et rêvé à votre poste.
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Le commandant du détachement et la maîtresse de l’auberge arrivèrent sur ces entrefaites. Le premier était éveillé, quand le factionnaire avait tiré son coup de fusil. Il avait cru devoir se lever sur-le-champ, quoiqu’il n’appréhendât rien de bien fâcheux. La seconde éprouvait une inquiétude beaucoup plus vive ; elle craignait que ses cuillers et ses pots ne décampassent, sans son ordre, avec la troupe.
 
Le pauvre factionnaire, presque aussi effrayé
Le pauvre factionnaire, presque aussi effrayé à la vue de son chef, qu’à celle du fantôme imaginaire, raconta de nouveau sa terrible histoire, avec une grande addition de sang et de flammes. Cette fois, il eut le malheur de ne trouver que des incrédules. Le lieutenant, quoique très-religieux, était exempt de vaines superstitions. D’ailleurs, l’état où il avait laissé M. Jones peu de moments auparavant, ne lui permettait pas d’ajouter foi à la nouvelle de sa mort. Quant à l’hôtesse, sans avoir plus de religion qu’il ne fallait, elle n’était pas éloignée de croire aux revenants ; mais le récit du factionnaire contenait une circonstance dont elle connaissait parfaitement la fausseté, comme on le verra tout à l’heure.
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à la vue de son chef, qu’à celle du fantôme imaginaire, raconta de nouveau sa terrible histoire, avec une grande addition de sang et de flammes. Cette fois, il eut le malheur de ne trouver que des incrédules. Le lieutenant, quoique très-religieux, était exempt de vaines superstitions. D’ailleurs, l’état où il avait laissé M. Jones peu de moments auparavant, ne lui permettait pas d’ajouter foi à la nouvelle de sa mort. Quant à l’hôtesse, sans avoir plus de religion qu’il ne fallait, elle n’était pas éloignée de croire aux revenants ; mais le récit du factionnaire contenait une circonstance dont elle connaissait parfaitement la fausseté, comme on le verra tout à l’heure.
 
Au reste, que Northerton eût été emporté dans un nuage, dans un tourbillon de flammes, ou de quelque autre manière que ce fût, un fait certain, c’est qu’il avait disparu. Le lieutenant porta, sur cette affaire, à peu près le même jugement que le sergent dont on a parlé plus haut. Il ordonna qu’on se saisît à l’instant du factionnaire, qui, par un de ces revers de fortune assez fréquents dans la profession des armes, prit la place du prisonnier qu’il gardait.
 
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CHAPITRE XV.
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L’officier commandant ne soupçonnait pas seulement le factionnaire de s’être endormi à son poste, il croyait avoir à lui faire un autre reproche beaucoup plus grave, celui de trahison. Considérant l’apparition comme une fable inventée à dessein de le tromper, il se figurait que, dans la réalité, le factionnaire s’était laissé corrompre par l’enseigne, pour favoriser son évasion. La supposition lui paraissait d’autant plus vraisemblable, qu’il ne pouvait concilier le sentiment de la peur avec le caractère connu de cet homme, qui s’était trouvé à différents combats où il avait reçu d’honorables blessures, et qui passait pour un des plus vaillants soldats du régiment.
 
Qu’on se garde de concevoir une opinion défavorable de ce brave militaire. Nous allons, à l’instant même, le laver d’une odieuse imputation.
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le laver d’une odieuse imputation.
 
M. Northerton, ainsi qu’on l’a observé plus haut, était pleinement satisfait de la gloire qu’il avait obtenue par son exploit. Peut-être avait-il vu, ou entendu dire, ou deviné que l’envie ne manque guère de s’attacher à une grande renommée. Nous ne voudrions pas insinuer ici qu’il fût disposé à croire, en païen, à là déesse Némésis et à lui rendre un culte ; car, dans le fait, nous sommes convaincu qu’il ne la connaissait pas même de nom. Son activité naturelle répugnait d’ailleurs à un petit séjour dans la citadelle de Glocester, où il craignait qu’un juge de paix ne l’envoyât passer ses quartiers d’hiver. Il ne pouvait non plus se défendre de quelques méditations chagrines sur un certain édifice de bois que nous nous abstenons de nommer, par égard pour le préjugé vulgaire, édifice plus propre à exciter chez les humains un sentiment de respect que de honte, puisqu’il est, ou du moins pourrait être presque aussi utile à la société qu’aucun autre. Enfin, sans en dire davantage, M. Northerton désirait ardemment de s’évader ce soir-là ; il ne lui restait plus qu’à en imaginer le moyen, qui ne paraissait pas facile à trouver.
 
Ce jeune officier, de mœurs un peu corrompues, était bien fait de sa personne, et d’une
Ce jeune officier, de mœurs un peu corrompues, était bien fait de sa personne, et d’une force remarquable. Ajoutez à cela des joues rebondies, un teint fleuri, d’assez belles dents, avantages généralement prisés par les femmes. De pareils charmes firent impression sur l’hôtesse, qui ne haïssait pas ce genre de beauté. La situation de l’enseigne lui inspirait en outre une véritable pitié. Lorsqu’elle apprit du chirurgien que le volontaire allait mal, elle pensa que les affaires de M. Northerton pourraient bien prendre aussi une mauvaise tournure. Ayant obtenu la permission de le voir, et le trouvant plongé dans une profonde mélancolie, qu’elle augmenta encore par le récit du péril éminent que courait le volontaire, elle se hasarda à lui faire quelques propositions. Northerton y prêta une oreille attentive. Bientôt s’établit entre eux une intelligence complète. Bref, il fut convenu qu’à un signal donné, l’enseigne monterait dans la cheminée de sa chambre, qui, à peu de distance du foyer, communiquait à celle de la cuisine, où il descendrait après que l’hôtesse aurait eu soin d’en écarter tout le monde.
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force remarquable. Ajoutez à cela des joues rebondies, un teint fleuri, d’assez belles dents, avantages généralement prisés par les femmes. De pareils charmes firent impression sur l’hôtesse, qui ne haïssait pas ce genre de beauté. La situation de l’enseigne lui inspirait en outre une véritable pitié. Lorsqu’elle apprit du chirurgien que le volontaire allait mal, elle pensa que les affaires de M. Northerton pourraient bien prendre aussi une mauvaise tournure. Ayant obtenu la permission de le voir, et le trouvant plongé dans une profonde mélancolie, qu’elle augmenta encore par le récit du péril éminent que courait le volontaire, elle se hasarda à lui faire quelques propositions. Northerton y prêta une oreille attentive. Bientôt s’établit entre eux une intelligence complète. Bref, il fut convenu qu’à un signal donné, l’enseigne monterait dans la cheminée de sa chambre, qui, à peu de distance du foyer, communiquait à celle de la cuisine, où il descendrait après que l’hôtesse aurait eu soin d’en écarter tout le monde.
 
De crainte que des lecteurs, d’un caractère rigide, ne se hâtent trop de condamner la compassion, comme une folie pernicieuse à la société, nous jugeons à propos de rapporter une circonstance qui put influer beaucoup sur la conduite de la bonne femme. Le capitaine, à la suite d’une
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difficulté qu’il avait eue avec le lieutenant chargé de la caisse, avait confié à Northerton une somme de cinquante livres sterling, appartenante à la compagnie : celui-ci la déposa entre les mains de l’hôtesse, apparemment comme un gage de son exactitude à se représenter plus tard, pour répondre à ses juges. De quelque nature qu’aient été leurs conditions, il est certain que l’une eut l’argent, et l’autre, sa liberté.
 
D’après le naturel compatissant de l’hôtesse, on aurait lieu de croire, qu’en voyant le pauvre factionnaire emprisonné pour une faute dont elle le savait parfaitement innocent, elle s’empressa de demander grâce pour lui. Mais, soit que sa pitié fût épuisée par l’effort précédent, soit que la figure du soldat, quoique assez semblable à celle de l’enseigne, n’eût pas également la vertu de l’émouvoir, loin de prendre la défense du nouveau prisonnier, elle se plut à exagérer ses torts auprès de son chef, et jura, les yeux et les mains levés vers le ciel, qu’elle ne voudrait pas pour tout l’or du monde, avoir contribué à l’évasion d’un meurtrier.
 
La tranquillité étant une seconde fois rétablie dans l’auberge ; la plupart des voyageurs retournèrent se coucher. L’hôtesse, que son humeur active et ses craintes pour sa vaisselle empêchaient de dormir, engagea les officiers, qui ne devaient partir que dans une heure, à boire un bowl de punch avec elle.
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partir que dans une heure, à boire un bowl de punch avec elle.
 
Jones n’avait pas fermé l’œil depuis son retour dans sa chambre. Curieux de connaître les particularités de la scène tumultueuse qu’il avait entendue, il sonna plus de vingt fois, mais en vain. L’hôtesse se livrait avec sa compagnie à une joie si bruyante, qu’on ne distinguait que les éclats de sa voix ! le garçon et la fille d’auberge, assis ensemble près du feu de la cuisine, n’osaient bouger de leurs places. Plus la sonnette allait, plus leur frayeur augmentait, et ils restaient comme cloués sur leurs sièges.
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Cependant la sonnette allait toujours avec la même force. L’hôtesse s’emporta, et jura que si Joseph ne montait pas à l’instant, elle le renverrait le lendemain matin.
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« Vous en êtes bien la maîtresse, madame, dit-il, mais je ne ferai pas l’ouvrage d’un autre. »
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Le bon lieutenant s’empressa de se rendre aux désirs de Jones. Il s’assit auprès de son lit, lui raconta ce qui s’était passé dans l’auberge, et l’instruisit de l’intention où il était de faire un exemple du factionnaire.
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Jones lui découvrit alors tout le mystère, en le conjurant de ne point punir le pauvre soldat, qui était, assura-t-il, aussi innocent de l’évasion de l’enseigne, qu’incapable d’imaginer un mensonge pour tromper son chef.
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Le lieutenant partit à ces mots, et Jones, demeuré seul, essaya de prendre un peu de repos.
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Dissertation d’une prodigieuse longueur sur le merveilleux.
 
En commençant un livre où nous aurons à raconter des faits plus extraordinaires et plus surprenants, qu’aucun de ceux qu’on a lus jusqu’à présent, il n’est pas inutile de dire quelques mots de ce qu’on appelle le merveilleux, dans les ouvrages d’esprit. Nous tâcherons, pour nous-même, aussi bien que pour les autres, d’en marquer les justes limites. Cela est d’autant plus nécessaire, que les critiques sont sujets à tomber, sur ce point, dans des extrêmes opposés. Les uns
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conviennent, avec M. Dacier, que l’impossible n’exclut pas le vraisemblable. Les autres se montrent si incrédules en matière d’histoire, ou de poésie, qu’ils n’admettent comme possible, ou comme vraisemblable, que ce qui s’accorde avec leurs propres observations.
 
Il nous semble d’abord, qu’on peut raisonnablement exiger de tout écrivain, qu’il se renferme dans les bornes du possible, et n’oublie jamais qu’on ne saurait croire qu’un homme ait fait, ce qu’il est impossible à l’homme de faire. De là, sans doute, l’origine de beaucoup d’histoires des anciennes divinités du paganisme, qui sont, pour la plupart, d’invention poétique. Le poëte, voulant donner une libre carrière aux caprices de son imagination, eut recours à un pouvoir surnaturel, dont ses lecteurs étaient incapables de mesurer l’étendue, ou plutôt qu’ils se figuraient infini : et par conséquent, il put, sans les choquer, en raconter tous les prodiges qu’il lui plut. On a tenté de justifier de la sorte le merveilleux des poëmes d’Homère ; et cette apologie paraît assez fondée. Ce n’est pas, ainsi que le prétend M. Pope, à cause de la stupidité des Phéaciens, qu’Ulysse leur débite cent fables absurdes, mais parce qu’Homère écrivait pour des païens, aux yeux de qui ces fables étaient autant d’articles de foi. Quant à nous (telle est la bonté de notre naturel),
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nous souhaiterions que Polyphême se fût borné à vivre de laitage, et qu’il eût conservé son œil. Nous partageons le chagrin qu’éprouva le roi d’Ithaque, de l’indigne métamorphose que Circé fit subir à ses compagnons, quoiqu’elle nous paraisse réellement peu probable ; car la magicienne aimait trop l’espèce humaine, pour changer des hommes en pourceaux. Nous voudrions aussi qu’Homère eût connu la règle prescrite par Horace, de n’user qu’avec sobriété de l’intervention des agents surnaturels. On ne verrait pas ses dieux remplir sur la terre tant de vulgaires messages, et se conduire souvent de façon à perdre toute espèce de titres au respect, et à devenir même des objets de mépris et de risée. De si bizarres peintures devaient blesser la foi des païens éclairés, et on ne saurait les expliquer qu’en supposant, comme nous avons été quelquefois tenté de le croire, que le prince des poëtes avait l’intention de tourner en ridicule la crédulité superstitieuse de son siècle et de son pays.
 
Mais c’est insister trop longtemps sur une doctrine, qui ne peut-être d’aucun usage pour un auteur chrétien. Si sa religion lui défend d’introduire dans ses ouvrages cette milice céleste qui fait partie de sa croyance, la raison l’empêche aussi d’emprunter le secours de ces divinités païennes,
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qu’elle a depuis longtemps chassées de l’Olympe, et dépouillées de leur immortalité. Lord Shaftsbury observe, qu’il n’y a rien de plus froid que l’invocation d’une muse, par un moderne. Il aurait pu ajouter, qu’il n’y a rien de plus absurde. Un moderne ferait beaucoup mieux d’invoquer, comme l’auteur d’Hudibras, un pot de bière : et qui sait si cette liqueur n’a pas inspiré plus de rumeurs, que les fabuleuses eaux de l’Hippocrène ou de l’Hélicon ?
 
Les seuls agents surnaturels qu’il soit, pour ainsi dire, permis d’introduire aujourd’hui dans un ouvrage, ce sont les esprits ; mais nous conseillons de ne pas abuser de cette ressource. Il en est de ces êtres fantastiques, comme de l’arsenic et d’autres drogues dangereuses en médecine : il faut en user avec une extrême précaution, pour peu qu’on craigne de manquer son but, ou d’apprêter à rire au lecteur.
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À l’égard des lutins, des fées, et des êtres chimériques du même genre, nous nous abstenons exprès d’en parler. Nous ne voulons point gêner l’essor de ces imaginations prodigieuses, qui se trouvent trop resserrées dans les bornes de la nature humaine. Leurs œuvres sont des créations, et ne doivent être assujetties à aucune règle.
 
L’homme est, sans contredit, le plus noble sujet qui se présente à la plume de l’historien
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ou du poëte ; mais en racontant ses actions, il convient de ne rien dire qui excède ses facultés.
 
La possibilité ne suffit pas pour justifier un écrivain. Il faut encore qu’il respecte la vraisemblance. Aristote, et un sage moderne, dont l’autorité n’aura pas un jour moins de poids que la sienne, pensent avec raison que le poëte qui décrit un événement incroyable, ne saurait en alléguer la vérité pour excuse. Ce principe, fort juste en poésie, ne peut s’appliquer à l’histoire. L’historien est obligé de rapporter les faits, comme il les trouve, lors même que, par leur nature extraordinaire, ils exigent, pour être crus, la foi la plus robuste. Tel fut, dans les temps anciens, le malheureux armement de Xerxès, ou la brillante expédition d’Alexandre ; et dans les siècles modernes, la bataille d’Azincourt gagnée par Henri V, ou celle de Nerva remportée par Charles XII, événements qui étonnent d’autant plus, qu’on y réfléchit davantage.
 
De pareils faits constituent une partie essentielle de l’histoire, et loin que l’historien soit blâmable d’en tracer un tableau fidèle, on ne lui pardonnerait pas de les omettre, ou de les altérer. Il en est d’autres moins importants, quoiqu’aussi avérés, qu’il peut supprimer, par égard pour le scepticisme des lecteurs. Nous mettrons de ce nombre la bizarre anecdote du spectre de
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Georges Villiers[53], rapportée par Clarendon : anecdote peu digne d’entrer dans un ouvrage aussi grave que l’histoire de la rébellion, et qui figurerait beaucoup mieux, à côté de celle du spectre de mistress Veal, dont parle le docteur Drelincourt[54], au commencement de son discours sur la mort.
 
À dire vrai, l’historien qui se borne au simple récit des faits, et qui en écarte les circonstances même les mieux attestées, quand il les juge fausses, tombera quelquefois dans le merveilleux, mais non dans l’incroyable. Il excitera souvent l’étonnement du lecteur, mais il ne révoltera jamais sa raison. Si, au contraire, il se jette dans la fiction, il perdra son noble caractère, et ne sera plus qu’un romancier.
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L’historien qui rapporte des faits publics, a un grand avantage sur l’auteur de roman qui décrit des scènes de la vie privée. La notoriété dépose en faveur du premier ; les actes authentiques, l’unanimité des témoignages démontrent sa véracité aux siècles futurs. C’est ainsi que l’existence des Trajan, des Antonin, des Néron, des Caligula, n’a point trouvé d’incrédules dans la postérité. Personne ne doute que ces princes vertueux et que ces monstres, n’aient été autrefois les maîtres du monde.
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Pour nous, qui dessinons des caractères inconnus, qui allons chercher dans les retraites les plus écartées et les plus obscures, des exemples de vice et de vertu, nous n’avons, pour accréditer nos récits, aucune des ressources de l’historien. Nous devons donc nous tenir soigneusement renfermé dans les bornes du possible et du vraisemblable. Cette obligation devient surtout rigoureuse, lorsqu’il s’agit de la peinture d’un mérite extraordinaire. Il y aurait moins d’inconvénient à peindre au naturel l’excès de la sottise ou de la scélératesse ; car la malignité humaine n’est que trop disposée à y croire.
 
Ainsi, on peut raconter, en toute assurance, l’histoire de Fisher. Cet homme devait depuis longtemps sa subsistance à la générosité de M. Derby. Le matin même du jour où il en avait
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reçu un don considérable, l’odieuse pensée lui vint de ravir tout l’argent que renfermait le secrétaire de son bienfaiteur. Dans ce dessin, il s’introduisit le soir dans un passage qui communiquait à l’appartement de M. Derby. Là, il l’entendit pendant plusieurs heures, se livrer à la joie que lui inspirait une petite fête qu’il donnait à quelques amis, et à laquelle il avait convié Fisher lui-même. Durant tout ce temps, aucun sentiment d’affection ou de reconnaissance, n’émut son cœur et ne combattit sa coupable résolution. Au moment que l’infortuné gentilhomme rentrait dans sa chambre, après avoir reconduit ses amis, Fisher sortit du lieu où il se tenait caché, et s’avançant doucement derrière lui, il l’étendit mort à ses pieds d’un coup de pistolet. On croira ce fait, quand les os de Fisher seront réduits en poudre. On croira même qu’il alla deux jours après à une représentation d’Hamlet, avec quelques jeunes femmes, et que l’une d’elles, qui ne se doutait guère qu’elle fût si près du meurtrier, s’étant écriée : « Bon Dieu ! si l’assassin de M. Derby était ici ! » il entendit cette exclamation sans changer de visage : manifestant par son sang-froid un cœur plus endurci, plus atroce que celui de Néron, dont Suétone rapporte, qu’il n’eut pas plus tôt fait périr sa mère, que le poids de son crime lui devint insupportable, et que
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toutes les félicitations du sénat, du peuple, et de l’armée, ne purent étouffer dans son sein le cri du remords.
 
Mais si, traçant un autre portrait, nous disons au lecteur, que nous avons connu un homme que son génie pénétrant conduisit à une haute fortune, par des chemins ignorés jusqu’à lui ; qui sut s’y élever, sans rien perdre de son intégrité, et non-seulement sans faire le moindre tort à personne, mais en procurant au commerce les plus brillants avantages, et à l’état un accroissement considérable de revenu ; qui fonda, d’une main, des établissements où respire la grandeur unie à la simplicité, et répandit, de l’autre, sur une foule d’infortunés d’inépuisables largesses ; un homme aussi ingénieux à découvrir le mérite indigent, qu’empressé à le secourir, et soigneux par-dessus tout de cacher ses bienfaits ; magnifique, sans ostentation, dans sa maison, dans son ameublement, dans ses banquets, exact observateur de ses devoirs, pieux envers son Créateur, dévoué à son souverain, tendre époux, excellent père, protecteur généreux, ami chaud et solide, homme du monde spirituel et poli, indulgent pour ses serviteurs, hospitalier pour ses voisins, charitable pour les pauvres, et bienveillant pour tous ses semblables ; si nous ajoutons à ces traits l’éloge de sa sagesse, de sa bravoure,
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de sa bonne grâce, en un mot toutes les épithètes flatteuses que peut fournir notre langue, on ne manquera pas de s’écrier avec Horace :
 
Qui le croira ? personne, assurément personne,
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Nous avons cependant connu l’original de ce portrait ; mais un exemple unique (car où en trouver un second ?) ne saurait justifier un auteur, dont les ouvrages sont destinés à être lus par des milliers de gens qui n’ont jamais entendu parler d’un semblable prodige, ni de rien qui en approche. L’éloge de pareils modèles de vertu devrait être abandonné à la plume d’un faiseur d’épitaphes, ou de quelque poëte qui pourrait hasarder, sans craindre de déplaire au lecteur, de l’enchâsser dans un distique, ou de le glisser négligemment au bout d’un vers.
 
Enfin, ce n’est pas assez que les actions n’excèdent point la portée des forces humaines, il faut encore qu’elles soient conformes au caractère des personnages ; car ce qui n’est qu’étonnant dans un homme, peut paraître invraisemblable et même impossible dans un autre. Cette dernière règle, que les critiques appellent observation des mœurs, exige un rare discernement, et une connaissance approfondie du cœur humain.
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et une connaissance approfondie du cœur humain.
 
Un excellent écrivain remarque très-judicieusement, qu’il est presque aussi impossible à la passion de faire agir un homme d’une façon opposée à son caractère, qu’à un fleuve rapide de remonter un bateau contre son cours. Qu’on attribue à Néron les vertus de Marc-Aurèle, et à Marc-Aurèle les crimes de Néron : y aura-t-il rien de plus choquant et de plus difficile à croire ? Mais qu’on restitue à chacun d’eux ses propres actions, il en résulte du merveilleux sans invraisemblance.
 
Nos poëtes dramatiques sont tombés, presque tous, dans le défaut que nous signalons ici. Leurs héros sont, pour l’ordinaire, d’insignes fripons, et leurs héroïnes, de franches coquines, durant les quatre premiers actes : puis au cinquième, les premiers deviennent d’honnêtes gens, et les secondes, des femmes de bien, sans que le poëte se donne la peine d’expliquer un changement si soudain et une inconséquence si étrange. On ne saurait effectivement en assigner d’autre raison, que la nécessité de finir la pièce : comme s’il était aussi naturel qu’un coquin se repentît au dernier acte d’un drame, qu’au dernier moment de sa vie. C’est ce qui se voit souvent à Tyburn, place qui pourrait fort bien servir à la représentation
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de certaines pièces modernes, dont les personnages ont toutes les qualités requises, pour figurer dignement sur ce noble théâtre.
 
Hors ce petit nombre d’exceptions, tout écrivain est maître d’employer, à son gré, le merveilleux ; et même, s’il demeure fidèle à la vraisemblance, plus il causera de surprise au lecteur, plus il sera sûr de l’attacher et de lui plaire : car, ainsi que l’a dit un illustre auteur, le grand art du poëte est de mêler la vérité à la fiction, de telle sorte, que le merveilleux paraisse vraisemblable.
 
La nécessité de se renfermer dans les bornes de la probabilité, n’oblige pas un auteur à ne mettre en scène que des personnages communs ; à ne traiter que des sujets vulgaires. Il lui est permis d’inventer des caractères, des situations. Pourvu qu’il se conforme aux règles établies ci-dessus, il a rempli sa tâche, et peut braver la critique et l’incrédulité. Elles sont alors sans fondement ; j’en puis citer un exemple remarquable. Une troupe de clercs de procureur et d’apprentis-marchands, s’avisèrent un jour de siffler, comme contraire à la nature, le rôle d’une jeune femme de qualité qui avait obtenu, avant la représentation, le suffrage d’un grand nombre de dames du plus haut rang. L’une d’entre elles, très-distinguée par son esprit, avait même déclaré, que
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c’était le portrait de la moitié des jeunes femmes de sa connaissance. L’auteur se moqua des sifflets du parterre, et en fut bien dédommagé par les applaudissements des loges.
 
 
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Visite de l’hôtesse à M. Jones.
 
Jones essaya en vain de dormir, après le départ du lieutenant. Ses sens étaient trop agités pour lui permettre de goûter les douceurs du sommeil. L’idée de sa chère Sophie amusa, ou plutôt tourmenta toute la nuit son imagination. Lorsqu’il fit grand jour, il demanda du thé. L’hôtesse profita de cette occasion pour lui faire une visite. C’était la première fois qu’elle le voyait, ou du moins qu’elle daignait l’honorer de son attention. Mais le jugeant, d’après le récit du lieutenant, un jeune homme de distinction, elle eut pour lui tous les égards possibles ; car son auberge était de celles, où l’accueil qu’on fait aux voyageurs se règle sur l’apparence de leur fortune.
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voyageurs se règle sur l’apparence de leur fortune.
 
« Hélas ! monsieur, dit-elle, en préparant le thé, quel dommage qu’un aussi joli garçon que vous, s’estime assez peu pour aller courir le monde avec ces militaires. Ils se prétendent gentilshommes, voyez-vous ? Mais, comme disait mon premier mari, ils devraient se souvenir que c’est nous qui les payons : et assurément, il est bien dur pour de pauvres aubergistes, d’avoir encore à les nourrir. J’en ai logé vingt la nuit dernière, indépendamment des officiers, qui, à tout prendre, valent moins que les soldats. Il n’y a rien d’assez bon pour ces messieurs-là ; et à la fin, le mémoire de leur dépense est si mince, hélas ! que cela fait pitié. J’ai cent fois moins d’embarras, voyez-vous, avec la famille d’un brave écuyer, qui me laisse quarante ou cinquante schellings par couchée, sans compter la nourriture des chevaux : et pourtant, il n’y a pas un de ces faquins d’officiers qui ne s’estime autant qu’un bon écuyer, riche de cinq cents livres de revenu. Morbleu ! j’enrage d’entendre leurs soldats les traiter à tout propos d’excellences. Les belles excellences, ma foi, qui dépensent un schelling par tête ! Puis ils jurent comme des païens. Le moyen que l’état prospère avec de pareils garnements ! L’un deux ne vous a-t-il pas traité de la manière la plus barbare ?
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Je pensais que les autres allaient se saisir de lui ; mais non, ils s’entendent comme larrons en foire. Eussiez-vous été en danger de mort (ce qui n’est pas, grâce à Dieu), la chose se serait passée de même. Ils auraient laissé aller l’assassin. Que le ciel leur pardonne ! Quant à moi, je ne voudrais pour rien au monde, avoir la conscience chargée d’un pareil crime. Mais quoique avec l’aide de Dieu, vous ayez l’espoir de vous rétablir, les tribunaux sont là. Adressez-vous au procureur Small ; je vous jure qu’il aura bientôt fait déguerpir le pendard, s’il n’a déjà pris la fuite ; car de tels chenapans ne restent pas longtemps en place. Aujourd’hui ici, demain bien loin. J’espère au moins, que cet accident vous rendra plus sage, et que vous retournerez auprès de vos amis. Je gage qu’ils sont bien affligés de vous avoir perdu. Que serait-ce s’ils étaient instruits de ce qui vous est arrivé ? Hélas ! Dieu les en préserve. Allons, allons, nous savons à merveille ce qui en est, si l’une refuse de vous écouter, une autre ne sera pas si difficile. Un aussi joli garçon que vous ne saurait manquer de femmes. À votre place, je laisserais la plus belle se pendre, plutôt que de me faire soldat pour l’amour d’elle… Mais, ne rougissez pas ainsi. (Il rougissait, en effet, sensiblement.) Pensez-vous, monsieur, que je ne connaisse point mademoiselle Sophie ?
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– Quoi ! s’écria Jones en tressaillant, vous connaissez ma Sophie ?
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– Ici ? Sophie a couché ici ?
 
– Oui, ici… là. Dans ce lit, où je voudrais la voir dans ce moment avec vous : et peut-être
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n’en serait-elle pas fâchée non plus, car elle m’a parlé de vous…
 
– Quoi ! se pourrait-il qu’elle eût parlé de son pauvre Jones ? Vous me flattez, je ne puis le croire.
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– Je le crois bien, vous étiez si petit quand je vous tenais sur mes genoux, dans le château de l’écuyer.
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– De l’écuyer, comment ? Connaîtriez-vous le bon, le respectable M. Allworthy ?
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– La réputation de sa bonté a dû s’étendre, sans doute, beaucoup plus loin ; mais toutes ses vertus, mais l’excellence de son cœur ne sont connus que de Dieu seul, de Dieu dont il est, sur la terre, la vivante image. Le monde est aussi incapable d’apprécier cette bonté sublime, qu’indigne d’en ressentir les effets. Eh ! qui en est plus indigne que moi, pauvre enfant illégitime, tiré par lui, vous le savez, de l’obscurité et de la misère, recueilli dans sa maison, élevé comme son propre fils, moi qui ai osé l’irriter par de coupables extravagances ! Ah ! j’ai bien mérité sa colère ; jamais je ne serai assez ingrat pour accuser mon bienfaiteur d’injustice à mon égard. Oui, j’ai mérité d’être chassé de chez lui. Maintenant, madame, je vous le demande, ai-je tort de me faire soldat ? Jugez-en vous-même, voici tout ce qui me reste. » En disant ces mots, il tira sa bourse, qui était fort plate, et qui le parut encore davantage a l’hôtesse.
 
La bonne femme pensa tomber de son haut, à cette confidence. Elle répondit froidement, que chacun devait savoir ce qui convenait le mieux à sa position. « Mais écoutez, dit-elle, quelqu’un
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appelle, je crois… On y va ! on y va ! Je ne sais à quoi pensent les domestiques. On dirait qu’ils n’ont pas d’oreilles. Il faut que je descende. Si vous avez besoin de quelque chose de plus pour votre déjeuner, vous sonnerez la fille… On y va ! on y va ! » et sans autre cérémonie, elle sortit brusquement. Les gens du peuple sont chiches de politesse. S’ils ont volontiers des égards pour les personnes de qualité, ils les font payer cher à leurs égaux.
 
 
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Seconde visite du chirurgien.
 
Le lecteur ne doit pas croire l’hôtesse plus instruite qu’elle ne l’était en effet, ni s’étonner qu’elle le fût si bien. Elle savait par le lieutenant, que le nom de Sophie avait été cause de la querelle. Quant aux autres détails, on a pu voir dans la scène précédente comment ils étaient venus à sa connaissance. La bonne femme n’était pas, à beaucoup près, exempte de curiosité. Il ne lui arrivait
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jamais de laisser partir un de ses hôtes, sans s’informer autant que possible de leur nom, de leur famille, et de leur fortune.
 
Jones fit à peine attention à son incivilité. Il songeait qu’il occupait le même lit où avait reposé sa chère Sophie, et cette pensée excitait en lui mille tendres sentiments, mille émotions délicieuses que nous prendrions plaisir à peindre, si nous ne considérions qu’il se rencontrera, parmi nos lecteurs, bien peu d’amants aussi passionnés que notre ami.
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« Je voudrais, reprit le chirurgien, pouvoir assurer que vous le serez dans un mois ou deux. Non, non, de pareilles contusions ne se guérissent pas si vite. Au reste, monsieur, je ne suis point venu ici pour prendre des leçons d’un malade ; et j’insiste sur la nécessité d’opérer une révulsion, avant le pansement. »
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Jones persista dans son refus. Le docteur finit par céder ; mais il lui dit qu’il ne répondait pas des suites, et le pria de vouloir bien se souvenir qu’il avait été d’un avis contraire. Jones promit de ne pas l’oublier. Après quoi le docteur descendit dans la cuisine, et se plaignit amèrement à l’hôtesse de l’obstination de son malade, qui refusait de se laisser saigner, quoiqu’il eût une fièvre violente.
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– C’est possible, répondit le docteur. J’ai vu des gens tourmentés de la faim dans un accès de fièvre ; et cela est facile à expliquer. L’agacement causé par l’humeur fébrile irrite les nerfs du diaphragme, et cause un appétit désordonné, que l’on a de la peine à distinguer du naturel. Si le malade a l’imprudence de s’y livrer, les aliments ne recevant dans l’estomac qu’une coction imparfaite, et n’étant point élaborés en chyle, corrodent les orifices vasculaires, et redoublent les symptômes fébriles. Je le répète, le jeune homme est en grand danger, et s’il n’est point saigné, je crains fort qu’il ne meure.
 
– Qu’importe ? répondit l’hôtesse, il faut mourir un jour, ou l’autre. Vous ne prétendez point j’espère, docteur, que je le tienne pendant que
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vous le saignerez. Mais, écoutez ; un mot à l’oreille : je vous conseille, avant tout, de voir qui vous payera.
 
– Qui me payera ? répéta le chirurgien en ouvrant de grands yeux. Belle question ! n’ai-je pas affaire à un gentilhomme ?
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– Je vous ai déjà dit que non ; et plût à Dieu que vous vous en fussiez souvenu ! Vous venez d’interrompre le plus doux sommeil que j’aie goûté de ma vie ?
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– Bah ! bah ! plus d’un homme est mort en dormant. Le sommeil n’est pas toujours bon, non plus que la nourriture. Or çà, je vous le demande pour la dernière fois : voulez-vous être saigné, ou non ?
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À ces mots, le docteur s’élança hors de la chambre, et le malade reposant sa tête sur son oreiller, retrouva bientôt le sommeil, mais non le-songe qui l’avait charmé.
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– Encore faut-il que j’aie quelque chose à manger, n’importe quoi ; car à vous parler vrai, je n’eus jamais si grand’faim de ma vie.
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– Eh bien, je crois qu’il me reste un morceau de bœuf froid avec des carottes, dont vous pourrez vous accommoder.
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L’hôtesse y consentit, et lui dit d’un air gracieux, qu’elle était ravie de le voir en si bonne disposition. Notre héros avait, dans les manières et dans le langage, un charme irrésistible. L’hôtesse d’ailleurs, n’était pas, au fond, une méchante femme ; mais elle aimait l’argent avec tant de passion, qu’elle haïssait jusqu’à l’apparence de la pauvreté.
 
Pendant qu’on apprêtait le dîner, Jones remonta dans sa chambre, pour s’habiller. Il y fut suivi du barbier qu’il avait envoyé chercher. Cet homme, connu sous le nom de petit Benjamin, était une espèce d’original. Son caractère plaisant et son humeur railleuse lui avaient attiré maintes et maintes fois de légers désagréments, tels que de bons soufflets, des coups de pied dans le derrière, etc., etc. ; car tout le monde n’entend pas la plaisanterie, et ceux qui se la permettent le plus volontiers, aiment rarement à en être l’objet. C’était en lui un défaut incurable ; quoiqu’il en eût été souvent puni, s’il lui venait à l’esprit un bon mot, il le laissait échapper, sans égard pour les personnes, pour le temps,
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ni pour le lieu. Il se distinguait encore par une foule de singularités dont nous ne parlerons point à présent. Le lecteur s’en apercevra sans peine, en faisant avec lui une plus ample connaissance.
 
Jones, pressé par la faim, de finir sa toilette, trouva que le barbier était d’une lenteur infinie à préparer son savon, et le pria de se hâter. L’autre lui répondit, avec un sérieux qu’il ne perdait jamais : « Festina lente[57], est un proverbe que j’ai appris, longtemps avant de manier le rasoir.
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– Encore ? je vois que vous possédez vos poëtes, et que vous avez le talent de les citer à propos.
 
– Pardonnez-moi, monsieur, non tanto me dignor honore[59]. (Et procédant à son opération :) Monsieur, dit-il, depuis que je me mêle du métier de barbier, je n’ai trouvé que deux raisons pour se raser. L’une, c’est l’envie d’avoir de la barbe ; l’autre, c’est le besoin de s’en débarrasser. Je conjecture, monsieur, qu’il n’y a pas longtemps que le premier de ces motifs vous
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a engagé à tâter du rasoir ; et sur ma parole, vous avez bien réussi : car on peut dire de votre barbe qu’elle est tondenti gravior[60].
 
– Et moi, dit Jones, je conjecture que tu es un drôle de corps.
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– Assurément, monsieur, vous êtes trop sage pour y porter une tête cassée. Ce serait porter de l’eau à la rivière.
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– Par ma foi, tu es un singulier personnage. Ton humeur me plaît ; viens, cette après-midi, boire un coup avec moi. Je serai charmé de te connaître davantage.
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Dès que Jones fut habillé, il descendit. Sa figure ne le cédait point à celle du bel Adonis. Cependant elle fit peu d’impression sur l’hôtesse. La bonne femme ne ressemblait à Vénus ni dans sa personne, ni dans ses goûts. Heureuse la servante Nanny, si elle eût partagé l’indifférence de sa maîtresse ! la pauvre fille devint en une minute éperdûment amoureuse de Jones, et sa passion lui coûta par la suite bien des soupirs. Cette Nanny était très-jolie, et passablement fière. Elle avait refusé un cabaretier, et deux jeunes métayers du voisinage ; mais le feu des yeux de notre héros fondit soudain la glace de son cœur.
 
Quand Jones revint dans la cuisine, le couvert n’était pas encore mis, et rien n’annonçait qu’il
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le fût de si tôt, son dîner étant resté in statu quo, ainsi que le charbon qui devait servir à l’apprêter. Ce contre-temps, capable d’émouvoir la bile d’un philosophe, ne lui arracha pas le moindre murmure. Il se contenta d’adresser un léger reproche à l’hôtesse, et lui dit que puisqu’il était si difficile de faire réchauffer le morceau de bœuf, il le mangerait froid. L’hôtesse, soit honte, soit compassion, commença par gronder ses gens de leur négligence à exécuter des ordres qu’elle n’avait pas donnés : puis elle commanda au garçon d’aller mettre un couvert au numéro du soleil, et allumant un fourneau, elle eut bientôt préparé le modeste repas de son hôte.
 
La chambre où on le servit, une des plus sombres de l’auberge, était sans doute nommée le soleil par antiphrase, comme lucus a non lucendo[63]. Le soleil, en effet, n’y avait jamais lui. La faim ne permit pas d’abord à Jones de se montrer difficile ; mais quand il eut satisfait son appétit, il se plaignit qu’on l’eût fait dîner dans un cachot, et ordonna au garçon de lui porter une bouteille de vin dans un endroit plus décent.
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Le ponctuel barbier ne tarda pas à le joindre. Il serait même arrivé plus tôt au rendez-vous, s’il ne s’était amusé, dans la cuisine, à écouter l’hôtesse, qui racontait à un cercle de curieux rassemblés autour d’elle, l’histoire de Jones. Les confidences involontaires du jeune homme lui en avaient fourni une partie ; elle tirait l’autre de sa propre imagination. « C’était, disait-elle, un pauvre enfant trouvé, recueilli dans la maison de l’écuyer Allworthy, où on le destinait à servir comme valet ; il venait d’en être chassé, pour avoir osé faire l’amour à sa jeune maîtresse, et probablement aussi pour quelque vol domestique ; car, ajoutait-elle, d’où lui viendrait le peu d’argent qu’il a dans sa bourse ? Et voilà le vaurien qu’on veut faire passer pour un gentilhomme !
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– En ce cas, pourquoi ne porte-t-il pas le nom de son père ?
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– Je l’ignore. Il y a tant de gens qui ne portent pas le nom de leurs pères !
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La scène précédente se passait, en partie pendant que Jones dînait dans son obscur réduit, en partie pendant qu’il attendait Partridge, dans la chambre où il s’était fait apporter une bouteille de vin. Quand l’hôtesse eut fini ses réflexions, M. Benjamin alla le trouver. Jones l’invita poliment à s’asseoir, et remplissant un verre jusqu’au bord : « À votre santé, lui dit-il, doctissime tonsorum[64].
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– Ago tibi gratias, domine[65], » répondit le barbier : puis regardant Jones entre deux yeux d’un air plein de gravité, et avec l’étonnement d’un homme qui croit en reconnaître un autre : « Monsieur, lui demanda-t-il, Jones ne serait-il pas votre nom ?
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– Remplissez votre verre, monsieur le barbier, et trêve de questions, je vous prie.
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– Ah ! monsieur, Dieu me garde de vous être importun. Ne me soupçonnez pas, je vous en conjure, d’une impertinente curiosité. C’est un défaut dont personne ne peut m’accuser. Mais, à vrai dire, quand un gentilhomme tel que vous, ne se fait point accompagner par ses valets, il est naturel de supposer qu’il voyage, comme on dit, incognito. Peut-être aurais-je dû ne pas vous nommer.
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– La discrétion, monsieur le barbier, n’est pourtant pas la vertu des gens de votre état.
 
– Hélas ! monsieur, non si male nunc et olim sic erat[69] ! Je n’étais pas né, et ne fus pas élevé pour être un barbier, je vous assure. J’ai passé la plus grande partie de ma vie avec des gentilshommes,
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et je puis dire, sans me vanter, que j’ai quelque noblesse dans les sentiments. Si vous m’aviez jugé digne de la confidence que vous avez faite à d’autres, vous n’auriez pas eu à vous plaindre de mon indiscrétion. Je me serais gardé de déshonorer votre nom, dans une cuisine d’auberge. Il y a des gens, monsieur, qui en ont fort mal usé à votre égard ; non contents de publier ce que vous leur avez dit d’une querelle entre l’écuyer Allworthy et vous, ils vous ont imputé des faits de leur invention, des faits dont je connais la fausseté.
 
– Vous me surprenez beaucoup.
 
– Sur mon honneur, monsieur, c’est la pure vérité ; et je n’ai pas besoin de vous dire, que l’hôtesse est l’auteur de ces calomnies. Voilà pourquoi j’ai voulu écouter, jusqu’au bout, l’histoire qu’elle s’est plu à raconter. Ce n’est, je m’en flatte, qu’un tissu de mensonges ; car j’ai conçu pour vous la plus grande estime, depuis le jour où vous donnâtes à Black Georges des preuves d’un si bon naturel. On en parla dans tout le pays ; je reçus plus d’une lettre où il en était question. Ce trait de générosité vous gagna l’affection générale. Daignez donc m’excuser, et n’attribuez qu’à l’inquiétude où j’étais sur votre compte, les questions que j’ai pris la liberté de vous faire. Je ne suis point enclin à une impertinente curiosité ;
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mais j’aime les bons cœurs : de là vient amoris abundantia erga te[70]. »
 
Les malheureux ajoutent foi aisément aux moindres témoignages d’intérêt qu’on leur donne. Faut-il s’étonner que Jones, parvenu au comble de l’infortune, et confiant à l’excès, n’ait point hésité à croire aux démonstrations bienveillantes de Benjamin, et à lui ouvrir son cœur ! Les bribes de latin que le barbier appliquait quelquefois d’une manière assez heureuse, sans prouver une érudition profonde, annonçaient, ainsi que sa conduite, un homme supérieur à son état, et confirmaient aux yeux de Jones ce qu’il lui avait conté de sa naissance et de son éducation. « Eh bien ! dit notre héros, après s’être fait encore un peu presser, puisque vous êtes déjà si instruit de ce qui me touche, et que vous paraissez curieux d’apprendre le reste de mon histoire, je vais répondre à vos désirs, si vous avez la patience de m’écouter.
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– La patience ! ah ! monsieur, je ne trouverai jamais que vous entriez dans trop de détails. Mille grâces vous soient rendues, de l’insigne faveur que vous daignez me faire. »
 
Jones commença donc le récit de ses aventures. Il n’en omit qu’une ou deux, particulièrement
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son combat contre Thwackum, et s’arrêta à la résolution qu’il avait prise de s’embarquer, lorsque la rébellion survenue dans le Nord, l’engagea à changer de dessein, et le conduisit au lieu où il se trouvait en ce moment.
 
Le petit Benjamin, après l’avoir écouté jusqu’au bout de toutes ses oreilles, sans l’interrompre une seule fois, ne put s’empêcher de lui dire, qu’il fallait qu’on eût inventé et rapporté à M. Allworthy quelque chose de plus contre lui ; qu’autrement cet excellent homme n’aurait pu se résoudre à renvoyer de la sorte quelqu’un qu’il avait si tendrement aimé.
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Jones lui répondit qu’il ne doutait pas que ses ennemis n’eussent employé d’infâmes artifices pour le perdre.
 
La remarque du barbier était juste, et n’aurait échappé à personne. Jones ne lui avait pas fait connaître les véritables motifs de sa disgrâce. Ses actions, telles qu’il venait de les présenter, ne paraissaient point dans le faux jour sous lequel la malignité s’était efforcée de les peindre à M. Allworthy. Il n’avait pu d’ailleurs parler de mille torts imaginaires qu’on lui avait prêtés successivement à son insu. Il avait aussi, comme on l’a vu, passé sous silence plusieurs faits essentiels. En somme, toute sa conduite était en apparence
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si innocente, que la méchanceté même aurait eu peine à y rien reprendre.
 
Ce n’est pas que Jones eut l’intention de taire, ou d’altérer la vérité. Loin de là ; il eût été plus fâché de voir M. Allworthy encourir le blâme public pour l’avoir puni, que de s’entendre blâmer lui-même pour avoir mérité de l’être. Mais, dans la réalité, il lui arriva ce qui arrivera toujours. Quelque franc que soit un homme, s’il rend compte de ses actions, il ne manque pas, en dépit de sa sincérité, de les montrer sous l’aspect le plus favorable. Ses défauts semblent s’épurer en passant par ses lèvres, comme une liqueur dépose au fond du vase les impuretés dont elle était chargée. Dans l’exposition des faits, les motifs, les détails, les conséquences, se présentent d’une manière si différente, quand c’est le héros de l’histoire, ou son ennemi, qui la raconte, qu’on a peine à en reconnaître l’identité.
 
Le barbier n’avait pas perdu un mot du récit de Jones, et n’était pas encore satisfait. Il restait une circonstance que, malgré sa prétendue réserve, M. Benjamin brûlait de connaître. Jones ne lui avait fait mystère ni de ses amours, ni du nom de Blifil son rival ; mais il avait tu soigneusement celui de sa maîtresse. Le barbier hésita quelque temps, regarda Jones en face, toussa
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plusieurs fois, et finit par le supplier de lui apprendre le nom de la jeune dame qui paraissait être la principale cause de toutes ses peines.
 
« Puisque je vous ai déjà témoigné tant de confiance, répondit Jones après un moment de réflexion, et que ce nom n’a malheureusement fait ici que trop de bruit, je ne vous le cacherai point davantage. Sophie Western est celle que j’adore.
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La bouteille étant vide, Benjamin voulait en faire venir une seconde à ses frais. Jones s’y opposa, en disant qu’il avait déjà trop bu pour un malade, et qu’il préférait se retirer dans sa chambre, où il serait bien aise d’avoir un livre à lire.
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– Un livre ? reprit Benjamin ; comment le voulez-vous ? Latin ou anglais ? J’en possède de curieux dans ces deux langues. J’ai en latin : Erasmi Colloquia[73], Ovid. de Tristibus[74], Gradus ad Parnassum[75] ; et en anglais plusieurs ouvrages de nos meilleurs auteurs, un peu dépareillés, il est vrai, tels que la plus grande partie de la chronique de Stowe, le sixième tome de l’Homère de Pope, le troisième du Spectateur, le second de l’Histoire romaine de Laurent Echard, l’Artisan, Robinson Crusoé, Thomas a Kempis, et deux volumes des œuvres de Tom Brown.
 
– Je n’ai jamais rien lu, dit Jones, de ce dernier auteur. Je ferai volontiers connaissance avec lui. » Benjamin l’assura qu’il en serait très-content, et que Tom Brown était un des plus beaux génies de l’Angleterre. Il courut à sa maison, qui n’était qu’à deux pas de l’auberge, et en rapporta les deux volumes. Jones lui recommanda le plus grand secret, le barbier lui promit une discrétion à toute épreuve, après quoi, ils se séparèrent ; Jones se retira dans sa chambre, et le barbier s’en retourna chez lui.
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Le lendemain matin, Jones commença à s’inquiéter un peu de ne pas revoir son chirurgien. Craignant que sa blessure n’empirât par le défaut de pansement, il demanda au garçon d’auberge, si l’on ne pourrait pas en trouver un autre dans le voisinage. Le garçon lui répondit, qu’il y en avait un à quelque distance, mais que c’était un original qui refusait souvent son ministère, lorsqu’il savait qu’on avait appelé un de ses confrères avant lui. « Monsieur, ajouta-t-il, voulez-vous suivre mon avis ? Il n’existe pas dans le royaume un plus habile homme que le barbier avec qui vous avez passé hier la soirée. Nous le regardons comme le premier chirurgien du canton, pour les amputations. Il n’est pas établi ici depuis plus de trois mois, et il a déjà fait plusieurs cures merveilleuses. »
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Jones l’envoya chercher à l’instant. Le petit Benjamin instruit du nouveau rôle qu’il allait jouer, s’y disposa comme il convenait, et se rendit près du malade. Il prit un air si différent de celui qu’il avait la veille, quand il portait son bassin sous le bras, qu’on n’aurait jamais deviné que ce fût la même personne.
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« Point de simagrées, lui dit Jones avec humeur ; que pensez-vous de ma blessure ? Parlez franchement.
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– Est-ce comme chirurgien, ou comme ami que je dois répondre ?
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– Monsieur le barbier, monsieur le chirurgien, ou monsieur le barbier-chirurgien, dit Jones…
 
– Ô ! mon cher monsieur, infandum, regina, jubes renovare dolorem[77]. Vous rappelez à ma
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mémoire le cruel divorce de deux corporations unies jadis par les liens de la plus étroite confraternité : divorce qui leur devint également funeste, comme doit l’être toute séparation, suivant l’ancien adage latin, vis unita fortior[78], que plus d’un membre de l’une et de l’autre corporation est assurément bien capable d’expliquer. Quel coup ce fut pour moi, qui possède à la fois le talent du rasoir et celui de la lancette !
 
– Eh bien ! prenez tel nom qu’il vous plaira, vous n’en êtes pas moins un des plus étranges et des plus comiques personnages que j’aie rencontrés. Votre histoire doit être très-curieuse, et vous conviendrez que j’ai quelque droit de vous en demander le récit.
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– En ce cas, je suis prêt à vous obéir ; mais permettez qu’auparavant je ferme la porte, afin que personne ne vienne nous interrompre. » Cette précaution prise, il se rapprocha de Jones, avec un air solennel. « Monsieur, lui dit-il, apprenez d’abord que vous avez été le plus grand ennemi que j’aie jamais eu.
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– Moi, votre ennemi ! s’écria Jones aussi surpris que blessé de ce brusque début.
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– Comment ? se pourrait-il qu’un faux soupçon eût attiré sur vous ces persécutions, qui ne me sont que trop connues ?
 
– Cela se peut, puisque cela est ; au reste, quoiqu’il soit assez naturel de haïr la cause même innocente de nos malheurs, je suis fort éloigné d’une telle injustice. Je vous ai aimé depuis le jour où j’ai su votre conduite envers Black Georges ; et le singulier hasard qui nous réunit aujourd’hui, me persuade que vous êtes destiné à me dédommager de tous les maux que j’ai soufferts à votre sujet. J’ai rêvé d’ailleurs, la nuit qui a précédé notre rencontre, que je tombais
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du haut d’une tour, sans me faire de mal : ce qui annonce clairement quelque heureuse aventure. J’ai rêvé encore, la nuit dernière, que je courais la poste derrière vous, sur une jument blanche comme du lait : présage heureux d’une bonne fortune que j’ai résolu de ne point laisser échapper, à moins que vous n’ayez la cruauté de rejeter ma demande.
 
– Je voudrais, monsieur Partridge, qu’il fût en mon pouvoir de vous dédommager des maux que vous avez soufferts à mon sujet ; mais je n’ai pour le moment aucun moyen d’y remédier. Soyez sûr toutefois, que je ne vous refuserai rien de ce que je puis vous accorder.
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– Le succès de ma demande dépend entièrement de vous, monsieur. Je n’ambitionne que l’honneur de vous accompagner dans votre expédition. Je suis même tellement décidé à vous suivre, que votre refus tuerait du même coup un barbier et un chirurgien. »
 
Jones lui répondit en souriant, qu’il serait désolé de causer au public un si grand préjudice. Il allégua en vain des motifs de prudence, pour le détourner de son dessein. Benjamin, que nous nommerons désormais Partridge, comptait trop fortement sur son rêve de la jument blanche comme du lait. Il se disait en outre rempli de zèle pour la cause publique, et il jura qu’il partirait seul, si M. Jones ne lui permettait pas de le suivre.
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seul, si M. Jones ne lui permettait pas de le suivre.
 
Jones aussi charmé de Partridge que Partridge l’était de lui, avait moins consulté dans son refus sa propre inclination, que l’intérêt de son nouvel ami. Il cessa de lui résister, lorsqu’il le vit si déterminé. « Peut-être, M. Partridge, lui dit-il en se recueillant un instant, me croyez-vous en état de vous défrayer ; dans ce cas, vous vous trompez fort. » Il prit alors sa bourse, en tira neuf guinées, et déclara que c’était là toute sa fortune.
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Leur départ, fixé au lendemain matin, faillit être suspendu par une difficulté imprévue. Il fallait un cheval pour porter la valise de M. Jones.
 
« Si j’ose me permettre, monsieur, de vous
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donner un conseil, dit Partridge, n’emportez avec vous que quelques chemises. Je m’en chargerai aisément ; le reste de vos effets demeurera en sûreté dans ma maison. »
 
Jones approuva l’expédient, et Partridge s’en alla chez lui, pour faire ses préparatifs de campagne.
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Autres motifs de la conduite de Partridge. Crédulité de Jones. Impertinence de l’hôtesse.
 
Il est probable que Partridge, quoique le plus superstitieux des hommes, ne se serait pas associé, sur la foi de ses songes, à la périlleuse entreprise de notre héros, s’il n’avait été tenté par un appât plus puissant que la part qu’il se promettait dans les dépouilles de l’ennemi. En réfléchissant au récit de Jones, il ne concevait pas que M. Allworthy eût chassé de sa maison son propre fils (car il le croyait tel), pour des
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raisons aussi légères que celles qu’il venait d’entendre. Il en concluait que tout ce récit était une fable, et que le jeune homme, dont il avait appris l’inconduite par ses correspondances particulières, s’était enfui de chez son père. Or, il se figurait que s’il parvenait à le faire rentrer dans le devoir, un pareil service lui rendrait les bonnes grâces de l’écuyer. Il pensait que les mauvais traitements qu’il en avait autrefois essuyés, étaient l’effet d’une feinte colère, et que M. Allworthy l’avait sacrifié à sa réputation. Ce soupçon se fondait dans son esprit sur le sentiment de sa propre innocence, qui ne lui permettait pas de supposer qu’un autre pût le croire coupable, et sur les secours secrets qu’il avait reçus de l’écuyer, longtemps après la suppression de sa rente. Il avait toujours regardé ces secours, comme un dédommagement et comme une sorte de réparation de l’injustice commise à son égard ; car il est rare que les hommes attribuent à un pur mouvement de générosité, les bienfaits qu’ils peuvent rapporter à une autre cause. Partridge ne doutait donc pas, qu’en ramenant le jeune fugitif dans la maison paternelle, il ne recouvrât la bienveillance de M. Allworthy, et ne fût amplement récompensé de ses peines. Il se flattait encore d’obtenir de l’écuyer son retour dans le lieu de sa naissance, retour qu’Ulysse, après une absence de dix ans, ne souhaitait pas avec plus d’ardeur que le pauvre Partridge.
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de dix ans, ne souhaitait pas avec plus d’ardeur que le pauvre Partridge.
 
Quant à Jones, il n’élevait aucun doute sur la sincérité du barbier ; et par un excès de confiance très-blâmable, il s’imaginait qu’un sentiment d’amitié, et le zèle pour la cause publique, l’engageaient seuls à le suivre. On peut dire qu’il existe deux sortes de prudence : l’une qui est le fruit de l’expérience, l’autre, un don de la nature. La dernière, que l’on qualifie souvent de génie, ou de talent inné, l’emporte infiniment sur la première, parce qu’elle est beaucoup plus précoce et plus sûre. En effet, après avoir été cent fois trompé, on peut, il est vrai, se flatter de ne l’être plus ; mais quand on est intérieurement prémuni contre la séduction, par une voix infaillible, il faut avoir bien peu de raison pour se laisser tromper une seule fois. Jones n’avait pas reçu du ciel cet heureux talent, et il était trop jeune pour l’avoir acquis par l’expérience. La sage méfiance qu’elle produit ne vient, pour l’ordinaire, que très-tard dans la vie : de là, peut-être, l’excessif penchant de certains vieillards à mépriser le jugement de tous ceux qui sont un peu moins âgés qu’eux.
 
Jones passa presque toute la journée avec une nouvelle connaissance. C’était le maître de l’auberge, ou plutôt le mari de l’hôtesse. Il commençait
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à descendre de sa chambre, où la goutte l’avait longtemps retenu. Cette maladie lui ôtait régulièrement l’usage de ses jambes, pendant la moitié de l’année. Le reste du temps, il allait et venait dans la maison, fumait sa pipe, buvait sa bouteille avec ses amis, sans se mêler d’aucun détail domestique. Il avait été élevé, comme on dit, en gentilhomme, c’est-à-dire, à ne rien faire. La petite fortune qui lui était venue d’un de ses oncles, laborieux fermier, il l’avait mangée à la chasse, aux courses de chevaux, aux combats de coqs. Sa femme l’avait épousé dans de certaines vues auxquelles il ne répondait plus depuis longtemps. Aussi le haïssait-elle de tout son cœur. Cependant le brave homme étant très-bourru, elle n’osait le quereller en face, et se contentait de le mortifier par d’injurieuses comparaisons avec son prédécesseur, dont elle avait sans cesse l’éloge à la bouche. Comme la majeure partie du profit restait entre ses mains, elle consentait à se charger du soin et de la direction du ménage, et laissait son indolent mari disposer à son gré de sa personne.
 
Le soir, quand Jones fut remonté dans sa chambre, il s’éleva à son sujet une petite dispute entre ces deux tendres époux. « Eh bien ! dit la femme, vous avez donc été boire avec le jeune gentilhomme ?
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– Oui, répondit le mari, nous avons vidé une bouteille ensemble. C’est un vrai gentilhomme, et un gentilhomme qui se connaît joliment en chevaux. Je conviens qu’il est jeune et sans beaucoup d’expérience ; car il n’a encore vu, je crois, que très-peu de courses.
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– Vous croyez donc que j’ai moins de courage que vous ; car je vous ai souvent entendue l’envoyer au diable.
 
– Cela se peut, mais j’en ai eu du regret. Il était assez bon pour me pardonner quelques
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vivacités, et un homme de votre espèce n’a pas le droit de me les reprocher. C’était un mari pour moi, lui ! oui, c’en était un. Si dans un moment de colère il m’est arrivé de lui dire une injure, je n’ai jamais eu à me plaindre de sa froideur. J’aurais menti, si je m’en étais plainte. »
 
Elle en dit bien davantage, mais son mari n’était plus à portée de l’entendre. Après avoir allumé sa pipe, il s’était éloigné le plus vite qu’il avait pu. Nous nous dispenserons donc de rapporter la suite de ses propos, qui devinrent trop grossiers pour mériter une place dans cette histoire.
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Le lendemain, au point du jour, Partridge, tout équipé pour le voyage, le havresac sur le dos, entra chez Jones qu’il trouva encore au lit. Le barbier, qui joignait à ses autres talents celui de manier l’aiguille aussi bien qu’un tailleur, avait fait lui-même son havresac. Déjà il y avait enfermé tout son linge, consistant en quatre chemises, auxquelles il en ajouta huit de M. Jones ; puis ayant mis dans la valise les effets inutiles, il la portait chez lui, quand l’hôtesse l’arrêta en chemin, et refusa de le laisser sortir, qu’il ne l’eût payée.
 
L’hôtesse était, comme nous l’avons dit, maîtresse absolue dans son petit domaine. Il fallut donc se soumettre à sa loi. Elle fit sur-le-champ
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son mémoire, qui montait à une somme beaucoup plus forte qu’on n’aurait dû s’y attendre, après la manière dont Jones avait été traité. Nous saisirons cette occasion de faire connaître ici certains usages regardés, parmi les aubergistes, comme les éléments du métier. D’abord, ont-ils un morceau friand (ce qui arrive rarement), ils ne le servent qu’aux voyageurs dont l’équipage annonce l’opulence. En second lieu, ils exigent pour le plus mauvais repas, presque autant que pour le meilleur. Enfin, si quelqu’un de leurs hôtes ne demande que peu de chose, ils le lui font payer le double de sa valeur, de façon que la dépense, par tête, soit toujours à peu près la même.
 
Le mémoire fait et acquitté, Jones partit avec Partridge, qui portait le havre-sac. L’hôtesse ne daigna pas même lui souhaiter un bon voyage. Il paraît que son auberge n’était fréquentée que par des gens de qualité ; et c’est une chose digne de remarque, que ceux qui gagnent leur vie à les servir, deviennent aussi insolents envers leurs égaux, que s’ils étaient eux-mêmes de grands seigneurs.
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Jones arrive à Glocester, et loge à la Cloche. Portrait de l’hôtesse. Rencontre singulière.
 
M. Jones et Partridge, ou le petit Benjamin, surnommé ainsi par ironie, à cause de sa taille, qui était d’environ six pieds, prirent la route de Glocester, où ils arrivèrent sans aucune aventure intéressante. Ils logèrent à la Cloche, excellente auberge que nous recommandons à ceux de nos lecteurs qui visiteront cette antique cité. L’hôte actuel est frère du célèbre prédicateur méthodiste Whitefield, mais bien éloigné de sa pernicieuse doctrine et de toute autre hérésie. C’est un homme simple, honnête, incapable de causer le moindre trouble dans l’Église ou dans l’état. Sa femme a eu, dit-on, de grandes prétentions à la beauté, et elle est encore très-belle. Elle aurait pu briller dans les assemblées les plus choisies, par l’éclat de ses charmes, et par l’agrément
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de ses manières. Malgré ces avantages, et beaucoup d’autres qualités précieuses, elle paraît se soumettre sans peine au genre de vie qu’elle mène. Cette résignation provient de sa prudence, et de la sagesse de son esprit. Elle est à présent aussi étrangère que son mari, aux rêveries du méthodisme ; je dis à présent, car elle avoue qu’elle fut d’abord un peu ébranlée par les arguments de son beau-frère, et qu’elle fit la dépense d’un long capuchon, pour attendre les inspirations extraordinaires de l’esprit saint ; mais après trois semaines d’essai, n’en ayant éprouvé aucune qui valût la peine d’en parler, elle mit de côté le capuchon, et abandonna la secte. Bref, elle est si bonne, si prévenante, si empressée à servir ses hôtes, qu’il faudrait être d’une humeur difficile, pour ne pas se trouver parfaitement bien chez elle.
 
Mistress Whitefield était dans sa cour, quand Jones y entra, avec son compagnon de voyage. Ses regards pénétrants découvrirent aussitôt dans la physionomie de notre héros, un air de noblesse qui le distinguait du vulgaire. Elle donna ordre de lui préparer une chambre, et l’invita bientôt après à dîner avec elle. Il ne se fit pas prier. Fatigué, comme il l’était, d’un long jeûne et d’une marche pénible, il se serait estimé fort heureux de trouver une société beaucoup moins agréable
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que celle de mistress Whitefield, et un ordinaire beaucoup moins bon que le sien.
 
Outre M. Jones et l’excellente hôtesse, il y avait à table un procureur de Salisbury, nommé Dowling, celui-là même qui était venu annoncer à M. Allworthy la mort de mistress Blifil, et un aventurier des environs de Linlinch, qui se donnait pour un avocat ; mais c’était un avocat sans cause, aussi dépourvu d’esprit que d’instruction, un de ces pleutre qui n’ont de leur état que la robe, espèce de surnuméraires au barreau, humbles valets des procureurs, et toujours prêts à faire, pour un écu, plus de milles qu’un cheval de poste.
 
Pendant le dîner, cet homme reconnut Jones, qu’il avait vu chez M. Allworthy, dont il visitait fréquemment la cuisine. Il en prit occasion de lui demander des nouvelles de la respectable famille du gentilhomme, avec autant de familiarité que s’il en avait été l’ami intime. Il poussa même l’effronterie jusqu’à vouloir se faire passer pour tel, quoiqu’il n’eût jamais eu, dans la maison, de connaissance plus distinguée que celle du sommelier. Jones qui ne se remettait pas sa figure, et qui jugeait à son air et à ses propos, qu’il prenait avec ses supérieurs une liberté fort déplacée, répondit pourtant d’un ton poli à ses questions ; mais la conversation de cette espèce
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de gens étant la pire de toutes pour un homme d’esprit, il se leva de table aussitôt après le dîner, et laissa inhumainement la pauvre mistress Whitefield dans l’obligation de tenir tête à ses hôtes : nécessité qui, selon M. Timothée Harris et d’autres aubergistes sensés, est un des plus rudes désagréments attachés à leur métier.
 
Le soi-disant avocat, piqué du départ précipité de Jones, demanda tout bas à l’hôtesse si elle connaissait le joli damoiseau qui venait de sortir ?
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– Oh ! oh ! s’écria Dowling avec une plaisante grimace, monsieur n’a pas besoin de dire de quelle fin il veut parler. On le devine aisément.
 
– Eh bien ! continua le prétendu avocat, l’écuyer Allworthy qui est, comme chacun sait, d’un caractère pusillanime, craignit de s’attirer sur les bras une mauvaise affaire ; il recueillit l’enfant. Le petit bâtard fut élevé chez lui, nourri et vêtu en gentilhomme. Or, voici comment il
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reconnut dans la suite les soins de son bienfaiteur. Il fit un enfant à une servante du château, et lui persuada de jurer que M. Allworthy en était le père ; il cassa le bras à un honnête ecclésiastique nommé Thwackum, uniquement parce qu’il le réprimandait sur son libertinage ; il tira un coup de pistolet, par derrière, à M. Blifil ; durant une maladie de M. Allworthy, il battit du tambour dans toute la maison, pour l’empêcher de dormir. Je pourrais vous citer de lui vingt autres traits de scélératesse pour lesquels, quatre ou cinq jours avant mon départ du pays, l’écuyer le dépouilla tout nu et le mit à la porte de sa maison.
 
– Il eut bien raison, reprit Dowling. Je chasserais mon propre fils de chez moi, s’il en faisait la moitié autant… et, je vous prie, quel est le nom de ce petit seigneur ?
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– J’en ai souvent ouï parler, mais jamais en mauvais termes.
 
– Assurément, dit mistress Whitefield, si le quart de ce que monsieur nous a conté est vrai, la physionomie de M. Jones est la plus trompeuse
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du monde ; car elle annonce un caractère bien différent. D’après ce que j’ai pu en juger, en si peu de temps, sa politesse et ses manières ne laissent rien à désirer. »
 
L’avocat sans cause se souvenant qu’il n’avait garanti par aucun serment, la sincérité de son récit, se mit alors à l’appuyer de tant de jurements et d’imprécations, que l’hôtesse en eut les oreilles blessées, et se hâta de lui fermer la bouche, en l’assurant qu’elle le croyait sur sa parole. « J’espère, madame, ajouta-t-il, que vous ne me jugez pas capable d’avancer des faits aussi graves, sans être certain qu’ils sont vrais. Quel intérêt aurais-je à noircir la réputation d’un jeune homme qui ne m’a jamais offensé ? Tout ce que j’ai dit de lui, est l’exacte vérité. Personne n’ignore son histoire dans le canton. »
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L’hôtesse n’ayant nulle raison de supposer que cet homme fût intéressé à calomnier Jones, put croire sans injustice ce qu’il affirmait avec tant de serments. Elle renonça donc à ses connaissances en physionomie, et conçut une si mauvaise opinion de son hôte, qu’elle désira vivement d’en être débarrassée.
 
Ses préventions contre lui acquirent une nouvelle force, par ce qu’elle apprit de son mari. Il venait, dit-il, de la cuisine, où Partridge racontait à tout le monde, que bien qu’il portât le
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havresac, et se contentât de manger avec les domestiques, tandis que Tom Jones, comme il l’appelait, se régalait dans la salle avec les maîtres, il n’était point son valet, mais son ami, son compagnon, et aussi bon gentilhomme que lui-même.
 
Pendant ce temps, Dowling ne soufflait mot. Il se mordait les doigts, faisait des grimaces et affectait un air plein de malice. À la fin ouvrant la bouche, il déclara que le jeune cavalier ne lui paraissait pas tel qu’on l’avait dépeint : puis il demanda son compte, en homme pressé de partir, prétexta qu’il était obligé de se trouver le soir à Hereford, et se plaignit d’être surchargé d’affaires urgentes, qui nécessiteraient sa présence en vingt endroits à la fois.
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Le chicaneur étant aussi parti, Jones vint prier mistress Whitefield de lui faire la faveur de prendre le thé avec lui. Mais elle le refusa d’une façon très-différente de celle dont elle l’avait invité à dîner. Jones en fut surpris. Il s’aperçut bientôt que les manières de l’hôtesse à son égard, n’étaient plus les mêmes. Au lieu de cette affabilité que nous avons louée en elle, son visage avait une expression contrainte et sévère qui déplut tellement à M. Jones, qu’il résolut malgré l’heure avancée, de quitter sa maison dès le soir.
 
Il se montra un peu injuste dans l’interprétation
Il se montra un peu injuste dans l’interprétation de ce brusque changement. Non content d’accuser, sans ménagement, les femmes d’inconstance et de légèreté, il se persuada qu’il devait l’impolitesse de mistress Whitefield à sa qualité de piéton, et qu’elle lui aurait fait un tout autre accueil, s’il était arrivé avec des chevaux, espèce d’animaux qui, ne salissant point de draps, passent dans les auberges pour mieux payer leurs lits que leurs cavaliers, et y sont, par cette raison, toujours bien reçus. C’était une erreur. L’aimable hôtesse pensait plus noblement. Elle était très-bien élevée, et incapable de manquer d’égards à un voyageur, parce qu’il était à pied. Mais elle jugeait notre héros un vrai garnement, et le traitait en conséquence. Jones lui-même, s’il avait su ce que sait le lecteur, n’aurait pu se plaindre de mistress Whitefield. Il aurait au contraire approuvé sa conduite, et redoublé d’estime pour elle, à proportion du mépris qu’elle lui témoignait. Rien n’est plus cruel qu’une obscure calomnie. L’homme instruit de l’atteinte portée à sa réputation, n’a pas lieu de s’offenser de l’éloignement qu’il inspire. Il devrait plutôt mépriser ceux qui le recherchent, à moins qu’ils n’eussent acquis, par une intime liaison avec lui, la conviction de son innocence.
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de ce brusque changement. Non content d’accuser, sans ménagement, les femmes d’inconstance et de légèreté, il se persuada qu’il devait l’impolitesse de mistress Whitefield à sa qualité de piéton, et qu’elle lui aurait fait un tout autre accueil, s’il était arrivé avec des chevaux, espèce d’animaux qui, ne salissant point de draps, passent dans les auberges pour mieux payer leurs lits que leurs cavaliers, et y sont, par cette raison, toujours bien reçus. C’était une erreur. L’aimable hôtesse pensait plus noblement. Elle était très-bien élevée, et incapable de manquer d’égards à un voyageur, parce qu’il était à pied. Mais elle jugeait notre héros un vrai garnement, et le traitait en conséquence. Jones lui-même, s’il avait su ce que sait le lecteur, n’aurait pu se plaindre de mistress Whitefield. Il aurait au contraire approuvé sa conduite, et redoublé d’estime pour elle, à proportion du mépris qu’elle lui témoignait. Rien n’est plus cruel qu’une obscure calomnie. L’homme instruit de l’atteinte portée à sa réputation, n’a pas lieu de s’offenser de l’éloignement qu’il inspire. Il devrait plutôt mépriser ceux qui le recherchent, à moins qu’ils n’eussent acquis, par une intime liaison avec lui, la conviction de son innocence.
 
Jones n’avait pas été en état de se disculper. Il ignorait complètement les propos qu’on avait
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tenus sur son compte, et par conséquent il eut sujet d’être blessé du traitement incivil de l’hôtesse. Il paya sa dépense, et partit, au grand regret de Partridge, qui, après d’inutiles représentations, se résigna enfin à reprendre le havresac, et à suivre son ami.
 
 
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Conversation entre M. Jones et Partridge sur l’amour, le froid, la faim, et d’autres sujets. Danger que court Partridge de se compromettre, par une confidence imprudente.
 
Les ombres commençaient à descendre, en croissant, du sommet des monts ; les chantres des bois goûtaient les douceurs du repos ; le riche s’asseyait à une table splendide, et le pauvre prenait son dernier et frugal repas ; en un mot la cloche venait de sonner cinq heures, quand M. Jones quitta Glocester : et déjà (car on était au cœur de l’hiver), la nuit aux doigts d’ébène aurait
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étendu son voile noir sur l’univers, si la lune sortant de la couche mystérieuse où elle s’était reposée depuis le matin, pour se préparer à la fatigue d’une nouvelle veille, ne l’en eût empêchée, en montrant sa face large et rubiconde, semblable à celle de ces joyeux enfants du plaisir, qui font comme elle de la nuit le jour.
 
Jones s’empressa d’offrir ses hommages à cette belle planète, et se tournant vers son compagnon, il lui demanda s’il se souvenait d’avoir vu une soirée aussi délicieuse. Comme Partridge ne répondait point, il continua de s’extasier sur la beauté de la lune, et déclama divers passages de Milton, qui a surpassé tous les poëtes dans la description des célestes flambeaux. Il raconta ensuite, d’après le Spectateur, l’histoire de deux amants qui, sur le point de se séparer pour entreprendre un long voyage, étaient convenus de regarder la lune à une certaine heure, se complaisant dans la pensée que tous deux s’occuperaient à contempler, en même temps, le même objet. « Il fallait, ajouta-t-il, que ces amants eussent des âmes vraiment capables de sentir tout le charme de la plus sublime des passions humaines.
 
– Oui, répliqua Partridge ; mais je les trouverais moi, plus dignes d’envie, s’ils avaient eu des corps insensibles au froid. Je suis glacé, monsieur,
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jusqu’à la moelle des os, et je crains fort de perdre le bout de mon nez, avant de gagner un nouveau gîte. Le ciel est juste, et nous méritons bien d’être punis, pour avoir quitté follement, à l’entrée de la nuit, la meilleure hôtellerie où j’aie mis le pied de ma vie. Le plus riche seigneur du monde n’y regretterait pas son château. Quelle chère ! quel feu ! abandonner une pareille maison, et s’en aller courir le pays, à la garde de Dieu, per devia rura viarum[80] ! Je ne dis pas ce que je pense ; mais il ne manquera point de gens peu charitables qui en concluront, que nous n’avions pas la tête saine.
 
– Fi donc ! monsieur Partridge, ayez plus de courage. Quoi ! vous marchez à l’ennemi, et le froid vous fait peur ? Je souhaiterais toutefois, que quelqu’un pût m’indiquer laquelle de ces deux routes nous devons prendre.
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– Eh bien ! laquelle faut-il prendre ?
 
– Ma foi, monsieur, ni l’une, ni l’autre. La seule route que nous connaissions bien, est celle par où nous sommes venus. Un pas soutenu nous ramènera en une heure à Glocester, tandis que si nous continuons d’aller en avant, Dieu sait
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quand nous trouverons un gîte. Je découvre une étendue de cinquante milles, au moins, et pas une seule maison dans ce vaste espace.
 
– La perspective, j’en conviens, est admirable, et la brillante clarté de la lune l’embellit encore. Cependant je vais prendre le chemin à gauche. Il paraît conduire droit aux montagnes qui, à ce qu’on m’a dit, ne sont pas éloignées de Worcester. Pour vous, monsieur Partridge, si vous avez envie de me quitter, vous en êtes le maître. Retournez sur vos pas, moi je suis décidé à aller en avant.
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Nos voyageurs firent plusieurs milles, sans se parler. Jones soupirait de temps en temps, Partridge gémissait de son côté ; mais l’un et l’autre pour des raisons très-différentes. Tout-à-coup Jones s’arrêta, et regardant la lune : « Qui sait, Partridge, s’écria-t-il, si la plus aimable créature du monde n’a pas en ce moment les yeux fixés, comme moi, sur cet astre ?
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– Pourquoi non, monsieur, répondit Partridge ? Oh ! si j’avais, moi, les yeux fixés sur un bon aloyau, le diable pourrait emporter, sans que je m’en misse en peine, la lune, et ses cornes par-dessus le marché.
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– Très-cruelle ; car elle m’épousa, et devint la plus méchante des femmes. Mais Dieu soit loué, elle n’est plus. Si je la croyais dans la lune, où vont, suivant un livre que j’ai lu jadis, les esprits des trépassés, je ne regarderais jamais cet astre, dans la crainte de l’y apercevoir. Mais je souhaiterais, monsieur, pour l’amour de vous, que la lune fût un miroir, et qu’elle réfléchît en cet instant à vos yeux l’image de miss Sophie Western.
 
– L’heureuse pensée ! mon cher Partridge, elle n’a pu s’offrir qu’à l’imagination d’un amant. Ô Partridge ! si j’osais me flatter de la voir encore
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une fois ! Hélas ! ce doux espoir est évanoui sans retour. Mon unique ressource contre le malheur qui m’accable, est d’oublier celle qui faisait toute ma félicité.
 
– Quoi ! sérieusement, monsieur, désespérez-vous de revoir miss Western ? Si vous voulez suivre mon avis, je vous réponds non-seulement que vous la reverrez, mais que vous la tiendrez dans vos bras.
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– Pour me servir du langage militaire, puisque nous sommes soldats, demi-tour à droite, et retournons sur nos pas. Nous pouvons encore, quoiqu’il soit tard, regagner ce soir Glocester, au lieu qu’en suivant la route que nous avons prise, nous courons risque, autant que je puis voir, de faire bien du chemin sans trouver de gîte.
 
– Je t’ai déjà dit que j’étais résolu d’aller en avant. Si tu ne te sens pas la force de me suivre,
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retourne chez toi ; je te rends grâce de m’avoir accompagné jusqu’ici, et te prie d’accepter cette guinée, comme une faible marque de ma reconnaissance. Il y aurait de ma part une sorte de cruauté à te laisser aller plus loin ; car, à ne te rien cacher, mon seul désir, mon seul espoir est de trouver une mort glorieuse, en combattant pour mon roi et pour mon pays.
 
– Je vous en supplie, monsieur, gardez votre argent. Je ne veux rien recevoir de vous, dans un moment où je suis, je crois, le plus riche des deux. Je ne vous quitterai pas non plus, si vous le permettez. Après la résolution désespérée que vous venez d’annoncer, ma présence devient nécessaire à votre sûreté. Mes projets, je vous en avertis, sont beaucoup plus sages que les vôtres. Vous êtes décidé, dites-vous, à périr, si vous le pouvez, dans la mêlée. Je le suis, moi, à faire tout au monde pour n’y pas recevoir une égratignure. J’ai d’ailleurs lieu d’espérer que nous courrons peu de danger ; car un prêtre papiste m’a dit l’autre jour, que l’affaire serait bientôt terminée, et même, à ce qu’il pensait, sans combat.
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– Un prêtre papiste n’est pas toujours une autorité digne de foi, quand il parle en faveur de sa religion.
 
– Oui, mais loin de parler en faveur de sa religion, il m’a assuré que les catholiques ne comptaient
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rien gagner au change, attendu que le prince Édouard était aussi zélé protestant qu’aucun Anglais. Il m’a dit de plus, que le dévouement au souverain légitime l’avait seul rendu jacobite, ainsi que le reste des papistes.
 
– Je crois autant au protestantisme du prince Édouard, qu’à la bonté de sa cause. Je ne doute point de la victoire, mais non sans combat. Tu vois que je ne suis pas aussi confiant que ton ami, le prêtre papiste.
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– De quelles ridicules sottises as-tu ta tête remplie ? Tu les tiens sans doute aussi de ton prêtre papiste ? Des monstres, des prodiges, voilà les seuls moyens propres à soutenir une doctrine absurde. La cause du roi Georges est celle de la liberté et de la vraie religion ; en d’autres termes, mon enfant, c’est la cause du bon sens, et je te garantis qu’elle triomphera, quand Briarée devrait ressusciter avec ses cent bras, et se faire meunier. »
 
Partridge ne répliqua rien. Cette déclaration de Jones le jetait dans un extrême embarras ; car,
Partridge ne répliqua rien. Cette déclaration de Jones le jetait dans un extrême embarras ; car, pour confier au lecteur un secret que nous n’avons pas trouvé jusqu’ici l’occasion de lui apprendre, Partridge était jacobite, et croyait que Jones, dévoué au même parti, allait se joindre aux rebelles. Son opinion n’était pas dénuée de fondement. La dame à la taille gigantesque dont parle Hudibras, ce monstre auquel Virgile donne tant d’yeux, de langues, de bouches, et d’oreilles, avait raconté la querelle entre Jones et l’officier, avec son respect ordinaire pour la vérité. Elle s’était plu à changer le nom de Sophie en celui du prétendant, et à publier que c’était pour avoir porté la santé de ce prince, que Jones avait été blessé. Voilà ce qui était venu aux oreilles de Partridge, et ce qu’il croyait fermement. Il n’est donc pas étonnant qu’il eût conçu de Jones une fausse opinion, et qu’il l’eût manifestée à moitié, avant de s’apercevoir de sa méprise. On en sera encore moins surpris, si l’on veut bien se rappeler avec quelle ambiguïté Jones communiqua d’abord sa résolution à Partridge. Les termes même qu’il employa, eussent-ils été moins équivoques, Partridge aurait pu les interpréter comme il fit, dans la persuasion où il était, que toute l’Angleterre partageait en secret ses sentiments. Le parti que Jones avait pris d’entrer dans un régiment, comme volontaire, ne servait nullement à le détromper ; car il supposait l’armée dans les mêmes dispositions que le reste de la nation.
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pour confier au lecteur un secret que nous n’avons pas trouvé jusqu’ici l’occasion de lui apprendre, Partridge était jacobite, et croyait que Jones, dévoué au même parti, allait se joindre aux rebelles. Son opinion n’était pas dénuée de fondement. La dame à la taille gigantesque dont parle Hudibras, ce monstre auquel Virgile donne tant d’yeux, de langues, de bouches, et d’oreilles, avait raconté la querelle entre Jones et l’officier, avec son respect ordinaire pour la vérité. Elle s’était plu à changer le nom de Sophie en celui du prétendant, et à publier que c’était pour avoir porté la santé de ce prince, que Jones avait été blessé. Voilà ce qui était venu aux oreilles de Partridge, et ce qu’il croyait fermement. Il n’est donc pas étonnant qu’il eût conçu de Jones une fausse opinion, et qu’il l’eût manifestée à moitié, avant de s’apercevoir de sa méprise. On en sera encore moins surpris, si l’on veut bien se rappeler avec quelle ambiguïté Jones communiqua d’abord sa résolution à Partridge. Les termes même qu’il employa, eussent-ils été moins équivoques, Partridge aurait pu les interpréter comme il fit, dans la persuasion où il était, que toute l’Angleterre partageait en secret ses sentiments. Le parti que Jones avait pris d’entrer dans un régiment, comme volontaire, ne servait nullement à le détromper ; car il supposait l’armée
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dans les mêmes dispositions que le reste de la nation.
 
Mais quelque attaché qu’il fût à Jacques, ou à Charles, il l’était beaucoup plus encore au petit Benjamin. Aussi, dès qu’il eut pénétré les principes de son compagnon de voyage, il jugea à propos de cacher les siens, et de les sacrifier en apparence à celui dont il attendait sa fortune. Car il ne croyait pas les affaires de M. Jones aussi désespérées qu’elles l’étaient en effet. Les correspondances qu’il n’avait pas cessé d’entretenir avec quelques-uns de ses voisins, lui avaient inspiré une idée fort exagérée de l’affection de M. Allworthy pour ce jeune homme, destiné, disait-on, à devenir son héritier. Il s’imaginait donc que le courroux de l’écuyer, quel qu’en fût le motif, s’apaiserait infailliblement au retour de M. Jones ; et une réconciliation opérée par ses soins, semblait lui promettre des avantages considérables, s’il réussissait à gagner, en même temps, les bonnes grâces du fils et du père.
 
Nous avons déjà fait mention du bon naturel de Partridge, et de son dévouement pour Jones. On ne peut guère douter cependant, que le double espoir dont nous venons de parler, n’ait beaucoup influé sur la constance de son attachement, après qu’il eut découvert que son maître et lui, quoique voyageant familièrement ensemble, avaient
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embrassé des partis contraires. Car si l’amour, l’amitié, l’estime, et tous les sentiments de cette nature, ont un grand empire sur le cœur humain, l’intérêt en exerce aussi un très-puissant. C’est un ressort rarement négligé et presque toujours mis en jeu avec succès, par les gens habiles qui veulent amener les autres à leurs fins. On peut en comparer l’efficacité à celle des pilules de Ward[84], qui pénètrent et s’insinuent rapidement dans la partie du corps qu’on cherche à stimuler ; et soit qu’il s’agisse de la langue, de la main, ou de tout autre membre, ne manquent guère de produire l’effet que l’on désire.
 
 
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Aventure extraordinaire.
 
Au moment où Jones et son ami terminaient le dialogue rapporté dans le chapitre précédent,
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ils arrivèrent au pied d’une montagne très-escarpée. Jones s’arrêta tout court, en mesura des yeux la hauteur, et garda un instant le silence ; puis il appela son compagnon et lui dit : « Partridge, je voudrais être au sommet de cette montagne. On doit y jouir d’une vue ravissante, surtout à la clarté de la lune. Sa pâle et mystérieuse lumière donne à tous les objets un charme inexprimable, pour une imagination qui aime à se nourrir d’idées mélancoliques.
 
– Fort bien, monsieur, répondit Partridge ; mais si le haut de la montagne est propre à engendrer des idées mélancoliques, je suppose que le bas doit en inspirer de gaies, et je trouve celles-ci bien préférables. Bonté divine ! vous m’avez glacé le sang dans les veines, rien qu’en parlant du sommet de cette montagne, qui me paraît une des plus élevées qu’il y ait au monde. Non, non, si nous avons quelque chose à chercher, que ce soit un lieu sous terre, où nous puissions-nous mettre à l’abri du froid.
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– Sûrement, monsieur, vous n’êtes pas fou.
 
– Je le suis pourtant, si c’est une folie de vouloir gravir cette montagne. Quant à toi, qui te plains si fort du froid, je te conseille de m’attendre ici. Je ne manquerai pas de te rejoindre dans une heure.
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ici. Je ne manquerai pas de te rejoindre dans une heure.
 
– Pardonnez-moi, monsieur, j’ai résolu de vous suivre partout où vous irez. » Le pauvre homme n’osait demeurer seul. C’était à tous égards un franc poltron ; mais il ne craignait rien tant que les esprits, auxquels il faut avouer que l’heure de la nuit et la solitude du lieu semblaient convenir merveilleusement.
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En cet instant, Partridge découvrit à travers des arbres, une faible lumière qui paraissait peu éloignée. « Monsieur ! s’écria-t-il transporté de joie, le ciel exauce enfin mes prières. Voici une maison ; c’est peut-être une auberge. Par pitié pour moi, monsieur, et pour vous-même, ne méprisez pas ce bienfait de la Providence, et dirigeons-nous vers cette lumière. Que la maison soit une hôtellerie, ou non, si ce sont des chrétiens qui l’habitent, ils seront touchés de notre malheureuse situation, et ne nous refuseront pas un asile. »
 
Jones céda aux instances de Partridge, et tous deux se hâtèrent de gagner l’endroit d’où partait la lumière. Ils arrivèrent bientôt à la porte d’une maison, ou si l’on veut, d’une chaumière ; car l’un et l’autre nom convenait également bien à cette habitation. Jones frappa plusieurs coups auxquels on ne répondit pas. Partridge, qui avait
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la tête farcie de contes de revenants, de diables, et de sorciers, fut saisi d’effroi, « Dieu nous soit en aide, s’écria-t-il, il faut que tous les habitants de cette maison soient morts ; je n’aperçois plus de lumière, et pourtant je suis sûr d’en avoir vu briller une, il n’y a qu’un moment… Oh, j’ai entendu parler dans ma vie de choses semblables…
 
– De quoi as-tu entendu parler ? On dort dans la maison, ou, comme le lieu est désert, on craint d’ouvrir la porte. » Il appela alors à haute voix, et enfin une vieille femme mettant la tête à la fenêtre, leur demanda qui ils étaient et ce qu’ils voulaient ?
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– Qui que vous soyez, repartit la vieille, vous n’avez que faire ici, et je n’ouvre à personne à l’heure qu’il est. »
 
Partridge rassuré par le son d’une voix humaine, supplia la sibylle, dans les termes les plus pressants, de l’admettre pendant quelques minutes auprès de son feu, lui disant qu’il était à moitié mort de froid (il aurait pu ajouter de peur). Il assura que le gentilhomme qui venait de lui parler, était un des plus grands seigneurs du pays, et n’oublia rien pour la toucher, hors
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un argument que Jones n’employa pas en vain. Ce fut la promesse d’une demi-couronne, amorce irrésistible pour une créature de cette espèce, à qui, d’ailleurs, les manières affables de Jones et son agréable figure, alors éclairée par la lune, ôtaient la crainte qu’elle avait d’abord conçue, que les deux étrangers ne fussent des voleurs. Elle consentit enfin à les laisser entrer dans la maison, où Partridge, à sa grande joie, trouva un bon feu.
 
Le pauvre diable fut à peine réchauffé, que ses visions accoutumées recommencèrent à lui troubler le cerveau. Il n’ajoutait pas plus de foi au décalogue, qu’aux chimères de la sorcellerie ; et l’on ne saurait imaginer une figure plus propre à les réaliser, que la vieille qu’il avait devant les yeux. C’était le vrai portrait de la sorcière si bien peinte par Otway, dans sa tragédie de l’Orpheline, une femme qui, sous le règne de Jacques Ier, eût été condamnée, sur sa mine, à être pendue, sans aucune forme de procès.
 
Plusieurs circonstances contribuaient à entretenir la superstition de Partridge ; l’aspect de cette femme qui vivait seule, en apparence, dans un lieu si désert ; celui d’une maison dont l’extérieur semblait beaucoup trop bon pour elle, et qui était meublée intérieurement avec une propreté et une élégance surprenantes. Jones lui-même ne savait
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que penser de ce qu’il voyait ; car la chambre où on les avait introduits, outre la beauté de son ameublement, contenait un grand nombre de curiosités dignes de fixer l’attention d’un amateur.
 
Tandis qu’il admirait ces objets, et que Partridge tremblait de tous ses membres, dans la ferme conviction qu’il était chez une sorcière, la vieille leur dit : « J’espère, messieurs, que vous ne tarderez point à partir. J’attends mon maître de moment en moment, et je ne voudrais pas, pour le double de ce que vous m’avez donné, qu’il vous trouvât ici.
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– Quoi ! vous ferait-il un crime d’un acte de charité aussi simple ?
 
– Oh monsieur, reprit la vieille, c’est un homme étrange que mon maître, un homme qui n’a pas son pareil dans le monde. Il ne hante personne, il ne sort guère que la nuit, de crainte d’être
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aperçu, et les gens du pays redoutent également de le rencontrer. Son habillement suffit pour effrayer ceux qui n’y sont pas accoutumés. On l’appelle l’Homme de la Montagne, à cause des promenades qu’il y fait pendant la nuit, et je crois qu’on n’a pas moins peur de lui que du diable. Oh, il entrerait dans une terrible colère s’il vous trouvait ici.
 
– De grâce, dit Partridge, ne fâchons pas ce monsieur-là. Je suis prêt à me remettre en marche, et n’ai jamais eu plus chaud de ma vie. Partons, pour l’amour de Dieu ; partons, mon cher maître. Voyez-vous sur la cheminée ces pistolets ? Ils sont chargés peut-être, et qui sait ce qu’il pourrait en faire ?
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– Ne crains rien, Partridge, dit Jones, je saurai te garantir de tout danger.
 
– Oh quant à cela, repartit la vieille, vous n’avez rien à craindre. Mon maître ne fait de mal à personne. S’il a des armes chez lui, c’est pour sa propre sûreté. Sa maison a déjà soutenu plus d’un siège, et une de ces nuits dernières nous avons cru entendre des voleurs roder à l’entour. Pour moi, je me suis souvent étonnée que quelque brigand ne l’ait point assassiné dans ses courses nocturnes ; mais, comme je vous le disais, on a peur de lui, et puis on pense, je le suppose, qu’il n’a sur sa personne rien de bon à prendre.
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suppose, qu’il n’a sur sa personne rien de bon à prendre.
 
– Cette collection de raretés, dit Jones, me porte à croire que votre maître a voyagé.
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– Comment ? Que dites-vous ? reprit Jones. Ces pistolets sont-ils chargés ?
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– Ô mon bon monsieur, ils ne le sont pas, je vous assure. De grâce, messieurs, ne nous tuez pas ; » car elle avait à peu près la même opinion de ceux du dedans que de ceux du dehors.
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Le solitaire le regardant d’un air étonné : « Non, monsieur, non, lui dit-il, j’ai très-peu de mal, je vous remercie ; le ciel ait pitié de moi.
 
– Je vois, monsieur, répondit Jones, que vous croyez avoir quelque chose à redouter, de la part même de ceux qui ont eu le bonheur de vous sauver la vie. Je ne saurais blâmer vos soupçons,
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mais ils ne sont point fondés. Vous n’avez auprès de vous que des amis. Égarés pendant la nuit, mourant de froid, nous avons pris la liberté de nous réchauffer à votre feu. Au moment où nous allions continuer notre route, nous avons entendu vos cris, et la Providence elle-même semble nous avoir envoyés à votre secours.
 
– C’est bien en effet la Providence, dit le vieillard, si la chose est ainsi.
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– Laissez-moi vous considérer un peu plus longtemps, s’écria le vieillard. Vous êtes donc une créature humaine ! oui, je commence à le croire. Allons, entrez, je vous prie, dans ma cabane. C’est bien à vous que je dois la vie. »
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La vieille était partagée entre l’inquiétude qu’elle éprouvait pour son maître, et la crainte d’être grondée par lui. Partridge ressentait, s’il est possible, encore plus d’effroi. La première se rassura, quand elle vit le solitaire s’entretenir amicalement avec Jones, et qu’elle sut ce qui s’était passé. Mais à peine Partridge eut-il aperçu le vieillard, que la singularité de son accoutrement lui inspira plus de frayeur, que ne lui en avaient causé son portrait tracé par la bonne femme, et l’événement tragique arrivé devant la porte de la maison.
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« Oui, s’écria-t-il, j’ai échappé au fer des assassins, grâce à la valeur de ce jeune homme.
 
– Le ciel le bénisse, dit-elle. C’est un brave jeune homme, je vous assure. Je craignais que votre seigneurie ne me sût mauvais gré de lui avoir ouvert la porte. Je m’en serais bien gardée,
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si je n’avais vu au clair de la lune que c’était un gentilhomme, et qu’il était à moitié mort de froid. Il faut que quelque bon ange l’ait conduit ici, et m’ait inspiré l’idée de le recevoir.
 
– Je crains, monsieur, dit le vieillard à Jones, de n’avoir chez moi rien de bon à vous offrir. Si vous vouliez cependant accepter un verre d’eau-de-vie, j’en ai d’excellente que je conserve depuis trente ans. »
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– Je vous répète que vous ne m’en avez aucune. Où est le mérite d’avoir exposé, pour vous servir, ce dont je ne fais nul cas ? Rien à mes yeux n’est plus méprisable que la vie.
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– Eh quoi ! si jeune encore, avez-vous déjà sujet d’être malheureux ?
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– Je ne puis blâmer en vous un sentiment que j’éprouve, moi-même, au plus haut degré. Tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai entendu, depuis que je suis entré dans votre maison, me cause une extrême surprise. Des événements bien extraordinaires ont dû vous déterminer à choisir pour demeure cette solitude ; et je crains que votre vie n’ait pas été non plus exempte d’infortune. »
 
Ici le vieillard soupira de nouveau, et se tut pendant quelques minutes, puis regardant Jones attentivement. « J’ai lu, dit-il, qu’une heureuse physionomie était une lettre de recommandation. En ce cas, personne ne peut se flatter d’être mieux recommandé que vous ; mais si des considérations plus puissantes n’excitaient pas mon intérêt en votre faveur, je serais un monstre
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d’ingratitude. Tout mon regret est de ne pouvoir vous témoigner ma reconnaissance autrement que par des paroles. »
 
Jones l’assura qu’il pouvait lui procurer, de cette manière, un sensible plaisir. « Je vous ai avoué ma curiosité, lui dit-il ; dois-je ajouter que je vous aurais une obligation infinie de la satisfaire ? Daignez (si aucun motif ne vous force au silence), daignez m’apprendre les raisons qui vous ont engagé à vous séparer de la société de vos semblables, et à embrasser un genre de vie, pour lequel il paraît assez que vous n’étiez pas né ?
 
– Après le service signalé que vous m’avez rendu, répliqua le vieillard, je n’ai droit de vous rien refuser. Si donc vous désirez entendre l’histoire d’un infortuné, je suis prêt à vous raconter la mienne. Vous avez raison de croire qu’il y a communément quelque chose d’extraordinaire dans la destinée de ceux qui renoncent au commerce de leurs semblables. On peut dire, sans crainte d’avancer un paradoxe, ou de tomber dans une contradiction, que l’excès de la philanthropie nous porte naturellement à détester et à fuir les hommes, moins à cause de leurs vices personnels, qu’à cause de ceux qui sont inhérents à l’état de société, tels que l’envie, la malice, la trahison, la cruauté, et toutes les autres espèces de malveillance. Ce sont ces derniers vices que
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le vrai philanthrope abhorre ; et afin de n’en pas être témoin, il se condamne à la solitude. Pour vous, jeune homme, sans vouloir vous flatter, vous ne me semblez pas être un de ceux que l’on doive éviter ou haïr. J’ai cru même entrevoir dans le peu de mots qui vous sont échappés, qu’il existe entre nos destinées une sorte de conformité. Puisse la vôtre s’achever plus heureusement que la mienne ! »
 
Après quelques compliments réciproques, le solitaire allait commencer son histoire, quand Partridge, pour dissiper un reste d’émotion que lui avait laissé la peur, le fit souvenir de son excellente eau-de-vie. Il l’alla chercher sur-le-champ ; le pédagogue en but un grand verre, et le vieillard raconta, sans préambule, ce qu’on peut lire dans le chapitre suivant.
 
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CHAPITRE XI.
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« Je suis né en 1657, dans un village du comté de Somerset, appelé Mark. Mon père était un de ceux qu’on nomme gentilshommes-fermiers. Il possédait en propre un petit bien d’environ trois cents livres sterling de revenu, et en affermait un autre, approchant de même valeur. Sage, laborieux, excellent agriculteur, il aurait mené une vie agréable et douce, si sa femme, véritable mégère, n’eût continuellement troublé son repos. Ce malheur domestique l’affligea, sans l’appauvrir. Il tint ma mère presque toujours enfermée au logis, aimant mieux supporter, dans sa propre maison, la violence habituelle de son humeur, que de compromettre sa fortune, en lui laissant la liberté de se livrer dans le monde à son goût extravagant pour la dépense. Cette Xantippe… »
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« C’était, interrompit Partridge, le nom de la femme de Socrate. »
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Jones gronda le pédagogue d’avoir interrompu le vieillard, qui continua en ces termes :
 
« Mon frère, alors âgé de quinze ans, dit adieu aux livres, et ne songea plus qu’à son chien et à
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son fusil. Aussi devint-il si bon tireur, qu’il ne manquait jamais le but qu’on lui marquait, ni une corneille au vol. Il excellait encore à surprendre un lièvre au gîte. Enfin il acquit bientôt la réputation d’être le meilleur chasseur du canton ; réputation que ma mère et lui prisaient autant que celle d’un savant du premier ordre.
 
« La liberté dont jouissait mon frère, me fit d’abord trouver pénible le séjour de l’école, où on me laissa après l’en avoir retiré, mais ce chagrin dura peu. Grâce à mes rapides progrès, le travail me devint si facile et l’étude eut tant d’attrait pour moi, que je voyais avec peine arriver le dimanche. Ma mère qui ne m’aima jamais, craignit que je ne prisse dans le cœur de mon père la première place. Elle crut remarquer que quelques personnes de mérite, entre autres le curé de la paroisse, faisaient plus de cas de moi que de mon frère. Son aversion s’en augmenta, et elle me rendit la maison paternelle si désagréable, que je bénissais le retour du lundi, qui, d’ordinaire, attriste fort les écoliers.
 
« Quand j’eus fini mes premières classes à l’école de Taunton, on m’envoya au collège d’Exeter, à Oxford. J’y demeurai quatre ans, au bout desquels un événement fatal m’obligea d’abandonner mes études. Je puis dater de cette époque l’origine de tous mes malheurs.
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« Il y avait au même collège, un certain sir Georges Gresham, destiné à une fortune très-considérable, dont il ne devait avoir, d’après le testament de son père, la libre disposition qu’à l’âge de vingt-cinq ans révolus. Mais l’indulgence de ses tuteurs ne lui laissait guère sentir la gêne de cette précaution paternelle. Ils lui allouaient une pension annuelle de cinq cents livres sterling pendant son séjour à l’université, où ce jeune prodigue entretenait une maîtresse, un brillant équipage, et menait une vie aussi déréglée, que s’il avait été maître absolu de son patrimoine. Outre sa pension de cinq cent livres sterling, il trouvait moyen d’en dépenser mille ; comme il était âgé de plus de vingt et un ans, il jouissait de tout le crédit qu’il pouvait souhaiter.
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« Sir Georges, parmi une foule de qualités assez mauvaises, en avait une vraiment infernale. Il prenait plaisir à débaucher et à perdre les jeunes gens moins riches que lui, en les entraînant dans des dépenses qui surpassaient leurs facultés. Plus un jeune homme montrait de sagesse et de retenue, plus il attachait de bonheur et de gloire à sa ruine. Il faisait ainsi le personnage du diable, qu’on nous peint cherchant sans cesse une victime à dévorer.
 
« J’eus le malheur de me lier avec lui d’une étroite amitié. Ma réputation d’écolier diligent et
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studieux lui offrait en moi un sujet digne de ses desseins pervers, et mes penchants en rendirent l’exécution facile. Quelque goût que j’eusse pour l’étude, je me sentais encore plus d’ardeur pour d’autres jouissances. J’étais vif, ardent, ambitieux, et passionné pour les femmes.
 
« Je ne fus pas longtemps l’intime ami de sir Georges, sans devenir le compagnon de tous ses plaisirs. Dès que j’eus débuté sur le dangereux théâtre du vice, ma vanité, ni mon inclination ne me permirent point d’y jouer les seconds rôles. J’aurais eu honte de céder à quelqu’un le prix de la débauche. Je m’abandonnai avec fureur à toutes sortes d’excès ; mon nom figurait habituellement le premier sur la liste des coupables. Au lieu d’être plaint comme l’infortuné disciple de sir Georges, on m’accusait d’avoir perverti un jeune homme que la nature avait doué des plus heureuses dispositions ; car sir Georges, quoiqu’il fût le principal auteur du désordre, avait l’art d’y paraître étranger. J’encourus la censure du vice-chancelier, et peu s’en fallut que je ne fusse chassé du collège.
 
« Vous n’aurez pas de peine à croire, monsieur, qu’une manière de vivre pareille à celle dont je viens de vous tracer le tableau, était incompatible avec de nouveaux progrès dans les sciences, et que plus je me livrai au libertinage,
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moins je conservai de goût pour l’étude. C’était une conséquence naturelle de mon inconduite ; ce n’en fut pas la plus fâcheuse. Mes dépenses excédèrent non-seulement ma pension annuelle, mais les sommes extraordinaires que j’arrachais à la générosité de mon pauvre père, sous prétexte qu’elles m’étaient nécessaires pour me préparer à prendre, dans peu, le degré de bachelier ès-arts. À la fin, mes demandes furent si multipliées et si exorbitantes, que mon père ouvrit insensiblement l’oreille aux rapports qu’on lui faisait de toutes parts sur mon compte. Ma mère ne manquait pas de les répéter sans en rien omettre, et de les envenimer avec sa malignité accoutumée. « Voilà donc, disait-elle, le beau petit savant qui fait tant d’honneur à sa famille, et qui doit en être l’appui ! J’avais bien prévu à quoi sa science aboutirait… Il nous ruinera tous. Pour perfectionner l’éducation de ce vaurien, nous avons refusé le nécessaire à son frère aîné ; et voilà le fruit de nos sacrifices ! » Elle tenait encore beaucoup de propos semblables, qu’il est inutile de rapporter.
 
« Au lieu d’argent, je ne reçus plus de mon père que des réprimandes : ce qui occasionna dans mes affaires une crise un peu plus prompte ; mais quand il m’aurait abandonné son revenu tout entier, ce n’eût été qu’une ressource précaire
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pour un insensé, qui avait la prétention de rivaliser de magnificence avec sir Georges Gresham.
 
« Il est probable que le manque d’argent, et l’impossibilité de continuer ce train de vie, m’auraient rendu à la raison et à mes études, si j’avais eu le bonheur d’ouvrir les yeux, avant d’être plongé dans un abîme de dettes sans espoir d’en jamais sortir. Un des grands artifices de sir Georges Gresham, celui à l’aide duquel il faisait de nombreuses victimes, c’était de prêter à ses malheureux émules quelque petite somme, pour soutenir leur crédit chancelant, jusqu’à ce que par l’effet de ce crédit même, ils fussent ruinés complètement. Alors il riait de leur sottise et de leur vanité, et s’étonnait qu’ils eussent osé lutter avec un homme aussi opulent que lui.
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Ici le solitaire hésita un moment, puis il s’écria : « Tant d’années écoulées depuis cette action criminelle, n’en ont point effacé la honte, et je ne puis la raconter sans rougir. »
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Jones le pria de retrancher de son récit les circonstances dont le souvenir lui causerait quelque peine ; mais Partridge, moins discret, se hâta de dire : « Je vous en prie, monsieur, ne passez rien. Je suis plus curieux de connaître ce trait-là, que tout le reste de vos aventures, et je vous jure que je n’en parlerai à personne.
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« J’avais un camarade de chambre, jeune homme économe et sage, qui, malgré la modicité de sa pension, avait amassé, par ses épargnes, quarante guinées. Instruit qu’il les gardait dans son secrétaire, je profitai du moment où il dormait, pour lui dérober sa clef, et je m’emparai de son trésor. Je remis ensuite la clef dans sa poche, je me recouchai, et feignant un profond sommeil, quoiqu’il me fût impossible de fermer les yeux, j’attendis pour me lever que mon camarade se rendît à la prière, exercice pieux auquel je me dispensais depuis longtemps d’assister.
 
« Les voleurs timides s’exposent souvent, par un excès de précaution, au danger d’être découverts, tandis que ceux d’un caractère plus audacieux parviennent à l’éviter. C’est ce qui m’arriva. Si j’avais forcé hardiment le secrétaire, j’aurais peut-être échappé, même au soupçon ; mais
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comme il était évident que le vol n’avait pu se commettre qu’à l’aide de la clef, mon camarade, dès qu’il s’aperçut de la disparition de son argent, ne douta pas que je ne fusse le voleur. Naturellement craintif, moins fort, et, je crois, moins courageux que moi, il n’osa m’accuser en face, de peur d’essuyer de ma part de mauvais traitements. Il alla trouver sur-le-champ le vice-Chancelier auquel il dénonça, sous la foi du serment, le vol et ses circonstances, et il n’eut pas de peine à obtenir un décret de prise de corps contre un étudiant aussi décrié que je l’étais dans tout l’université.
 
« Mon bonheur voulut que je couchasse le jour suivant hors du collège. J’étais parti le matin, en poste, avec une jeune dame, pour Whitney, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, en revenant à Oxford, je rencontrai un de mes amis qui m’en apprit assez sur ce qui me concernait, pour me faire rebrousser chemin. »
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Jones pria le vieillard de continuer son récit, sans avoir égard aux questions impertinentes de son compagnon : ce qu’il fit aussitôt.
 
« Renonçant alors au dessein de retourner à Oxford, je formai celui de me rendre à Londres. J’en fis part à ma maîtresse. Elle commença par
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s’y opposer ; mais quand je lui eus montré mon or, elle changea d’avis. Nous gagnâmes à travers champs la grande route de Cirencester, et nous fîmes tant de diligence, que nous arrivâmes à Londres le surlendemain au soir.
 
« Dans une telle ville, avec une pareille compagne, j’eus bientôt épuisé la faible somme que je m’étais si indignement appropriée. Réduit à une détresse plus grande que jamais, je commençai à compter parmi mes besoins, les premières nécessités de la vie. Pour comble d’affliction, je voyais ma maîtresse, dont j’étais idolâtre, partager ma misère. Être témoin des souffrances d’une femme qu’on aime, ne pouvoir les adoucir, et penser en même temps qu’on en est la cause, c’est un supplice qu’il faut avoir éprouvé, pour en concevoir l’horreur. »
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« Je le crois, je le crois ! s’écria Jones, et je vous plains de toute mon âme. » Il se leva, hors de lui, fit deux ou trois fois le tour de la chambre, puis se rasseyant, et demandant pardon au vieillard : « Grâce au ciel, dit-il, j’ai évité un tel malheur ! »
 
Cette cruelle circonstance, reprit le solitaire, aggrava ma situation, au point de me la rendre insupportable. Il m’était moins pénible d’endurer les tourments de la faim et de la soif, que de me résigner à ne point satisfaire les désirs
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même les plus extravagants de ma maîtresse. J’en étais si follement épris, que bien que je susse qu’elle avait prodigué ses faveurs à la moitié de mes connaissances, j’avais formé la résolution de l’épouser ; mais la bonne créature ne voulut point accepter de moi une preuve de tendresse qui pouvait, disait-elle, m’attirer la censure du monde. Elle se détermina aussi, sans doute par un motif de compassion, à mettre fin aux angoisses journalières qu’elle me voyait éprouver, pour l’amour d’elle ; et le moyen dont elle se servit fut digne d’un si louable sentiment. Tandis que je m’épuisais en inventions toujours nouvelles pour subvenir à ses plaisirs, elle me livra charitablement entre les mains d’un de ses anciens amants d’Oxford, par les soins et à la requête duquel je fus aussitôt arrêté et mis en prison.
 
« Je fis alors de sérieuses réflexions sur les désordres de ma vie passée, sur la profonde misère qui en était la suite, sur les chagrins dont j’avais abreuvé le meilleur des pères. Quand le souvenir de ma perfide maîtresse venait se joindre à ces pensées douloureuses, le désespoir s’emparait de mon âme, je prenais la vie en horreur, et j’aurais embrassé la mort avec joie, comme un ami secourable, si elle s’était offerte à moi, exempte d’ignominie.
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« Le temps des assises arrivé, on me transféra à Oxford, et je m’attendais à une condamnation inévitable ; mais, à ma grande surprise, personne ne se présenta contre moi. La session finie, je fus mis en liberté, faute d’accusateur. Mon camarade de chambre avait quitté Oxford, et soit par insouciance, soit par un autre motif que j’ignore, il n’avait point donné de suite à sa plainte. »
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Jones voulait imposer silence au pédagogue, mais le solitaire le pria de lui laisser conter son histoire, et promit d’employer ce temps à se rappeler le reste de la sienne.
 
« Dans la paroisse où je suis né, reprit Partridge, demeurait l’honnête fermier Briddle. Il avait
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un fils nommé Francis, jeune homme de grande espérance. Nous allions ensemble à l’école. Je me souviens qu’il expliquait les Épîtres d’Ovide, et qu’il était en état d’en traduire quelquefois deux ou trois vers de suite, sans dictionnaire. C’était d’ailleurs le plus brave garçon du monde ; il ne manquait jamais d’assister, le dimanche, au service divin, et passait pour un des premiers chantres de la paroisse. De temps en temps seulement il buvait un coup de trop. C’était son seul défaut. »
 
« Fort bien, dit Jones, mais venons au fantôme.
 
– Patience, monsieur, patience, nous n’y viendrons que trop tôt. Vous saurez donc que le fermier Briddle perdit une jument alezane, qui était une des meilleures bêtes que j’aie vues de ma vie. À quelque temps de là (je ne sais pas au juste le jour) le jeune Francis son fils étant allé à la foire de Hindon, devinez ce qu’il y rencontra ? un homme monté sur la jument de son père. Francis se mit aussitôt à crier au voleur. Comme la chose se passait en pleine foire, je vous laisse à juger si le larron put s’échapper. Il fut pris, et conduit devant le juge de paix. C’était, il m’en souvient, M. Willoughby de Noyle. Ce digne et respectable magistrat l’envoya coucher en prison, et assigna Francis à se présenter
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aux prochaines assises, afin d’y soutenir son dire, et de reconnaître l’accusé. Il se servit pour exprimer cela, d’un mot dur composé de re et cognosco, qui, dans sa signification, diffère du verbe simple, comme beaucoup d’autres verbes composés. Milord Page étant venu présider les assises, on fit comparaître, en sa présence, l’accusé et Francis. Je n’oublierai jamais l’expression de sa figure, lorsqu’il demanda à ce dernier ce qu’il avait à dire contre le prisonnier ? Le pauvre Francis trembla de la tête aux pieds. « Et vous, dit ensuite milord à l’accusé, d’une voix de tonnerre, que pouvez-vous alléguer pour votre défense ? Allons ! parlez ; il ne faut pas ici hésiter, ni balbutier. » L’accusé répondit qu’il avait trouvé le cheval. « Oh ! oh ! s’écria le juge, tu es un heureux compère. Depuis quarante ans que je parcours cette province, je n’ai pas fait pareille trouvaille. Mais, mon ami, tu es plus heureux que tu ne pensais, car tu as trouvé non-seulement un cheval, mais encore un licou, je t’en réponds. » Je me souviendrai toujours de ce mot-là. Chacun se mit à rire. Milord fit plusieurs autres plaisanteries que je ne me rappelle pas maintenant, et qui réjouirent fort l’auditoire. C’était un brave et savant homme. Oh ! monsieur, il n’y a rien de plus amusant, que d’entendre plaider des causes où il s’agit de la vie, ou de la mort. Ce qui me
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parut, je l’avoue, un peu dur, c’est qu’on refusa la parole à l’avocat de l’accusé, quoiqu’il n’eût, assurait-il, qu’un mot à dire, tandis qu’on laissa la partie publique parler contre lui pendant plus d’une demi-heure. Je souffrais aussi de voir tant de monde, le président, la cour, le jury, les témoins, acharnés sur un misérable chargé de chaînes. Bref, le pauvre hère fut pendu, et cela ne pouvait être autrement. Depuis ce jour, Francis n’eut pas un moment de repos. Il ne se trouvait jamais seul dans les ténèbres, qu’il ne crût voir l’ombre de ce malheureux. »
 
« Eh bien ! dit Jones, est-ce là ton histoire ?
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L’étranger sourit à cette histoire, et Jones éclata de rire.
 
« Bon, monsieur, dit Partridge, riez tout à
« Bon, monsieur, dit Partridge, riez tout à votre aise, comme firent de mauvais plaisants, entre autres un certain écuyer, espèce d’esprit fort, qui, apprenant qu’un veau blanc avait été trouvé mort le lendemain matin, dans la même ruelle, prétendit que c’était contre lui que Francis s’était battu : comme si l’on avait jamais entendu dire qu’un veau se fût jeté sur un homme. D’ailleurs Francis m’a déclaré qu’il avait reconnu distinctement le fantôme, et qu’il en ferait le serment devant toutes les cours de justice de la chrétienté. Il faut l’en croire, car il n’avait bu ce soir-là qu’une bouteille de vin, ou deux tout ou plus. Le ciel nous fasse miséricorde, et nous garde de tremper nos mains dans le sang, voilà tout. »
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votre aise, comme firent de mauvais plaisants, entre autres un certain écuyer, espèce d’esprit fort, qui, apprenant qu’un veau blanc avait été trouvé mort le lendemain matin, dans la même ruelle, prétendit que c’était contre lui que Francis s’était battu : comme si l’on avait jamais entendu dire qu’un veau se fût jeté sur un homme. D’ailleurs Francis m’a déclaré qu’il avait reconnu distinctement le fantôme, et qu’il en ferait le serment devant toutes les cours de justice de la chrétienté. Il faut l’en croire, car il n’avait bu ce soir-là qu’une bouteille de vin, ou deux tout ou plus. Le ciel nous fasse miséricorde, et nous garde de tremper nos mains dans le sang, voilà tout. »
 
« À présent, dit Jones au solitaire, que M. Partridge a fini son histoire, j’espère qu’il ne vous interrompra plus, si vous avez la bonté de continuer la vôtre. »
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L’homme de la montagne continue son histoire.
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« J’avais recouvré la liberté, poursuivit le vieillard, mais j’avais perdu l’honneur ; car à quoi sert d’être acquitté au tribunal de la justice, lorsqu’on est condamné par celui de la conscience, et par l’opinion publique ? Pénétré du sentiment de mon crime, je n’osais lever les yeux sur personne, et dès le lendemain matin, je quittai Oxford, avant que la lumière du jour pût me découvrir aux regards d’aucun être humain.
 
« Quand je fus hors de la ville, je conçus d’abord la pensée de retourner chez mon père, et d’essayer d’obtenir de lui le pardon de mes fautes. Mais la persuasion où j’étais qu’il savait tout ce qui s’était passé, son horreur bien connue pour l’improbité, la constante aversion de ma mère, ne me permettaient pas d’espérer qu’il me reçût dans sa maison. Eussé-je été d’ailleurs aussi
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sûr de son indulgence, que je croyais l’être de sa colère, je doute encore si j’aurais eu le front de me présenter devant lui, et si j’aurais pu, à quelque prix que ce fût, me résigner à vivre avec ceux qui n’ignoraient pas la bassesse dont je m’étais rendu coupable.
 
« Je me hâtai donc de retourner à Londres, le meilleur asile ouvert à l’infortune et à la honte. Le malheureux, ou le coupable obscur y jouit des avantages de la solitude, sans en éprouver les inconvénients. Au milieu de la foule qui l’environne, pas un œil ne le remarque. Le mouvement et le tumulte d’une vaste cité, le spectacle des rues et des places publiques, cette scène animée dont l’aspect varie sans cesse, en occupant son esprit, l’empêchent de se dévorer lui-même, c’est-à-dire de se nourrir de chagrin et de remords, aliments funestes qu’aigrit encore l’isolement absolu.
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« Mais il n’existe point ici-bas de bien sans mélange de mal. Cette indifférence générale a des suites fatales pour l’homme dénué d’argent. S’il n’est exposé à rougir devant personne, personne aussi ne connaît sa misère, et ne songe à la soulager : en sorte que l’infortuné peut mourir de faim, dans le marché de Leadenhall, comme au fond des déserts de l’Arabie.
 
« J’étais alors entièrement dépourvu de ce métal
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qu’il a plu à certains auteurs, qui n’en furent jamais surchargés, d’appeler un mal. Je n’avais point d’argent. »
 
« Avec votre permission, monsieur, observa Partridge, je ne me souviens pas qu’aucun auteur ait appelé l’argent un mal, mais irritamenta malorum :
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Effundiuntur opes, irritamenta malorum[85].
 
– Eh bien ! reprit l’étranger, que l’argent soit un mal, ou seulement une source de maux, j’en étais tout-à-fait dépourvu, aussi bien que de connaissances et d’amis. Un soir, qu’en proie à la misère et à la faim, je traversais la cour intérieure du Temple, je m’entendis appeler par mon nom de baptême. Je me retournai, et je reconnus un de mes anciens camarades de collège, sorti de l’université longtemps avant ma fatale aventure. Watson (c’était son nom) me serra la main, témoigna une extrême joie de me revoir, et m’engagea à boire une bouteille avec lui. Je le refusai d’abord, sous prétexte de quelques affaires. Il redoubla ses instances. La faim l’emporta sur la honte, et je lui avouai que je n’avais point d’argent ; mais forgeant aussitôt un mensonge, j’ajoutai que j’avais oublié ma bourse, le matin, en changeant d’habit. « Je croyais, Jacques, me répondit
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Watson, que nous étions, vous et moi, de trop vieux amis, pour alléguer une pareille excuse. » Il me prit par le bras et voulut m’entraîner : ce qui lui fut très-facile ; mon inclination me poussait encore plus fortement que lui.
 
« Il me mena au quartier des Moines, le rendez-vous, ainsi que chacun sait, du plaisir et de la joie. Nous entrâmes dans une taverne. Watson se contenta de demander une bouteille de vin, ne supposant pas qu’à cette heure, je n’eusse point encore dîné. Comme il en était autrement, j’inventai un nouveau mensonge. Je dis à mon camarade, que courant depuis le matin pour des affaires d’importance, et n’ayant mangé de toute la journée qu’une côtelette à la hâte, il m’obligerait de faire ajouter un beef-steak à la bouteille de vin. »
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« Il y a des gens, dit Partridge, qui devraient avoir plus de mémoire. Ou trouvâtes-vous de l’argent pour payer cette côtelette ?
 
– Votre observation est juste, répondit l’étranger, et les menteurs sont sujets à ces sortes d’inadvertances ; mais souffrez que je poursuive mon récit. Je commençai alors à me sentir dans une heureuse disposition. Le beef-steak et le vin avaient ranimé mes esprits, et je prenais d’autant plus de plaisir à la conversation de mon ancien ami, que je ne le croyais pas instruit de ce qui m’était arrivé depuis son départ de l’université.
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son départ de l’université.
 
« Il ne me laissa pas longtemps dans cette agréable illusion ; car prenant un verre d’une main, et me saisissant de l’autre : « Allons, mon brave, me dit-il, je vous félicite de l’honorable issue de votre procès. » Je demeurai comme frappé de la foudre, à ces mots. Watson, témoin de ma confusion, continua ainsi : « Point de honte, mon enfant, sois homme ; tu as été acquitté, ainsi personne n’a plus rien à te reprocher ; mais écoute, la main sur la conscience, n’est-il pas vrai que tu l’avais volé ? Je ne t’en honore pas moins pour cela. Oh, non, bien au contraire, c’est œuvre méritoire que de plumer un sot. Je regrette seulement que tu ne lui aies pas pris deux mille guinées, au lieu de deux cents. Allons, allons, mon garçon, ne crains pas de t’ouvrir à moi. Tu n’es point ici avec un faux frère. Dieu me damne, si ton action ne me remplit de tendresse et d’estime pour toi ; car, sur le salut de mon âme, je n’aurais pas hésité à en faire autant. »
 
« Cette déclaration releva un peu mon courage. Le vin commençait d’ailleurs à me dilater le cœur. Je lui avouai franchement le vol ; mais j’ajoutai qu’on l’avait trompé sur la somme, qui n’était guère que la cinquième partie de ce qu’il croyait.
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« J’en suis fâché, reprit-il, et j’espère que tu seras plus heureux une autre fois. Si pourtant tu veux suivre mon avis, tu ne courras plus désormais de pareils dangers. Voici le moyen de t’en préserver, dit-il, en tirant des dés de sa poche. Voici d’infaillibles instruments de fortune, voici de petits docteurs qui guériront les maladies de ta bourse. Écoute-moi, et je t’apprendrai le secret de vider la poche d’un sot, sans courir le risque d’avoir affaire à la justice, et de planer dans les airs. »
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– C’est, répondit l’étranger, une expression figurée, pour désigner la potence. Comme la morale des joueurs ressemble fort à celle des voleurs de grand chemin, il y a aussi beaucoup d’analogie dans leur langage.
 
« Nous avions bu chacun notre bouteille. M. Watson m’annonça que le jeu était sur le point de commencer, et qu’il allait s’y rendre. Il me pressa en même temps de l’accompagner, et de tenter aussi la fortune. Je lui répondis qu’il savait bien que je n’en avais pas le moyen, puisque ma bourse était vide. Après toutes ses protestations d’amitié, je m’attendais à l’offre d’une petite somme qui me mît en état d’entrer en lice ; mais il repartit : « Ne t’inquiète pas de cela, mon
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ami, va, cours hardiment une bordée. (Partridge allait encore demander la signification de ce mot ; Jones lui ferma la bouche.) Choisis bien toutefois tes adversaires. J’aurai soin de t’indiquer de l’œil ceux qu’il est bon d’attaquer. Étant nouveau débarqué dans cette ville, tu pourrais faire une école, et te jouer à un Grec, pensant exploiter une dupe. »
 
« On apporta la carte, Watson paya son écot et se disposait à sortir, quand je lui rappelai, non sans rougir, que je n’avais point d’argent. « Qu’importe ? dit-il, le paiement est derrière ta semelle. Échappe-toi de la maison en silence, ou plutôt fais un bruit d’enfer… Mais non, attends, je descendrai le premier. Tu prendras l’argent que je laisse sur la table, et tu t’en serviras pour payer ton écot. Je t’attendrai au coin de la rue. » Je lui témoignai ma répugnance pour cette escroquerie, et lui fis entendre que je m’étais flatté qu’il paierait toute la dépense ; mais il me jura qu’il n’avait pas un sou de plus dans sa poche.
 
« Watson descendit, je pris à regret son argent, et le suivis d’assez près, pour l’entendre dire au garçon que son écot était sur la table. Je payai au comptoir, sans proférer un mot, suivant mes instructions, et enfilant précipitamment la rue, je me dérobai aux bénédictions dont le garçon ne manqua sans doute pas de nous combler.
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« Nous nous rendîmes au salon de jeu. Je ne fus pas peu surpris de voir M. Watson tirer de sa bourse une grosse somme en or, qu’il étala devant lui, à l’exemple des autres joueurs ; chacun d’eux s’imaginant, sans doute, que son enjeu avait, comme ces oiseaux dont on se sert pour en attraper d’autres, la vertu d’attirer à soi celui de ses voisins.
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« Je ne vous peindrai pas toutes les vicissitudes dont je fus témoin, dans ce temple de la fortune. Des monts d’or s’aplanissaient subitement d’un côté de la table, et s’élevaient de l’autre, avec la même rapidité. En un moment, le riche devenait pauvre et le pauvre devenait riche. Un philosophe n’aurait pu trouver une meilleure école pour inspirer à ses disciples le mépris des richesses, ou du moins pour leur en prouver l’instabilité.
 
« Quant à moi, je fis d’abord un gain considérable, puis je finis par tout reperdre. Il en fut de même de M. Watson. Après une grande variété de chances, il se leva d’un air agité, déclara qu’il avait perdu cent guinées, et qu’il ne voulait plus jouer. Il vint ensuite me proposer de retourner à la taverne. Je le refusai net, ne voulant pas, lui dis-je, me mettre une seconde fois dans le même embarras, à présent surtout qu’il était aussi dépourvu d’argent que moi. « Bah !
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dit-il, je viens d’emprunter deux guinées à un ami. En voici une que je vous donne. » Il me la mit dans la main, et je ne résistai plus à ses désirs.
 
« Je fus d’abord assez embarrassé de rentrer dans une maison, d’où nous étions sortis d’une manière si malhonnête ; mais je me sentis l’esprit tout-à-fait à l’aise, quand le garçon nous représenta, d’un ton poli, qu’il pensait que nous avions oublié d’acquitter une partie de notre écot. Je lui donnai aussitôt ma guinée, et lui dis de se payer lui-même, me résignant au reproche injuste dont il chargeait ma mémoire.
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« Nous fûmes bientôt rejoints par un certain nombre de nos compagnons de jeu. La plupart, comme je ne tardai pas à m’en convaincre, étaient moins attirés par l’envie de boire, que par la soif du gain ; car ils feignirent d’être incommodés, et refusèrent même un verre de vin, s’occupant uniquement à griser deux jeunes provinciaux qu’ils se proposaient de dépouiller ensuite : ce qu’ils firent avec une impitoyable cupidité. J’eus part au butin, sans être encore reçu membre de la compagnie.
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« Il se passa à cette partie quelque chose d’étrange. La table, au commencement, était à moitié couverte d’or. Cet or disparut peu à peu, au point que lorsque les joueurs se séparèrent, le lendemain jour de dimanche, vers midi, à peine restait-il sur le tapis quelques guinées. Et cependant chacun, excepté moi, prétendait avoir perdu. Qu’était devenu l’argent ? On ne saurait le dire, à moins de supposer que le diable l’eût emporté. »
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Jones, quoique un peu choqué de l’impertinence de Partridge, ne put s’empêcher de rire de sa simplicité. L’étranger en fit de même, et continua son histoire, comme on le verra au chapitre suivant.
 
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CHAPITRE XIII.
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« Mon camarade de collège venait de m’introduire sur un nouveau théâtre. Je fus bientôt lié avec toute la troupe des chevaliers d’industrie et initié à leurs secrets, je veux dire à ces grossiers artifices, au moyen desquels on trompe les gens simples et inexpérimentés ; car il est des tours subtils qui ne sont connus dans la bande, que d’un petit nombre de chefs. Je ne pouvais prétendre à l’honneur d’aller de pair avec eux. J’avais un penchant immodéré pour le vin, et la violence de mes passions m’empêchait de réussir dans un art, dont la pratique exige autant de sang-froid que celle de la plus austère philosophie.
 
« M. Watson, avec qui je vivais dans l’intimité, ne se livrait pas moins que moi à l’ivrognerie : de façon qu’au lieu de faire fortune, comme quelques-uns de ses confrères, il était alternativement
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riche et gueux, et rendait souvent au cabaret, à des amis qui l’enivraient, sans boire eux-mêmes, l’argent qu’il avait gagné au jeu à des dupes.
 
« Nous recourions sans cesse à de nouveaux expédients, pour nous procurer une chétive nourriture. Je n’en continuai pas moins ce métier deux années entières, pendant lesquelles j’éprouvai tous les caprices du sort ; tantôt au comble de la prospérité, tantôt dans l’abîme de la misère ; aujourd’hui savourant les mets les plus délicats, le lendemain réduit aux plus vils aliments ; souvent vêtu l’après-midi d’habits magnifiques, et le jour suivant forcé de les mettre en gage.
 
« Un soir que je revenais du jeu, sans un sou, j’entendis un grand tumulte, et je vis une nombreuse populace rassemblée dans la rue. N’ayant rien à craindre des filous, je me mêlai à la foule. J’appris qu’un homme venait d’être volé et fort maltraité par des bandits. Le blessé était couvert de sang, et avait peine à se soutenir sur ses jambes. Le désordre de ma vie, en étouffant dans mon cœur la probité et la honte, n’y avait pas éteint tout sentiment d’humanité. Je m’empressai d’offrir mes secours à l’inconnu. Il les accepta avec reconnaissance, se mit sous ma protection, et me pria de le mener à une taverne où il pût
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se procurer un chirurgien, étant, disait-il, très affaibli par la perte de son sang. Il paraissait heureux d’avoir rencontré quelqu’un dont l’habit annonçait un homme comme il faut ; car la multitude qui l’environnait, à en juger par l’extérieur, était peu propre à lui inspirer de la confiance.
 
« Je pris le blessé par le bras et le conduisis à la taverne la plus proche ; c’était celle qui nous servait de rendez-vous. Par bonheur, il s’y trouvait un chirurgien qui pansa sur-le-champ ses blessures, et j’eus la satisfaction de lui entendre dire qu’elles n’étaient pas mortelles.
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« Après avoir rempli son ministère avec autant de dextérité que de promptitude, il demanda au blessé en quel endroit de la ville il demeurait ? Celui-ci répondit, qu’arrivé le matin même, il avait mis son cheval à une auberge, dans Piccadily, et qu’il y logeait aussi, n’ayant point de connaissances à Londres.
 
« Le chirurgien, dont le nom m’a échappé (je me souviens seulement qu’il commençait par un R), était un des premiers de sa profession, et chirurgien du roi. Il avait, en outre, un grand nombre de bonnes qualités. Sensible, bienfaisant, on le trouvait toujours prêt à secourir ses semblables. Il offrit sa voiture au blessé pour le ramener à son auberge, et lui dit en même temps à l’oreille,
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que s’il avait besoin d’argent, il se ferait un plaisir de lui en prêter.
 
« Le pauvre homme était, dans ce moment, hors d’état de le remercier d’une proposition si généreuse. Après m’avoir considéré attentivement pendant quelques minutes, il se laissa tomber sur sa chaise, en s’écriant d’une voix faible : « Ô mon fils ! mon fils ! » et il s’évanouit.
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« La plupart des spectateurs attribuèrent cet accident à la grande quantité de sang qu’il avait perdue ; mais moi qui commençais à me remettre les traits de mon père, je fus confirmé dans mes doutes ; et, convaincu que c’était lui-même qui s’offrait à mes regards, je courus à lui, je le serrai contre mon cœur, et couvris de baisers son visage pâle et glacé. Je dois tirer ici le rideau sur une scène qu’il m’est impossible de décrire ; car si je ne perdis pas tout-à-fait connaissance, la surprise et l’effroi me causèrent un tel trouble, que je demeurai étranger à ce qui se passa autour de moi, jusqu’au moment où mon père, ayant repris ses sens, nous nous trouvâmes dans les bras l’un de l’autre, étroitement enlacés et confondant nos larmes.
 
« Cette scène fit une vive impression sur tous ceux qui en furent témoins. Mon père, aussi impatient que moi de se soustraire à leur curiosité,
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accepta le carrosse du chirurgien, et je le suivis à son auberge.
 
« Quand nous fûmes seuls, il me reprocha avec douceur d’avoir négligé si longtemps de lui écrire ; mais il ne me dit pas un mot du crime qui avait occasionné mon silence. Il m’apprit ensuite la mort de ma mère, et me pressa de revenir habiter auprès de lui. Je lui avais donné, disait-il, de si cruelles inquiétudes, qu’il ignorait s’il avait plus craint que souhaité de me perdre. Enfin, un gentilhomme de ses voisins, qui venait d’arracher son fils aux dangers de la capitale, l’avait instruit de ma demeure, et l’unique but de son voyage à Londres, était de me retirer du désordre où je vivais. Il rendait grâce au ciel d’avoir eu le bonheur de me retrouver, par un accident qui pouvait lui être bien funeste. Mon humanité, à laquelle il devait en partie son salut, lui inspirait plus de joie que n’aurait fait ma piété filiale, si j’avais su que l’objet de mes soins était mon propre père.
 
« Tant de bonté, dont je me sentais indigne, me pénétra jusqu’au fond de l’âme. Je lui promis de le suivre, dès qu’il serait en état de soutenir la fatigue du voyage. Ce fut peu de jours après, grâce au talent de l’excellent chirurgien qui pansa ses blessures. J’étais resté constamment près de
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lui. La veille de notre départ, je voulus prendre congé de mes intimes amis, et en particulier de M. Watson : celui-ci me dissuada d’aller m’enterrer vivant, par complaisance pour les caprices d’un vieux fou. Je résistai à ses instances, et je revis encore une fois le toit paternel. Mon père me pressa de songer au mariage ; mais mon inclination y était entièrement opposée. J’avais déjà connu l’amour. Peut-être n’ignorez-vous pas, jeune homme, les transports enivrants de cette passion, aussi tendre que violente. »
 
Ici le solitaire s’arrêta, et regarda fixement son hôte, qui avait changé plusieurs fois de couleur, dans l’espace d’une minute. Il n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et continua ainsi :
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« Étant pourvu maintenant de toutes les commodités de la vie, je me livrai de nouveau à l’étude, et avec plus d’ardeur que jamais. Les seuls auteurs, soit anciens, soit modernes, que je prisse plaisir à lire, étaient ceux qui traitent de la vraie philosophie, science qui n’est, pour les esprits superficiels, qu’un sujet de ridicule et de moquerie. Je dévorai les écrits d’Aristote et de Platon, et le reste de ces chefs-d’œuvre immortels que l’antique Grèce a légués au monde.
 
« Ces grands hommes ne m’enseignaient pas, il est vrai, l’art de parvenir au pouvoir, ou à la fortune, mais ils m’apprenaient l’art plus utile
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de mépriser les charmes trompeurs de l’un et de l’autre. Leur morale élève l’âme et l’affermit contre les coups de l’adversité. Elle n’inspire pas seulement à l’homme l’amour de la vertu, elle l’excite encore à la pratiquer, en lui montrant qu’il n’a point ici-bas de meilleur guide pour le conduire au bonheur, ou de plus sûr remède contre les maux qui l’assiègent de toutes parts.
 
« À cette étude j’en joignis une autre, au prix de laquelle toute la philosophie païenne n’est guère moins vaine qu’un songe, je veux dire celle des divines Écritures. C’est là qu’est déposé le précieux trésor des vérités éternelles que Dieu lui-même a daigné nous révéler, vérités beaucoup plus dignes de nos méditations que toutes les sciences mondaines, et à la hauteur desquelles l’esprit humain n’aurait pu s’élever, sans un secours surnaturel. Je commençais à regarder comme à peu près perdu, le temps que j’avais consacré à la lecture des sages du paganisme. Quelque douceur que l’on trouve à leurs leçons, de quelque utilité qu’elles soient pour nous diriger dans les voies de ce monde, quand on les compare aux préceptes des saintes Écritures, elles paraissent aussi frivoles que les règles établies par les enfants dans leurs jeux. La philosophie nous rend plus sages, le christianisme nous rend meilleurs ; la philosophie agrandit et fortifie l’âme,
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le christianisme la touche et l’adoucit. La première nous fait admirer des hommes, le second nous fait aimer du ciel ; celle-là nous assure un bonheur temporel, celui-ci, une félicité qui n’aura pas de fin… Mais je crains de vous ennuyer par mon verbiage. »
 
« Point du tout, monsieur, dit Partridge, Dieu nous garde de nous ennuyer de si bonnes choses ! »
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« Je repris alors, continua le vieillard, mes occupations favorites. Elles achevèrent ma guérison ; car l’étude de la philosophie et de la religion est aussi salutaire pour un esprit malade, que l’exercice pour un corps languissant et débile : elles lui donnent cette vigueur et cette fermeté d’âme qu’Horace attribue au sage :
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Sans crainte et tout entier ramassé sur lui-même,
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« La mort de mon excellent père produisit dans ma situation un grand changement. Mon frère, devenu maître de la maison, avait un caractère et des goûts si opposés aux miens, que nous étions, l’un pour l’autre, la pire des sociétés. Ce qui mettait le comble au désagrément de nos relations journalières, c’était le défaut complet d’harmonie entre le peu d’amis que j’aimais à voir, et la nombreuse troupe de chasseurs qu’il invitait souvent à sa table. Ces rustres, non contents de fatiguer l’oreille des gens sensés par de bruyantes sottises, se plaisent encore à leur prodiguer l’insulte et le mépris. Mes amis et moi nous avions sans cesse à essuyer de leur part de sottes plaisanteries, sur notre manque d’intelligence des termes de la chasse. Les véritables savants pardonnent volontiers l’ignorance. Les petits esprits, infatués de leur habileté dans un art futile, sont pleins de dédain pour ceux qui ne le possèdent pas.
 
« Enfin je me séparai de mon frère. Les médecins
« Enfin je me séparai de mon frère. Les médecins m’envoyèrent aux eaux de Bath. La violence de ma douleur, jointe à une vie sédentaire, m’avait causé une espèce de paralysie, pour laquelle l’usage de ces eaux est regardé comme un remède presque souverain. Le lendemain de mon arrivée, j’allai me promener au bord de la rivière. Quoiqu’on ne fût encore qu’au printemps, le soleil avait déjà tant de force, qu’il m’obligea de me retirer sous l’ombrage de quelques saules, pour me défendre contre l’ardeur de ses rayons. À peine y étais-je assis, que j’entendis, de l’autre côté des arbres, un homme gémir et se plaindre amèrement. Tout-à-coup il s’écria avec une horrible imprécation : « C’en est fait, je n’y puis plus résister. » Et au même instant, il se jeta dans l’eau. Je me levai soudain, et m’élançai vers l’endroit d’où le cri était parti, en appelant au secours de toutes mes forces. Heureusement, un pécheur que des touffes de jonc fort élevées m’avaient empêché d’apercevoir, tendait ses filets un peu au-dessous de moi. Il accourut, et nous parvînmes, non sans péril, à tirer le malheureux hors de l’eau. Il ne donnait aucun signe de vie. Quelques personnes étant survenues, elles nous aidèrent à le tenir suspendu en l’air, par les talons. Il rendit une grande quantité d’eau, puis il commença à respirer, et à remuer un peu les bras et les jambes.
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m’envoyèrent aux eaux de Bath. La violence de ma douleur, jointe à une vie sédentaire, m’avait causé une espèce de paralysie, pour laquelle l’usage de ces eaux est regardé comme un remède presque souverain. Le lendemain de mon arrivée, j’allai me promener au bord de la rivière. Quoiqu’on ne fût encore qu’au printemps, le soleil avait déjà tant de force, qu’il m’obligea de me retirer sous l’ombrage de quelques saules, pour me défendre contre l’ardeur de ses rayons. À peine y étais-je assis, que j’entendis, de l’autre côté des arbres, un homme gémir et se plaindre amèrement. Tout-à-coup il s’écria avec une horrible imprécation : « C’en est fait, je n’y puis plus résister. » Et au même instant, il se jeta dans l’eau. Je me levai soudain, et m’élançai vers l’endroit d’où le cri était parti, en appelant au secours de toutes mes forces. Heureusement, un pécheur que des touffes de jonc fort élevées m’avaient empêché d’apercevoir, tendait ses filets un peu au-dessous de moi. Il accourut, et nous parvînmes, non sans péril, à tirer le malheureux hors de l’eau. Il ne donnait aucun signe de vie. Quelques personnes étant survenues, elles nous aidèrent à le tenir suspendu en l’air, par les talons. Il rendit une grande quantité d’eau, puis il commença à respirer, et à remuer un peu les bras et les jambes.
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« Un apothicaire qui se trouvait présent, jugea que pour achever de le rappeler à la vie, il fallait le transporter sur-le-champ dans un lit bien chaud : ce qui fût exécuté. L’apothicaire et moi nous l’accompagnâmes. Ignorant son adresse nous le conduisions à une auberge, quand nous rencontrâmes une femme qui nous dit, en poussant un cri aigu, que cet infortuné logeait chez elle. Je le laissai alors entre les mains de l’apothicaire, qui en eut tous les soins convenables.
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– Soyez tranquille, repartit le vieillard, je n’omettrai rien d’essentiel. » Et il continua de raconter ce que nous continuerons d’écrire, après avoir pris et donné au lecteur un moment de repos.
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« Je combattis avec force la doctrine païenne, ou plutôt diabolique, qui autorise le suicide, et mis en usage tous les arguments les plus propres à faire impression sur son esprit ; mais, à mon grand regret, il en parut peu touché. Loin de montrer le moindre repentir, il me donna lieu de craindre qu’il ne fût prêt à reprendre et à exécuter sa criminelle résolution.
 
« Il me laissa parler tant que je voulus ; puis me regardant entre deux yeux, d’un air ironique : « Vous êtes bien changé, mon cher ami, me dit-il, depuis que nous ne nous sommes vus. Un évêque ne prêcherait pas mieux que vous, contre le suicide. Cependant, vous avez beau dire ;
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à moins que vous ne trouviez quelqu’un qui consente à me prêter cent guinées, il faut que je me pende, que je me noie, ou que je meure de faim ; et à mon avis, ce dernier genre de mort est le plus fâcheux des trois.
 
« Je lui répondis qu’effectivement j’étais bien changé, depuis notre séparation ; que j’avais eu le bonheur de reconnaître l’extravagance de ma conduite et de m’en repentir. Je l’exhortai à suivre mon exemple, et conclus en l’assurant, que s’il avait besoin de cent guinées pour arranger ses affaires, je les lui prêterais moi-même, à condition qu’il ne ferait plus dépendre son existence du caprice d’un dé.
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« M. Watson, que la première partie de mon discours avait presque endormi, se réveilla en sursaut à la seconde. Il me serra la main avec transport, me fit mille remercîments, et jura que j’étais un véritable ami. Il ajouta, qu’il espérait que j’avais trop bonne opinion de lui, pour croire qu’après une expérience si funeste, il fût encore capable de mettre quelque confiance dans ces dés maudits, qui l’avaient tant de fois trompé. « Non, non, s’écria-t-il, que je sorte une bonne fois de l’abîme où la fortune m’a précipité ; et si jamais elle m’y replonge, je lui pardonne d’avance. »
 
« Je compris de reste sa pensée. « Monsieur
« Je compris de reste sa pensée. « Monsieur Watson, lui dis-je d’un ton sérieux, il faut que vous songiez à embrasser un état qui vous donne de quoi subsister ; et si par votre changement de vie, vous m’offrez quelque garantie pour l’avenir, je vous procurerai volontiers les moyens de paraître honorablement dans le monde, en vous avançant une somme beaucoup plus considérable que celle dont vous m’avez parlé. Quant au jeu, outre que c’est une bassesse et un crime d’en faire profession, j’ai été à portée de voir que vous n’y étiez nullement propre ; croyez-moi, vous y serez toujours malheureux.
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Watson, lui dis-je d’un ton sérieux, il faut que vous songiez à embrasser un état qui vous donne de quoi subsister ; et si par votre changement de vie, vous m’offrez quelque garantie pour l’avenir, je vous procurerai volontiers les moyens de paraître honorablement dans le monde, en vous avançant une somme beaucoup plus considérable que celle dont vous m’avez parlé. Quant au jeu, outre que c’est une bassesse et un crime d’en faire profession, j’ai été à portée de voir que vous n’y étiez nullement propre ; croyez-moi, vous y serez toujours malheureux.
 
« C’est une chose étrange, répliqua Watson, que ni vous, ni aucun de mes amis ne vouliez m’accorder aucun talent dans ce genre. Je crois pourtant, sans vanité, être en état de tenir tête au plus habile d’entre vous. Consentez seulement à jouer contre moi toute votre fortune. Je ne vous demande que cela, et je vous laisse le choix du jeu, par-dessus le marché ; mais allons, mon cher enfant, avez-vous les cent guinées dans votre poche ?
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« Je n’avais sur moi qu’un billet de banque de cinquante livres sterling. Je le lui donnai, en promettant de lui apporter le reste le lendemain matin ; et après quelques nouvelles remontrances, je le quittai.
 
« Je fus encore plus exact que je ne l’avais dit,
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car je revins chez lui le soir même. En entrant dans sa chambre, je le trouvai assis sur son lit, jouant aux cartes avec un garnement de notre ancienne société. Vous pouvez croire que cette rencontre ne me causa pas peu d’indignation. J’eus en outre le chagrin de voir passer mon billet entre les mains de son adversaire, qui ne lui rendit en échange que trente guinées.
 
« Dès que l’étranger fut sorti, Watson s’écria que ma présence le couvrait de confusion ; « mais, dit-il, la fortune me traite avec une telle rigueur, que je veux renoncer au jeu pour toujours. J’ai beaucoup réfléchi sur l’offre obligeante que vous m’avez faite, et il ne tiendra pas à moi que je ne m’en rende digne. »
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« Quoique j’ajoutasse peu de foi à ses promesses, je ne me crus pas dispensé de remplir la mienne. Je lui remis le reste des cent guinées ; il m’en donna un reçu ; et cette vaine reconnaissance était tout ce que je comptais jamais avoir de lui, en retour de mon argent.
 
« Notre conversation fut interrompue par l’arrivée de l’apothicaire qui, le visage rayonnant de joie, et sans s’informer de la santé de son malade, nous annonça qu’une lettre qu’il venait de recevoir contenait de grandes nouvelles, dont le public serait bientôt instruit ; que le duc de Monmouth était débarqué dans l’ouest de l’Angleterre
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avec une puissante armée hollandaise, tandis qu’une autre flotte considérable croisait sur la côte de Norfolk, où elle devait jeter des troupes, pour opérer une diversion de ce côté, en faveur du duc.
 
« Cet apothicaire était un des grands politiques de son temps. Il préférait au meilleur malade la plus mauvaise gazette. Rien ne lui causait tant de joie que de recevoir quelque avis, avant le reste de la ville ; mais ses nouvelles se trouvaient rarement exactes, car il était d’une extrême crédulité, et bien des gens en abusaient pour l’attraper.
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« C’est ce qui arriva en cette occasion. On sut bientôt que le duc de Monmouth était en effet débarqué, mais qu’il n’avait qu’une poignée de monde à sa suite. À l’égard de la diversion dans le Norfolk, elle était entièrement fausse. L’apothicaire nous eut à peine conté ses nouvelles, qu’oubliant son malade, il courut les répandre par toute la ville.
 
« Des événements publics de cette nature font taire généralement les intérêts particuliers. Notre entretien ne roula plus que sur la politique. Quant à moi, j’étais frappé depuis quelque temps des dangers que courait la religion protestante, sous un prince papiste ; et cette seule crainte justifiait à mes yeux l’insurrection qui éclatait ; car
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une triste expérience avait prouvé qu’il n’existe d’autre moyen de salut contre l’esprit persécuteur du papisme, armé du pouvoir, que de lui ravir le pouvoir même. Vous savez de quelle manière le roi Jacques se conduisit après la victoire, le peu de cas qu’il fit de sa parole royale, du serment de son sacre, ainsi que des droits et des libertés de son peuple. Malheureusement tous les bons Anglais ne surent pas prévoir d’abord un tel manquement de foi, et le duc de Monmouth n’obtint qu’un faible appui ; mais tous sentirent le mal quand ils en furent atteints, et se réunirent enfin pour chasser ce roi, à l’exclusion duquel un grand nombre d’entre nous s’était opposé avec tant de chaleur sous le règne de son frère, et pour qui nous montrions alors tant de zèle et d’affection. »
 
« Ce que vous dites, interrompit Jones, est très-vrai, et je me suis souvent étonné, comme du phénomène le plus surprenant qu’offre l’histoire, que sitôt après une épreuve qui détermina la nation entière à s’armer contre le roi Jacques, dans l’intérêt de la religion et de la liberté, il se soit trouvé un parti assez insensé pour désirer le rétablissement de sa famille sur le trône.
 
– Vous ne parlez pas sérieusement, répondit le vieillard. Un tel parti ne saurait exister. Quelque mauvaise opinion que j’aie des hommes, je
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ne les crois point capables de cet excès de folie. Je veux qu’un petit nombre de papistes enflammés d’un faux zèle, et animés par la voix de leurs prêtres, embrassent cette cause désespérée, et l’appellent une guerre sainte ; mais que des protestants, que des membres de l’église anglicane soient apostats et parjures à ce point, c’est ce qu’il m’est impossible d’admettre. Non, non, jeune homme, quoique étranger à ce qui s’est passé dans le monde depuis trente ans, je ne puis ajouter foi à une fable aussi absurde. Sans doute vous voulez vous jouer de mon ignorance.
 
– Eh ! se peut-il, répliqua Jones, que vous ayez vécu assez éloigné du commerce des hommes, pour ignorer que dans cet intervalle de temps il a éclaté en faveur du fils du roi Jacques deux rébellions, dont l’une déchire encore en ce moment le cœur du royaume ? »
 
À ces mots, le vieillard se leva brusquement, et du ton le plus solennel il adjura Jones, au nom de son Créateur, d’attester si ce qu’il venait de dire était véritable ? Jones l’affirma avec la même solennité. Le vieillard fit plusieurs fois le tour de sa chambre dans un profond silence, tantôt les larmes aux yeux, tantôt le rire sur les lèvres, puis tombant à genoux, il remercia le ciel à haute voix de l’avoir délivré de toute relation avec des êtres coupables de si monstrueuses extravagances.
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Quand cet emportement fut calmé, Jones lui rappela qu’il avait interrompu son histoire, et il la reprit en ces termes :
 
Comme à l’époque dont je parlais, l’espèce humaine n’était pas encore arrivée à cet excès de folie où elle est maintenant parvenue, et dont je ne me suis préservé qu’en vivant seul, éloigné de la contagion, il y eut un soulèvement considérable en faveur de Monmouth. Mes principes m’excitaient fortement à suivre son parti, je résolus d’aller le joindre. M. Watson prit la même détermination, par des motifs différents (car le désespoir d’un joueur peut, en certaines circonstances, égaler le zèle d’un patriote). Nous nous munîmes de tous les objets qui nous étaient nécessaires, et nous allâmes trouver le duc à Bridgewater.
 
« Le malheureux succès de cette entreprise vous est, je le suppose, connu comme à moi. J’échappai, avec M. Watson, du combat de Sedgemore, où je reçus une légère blessure. Nous fîmes ensemble près de quarante milles sur la route d’Exeter ; nous abandonnâmes ensuite nos chevaux, et marchant à travers champs, ou par des chemins détournés, nous arrivâmes à une cabane solitaire, habitée par une pauvre femme qui eut le plus grand soin de nous, et appliqua sur ma blessure un baume, auquel je dus une prompte guérison. »
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sur ma blessure un baume, auquel je dus une prompte guérison. »
 
« Monsieur, dit Partridge, où était, je vous prie, votre blessure ?
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« M. Watson me quitta le lendemain matin, sous prétexte d’aller chercher des vivres à la ville de Cullumpton ; mais, le dirai-je, et pourrez-vous le croire ? Ce Watson, mon ami, ou plutôt ce traître, cet infâme, me vendit à des soldats du roi Jacques, et me livra à son retour entre leurs mains.
 
« Les soldats, au nombre de six, s’emparèrent de moi, et se mirent en devoir de me conduire à la prison de Taunton. Cependant ni le malheur de ma situation présente, ni la crainte de l’avenir, ne remplissaient mon âme d’un sentiment aussi pénible que la compagnie de mon déloyal ami, qui, s’étant livré lui-même, était aussi traité en prisonnier, quoique beaucoup plus doucement que moi ; car il avait acheté d’avance sa grâce, au prix de mon sang. Il tâcha d’abord d’excuser sa trahison ; mais confondu par mes reproches, et accablé de mon juste mépris, il changea soudain de langage, me dénonça comme le plus fougueux et le plus perfide des rebelles, et m’accusa de l’avoir excité et en quelque sorte contraint à prendre les armes contre son gracieux et légitime souverain.
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prendre les armes contre son gracieux et légitime souverain.
 
« Cet insigne mensonge (car il avait été réellement le plus ardent de nous deux), me piqua au vif, et me pénétra d’une indignation inexprimable. La fortune eut enfin pitié de mon triste sort. Un peu au-delà de Wellington, comme nous entrions dans un étroit défilé, les soldats, sur le faux avis de l’approche d’un détachement ennemi, prirent la fuite, et me laissèrent, ainsi qu’à mon odieux compagnon, la liberté d’en faire autant. Ce misérable s’éloigna de moi avec précipitation, et il fit bien. Tout désarmé que j’étais, j’aurais cherché à tirer vengeance de sa scélératesse.
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« Devenu libre encore une fois, je m’enfonçai dans la campagne, et je marchai à l’aventure, évitant soigneusement les grandes routes, les villes, les villages, et jusqu’aux simples chaumières ; car je m’imaginais voir un traître dans chaque créature humaine que je rencontrais.
 
« Après avoir erré de la sorte pendant plusieurs jours, sans autre lit que la terre, sans autre nourriture que celle des animaux sauvages, j’arrivai dans ce lieu dont la solitude me plut. J’y fixai ma demeure. Je pris à mon service la mère de cette vieille femme, avec laquelle je demeurai caché jusqu’au moment ou la nouvelle de notre glorieuse révolution vint dissiper mes alarmes, et
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me permit de rentrer dans mes foyers. Je réglai à l’amiable mes affaires d’intérêt avec mon frère. Je lui abandonnai la totalité de mon bien, moyennant une somme de vingt mille livres sterling, et une rente viagère. Sa conduite dans cette dernière circonstance, comme dans les précédentes, fut celle d’un homme dur et intéressé. Je ne pouvais compter sur son amitié ; il ne faisait nul cas de la mienne. Je lui dis adieu, et à toutes mes connaissances ; et là finit, pour ainsi dire, l’histoire de ma vie. »
 
« Est-il possible, monsieur, dit Jones, que vous ayez eu le courage de rester ici depuis ce temps ?
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– Je tâcherai, répondit le vieillard, de vous satisfaire aussi sur ce point. »
 
Jones, par discrétion, voulut en vain l’engager à prendre un peu de repos. Le solitaire, pour répondre à son impatience et à celle de Partridge,
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continua son récit, comme on le verra dans le chapitre suivant.
 
 
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Description abrégée de l’Europe. Conversation curieuse entre Tom Jones et l’homme de la montagne.
 
« En Italie, les aubergistes sont taciturnes ; en France, ils sont d’humeur causeuse et cependant polis ; en Allemagne et en Hollande, ils sont généralement très-impertinents : quant à leur probité, je la crois partout la même. Comptez qu’un laquais de louage ne laissera échapper aucune occasion de vous tromper. Les postillons de tous les pays se ressemblent. Voilà, monsieur, à quoi se bornent les remarques que j’ai faites sur l’espèce humaine, dans mes voyages ; car ces individus sont les seuls avec qui j’aie conversé. Mon but, en parcourant le monde, était de me distraire par la vue de cette prodigieuse variété de sites pittoresques, de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons,
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d’insectes, de végétaux, dont Dieu s’est plu à enrichir les diverses parties du globe : spectacle plein de charme pour un esprit observateur, et qui démontre d’une manière admirable la puissance, la sagesse, et la bonté du Créateur. Un seul de ses ouvrages lui fait quelque déshonneur, c’est l’homme, et j’ai rompu, depuis longtemps, tout commerce avec lui. »
 
« Excusez-moi, monsieur, dit Jones, j’ai toujours cru qu’il y avait dans ce dernier ouvrage autant de variété, que dans le reste de la création. Sans parler de la différence des caractères, le climat et les mœurs doivent introduire une extrême diversité parmi les hommes.
 
– Une très-petite, monsieur, je vous assure. Ceux qui voyagent dans le dessein d’étudier les mœurs des hommes, pourraient s’épargner beaucoup de peine, en allant passer le carnaval à Venise. Ils y verraient d’un coup d’œil tout ce qu’on observe dans les différentes cours de l’Europe : la même hypocrisie, la même duplicité, en un mot les mêmes folies et les mêmes vices, sous divers costumes. Celui des Espagnols est plein de gravité, celui des Italiens éblouit par le clinquant. En France, un fripon est vêtu comme un petit-maître, dans le Nord, comme un gredin ; mais la nature humaine est partout la même, partout un objet digne d’horreur et de mépris.
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« Quant à moi, j’ai passé par ces pays, comme on passe au milieu de la foule, à la porte d’un spectacle, jouant des coudes pour en sortir, tenant mon nez d’une main, et mes poches de l’autre, ne disant mot à personne, faisant mes remarques à la hâte, et je n’ai rien vu d’assez intéressant, pour me dédommager de la peine que m’a causée la compagnie des hommes.
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– Parmi les peuples que vous avez visités, n’en est-il aucun, monsieur, qui vous ait moins déplu que les autres ?
 
– Oui, les Turcs m’ont paru beaucoup plus supportables que les chrétiens. Ils sont d’une grande taciturnité, et n’accablent point un étranger de questions. À la vérité, ils jurent contre lui de temps en temps, ils lui crachent au visage, quand ils le rencontrent dans la rue ; mais voilà tout. On peut vivre un siècle chez eux, sans entendre sortir de leurs bouches une douzaine de paroles. Je n’ai pas vu de peuple pour qui je n’aie conçu de l’aversion. Le ciel me préserve surtout des Français ! avec leur maudit babil, leur politesse affectée, leur empressement à faire comme ils disent, les honneurs de leur pays aux étrangers, ou plutôt leur besoin de briller et de plaire, ils sont si importuns, si fatigants, que j’aimerais mieux passer ma vie au milieu des Hottentots, que de remettre le pied à Paris. Ces Africains
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sont sales, il est vrai, mais leur saleté n’est qu’extérieure, au lieu qu’en France et dans d’autres pays que je ne veux pas nommer, elle est intérieure ; et cette dernière offense plus ma raison, que l’autre ne blesse mon odorat.
 
« J’ai fini, monsieur, l’histoire de ma vie ; car cette longue suite d’années que j’ai passées ici dans la retraite, ne renferme aucun événement important, et peut se considérer comme un jour. Je me suis fait, au sein de ce royaume populeux, une solitude plus profonde que celle de la Thébaïde. Ne possédant point de terres, aucun fermier, aucun intendant ne trouble mon repos. Ma rente m’est payée régulièrement ; et ce n’est que justice, puisqu’il s’en faut de beaucoup qu’elle égale la valeur du bien que j’ai cédé en échange. Je ne reçois point de visites. La vieille femme qui me sert, sait que sa place dépend de son zèle à m’épargner l’embarras d’acheter ce dont j’ai besoin, de son attention à écarter de ma demeure les indiscrets et les curieux, enfin de son exactitude à garder avec moi le silence. Je suis à peu près sûr de ne rencontrer personne, aux heures où je me promène. Quand par hasard quelques humains se sont trouvés sur mon passage, effrayés de la bizarrerie de mon accoutrement et de ma figure, ils m’ont fui comme un fantôme. Cependant ce qui est arrivé cette nuit me prouve,
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que même en ce désert, je ne suis point à l’abri de la méchanceté des hommes ; car sans votre secours, j’aurais été volé et très-probablement assassiné. »
 
Jones remercia l’étranger de sa complaisance, et témoigna quelque étonnement de ce qu’il avait pu supporter la monotonie d’une vie si solitaire. « J’ai peine à concevoir, monsieur, lui dit-il, comment vous avez fait pour remplir le vide de tant d’années.
 
– Je ne suis point surpris, répondit le vieillard, que la manière dont j’ai vécu ne présente que du vide, à un homme dont les pensées et les affections sont uniquement fixées sur les choses de ce monde ; mais il est une occupation capable d’absorber seule la vie entière. Quel temps peut suffire à la contemplation, au culte de l’être glorieux, infini, éternel, qui d’un mot a tiré l’univers du néant ? Parmi ses divins ouvrages, la terre où il nous a placés ne paraît qu’un point dans l’espace, quand on la compare aux innombrables flambeaux étincelant à la voûte du firmament, et destinés peut-être, comme autant de soleils, à éclairer d’autres systèmes de mondes. L’homme qu’une religieuse méditation élève jusqu’au trône de cette intelligence suprême, se plaindra-t-il de la durée des jours, des années, des siècles même ? Eh quoi ! de vains amusements, des intérêts frivoles emportent
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trop rapidement à notre gré les heures fugitives, et un esprit livré à l’observation des merveilles de la nature, trouverait la marche du temps trop lente ! Si le cours de la vie ne suffit pas à ce noble exercice de la pensée, tous les lieux du moins y sont propres. Sur quel objet de la création peut-on arrêter ses regards, qui ne porte l’empreinte de la puissance, de la sagesse, de la bonté de Dieu ? Faut-il, pour annoncer sa grandeur à l’univers, que le soleil, sortant des portes de l’Orient, colore de ses feux l’horizon ? Faut-il que les vents impétueux, échappés de leurs antres profonds, agitent la cime superbe des forêts ? ou que les nuages entr’ouverts répandent des torrents de pluie sur les plaines ? Non, le plus chétif insecte, le moindre brin d’herbe attestent également la puissance, la sagesse, la bonté du Créateur. L’homme seul, ce roi de la nature, le dernier, le plus sublime ouvrage sorti de ses mains, l’homme avili et dégradé par sa méchanceté, sa cruauté, son ingratitude, et sa perfidie, ferait presque révoquer en doute la bonté de son auteur. Comment imaginer en effet qu’un être bienfaisant ait pu former une créature si folle et si méprisable ? Et voilà le ridicule animal dont vous me plaignez d’être séparé, celui hors la société duquel la vie, à vous entendre, n’offre qu’ennui et que dégoût !
 
– Je souscris volontiers, monsieur, répondit
– Je souscris volontiers, monsieur, répondit Jones, à la première partie de votre discours ; mais l’horreur que vous exprimez, dans la seconde, pour le genre humain, me semble beaucoup trop générale. Si j’en crois ma faible expérience, vous tombez ici dans une erreur très-commune. Vous jugez le genre humain par ce qu’il renferme de plus vil et de plus corrompu, tandis que, suivant la remarque d’un excellent écrivain, on ne doit prendre pour type caractéristique d’une espèce, que les meilleurs et les plus parfaits individus de cette espèce. C’est une faute que commettent d’ordinaire ceux qui ont été victimes de leur imprudence dans le choix de leurs connaissances et de leurs amis. Deux ou trois traits de perfidie et de méchanceté, n’autorisent pas à vouer au mépris la nature humaine tout entière.
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Jones, à la première partie de votre discours ; mais l’horreur que vous exprimez, dans la seconde, pour le genre humain, me semble beaucoup trop générale. Si j’en crois ma faible expérience, vous tombez ici dans une erreur très-commune. Vous jugez le genre humain par ce qu’il renferme de plus vil et de plus corrompu, tandis que, suivant la remarque d’un excellent écrivain, on ne doit prendre pour type caractéristique d’une espèce, que les meilleurs et les plus parfaits individus de cette espèce. C’est une faute que commettent d’ordinaire ceux qui ont été victimes de leur imprudence dans le choix de leurs connaissances et de leurs amis. Deux ou trois traits de perfidie et de méchanceté, n’autorisent pas à vouer au mépris la nature humaine tout entière.
 
– Je parle, repartit le vieillard, d’après une cruelle expérience. Mon premier ami, ma première maîtresse, m’ont indignement trahi. Il n’a pas tenu à eux que je ne subisse une mort infâme.
 
– Oui, mais aussi quel ami et quelle maîtresse ! que pouviez-vous attendre de mieux, en conscience, d’un joueur et d’une prostituée ? Est-il raisonnable de juger des hommes par l’un, et des femmes par l’autre ? Autant vaudrait-il conclure des exhalaisons infectes de certains lieux, que l’air est un élément impur et malsain. Je n’ai vécu que peu de temps dans le monde, et pourtant j’ai connu des hommes faits pour inspirer le plus vif attachement, et des femmes dignes du plus tendre amour.
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le plus vif attachement, et des femmes dignes du plus tendre amour.
 
– Hélas ! jeune homme, vous n’avez vécu, dites-vous, que peu de temps dans le monde : et moi aussi, à votre âge, je pensais comme vous.
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– Vous penseriez encore de même, si vous n’aviez été malheureux, j’oserai dire imprudent, dans la manière de placer vos affections. En admettant d’ailleurs que le monde fût encore plus dépravé qu’il ne l’est, rien ne justifierait l’amertume d’une satire aussi générale. Le hasard a souvent beaucoup de part à nos actions. L’homme qui fait le mal, n’est pas toujours un scélérat décidé. Enfin, il me semble que ceux-là seuls ont le droit de juger l’espèce humaine méchante et corrompue, qui trouvent au fond de leurs cœurs la preuve de sa dépravation : ce qu’on ne peut assurément soupçonner de vous.
 
– De tels hommes seront toujours les derniers à porter un pareil jugement. Un coquin ne s’avisera pas de vous signaler la perversité de l’espèce humaine, non plus qu’un voleur de grand chemin, de vous avertir qu’il y a des brigands sur la route. Ils vous engageraient par là à prendre des précautions, et nuiraient eux-mêmes à l’exécution de leurs desseins. Aussi, quoiqu’un coquin soit fort enclin à médire des individus, il ne se permet guère de réflexions injurieuses sur la nature
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humaine en général. » Le vieillard prononça ces derniers mots avec tant de chaleur, que Jones, désespérant de le convaincre et ne voulant pas l’offenser, garda le silence.
 
Les premiers rayons du jour commençaient à paraître. Jones demanda pardon au solitaire d’être resté si longtemps, et de l’avoir peut-être empêché de se reposer. Le vieillard lui répondit, que jamais il n’avait eu moins besoin de repos ; qu’il ne mettait point de différence entre le jour et la nuit, que même il avait coutume de consacrer celle-ci à la promenade et à la méditation, et l’autre au repos. « Cependant, ajouta-t-il, la matinée est délicieuse. Si vous pouvez vous passer encore quelque temps de nourriture et de sommeil, je me ferai un plaisir de vous montrer des points de vue d’une beauté admirable. »
 
Jones accepta volontiers sa proposition, et ils sortirent ensemble de la chaumière. Quant à Partridge, il s’était profondément endormi à la fin de l’histoire qu’on vient de lire. Sa curiosité une fois satisfaite, les réflexions philosophiques du vieillard ne purent le défendre contre les charmes du sommeil. Jones le laissa donc dormir ; et comme le lecteur a peut-être envie d’en faire autant, nous terminerons ici le huitième livre de notre histoire.
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Qualités requises pour écrire une histoire du genre de celle-ci.
 
En plaçant à la tête de chaque livre de cette histoire un chapitre préliminaire, nous avons voulu y appliquer une sorte de marque, ou d’empreinte, à l’aide de laquelle le lecteur le plus ordinaire pût distinguer un jour, dans ce genre de composition, le vrai du faux, et l’original de la copie. Il est à croire qu’une telle précaution deviendra bientôt indispensable ; car le succès que deux ou trois auteurs ont obtenu depuis peu, par des ouvrages de la nature de celui-ci, en encouragera
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probablement beaucoup d’autres à marcher sur leurs traces. Ainsi l’on verra éclore un essaim d’impertinentes nouvelles, et de romans monstrueux, qui ne serviront qu’à ruiner les libraires, à consumer vainement le temps du lecteur, à corrompre les mœurs, souvent même à répandre la médisance et la calomnie, et à noircir la réputation des meilleurs citoyens.
 
Nous ne doutons pas que l’ingénieux auteur du Spectateur n’ait été déterminé par les mêmes motifs que nous, à mettre des citations grecques ou latines au commencement de chacune de ses feuilles. Il voulut s’en servir comme d’une défense contre l’imitation de ces sots écrivains, qui n’ont pas plus de honte de se placer au rang des maîtres, que leur confrère de la fable n’en eut de braire sous la peau du lion.
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Grâce à ces citations savantes, il devint impossible de l’imiter, sans avoir au moins quelque teinture des langues anciennes. Nous avons employé le même artifice pour écarter de notre route ces écrivains superficiels, incapables de réflexion, et dont le savoir ne saurait atteindre à la hauteur d’un essai de morale ou de philosophie.
 
Ce n’est pas que nous ayons l’intention d’insinuer que le plus grand mérite d’un ouvrage comme le nôtre, consiste dans les chapitres préliminaires ; mais on conçoit que les parties purement
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historiques offrent beaucoup plus de prise aux imitateurs, que celles qui se composent d’observations et de raisonnements. Nous, parlons ici d’imitateurs tels que Rowe l’était de Shakespeare, ou tels qu’au dire d’Horace, certains Romains l’étaient de Caton, en marchant comme lui les pieds nus, et en affectant un air austère.
 
Inventer des histoires intéressantes, et les bien raconter, ce sont deux talents fort rares : et pourtant nous avons vu peu d’écrivains qui n’eussent la prétention de les posséder l’un et l’autre. Si l’on examine les romans et les nouvelles dont le public est inondé, on se convaincra sans peine, que la plupart de leurs auteurs auraient été dans l’impuissance absolue de coudre ensemble une douzaine de phrases sur tout autre sujet. C’est principalement de l’historien et du biographe qu’on peut dire : scribimus in-docti, doctique passim[88]. En effet, toutes les sciences (la critique même) exigent un certain degré d’instruction. On pourrait peut-être excepter la poésie ; mais elle demande du nombre et de l’harmonie : au lieu que pour écrire des nouvelles et des romans, il ne faut que du papier, de l’encre, des plumes, et une main pour s’en servir. Telle est, ce semble, l’opinion des auteurs eux-mêmes, à en juger
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par leurs productions, et telle doit être aussi celle des lecteurs, si par hasard ils en trouvent.
 
De là vient le profond mépris du monde, toujours prêt à conclure du particulier au général, pour tout historien qui ne tire point ses matériaux d’actes authentiques. La crainte d’encourir ce mépris nous a fait éviter avec soin le titre de roman, qui, sans cela, aurait satisfait notre ambition, quoique celui d’histoire puisse très-bien convenir à une composition où les caractères, comme nous l’avons dit ailleurs, sont tous pris dans des archives d’une autorité incontestable, c’est-à-dire dans le grand livre de la nature. Notre ouvrage mérite certainement d’être distingué de ces productions que le spirituel Horace regarde comme le fruit d’une folle démangeaison d’écrire, ou plutôt d’un cerveau malade.
 
Mais sans parler du discrédit attaché à un genre de composition aussi utile qu’agréable, nous avons lieu de craindre qu’en encourageant de méchants écrivains, nous ne favorisions en eux une fécondité nuisible à la réputation d’un grand nombre de gens estimables ; car la plume d’un méchant écrivain, ainsi que la langue d’un sot, est parfois une arme offensive. Toutes deux peuvent également blesser la décence, et distiller le venin de la calomnie : et si l’opinion du poëte que nous venons de citer est vraie, faut-il s’étonner que des
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ouvrages puisés à une source impure, soient impurs eux-mêmes, et contagieux pour le lecteur ?
 
Afin de prévenir désormais ce monstrueux abus des lettres, du temps, et de la liberté de la presse, surtout dans un moment où le monde en est plus menacé que jamais, nous indiquerons ici les qualités que doit posséder, à un haut degré, l’historien qui veut peindre les mœurs.
 
La première est le génie. Sans lui, dit Horace, l’étude ne sert de rien. Par génie, nous entendons ces facultés de l’esprit qui nous rendent capables d’approfondir tous les objets que le ciel a mis à notre portée, et d’en saisir les différences caractéristiques : en d’autres termes, c’est l’invention et le jugement qu’on a coutume de désigner sous le nom collectif de génie, comme des dons de la nature que nous apportons en naissant. Il nous semble qu’on est souvent tombé, sur ce point, dans une grande erreur ; car par invention, on entend généralement une faculté créatrice : ce qui tendrait à prouver qu’aucun écrivain n’en est mieux pourvu que la plupart des romanciers ; tandis que l’invention, suivant la signification propre du mot, n’est, dans la réalité, que l’art de trouver, ou pour nous expliquer plus clairement, qu’une sagacité vive et profonde qui pénètre l’essence de tous les objets de nos méditations. Ce talent ne peut guère exister sans le concours du
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jugement. Comment se flatter d’avoir découvert la véritable essence de deux choses, à moins qu’on n’en discerne la différence ? Or, c’est là sans contredit l’œuvre du jugement : et cependant quelques hommes d’esprit prétendent, d’accord avec tous les sots du monde, qu’une même personne a rarement réuni ces deux qualités.
 
Mais leur réunion ne suffit pas encore : il faut y joindre une certaine étendue de savoir. Nous pourrions citer, à l’appui de notre opinion, l’autorité d’Horace et de beaucoup d’autres, pour peu qu’il fût nécessaire de prouver que des outils sont inutiles dans les mains d’un ouvrier, si l’art ne les a point façonnés, si la manière de s’en servir lui est inconnue, si la matière pour les employer lui manque. Voilà ce que procure le savoir. La nature ne nous donne que la capacité, ou pour suivre la métaphore, que les outils de notre profession. Le savoir doit les approprier à leur destination, en diriger l’emploi, et fournir au moins une partie des matériaux. On ne saurait se passer d’une connaissance raisonnable de l’histoire et des belles-lettres. Il serait aussi ridicule d’aspirer au titre d’historien, sans ce fonds d’érudition, que de vouloir bâtir une maison sans bois, ni briques, ni pierres, ni mortier. Homère et Milton, que nous rangerons parmi les historiens de notre classe, quoiqu’ils aient enrichi
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leurs ouvrages des ornements de la poésie, n’étaient étrangers à aucune des connaissances de leurs siècles.
 
Il est une autre sorte de science qui ne s’acquiert point par l’étude, mais dans le commerce du monde : science indispensable pour l’intelligence des différents caractères des hommes, et tout-à-fait ignorée de ces doctes pédants qui ont consumé leur vie entière à pâlir sur les livres, dans la poussière d’un collège. Malgré la peinture achevée que de grands écrivains ont faite de la nature humaine, le monde seul en offre une image réelle et complète. Cette vérité s’applique à toutes les branches de connaissances. La pratique de la médecine et de la jurisprudence ne s’apprend point dans les livres. Il faut que le fermier, le planteur, le jardinier, perfectionnent par l’expérience les leçons de la théorie. L’ingénieux Miller qui a si bien décrit les plantes, conseillerait lui-même à ses élèves d’aller les étudier sur le terrain. Quelle que soit la vivacité d’expression qui brille dans les pièces de Shakespeare, de Johnson, de Wycherly, ou d’Otway, il y a certains traits qui nous échappent à la lecture, et que nous fait sentir le jeu savant d’un Garrick[89], d’une Cibber,
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d’une Clive. Ainsi sur le théâtre du monde, les caractères se dessinent avec une force et une hardiesse que l’art ne peut rendre ; et si cela est vrai des tableaux pleins de chaleur et de vie peints d’après nature par les grands maîtres, que dire de ces pâles ébauches faites d’après les livres ? Ce ne sont que de faibles copies de copies, où l’on ne retrouve ni la précision, ni la verve des originaux.
 
Notre historien doit fréquenter toutes les classes de la société, sans distinction de rang, ni d’état. En effet, les mœurs du grand monde ne lui feront pas connaître celles du peuple, non plus que les mœurs du peuple ne l’instruiront de celles du grand monde. On aurait tort de croire qu’il lui suffise d’étudier une seule de ces deux classes, pour la bien peindre ; car les travers de l’une font ressortir ceux de l’autre. Ainsi les manières recherchées des grands paraissent plus frappantes et plus ridicules, opposées à la simplicité du peuple ; et de même la grossièreté du peuple contribue, par le contraste, à relever la politesse des grands. D’ailleurs, notre historien trouvera un avantage particulier à étendre le cercle de ses observations. La classe inférieure
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lui offrira des exemples d’honnêteté, de franchise, de candeur ; et la classe élevée, des modèles de bon goût, d’urbanité, et de cette délicatesse d’esprit qu’on rencontre rarement chez les personnes sans naissance et sans éducation.
 
Enfin, toutes les qualités que nous venons d’exiger de notre historien ne lui seront d’aucune utilité, si le ciel ne l’a doué d’un cœur sensible. L’auteur qui veut me faire pleurer, dit Horace, doit d’abord pleurer lui-même. Dans le fait, comment réussir à peindre un malheur qu’on ne sent pas ? Nul doute que les auteurs des scènes pathétiques qu’on applaudit au théâtre, ne les aient arrosées de leurs larmes, en les écrivant. Il en est de même du comique. Nous sommes convaincu que nous ne faisons jamais rire notre lecteur de si bon cœur, que quand nous avons ri avant lui ; à moins que par hasard, au lieu de rire avec nous, il ne soit tenté de rire à nos dépens, ce qui lui est peut-être arrivé dans quelques endroits de ce chapitre ; et cette crainte nous engage à le terminer ici.
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CHAPITRE II.
 
Aventure surprenante qui arrive à M. Jones, dans sa promenade avec l’homme de la montagne.
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M. Jones, dans sa promenade avec l’homme de la montagne.
 
L’aurore aux doigts de rose ouvrait les portes de l’orient ; en style prosaïque, le jour commençait à luire, quand M. Jones et le solitaire gravirent ensemble la montagne de Mazard, du haut de laquelle ils découvrirent une des plus admirables perspectives du monde. Nous essayerions d’en faire jouir aussi le lecteur, si nous n’étions arrêté par la crainte que notre description ne parût imparfaite aux personnes qui connaissent ce beau point de vue, et inintelligible à celles qui ne le connaissent pas.
 
Jones demeura quelque temps immobile, les yeux tournés vers le midi. Le vieillard lui demanda ce qu’il considérait avec tant d’attention. « Hélas ! monsieur, lui répondit-il en soupirant, je cherche à reconnaître la route qui m’a conduit en ces lieux. Ô ciel ! que Glocester est loin d’ici ! quel immense intervalle me sépare de mon pays !
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quel immense intervalle me sépare de mon pays !
 
– Et de celle, repartit le vieillard, que vous préférez à votre pays, si j’en juge par ce soupir. Je m’aperçois, jeune homme, que l’objet de vos pensées n’est pas à la portée de votre vue. Cependant vous me paraissez prendre plaisir à regarder du côté où vous l’avez laissé.
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Ils dirigèrent alors leurs pas vers la partie de la montagne qui est située au nord-ouest, et domine un grand bois. Comme ils y arrivaient, ils entendirent à peu de distance, au-dessous d’eux, les cris aigus d’une femme. Jones prêta l’oreille un moment, puis, sans dire un mot a son compagnon (car le danger semblait éminent) il courut, ou plutôt il se laissa glisser jusqu’au bas de la montagne, et marcha droit au bois d’où partaient les cris.
 
À peine y fut-il entré qu’il vit (ô spectacle digne de pitié !) une femme demi-nue, entre les mains d’un brigand qui lui avait passé sa jarretière autour du cou, et s’efforçait de la pendre à un arbre. Les questions étaient superflues.
=== no match ===
Jones, armé d’un simple bâton, tomba sur le brigand, et l’étendit à ses pieds avant qu’il pût se mettre en défense, avant même qu’il se doutât qu’on l’attaquait. Il ne cessa de le frapper, que quand la dame demanda grâce pour le misérable, en disant qu’elle se croyait assez vengée.
 
L’infortunée se jeta ensuite aux genoux de Jones, et lui prodigua les témoignages de la plus vive reconnaissance. Notre héros s’empressa de la relever. « Madame, lui dit-il, je me félicite de l’accident extraordinaire qui m’a conduit à votre secours, dans un lieu où vous ne deviez guère espérer de trouver un défenseur. Le ciel semble m’avoir destiné à être l’heureux instrument de votre délivrance.