« Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Tome 3 » : différence entre les versions

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Pendant qu’Honora, avec la permission de sa maîtresse, était allée commander un bowl de punch, et inviter l’hôte et l’hôtesse à en prendre leur part, mistress Fitz-Patrick continua son récit en ces termes :
 
 
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« Mon mari connaissait la plupart des officiers en garnison dans une ville de notre voisinage. Parmi eux se trouvait un lieutenant, jeune homme remarquable par l’agrément de sa figure et de ses manières ; il avait une femme d’un caractère et d’un esprit si aimables, que dès le premier moment de notre connaissance, c’est-à-dire, peu de temps après mes couches, nous devînmes amies intimes ; car j’eus le bonheur de lui plaire autant qu’elle me plaisait.
 
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– Il est très-vraisemblable, répondit Sophie, que je ne me marierai point. Du moins, j’espère n’épouser jamais un homme qui, avant le mariage, me paraîtrait manquer de bon sens ; mais plutôt que de l’en croire ensuite dépourvu, j’aimerais mieux renoncer à mon propre jugement.
 
– Renoncer à votre propre jugement ? Fi ! mon enfant, je ne saurais si mal penser de vous. Quant à moi, c’est le dernier sacrifice auquel je me résignerais. La nature n’aurait pas donné aux femmes, en tant d’occasions, une intelligence supérieure, si elle avait voulu que nous en fissions l’abandon à nos maris. Les hommes raisonnables
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eux-mêmes n’attendent pas de nous une telle condescendance. Le lieutenant dont je vous parlais tout à l’heure en est une preuve : quoiqu’il eût beaucoup de sens, il n’hésitait pas à convenir, ce qui était vrai, que sa femme en avait plus que lui ; et peut-être était-ce un motif pour mon tyran, de la haïr.
 
« Avant de se laisser gouverner par une femme, disait-il, et surtout par une pareille laideron, il enverrait tout le sexe au diable, espèce de phrase qui lui était familière. M. Fitz-Patrick faisait tort à mon amie. Sans être une beauté régulière, elle avait dans la physionomie infiniment de noblesse et de grâce. Il s’étonnait du singulier attrait que je me sentais pour sa compagnie. « Depuis que cette femme a mis le pied dans notre maison, ajoutait-il, vous avez laissé de côté la lecture, qui faisait vos délices. Elle vous amusait tant, disiez-vous, que vous n’aviez pas le loisir de rendre à nos voisines leurs visites. » Je fus bien, je l’avoue, un peu incivile à leur égard ; mais les dames irlandaises ne valent pas beaucoup mieux que les simples campagnardes d’Angleterre ; ce qui doit m’excuser à vos yeux de les avoir un peu négligées.
 
« Ma liaison avec la femme du lieutenant dura néanmoins une année entière, c’est-à-dire, tout le temps que son mari fût en garnison dans la
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ville voisine. M. Fitz-Patrick me faisait payer cher cet innocent plaisir. J’étais obligée d’endurer ses mauvais traitements, j’entends quand il était au logis ; car il allait souvent passer un mois de suite à Dublin. Une fois, il en passa deux à Londres. Je m’applaudissais de ce qu’il ne lui prenait pas fantaisie de m’emmener avec lui dans ses voyages. C’était à quoi il ne songeait guère. Ses plaisanteries habituelles sur les hommes qui ne peuvent voyager sans traîner une femme à leur suite, m’avertissaient même que j’aurais en vain témoigné le désir de l’accompagner : mais Dieu sait que ce désir était bien loin de ma pensée.
 
« Le lieutenant changea de garnison. La perte de mon amie me replongea dans la solitude et dans la mélancolie. Les livres devinrent ma seule consolation. Je lisais presque tout le jour. Combien croyez-vous que je dévorai de volumes dans l’espace de trois mois ?
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– Une douzaine ! cinq cents, ma chère. Je lus l’Histoire de France de Daniel, les Vies de Plutarque, l’Atlantide, l’Homère de Pope, le théâtre de Dryden, Chillingworth, la comtesse d’Aulnoy, l’Essai sur l’entendement humain de Locke, etc.
 
Durant cet intervalle, j’écrivis à ma tante trois lettres respectueuses, et que je croyais propres à
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la toucher. Elle ne répondit à aucune. Ma fierté ne me permit pas de l’implorer davantage. »
 
Ici mistress Fitz-Patrick s’arrêta, et regarda fixement sa cousine. « Il me semble, ma chère, lui dit-elle, que je lis dans vos yeux un reproche ; c’est de ne pas m’être adressée à une amie qui m’eût payée d’un autre retour.
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– Vos malheurs, ma chère Henriette, m’ôtent le droit de vous faire aucun reproche. N’ai-je pas commis moi-même envers vous une faute semblable, sans pouvoir en alléguer une excuse aussi plausible ? mais continuez, de grâce, il me tarde, et je tremble en même temps, d’apprendre la fin de votre histoire. »
 
« Mon mari, reprit mistress Fitz-Patrick, fit un second voyage en Angleterre, où il resta plus de trois mois. Pendant son absence, je menai une vie si triste, que le souvenir d’une existence plus fâcheuse encore pouvait seul me la rendre supportable ; car un esprit sociable comme le mien ne saurait s’accommoder de la solitude, qu’autant qu’elle le délivre de l’objet de sa haine. La mort de mon enfant vint accroître mon affliction ; non que j’eusse pour lui cette tendresse passionnée dont j’aurais été, je crois, capable s’il fût né sous d’autres auspices ; mais j’avais résolu de remplir exactement les devoirs de mère, et cette occupation m’empêchait de succomber sous le poids de mes ennuis.
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m’empêchait de succomber sous le poids de mes ennuis.
 
« J’avais passé trois mois dans une pénible retraite, ne voyant que les domestiques qui me servaient, et quelques voisins de loin en loin, lorsqu’une jeune dame, parente de mon mari, arriva chez moi de l’extrémité de l’Irlande. C’était la seconde visite qu’elle me faisait. La première fois, elle n’était restée qu’une semaine ; je l’avais fort engagée à revenir. Elle était d’un commerce agréable, et joignait aux plus heureux dons de la nature les avantages d’une éducation soignée. Je la reçus avec joie.
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« Cette jeune dame ne tarda pas à s’apercevoir de ma profonde tristesse. Sans m’en demander la cause, qui lui était bien connue, elle se mit à plaindre ma destinée. Elle me dit que, malgré le silence que j’avais gardé par discrétion, sur les mauvais procédés de mon mari, ses parents ne les ignoraient pas ; qu’ils en ressentaient un vif chagrin, mais que personne n’y était plus sensible qu’elle. Elle s’étendit là-dessus assez longuement en termes généraux, que j’approuvai, loin de les démentir. Enfin, après beaucoup de précautions oratoires, elle m’apprit, sous le sceau du secret, que mon mari entretenait une maîtresse.
 
« Vous vous imaginerez sans doute que j’appris
« Vous vous imaginerez sans doute que j’appris cette nouvelle avec la plus grande indifférence. Si vous le croyez, je vous jure que votre imagination vous trompe. Le mépris n’avait pas tellement éteint ma haine pour mon mari, qu’elle ne se rallumât dans cette occasion. D’où vient une telle bizarrerie ? Sommes-nous assez égoïstes pour nous affliger de voir en la possession d’un autre, l’objet même que nous méprisons ? Ou plutôt ne sommes-nous pas horriblement vaines ? et je vous le demande, ma chère, est-il pour notre vanité un plus sanglant outrage que l’infidélité d’un mari ?
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cette nouvelle avec la plus grande indifférence. Si vous le croyez, je vous jure que votre imagination vous trompe. Le mépris n’avait pas tellement éteint ma haine pour mon mari, qu’elle ne se rallumât dans cette occasion. D’où vient une telle bizarrerie ? Sommes-nous assez égoïstes pour nous affliger de voir en la possession d’un autre, l’objet même que nous méprisons ? Ou plutôt ne sommes-nous pas horriblement vaines ? et je vous le demande, ma chère, est-il pour notre vanité un plus sanglant outrage que l’infidélité d’un mari ?
 
– Je l’ignore, en vérité. Je ne me suis jamais livrée à ces hautes méditations. Mais, à mon avis, votre parente eut grand tort de vous confier ce secret.
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– Je suis fâchée de vous entendre parler ainsi. Je n’ai besoin ni de lecture, ni d’expérience pour me convaincre du contraire. Il y a certainement aussi peu de délicatesse et de bonté d’âme, à instruire un mari ou une femme de leurs torts réciproques, qu’à leur reprocher en face leurs défauts personnels.
 
– Eh bien, mon mari revint ; et si je ne m’abuse, je le détestai plus que jamais, et je le méprisai un peu
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moins. Rien n’affaiblit tant le mépris, qu’un affront fait à l’orgueil, ou à la vanité.
 
« M. Fitz-Patrick, au retour de son voyage, changea tout-à-fait de conduite à mon égard. Il se montra aussi galant, aussi empressé, que dans les premiers jours de notre union ; et s’il m’était resté au fond du cœur une étincelle d’amour pour lui, mon ancienne flamme se serait peut-être ranimée ; mais quoique la haine puisse succéder au mépris, et quelquefois en triompher, je ne pense pas qu’il en soit de même de l’amour. Cette passion inquiète et jalouse ne saurait se passer de retour ; et il est aussi impossible d’avoir un cœur tendre, sans aimer, que des yeux, sans voir. Lors donc qu’un mari cesse d’être l’objet de votre affection, il est très-probable qu’un autre homme… Je dis, ma chère, que lorsqu’un mari vous devient indifférent, si une fois vous le méprisez, je dis… C’est-à-dire, si vous avez le cœur sensible… Miséricorde ! je m’embrouille. L’enchaînement des idées, comme dit M. Locke, se perd si aisément dans les matières abstraites ! Bref, la vérité est… Bref, je ne sais où j’en suis. Comme je le disais, je crois, mon mari revint. Sa conduite me surprit beaucoup, au premier abord ; mais elle lui était inspirée par une raison que je pénétrai bientôt, et qui me dispensa de toute reconnaissance. Il avait mangé, ou perdu
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au jeu l’argent comptant de ma dot. Son bien étant déjà surchargé d’hypothèques, il voulait se procurer de nouvelles ressources pour ses plaisirs, en vendant une petite terre qui m’appartenait : ce qu’il ne pouvait faire sans mon consentement ; et l’unique motif de sa feinte tendresse, était d’obtenir de moi cette faveur.
 
« Je la lui refusai net. Je lui dis, et c’était la vérité, que si j’avais possédé, au commencement de notre mariage, tous les trésors du monde, il aurait pu en disposer sans réserve ; que j’avais toujours eu pour maxime, que la fortune d’une femme devait suivre le don de son cœur ; mais que puisqu’il avait jugé à propos, depuis longtemps, de me rendre la liberté de l’un, j’étais décidée à conserver le peu qui me restait de l’autre.
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« Je ne vous peindrai point la fureur où le jetèrent ces mots, et l’air résolu dont je les prononçai. Je ne vous fatiguerai pas non plus du récit de la scène qui s’ensuivit entre nous. Vous jugez bien que l’histoire de la maîtresse n’y fut point oubliée ; elle y figura avec tous les ornements que la haine et le mépris surent y ajouter.
 
« M. Fitz-Patrick parut abasourdi du coup. Je ne l’avais jamais vu si déconcerté. Ses idées, d’ordinaire assez confuses, se brouillèrent tout-à-fait. Il ne chercha point à se justifier, il adopta un
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autre genre de défense qui me causa un trouble presque égal au sien : ce fut la récrimination. Il feignit d’être jaloux. Il peut avoir quelque disposition à la jalousie. La tient-il de la nature, ou du diable ? je l’ignore. Ce que je puis dire, c’est que je défie l’univers entier de rien trouver à reprendre dans ma conduite. La calomnie la plus effrontée n’a jamais osé attaquer ma réputation. Grâce à Dieu, elle a toujours été aussi pure que ma vie. Je puis braver la calomnie. Non, ma chère miss Sensée, quoique provoquée, quoique maltraitée, quoique outragée dans mon amour, je me suis fait une loi inviolable de ne pas donner la moindre prise à la médisance… et cependant, ma chère, il y a des langues si dangereuses, si perfides, que l’innocence même ne saurait échapper à leur malignité. Elles enveniment à plaisir un mot, un geste, un regard insignifiant, une ombre de familiarité… Mais je les méprise, elles ne m’ont jamais inquiétée un seul instant. Non, je vous proteste que je suis au-dessus de leurs atteintes… Mais où en étais-je ? Laissez-moi me le rappeler. Je vous disais que mon mari était jaloux, et de qui, s’il vous plaît ? de qui ? du lieutenant dont je vous ai parlé. Il lui fallut remonter à plus d’une année pour trouver un prétexte à cette étrange manie, s’il est vrai qu’il en fût réellement atteint, et qu’il n’eût pas imaginé un si odieux artifice, dans la vue de me maltraiter.
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un si odieux artifice, dans la vue de me maltraiter.
 
« Mais j’abrège des détails fastidieux et je cours au dénoûment. Après de nombreuses altercations, dans lesquelles ma cousine embrassa chaudement ma défense, M. Fitz-Patrick la chassa de chez lui. Quand il vit que ni les caresses, ni les menaces ne pouvaient triompher de ma résistance, il prit contre moi un parti violent. N’allez pas croire pourtant qu’il me battît. Peu s’en fallut, à la vérité : mais il ne s’emporta pas jusque-là. Il se contenta de m’enfermer dans ma chambre, sans me laisser ni plume, ni encre, ni papier, ni livres. Une servante venait tous les jours faire mon lit, et m’apportait à manger.
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« Au bout d’une semaine, il me visita dans ma prison, et du ton d’un magister, ou plutôt d’un tyran, il me demanda si j’étais disposée à céder. Je lui répondis avec fermeté que j’aimerais mieux mourir. – « Eh bien, vous mourrez, et que le diable vous emporte ! s’écria-t-il, car vous ne sortirez pas vivante de cette chambre. »
 
« J’y restai encore une quinzaine. À ne vous rien taire, ma constance était presque à bout et je songeais à me soumettre, lorsqu’un jour, en l’absence de mon mari, qui n’était sorti que pour peu de temps… par une faveur inespérée du ciel, il arriva un événement… Au moment où je
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m’abandonnais au plus affreux désespoir… tout devient excusable, en pareille circonstance… dans ce moment, dis-je, je reçus… mais il faudrait une heure pour vous conter la chose en détail : en un mot, car je ne veux pas épuiser votre patience, l’or, cette clef de toutes les portes, m’ouvrit celle de ma prison, et me rendit la liberté.
 
« Je me hâtai de gagner Dublin, où je m’embarquai pour l’Angleterre. Je me rendais à Bath, dans le dessein de me mettre sous la protection de ma tante, de votre père, ou de quelque parent qui consentît à me recevoir. Mon mari a failli me rattraper la nuit dernière à l’auberge où j’étais couchée, et que vous aviez quittée peu de minutes avant moi. J’ai eu le bonheur de lui échapper et de vous suivre. Ainsi, ma chère, finit mon histoire, histoire assurément bien tragique pour moi, et peut-être néanmoins si dénuée d’intérêt pour vous, que je vous dois des excuses de l’ennui qu’elle a pu vous causer. »
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Sophie poussa un profond soupir. « En vérité, ma chère Henriette, répondit-elle, je vous plains de toute mon âme ; mais que pouviez-vous espérer d’un semblable mariage ? Pourquoi épouser un Irlandais ?
 
– Avec votre permission, ma cousine, cette réflexion est injuste. Il y a parmi les Irlandais,
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comme parmi nous, des gens de mérite et d’honneur ; et même, à parler franchement, la grandeur d’âme est plus commune chez eux que chez nous. J’ai connu en Irlande de bons maris, et ils sont rares, je pense, en Angleterre. Demandez-moi plutôt comment j’ai pu épouser un sot, et je vous répondrai que M. Fitz-Patrick ne m’avait point paru tel.
 
– Croyez-vous, lui dit Sophie d’une voix faible et altérée, qu’un homme qui n’est pas un sot, ne puisse jamais faire un mauvais mari ?
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– Jamais, ce serait trop dire ; mais je crois qu’il n’y a pas d’homme plus propre à le devenir, qu’un sot. Parmi les maris que je connais, les plus sots sont les plus méchants ; et j’ose affirmer qu’il est rare de voir un homme de sens, en mal user avec une femme qui se conduit bien. »
 
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CHAPITRE VIII.
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Cependant, nous ne pouvons nous dispenser de faire une remarque : c’est que depuis le commencement de son récit jusqu’à la fin, elle ne parla pas plus de Jones que s’il n’eût point existé. Nous n’entreprendrons pas d’expliquer, ni de justifier sa réticence. Peut-être la regardera-t-on comme un manque de franchise d’autant moins excusable, que l’autre dame avait été plus sincère ; mais enfin il en fut ainsi.
 
Dans le moment où Sophie, assise auprès de sa cousine, achevait son histoire, on entendit un bruit aussi éclatant que l’aboiement d’une meute
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de chiens courants qu’on vient de découpler, aussi aigre que le miaulement des chats dans leurs combats amoureux, aussi perçant que les âcres accents de la chouette, ou plutôt (car quel cri d’animal peut se comparer à la voix humaine ?) un bruit pareil aux sons aigus qui, dans l’odorant bazar dont la porte[16] semble emprunter son nom d’une duplicité de langues, sortent de la gorge et quelquefois des narines de ces nymphes appelées jadis naïades, et connues aujourd’hui sous la dénomination vulgaire de poissardes. Quand, dès l’aube du jour, elles ont remplacé l’ancien usage du lait, ou du miel, par une copieuse libation d’eau-de-vie, si quelque audacieux s’avise de déprécier l’huître grasse et délicate, la plie ferme et fraîche, le carrelet qui sort de l’eau, la morue naguère en vie, la carpe qui frétille encore, ou tout autre trésor tiré du sein de l’Océan et des fleuves, nos naïades courroucées élevant leurs voix immortelles, assourdissent le profane par leurs clameurs, et l’inondent d’un torrent d’injures.
 
Tel fut le bruit qui éclata d’abord au rez-de-chaussée, comme un tonnerre lointain, puis s’approcha peu à peu, et montant par degrés, pénétra
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dans la chambre des deux voyageuses. Pour parler sans métaphore, Honora, après avoir crié, tempêté en bas et tout le long de l’escalier, entra furieuse chez sa maîtresse. « Mademoiselle, s’écria-t-elle, l’auriez-vous imaginé ? Croiriez-vous que l’insolent aubergiste a eu l’effronterie de me dire, de me soutenir en face que vous étiez cette dévergondée, cette coquine de Jenny Cameron, comme on l’appelle, qui court le pays avec le prétendant ? Le maraud, ose même assurer que vous en êtes convenue ; mais il se souviendra de moi. Son impudente face gardera longtemps l’empreinte de mes ongles. Bélître, lui ai-je dit, ma maîtresse n’est pas faite pour un aventurier. Il n’y a pas dans le comté de Somerset une jeune personne plus belle, plus noble, plus riche qu’elle. Misérable ! n’avez-vous jamais entendu parler de l’illustre écuyer Western ? Eh bien ! c’est sa fille unique, c’est l’héritière de ses vastes domaines. Un faquin traiter ma maîtresse de coureuse écossaise ! Vive Dieu ! je regrette de ne lui avoir pas cassé la tête avec le bowl de punch. »
 
Sophie fut très-fâchée que l’indiscrète colère d’Honora eût trahi le secret de son nom. (Cependant comme la méprise de l’hôte expliquait assez les propos qu’elle avait d’abord mal interprétés, elle se rassura bientôt, et ne put se défendre de sourire. Cette apparente indifférence redoubla la
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fureur d’Honora. « En vérité, mademoiselle, dit-elle, je ne croyais pas qu’il y eût là de quoi rire. Être traitée de coquine par un drôle, cela n’est pas plaisant ! Au surplus, je ne m’étonne pas que mademoiselle me sache mauvais gré d’avoir pris sa défense. Un service rendu plaît moins qu’il ne blesse. Quoi qu’il en soit, je ne laisserai jamais insulter mes maîtresses. Je suis sûre que mademoiselle est une des jeunes personnes les plus vertueuses qu’il y ait en Angleterre, et j’arracherai les yeux au premier qui osera prétendre le contraire. Je défie qui que ce soit de dire le moindre mal d’aucune des dames que j’ai servies. »
 
Hinc illæ lacrymæ[17]. Honora n’avait pas plus d’attachement pour Sophie, que la plupart des domestiques n’en ont pour leurs maîtres ; mais elle défendait, par orgueil, l’honneur de la personne, qu’elle servait, s’imaginant que le sien en dépendait. Dans son opinion, la considération qu’obtenait la maîtresse rejaillissait sur la suivante, et l’on ne pouvait rabaisser l’une, sans humilier l’autre.
 
À ce sujet, lecteur, nous te conterons une petite historiette. La fameuse Nell Gwynn[18] sortant un jour d’une maison, où elle avait fait une visite,
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vit autour de son carrosse un grand rassemblement de peuple, et son laquais tout couvert de sang et de boue. Elle lui demanda qui l’avait mis en cet état. « C’est, répondit-il, que je me suis battu avec un insolent qui appelait madame une catin. – Sot que vous êtes, repartit mistress Gwynn, à ce compte, vous vous battrez tous les jours de votre vie. Imbécile, eh ! tout le monde le sait. – Tout le monde le sait ? reprit le valet en murmurant, après avoir fermé la portière, cela se peut ; mais je ne souffrirai pas, moi, qu’on m’appelle le laquais d’une catin. »
 
La colère d’Honora semblerait donc assez naturelle, quand elle n’aurait eu pour cause que l’orgueil blessé ; mais elle en avait encore une autre. On sait que certaines liqueurs produisent sur les passions le même effet que l’huile sur le feu. Elles les enflamment, au lieu de les éteindre. Le punch est une de ces liqueurs. Aussi le savant docteur Cheney le comparait-il à un feu liquide.
 
Or, par malheur, Honora avait tant versé de ce feu liquide dans son gosier, que la fumée lui en monta au cerveau, où l’on suppose qu’est le siège de la raison, et obscurcit cette divine lumière ; au même instant, le feu passant de l’estomac au cœur, y alluma la noble passion de l’orgueil. D’après cette explication, on ne doit plus s’étonner du grand courroux d’Honora, bien qu’au premier coup d’œil la cause en paraisse inférieure à l’effet.
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coup d’œil la cause en paraisse inférieure à l’effet.
 
Sophie et sa cousine s’efforcèrent d’apaiser l’incendie dont la violence avait répandu l’alarme dans toute la maison. Elles y parvinrent à la fin, ou pour suivre la métaphore, le feu ayant consumé toutes les matières combustibles, c’est-à-dire tous les termes injurieux que la langue peut fournir, s’éteignit de lui-même.
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Quoique la tranquillité fût rétablie au premier étage, il n’en était pas ainsi au rez-de-chaussée. L’hôtesse indignée de l’injure faite au visage de son mari par les griffes d’Honora, demandait à grands cris vengeance et justice. Le pauvre homme qui était la principale victime de la querelle, gardait un morne silence. Peut-être se sentait-il affaibli par l’effet des coups qu’il avait reçus ; car son antagoniste, non contente de lui enfoncer ses ongles dans les joues, lui avait appliqué-son poing sur le nez avec tant de force, qu’elle en avait fait jaillir des flots de sang. Joignez à cela l’embarras que lui causait sa méprise. L’emportement d’Honora n’avait servi qu’à l’y affermir ; mais un personnage de distinction, arrivé en brillant équipage, venait de le détromper, en l’assurant que l’une des dames était une femme de qualité, et son intime amie.
 
Il monta, par son ordre, chez nos belles voyageuses, et
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leur dit qu’il y avait en bas un grand seigneur qui désirait leur faire l’honneur de les saluer. Sophie devint pâle et tremblante à ce message qu’on trouvera sûrement trop poli, malgré la balourdise de l’hôte, pour l’attribuer à l’écuyer Western ; mais la peur, comme certains magistrats, se hâte souvent de juger sur de légères apparences, sans prendre le temps de rien approfondir.
 
Nous dirons au lecteur, moins pour dissiper ses craintes que pour satisfaire sa curiosité, qu’un pair d’Irlande qui se rendait à Londres, était arrivé le soir, fort tard, dans l’hôtellerie. Pendant qu’il soupait, il entendit l’affreux vacarme dont nous avons parlé ; aussitôt il sortit de table, courut vers le lieu d’où partait le bruit, et trouvant près du feu de la cuisine la femme de chambre de mistress Fitz-Patrick, il apprit d’elle que sa maîtresse, qu’il connaissait parfaitement, était dans la maison. Sur cette nouvelle, il s’adressa à l’hôte, apaisa sa colère, et le chargea pour la dame, d’un compliment un peu mieux tourné que celui qu’on a lu plus haut.
 
Il ne confia point son message à la femme de chambre, et par de bonnes raisons. Elle était dans ce moment (nous l’avouerons à regret) incapable de s’acquitter de cette commission, ni d’aucune autre. Le rhum (il plaisait à l’hôte d’appeler
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ainsi son eau-de-vie de grains) avait ôté à la pauvre fille, déjà excédée de fatigue, l’usage de ses facultés intellectuelles et de ses jambes.
 
Nous ne décrirons pas plus au long une scène que nous aurions supprimée volontiers, si la fidélité à laquelle nous nous sommes astreint, ne nous avait obligé d’en toucher quelque chose. Beaucoup d’historiens, faute de cette exactitude scrupuleuse, jettent leurs lecteurs dans un cruel embarras, en leur laissant la peine de deviner une foule de petits incidents, qui mettent quelquefois leur sagacité à une laborieuse et vaine épreuve.
 
Sophie fut bientôt guérie de sa terreur panique, par l’arrivée du noble pair qui n’était pas seulement une simple connaissance, mais un ami très-particulier de mistress Fitz-Patrick. S’il faut ne rien taire, c’était à lui qu’elle avait dû sa délivrance. Ce seigneur ne le cédait ni en bravoure, ni en galanterie aux illustres paladins dont nous lisons les hauts faits dans les romans de chevalerie. Il avait brisé les fers de plus d’une beauté captive. L’autorité tyrannique qu’exercent trop souvent les maris et les pères sur un sexe faible et charmant, excitait son indignation. Il en était ennemi aussi juré que jamais chevalier errant le fut du malin pouvoir des enchanteurs. Pour le dire en passant, nous avons toujours soupçonné
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que ces enchanteurs, si communs dans les vieux romans, figuraient les maris d’alors, et que le mariage lui-même était le château enchanté où gémissait la beauté prisonnière.
 
Le lord possédait une terre dans le voisinage de M. Fitz-Patrick, et s’était lié depuis quelque temps avec sa femme. À la première nouvelle de son emprisonnement, il travailla sans relâche à lui rendre la liberté ; et il y réussit, non en attaquant la place de vive force, à la façon des anciens preux, mais en corrompant le gouverneur, suivant la tactique moderne qui préfère la ruse à la valeur, et répute l’or plus irrésistible que le plomb ou l’acier.
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Comme mistress Fitz-Patrick n’avait pas jugé cette circonstance assez importante pour la faire entrer dans son histoire, nous nous étions abstenu d’en parler ; et plutôt que d’interrompre son récit par un détail, en apparence indifférent, nous avions laissé supposer un moment qu’elle avait fabriqué elle-même, ou trouvé, par quelque moyen extraordinaire et peut-être surnaturel, l’or qui avait servi à séduire sa geôlière.
 
Le lord, après un court entretien, ne put s’empêcher de témoigner à mistress Fitz-Patrick sa surprise de la rencontrer en ce lieu, tandis qu’il la croyait à Bath. Elle lui avoua sans détour qu’elle avait été traversée dans son dessein par l’arrivée imprévue
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d’une personne qu’il était inutile de nommer. Mais à quoi bon vous cacher, dit-elle, ce qui n’est déjà que trop connu ? Mon mari a failli me rattraper en chemin ; j’ai eu le bonheur de lui échapper, et je me rends maintenant à Londres avec cette jeune dame, ma proche parente, qui s’est soustraite comme moi au joug d’un tyran, non moins cruel que le mien.
 
Le lord, concluant de là que ce tyran était encore un mari, prodigua les compliments aux deux dames, et n’épargna pas les invectives contre son propre sexe. Il se permit en outre d’attaquer indirectement l’institution même du mariage, et l’injuste pouvoir qu’elle donne à l’homme ; sur la plus sensible et la meilleure moitié de l’espèce humaine. Il termina cette satire par l’offre de sa protection et de son carrosse à six chevaux. Mistress Fitz-Patrick l’accepta sans balancer, et la fit agréer aussi à sa cousine.
 
Ces arrangements pris, le lord se retira, et les dames se mirent au lit. Mistress Fitz-Patrick entretint Sophie des brillantes qualités du noble pair, et s’étendit avec complaisance sur son extrême tendresse pour sa femme, le citant comme un modèle presque unique de fidélité conjugale, dans un si haut rang. « Oui, ma chère Sophie, ajouta-t-elle, cette vertu est bien rare parmi les gens de qualité. N’y comptez pas, quand vous vous marierez ; autrement, croyez-moi, vous serez trompée. »
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vous marierez ; autrement, croyez-moi, vous serez trompée. »
 
Cette réflexion fit pousser un soupir à Sophie, et lui causa sans doute un songe peu agréable ; mais le soin qu’elle eut de ne le confier à personne, nous empêche d’en faire part au lecteur.
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Description poétique du matin. Voitures publiques. Politesse des femmes de chambre. Caractère héroïque de Sophie ; sa générosité, effet qu’elle produit. Départ du lord et des dames, leur arrivée à Londres. Quelques réflexions à l’usage des voyageurs.
 
Les membres de la société condamnés par le sort à procurer aux heureux du siècle les douceurs de la vie, commençaient d’allumer leurs chandelles pour reprendre leur tâche journalière ; le robuste valet de charrue attachait le joug au front du bœuf, son compagnon de labeur ; l’artisan industrieux, le diligent manouvrier, quittaient leur dur grabat ; la joyeuse servante
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s’occupait à réparer le désordre de la salle à manger, tandis que les bruyants convives de la veille, dans un sommeil souvent interrompu, s’agitaient sur leurs couches voluptueuses, comme si la rudesse du duvet eût blessé leurs membres délicats. Pour dire la chose en termes plus simples, l’horloge avait à peine sonné sept heures ; déjà les dames étaient prêtes à partir, et n’attendaient que le lord, qui vint, suivant leur désir, les prendre avec sa voiture.
 
Il s’éleva une petite difficulté, c’était de savoir comment le lord lui-même ferait la route. Dans les voitures publiques, où l’on empile les voyageurs comme autant de ballots, le conducteur trouve le secret d’en mettre six à l’aise dans un espace destiné pour quatre. L’habile homme a su calculer qu’au moyen du rétrécissement produit par une légère pression, la grasse cabaretière, ou l’épais alderman, n’occupent pas plus de place que la jeune fille la plus mince, ou le petit-maître le plus effilé. Mais dans les voitures particulières, quoique plus larges que les diligences, on n’a point coutume d’entasser ainsi les gens.
 
Le lord, pour trancher la difficulté, proposa galamment d’escorter les dames à cheval. Mistress Fitz-Patrick ne voulut point y consentir, et il fut arrêté que les deux soubrettes monteraient tour à
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tour un des chevaux du lord, sur lequel on mit une selle de femme.
 
Les dames ayant acquitté le mémoire de leur dépense, renvoyèrent leurs premiers guides. Sophie eut la bonté de faire à l’hôte un petit présent pour le consoler, tant des contusions que sa chute lui avait causées, que des égratignures et des coups de poing d’Honora. Elle s’aperçut en ce moment d’une perte qui lui fut assez sensible ; c’était celle du billet de banque de cent livres sterling que son père lui avait donné la dernière fois qu’elle l’avait vu, et qui composait, avec quelques guinées, son unique trésor. Elle visita tous les coins de la chambre, tous ses effets, mais en vain. Le billet ne se retrouva pas. Elle demeura convaincue qu’elle l’avait perdu dans le chemin obscur où elle était tombée de cheval en s’efforçant, comme nous l’avons dit, de tirer son mouchoir de sa poche pour obliger sa cousine.
 
Un malheur de ce genre, quelque inconvénient qu’il en résulte, si l’avarice ne s’y mêle, ne saurait abattre une âme douée d’une certaine énergie. Sophie surmonta bientôt le chagrin que lui causait cet accident, et rejoignit la compagnie avec sa gaîté ordinaire. Le lord conduisit les dames à son carrosse ; il fit la même politesse à mistress Honora : celle-ci, après bien des compliments et des façons, céda enfin aux instances
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de sa compagne, et consentit à faire la première course en voiture. Elle s’y trouva ensuite si bien, qu’elle aurait voulu y rester ; et il ne fallut rien moins qu’un ordre exprès de sa maîtresse, pour la forcer d’en descendre et de monter à cheval à son tour.
 
Le carrosse, étant rempli, partit escorté d’un grand nombre de domestiques et de deux capitaines en retraite. Ces officiers cédèrent aux dames les places qu’ils avaient occupées jusque-là dans la voiture ; en cela ils se conduisirent en gens bien élevés, mais ce n’étaient, au fond, que de vils complaisants, toujours prêts à faire mille bassesses pour avoir l’honneur d’être admis dans la société du lord, et l’avantage de s’asseoir à la table.
 
L’hôte, charmé du présent qu’il avait reçu, était plus disposé à se féliciter qu’à se plaindre de ses contusions et de ses blessures. On désirera peut-être de savoir ce que Sophie lui donna. Nous ne pouvons satisfaire sur ce point la curiosité du lecteur. L’hôte, au reste, quoique très-content d’être indemnisé du dommage qu’il avait essuyé dans sa personne, regretta fort de n’avoir pas su plus tôt le peu de cas que la dame faisait de l’argent. « On aurait pu, dit-il, doubler chaque article de son mémoire, elle n’aurait pas marchandé davantage pour l’acquitter. »
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Sa femme ne partageait pas son sentiment. Sans décider si elle ressentait l’injure faite à son mari plus vivement que lui-même, on peut assurer qu’elle se louait peu de la générosité de Sophie. « Cette dame, lui dit-elle, sait mieux que vous ne vous l’imaginez le prix de l’argent. Elle pensait bien que l’affaire n’en resterait pas là, qu’il nous fallait une satisfaction, et que la justice lui coûterait infiniment plus que cette bagatelle, que vous n’auriez pas dû accepter.
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– Allons, repartit la femme, j’en conviens, vous en savez plus que moi…
 
– Je le crois, répliqua-t-il ; quand il y a de l’argent à gagner, je suis capable de le flairer aussi bien que personne. Tout le monde, croyez-moi, n’aurait pas eu le talent de se faire donner la bagatelle dont vous parlez, notez cela, je vous prie. Tout le monde n’aurait pas su flatter la dame avec assez d’adresse pour en tirer autant, notez cela. »
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assez d’adresse pour en tirer autant, notez cela. »
 
L’hôtesse applaudit à la sagacité de son mari, et ainsi se termina leur court entretien.
 
Laissons là ces bonnes gens, et suivons le lord et ses belles compagnes. Leur marche fut si rapide, qu’ils firent quatre-vingt-dix milles en deux jours, et arrivèrent le lendemain au soir à Londres, sans aventure digne de remarque. Notre plume ne restera pas en arrière ; elle courra sur le papier avec la même vitesse. Un bon historien doit imiter le voyageur éclairé, qui proportionne son séjour dans chaque lieu aux beautés, aux agréments, aux curiosités qu’il y rencontre. À Eshur, à Stowe, à Wilton, à Estbury, dans le parc de Prior, les jours entiers ne lui suffisent pas pour admirer les prodiges de l’art, rivalisant avec les merveilles de la nature. Dans quelques-unes de ces retraites délicieuses, l’art emporte le prix ; dans d’autres, la nature le lui dispute. Le parc de Prior est le triomphe de celle-ci : là elle déploie toute sa magnificence, tandis que l’art simple et modeste ne se montre que pour relever ses charmes ; là elle a répandu les plus riches trésors qu’elle ait prodigués à l’univers ; là enfin l’œil toujours enchanté ne se détache d’un site que pour se fixer sur un autre avec plus de plaisir encore.
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Le goût, l’imagination, qui trouvent tant d’attraits dans ces tableaux sublimes, ne dédaignent pas des beautés d’un ordre inférieur. Les bois, les rivières, les pelouses de Devon et de Dorset, attirent les regards et ralentissent la marche du voyageur sensible ; mais il se hâte ensuite de traverser les sombres bruyères de Bagshot, et cette triste plaine qui s’étend à l’ouest de Stockbridge, où, dans l’espace de seize milles, nul objet n’excite son attention, à moins que, par pitié pour son ennui, les nuages n’offrent obligeamment à sa vue une agréable variété de formes fantastiques.
 
Ce n’est pas ainsi que voyagent le marchand avide de gain, le juge de paix occupé de procédure, le docteur constitué en dignité, le rustre vêtu de bure, et les nombreux enfants de l’opulence et de la sottise. Ils trottent d’un pas mesuré à travers les vertes prairies, ou les landes arides. Leur monture fait régulièrement quatre milles et demi par heure, l’animal et son maître portant l’un comme l’autre les yeux en avant, et contemplant les mêmes objets de la même façon. Ces honnêtes cavaliers s’extasient également à l’aspect des plus beaux monuments d’architecture, et de ces lourds édifices de briques qui décorent nos villes manufacturières, et dont la masse colossale n’atteste pas moins le mauvais goût que la richesse de leurs obscurs fondateurs.
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Dans notre impatience, cher lecteur, de rejoindre notre héroïne, nous laisserons à ta sagacité le soin d’appliquer ces réflexions aux méchants auteurs et aux grands écrivains. Tu en viendras facilement à bout sans notre secours. Fais donc usage de tes lumières en cette circonstance. Dans les endroits difficiles nous venons volontiers à ton aide, au lieu de te condamner, comme font quelques-uns de nos confrères, au tourment de deviner notre pensée. Mais lorsqu’il ne faut qu’un peu d’attention pour nous comprendre, nous ne voulons point favoriser ta paresse. Ce serait, de ta part, une erreur grossière de t’imaginer qu’en commençant ce grand ouvrage, nous ayons eu l’intention de t’épargner tout travail d’esprit, et que tu puisses y trouver, sans exercer jamais ta pénétration, quelque plaisir, ou quelque profit.
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Un mot ou deux sur la vertu et sur le soupçon.
 
Notre compagnie, en arrivant à Londres, descendit à l’hôtel du lord. Pendant que les deux cousines
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se reposaient des fatigues du voyage, un domestique alla chercher pour elles un appartement dans la ville ; car milady étant absente, mistress Fitz-Patrick refusa d’accepter un lit chez le noble pair.
 
On verra peut-être dans le scrupule de cette dame un excès de réserve et de délicatesse ; cependant si l’on songe à l’embarras de sa position, à la malignité publique, on conviendra qu’elle ne poussa pas trop loin la prudence, et qu’en pareil cas toute femme fera bien de l’imiter. Dans la théorie, la plus parfaite apparence de vertu, sans réalité, ne saurait se comparer à la vertu elle-même, dénuée de cette apparence ; mais dans le monde elle obtiendra toujours plus de suffrages, et personne ne contestera que le sexe ne peut, en nulle occasion, se passer de l’apparence ou de la réalité.
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Aussitôt qu’on eut trouvé un appartement, Sophie y accompagna sa cousine, pour cette nuit seulement, bien décidée à s’enquérir dès le lendemain matin de la dame dont elle était venue chercher la protection, en quittant la maison paternelle. Quelques observations qu’elle avait faites pendant les deux derniers jours de son voyage, redoublaient son empressement à prendre ce parti.
 
Dans la crainte de peindre notre héroïne sous les traits odieux d’une personne soupçonneuse, nous
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n’osons presque découvrir au lecteur les pensées qui occupaient son esprit, au sujet de mistress Fitz-Patrick. Il est certain qu’elle concevait des doutes sur son caractère ; et ces doutes étant de la nature de ceux qui naissent aisément dans les cœurs pervers, avant d’en parler plus clairement, nous dirons un mot du soupçon en général.
 
Il y a deux manières de l’envisager. Dans le premier cas il part du cœur ; sa rapidité semble une inspiration ; il enfante des chimères ; il voit ce qui n’est point, ou dépasse la réalité. Doué d’une vue aussi perçante que celle de l’aigle, il épie les actions, les paroles, les gestes, les regards ; il pénètre jusqu’au fond des âmes, où il découvre le mal dans son origine, et quelquefois avant sa naissance. Faculté admirable, si elle était infaillible ! Mais que d’infortunes produisent ses erreurs ! que de larmes elles coûtent à l’innocence et à la vertu ! Il faut donc regarder une perception du mal si prompte et si fautive, comme un défaut pernicieux. Il annonce d’ordinaire un mauvais cœur ; et ce qui nous le persuade, c’est que nous ne l’avons jamais observé dans une belle âme : celle de Sophie en était entièrement exempte.
 
Considéré sous un autre aspect, le soupçon paraît venir de la tête, et n’est que la faculté de
Considéré sous un autre aspect, le soupçon paraît venir de la tête, et n’est que la faculté de voir ce qui s’offre à nos regards, et d’en tirer des conséquences : double opération qui ne demande que des yeux et une dose commune de bon sens. Ce second genre de soupçon est aussi ennemi du crime que le premier l’est de l’innocence. On l’excuse, lors même que par un effet de la faiblesse humaine, il s’égare dans ses conjectures. Qu’un mari, par exemple, surprenne sa femme sur les genoux, ou dans les bras d’un de ces jeunes roués qui professent l’art de la séduction, le blâmerons-nous d’en croire un peu plus qu’il n’en voit, et de mal interpréter des familiarités qu’une excessive indulgence pourrait seule traiter de libertés innocentes ? Le lecteur imaginera sans peine un grand nombre de méprises aussi plausibles. Nous ajouterons que, sans trop blesser la charité chrétienne, on peut soupçonner quelqu’un d’être capable de faire ce qu’il a déjà fait, et de commettre une seconde faute, quand il en a commis une première. Sophie, nous le croyons, donnait accès dans son esprit à ce soupçon. Elle pensait que sa cousine n’était pas plus sage qu’il ne fallait.
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voir ce qui s’offre à nos regards, et d’en tirer des conséquences : double opération qui ne demande que des yeux et une dose commune de bon sens. Ce second genre de soupçon est aussi ennemi du crime que le premier l’est de l’innocence. On l’excuse, lors même que par un effet de la faiblesse humaine, il s’égare dans ses conjectures. Qu’un mari, par exemple, surprenne sa femme sur les genoux, ou dans les bras d’un de ces jeunes roués qui professent l’art de la séduction, le blâmerons-nous d’en croire un peu plus qu’il n’en voit, et de mal interpréter des familiarités qu’une excessive indulgence pourrait seule traiter de libertés innocentes ? Le lecteur imaginera sans peine un grand nombre de méprises aussi plausibles. Nous ajouterons que, sans trop blesser la charité chrétienne, on peut soupçonner quelqu’un d’être capable de faire ce qu’il a déjà fait, et de commettre une seconde faute, quand il en a commis une première. Sophie, nous le croyons, donnait accès dans son esprit à ce soupçon. Elle pensait que sa cousine n’était pas plus sage qu’il ne fallait.
 
Voici le fait. Mistress Fitz-Patrick, en personne sensée, avait observé que dans le monde la vertu d’une femme court le même risque qu’un pauvre lièvre, qui ne saurait se hasarder dans la plaine sans y rencontrer des ennemis. Dès qu’elle eut formé
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le projet de renoncer à la protection de son mari, elle résolut d’en chercher une autre : or, pouvait-elle en choisir une meilleure que celle d’un seigneur distingué par sa naissance, par son rang, par sa fortune, d’un généreux chevalier qui, outre le zèle naturel à son sexe pour la défense des belles affligées, lui avait donné toutes les preuves possibles du plus vif attachement ?
 
Mais les lois ayant imprudemment omis de créer la charge de vice-mari, ou de tuteur d’une femme échappée du lien conjugal, et la malignité se plaisant à l’appeler d’un nom moins honorable, on convint que le lord rendrait en secret à la dame les bons offices d’un protecteur, sans en jouer publiquement le rôle. Afin de prévenir même toute espèce de soupçon, il fut arrêté qu’elle irait droit à Bath, et le lord, à Londres, d’où il viendrait la rejoindre, sous prétexte de prendre les eaux pour sa santé.
 
Sophie apprit cet arrangement, non par une confidence positive, ou par quelque imprudence de mistress Fitz-Patrick, mais par l’indiscrétion du lord, beaucoup moins habile que la jeune dame à garder un secret. Peut-être aussi le silence que celle-ci avait gardé sur ce sujet dans le récit de son histoire, contribuait-il beaucoup à fortifier les doutes de sa cousine.
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Sophie trouva aisément la dame qu’elle cherchait. Il n’y avait pas, dans Londres, un porteur de chaise qui ne connût sa demeure. Elle lui adressa un message qui fut suivi d’une invitation très-pressante, qu’elle accepta sur-le-champ. Mistress Fitz-Patrick ne fit pas plus d’efforts pour la retenir, que la politesse ne l’exigeait. Soit qu’elle se doutât des soupçons dont nous avons parlé, et qu’elle en fût blessée, soit par tout autre motif, elle était aussi impatiente de se séparer de Sophie, que Sophie pouvait l’être de se séparer d’elle.
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Notre jeune héroïne, en prenant congé de sa parente, se permit de lui donner un avis. Elle la conjura au nom du ciel de prendre garde à elle, et de considérer le danger de sa position. « J’espère, ajouta-t-elle, qu’on pourra trouver le moyen de vous réconcilier avec votre mari. Vous devez vous rappeler, ma chère, ce que ma tante Western nous a tant de fois répété à toutes deux. Quand l’union conjugale est rompue, et la guerre déclarée entre le mari et la femme, celle-ci ne peut faire une paix désavantageuse, quelles qu’en soient les conditions. Ce sont les propres paroles de ma tante, et elle a, vous le savez, une grande expérience du monde.
 
– Soyez sans inquiétude sur mon compte, mon enfant, lui répondit mistress Fitz-Patrick,
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avec un sourire dédaigneux, et prenez garde à vous-même ; car vous êtes plus jeune que moi. J’irai vous voir sous peu. À propos, ma chère Sophie, souffrez qu’à mon tour je vous donne un conseil. Gardez pour la campagne le rôle de miss Sensée. Croyez-moi, il vous réussirait mal à Londres. »
 
Ainsi se quittèrent les deux cousines. Sophie alla trouver aussitôt lady Bellaston, qui lui fit l’accueil le plus poli et le plus affectueux. Cette dame l’avait vue autrefois chez sa tante Western, et avait conçu pour elle beaucoup d’amitié. Elle fut charmée de la revoir, et ne sut pas plus tôt les motifs de sa fuite, qu’elle applaudit à sa résolution. Elle la remercia d’avoir choisi sa maison pour asile, et lui promit, en retour de ce témoignage de confiance, toute la protection qui dépendait d’elle.
 
Maintenant que nous avons remis Sophie en mains sûres, le lecteur nous permettra de l’y laisser pendant quelque temps, et de jeter un regard sur nos autres personnages, particulièrement sur le pauvre Jones. Le remords de ses fautes passées, par une conséquence naturelle du vice, aurait suffi pour son châtiment ; et nous pensons qu’il en a fait, d’ailleurs, une assez longue pénitence.
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Le lecteur instruit a dû remarquer qu’il nous arrive fréquemment d’insérer, dans cette vaste composition, des passages traduits d’anciens auteurs, sans nous mettre en peine de citer le texte original, ni même d’indiquer les sources où nous puisons. L’abbé Banier, dans la savante et judicieuse préface de sa Mythologie, donne une raison aussi plausible qu’ingénieuse des omissions de ce genre.
 
« Les lecteurs, dit-il, verront bien que souvent mes égards pour eux m’ont été plus chers que
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ma réputation ; car il ne faut pas compter pour rien qu’un auteur supprime des traits d’érudition qu’il a sous la main, et qu’il ne lui coûterait que la peine de transcrire. »
 
Remplir un ouvrage de bribes savantes, c’est tendre un piège à la bonne foi des érudits qui, dupes de l’artifice, achètent en détail ce qu’ils possèdent déjà, sinon dans leur mémoire, du moins sur leurs tablettes ; c’est abuser encore davantage de la simplicité des ignorants, auxquels on fait payer ce qui ne peut leur servir de rien. Un écrivain, en chamarrant son livre de grec et de latin, en use avec les jolies femmes et les petits-maîtres, de la même façon que les huissiers-priseurs avec le public. Ils ont coutume de composer les lots, dans les ventes, de manière qu’un amateur, pour avoir l’objet qu’il désire, est obligé d’en acheter plusieurs dont il n’a nulle envie.
 
Cependant, comme il n’est pas de conduite si noble et si désintéressée qu’elle soit, que l’ignorance ne dénature, et que la malignité n’envenime, nous avons été tenté plus d’une fois de sauver notre réputation aux dépens du lecteur ; et de transcrire l’original, ou de citer au moins le chapitre et le vers, lorsque nous empruntions à quelque auteur une pensée ou une expression. Nous craignons même de nous être fait tort en
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plusieurs circonstances, par la méthode contraire, et que l’ingrat lecteur ne nous ait accusé de plagiat, au lieu d’attribuer notre discrétion au motif obligeant allégué par l’abbé Banier.
 
Pour prévenir désormais tout reproche semblable, nous allons exposer et justifier ici notre système. On peut considérer l’héritage des anciens comme un champ fertile et commun, où quiconque possède le plus petit coin de terre sur le Parnasse, a droit d’engraisser sa muse. Veut-on une comparaison plus sensible encore ? Nous autres modernes, nous sommes aux anciens ce qu’est aux riches la classe nombreuse qu’on désigne sous le nom de populace. Or, ceux qui ont l’honneur d’être admis à quelque degré d’intimité avec les membres de ce respectable corps, n’ignorent pas qu’ils se croient permis de piller impunément leurs riches voisins, et qu’ils n’attachent à ces vols aucune idée de crime, ni de honte. Ce principe qui les anime et les dirige sans cesse, entretient dans la plupart des paroisses du royaume une ligue permanente contre un certain personnage opulent, nommé le seigneur. Aux yeux de ses voisins pauvres, son bien est une proie dont chacun est libre de prendre sa part. Persuadés de la légitimité de leurs prétentions, ils se font un point d’honneur, une obligation rigoureuse de ne pas se trahir mutuellement, et de se soustraire autant qu’ils peuvent à l’action de la justice.
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et de se soustraire autant qu’ils peuvent à l’action de la justice.
 
Sous ce point de vue, les anciens tels qu’Homère, Virgile, Horace, Cicéron, et autres génies supérieurs, sont pour nous, pauvres du Parnasse, autant de seigneurs opulents auxquels une coutume immémoriale semble nous autoriser à faire tous les larcins possibles. C’est une faculté que nous réclamons et que nous accordons volontiers à nos confrères nécessiteux, à la seule condition d’observer entre nous cette fidélité religieuse dont se pique la populace. Il y aurait de la bassesse et de l’impudence à se piller réciproquement. Ce serait dépouiller des pauvres, souvent plus pauvres que soi, ou pour mieux peindre l’infamie d’une telle action, ce serait voler l’hôpital.
 
Après un examen sévère, notre conscience ne nous reproche aucun de ces honteux larcins. Quant aux autres, nous les avouons sans détour. Jamais nous ne nous ferons scrupule de prendre dans un ancien auteur, sans le citer, les traits qui conviendront à notre sujet. Nous allons plus loin : nous prétendons que ces traits, du moment qu’ils sont fondus dans nos ouvrages, nous appartiennent, et nous espérons que nul lecteur ne nous en contestera la propriété. En revanche, nous promettons de respecter fidèlement celle de nos pauvres confrères. Si, malgré leur indigence, il nous
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arrive de leur emprunter la moindre chose, nous ne manquerons point d’y mettre une marque, pour être toujours prêt à la restituer au légitime propriétaire.
 
Un plagiaire de profession, nommé Moore, paya cher l’oubli de cette précaution : il avait pris à M. Pope une demi-douzaine de vers qu’il s’était permis d’insérer dans sa comédie des Muses rivales. M. Pope les y retrouva. Indigné du larcin, il se ressaisit de son bien, et tira du voleur une vengeance éclatante, en l’emprisonnant dans l’affreux donjon de sa Dunciade, où son nom flétri restera éternellement gravé, en punition de son improbité dans le commerce poétique.
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Retournons maintenant à l’hôtellerie d’Upton, et suivons les traces de l’écuyer Western. Son voyage ne devant pas être long, nous aurons bientôt le loisir d’aller retrouver notre héros.
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On se rappelle que l’écuyer partit d’Upton, fort en colère, pour courir après sa fille. Ayant appris du valet d’écurie qu’elle avait passé la Savern, il la passa aussi avec sa suite, et mit son cheval au grand galop, menaçant la pauvre Sophie d’un châtiment exemplaire, s’il parvenait à la rattraper.
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Le ministre Supple essaya de calmer son chagrin. « Ne vous affligez pas, monsieur, lui dit-il, comme font ceux qui n’ont plus d’espoir. Quoique nous n’ayons pu réussir encore à trouver mademoiselle Sophie, nous devons nous estimer heureux d’avoir suivi ses traces jusqu’ici. Il est vraisemblable que la fatigue l’obligera bientôt de s’arrêter dans quelque auberge, pour réparer ses forces, et dans peu, selon toutes les probabilités morales, vous serez compos voti[19].
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– La peste l’étouffe ! repartit l’écuyer. C’est bien d’elle que je m’occupe ! Je déplore la perte d’une matinée si favorable pour la chasse. Quel nez mes chiens auraient eu ! Il est dur de manquer le plus beau jour peut-être de la saison, surtout après une aussi longue gelée. »
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Soit que la fortune, qui mêle de temps en temps quelque douceur à l’amertume de ses disgrâces, prît pitié de l’écuyer, soit que décidée à ne pas lui rendre sa fille, elle voulût le dédommager d’une autre manière, au moment où il prononçait ces mots, accompagnés de deux ou trois jurements, des chiens courants firent entendre à peu de distance leurs voix mélodieuses. À ce bruit flatteur, le cheval et le cavalier dressèrent l’oreille. « La bête est passée, elle est passée ! s’écrie Western, ou le diable m’emporte. » Aussitôt il donne de l’éperon à son coursier, qui, animé de la même ardeur que lui, n’en avait nul besoin, il laisse en arrière le pauvre ministre émerveillé de sa folie, traverse avec tous ses gens un champ de blé, et court droit aux chiens en criant à tue-tête : « Holla ! holla ! taïaut ! taïaut ! »
 
Ainsi, dit la fable, la belle Grimalkin[20], que Vénus, à la prière d’un amant passionné, métamorphosa jadis de chatte en femme, n’aperçut pas plus tôt une souris, que se rappelant ses anciens jeux, et fidèle à son
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premier instinct, elle sauta hors du lit de son époux, pour courir après le petit animal.
 
Que faut-il inférer de cette fable ? que la jeune épouse était insensible aux caresses de son amoureux mari ? Non, il est des occasions où les chattes, aussi bien que les femmes, malgré l’ingratitude dont on les taxe, ne manquent pas de répondre aux marques de tendresse qu’on leur donne. Toutefois, suivant la spirituelle et profonde observation de sir Roger l’Estrange, chassez le naturel par la porte, il rentrera par la fenêtre. Une chatte, quoique changée en femme, aimera toujours les souris. Qu’on n’accuse donc point l’écuyer Western d’un défaut d’affection pour sa fille : il l’aimait certainement beaucoup ; mais c’était un gentilhomme campagnard, un ardent chasseur, et à ce double titre on peut lui appliquer la fable précédente et les judicieuses réflexions de sir Roger l’Estrange.
 
La vitesse des chiens égalait celle du vent. L’écuyer, avec ses cris, avec ses transports de joie accoutumés, franchissait lestement les fossés et les haies. L’idée de Sophie ne vint pas le troubler une seule fois dans cette chasse, la plus belle, à son gré, qu’il eût jamais vue, et qui aurait mérité, disait-il, qu’on s’y rendit de cinquante milles à la ronde. Si M. Western oublia sa
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fille, on peut croire que les valets l’oublièrent aussi. Le ministre lui-même cessa d’y penser. Après s’être récrié en beau latin contre l’extravagance de son patron, il suivit d’assez loin les chasseurs, et tout en trottant, il s’occupa à composer un prône pour le dimanche suivant.
 
Le propriétaire de la meute fut ravi de l’arrivée d’un confrère. On aime à trouver dans autrui des talents et des goûts analogues aux siens. Personne n’était plus habile, en plaine, que M. Western, personne ne savait mieux exciter les chiens de la voix, et animer la chasse par ses cris.
 
Les chasseurs, dans la chaleur de l’action, sont trop préoccupés, pour observer les règles de la politesse. Souvent même ils négligent les simples devoirs de l’humanité. L’un d’eux vient-il à tomber dans un fossé, ou dans une rivière, ses compagnons passent outre, sans prendre garde à lui, et l’abandonnent pour l’ordinaire à son malheureux sort. Les deux écuyers, quoique galopant souvent à côté l’un de l’autre, ne s’adressèrent pas une seule parole : ce qui n’empêcha point le maître de l’équipage de remarquer et d’admirer l’habileté de l’inconnu à redresser les chiens, lorsqu’ils étaient en défaut. Il conçut une grande idée de sa capacité, en même temps que le nombre de ses valets lui donnait une haute opinion
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de son rang. Aussitôt que la mort du petit animal qui avait mis tant de monde en campagne, eut terminé la chasse, nos gentilshommes s’abordèrent et se firent les compliments d’usage, entre gens comme il faut. Leur conversation fut assez amusante, nous la rapporterons peut-être un jour dans un appendice, ou quelque autre part ; mais attendu qu’elle est tout-à-fait étrangère à cette histoire, nous ne jugeons pas à propos de la placer ici. Elle se termina par une seconde chasse, et celle-ci, par une invitation à dîner. Après le repas, on fit un assaut de santés. M. Western ne le soutint pas longtemps, et s’endormit profondément. Il était, ce soir-là, hors d’état de tenir tête à son hôte, aussi bien qu’au ministre Supple. L’extrême fatigue de corps et d’esprit qu’il avait essuyée doit lui servir d’excuse, et sauver sa réputation de bon buveur. Dès la troisième bouteille, il fut ivre mort. On ne se pressa point de le porter au lit. Cependant le ministre, croyant pouvoir le considérer dès lors comme absent, informa l’autre gentilhomme de tout ce qui concernait Sophie, et le pria de joindre le lendemain ses efforts aux siens pour engager M. Western à retourner chez lui.
 
Au point du jour, l’écuyer n’eut pas plus tôt les yeux ouverts, qu’ayant cuvé sa boisson de la veille, il demanda celle du matin. En même
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temps, il ordonna de préparer ses chevaux, et annonça le dessein de se remettre à la poursuite de sa fille. Son hôte, aidé du ministre, tâcha de l’en dissuader, et finit par le décider à reprendre le chemin de son château. Ce qui fit le plus d’impression sur son esprit, ce fut l’ignorance où il était de la route qu’il devait suivre. Il craignait, en courant au hasard, de s’éloigner du but, au lieu de s’en rapprocher. Il prit donc congé de son confrère le chasseur, et témoignant une grande joie du dégel (autre motif pour lui de hâter son retour), il partit et rebroussa chemin, non sans avoir envoyé auparavant une partie de ses gens après sa fille, et vomi de nouveau mille imprécations contre elle.
 
 
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Départ de Jones de l’hôtellerie d’Upton. Ce qui se passe sur la route entre Partridge et lui.
 
Enfin, nous voici revenu à notre héros. Nous l’avons quitté depuis si longtemps, et laissé si malheureux, que beaucoup de lecteurs ont pu
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croire que nous l’avions entièrement abandonné. Il était en effet dans cette situation où les personnes prudentes cessent, pour l’ordinaire, de demander des nouvelles de leurs amis, de peur d’avoir le chagrin d’apprendre qu’ils se sont pendus.
 
Quant à nous, si nous ne possédons pas toutes les qualités des esprits circonspects, nous osons dire que nous n’en avons pas non plus les défauts. Quelque déplorable que soit la position où se trouve en ce moment le pauvre Jones, il nous tarde autant d’aller le retrouver, et de lui donner des témoignages d’intérêt, que s’il était au comble de la prospérité.
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Arrivés au carrefour où l’écuyer s’était arrêté pour tenir conseil, ils s’y arrêtèrent aussi. Jones demanda à Partridge quelle route il lui conseillait de prendre.
 
« Ah ! monsieur, s’écria Partridge, plût au ciel que vous voulussiez suivre mon conseil !
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Partridge, plût au ciel que vous voulussiez suivre mon conseil !
 
– Pourquoi ne le suivrais-je point ? Peu m’importe désormais en quel lieu je porte mes pas, et ce qu’il adviendra de moi.
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À ces mots il saisit Partridge au collet, le secoua rudement, et lui causa une émotion si violente, que jamais accès de fièvre ou terreur panique ne lui en avait fait éprouver une pareille.
 
Partridge, glacé d’effroi, se jeta aux genoux
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de son maître en criant miséricorde, et protestant qu’il n’avait point eu de mauvaise intention. Jones, après l’avoir regardé d’un œil farouche, le laissa en liberté, puis tourna sa fureur contre lui-même avec un tel emportement, que si elle fût tombée aussi bien sur le pédagogue, elle l’aurait certainement anéanti : effet que la terreur seule avait presque produit.
 
Nous n’hésiterions pas à prendre la peine de décrire toutes les extravagances de Jones, si nous étions sûr que le lecteur eût la patience d’en lire le détail ; dans le doute, la prudence nous conseille de ne point nous fatiguer à lui peindre une scène où peut-être ne jetterait-il pas un coup d’œil. C’est par un pareil motif que souvent, au lieu de donner un libre essor à notre génie, nous avons écarté de cet ouvrage de magnifiques tableaux dont nous étions tenté de l’enrichir. Ce motif, à la vérité, part d’un esprit qui ne se sent pas exempt de reproches. Nous-même, il faut l’avouer, en parcourant de volumineuses histoires, nous avons eu plus d’une fois une furieuse démangeaison d’en sauter un grand nombre de pages.
 
Il suffira donc de dire que les transports de Jones s’apaisèrent au bout de quelques minutes. Dès qu’il eut recouvré la raison, il conjura Partridge d’excuser un instant de délire, et le
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pria en même temps de ne plus lui parler d’un pays qu’il avait résolu de ne jamais revoir.
 
Partridge pardonna sans peine à son maître, et promit de se conformer à ses volontés.
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Nos voyageurs firent un mille entier sans se dire un mot. Jones parlait souvent entre ses dents, Partridge gardait un profond silence. Peut-être n’était-il pas encore bien revenu de son saisissement. Il craignait d’ailleurs d’attirer sur sa tête un nouvel orage, d’autant plus qu’il lui venait une idée dont le lecteur sera peu surpris ; c’est que son maître était tout-à-fait fou.
 
Enfin, Jones, las de parler seul, s’adressa à Partridge, et lui reprocha sa taciturnité. L’honnête pédagogue s’en excusa sur la crainte qu’il avait de l’offenser. Dès qu’il fut rassuré par la promesse d’une indulgence plénière, il lâcha la bride à sa langue, avec le plaisir qu’éprouve un jeune poulain
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qu’on débarrasse de ses entraves, et qu’on laisse errer librement dans la prairie.
 
Le sujet qui l’intéressait le plus lui étant interdit, il se jeta sur celui qui occupait la seconde place dans son esprit ; c’était le vieillard de la montagne. « Certainement, monsieur, dit-il, on n’a jamais vu d’homme s’habiller et vivre d’une façon si extraordinaire. Au dire de la vieille, il ne mange habituellement que des herbes : ce qui est plutôt la nourriture d’une bête que d’un chrétien. S’il faut en croire l’aubergiste d’Upton, ses voisins ont d’étranges idées sur son compte. Tenez, monsieur, je ne puis m’ôter de la tête que c’est quelque esprit envoyé d’en haut pour notre salut. Qui sait si tout ce qu’il nous a dit de la bataille où il s’est trouvé, de sa prison, du danger qu’il a couru d’être pendu, n’est pas un avertissement du ciel de renoncer à notre dessein ? Ajoutez à cela que toute la nuit dernière je n’ai rêvé que combats. Il me semblait que le sang coulait de mon nez, comme le vin d’un robinet. Ah ! mon cher maître,
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Infandum, regina, jubes renovare dolorem[22].
 
– Ton histoire, Partridge, répondit Jones, vient aussi hors de propos que ton latin. Rien de plus ordinaire, assurément, que de trouver la mort
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dans les combats. Peut-être même sommes-nous destinés à y périr tous deux : eh ! qu’importe ?
 
– Qu’importe ? comment donc, monsieur ? n’est-ce rien que de mourir ? Quand je serai mort, tout sera dit pour moi. Je me soucie bien que la cause triomphe, si je suis tué dans la mêlée. Le beau profit qui m’en reviendra ! Que servent, je vous prie, toutes les sonneries, et le plus brillant luminaire du monde, à qui dort six pieds sous terre ? Bonté divine ! ce sera donc la fin du pauvre Partridge !
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– En voici une mauvaise imitation, ou plutôt une paraphrase de ma façon ; car je ne suis qu’un poëte médiocre.
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Trop heureux le guerrier qui meurt pour sa patrie !
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Tranche les jours du lâche, ainsi que du héros.
 
– Cela est certain. Oui, sûrement, mors omnibus communis[23]. Mais il est bien différent de mourir dans son lit, de vieillesse, entouré d’amis en larmes, ou d’être tué roide aujourd’hui ou demain, d’un coup de fusil, comme un chien enragé, ou taillé en pièces à coups de sabre, sans avoir le temps de demander à Dieu pardon de ses péchés. Que le ciel nous fasse paix ! les gens de guerre sont une race maudite, pour laquelle je me suis toujours senti de l’éloignement. Jamais je n’ai pu prendre sur moi de les regarder comme des chrétiens. Il ne sort de leurs bouches que jurements et que blasphèmes. Je souhaite que monsieur se repente de son projet, avant qu’il soit trop tard, je le souhaite de tout mon cœur. De grâce, n’allez pas vous mêler parmi cette engeance diabolique ! la mauvaise compagnie corrompt les bonnes mœurs : voilà ma principale raison. À l’égard du danger, je ne le crains pas plus qu’un autre, non assurément. Je sais que tout le monde doit mourir. Cependant, on peut aller plus ou moins loin. Moi, par exemple, je ne suis qu’au milieu de ma carrière, et je puis
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me promettre un long avenir. J’ai lu nombre d’exemples de gens qui ont vécu cent ans et plus. Ce n’est pas que je me flatte d’atteindre à cette extrême vieillesse. Néanmoins, quand je ne vivrais que quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans, Dieu soit loué, ce serait toujours un bel âge. Je ne crains pas la mort plus qu’un autre ; mais l’affronter avant le temps, c’est le comble de l’extravagance et de l’impiété. Encore s’il en devait résulter le moindre bien ! mais quelque cause que l’on défende, que peuvent faire deux hommes pour en assurer le succès ? Quant à moi, je suis tout neuf dans le métier des armes. Je n’ai pas tiré dix coups de fusil dans ma vie, et ce n’était même qu’à poudre. Je ne m’entends pas davantage à manier l’épée. Jamais je n’ai pris de leçon d’escrime… Et puis il y a ces vilains canons, au-devant desquels on ne peut aller sans une insigne témérité. Il faut être fou… je vous demande pardon ; sur mon âme, je n’ai pas eu dessein de vous offenser. Que votre seigneurie ne retombe pas, je l’en supplie, dans ses accès de colère.
 
– Ne crains rien, Partridge, je suis maintenant si convaincu de ta poltronnerie, que tu ne saurais m’offenser en aucune façon.
 
– Monsieur peut m’accuser de poltronnerie, tant qu’il lui plaira. Si c’est être poltron que d’aimer à conserver
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sa peau, non immunes ab illis malis sumus[24]. Je n’ai pas lu dans ma grammaire qu’il fût nécessaire de se battre pour être un homme de bien. Vir bonus est quis ? Qui consulta patrum, qui leges juraque servat[25]. Dans tout cela nulle mention de combat, et l’Écriture sainte y est si contraire, qu’on ne me persuadera jamais qu’un homme puisse être un bon chrétien, et verser le sang de ses frères. »
 
 
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Aventure d’un mendiant.
 
Comme le pédagogue achevait les sages réflexions qui terminent le chapitre précédent, nos voyageurs arrivèrent à un second carrefour, où un mendiant boiteux et couvert de haillons leur demanda l’aumône. Partridge le repoussa
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durement, en lui disant que chaque paroisse devait prendre soin de ses pauvres.
 
« Eh quoi ! Partridge, s’écria Jones en riant, n’êtes-vous pas honteux, avec tant de charité dans la bouche, d’en avoir si peu dans le cœur ? Votre religion, je le vois, ne vous sert qu’à excuser vos défauts ; elle ne vous excite nullement à la vertu. Un vrai chrétien peut-il refuser d’assister un de ses frères, dans une situation si misérable ? » En même temps il prit sa bourse, et donna un schelling au mendiant.
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« Mon maître, dit le pauvre homme après l’avoir remercié, j’ai dans ma poche une chose curieuse que j’ai trouvée à environ deux milles d’ici. Vous plairait-il de l’acheter ? Je me garderais de la montrer à tout le monde ; mais vous me paraissez si bon, si charitable pour les malheureux, que vous ne soupçonnerez pas un homme d’être un voleur, par la seule raison qu’il est pauvre. » Alors il tira de sa poche un petit portefeuille doré qu’il présenta à Jones.
 
Jones l’ouvrit sur-le-champ, et devinez, lecteur, ce qu’il éprouva, lorsqu’il aperçut, à la première page, les mots Sophie Western écrits de la main de sa belle maîtresse. Il couvrit ce nom de baisers, et ne put contenir la vivacité de ses transports, malgré la présence de son compagnon et du mendiant. Peut-être aussi ces transports mêmes lui firent-ils oublier qu’il n’était pas seul.
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lui firent-ils oublier qu’il n’était pas seul.
 
Tandis que Jones baisait et rebaisait le portefeuille, comme un enfant lèche avidement les bords dorés d’un gâteau, ou comme un bibliomane presse avec ravissement contre ses lèvres un livre rare qu’il vient d’acquérir, ou enfin comme un statuaire adore la beauté que créa son ciseau, il tomba d’entre les tablettes un papier que Partridge ramassa et remit à son maître. C’était le billet de banque dont M. Western avait fait présent à sa fille, la veille de sa fuite. Il était de cent livres sterling, et pas un juif n’eût refusé de le prendre pour cinq chellings au-dessous de sa valeur.
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À cette découverte que Jones proclama sur-le-champ, les yeux de Partridge étincelèrent de joie. Une autre expression se peignit dans ceux du pauvre qui avait trouvé le portefeuille, et qui s’était abstenu de l’ouvrir, par honnêteté, nous l’espérons. Ce serait toutefois en manquer envers le lecteur, de lui laisser ignorer une circonstance assez importante ; c’est que le mendiant ne savait pas lire.
 
La vue du billet de banque mêla un sentiment de peine au plaisir si pur et si vif que Jones avait éprouvé, en ouvrant le portefeuille. Son imagination lui représenta le besoin que pourrait en avoir celle à qui il appartenait, avant qu’il eût
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le moyen de le lui remettre. « Je connais, dit-il au mendiant, la dame qui a perdu le portefeuille, et je vais faire tous mes efforts pour la trouver et pour le lui rendre le plus tôt possible. »
 
Ce portefeuille, sorti de la boutique d’un fameux tabletier, était le dernier présent de mistress Western à sa nièce. Il avait coûté vingt-cinq schellings ; mais la valeur réelle de l’argent contenu dans l’agrafe, n’étant que d’environ dix-huit pence, le marchand ne l’aurait pas repris pour un penny de plus, quoiqu’il fût encore comme neuf. Une personne moins délicate que Jones, profitant de l’ignorance du pauvre, se serait contentée de lui offrir six pence, ou un schelling ; bien des gens même ne lui auraient laissé que son droit de trouvaille ; et dans sa triste position, il aurait pu, au jugement d’habiles procureurs, le faire valoir en vain.
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Notre héros, naturellement généreux, pour ne pas dire prodigue, lui donna sans balancer une guinée. Le pauvre, qui depuis longtemps ne s’était vu en possession d’un pareil trésor, le combla de bénédictions, et montra presque autant de joie que Jones en avait témoigné, en lisant le nom de Sophie Western.
 
Nos voyageurs le prièrent de les mener à l’endroit où il avait trouvé le portefeuille. Il se prêta volontiers à leur désir, et les y conduisit, mais
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non pas aussi vite que Jones l’aurait souhaité. Le mendiant était malheureusement boiteux, comme on l’a vu plus haut, et ne pouvait faire qu’un mille par heure : or, le lieu en question étant éloigné, malgré son dire, de plus de trois milles, on peut calculer aisément le temps qu’il leur fallut pour ce trajet.
 
Jones ouvrit et baisa cent fois le portefeuille pendant la marche, se parla beaucoup à lui-même, et n’adressa que peu de mots à ses compagnons. Le guide en témoigna son étonnement à Partridge qui, pour toute réponse, secoua la tête et dit : « Le pauvre jeune homme ! Orandum est ut sit mens sana in corpore sano[26] ! »
 
Enfin ils arrivèrent à l’endroit où Sophie avait eu le malheur de perdre son portefeuille, et le mendiant, le bonheur de le trouver. Jones voulut alors congédier son guide et doubler le pas ; mais le drôle qui avait eu le temps de la réflexion, et qui commençait à revenir de la surprise et de la joie que lui avait causées la première vue de la guinée, prit un air mécontent et dit en se grattant la tête : « J’espère que votre seigneurie me donnera quelque chose de plus. Qu’elle considère que si je n’étais pas un honnête homme, j’aurais pu garder le tout. (Et l’on ne saurait disconvenir que c’était la vérité.) Si le papier qui est dans
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ses mains, ajouta-t-il, vaut cent livres sterling, il est certainement dû plus d’une guinée à celui qui l’a trouvé. Supposons d’ailleurs que votre seigneurie ne revoie pas la dame, et qu’il lui soit par conséquent impossible de le lui remettre… Quoique l’air et le langage de votre seigneurie inspirent de la confiance, je n’ai d’autre garantie que sa parole… Assurément si l’on ne peut découvrir la personne qui a perdu le portefeuille, les cent livres sterling appartiennent à celui qui les a trouvées. J’espère que votre seigneurie prendra tout cela en considération. Je ne suis qu’un pauvre homme, aussi je n’exige pas la somme entière ; mais il est juste que j’en aie ma part. Votre seigneurie est trop raisonnable pour ne pas en convenir. Elle me saura gré de mon honnêteté ; car enfin, je le répète, j’aurais pu garder le tout, sans que personne en sût rien.
 
– Je te proteste, sur mon honneur, repartit Jones, que je connais la dame à qui appartient le portefeuille, et que je ne manquerai pas de le lui rendre.
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– Votre seigneurie fera comme il lui plaira. Qu’elle me donne seulement ma part, c’est-à-dire la moitié de la somme, et qu’elle garde le reste, si elle veut. Je lui jure que je n’en dirai jamais rien.
 
– Mon ami, soyez sûr que je remettrai fidèlement
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la somme entière à la personne qui l’a perdue. Je ne puis vous donner pour le moment une plus forte récompense ; mais dites-moi votre nom et votre demeure, et il est très-probable que vous aurez par la suite un nouveau sujet de bénir l’aventure de ce matin.
 
– Je ne sais ce que vous entendez par aventure. Il me semble que c’est moi qui mets à l’aventure, en vous laissant maître de rendre ou non à la dame son argent ; mais j’espère que votre seigneurie considérera… »
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– Je ne connais rien aux anges, répondit le mendiant. Veuillez, je vous prie, me donner un peu plus d’argent, ou me rendre le portefeuille. »
 
À ces mots, Partridge se mit en fureur, il chargea le boiteux d’injures, et voulait le battre.
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Jones s’y opposa, et répétant au mendiant qu’il trouverait quelque jour l’occasion de lui rendre service, il s’éloigna à grands pas. Partridge, dont le billet de banque avait ranimé la vigueur, suivit gaîment son maître. Le boiteux, obligé de rester en arrière, les maudit tous deux, ainsi que son père et sa mère. « S’ils m’avaient, dit-il, envoyé à l’école de charité pour apprendre à lire, à écrire et à compter, j’aurais su aussi bien qu’un autre la valeur de ce papier, et j’aurais profité de ma bonne fortune. »
 
 
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Autres aventures de M. Jones et de son compagnon de voyage.
 
Nos voyageurs marchaient si vite, que le temps et l’haleine leur manquaient pour la conversation. Jones pensait à Sophie, Partridge, au billet de banque. Quelque plaisir que lui causât cette heureuse trouvaille, il murmurait contre la fortune,
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qui, dans tous ses voyages, ne lui avait jamais fourni une pareille occasion de montrer sa délicatesse. Au bout de trois milles, essoufflé et baigné de sueur, il pria son maître de ralentir un peu le pas. Jones y consentit d’autant plus volontiers, qu’il venait de perdre la trace des chevaux que le dégel lui avait permis de suivre jusque-là, et qu’il entrait dans une vaste plaine, traversée par plusieurs routes.
 
Comme il hésitait sur le choix, le son d’un tambour se fit entendre tout-à-coup, à peu de distance. Cette musique excita aussitôt les alarmes de Partridge. « Bon Dieu ! s’écria-t-il, les voilà qui approchent !
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– De qui parles-tu ? répondit froidement Jones, dont l’esprit, depuis la rencontre du mendiant, n’était occupé que de la douce pensée de Sophie.
 
– De qui ? eh ! des rebelles. Mais pourquoi les nommer rebelles ? ils peuvent être de très-honnêtes gens. Rien ne me porte à croire le contraire. Au diable celui qui songe à les offenser. S’ils ne m’en veulent point, je ne leur en veux pas non plus, et je suis prêt à les traiter poliment. Pour l’amour de Dieu, monsieur, ne les insultez pas : peut-être ne nous feront-ils point de mal. Mais, monsieur, ne serait-il pas plus prudent de nous cacher là-bas dans ces buissons, jusqu’à ce qu’ils soient passés ? Que peuvent deux hommes sans
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armes contre cinquante mille ? À coup sûr il n’y a qu’un fou… je vous en demande pardon ; oui, tout homme qui a mens sana in corpore sono…[27] »
 
Jones interrompit cette tirade d’éloquence inspirée par la peur, et dit à son compagnon, pour l’encourager, que le tambour annonçait le voisinage de quelque ville, et marcha droit au lieu d’où partait le bruit, en l’assurant qu’il ne l’exposerait à aucun danger, et que les rebelles ne pouvaient être si près d’eux.
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Partridge, qui marchait du même pas que Jones, aperçut alors à quelques toises de distance un lambeau de toile peinte flottant dans l’air. Il s’imagina que c’était le drapeau ennemi, « Ô ciel ! monsieur, s’écria-t-il, les voici. Je reconnais la couronne et le cercueil. Ô ciel ! je n’ai jamais rien vu de si terrible ! ils ne sont plus qu’à une portée de fusil de nous. »
 
Jones leva les yeux et découvrit aussitôt d’où venait l’erreur
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de Partridge. « Mon ami, lui dit-il, je te crois capable d’affronter seul toute cette armée. À en juger par les couleurs de la bannière, le tambour que nous venons d’entendre ne bat que pour appeler les curieux à un spectacle de marionnettes.
 
– Un spectacle de marionnettes ! reprit Partridge transporté de joie. N’est-ce que cela, il n’y a pas de divertissement au monde que je préfère à un spectacle de marionnettes. Mon cher maître, arrêtons-nous pour le voir. D’ailleurs il est presque nuit, je n’ai pas mangé depuis trois heures du matin, et je meurs de faim. »
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Ils arrivèrent en ce moment à une auberge, ou pour mieux dire à un cabaret. Jones incertain de la route qu’il devait suivre, consentit à s’y arrêter. Tandis qu’il s’informait si l’on avait vu passer des dames dans la matinée, Partridge visitait la cuisine. Ses recherches furent plus heureuses que celles de son maître. Celui-ci n’apprit aucune nouvelle de Sophie ; l’autre trouva, à sa grande satisfaction, des œufs et du lard, et put se flatter d’avoir bientôt sous les yeux l’agréable vue d’une omelette toute fumante.
 
L’amour agit différemment sur les personnes d’un tempérament robuste, et sur celles d’une complexion délicate. Dans les dernières, il détruit tout appétit tendant à la conservation de l’individu ;
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chez les autres, quoiqu’il produise souvent la négligence et même l’entier oubli des aliments qu’exige la nature, cependant placez un amant affamé de cette espèce, devant un aloyau cuit à point, il manquera rarement d’y faire honneur. C’est ce qui arriva dans le cas présent. Jones, s’il eût été seul, aurait pu aller beaucoup plus loin sans manger ; mais dès qu’on eut servi l’omelette au lard, excité par l’exemple de son compagnon, il se jeta dessus avec autant d’avidité que Partridge lui-même.
 
La nuit survint avant que nos voyageurs eussent achevé leur repas ; et comme la lune était en décours, il faisait extrêmement noir. Partridge décida son maître à rester au spectacle de marionnettes qui allait commencer, et auquel le directeur les invita d’une manière très-pressante. Ses figures, à l’entendre, étaient les plus belles qu’on eût jamais vues ; elles avaient obtenu le suffrage des amateurs éclairés de toutes les villes d’Angleterre.
 
La pièce se composait de scènes choisies du Mari mis à l’épreuve. Elle fut jouée avec beaucoup d’ensemble et de décence. Le ton en était sérieux et grave, il n’y avait ni quolibets, ni plaisanteries, ni gaîté, enfin pas un mot qui provoquât le rire. L’auditoire se récria d’admiration. Une respectable matrone dit au directeur que son spectacle lui avait paru de si bon goût, qu’elle y amènerait ses deux filles, le lendemain
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au soir. Un clerc de procureur et un commis de l’accise déclarèrent que les caractères de lord et de lady Townley étaient bien soutenus et conformes à la nature. Partridge fut du même avis.
 
Le joueur de marionnettes, enorgueilli de ce panégyrique, ne put s’empêcher d’y ajouter quelques traits de sa façon. « Rien, dit-il, ne s’est tant perfectionné dans le siècle présent, que les marionnettes. Par la réforme de Polichinelle, de madame Gigogne sa femme, et d’autres semblables niaiseries, on est parvenu à en faire un spectacle digne des gens sensés. Quand je commençai de me livrer à l’exercice de mon art, je me souviens qu’on se permettait mille grossièretés propres à exciter le rire du peuple, mais non à corriger les mœurs de la jeunesse : ce qui doit être assurément le principal but des marionnettes ; car pourquoi ne donnerait-on pas de cette manière, aussi bien que de toute autre, de bonnes et salutaires leçons ? Mes figures sont de grandeur naturelle, elles représentent les différentes scènes de la vie, et je ne doute point qu’on ne sorte aussi amendé de mon petit théâtre que des grands.
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– Messieurs, dit Jones, je ne puis défendre mon opinion contre tant de monde. Si Polichinelle déplaît à la majorité de l’auditoire, l’habile directeur a très-bien fait de le casser aux gages. »
 
Le joueur de marionnettes commençait un second discours où il insistait sur l’influence de l’exemple, et
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cherchait à démontrer que le peuple serait facilement détourné du vice, si on lui faisait sentir combien il est odieux chez les grands. Malheureusement il fut interrompu par un incident que nous aurions passé sous silence dans un autre temps, mais qu’il est de notre devoir de rapporter en ce moment. On le lira dans le chapitre suivant.
 
 
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On entendit un grand bruit dans le vestibule, où l’hôtesse maltraitait rudement sa servante de la langue et du poing. Elle s’était aperçue de son absence, et après quelques recherches, elle l’avait trouvée sur le théâtre des marionnettes, avec le paillasse, dans une situation peu décente.
 
Quoique Grâce (c’était le nom de la servante) eût perdu toute modestie, comme elle avait presque été prise en flagrant délit, elle n’eut pas l’impudence de nier le fait : mais usant d’un autre expédient, elle s’efforça d’adoucir sa faute. « Pourquoi me battez-vous ainsi ? dit-elle à sa maîtresse. Ma conduite ne vous plaît point ? eh bien ! renvoyez-moi. Si je suis une catin (car l’hôtesse l’avait gratifiée de cette épithète), mes supérieures le sont aussi bien que moi. N’en était-elle pas une, cette belle dame que nous venons de voir
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sur le théâtre des marionnettes ? Ce n’est pas pour rien, je pense, qu’elle a passé dehors toute la nuit. »
 
L’hôtesse entra alors toute furieuse dans la cuisine, et accabla d’injures son mari, ainsi que le pauvre bateleur. « Voyez, dit-elle au premier, ce qu’on gagne à loger de pareilles gens. S’ils boivent un peu plus que d’autres, leur dépense dédommage à peine du désordre qu’ils causent : et puis cette racaille-là change une honnête maison en un mauvais lieu. Enfin, j’entends que vous m’en débarrassiez dès demain matin. Je suis décidée à ne pas tolérer davantage des parades qui ne sont propres qu’à enseigner à nos domestiques la fainéantise et le vice. C’est le seul fruit qu’ils en puissent recueillir. Je me souviens du temps où les marionnettes représentaient des sujets tirés de l’Écriture sainte, tels que le vœu téméraire de Jephté et autres histoires édifiantes, où le diable emportait les méchants. Il y avait du sens dans ces pièces-là ; mais comme notre ministre le disait dimanche dernier, personne ne croit plus au diable aujourd’hui. Pourquoi nous amener un tas de marionnettes vêtues comme des lords et des ladys ? Cela ne sert qu’à tourner la tête à nos paysannes ; et quand elles ont une fois la tête à l’envers, Dieu sait ce qui s’ensuit ! »
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Dans une violente émeute, dit Virgile, quand la populace mutinée se saisit de toutes les armes qu’elle trouve sous sa main, et les lance avec fureur, si un homme recommandable par son âge et par sa vertu vient à paraître, à l’instant le tumulte s’apaise, et cette populace qui, réunie en corps, peut se comparer à un âne, dresse ses longues oreilles, pour écouter le vénérable personnage.
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Au contraire, lorsqu’une assemblée de graves philosophes est occupée à débattre une question de morale, et que la sagesse en personne semble présider à la discussion et fournir tour à tour aux orateurs de solides arguments, s’élève-t-il dans le voisinage une rixe sérieuse, une femme querelleuse (aussi bruyante elle seule que toute une multitude) pénètre-t-elle subitement au milieu de la docte compagnie, aussitôt plus de discussion, plus de raisonnements. L’attention générale se fixe sur la mégère.
 
Ainsi la scène orageuse dont nous avons parlé, et l’arrivée de l’hôtesse, interrompirent brusquement et sans retour la pompeuse harangue du joueur de marionnettes. C’était le contre-temps le plus fâcheux qui pût lui arriver. Toute la malice du sort n’aurait pu imaginer un tour plus sanglant pour confondre le pauvre homme, au moment où il préconisait l’influence salutaire de
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son spectacle sur les mœurs. Il demeura muet, tel qu’un charlatan qui, dans le cours d’un éloge emphatique de l’admirable vertu de ses poudres, verrait apporter devant son théâtre, comme un témoin de son savoir-faire, le cadavre d’une de ses victimes. Sans répondre à l’hôtesse, il courut châtier le paillasse ; et maintenant la lune commençait à montrer, comme disent les poëtes, son disque d’argent, qui paraissait plutôt, en ce moment, un disque de cuivre. Jones demanda son compte, et fit dire à Partridge, qu’on venait de réveiller d’un profond somme, de se préparer à partir ; mais le pédagogue, qui avait déjà fait dans la journée deux tentatives heureuses sur l’esprit de son maître, résolut d’en essayer une troisième : c’était de l’engager à passer la nuit dans l’auberge. Il débuta par une feinte surprise de la résolution qu’annonçait M. Jones de se remettre en route. Après l’avoir combattue par de bonnes raisons, il s’attacha surtout à en démontrer l’inutilité. « Monsieur, lui dit-il, à moins de savoir quel chemin a pris mademoiselle Sophie, vous courez risque de vous éloigner d’elle à chaque pas. Vous voyez par le rapport de tous les gens de la maison qu’elle n’a point passé par ici. Ne vaut-il pas mieux rester jusqu’à demain matin dans cette auberge, avec l’espoir bien fondé d’y rencontrer quelqu’un qui nous donnera de ses nouvelles ? »l’
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espoir bien fondé d’y rencontrer quelqu’un qui nous donnera de ses nouvelles ? »
 
Jones fut frappé de ce dernier argument. Tandis qu’il le pesait attentivement, l’hôte vint ajouter dans la balance tout le poids de sa rhétorique. « À coup sûr, monsieur, lui dit-il, votre valet vous donne un excellent conseil. Eh ! qui pourrait se résoudre à voyager la nuit par un temps pareil ? » Il fit ensuite, dans le style accoutumé, un grand étalage des commodités et des agréments qu’offrait sa maison. L’hôtesse enchérit encore sur son mari. Pour abréger le détail des artifices ordinaires aux gens de leur métier, il suffira de dire que Jones consentit enfin à rester, et à prendre quelques heures de repos. Il en sentait d’autant plus le besoin, qu’à peine avait-il fermé l’œil depuis son départ de l’hôtellerie où il avait été blessé à la tête.
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Aussitôt après cette détermination il alla se coucher, emportant avec lui les deux objets précieux qu’il ne quittait ni jour ni nuit, le portefeuille et le manchon ; mais Partridge, qui s’était rafraîchi à différentes reprises par de petits sommes, se trouvait plus disposé à manger qu’à dormir, et encore plus à boire.
 
La tempête excitée par l’inconduite de Grâce était apaisée, l’hôtesse s’était réconciliée avec le joueur de marionnettes,
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qui, de son côté, lui avait pardonné les réflexions injurieuses qu’elle avait faites sur son art, dans un mouvement de colère. Ainsi il régnait une apparence générale de concorde et de tranquillité. Autour du feu de la cuisine étaient rangés l’hôte, l’hôtesse, le joueur de marionnettes, le clerc de procureur, le commis de l’accise, et le spirituel Partridge. Ils eurent ensemble l’agréable conversation qu’on lira dans le chapitre suivant.
 
 
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Une remarque ou deux de notre façon, et beaucoup d’autres faites par la bonne compagnie rassemblée dans la cuisine.
 
Partridge, par un sentiment d’orgueil, ne pouvait se résoudre à passer pour un valet. Cependant il en avait en beaucoup d’occasions le langage et les manières. Par exemple, il exagérait sans mesure la fortune de son compagnon (
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car il appelait ainsi M. Jones). La plupart des valets en usent de même avec les étrangers. Aucun d’eux ne voudrait qu’on le crût au service d’un homme sans bien. Plus la situation du maître est élevée, plus il semble au domestique que la sienne l’est aussi. C’est une vérité que démontre la conduite de tous les laquais des gens de qualité.
 
La noblesse et l’opulence répandent une sorte d’éclat sur tout ce qui les environne. Les laquais des personnes distinguées par leur naissance et par leur richesse, s’imaginent avoir droit à une portion du respect qu’inspirent le rang et la fortune de leurs maîtres. Il n’en est pas de même de l’esprit et de la vertu. Ces deux qualités purement personnelles, absorbent en entier la considération qu’elles obtiennent : considération, à dire vrai, trop faible pour être susceptible de partage. Mais si elles donnent peu de relief aux domestiques, en revanche ils ne sont point déshonorés, quand ceux qu’ils servent ont le malheur d’être entièrement dépourvus de l’une et de l’autre. Toutefois, l’absence de ce qu’on appelle vertu dans une maîtresse de maison, produit un effet différent. Nous en avons vu ailleurs la conséquence. L’espèce de déshonneur qui en résulte est contagieuse, et, comme la pauvreté, se communique à tout ce qui l’approche.
 
On ne s’étonnera donc pas que les laquais attachent
On ne s’étonnera donc pas que les laquais attachent tant d’importance à la réputation de richesse de leurs maîtres ; et peu ou point à leur bonne renommée ; que ces mêmes hommes qui rougiraient d’entrer dans une maison pauvre, ne soient pas honteux de servir un roué, ou un sot, et divulguent sans le moindre scrupule ses folies et ses vices : ce qu’ils font souvent avec autant de malice que d’originalité. Dans le fait, un laquais est pour l’ordinaire un bel esprit et un fat qui brille aux dépens de celui dont il porte la livrée.
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tant d’importance à la réputation de richesse de leurs maîtres ; et peu ou point à leur bonne renommée ; que ces mêmes hommes qui rougiraient d’entrer dans une maison pauvre, ne soient pas honteux de servir un roué, ou un sot, et divulguent sans le moindre scrupule ses folies et ses vices : ce qu’ils font souvent avec autant de malice que d’originalité. Dans le fait, un laquais est pour l’ordinaire un bel esprit et un fat qui brille aux dépens de celui dont il porte la livrée.
 
Partridge, après avoir enflé prodigieusement la fortune dont M. Jones devait hériter, n’hésita point à manifester une crainte qu’il avait conçue la veille, avec assez de fondement. En un mot, il ne doutait plus que son ami n’eût perdu l’esprit ; et il communiqua nettement son opinion à la bonne compagnie rassemblée autour du feu de la cuisine.
 
Le joueur de marionnettes se rangea sur-le-champ à cet avis. « J’avoue, dit-il, que ce jeune homme m’a fort surpris, quand je l’ai entendu parler de mon spectacle avec tant de déraison. On a peine à comprendre qu’une personne dans son bon sens puisse se méprendre à ce point. Ce que vous venez de dire explique la monstrueuse bizarrerie de ses idées. Le pauvre jeune homme ! je le plains de toute mon âme. Il a en effet quelque chose d’égaré dans les yeux. Je m’en étais aperçu tout de suite, quoique je n’en eusse rien témoigné. »
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tout de suite, quoique je n’en eusse rien témoigné. »
 
L’hôte appuya cette dernière observation, et réclama le mérite de l’avoir faite de son côté. « Rien, dit-il, n’est plus vrai. Il n’y a qu’un fou qui ait pu songer à quitter une maison comme la mienne, pour aller courir les champs au milieu de la nuit. »
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« En venir à bout ? répéta le commis, rien n’est plus facile.
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– Ah ! monsieur, répondit Partridge, vous ne savez pas quel diable d’homme c’est. Il pourrait, voyez-vous, me prendre d’une main et me jeter par la fenêtre ; ce qu’il ne manquerait pas de faire, s’il soupçonnait seulement…
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– Qui sont ces cinq ? dit l’hôtesse, ne comptez pas sur mon mari, je vous en préviens. On ne fera violence à personne dans ma maison. Ce jeune homme est un des plus jolis garçons que j’aie vus de ma vie. Je ne le crois pas plus fou qu’aucun de nous. Où avez-vous pris qu’il a l’air égaré ? il a les plus beaux yeux du monde, et le regard le plus doux. C’est un jeune homme tout-à-fait modeste et honnête. Je le plains sincèrement, surtout depuis que ce monsieur qui est là dans un coin, nous a dit qu’il était malheureux en amour. Certes, c’en est assez pour altérer un peu la douceur de sa physionomie. À quoi diable pense sa maîtresse ? Espère-t-elle trouver mieux qu’un aussi beau jeune homme, avec une immense fortune ? Il faut que ce soit une de ces grandes dames, une de ces dames à la mode que nous avons vues hier au spectacle des marionnettes, qui ne savent jamais ce qu’elles veulent. »
 
Le clerc de procureur déclara aussi qu’il ne prendrait
Le clerc de procureur déclara aussi qu’il ne prendrait aucune part à l’affaire, sans l’avis d’un avocat. « Supposez, dit-il, qu’on nous accuse d’un emprisonnement illégal, quels seront nos moyens de défense ? Le jury trouvera-t-il les preuves de folie suffisantes ? Je ne parle ici qu’en simple particulier ; car il ne convient pas à un homme de loi de se mêler de ces sortes de questions, autrement qu’en sa qualité de jurisconsulte. On sait que l’opinion des jurés nous est en général peu favorable. Je ne prétends point cependant vous faire changer d’avis, M. Thompson (c’était le commis de l’accise), ni vous, monsieur (en s’adressant à Partridge), ni personne de la compagnie. »
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aucune part à l’affaire, sans l’avis d’un avocat. « Supposez, dit-il, qu’on nous accuse d’un emprisonnement illégal, quels seront nos moyens de défense ? Le jury trouvera-t-il les preuves de folie suffisantes ? Je ne parle ici qu’en simple particulier ; car il ne convient pas à un homme de loi de se mêler de ces sortes de questions, autrement qu’en sa qualité de jurisconsulte. On sait que l’opinion des jurés nous est en général peu favorable. Je ne prétends point cependant vous faire changer d’avis, M. Thompson (c’était le commis de l’accise), ni vous, monsieur (en s’adressant à Partridge), ni personne de la compagnie. »
 
À ces mots le commis secoua la tête, et le maître des marionnettes observa que la folie était quelquefois un cas difficile à résoudre pour un jury. « Je me souviens, dit-il, d’avoir assisté à un procès de cette espèce. Vingt témoins déposaient qu’un homme était fou à lier, et vingt autres, qu’il jouissait de sa raison, autant qu’aucun habitant de la Grande-Bretagne. L’opinion commune était en effet que la famille du pauvre homme n’avait imaginé de le faire passer pour fou, qu’afin de s’emparer de sa fortune.
 
– Cela est très-vraisemblable, dit l’hôtesse. J’ai connu moi-même un honnête gentilhomme que ses parents ont tenu renfermé toute sa vie
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dans une maison de fous, pour jouir de son bien ; mais ce bien ne leur profita pas : car, quoique la loi le leur eût donné, ils n’y avaient aucun droit.
 
– Bah ! repartit le clerc de procureur en haussant les épaules, la loi n’est-elle pas l’unique fondement du droit ? Si la loi me donnait la plus belle terre du comté, je m’inquiéterais peu de savoir à qui elle appartient de droit.
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– Oui, mais répondit l’hôte, il y a des gens qui prétendent que le prince Édouard n’a aucun droit à la couronne.
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– Je vais vous prouver le contraire en deux mots, repartit le clerc de procureur. Si un père meurt saisi d’un droit, m’entendez-vous ? saisi d’un droit, ce droit ne passe-t-il pas à son fils ? et la couronne n’est-elle pas un droit qui se transmet comme un autre ?
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– Vous avez bien raison, madame, dit le joueur de marionnettes. Peu m’importe quelle religion domine, pourvu que ce ne soit pas celle des presbytériens ; car ils sont ennemis des marionnettes.
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– Ainsi, s’écria le commis de l’accise, vous sacrifieriez votre religion à votre intérêt, et vous voudriez voir le papisme rétabli parmi nous ?
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– Assurément, repartit le commis, je serais un méchant homme si je n’honorais pas le roi dont je mange le pain. C’est un devoir pour moi de lui demeurer fidèle : et puis, à quoi me servirait qu’il y eût une accise sous un autre gouvernement ? Mes chefs seraient privés de leurs emplois, et je devrais m’attendre à subir le même sort. Non, non, mon ami, je ne renoncerai jamais à ma religion pour garder ma place sous un autre gouvernement. Loin d’y gagner, je ne pourrais qu’y perdre.
 
– C’est précisément ce que je dis, s’écria l’hôte. Qui sait, après tout, ce qui peut arriver ? Morbleu ! ne serais-je pas un sot de prêter mon argent à un aventurier qui me le rendra, Dieu
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sait quand ? Il est en sûreté dans mon coffre-fort, et je l’y garderai. »
 
Le clerc de procureur avait conçu une haute idée de Partridge, soit que ce fût l’effet de sa profonde connaissance des hommes et des choses, ou celui de la conformité de leurs opinions politiques ; car ils étaient tous deux zélés jacobites. Ils se serrèrent cordialement la main, et burent ensemble des santés dont nous ne jugeons pas à propos de faire mention[29]. Leur exemple fut suivi par le reste de la compagnie, sans en excepter l’hôte. Il eût bien voulu s’excuser ; mais il ne put résister aux menaces du clerc de procureur, qui jura de ne plus remettre le pied dans sa maison, s’il refusait de faire comme lui. Tout le monde but donc. Bientôt les toasts mirent fin à la conversation : ce qui nous avertit de mettre fin aussi à ce chapitre.
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Jones prit sur-le-champ la défense du patient, et colla contre la muraille l’impitoyable bourreau ; autant celui-ci surpassait en force le pauvre paillasse, autant il était lui-même incapable de tenir tête à notre héros.
 
Le paillasse, pour être de petite taille et peu robuste, n’en était pas moins fort colère. Une fois délivré des mains de son maître, il l’attaqua
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de la langue, arme dont il se servait aussi bien que lui. Après une bordée d’injures générales, il en vint à des accusations particulières. « Que l’enfer vous confonde, scélérat ! s’écria-t-il. Non-seulement je vous fais vivre, puisque c’est à moi que vous devez l’argent que vous gagnez, mais encore je vous ai sauvé de la potence. Souvenez-vous de la dame à qui vous aviez envie de voler son bel habit, pas plus tard qu’hier, dans le chemin creux, à deux pas d’ici. Nierez-vous que vous auriez voulu la tenir seule dans un bois pour la dépouiller, pour dépouiller inhumainement une des plus jolies femmes du monde ? et vous me chargez de coups, vous m’assassinez presque, sans que j’aie fait le moindre mal à que fille qui était d’aussi bonne volonté que moi ; tout cela, par la seule raison qu’elle m’a préféré à vous. »
 
Jones n’eut pas plus tôt entendu ces mots, qu’il lâcha le joueur de marionnettes, auquel il défendit expressément de maltraiter davantage le paillasse. Il emmena ensuite ce dernier dans sa chambre, et ne tarda pas à savoir par lui des nouvelles de sa chère Sophie. Le paillasse en accompagnant son maître, avec son tambour, l’avait vue passer, la veille, à côté de lui. Jones l’engagea, sans difficulté, à le conduire au lieu où il l’avait rencontrée ; après quoi, résolu de se remettre en route à l’instant, il appela Partridge.
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se remettre en route à l’instant, il appela Partridge.
 
Il était près de huit heures avant qu’il pût partir. Partridge traînait le temps en longueur, l’hôte faisait attendre son mémoire. Quand tous les obstacles furent levés, Jones ne voulut point quitter l’auberge, qu’il n’eût réconcilié le maître et le valet. La paix rétablie entre eux, il partit. Le fidèle paillasse le mena à l’endroit même par où Sophie avait passé. Jones, l’ayant généreusement récompensé, poursuivit sa route avec ardeur, enchanté de la découverte qu’il venait de faire d’une manière si inespérée. Partridge n’en éprouva pas moins de joie, et lui prophétisa du ton le plus sérieux, que ses vœux ne pouvaient manquer d’être couronnés d’un heureux succès.
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« Monsieur, dit-il, deux rencontres pareilles ne vous auraient pas conduit sur les traces de votre maîtresse, si la Providence n’avait dessein de vous réunir un jour. » Jones, pour la première fois, prêta quelque attention aux idées superstitieuses de son compagnon.
 
Nos deux piétons n’avaient pas fait plus de deux milles, qu’ils furent surpris par une violente averse. Comme ils se trouvaient en face d’un cabaret, Partridge détermina son maître à s’y arrêter pendant l’ondée. La faim est un ennemi (si on peut l’appeler ainsi) qui tient plus du caractère anglais que
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du caractère français : on a beau la vaincre, elle revient toujours à la charge. Partridge en est la preuve. À peine entré dans la cuisine, il fit à l’hôte les mêmes questions qu’il avait faites la veille au soir à son confrère. On lui servit pour réponse un excellent aloyau froid. Il l’attaqua de grand cœur, et Jones suivit son exemple, quoiqu’il commençât à s’inquiéter un peu de ne rien apprendre de nouveau, dans cette maison, sur la marche de Sophie.
 
Le déjeuner fini, Jones voulait partir, malgré la violence continue de la pluie ; mais Partridge lui demanda avec instances la permission de vider un second pot de bière. Jetant alors les yeux sur un jeune garçon qui venait d’entrer dans la cuisine, et qui, de son côté, le regardait attentivement, il se tourna vers Jones et lui dit « Touchez là, mon maître, un seul pot ne suffira pas à présent pour faire la ronde. Voici encore des nouvelles de mademoiselle Sophie. Ce garçon que vous voyez près du feu, est le même qui lui a servi de guide. Je le reconnais à mon emplâtre qu’il porte sur le visage.
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– Oui, monsieur, dit le nouveau venu, c’est bien votre emplâtre, il m’a presque guéri. Vous m’avez rendu un service que je n’oublierai jamais. Dieu vous en récompense ! »
 
Jones se leva précipitamment et emmena le
Jones se leva précipitamment et emmena le guide dans une chambre voisine. Tel était son respect pour Sophie, qu’il s’abstenait de prononcer son nom devant qui que ce fût. Si, dans une sorte d’effusion de cœur, il lui était arrivé une fois de porter à table sa santé, c’était devant des officiers dont il ne croyait pas qu’elle pût être connue ; et le lecteur doit se souvenir avec quelle peine on obtint de lui qu’il fit connaître son nom de famille.
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guide dans une chambre voisine. Tel était son respect pour Sophie, qu’il s’abstenait de prononcer son nom devant qui que ce fût. Si, dans une sorte d’effusion de cœur, il lui était arrivé une fois de porter à table sa santé, c’était devant des officiers dont il ne croyait pas qu’elle pût être connue ; et le lecteur doit se souvenir avec quelle peine on obtint de lui qu’il fit connaître son nom de famille.
 
Il paraîtra donc cruel, et peut-être contre toute équité, que Jones, doué de sentiments si purs, dût principalement sa disgrâce actuelle à un prétendu manque de délicatesse. Sophie, en effet, était beaucoup moins blessée des libertés qu’il avait prises avec une autre femme, que de l’atteinte qu’elle l’accusait assez justement, en apparence, d’avoir portée à la dignité de son caractère : et nous pensons qu’Honora n’aurait pu la faire partir d’Upton sans le voir, si elle n’avait eu à lui citer, pour combattre son penchant, deux traits d’indiscrétion et de légèreté entièrement incompatibles avec un véritable amour, dans une âme délicate et généreuse.
 
La chose, au reste, se passa ainsi, et nous n’y devons rien changer. Si on la trouve invraisemblable, nous ne saurions qu’y faire. Notre ouvrage n’est point un système, mais une histoire. Nous ne sommes pas obligé de concilier tous les événements
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avec les idées qu’on se forme d’ordinaire de la nature et de la vérité. L’entreprise fût-elle d’ailleurs très-facile, il serait imprudent de la tenter. Par exemple, le fait que nous venons d’exposer, sans commentaire, peut choquer au premier abord certaines personnes. Cependant, après un mûr examen, il obtiendra l’approbation générale. Les gens sages et honnêtes verront dans la disgrâce de Jones à Upton, une conséquence immédiate et une juste punition de son infidélité. Les sots et les méchants, au contraire, s’applaudiront, en pensant que la réputation dépend moins de la vertu que du hasard. Peut-être, en y réfléchissant, pourrions-nous contredire également ces deux conclusions, et montrer que de tels incidents ne servent qu’à consacrer les utiles et rares enseignements que nous cherchons à imprimer dans l’esprit de nos lecteurs, en nous abstenant toutefois d’en rappeler sans cesse le souvenir, comme font ces prédicateurs vulgaires, qui répètent le texte de leur sermon à la fin de chaque période.
 
Il nous suffit d’avoir insinué que la fatale erreur de Sophie à l’égard de Jones, était fondée sur des raisons plausibles. Toute autre femme à sa place se serait trompée de même. Nous dirons plus : si Sophie eût suivi de près son amant, et fût entrée dans le cabaret d’où il sortait, elle aurait trouvé l’hôte
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aussi bien instruit de son nom et de son histoire, que la servante d’Upton avait paru l’être. Car, tandis que Jones interrogeait tout bas à l’écart le guide de Sophie, Partridge, beaucoup moins discret que son maître, questionnait tout haut dans la cuisine celui de mistress Fitz-Patrick : de sorte que l’hôte, qui avait toujours l’oreille au guet en pareille occasion, n’ignora bientôt ni la chute de Sophie, ni la méprise concernant Jenny Cameron, ni les effets du punch ; en un mot, presque rien de ce qui s’était passé à l’auberge d’où nos dames partirent en carrosse à six chevaux, la dernière fois que nous prîmes congé d’elles.
 
 
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Quelques observations assez singulières, et presque rien de plus.
 
Jones, après une bonne demi-heure d’absence, revint à la hâte dans la cuisine, et pria l’hôte de lui donner sur-le-champ le compte de sa dépense.
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Partridge se consola de quitter le coin du feu et une bouteille d’excellente bière, en apprenant qu’il ne voyagerait plus à pied. Jones, par des arguments dorés, avait persuadé au guide de le conduire à l’auberge où il venait de mener Sophie ; mais cet homme n’y avait consenti qu’à la condition que son camarade l’attendrait au cabaret ; car, l’aubergiste d’Upton étant l’intime ami de celui de Glocester, il craignait que ce dernier ne vînt à savoir un jour ou l’autre que ses chevaux avaient fait double course : ce qui l’obligerait à rendre compte de l’argent qu’il se proposait, en garçon avisé, de mettre dans sa poche.
 
Quelque légère que paraisse cette circonstance, nous n’avons pu nous dispenser de la rapporter, parce qu’elle retarda longtemps le départ de Jones. Le second guide mettait sa probité à un plus haut prix que le premier, et elle aurait coûté fort cher à Jones, si Partridge, qui était, comme on sait, un rusé compère, n’avait eu l’heureuse idée de lui donner une demi-couronne à dépenser dans ce même cabaret, pour l’aider à attendre le retour de son camarade. L’hôte n’eut pas plus tôt flairé la pièce d’argent, qu’il poussa un cri de joie. Le désir d’en avoir sa part le rendit si éloquent, si persuasif, qu’en un instant il triompha de la résistance du guide, et le décida à rester, moyennant une demi-couronne de plus.
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Les grands, qui se piquent si fort de finesse et de subtilité, pourraient souvent en recevoir des leçons de la dernière classe du peuple.
 
Les chevaux étant prêts, Jones s’élança sur la selle qui avait servi à sa chère Sophie. Le guide eut la politesse de lui offrir la sienne ; mais il préféra la selle de femme, apparemment comme plus douce. Partridge, quoique fort douillet, ne voulut point déroger à sa dignité d’homme, et accepta l’offre du guide. Ainsi Jones placé sur la selle de Sophie, le guide sur celle de mistress Honora, et Partridge jambe deçà jambe delà sur le troisième cheval, se mirent en marche. Ils arrivèrent en quatre heures à l’auberge où le lecteur a déjà fait un si long séjour. Partridge fut fort gai pendant la route. Il ne se lassait point d’entretenir Jones des nombreux présages de succès dont la fortune l’avait favorisé depuis peu. On pouvait, en effet, les regarder sans superstition comme très-heureux. Partridge préférait d’ailleurs à la gloire des armes le but actuel où tendait son compagnon. Ces mêmes présages qui flattaient l’espoir du pédagogue, lui avaient aussi donné pour la première fois une idée nette de l’amour de Jones pour Sophie. Jusqu’alors il y avait fait peu d’attention. Il s’était trompé, dans le principe, sur les motifs de sa fuite. Quant aux aventures arrivées à l’auberge d’Upton, il avait éprouvé
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trop d’effroi avant et après le départ, pour en rien conclure, sinon que le pauvre Jones était tout-à-fait fou. Cette opinion s’accordait parfaitement avec celle qu’il avait conçue de l’étrange bizarrerie de son caractère ; et la manière dont il était sorti de Glocester ne confirmait que trop à ses yeux la vérité des récits qu’on lui avait faits précédemment. Quoi qu’il en soit, il était charmé de suivre une nouvelle direction, et commençait à prendre une idée moins désavantageuse du jugement de son ami.
 
Trois heures sonnaient comme ils arrivaient. Jones demanda aussitôt des chevaux de poste. Par malheur, il n’y en avait point : ce qui ne doit pas surprendre, si l’on songe aux troubles qui agitaient le royaume, et en particulier cette contrée où les courriers se croisaient à chaque instant du jour et de la nuit.
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Jones mit tout en œuvre pour engager son guide à pousser jusqu’à Coventry ; mais ce fut en vain. Tandis qu’il se débattait avec lui dans la cour de l’auberge, un étranger l’aborda, et l’appelant par son nom, lui demanda des nouvelles de la respectable famille du comté de Somerset. Jones reconnut aussitôt dans ce personnage le procureur Dowling, avec qui il avait dîné à Glocester, et lui rendit son salut avec politesse.
 
Dowling pressa vivement M. Jones de ne pas aller
Dowling pressa vivement M. Jones de ne pas aller plus loin ce soir-là. Il appuya ses instances d’arguments sans réplique. La nuit était presque close ; l’orage avait gâté les chemins ; ce serait agir avec plus de prudence, de ne repartir que le lendemain à la pointe du jour. Il se servit de beaucoup d’autres raisons non moins solides, dont quelques-unes sans doute n’avaient pas échappé à la sagacité de Jones ; mais comme elles n’avaient produit aucun effet sur son esprit, elles ne réussirent pas mieux en passant par la bouche de M. Dowling. Notre héros persista dans la résolution de poursuivre sa route, dût-il être obligé d’aller à pied.
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plus loin ce soir-là. Il appuya ses instances d’arguments sans réplique. La nuit était presque close ; l’orage avait gâté les chemins ; ce serait agir avec plus de prudence, de ne repartir que le lendemain à la pointe du jour. Il se servit de beaucoup d’autres raisons non moins solides, dont quelques-unes sans doute n’avaient pas échappé à la sagacité de Jones ; mais comme elles n’avaient produit aucun effet sur son esprit, elles ne réussirent pas mieux en passant par la bouche de M. Dowling. Notre héros persista dans la résolution de poursuivre sa route, dût-il être obligé d’aller à pied.
 
Quand l’honnête procureur vit qu’il ne pouvait décider Jones à rester, il usa de toutes les ressources de son éloquence pour persuader au guide de l’accompagner ; il lui prouva par une foule de bons raisonnements, qu’il ne pouvait se refuser à faire cette petite course, et conclut en lui disant que le gentilhomme ne manquerait sans doute pas de le bien récompenser de sa peine.
 
En tout, comme au jeu de ballon, c’est un avantage d’être deux contre un. Les observateurs attentifs ont dû remarquer l’influence du nombre, lorsqu’il s’agit de prière ou de persuasion. Un père, un maître, une femme, ou quelque autre individu revêtu d’autorité, ont-ils opposé
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un refus opiniâtre à toutes les raisons alléguées par une seule personne, on les voit souvent céder ensuite à ces mêmes raisons présentées par une seconde, ou par une troisième qui n’a employé aucun moyen nouveau. De là vient peut-être l’expression de seconder un argument ou une motion, et le grand, effet qui en résulte dans les discussions publiques. De là vient probablement aussi que dans nos cours de justice, il n’est pas rare d’entendre un habile avocat répéter pendant une heure de suite ce qu’un autre habile homme a dit avant lui.
 
Au lieu de nous étendre sur ce sujet, nous nous contenterons, suivant notre coutume, de l’éclaircir par un exemple. Le guide qui avait résisté aux arguments de Jones, se rendit à ceux de M. Bowling, et consentit à laisser notre ami reprendre sa place sur la selle de Sophie ; mais il exigea qu’on lui donnât le temps de faire rafraîchir ses chevaux, qui avaient, disait-il, marché longtemps et avec une grande vitesse. Jones, malgré son impatience, aurait fait de lui-même ce qu’il désirait. Il ne partageait pas l’opinion de ces philosophes qui considèrent les animaux comme de pures machines, et croient qu’en piquant brutalement leur monture, l’éperon et le cheval sont aussi insensibles l’un que l’autre à la douleur.
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Tandis que les chevaux mangeaient, ou plutôt étaient censés manger ; car, en l’absence du guide qui se régalait dans la cuisine, le garçon d’écurie eut grand soin d’ôter aux pauvres bêtes leur foin et leur avoine, Jones, cédant aux sollicitations de Dowling, le suivit dans sa chambre, où il l’aida à vider une bouteille de vin.
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M. Dowling, prenant son verre, porta la santé du bon écuyer Allworthy. « Nous boirons aussi, s’il vous plaît, ajouta-t-il, à celle du jeune écuyer, son neveu et son héritier. Allons, monsieur, à M. Blifil. C’est un charmant jeune homme. Je vous garantis qu’il fera un jour une grande figure dans son comté. J’ai déjà en vue un bourg dont les suffrages lui sont assurés.
 
– Monsieur, répondit Jones, vous n’avez pas, je pense, l’intention de m’insulter : ainsi je vous pardonnerai
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votre proposition ; mais je vous déclare que vous confondez deux personnes qui n’ont rien de commun. L’une est la gloire de l’humanité, et l’autre en est l’opprobre.
 
Dowling demeura interdit. Je croyais, dit-il, ces deux gentilshommes d’un caractère également estimable. Sans avoir jamais eu le bonheur de voir M. Allworthy, je sais qu’il n’est bruit partout que de sa bonté. À l’égard du jeune écuyer, je ne l’ai vu qu’une fois, quand je lui portai la nouvelle de la mort de sa mère ; et j’étais alors si chargé, si accablé, si écrasé d’affaires, que j’eus à peine le temps de l’entretenir un moment ; mais sa politesse et son affabilité m’enchantèrent. De ma vie je n’ai rencontré personne qui m’ait plu davantage.
 
– Je ne m’étonne pas qu’il vous en ait imposé dans une si courte entrevue ; car il a toute la ruse du diable. On pourrait le fréquenter nombre d’années sans le connaître. Nous avons été élevés ensemble dès l’enfance, nous ne nous sommes presque pas quittés ; et pourtant ce n’est que depuis peu que j’ai découvert, en partie, la bassesse de son âme. Je ne m’étais jamais senti, je l’avoue, beaucoup d’inclination pour lui. Je le trouvais dépourvu de ces sentiments généreux qui sont la source de tout ce qu’il y a de grand et de noble dans la nature humaine, j’étais choqué de
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son égoïsme ; mais c’est récemment, tout récemment que j’ai reconnu qu’il était capable des plus lâches et des plus noires intrigues. Oui, j’ai acquis la certitude que, profitant de la franchise de mon caractère, et usant d’infâmes artifices, il travaillait de longue main à ma ruine, qu’il a enfin consommée.
 
– Ah ! Ah ! en ce cas ce serait bien dommage qu’un pareil sujet héritât des grands biens de votre oncle Allworthy.
 
– Hélas ! monsieur, je n’ai pas l’honneur d’être le neveu de M. Allworthy. Il est vrai qu’il me permit autrefois de l’appeler d’un nom plus tendre encore ; mais c’était de sa part une faveur toute gratuite. Je ne puis donc l’accuser d’injustice, quand il juge à propos de me la retirer. Je n’avais pas plus mérité de l’obtenir que je n’ai mérité de la perdre. Non, monsieur, je ne tiens point à M. Allworthy par les liens du sang ; et si le monde, qui est incapable d’apprécier dignement ses vertus, osait blâmer dans sa conduite à mon égard, un excès de rigueur pour un de ses proches, il ferait injure au meilleur des hommes… Excusez-moi, je ne veux point vous fatiguer de détails qui me sont personnels ; mais comme vous avez paru me croire parent de M. Allworthy, j’ai dû dissiper une erreur qui pourrait l’exposer à une censure que je lui épargnerais volontiers aux dépens de ma vie.
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volontiers aux dépens de ma vie.
 
– Monsieur, vous parlez en homme d’honneur. Loin de trouver que vous entriez dans trop de détails, j’ai la plus grande envie de savoir comment vous avez pu passer pour parent de M. Allworthy, sans l’être en effet. Vos chevaux ne seront pas prêts avant une demi-heure ; et, puisque vous en avez le loisir, expliquez-moi de grâce ce mystère. »
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Jamais destin ne fut plus digne de pitié[31].
 
Dowling parut très-touché de ce récit. Pour être procureur, il n’était pas sans humanité. Rien n’est plus injuste que de porter dans le commerce de la vie des préjugés contre certaines professions, et de juger du caractère d’un homme par son état.
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L’habitude, à la vérité, adoucit l’horreur des actions que la profession rend indispensables et journalières ; mais en toute autre circonstance la nature agit également sur les hommes de tout état, et peut-être même avec plus de force sur ceux qui, livrés à des occupations continuelles, n’ont pour ainsi dire qu’un jour de fête à lui consacrer. Un boucher ne verrait pas sans peine tuer un beau cheval. Le chirurgien qui vient de couper de sang-froid un bras ou une jambe, aura compassion d’un homme en proie à un accès de goutte. On cite un bourreau qui, après avoir pendu cent coquins d’une main ferme, trembla la première fois qu’il eut à trancher une tête. En temps de guerre, les professeurs par excellence dans l’art de verser le sang humain, ne se font nul scrupule de massacrer par milliers leurs confrères, et souvent des femmes et des enfants ; mais quand la paix a fait taire les tambours et les trompettes, ils dépouillent leur férocité et redeviennent des citoyens doux et commodes. Ainsi un procureur peut compatir au malheur de ses semblables, pourvu que son intérêt ne souffre point de sa pitié.
 
Jones, comme on sait, ignorait encore de quelles noires et fausses couleurs on l’avait peint à M. Allworthy. Quant à ses véritables torts, il ne les présenta pas à M. Dowling sous le jour le
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plus désavantageux. Sans vouloir jeter aucun blâme sur son ancien bienfaiteur, il était peu curieux de se trop dénigrer lui-même. Dowling observa donc, et avec raison, qu’il fallait qu’on lui eût rendu de bien mauvais offices. « Certainement, dit-il, l’écuyer ne vous aurait pas déshérité pour de pures étourderies de jeunesse : quand je dis déshérité, je me sers d’un terme impropre ; car, d’après la loi, vous n’êtes point son héritier. Cela est hors de doute, et ne doit pas se mettre en question. Toutefois ce gentilhomme vous ayant en quelque sorte adopté comme son fils, vous auriez du compter sur une part considérable, sinon sur la totalité de son bien ; et quand vous auriez même compté sur la totalité, je ne vous en ferais point un crime. Tous les hommes cherchent à gagner le plus qu’ils peuvent ; on ne saurait les en blâmer.
 
– Vous m’offensez, monsieur, dit Jones. Je me serais contenté de peu de chose. Je n’ai jamais convoité la succession de M. Allworthy. Je dirai plus : je n’ai jamais pensé à ce qu’il pourrait ou voudrait me laisser ; et je déclare solennellement que s’il avait fait tort à son neveu en ma faveur, je n’aurais point accepté ses dons. Je préfère ma propre estime à la fortune d’un autre. Qu’est-ce que le misérable orgueil qu’inspirent une maison magnifique, un brillant équipage,
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une table somptueuse, et les autres avantages réels ou apparents de l’opulence, au prix de ce vif et solide contentement, de cette douce satisfaction, de cette joie intérieure, de ces transports enivrants que procure à l’homme de bien le sentiment d’une noble et généreuse action ? Que de grands biens tentent la cupidité de Blifil, je ne les lui envie point. Je ne changerais pas de position avec lui, s’il devait m’en coûter un remords. Il m’a supposé, je crois, les vues intéressées dont vous avez parlé ; et c’est à ces soupçons, nés de la bassesse de son âme, que j’attribue ses lâches procédés envers moi. Mais, grâce au ciel, je connais, je sens… je sens mon innocence, mon ami, et je n’y renoncerais pas pour l’empire du monde. Aussi longtemps que je pourrai dire : Je n’ai fait ni souhaité de mal à personne,
 
Placez-moi dans ces champs par le froid engourdis,
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Son doux parler, son doux sourire[32]. »
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Il remplit alors son verre, et but à la santé de sa chère Lycoris ; puis versant une rasade à Dowling, il le pressa de lui faire raison.
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« Allons, dit Dowling, de tout mon cœur, à la santé de mademoiselle Lycoris. Je n’ai pas l’honneur de la connaître, mais j’ai souvent entendu vanter sa beauté. »
 
Quoique le latin ne fût pas la seule partie de ce discours que Dowling comprit médiocrement, quelques traits ne laissèrent pas de faire sur son esprit une forte impression. Il essaya de la cacher à Jones par des clignements d’yeux, des signes de tête, des ricanements et des grimaces (car on est souvent aussi honteux d’une bonne pensée que d’une mauvaise). Il n’est pas douteux, au reste, qu’il n’approuvât au fond du cœur ce qu’il pouvait comprendre des sentiments de notre ami, et ne plaignît vivement son malheur. Nous reviendrons par la suite sur ce sujet, s’il nous arrive de rencontrer encore M. Dowling. Pour le moment nous prendrons congé de lui un peu brusquement, à l’exemple de Jones qui, averti
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que ses chevaux étaient prêts, paya son hôte, souhaita une bonne nuit au procureur, monta à cheval et partit pour Coventry, malgré l’obscurité de la nuit et la violence de la pluie.
 
 
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Il n’y a point de route plus facile à tenir que celle qui mène de l’auberge où étaient nos voyageurs, à la ville de Coventry ; et quoique ni Jones, ni Partridge, ni le guide, n’eussent jamais passé par là, ils n’auraient guère pu s’égarer, sans les deux circonstances dont nous avons parlé à la fin du dernier chapitre. Elles furent cause que nos voyageurs se jetèrent dans un chemin beaucoup moins fréquenté : de sorte qu’après une marche de six milles, au lieu d’apercevoir les superbes tours de Coventry, ils se trouvèrent dans une cavée boueuse, d’où rien ne leur annonçait l’approche d’une grande cité.
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Jones dit au guide qu’il s’était sûrement trompé de route. Celui-ci soutint que c’était impossible : terme qui s’emploie souvent dans la conversation pour signifier tantôt ce qui est contraire, tantôt ce qui est conforme à la vraisemblance, et quelquefois ce qui est certain. Cette espèce d’hyperbole ressemble à l’étrange extension qu’on donne fréquemment aux mots infini et éternel, dont l’un sert à exprimer une distance de six pieds, et l’autre, une durée de cinq minutes. On assure de même qu’il est impossible de perdre ce qui est déjà perdu ; c’était le cas présent. Malgré les assurances formelles du guide, nos voyageurs n’étaient pas plus dans la vraie route de Coventry, qu’un avide et impitoyable avare n’est dans le chemin du ciel.
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On ne peut se figurer sans l’avoir éprouvée, l’horreur qu’inspirent les ténèbres, la pluie, et le vent, au malheureux égaré pendant la nuit. Rien ne soutient son courage contre les injures du temps. Il n’a point devant les yeux l’agréable perspective de vêtements secs, d’un bon feu, d’une bonne table, et d’un bon lit. Il suffit pourtant de se faire une imparfaite idée de cette affreuse position, pour concevoir les pensées qui remplirent alors la tête de Partridge.
 
À mesure qu’on avançait, Jones affirmait d’une manière positive que ce n’était point la route de
À mesure qu’on avançait, Jones affirmait d’une manière positive que ce n’était point la route de Coventry. Le guide lui-même en convint à la fin, tout en assurant qu’il était impossible qu’il se fût trompé. Partridge ne partageait pas son opinion. « Monsieur, dit-il à Jones, dès l’instant de notre départ, j’ai bien prévu que nous étions menacés de quelque malheur. N’avez-vous pas remarqué cette vieille femme qui était debout à la porte de l’auberge, comme vous montiez à cheval, et qui vous a demandé l’aumône ? J’aurais souhaité de tout mon cœur que vous lui fissiez la charité ; car elle a dit que vous vous repentiriez de votre refus. Au moment même il a commencé à pleuvoir, et le vent n’a cessé d’augmenter depuis. Tenez, monsieur, on a beau dire, je soutiens, moi, et je le sais par expérience, que les sorcières ont le pouvoir de commander à l’orage : or, si cette vieille n’est pas une sorcière, croyez que je n’en ai jamais vu de ma vie. Je l’ai jugée telle au premier coup d’œil, et si j’avais eu de la monnaie dans ma poche, je lui aurais donné quelque chose. Il est toujours bon d’être charitable envers ces sortes de gens, dans la crainte de ce qui peut arriver. J’ai connu plus d’un laboureur qui a perdu son troupeau, pour avoir voulu épargner un sou. »
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Coventry. Le guide lui-même en convint à la fin, tout en assurant qu’il était impossible qu’il se fût trompé. Partridge ne partageait pas son opinion. « Monsieur, dit-il à Jones, dès l’instant de notre départ, j’ai bien prévu que nous étions menacés de quelque malheur. N’avez-vous pas remarqué cette vieille femme qui était debout à la porte de l’auberge, comme vous montiez à cheval, et qui vous a demandé l’aumône ? J’aurais souhaité de tout mon cœur que vous lui fissiez la charité ; car elle a dit que vous vous repentiriez de votre refus. Au moment même il a commencé à pleuvoir, et le vent n’a cessé d’augmenter depuis. Tenez, monsieur, on a beau dire, je soutiens, moi, et je le sais par expérience, que les sorcières ont le pouvoir de commander à l’orage : or, si cette vieille n’est pas une sorcière, croyez que je n’en ai jamais vu de ma vie. Je l’ai jugée telle au premier coup d’œil, et si j’avais eu de la monnaie dans ma poche, je lui aurais donné quelque chose. Il est toujours bon d’être charitable envers ces sortes de gens, dans la crainte de ce qui peut arriver. J’ai connu plus d’un laboureur qui a perdu son troupeau, pour avoir voulu épargner un sou. »
 
Jones, quoique désolé du retard que lui causait la méprise de son guide, ne put s’empêcher de sourire de la superstition de Partridge. Un
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accident vint encore l’augmenter. Le pédagogue tomba lourdement de cheval ; cependant il en fut quitte pour être couvert de boue depuis les pieds jusqu’à la tête. À peine relevé sur ses jambes, il tira de sa chute une nouvelle preuve de la vérité de ses pressentiments. Jones, voyant qu’il ne s’était fait aucun mal, lui répondit en riant : « Votre prétendue sorcière, Partridge, est une ingrate. Elle ne distingue pas, dans son ressentiment, ses amis de ses ennemis. Quand mon refus aurait excité sa colère, devait-elle vous faire tomber de cheval, vous qui montrez tant de respect pour elle ?
 
– Il ne faut pas, monsieur, reprit Partridge, se moquer de gens qui ont un tel pouvoir ; car ils sont souvent très-méchants. Je me souviens d’un maréchal qui offensa une de ces sorcières, en lui demandant à quelle époque finirait son pacte avec le diable ; et à trois mois de là, jour pour jour, sa plus belle vache se noya. Ce n’est pas tout. Peu de temps après, le maréchal voulant régaler quelques-uns de ses voisins, mit en perce un tonneau de sa meilleure bière. Pendant la nuit la sorcière lâcha le robinet, et toute la liqueur se répandit dans le cellier. Enfin, depuis ce temps, rien ne réussit au pauvre homme. Dans son désespoir il s’adonna à la boisson. Au bout d’un an ou deux on saisit son mobilier, et il est maintenant à la charité de la paroisse, lui et sa famille. »
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et sa famille. »
 
Le guide, et peut-être aussi le cheval, prêtaient une oreille attentive à ce récit, quand tout-à-coup, soit négligence du cavalier, soit malice de la sorcière, ils tombèrent tous deux dans un bourbier.
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Jones, au lieu de répondre à ce sage conseil, ne s’occupait que du guide, dont la chute n’eut rien de plus fâcheux que celle de Partridge. Notre homme, accoutumé depuis longues années à de pareils accidents, se remit en selle, et prouva bientôt par ses jurements et par les coups de fouet prodigués à sa monture, qu’il n’avait nullement perdu l’usage de ses membres.
 
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CHAPITRE XII.
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Mais combien redoubla sa frayeur, lorsqu’en approchant de cette lumière, on plutôt de ces lumières (car on en distinguait alors plusieurs), il entendit un bruit confus de voix humaines, de chants, d’éclats de rire et de cris, accompagnés de sons étranges qui semblaient provenir de quelques instruments. En entrant un peu dans les idées de Partridge, on aurait pu donner à ce concert le nom de musique infernale.
 
L’horreur inexprimable dont il fut saisi se communiqua au guide. Le poltron, qui n’avait
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pas perdu une seule des paroles du pédagogue, se joignit à lui pour engager M. Jones à rebrousser chemin, l’assurant qu’il croyait fermement, comme Partridge, que les chevaux, malgré leur marche apparente, n’avaient pas fait un pas en avant depuis une demi-heure au moins.
 
Jones, en dépit de la contrariété qu’il éprouvait, se prit à rire de la peur de ces pauvres diables. « Il faut pourtant bien, leur dit-il, que nous avancions vers les lumières, ou que les lumières aient avancé vers nous, car nous y touchons presque. Comment pouvez-vous avoir peur d’une troupe de gens qui paraissent ne songer qu’à se divertir ?
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– Qu’ils soient ce qu’ils voudront, je vais leur demander la route de Coventry. Tous les sorciers, Partridge, ne ressemblent pas à la maudite vieille que nous avons eu le malheur de rencontrer hier au soir.
 
– Eh ! monsieur, qui peut dire de quelle humeur ils sont ? Le mieux est toujours d’être poli avec eux ; mais quoi, si nous allions trouver pis que des sorciers, des diables incarnés… Oh !
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soyez prudent, monsieur, soyez prudent, je vous en conjure. Si vous aviez lu comme moi les terribles histoires qu’on raconte de ces gens-là, vous ne seriez pas si téméraire. Dieu seul sait où nous sommes et où nous allons. On n’a jamais vu sur terre une pareille obscurité, et je doute qu’il fasse plus noir dans l’autre monde. »
 
Malgré ces représentations, Jones marchait aussi vite qu’il pouvait, et le pauvre Partridge était obligé de le suivre. S’il avait peur d’avancer, il craignait encore davantage de rester seul en arrière.
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« Si vous êtes un ami, dit une autre voix, vous feriez mieux de mettre pied à terre, et d’attendre ici la fin de l’orage (la pluie tombait alors avec une extrême violence). Vous serez le bien venu parmi nous ; et il y a de la place pour votre cheval, au bout de la grange.
 
– Je vous remercie, répondit Jones. J’accepte votre
– Je vous remercie, répondit Jones. J’accepte votre offre pour quelques minutes, et j’ai avec moi deux compagnons qui seront fort aises d’obtenir la même faveur. » Elle leur fut accordée de meilleure grâce qu’ils ne la reçurent. Partridge aurait mieux aimé endurer les injures de l’air, que de se mettre à la merci de gens qu’il prenait pour des esprits. Le guide se sentait retenu par la même inquiétude. Cependant ils suivirent Jones, bon gré mal gré, l’un parce qu’il n’osait quitter son cheval, l’autre parce qu’il craignait de demeurer seul.
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offre pour quelques minutes, et j’ai avec moi deux compagnons qui seront fort aises d’obtenir la même faveur. » Elle leur fut accordée de meilleure grâce qu’ils ne la reçurent. Partridge aurait mieux aimé endurer les injures de l’air, que de se mettre à la merci de gens qu’il prenait pour des esprits. Le guide se sentait retenu par la même inquiétude. Cependant ils suivirent Jones, bon gré mal gré, l’un parce qu’il n’osait quitter son cheval, l’autre parce qu’il craignait de demeurer seul.
 
Dans un siècle superstitieux, nous aurions moins tardé, par pitié pour nos lecteurs, à bannir de leur esprit l’effrayante idée de voir apparaître sur la scène Belzébuth ou Satan, avec son hideux cortège ; mais ce genre de croyance étant tombé de nos jours dans un grand discrédit, nous n’avons pas craint de leur causer de pareilles terreurs. Depuis longtemps les poëtes de théâtre se sont appropriés tout l’appareil du ténébreux empire. Ils semblent même le négliger aujourd’hui, comme un ressort usé, qui n’est propre qu’à émouvoir la galerie du cintre, où nous supposons que peu de nos lecteurs vont se placer.
 
Cependant, si nous croyons ne leur avoir inspiré aucune peur des esprits infernaux, nous appréhendons d’exciter en eux, sans le vouloir, une autre espèce d’alarmes : c’est qu’ils ne nous prêtent
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le dessein de faire un voyage dans le pays des fées, et de mêler aux personnages de cette histoire des êtres à l’existence desquels personne n’a jamais eu la simplicité de croire, quoique bien des gens aient eu la folie de s’amuser à écrire ou à lire leurs aventures.
 
Pour prévenir des soupçons si préjudiciables à la réputation d’un historien qui fait profession de puiser tous ses matériaux dans la nature, nous dirons, sans plus de préambule, quels étaient ces inconnus dont la soudaine apparition avait glacé d’effroi Partridge, consterné le guide, et surpris même un peu notre héros.
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Les individus rassemblés dans la grange, n’étaient autres qu’une troupe d’égyptiens, vulgairement nommés bohémiens, qui célébraient les noces d’un de leurs compagnons. À en juger par la joie empreinte sur tous les visages, ils paraissaient jouir d’un bonheur parfait. Leur réunion offrait plus d’ordre et de décence que n’en présente souvent une fête de village. Car ils sont soumis à un gouvernement régulier, ils ont des lois de leur façon, et obéissent à un magistrat suprême, auquel ils donnent le nom de roi.
 
La grange était abondamment pourvue de provisions. On ne remarquait nulle recherche dans l’apprêt des viandes, et l’appétit des convives n’en exigeait point. Il y avait une grande quantité
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de jambons, de gigots de mouton, de volailles. Chacun s’occupait à préparer, pour soi, une sauce meilleure que n’aurait pu la faire le plus habile et le plus cher des cuisiniers français.
 
Énée ne demeura pas plus frappé de surprise dans le temple de Junon[33] à l’aspect des tableaux de la guerre de Troie, que notre héros à la vue de ce qui se passait dans cette grange. Tandis qu’il promenait autour de lui des regards étonnés, un vénérable personnage vint à lui et l’aborda d’une manière trop cordiale et trop franche, pour n’être qu’une simple marque de politesse. C’était le roi des bohémiens. Son habillement différait peu de celui de ses sujets. Aucun ornement extérieur ne relevait sa dignité ; et cependant, au dire de M. Jones, il y avait dans son air quelque chose qui annonçait l’autorité, et qui inspirait la crainte et la soumission : soit que cette idée vînt de l’imagination de notre ami, soit qu’elle découle naturellement du pouvoir et en soit comme inséparable.
 
La physionomie ouverte, les manières polies de Jones, jointes à l’agrément de sa personne, le recommandaient au premier abord. L’impression favorable qui en était l’effet ordinaire fut encore augmentée par le profond respect qu’il témoigna au roi des bohémiens, dès qu’il eut connaissance
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de sa dignité. Sa majesté bohémienne y parut d’autant plus sensible, qu’elle n’était accoutumée à recevoir un pareil hommage que de ses propres sujets.
 
Le roi donna l’ordre de dresser une table pour Jones, et de la couvrir de mets choisis ; puis se plaçant à sa droite, il lui tint le discours suivant :
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« J’ai l’honneur d’être leur roi ; nul monarque ne peut se vanter de commander à des sujets plus dociles et plus affectionnés. J’ignore jusqu’à quel point je mérite leur amour : ce que je puis dire, c’est que je ne m’occupe qu’à les rendre heureux ; et je ne m’en fais pas un mérite. Puis-je m’empêcher de contribuer au bonheur de pauvres gens qui courent tout le long du jour de côté et d’autre, et ne manquent pas de m’apporter la meilleure part de ce qu’ils gagnent ? Ils m’aiment et m’honorent, parce que je les aime et que je prends soin d’eux : voilà tout, je n’en sais pas d’autre raison.
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« Il y a environ mille, ou deux mille ans (je ne puis dire au juste l’époque, ne sachant ni lire ni écrire), il arriva chez les bohémiens ce que vous appelez une révolution. Il existait alors parmi eux des seigneurs qui se faisaient une guerre continuelle pour la préséance. Le roi abolit leurs privilèges et rendit tous ses sujets égaux. Depuis ce temps, ils vivent ensemble dans une parfaite harmonie. Aucun d’eux n’ambitionne la royauté, et ils ont bien raison. Rien, je vous assure, n’est plus pénible que d’être roi, et de rendre sans cesse la justice. J’ai souvent envié le sort du dernier de mes sujets, quand j’ai été forcé de punir un parent ou un ami ; car, bien que nous n’infligions jamais la peine de mort, nos châtiments sont très-sévères. Ils obligent le coupable à rougir de lui-même, et c’est une punition terrible. Un bohémien s’y expose rarement deux fois. »
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Le roi témoigna ensuite beaucoup de surprise qu’il n’y eût pas dans les autres gouvernements une punition telle que la honte. Jones l’assura que dans les lois anglaises elle s’attachait à un grand nombre de crimes, et qu’elle était la conséquence naturelle de tous les châtiments.
 
« Vous m’étonnez, reprit le roi. Sans avoir vécu parmi les Anglais, j’en connais beaucoup, et j’ai ouï dire que la honte était la conséquence
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ainsi que la cause d’une infinité de vos récompenses. Vos récompenses et vos punitions sont donc la même chose ? »
 
Tandis que sa majesté bohémienne s’entretenait de la sorte avec Jones, il s’éleva tout-à-coup un grand tumulte dans la grange. Voici à quelle occasion. Partridge, rassuré peu à peu par la courtoisie des bohémiens, s’était enfin décidé à partager leur festin et à goûter de leurs liqueurs. Il en but une telle quantité, qu’insensiblement la crainte fit place dans son cœur à des sensations très-différentes.
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Une jeune bohémienne plus remarquable par ses manières engageantes que par sa beauté, avait attiré dans un coin l’honnête pédagogue, sous prétexte de lui dire sa bonne aventure. Or, soit que les liqueurs fortes n’allument jamais plus promptement le feu de la concupiscence qu’après un exercice modéré, soit que la bohémienne, mettant de côté la modestie de son sexe, eût tenté la jeunesse de Partridge par des avances positives, le mari les surprit ensemble dans une situation fort équivoque. Animé en apparence d’un sentiment de jalousie, il avait épié et suivi sa femme d’un œil attentif, jusqu’à l’endroit où il la trouva dans les bras de son galant.
 
À la grande confusion de Jones, Partridge fut conduit devant le roi, qui écouta tour à tour l’accusateur et l’accusé.
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Celui-ci ne put alléguer pour sa défense que de misérables excuses. L’évidence elle-même déposait contre lui, et servait à le confondre. Le roi, se tournant vers Jones : « Vous avez entendu, dit-il, ce dont votre compagnon est accusé. Quelle punition jugez-vous qu’il mérite ?
 
– Je suis désolé, répondit Jones, de ce qui vient d’arriver. Partridge fera au mari toutes les réparations qui dépendent de lui. Quant à moi, je n’ai pour le moment que très-peu d’argent dans ma poche. » Il en tira une guinée et l’offrit au bohémien. Celui-ci la refusa, en disant qu’il espérait qu’on ne lui en donnerait pas moins de cinq.
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Le roi demanda encore au témoin si le mari était caché avec lui pendant tout ce temps.
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Sur sa réponse affirmative, sa majesté bohémienne dit au mari : « Je suis fâché de voir qu’il existe un bohémien assez vil pour trafiquer de l’honneur de sa femme. Si vous aviez aimé la vôtre, vous auriez prévenu son crime, au lieu d’y prêter les mains, pour avoir ensuite le droit de l’accuser. Je vous défends de prendre l’argent de cet étranger ; vous méritez un châtiment, et non une récompense. J’ordonne de plus qu’en punition de votre infamie, vous portiez sur le front, durant un mois, une paire de cornes ; que votre femme soit traitée de prostituée et montrée au doigt pendant le même temps ; car, si vous êtes un bohémien infâme, elle est aussi une infâme prostituée. »
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– Voulez-vous que je vous dise, répliqua le roi, la différence qu’il y a entre vous et nous ? mes sujets volent vos compatriotes, et vos compatriotes se volent les uns les autres. »
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Jones se mit alors à vanter d’un ton sérieux le bonheur d’un peuple soumis à un pareil magistrat. Son bonheur était effectivement si parfait, qu’il est à craindre que quelque avocat du pouvoir arbitraire ne le cite, un jour, comme une preuve de la supériorité du gouvernement bohémien sur tous les autres.
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Nous ferons ici une concession qu’on n’attend probablement pas de nous ; c’est qu’aucune forme de gouvernement tempéré n’est susceptible de recevoir le même degré de perfection, ou de procurer à la société les mêmes avantages que le gouvernement absolu. Jamais le genre humain n’a été aussi heureux que dans le temps où la plus grande partie du monde connu obéissait aux lois d’un seul maître. Cette félicité se perpétua sous les règnes consécutifs de cinq empereurs[34]. Ce fut là le véritable âge d’or, le seul qui, depuis l’expulsion d’Éden jusqu’à ce jour, ait existé ailleurs que dans l’imagination des poëtes.
 
Nous ne connaissons qu’une objection solide contre l’excellence de la monarchie absolue, c’est la difficulté de trouver un chef propre à en remplir les fonctions. Il faut dans ce cas que le monarque possède trois qualités extrêmement rares, si l’on en juge par l’histoire : assez de modération pour renfermer l’exercice de son pouvoir
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dans les bornes de la raison ; assez de sagesse pour sentir son propre bonheur ; assez de bonté pour souffrir celui des autres, quand, loin de nuire au sien, il y contribue.
 
Si un prince avec de telles qualités peut devenir le bienfaiteur de l’humanité, on conviendra que sans elles il doit en être le fléau.
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La religion nous offre dans la peinture du ciel et de l’enfer une image sensible des biens et des maux qui peuvent naître du pouvoir absolu. Quoique le prince des ténèbres n’ait d’autre puissance que celle qu’il tient originairement de Dieu, l’Écriture nous enseigne qu’il jouit dans son noir empire d’un pouvoir absolu, et que l’Éternel n’a communiqué cet excès de pouvoir qu’à lui seul. Si donc les divers despotes qui oppriment le monde prétendent s’appuyer sur une autorité divine, leur droit ne saurait venir que de la concession primitive faite au monarque infernal ; et ces puissances inférieures sont filles de celui dont elles portent si évidemment l’empreinte.
 
Comme il est démontré par l’histoire de tous les siècles, que les hommes n’aspirent, en général, au pouvoir que pour faire le mal, et qu’ils ne l’emploient qu’à cet usage, quand ils l’ont obtenu, ce serait une haute folie de nous exposer aux chances d’un gouvernement où nous n’aurions
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que deux ou trois exceptions pour nous rassurer contre mille exemples effrayants. Il est beaucoup plus sage de se résigner au petit nombre d’inconvénients qui résultent de l’impassible surdité des lois, que de vouloir y remédier, en portant ses griefs à l’oreille toujours ouverte d’un tyran soupçonneux.
 
Qu’on ne nous oppose pas l’exemple des bohémiens. Malgré la longue félicité dont ils ont joui sous cette forme de gouvernement, leur bonheur fut l’effet du caractère particulier qui les distingue de tous les autres peuples. Ils ne se font point de fausses idées de gloire et d’honneur, et regardent la honte comme le plus cruel des châtiments.
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Conversation entre Jones et Partridge.
 
Les amis sincères de la liberté nous pardonneront, sans doute, la longue digression qui termine le dernier chapitre. Nous ne nous y sommes engagé que
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dans la crainte qu’on ne nous accusât de vouloir fournir des armes à la plus pernicieuse doctrine que la fourberie sacerdotale ait jamais osé soutenir.
 
Revenons maintenant à Jones. Quand l’orage fut passé, il prit congé de sa majesté bohémienne, après l’avoir remerciée mille fois de son obligeante hospitalité, et se remit en route pour Coventry. Comme il faisait encore nuit, le monarque chargea un de ses sujets de lui servir de guide, afin de le préserver d’une nouvelle méprise. Par une suite de la première, il fit onze milles, au lieu de six, et presque toujours dans des chemins si affreux, qu’il eût été impossible d’y trotter, même pour aller chercher une sage-femme dans le cas le plus urgent. De cette façon, il n’arriva que vers midi à Coventry. La difficulté de s’y procurer des chevaux ne lui permit d’en repartir qu’au bout de deux heures. Le garçon d’écurie et le postillon n’étaient pas à moitié aussi pressés que lui. Ils imitaient l’inaction de Partridge. Le pédagogue, privé de l’aliment du sommeil, saisissait toutes les occasions d’y suppléer par quelque autre nourriture. Jamais il n’était plus content qu’au moment où il mettait le pied dans une auberge, ni plus fâché que lorsqu’il était forcé d’en sortir.
 
Jones voyageait maintenant en poste. Nous le
Jones voyageait maintenant en poste. Nous le suivrons, selon notre coutume et d’après les règles de Longin, de la même manière. Il alla de Coventry à Daventry, de Daventry à Stratford, et de Stratford à Dunstable, où il arriva le lendemain sur le midi, quelques heures après le départ de Sophie. Il fut obligé d’y rester plus longtemps qu’il ne voulait, grâce à la lenteur du maréchal, occupé à ferrer le cheval qui lui était destiné. Malgré ce retard, il espérait rejoindre Sophie à St.-Albans, où il supposait, avec assez de raison, que le lord s’arrêterait pour dîner ; et en effet il l’y aurait trouvée, si sa conjecture eût été juste. Mais, par malheur, le lord, qui voulait dîner à Londres, avait demandé des chevaux de relais à St.-Albans pour accélérer sa marche. Jones apprit en y arrivant que son carrosse en était parti depuis deux heures.
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suivrons, selon notre coutume et d’après les règles de Longin, de la même manière. Il alla de Coventry à Daventry, de Daventry à Stratford, et de Stratford à Dunstable, où il arriva le lendemain sur le midi, quelques heures après le départ de Sophie. Il fut obligé d’y rester plus longtemps qu’il ne voulait, grâce à la lenteur du maréchal, occupé à ferrer le cheval qui lui était destiné. Malgré ce retard, il espérait rejoindre Sophie à St.-Albans, où il supposait, avec assez de raison, que le lord s’arrêterait pour dîner ; et en effet il l’y aurait trouvée, si sa conjecture eût été juste. Mais, par malheur, le lord, qui voulait dîner à Londres, avait demandé des chevaux de relais à St.-Albans pour accélérer sa marche. Jones apprit en y arrivant que son carrosse en était parti depuis deux heures.
 
Quand les chevaux de poste auraient été prêts, ce qui n’était pas, il n’y avait aucun espoir de rattraper la voiture avant Londres ; Partridge crut que c’était le moment de rappeler à son ami, par un pur sentiment d’intérêt, une petite circonstance qui semblait tout-à-fait sortie de sa mémoire : c’est que, depuis la rencontre du guide de Sophie, il n’avait mangé qu’un œuf poché ; car son esprit seul s’était nourri, dans la grange des bohémiens.
 
Dès que l’hôte entendit Partridge prononcer
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le mot de dîner, il se joignit à lui ; et rétractant la promesse qu’il avait faite de fournir des chevaux sur-le-champ, il assura M. Jones que le dîner ne le retarderait en rien, et serait servi avant que les chevaux, qui étaient encore au pâturage, eussent mangé l’avoine, pour se préparer à la course.
 
Jones se laissa persuader par ce dernier argument, et l’hôte mit aussitôt à la broche une épaule de mouton. Pendant qu’elle rôtissait, Partridge retiré dans une chambre avec son maître, ou, si l’on veut, son ami, lui parla en ces termes : « Assurément, monsieur, si jamais homme mérita l’affection d’une jeune dame, vous méritez bien celle de mademoiselle Sophie. Quelle provision d’amour il faut avoir pour en vivre, comme vous faites, sans autre nourriture ! Je suis sûr d’avoir mangé trente fois autant que vous, pendant les dernières vingt-quatre heures, ce qui n’empêche pas que je ne meure presque de faim. Rien n’aiguise si fort l’appétit que de voyager par ce temps froid et pluvieux. Je ne sais cependant comment cela se fait, vous paraissez jouir d’une santé parfaite. Jamais je ne vous ai vu le teint plus frais, plus vermeil. Vous vivez d’amour, on n’en saurait douter !
 
– Et c’est aussi, Partridge, une nourriture très-substantielle. La fortune d’ailleurs ne m’en
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a-t-elle pas envoyé une excellente hier ? Penses-tu que je ne puisse pas vivre plus de vingt-quatre heures avec ce cher portefeuille ?
 
– Sans doute, monsieur, il renferme de quoi fournir aux frais de plus d’un bon repas, et la fortune vous l’a envoyé fort à propos ; car votre bourse doit commencer à se dégarnir.
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– Que veux-tu dire ? Tu ne me crois pas, j’espère, assez malhonnête, quand ce portefeuille appartiendrait à toute autre qu’à miss Western…
 
– Malhonnête ! Dieu me préserve de vous faire cet affront. Mais où serait le grand mal d’emprunter dessus une bagatelle, pour la nécessité présente, puisque vous aurez tant de moyens de vous acquitter par la suite ? Oui certes, j’entends que vous vous acquittiez aussitôt que vous en trouverez l’occasion. Je le répète : quel mal y aurait-il à faire un léger emprunt, dans le dénûment où vous êtes réduit ? Oh ! si le portefeuille appartenait à une personne pauvre, ce serait bien différent ; mais une si grande dame ne peut avoir besoin d’argent, à présent surtout qu’elle est avec un lord qui sûrement ne la laissera manquer de rien. D’ailleurs elle ne pourrait avoir besoin tout au plus que d’une faible partie de la somme, et non de la totalité. Je lui en laisserais donc une petite partie ; mais j’aimerais mieux être pendu que de dire un mot de ma trouvaille, avant
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d’avoir ma bourse bien garnie d’argent qui m’appartînt en propre ; car j’ai ouï dire que Londres est le pire lieu du monde, pour y vivre sans argent. Si j’ignorais à qui appartient le billet de banque, je pourrais croire qu’il vient du diable, et craindre d’y toucher ; mais vous savez le contraire. Il vous est tombé honnêtement entre les mains. Ce serait faire injure à la fortune que de vous en dessaisir, au moment où il vous est le plus nécessaire. Ne comptez pas qu’elle vous envoie souvent de pareilles aubaines. Fortuna nun quam perpetuo est bona[35]. Quoi qu’il en soit, vous ferez comme il vous plaira. Quant à moi, j’aimerais mieux être pendu que de dire un mot de la trouvaille.
 
– À ce que je vois, Partridge, la potence est un sujet non longe alienum a Scævolæ studiis[36].
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– Vous auriez dû dire alienus[37]. Je me rappelle le passage. C’est un exemple sous les mots communis, alienus, immunis, variis casibus serviunt.
 
– Si tu te rappelles le passage, à mon avis tu ne l’entends pas, mon ami. Je te dis en bon français que celui qui trouve un objet perdu, et
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le garde, au lieu de le rendre au propriétaire connu, ne mérite pas moins, in foro conscientiæ[38], d’être pendu, que s’il l’avait volé. Ce billet appartient à ma chère maîtresse. Il a été en sa possession. Rien ne me déterminera à le remettre en d’autres mains que les siennes. Oui, je le lui rendrai, quand je serais, comme toi, en proie à une faim dévorante, et que je n’aurais pas d’autre moyen de l’apaiser. J’espère m’acquitter de ce devoir avant la fin du jour. En tout cas, je te défends, sous peine d’encourir ma disgrâce, d’offenser de nouveau mon-oreille par la proposition d’une si détestable bassesse.
 
– Je me serais gardé de vous la faire, si elle m’avait paru telle. Assurément une mauvaise action me répugne autant qu’à qui que ce soit ; mais peut-être en savez-vous plus que moi. J’aurais pu croire cependant que je n’avais pas vécu tant d’années, et enseigné si longtemps la grammaire, sans être en état de distinguer le fas du nefas[39] ; mais il paraît que nous devons passer notre vie à nous instruire. Mon vieux maître d’école, qui était un grand savant, avait, je m’en souviens, coutume de dire : Polly matete cry town
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is my daskalon[40] ; ce qui signifie qu’un enfant peut quelquefois apprendre à sa grand’mère à manger des œufs. J’ai fait de beaux progrès vraiment, si je suis réduit à apprendre aujourd’hui ma grammaire. Peut-être, jeune homme, changerez-vous d’avis, quand vous aurez mon âge. Je me rappelle que, n’étant encore qu’un blanc-bec de vingt et un à vingt-deux ans, je me croyais déjà aussi habile que je le suis maintenant. J’ai toujours enseigné alienus, et mon maître le lisait ainsi devant moi. »
 
Il était rare que Jones se mît en colère contre Partridge, et plus rare encore que Partridge s’oubliât jusqu’à manquer de respect à Jones. Ce fut pourtant ce qui arriva dans cette circonstance. On a vu que le pédagogue n’était pas d’humeur à souffrir qu’on méprisât sa science. Jones ne put supporter certains traits de son discours. « Je vois, lui dit-il en le regardant contre sa coutume d’un air de dédain, que tu es un vieux fou bouffi de vanité, et je crains que tu ne sois aussi un vieux coquin. Si j’étais convaincu de l’un comme de l’autre, je ne te permettrais pas d’aller plus loin avec moi. »
 
Le pédagogue, satisfait d’avoir donné un libre
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cours à sa langue, rentra, comme on dit, dans sa coquille. Il témoigna du regret d’avoir laissé échapper involontairement quelques paroles offensantes pour son maître. « Mais, ajouta-t-il, nemo omnibus horis sapit[41]. »
 
Jones, avec tous les défauts d’un caractère bouillant, n’avait aucun de ceux des tempéraments flegmatiques. Si ses amis étaient obligés d’avouer qu’il s’emportait un peu trop aisément, ses ennemis devaient convenir qu’il n’était pas moins prompt à s’apaiser ; bien différent de la mer, dont les vagues ne cessent point d’être violentes et dangereuses, même après la tempête. Il agréa sur-le-champ les excuses de Partridge, lui serra la main, l’assura de son amitié, et se fit à lui-même mille reproches, mais encore moins peut-être que ne lui en feront beaucoup de nos honnêtes lecteurs.
 
Partridge se sentit soulagé d’un grand poids. Sa crainte d’avoir offensé son maître était dissipée, et il jouissait avec orgueil de l’aveu que Jones avait fait de ses torts, aveu qu’il ne manquait pas de rapporter au trait qui l’avait le plus blessé. « Certainement, monsieur, marmotta-t-il entre ses dents, vous pouvez être, à quelques égards, plus instruit que moi ; mais quant à la
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grammaire, je crois la savoir sur le bout de mon doigt, et je défie le plus habile de m’en donner des leçons. »
 
Si quelque chose pouvait ajouter à la satisfaction du pédagogue, ce fut l’arrivée d’une excellente épaule de mouton qu’on servit toute fumante sur la table. Jones et lui, après s’en être bien régalés, remontèrent à cheval et partirent pour Londres.
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Jones répondit que oui.
 
« Vous m’obligeriez, monsieur, lui dit l’inconnu,
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si vous vouliez me permettre de vous accompagner. Il est tard, et je ne sais pas le chemin. »
 
Jones consentit volontiers à sa demande, et ils marchèrent à côté l’un de l’autre, s’entretenant ensemble comme font d’ordinaire les voyageurs. La conversation roula principalement sur les voleurs. L’inconnu montra une grande peur d’en rencontrer. Jones déclara qu’il avait peu de chose à perdre, et par conséquent peu de chose à craindre.
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« Peu de chose à perdre ! dit Partridge, qui ne put résister à la démangeaison de parler. Monsieur est bien le maître d’appeler cela peu de chose. Pour moi, si j’avais comme lui, dans ma poche, un billet de banque de cent livres sterling, je serais très-fâché de le perdre. Ce n’est pas, au reste, que j’aie peur. Grâce à Dieu, je n’ai jamais été plus tranquille de ma vie. Nous sommes quatre. Si nous nous tenons bien serrés les uns contre les autres, le plus hardi coquin d’Angleterre ne viendrait pas à bout de nous voler. Eût-il un pistolet, il ne pourrait tuer qu’un de nous, et on ne meurt qu’une fois, c’est ma consolation. On ne meurt qu’une fois. »
 
Outre la confiance dans la supériorité du nombre, à laquelle une nation moderne doit en partie sa gloire, il était une autre cause du courage extraordinaire que montrait Partridge. Le vin lui avait inspiré tout celui qu’il peut donner.
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Le vin lui avait inspiré tout celui qu’il peut donner.
 
Nos voyageurs n’étaient plus qu’à un mille de Highgate, quand l’inconnu, se tournant brusquement vers Jones, un pistolet à la main, lui demanda le petit billet de banque dont Partridge avait parlé.
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Le voleur dirigeant alors son arme sur la poitrine de notre héros, le menaça de le tuer s’il ne lui donnait à l’instant même le billet de banque. Jones saisit la main du brigand, qui tremblait si fort qu’à peine pouvait-il tenir son pistolet, et en détourna le canon. Dans la lutte qu’il eut ensuite à soutenir contre lui, il parvint à le désarmer. Tous deux tombèrent de cheval, le voleur sur le dos, et Jones sur le voleur.
 
Le pauvre diable implora la clémence du vainqueur. Il n’était pas capable de résister à un si redoutable champion. « Monsieur, lui dit-il, je ne pouvais
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avoir l’intention de vous tuer ; mon pistolet n’est pas chargé. C’est le premier vol que j’aie tenté de commettre ; le désespoir m’y a poussé. »
 
Dans ce moment, environ à cent cinquante pas de distance, un autre homme étendu tout de son long, criait merci encore plus fort que le voleur. C’était Partridge qui, en cherchant à se sauver de la bataille, avait été jeté à bas de son cheval. La face collée contre terre, il n’osait lever la tête, et s’attendait de minute en minute à recevoir le coup de la mort. Il était encore dans cette attitude, quand le guide, qui ne s’inquiétait que de ses chevaux, après s’être hâté de les rattraper, vint lui dire que son maître avait terrassé le brigand.
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À cette nouvelle, Partridge sauta de joie et courut au lieu où Jones, l’épée nue à la main, tenait en respect le timide voleur. « Point de quartier ! monsieur, lui cria-t-il dès qu’il vit briller le fer, tuez-le, passez-lui votre épée au travers du corps, tuez-le à l’instant. »
 
Le misérable était heureusement tombé au pouvoir d’un homme plus compatissant que le pédagogue. Jones, s’étant assuré que le pistolet n’était point chargé, commença à croire tout ce que le voleur lui avait dit avant l’arrivée de Partridge : savoir, qu’il était novice dans le métier ; qu’ilqu’
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il y avait été entraîné par la plus affreuse misère, par le cruel spectacle de cinq enfants mourant de faim, et d’une femme en couche d’un sixième. L’infortuné attestait avec force la vérité de ces tristes détails, et il offrait d’en convaincre M. Jones, s’il voulait prendre la peine de l’accompagner jusqu’à sa maison qui n’était pas éloignée de plus de deux milles ; il ajouta qu’il ne demandait sa grâce qu’à condition de prouver tout ce qu’il avançait.
 
Jones feignit d’abord de le prendre au mot et de vouloir le suivre. Il lui déclara en même temps que son sort dépendait entièrement de l’exactitude de son récit : sur quoi le pauvre homme fit éclater tant de joie, que Jones ne douta plus de sa sincérité, et se sentit touché de pitié pour lui. « Reprenez votre pistolet, lui dit-il, et cherchez à l’avenir des moyens plus honnêtes de soulager votre misère. Voici deux guinées pour subvenir aux premiers besoins de votre femme et de vos enfants. Je voudrais pouvoir vous donner davantage ; mais les cent guinées dont on vous a parlé ne m’appartiennent point. »
 
Il est probable que nos lecteurs seront partagés de sentiment sur cette action. Quelques-uns y applaudiront, comme à un acte sublime d’humanité ; d’autres, plus sévères, n’y verront qu’un dangereux oubli de cette justice que chacun doit à son pays. Partridge l’envisagea sous cet aspect. Il en
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montra un grand mécontentement, cita un vieux proverbe, et dit qu’il ne serait pas surpris que le drôle ne revînt les attaquer avant leur arrivée à Londres.
 
Le voleur se répandit en protestations de reconnaissance ; il versa, ou fit semblant de verser des larmes d’attendrissement. Il jura qu’il allait retourner à l’instant chez lui, et qu’il ne retomberait jamais dans un si coupable égarement. On saura peut-être par la suite s’il tint, ou non, sa parole.
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Nos voyageurs, étant remontés à cheval, arrivèrent à Londres sans autre accident fâcheux. Leur dernière aventure fut entre eux, pendant la route, le sujet d’un entretien fort intéressant. Jones témoigna beaucoup de compassion pour les voleurs de grand chemin, auxquels l’excès de la misère fait embrasser un genre de vie contraire aux lois, et qui les conduit d’ordinaire à une mort infâme. « Je ne parle, dit-il, que de ceux dont le crime se borne au simple vol, et qui ne se rendent coupables ni de violence ni de cruauté. Cette circonstance, il faut l’observer à l’honneur de notre pays, distingue les voleurs d’Angleterre de ceux des autres nations, où le meurtre accompagne presque toujours le vol.
 
– Nul doute, répondit Partridge, qu’il ne soit
– Nul doute, répondit Partridge, qu’il ne soit moins criminel d’ôter à quelqu’un sa bourse que la vie. Malgré cela, il est bien dur que d’honnêtes gens ne puissent voyager pour leurs affaires, sans être exposés aux attaques de ces brigands. Mieux vaudrait que les coquins fussent tous pendus au bord du grand chemin, que de voir un seul honnête homme victime de leur rapacité. Je ne voudrais pas, je l’avoue, tremper mes mains dans le sang d’aucun d’eux ; mais c’est aux lois à en faire justice. Quel droit un homme a-t-il de me prendre, ne fût-ce que six pence, contre mon gré ? Est-ce là une action honnête ?
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moins criminel d’ôter à quelqu’un sa bourse que la vie. Malgré cela, il est bien dur que d’honnêtes gens ne puissent voyager pour leurs affaires, sans être exposés aux attaques de ces brigands. Mieux vaudrait que les coquins fussent tous pendus au bord du grand chemin, que de voir un seul honnête homme victime de leur rapacité. Je ne voudrais pas, je l’avoue, tremper mes mains dans le sang d’aucun d’eux ; mais c’est aux lois à en faire justice. Quel droit un homme a-t-il de me prendre, ne fût-ce que six pence, contre mon gré ? Est-ce là une action honnête ?
 
– Pas plus honnête, répliqua Jones, que celle de prendre des chevaux dans une écurie, ou de garder l’argent qu’on trouve, et dont on connaît le vrai propriétaire. ».
 
Cette maligne allusion ferma la bouche à Partridge. Il ne la rouvrit que pour répondre aux plaisanteries que lui fit Jones sur sa poltronnerie, et chercha une excuse dans la supériorité des armes à feu. « Mille hommes sans armes, dit-il, ne sauraient tenir contre un pistolet. Chaque coup, à la vérité, ne peut tuer qu’un individu ; mais qui m’assurera que cet individu ne sera pas moi ? »
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Invocation.
 
Viens, noble amour de la renommée, viens enflammer mon cœur. Loin de moi l’odieux fantôme qui, sur des flots de sang et de larmes, et au milieu des gémissements de l’humanité, conduit le héros à la gloire. Ô douce et belle nymphe à qui l’heureuse Mnémosyne donna le jour aux bords de l’Hèbre ! toi qu’éleva la Méonie, qu’enchanta Mantoue, qui sur la riante colline au pied de laquelle s’étend la superbe métropole d’Albion, t’asseyais avec le chantre d’Adam, et prêtais à sa lyre d’harmonieux accords, c’est toi que j’appelle à mon aide. Inspire-moi la flatteuseflatteu
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se espérance de charmer les siècles futurs. Prédis-moi qu’un jour, quelque jeune beauté dont l’aïeule est encore à naître, en voyant sous le nom imaginaire de Sophie, la peinture du mérite réel de ma Charlotte, poussera par sympathie un tendre soupir. Apprends-moi à sentir, à goûter, à savourer dans l’avenir le parfum des louanges. Anime mon courage par l’assurance solennelle que, quand j’aurai passé de la petite salle basse où j’écris maintenant, dans l’obscure et froide prison du cercueil, je serai lu, honoré de ceux qui ne m’ont ni vu ni connu, et que je ne verrai ni ne connaîtrai jamais.
 
[42]Je t’invoque aussi, divinité beaucoup mieux nourrie, qui ne te revêts point d’une forme aérienne, qui tressailles de plaisir à l’aspect d’un aloyau cuit à point et d’un pudding bien assaisonné ; toi qu’enfanta dans une barque, sur un canal hollandais, l’épaisse moitié d’un lourd marchand d’Amsterdam. Tu puisas à l’école de Grubstreet[43] les premiers éléments de ta science. Là, dans un âge plus mûr, tu appris à la poésie à
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flatter, non l’esprit, mais la vanité d’un riche patron. Docile à tes leçons, la comédie prend un air grave et sérieux, tandis que la tragédie tonne, éclate, et glace d’épouvante les spectateurs qu’elle assourdit. La docte histoire t’endort par d’ennuyeux récits, et le roman inventif te réveille par l’attrait d’aventures surprenantes. Ton libraire joufflu se ressent de ta bénigne influence. C’est grâce à tes conseils que le pesant in-folio dépecé avec une heureuse industrie, après avoir dormi longtemps sur des tablettes poudreuses, circule rapidement de main en main dans tout le royaume ; que certains livres en imposent au monde, comme les charlatans, par des titres pompeux, ou éblouissent les yeux, comme les petits-maîtres, par l’éclat de leur parure. Viens, déesse au teint fleuri, garde pour d’autres tes inspirations, mais offre-moi tes séduisantes récompenses, ton sonore et brillant métal, tes billets de banque payables à vue, feuilles légères chargées d’invisibles trésors ; joins à ces dons une demeure agréable et commode, une abondance toujours nouvelle, enfin une bonne part dans l’héritage de cette mère bienfaisante dont le sein fertile fournirait une nourriture plus que suffisante à la totalité de sa nombreuse famille, si la majeure partie n’en était privée par la voracité de quelques membres trop avides. Viens, dis-je, et si je
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ne suis pas assez sensible à tes précieuses faveurs, échauffe mon cœur du doux espoir d’en enrichir mes enfants. Dis-moi que ces chers enfants dont j’ai souvent interrompu, dans mes travaux, le babil importun et les jeux innocents, seront un jour amplement dédommagés de cette contrainte, par le fruit de mes veilles.
 
Après avoir invoqué un couple mal assorti, une ombre déliée et une grossière substance, qui implorerai-je maintenant pour diriger ma plume ?
 
C’est toi d’abord, ô génie ! don du ciel, sans lequel on lutte en vain contre un fonds stérile. Toi qui répands les semences fécondes que l’art développe et mûrit ensuite, daigne me prendre par la main, et conduire mes pas dans le sinueux labyrinthe de la nature. Daigne m’initier à ces mystères que nul œil profane n’a jamais vus. Enseigne-moi, ce qui t’est facile, à mieux connaître l’homme qu’il ne se connaît lui-même. Dissipe le nuage qui offusque sa raison, et lui fait adorer, ou détester ses semblables, selon leur plus ou moins d’adresse à le tromper par des dehors spécieux, tandis que, se trompant eux-mêmes, ils ne sont en réalité que des objets dignes de risée. Arrache à la présomption le léger masque de sagesse qui la couvre, à l’avarice celui de la richesse, à l’ambitionl’
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ambition celui de la gloire. Toi qui inspiras Aristophane, Lucien, Cervantes, Rabelais, Molière, Shakespeare, Swift, Marivaux, remplis mon ouvrage de tes vives et piquantes saillies. Aide-moi à corriger les travers de l’espèce humaine. Que chacun, instruit par mes leçons, apprenne à se moquer des folies des autres, et à s’humilier des siennes.
 
Et toi, compagne presque inséparable du vrai génie, humanité, accorde-moi tes tendres émotions. Si tu en as déjà disposé en faveur de tes favoris, Allen et Littleton, dérobe-les un moment à leur cœur. Comment peindre sans toi une scène touchante ? De toi seule découlent l’amitié désintéressée, le brûlant amour, l’ardente reconnaissance, la douce compassion, et tous ces mouvements énergiques d’une âme généreuse qui remplissent nos yeux de larmes, colorent notre front d’une noble rougeur, et nous pénètrent tour à tour de douleur, de joie, et de bienveillance.
 
Ô science ! (car sans ton aide le génie ne peut rien produire de pur ni de correct) daigne aussi me servir de guide. Dès mes jeunes ans, je t’adorai dans ton temple d’Eton, sur ces rives que la Tamise baigne de ses eaux claires et tranquilles ; j’arrosai de mon sang ton autel de bouleau, avec le courage d’un Spartiate. Ouvre-moi
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tous les trésors dont la philosophie, la poésie, et l’histoire, ont enrichi la Grèce et l’Italie. Donne-m’en pour un instant la clef, que tu as confiée à ton cher Warburton[44].
 
Viens enfin, ô expérience ! fruit d’un long commerce, non-seulement avec les sages, les savants, les gens distingués par leur vertu, ou leur politesse, mais avec toutes les classes de la société, depuis le grand seigneur jusqu’au simple artisan, depuis la duchesse à son cercle jusqu’à la marchande à son comptoir. C’est par toi seule que l’on peut connaître les mœurs des hommes, leurs travers, leurs préjugés, qu’ignorera toujours, malgré sa vaste érudition, le pédant confiné dans la solitude de son cabinet.
 
Génie, science, humanité, expérience, venez tous ensemble, venez en plus grand nombre encore, s’il est possible. J’ai entrepris une tâche difficile, et je ne saurais l’achever sans votre secours ; mais si vous daignez sourire à mes travaux, j’ose me flatter de les conduire à une heureuse fin.
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Le savant docteur Misaubin avait coutume de donner ainsi son adresse : Au docteur Misaubin, dans le monde ; voulant faire entendre par là qu’il y avait peu de pays où sa réputation n’eût pénétré. Et peut-être trouvera-t-on, après un mûr examen, que la célébrité du nom n’est pas un des moindres avantages attachés à la grandeur.
 
Le bonheur d’être connu de la postérité, bonheur dont l’attrayant espoir nous causait tout à l’heure de si doux transports, n’est le partage que d’un très-petit nombre d’êtres privilégiés. Faire répéter mille ans après soi, comme dit Sydenham, les différentes syllabes qui composent son nom, c’est un honneur insigne réservé principalement à l’épée du guerrier illustre et à la plume du grand écrivain. On ne l’acquiert ni par les titres, ni par la richesse. Mais l’avantage d’échapper, pendant sa vie, à l’humiliante imputation d’être un homme que personne ne connaît, injure, pour le dire
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en passant, aussi ancienne que le siècle d’Homère[45], sera toujours l’heureuse prérogative de ceux que distinguent leur rang ou leur fortune.
 
Ainsi, d’après la brillante figure qu’a déjà faite dans cette histoire le pair irlandais, sous les auspices duquel Sophie était arrivée à Londres, on ne manquera pas de conclure qu’il devait être très-facile de découvrir son hôtel, sans savoir le quartier ni la rue où il était situé, le lord étant un de ces personnages que tout le monde connaît. C’est, en effet, ce que n’aurait pas eu de peine à faire un marchand accoutumé à fréquenter les palais des grands, dont la porte est en général aussi aisée à trouver que difficile à ouvrir : mais Jones, ainsi que Partridge, n’avait jamais vu Londres ; et comme il y était entré par un quartier dont les habitants ont très-peu de relations avec ceux de Hanovre, ou de Grosvenor-square, il erra quelque temps avant de parvenir aux heureuses demeures où la fortune sépare du vulgaire ces nobles rejetons des anciens Bretons, Saxons, ou Danois, à qui leurs ancêtres, nés dans de meilleurs temps, ont assuré, par divers genres de mérite, un précieux héritage de richesses et d’honneurs.
 
Jones, parvenu enfin dans ce terrestre élysée, aurait bientôt découvert l’habitation
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du lord, si celui-ci n’en eût changé par malheur en partant pour l’Irlande. Récemment établi dans un nouvel hôtel, il n’avait pas encore eu le temps d’étourdir ses voisins du fracas de son équipage. Après une infructueuse recherche qui dura jusqu’à onze heures du soir, Jones cédant aux conseils de Partridge, se retira dans Holborn, à l’auberge du Taureau, où il était descendu, et il y goûta ce doux repos que procure d’ordinaire une extrême fatigue.
 
Le lendemain il se remit de bonne heure en quête de Sophie, et avec aussi peu de succès que la veille. À la fin pourtant, soit que la fortune se relâchât envers lui de sa rigueur, soit qu’il ne fût plus en son pouvoir de le tromper, il entra dans la rue honorée de la résidence du lord. On lui indiqua son hôtel, et il frappa un petit coup à la porte.
 
Cette façon modeste de s’annoncer inspira d’abord au portier une médiocre idée de la personne qui se présentait ; il n’en jugea pas mieux à la vue de Jones vêtu d’un habit de bure, ayant à son côté l’épée qu’il tenait du sergent, et dont la lame, bien que de fin acier, n’avait qu’une poignée de cuivre, encore était-ce de cuivre très-peu brillant : aussi, quand Jones demanda la jeune dame arrivée la veille avec milord, on lui répondit sèchement
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qu’il n’y avait point de dame dans l’hôtel. Jones témoigna le désir de parler au maître de la maison. On lui dit que milord ne serait pas visible de toute la matinée. Il insista ; le portier répliqua qu’il avait l’ordre positif de ne laisser entrer personne. « Mais, ajouta-t-il, vous pouvez laisser votre nom, milord le verra ; et si vous repassez, vous saurez quand vous serez reçu. »
 
Jones dit qu’ayant besoin d’entretenir la jeune dame d’une affaire très-importante, il ne se retirerait pas sans l’avoir vue. « Il n’y a point de jeune dame dans l’hôtel, lui répondit le rustre d’un ton brutal, et par conséquent vous n’en verrez pas. Vous êtes un homme étrange : vous ne vous payez d’aucune raison. »
 
Nous avons souvent pensé que Virgile, en faisant le portrait de Cerbère dans le sixième livre de l’Énéide, avait en vue les portiers des personnages considérables de son temps. Ce portrait du moins offre une peinture assez fidèle des gens qui ont l’honneur de garder la porte des grands seigneurs de nos jours. Le portier dans sa loge est la vraie image de Cerbère dans son antre. Il faut l’apaiser, comme ce dernier, par une offrande, afin d’avoir accès auprès du maître. Peut-être Jones vit le suisse de milord sous cet aspect, et se souvint du passage où la sibylle, pour procurer à Énée l’entrée
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des enfers, aborde le gardien du Styx avec un gâteau de miel et de pavots. Il essaya d’attendrir le cerbère humain par un présent d’une autre nature. Un laquais qui entendit sa proposition s’avança aussitôt, et dit à M. Jones que, s’il voulait lui donner la récompense qu’il offrait, il le mènerait chez la dame. Jones y consentit, et fut à l’instant conduit au logement de mistress Fitz-Patrick par le même homme qui avait accompagné la veille les deux cousines.
 
Rien ne rend si sensible à un mauvais succès, que d’en avoir manqué, de près, un bon. Le joueur qui perd la partie au piquet pour un point, se plaint dix fois autant que celui qui n’a pas eu un moment l’espoir de la gagner. Il en est de même à la loterie. Le spéculateur dont le numéro approchait du gros lot, s’estime beaucoup plus malheureux que ses compagnons d’infortune. En un mot, la privation d’un bonheur auquel on touchait presque, a l’air d’une insulte de la fortune. Il semble qu’en nous abusant par de vaines illusions, elle veuille s’amuser à nos dépens.
 
Jones, qui avait déjà essuyé plus d’une fois ses caprices, fut encore condamné dans cette circonstance au supplice de Tantale. Il arriva à la porte de mistress Fitz-Patrick, cinq minutes après le départ de Sophie. La femme de chambre à laquelle
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il s’adressa lui apprit cette triste nouvelle, et ne put lui dire où elle était allée. Mistress Fitz-Patrick elle-même lui fit faire ensuite une réponse semblable. Elle ne doutait point que M. Jones ne fût un émissaire envoyé par son oncle Western à la recherche de Sophie, et elle était trop généreuse pour découvrir sa retraite.
 
Quoique Jones n’eût jamais vu mistress Fitz-Patrick, il avait ouï-dire qu’une cousine de Sophie avait épousé un gentilhomme de ce nom. Dans le trouble ou il était, il ne s’en souvint pas d’abord ; mais quand le laquais du lord qui s’était chargé de le conduire, l’eut informé que les deux dames paraissaient liées d’une étroite amitié, et se traitaient de cousines, le mariage dont il avait entendu parler lui revint à l’esprit. Convaincu maintenant que mistress Fitz-Patrick était la nièce de M. Western, il n’en fut que plus surpris de sa réponse, et demanda instamment la permission de lui parler : faveur qu’il ne put obtenir.
 
Jones, sans avoir jamais été à la cour, avait plus de politesse que la plupart de ceux qui la fréquentent. Il était incapable d’un procédé brusque ou incivil envers une femme ; au lieu de se plaindre du refus qu’il éprouvait, il se retira en disant à la femme de chambre que, si l’heure était mal choisie pour parler à sa maîtresse, il reviendrait
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dans l’après-midi, et qu’il espérait alors être plus heureux. Le ton insinuant dont il prononça ces mots, joint à l’agrément de ses manières, fit impression sur la femme de chambre. Elle ne put s’empêcher de lui répondre : « Revenez ce soir, monsieur, peut-être verrez-vous madame ; » et elle n’oublia rien pour engager sa maîtresse à recevoir la visite du beau jeune homme : c’est ainsi qu’elle l’appela.
 
Jones s’imagina que Sophie était avec sa cousine, et qu’elle refusait de le voir par ressentiment de ce qui s’était passé à Upton. En conséquence, il chargea Partridge de lui chercher un logement, et demeura tout le jour dans la rue, l’œil fixé sur la porte de la maison où il croyait que son amante était cachée ; mais il n’en vit sortir personne, excepté un domestique. Il se présenta de nouveau dans la soirée chez mistress Fitz-Patrick, qui daigna enfin le recevoir.
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Il y a un certain air de noblesse naturelle que l’habit ne peut ni donner ni ôter. Cet avantage, que Jones possédait au suprême degré, lui valut un accueil plus favorable que la simplicité de son habillement ne lui permettait de l’espérer. Après qu’il eut offert ses hommages à la dame, elle l’invita à s’asseoir.
 
Nous croyons le lecteur peu curieux des détails d’une entrevue qui répondit mal à l’attente
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du pauvre Jones. Mistress Fitz-Patrick, avec la sagacité ordinaire à son sexe, découvrit bientôt en lui un amant, mais un amant dont une amie éclairée de Sophie ne devait pas seconder les vues. En un mot, elle le prit pour ce Blifil que sa cousine avait fui, et toutes les réponses qu’elle tira adroitement de Jones, touchant la famille de M. Allworthy, la confirmèrent dans cette opinion. Elle refusa donc de lui faire connaître la demeure de Sophie, et Jones ne put rien obtenir d’elle, que la permission de revenir la voir le lendemain au soir.
 
Lorsqu’il fut parti, mistress Fitz-Patrick confia ses soupçons à sa femme de chambre. « Madame, lui dit Betty, ce jeune homme est à mon gré trop joli garçon pour qu’on songe à le fuir. Je croirais plutôt que c’est M. Jones.
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– M. Jones ? reprit mistress Fitz-Patrick ; qu’est-ce que c’est que M. Jones ? » Sophie, dans ses entretiens avec sa cousine, n’avait pas prononcé son nom une seule fois ; mais Honora, beaucoup moins discrète, avait conté tout ce qu’elle savait de lui à sa compagne irlandaise, qui le répéta en ce moment à sa maîtresse.
 
Ce récit ramena sur-le-champ mistress Fitz-Patrick à l’avis de sa femme de chambre ; et ce qu’on aura peine à concevoir, elle vit dans l’amant aimé mille charmes qu’elle n’avait pas aperçus
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dans l’amant rebuté. « Betty, dit-elle, vous avez raison. C’est un joli jeune homme. Je ne m’étonne point qu’Honora vous ait dit que tant de femmes en raffolaient. Je regrette à présent de ne lui avoir pas donné l’adresse de ma cousine… Si cependant il est aussi mauvais sujet que vous l’assurez, ce serait grand dommage qu’elle le revît jamais. Ne courrait-elle pas à sa perte, en épousant, contre la volonté de son père, un homme sans mœurs et sans biens ? Oui certes, s’il est tel que vous l’a peint Honora, la charité m’impose le devoir de garantir ma cousine de ses pièges ; je serais inexcusable d’en agir autrement, surtout après avoir fait une si cruelle expérience des malheurs qui accompagnent de tels mariages. »
 
À ces mots, elle fut interrompue par l’arrivée du lord. Comme il ne se passa dans cette visite rien de nouveau, ni d’essentiel à notre histoire, nous terminerons ici le chapitre.
 
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CHAPITRE III.
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Mistress Fitz-Patrick se coucha, l’esprit tout occupé de Sophie et de Jones. Elle était un peu blessée du défaut de franchise qu’elle venait de découvrir dans sa cousine. Avec un peu de réflexion, elle comprit que si elle parvenait à la préserver des poursuites de son amant, et à la ramener chez son père, un si grand service rendu à la famille la réconcilierait elle-même, selon toute apparence, avec son oncle et avec sa tante Western.
 
Cette réconciliation était le plus ardent de ses vœux. Il ne lui restait plus qu’à chercher le moyen d’en assurer le succès. Elle crut inutile de tenter la voie de la raison. La peinture que Betty lui avait faite, d’après Honora, de la violente inclination de Sophie pour Jones, lui persuadait qu’il serait aussi insensé de vouloir l’éloigner de
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ce jeune homme par des conseils, que de supplier un papillon de ne pas aller se brûler à la chandelle.
 
Si le lecteur veut bien se souvenir que Sophie avait connu lady Bellaston chez sa tante Western, lorsque sa cousine y demeurait avec elle, nous n’aurons pas besoin de lui dire que mistress Fitz-Patrick devait aussi la connaître. L’une et l’autre étaient d’ailleurs ses parentes éloignées.
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En conséquence, dès qu’il fit jour, elle s’habilla à la hâte, et au mépris de l’usage et des convenances, elle se rendit à une heure indue chez lady Bellaston, près de qui elle fut introduite sans que Sophie en eût le moindre soupçon ; car notre héroïne, quoique éveillée, était encore au lit, et sa fidèle Honora, couchée dans la même chambre qu’elle, dormait d’un profond somme.
 
Mistress Fitz-Patrick commença par se confondre
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en excuses sur l’indiscrétion d’une visite si matinale. Elle n’aurait jamais songé, dit-elle, à venir troubler, à une pareille heure, le repos de milady, si elle n’y eût été forcée par une affaire de la dernière importance. Elle lui raconta ensuite fort en détail ce qu’elle avait appris de Betty, et n’oublia pas la visite que Jones lui avait faite à elle-même, la veille au soir.
 
« Ainsi donc, madame, répondit en souriant lady Bellaston, vous avez vu ce redoutable jeune homme. Est-il réellement aussi bien qu’on se plaît à le dire ? Etoff m’a entretenue de lui hier au soir pendant près de deux heures. Je crois que la friponne en est devenue amoureuse sur sa réputation. »
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Qu’on ne s’étonne point d’entendre parler ainsi lady Bellaston. Mistress Etoff avait l’honneur de présider à sa toilette. Bien instruite par Honora de ce qui concernait M. Jones, elle s’était amusée à en faire le récit à sa maîtresse la veille au soir, ou plutôt le matin en la déshabillant ; ce qui avait fort prolongé son ministère accoutumé.
 
Lady Bellaston écoutait d’ordinaire assez volontiers les histoires que lui contait mistress Etoff ; elle prêta une attention particulière à celle de Jones. Honora l’avait peint des couleurs les plus séduisantes, et mistress Etoff enchérit tellement sur ce portrait, que sa maîtresse se le représentait
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comme un miracle de la nature. Sa curiosité, déjà très-vive, fut encore augmentée par mistress Fitz-Patrick, qui lui vanta autant la figure de Jones qu’elle avait d’abord déprécié sa naissance, son caractère, et sa fortune.
 
Quand lady Bellaston l’eut écoutée jusqu’au bout : « Madame, lui dit-elle avec gravité, c’est en effet une affaire très-importante. On ne saurait trop applaudir à vos vues ; je serai charmée de contribuer à préserver de sa ruine une jeune personne d’un mérite aussi distingué, et pour laquelle j’ai tant d’estime.
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– Milady ne pense-t-elle pas, reprit aussitôt mistress Fitz-Patrick, que ce qu’il y aurait de mieux à faire, ce serait d’écrire sur-le-champ à mon oncle, et de l’informer du lieu où est ma cousine ? »
 
Lady Bellaston réfléchit un moment et répondit : « Non, madame, ce n’est pas mon avis. Je connais, par mistress Western, l’extrême brutalité de son frère, et je ne saurais consentir à remettre sous sa puissance une jeune fille qui a eu le bonheur de s’y soustraire. J’ai ouï dire qu’il s’était conduit comme un monstre avec sa propre femme. C’est un de ces misérables qui s’imaginent avoir le droit de nous traiter en esclaves ; et je croirai toujours servir la cause de mon sexe, en affranchissant de leur joug toute personne
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assez malheureuse pour y être soumise. Le point essentiel, chère cousine, c’est d’empêcher miss Western d’avoir aucune relation avec le jeune homme, jusqu’à ce que la bonne compagnie qu’elle verra chez moi, lui ait inspiré des sentiments plus conformes à sa naissance.
 
– S’il découvrait son asile, soyez sûre, milady, qu’il mettrait tout en œuvre pour arriver jusqu’à elle.
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– Il m’a menacée pour ce soir d’une seconde visite. Si vous voulez me faire l’honneur de venir chez moi entre six et sept heures, vous ne manquerez pas de l’y trouver. En cas qu’il vienne plus tôt, j’imaginerai quelque prétexte pour le retenir jusqu’à votre arrivée.
 
– Eh bien, j’irai chez vous en sortant de table, à sept heures au plus tard. Il est indispensable que je connaisse ce jeune, homme. Assurément, madame, vous faites très-bien de veiller sur la conduite de miss Western. C’est un devoir que
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nous prescrit à toutes deux la simple humanité, aussi bien que l’honneur de notre famille. Ce serait effectivement un étrange mariage. »
 
Mistress Fitz-Patrick répondit un mot obligeant au compliment de lady Bellaston. Après quelques propos insignifiants, elle sortit, regagna sa chaise aussi vite qu’elle put, et retourna chez elle, sans avoir été aperçue par Sophie ni par Honora.
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Qui se passe en visites.
 
M. Jones s’était promené tout le jour, sans perdre de vue une certaine porte ; et ce jour, un des plus courts de l’année, lui en avait paru un des plus longs. Dès qu’il entendit sonner cinq heures, il se présenta chez mistress Fitz-Patrick. C’était une bonne heure avant celle où la bienséance permet de commencer les visites. On le reçut pourtant avec politesse ; mais on continua
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d’affecter la même ignorance sur ce qui concernait miss Western. Jones, en s’informant de ses nouvelles, avait laissé échapper le mot de cousine. « Vous savez donc, monsieur, lui dit mistress Fitz-Patrick, que nous sommes parentes. À ce titre, permettez-moi de vous demander de quelle affaire vous avez à entretenir ma cousine.
 
– J’ai sur moi, répondit Jones après un moment d’hésitation, une somme d’argent considérable appartenante à miss Western, et je désirerais de la lui remettre. » En même temps il tira de sa poche le portefeuille, et instruisit mistress Fitz-Patrick de ce qu’il contenait et de la manière dont il était tombé entre ses mains.
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D’un si bruyant airain ne fit retentir l’air[46].
 
En un mot, un laquais frappa ou plutôt tonna à la porte. Jones, à ce bruit nouveau pour son oreille, témoigna un
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peu de surprise. « C’est une visite qui m’arrive, lui dit mistress Fitz-Patrick d’un air indifférent ; je ne puis, monsieur, vous répondre dans ce moment. Mais veuillez demeurer jusqu’à ce que je sois seule : j’aurai quelque chose à vous dire. »
 
Au même instant la porte de la chambre s’ouvrit à deux battants, et lady Bellaston, rangeant de côté son énorme panier, entra en faisant une profonde révérence à mistress Fitz-Patrick, et une autre très-polie à M. Jones. Elle alla ensuite s’asseoir à la place qui lui était destinée. Nous rapportons ces petits détails pour l’instruction de certaines provinciales de notre connaissance, qui croiraient manquer aux règles du bon ton, si elles daignaient faire la révérence à un homme.
 
On était à peine assis, que l’arrivée du pair irlandais causa un nouveau dérangement et la répétition du même cérémonial. La conversation prit alors un tour animé, et donna naissance à une foule de ces riens ingénieux qui échappent à l’analyse, de ces piquantes saillies dont tout le sel s’évapore, quand on veut les faire passer sur le théâtre, ou dans les livres. Nous omettrons pour cette raison de les placer dans le nôtre. D’ailleurs les personnes exclues des cercles du grand monde n’ignorent pas moins le charme de ces jeux d’esprit, que la délicatesse de certains
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mets de la cuisine française, qu’on ne sert que sur les tables de nos modernes Plutus : et vu la diversité des goûts, ce serait prodiguer en pure perte des perles précieuses, que de les offrir au commun des lecteurs.
 
Le pauvre Jones demeura spectateur muet de la scène brillante qui se passait sous ses yeux. Avant l’apparition du lord, lady Bellaston et mistress Fitz-Patrick lui avaient adressé quelquefois la parole ; mais aussitôt que le noble pair fut entré, ce seigneur devint l’unique objet de leur attention ; et comme il parut ne s’apercevoir de la présence de Jones, que pour jeter sur lui par intervalles un regard dédaigneux, les deux dames suivirent son exemple.
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La conversation durait depuis longtemps, et personne ne songeait à se retirer. Mistress Fitz-Patrick vit bien que chacun avait le projet de rester le dernier. Elle résolut de se débarrasser d’abord de Jones, qu’elle croyait pouvoir traiter avec le moins de cérémonie. Au premier moment de silence : « Monsieur, lui dit-elle avec dignité, je prévois que je n’aurai pas le loisir de vous répondre ce soir sur l’affaire dont vous m’avez parlé. Ayez la bonté de laisser votre adresse, afin que je puisse envoyer demain chez vous. »
 
Jones n’avait qu’une politesse toute naturelle. Au lieu
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de remettre son adresse à un domestique, il la donna sans façon à mistress Fitz-Patrick elle-même, et sortit en la saluant respectueusement.
 
À peine fut-il parti, que les orgueilleux personnages qui l’avaient compté pour rien, lorsqu’il était présent, commencèrent à s’occuper beaucoup de lui ; mais si le lecteur nous a permis de passer sous silence le brillant début de leur conversation, il voudra bien nous dispenser aussi d’en rapporter la fin, qui ne roula que sur des lieux communs de médisance. Nous croyons cependant ne pas devoir négliger une observation de lady Bellaston. Elle se retira peu de minutes après Jones, et dit tout bas à mistress Fitz-Patrick : « Je suis tranquille sur le compte de ma cousine. Elle n’a rien à craindre de ce jeune homme-là. »
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Nous imiterons lady Bellaston en prenant congé de la compagnie, réduite alors à deux personnes. Ce qui se passa entre elles ne regarde en rien ni nous, ni nos lecteurs, et ne doit pas nous détourner d’objets d’une plus haute importance, pour ceux qui s’intéressent au sort de notre héros.
 
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CHAPITRE V.
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Le lendemain matin, dès que la bienséance le permit, Jones se présenta à la porte de mistress Fitz-Patrick. On lui dit qu’elle n’était point chez elle : ce qui le surprit d’autant plus, que s’étant promené de long en large devant sa maison depuis la pointe du jour, elle n’avait pu sortir sans qu’il s’en aperçût. Il fut pourtant obligé de se payer de cette réponse, non-seulement cette fois-ci, mais à cinq reprises différentes, dans la même journée.
 
Afin d’expliquer au lecteur cette énigme, nous lui dirons que le noble pair, pour une raison ou pour une autre, peut-être par égard pour l’honneur de la dame, l’avait priée instamment de ne plus recevoir M. Jones, qu’il jugeait un aventurier, ou
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quelque chose de pis. Elle en avait pris l’engagement ; et l’on vient de voir avec quelle fidélité elle le remplissait.
 
Cependant, comme le lecteur bienveillant a peut-être conçu une meilleure opinion de notre ami, et qu’il pourrait éprouver quelque chagrin de penser que, durant sa pénible séparation d’avec Sophie, il n’eût d’autre asile que la rue, ou le séjour d’une misérable auberge, hâtons-nous de lui apprendre qu’il était logé dans une honnête maison, et dans un des plus beaux quartiers de la ville.
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Partridge, suivant les instructions de Jones, loua deux chambres dans sa maison : l’une pour son maître, au second étage ; l’autre pour lui-même, au quatrième.
 
Le premier était occupé par un de ces jeunes agréables connus à Londres, dans le siècle dernier,
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sous le nom de gens d’esprit et de plaisir : et ils méritaient bien ce double titre ; car l’usage veut qu’on désigne les hommes par leur profession : or, ils n’en avaient point d’autre que le plaisir. La fortune les avait dispensés de toute espèce de travail. Le théâtre, les cafés, les tavernes, étaient leurs lieux de rendez-vous ; les traits d’esprit, les bons mots, la fine plaisanterie, amusaient leurs loisirs ; l’amour faisait la seule occupation sérieuse de leur vie. Les Muses et le vin allumaient à l’envi dans leur sein les plus vives flammes. Admirateurs passionnés de la beauté, quelques-uns d’entre eux possédaient le talent de la chanter en vers ingénieux, et tous savaient apprécier le mérite de ces légères productions. C’était donc avec raison qu’on les appelait des gens d’esprit et de plaisir.
 
Nous doutons fort qu’on puisse donner convenablement ce nom aux jeunes gens de nos jours qui ont l’ambition de se distinguer du vulgaire. Ce n’est pas certainement par l’esprit qu’ils brillent. Pour leur rendre justice, ils s’élèvent d’un degré plus haut que leurs devanciers, et l’on peut les appeler des hommes de sens et de capacité. À un âge où les premiers passaient leur temps à célébrer à table les charmes d’une femme, ou à composer des sonnets en son honneur ; à décider du mérite d’une comédie au théâtre, ou d’un poëme
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chez Will et chez Button, ceux d’aujourd’hui rêvent au moyen de corrompre une assemblée d’électeurs, et préparent des discours pour la chambre des communes, ou plutôt pour les gazettes et les recueils littéraires. La science du jeu exerce surtout leurs pensées. Voilà les graves occupations auxquelles ils se livrent. Voulez-vous savoir en quoi consistent leurs amusements ? tous les arts sont de leur ressort. Ils se donnent pour des connaisseurs universels ; ils jugent de la peinture, de la musique, de la statuaire, de la philosophie naturelle ou mieux antinaturelle, nous voulons dire de celle qui se borne à la recherche du merveilleux, et ne connaît de la nature que ses imperfections et ses monstres.
 
Jones, ayant consumé tout le jour en vaines tentatives pour pénétrer chez mistress Fitz-Patrick, rentra le soir dans sa demeure, accablé de lassitude et de chagrin. Pendant qu’il se livrait sans témoins à sa douleur, il entendit un violent tumulte dans la chambre au-dessous de la sienne, et les cris d’une femme qui le conjurait, au nom du ciel, de se hâter de descendre, afin de prévenir un meurtre. Jones, toujours prêt à secourir le faible et l’opprimé, se précipite au bas de l’escalier et s’élance dans la salle à manger d’où partait le bruit. Il voit, en entrant, le jeune homme d’esprit et de plaisir dont on vient de parler, cloué contre
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la muraille par son laquais, et debout, à côté de lui, une jeune fille qui se tordait les bras en criant de toutes ses forces : « Il va expirer ! il va expirer ! » Et en effet le pauvre malheureux courait risque d’être étouffé, quand Jones l’arracha des mains de son impitoyable ennemi, au moment où il allait rendre le dernier soupir.
 
Quoique le laquais eût reçu plusieurs coups de pied et de poing du jeune homme, qui avait plus de courage que de force, il s’était fait scrupule de frapper son maître, et se contentait de l’étrangler. Il ne se montra pas si respectueux pour Jones. Aussitôt qu’il se sentit rudement pressé par son nouvel adversaire, il lui porta dans le ventre un de ces coups qui causent tant de plaisir aux spectateurs du cirque de Broughton, et en font si peu aux champions qui les reçoivent.
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Notre héros, loin d’en être ébranlé, ne songea qu’à prendre sa revanche. Il s’engagea donc entre lui et le laquais une lutte terrible, mais de courte durée. Le laquais n’était pas plus capable de résister à Jones, que son maître ne l’avait été de lui tenir tête.
 
Par un de ces revers de fortune assez fréquents, les choses changèrent alors de face. Le premier vainqueur alla mesurer la terre, sans force et sans haleine, et le vaincu en reprit bientôt assez
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pour rendre grâce à son libérateur. Jones reçut aussi les plus vifs remercîments de la jeune personne, qui n’était autre que miss Nancy, fille aînée de la maison.
 
Le laquais, s’étant relevé, secoua la tête et dit à Jones d’un air fin : « Oh ! Dieu me damne, s’il me reprend envie de jouter contre vous. Vous avez monté sur les planches, ou que le diable m’emporte. » Pardonnons-lui ce soupçon. Telles étaient la vigueur et l’adresse de notre héros, qu’il pouvait défier les plus renommés boxeurs, et qu’il aurait triomphé sans peine de tous les gradués emmitouflés[47] de l’école de M. Broughton.
 
Le maître écumant de rage ordonna à son laquais de quitter à l’instant sa livrée. Celui-ci y consentit, à condition qu’on lui paierait ses gages. La condition fut aussitôt remplie, et le drôle, congédié. Après son expulsion, le jeune homme,
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qui se nommait Nightingale, pressa vivement son libérateur de partager avec lui une bouteille de vin. Jones céda à ses sollicitations, moins par goût que par complaisance. Le trouble de son âme le rendait peu propre, en ce moment, à la société. Miss Nancy, la seule personne de son sexe qui fût dans la maison (sa mère et sa sœur étant allées à la comédie), voulut bien rester avec eux.
 
Quand on eut apporté la bouteille et les verres, Nightingale adressa la parole à Jones en ces termes : « J’espère, monsieur, que vous ne conclurez pas de la scène dont vous avez été témoin, que j’aie l’habitude de battre mes gens. C’est, je vous jure, autant qu’il m’en souvient, la première fois que je me suis porté à cette extrémité. J’ai passé au maraud bien des sottises, avant de me résoudre à le châtier ; mais quand vous saurez ce qui s’est passé ce soir, vous n’hésiterez pas, je crois, à me juger digne d’excuse. Étant rentré chez moi, par hasard, quelques heures plus tôt que de coutume, j’ai trouvé au coin de mon feu quatre laquais jouant au whist, et mon Hoyle[48], monsieur, mon bel Hoyle, qui m’a coûté une guinée, ouvert sur la table, et arrosé de porter à l’endroit le plus intéressant de l’ouvrage. Il y avait là, vous en conviendrez, de quoi émouvoir
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la bile. Je me suis pourtant contenu jusqu’à la retraite de l’honorable compagnie, et n’ai fait d’abord à mon laquais qu’une douce remontrance ; mais le drôle, au lieu de me témoigner du regret de sa conduite, m’a répondu insolemment que les domestiques pouvaient s’amuser aussi bien que d’autres ; qu’il était fâché de l’accident arrivé à mon livre, mais que plusieurs de ses amis s’étaient procuré le même ouvrage pour un schelling, et que j’étais le maître de lui retenir, si je le voulais, cette somme sur ses gages. À ces mots je lui ai adressé une réprimande plus sévère, et le coquin a eu l’effronterie de… il a imputé mon prompt retour à… il s’est permis une réflexion… Enfin, il a prononcé le nom d’une jeune dame d’une façon qui m’a fait perdre patience, et dans le feu de la colère je l’ai frappé.
 
– Personne, je pense, répondit Jones, ne saurait vous blâmer. Pour moi, je l’avouerai, à la dernière impertinence du maraud, j’aurais fait de même. »
 
Dans cet instant la bonne veuve et sa fille Betsy revinrent de la comédie. Le reste de la soirée se passa gaîment. Jones tâcha, autant qu’il put, de prendre part à la joie commune. La moitié de son enjouement et de sa vivacité, jointe à la douceur de son caractère, suffisait
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pour en faire un agréable compagnon. Malgré le poids qui pesait sur son cœur, il charma toute la petite société. Nightingale témoigna un grand désir de se lier avec lui. Miss Nancy le trouva fort aimable, et la veuve, enchantée de son nouvel hôte, l’invita, ainsi que Nightingale, à déjeuner chez elle le lendemain.
 
Jones, de son côté, ne fut pas moins satisfait. Miss Nancy, quoique très-petite, était extrêmement jolie, et sa mère avait encore dans la physionomie tout l’agrément que peut conserver une femme qui touche à la cinquantaine. Il était impossible de voir une créature plus inoffensive et de meilleure humeur. Jamais elle ne pensait, ne disait, ni ne souhaitait rien de mal. Elle avait constamment le désir de plaire, désir qu’on peut appeler le plus heureux de tous, en ce qu’il ne manque guère d’atteindre son but, quand il n’est point gâté par l’affectation. Avec peu de fortune et de crédit, elle portait dans l’amitié un zèle et une chaleur extraordinaires : en un mot, après avoir été le modèle de l’affection conjugale, elle était celui de la tendresse maternelle.
 
Comme notre histoire ne ressemble point à ces gazettes où l’on voit figurer tout-à-coup avec éclat des personnages inconnus, dont on n’entend plus parler ensuite, le lecteur peut juger sur le
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portrait de cette excellente femme, qu’elle est destinée à jouer dans notre ouvrage un rôle de quelque importance.
 
Jones se félicitait d’avoir fait connaissance avec le jeune Nightingale. Il croyait apercevoir en lui, sous un vernis de fatuité, un grand fonds de raison ; il lui savait un gré infini de la noblesse d’âme qu’il manifestait de temps en temps, et surtout de l’extrême désintéressement dont il faisait profession en matière d’amour. Nightingale tenait sur ce sujet un langage digne des anciens bergers d’Arcadie, et qui paraissait fort singulier dans la bouche d’un petit-maître moderne ; mais il n’était fat que par imitation : la nature l’avait destiné à faire un meilleur personnage.
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Scène du déjeuner. Réflexions sur l’éducation des filles.
 
La société se réunit le lendemain matin avec la mutuelle bienveillance dont elle était animée la veille
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en se séparant ; mais le pauvre Jones avait le cœur navré de tristesse. Partridge venait de lui apprendre que mistress Fitz-Patrick avait quitté son logement, et qu’il n’avait pu découvrir où elle était allée. Cette nouvelle lui causait une vive affliction, et sa physionomie, ainsi que son maintien, trahissait, malgré lui, le trouble de son âme.
 
La conversation roula, comme le jour précédent, sur l’amour. Nightingale professa encore ces sentiments passionnés, généreux, désintéressés, que les hommes raisonnables et froids traitent de romanesques, et que les femmes tendres jugent plus favorablement. Mistress Miller (c’était le nom de la maîtresse de la maison) applaudit à sa noble façon de penser. Mais miss Nancy, lorsqu’il lui demanda son avis, se contenta de répondre que le jeune homme qui avait le moins parlé lui paraissait le plus sensible.
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Ce compliment s’adressait si visiblement à Jones, que nous serions fâché qu’il l’eût laissé passer sans y faire attention. Il y répondit avec politesse, et fit entendre à miss Nancy que son propre silence l’exposait à une réflexion du même genre. En effet, elle avait à peine ouvert la bouche dans les réunions du soir et du matin.
 
« La remarque de monsieur me fait plaisir, dit mistress Miller. Je vous assure, Nancy, que je
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suis presque de son avis. Qu’avez-vous donc, mon enfant ? jamais je n’ai vu un tel changement. Qu’est devenue votre gaîté ? Croiriez-vous, monsieur, que j’avais coutume de l’appeler ma petite babillarde ? Eh bien, elle n’a pas proféré vingt paroles de la semaine. »
 
La conversation fut interrompue en cet endroit par une servante qui tenait à la main un paquet qu’on venait, dit-elle, d’apporter pour M. Jones. Elle ajouta que le commissionnaire était reparti, en disant qu’il ne fallait point de réponse.
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À cette vue, Jones affirma d’une manière plus positive que le commissionnaire s’était certainement trompé. Mistress Miller montra de l’hésitation, et déclara qu’elle ne savait qu’en penser. Nightingale fut d’un avis différent. « Monsieur, dit-il à Jones, vous êtes un heureux mortel. Nul doute que ce domino ne vous soit envoyé par une femme, que vous aurez le bonheur de rencontrer au bal. »
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Jones n’était point assez vain pour concevoir une telle espérance, et mistress Miller ne partageait pas tout-à-fait l’opinion de Nightingale, quand miss Nancy déployant le domino, il en tomba un billet conçu en ces termes :
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Méritez les plus doux trophées.
 
Mistress Miller et miss Nancy se rangèrent alors au sentiment de Nightingale. Peu s’en fallut que Jones ne s’y rangeât aussi. Persuadé que mistress Fitz-Patrick était la seule femme qui sût son adresse, il commença à se flatter que le message venait d’elle, et qu’il reverrait peut-être sa Sophie. Cet espoir reposait, il est vrai, sur un fondement bien léger ; mais il trouvait si étrange que mistress Fitz-Patrick eût refusé de le recevoir, malgré sa promesse, et changé en secret de logement, qu’il était tenté de croire que cette dame, dont il connaissait de réputation l’humeur fantasque, avait préféré ce moyen bizarre de l’obliger, à une voie plus simple et plus naturelle. Au reste, la singularité de l’incident laissant un champ libre aux conjectures, Jones suivit la pente de son caractère, qui la portait à l’espérance. Il s’y livra tout entier, et son imagination lui fournit mille arguments favorables à ses désirs.
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lui fournit mille arguments favorables à ses désirs.
 
Ami lecteur, si tu nous veux du bien, nous ne pouvons mieux te prouver notre reconnaissance, qu’en te souhaitant la même disposition d’esprit. Car, après avoir lu de nombreux traités, et nous être livré à de longues méditations sur le bonheur, sujet qui a exercé tant de plumes savantes, nous inclinons presque à le placer dans cette heureuse organisation qui nous met en quelque sorte à l’abri des traits de la fortune, et nous rend heureux sans son assistance. Les plaisirs qu’elle procure sont plus vifs et plus durables que ceux qui nous viennent de l’aveugle déesse. La nature a voulu sagement qu’un peu de langueur et de satiété accompagnât toujours nos jouissances réelles, de crainte qu’en absorbant toutes nos facultés, elles n’arrêtassent l’essor d’une noble ambition. Sous ce point de vue, un débutant au barreau, dans la chaire, ou au parlement, en rêvant qu’un jour il sera chancelier, archevêque, ou premier ministre, est sans contredit plus heureux en idée que ceux qui jouissent en effet du pouvoir et des richesses que donnent ces hautes dignités.
 
Quand Jones eut pris la résolution d’aller le soir au bal, Nightingale lui proposa de l’y conduire. Il offrit en même temps des billets à miss
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Nancy et à sa mère. L’excellente femme les refusa. « Ce n’est pas, dit-elle, que je condamne absolument les bals masqués, comme font certains rigoristes ; mais ces amusements dispendieux conviennent aux riches, et non à des jeunes filles qui sont obligées de travailler pour vivre, et n’ont rien de mieux à espérer que d’épouser un bon marchand.
 
– Un marchand ! s’écria Nightingale. Ne rabaissez pas ainsi ma Nancy. Le plus noble parti n’est pas au-dessus de son mérite.
 
– Fi ! M. Nightingale, répondit mistress Miller, vous ne devriez pas remplir la tête de ma fille de pareilles chimères ; mais si sa bonne fortune, ajouta-t-elle avec un sourire, veut qu’elle trouve un mari aussi désintéressé que vous, j’espère que ce ne sera point en se livrant à des plaisirs ruineux, qu’elle reconnaîtra sa générosité. Lorsqu’une jeune personne apporte une grosse dot, il est naturel qu’elle ait envie d’en jouir : aussi ai-je entendu dire à des gens sensés, qu’il y avait quelquefois plus d’avantage à prendre une femme pauvre qu’une riche. Au surplus, n’importe qui mes filles épousent, je tâcherai de les rendre propres à faire le bonheur de leurs maris. Ne me parlez donc plus, je vous prie, de bal masqué. Nancy, j’en suis sûre, est trop sage pour désirer d’y aller. Elle doit se souvenir que quand vous l’yl’
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y menâtes l’année dernière, la tête pensa lui en tourner, et qu’elle fut plus d’un mois avant de reprendre sa raison et son aiguille. »
 
Un léger soupir échappé à Nancy sembla trahir quelque mécontentement secret de cette décision. Toutefois elle n’osa pas la combattre ouvertement ; car la bonne mistress Miller, avec toute la tendresse d’une mère, savait en conserver l’autorité. Comme sa complaisance pour ses enfants n’avait de bornes que la crainte de nuire à leur santé, ou à leur bien-être futur, elle ne souffrait jamais que des ordres dictés par de pareils motifs fussent méconnus, ou contestés. Nightingale, logé dans sa maison depuis deux ans, le savait si bien, qu’il ne se permit pas la moindre objection.
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Ce jeune homme, qui s’attachait de plus en plus à Jones, voulait ce jour-là le mener dîner à la taverne et le présenter à quelques-uns de ses amis. Jones le pria de l’excuser, sous prétexte que ses habits n’étaient pas encore arrivés.
 
Pour confesser la vérité, M. Jones était dans cette situation où se trouvent quelquefois réduits des jeunes gens d’un rang bien supérieur au sien ; il n’avait pas un sou vaillant : dénûment beaucoup plus honoré des anciens philosophes, que des sages modernes domiciliés dans Lombard-street, ou des habitués du café White. Peut-être le grand
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cas que les premiers faisaient d’une bourse vide, est-il une des causes du profond mépris qu’ils inspirent aux derniers.
 
Or, si l’ancienne opinion que la vertu suffît à tous les besoins de l’homme est, suivant nos sages modernes, d’une fausseté manifeste, nous craignons bien que divers romanciers n’aient avancé sans plus de fondement, qu’on peut vivre uniquement d’amour. Quelques jouissances délicieuses qu’un pareil aliment procure à certains sens, il est sûr qu’il n’en donne aucune aux autres. Les imprudents qui se sont laissé séduire par les rêves d’écrivains exaltés, ont senti trop tard leur erreur, et reconnu que l’amour n’était pas plus capable d’apaiser la faim, qu’une rose de charmer l’oreille, ou un violon de flatter l’odorat.
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Malgré l’attrayante amorce qu’il avait offerte à Jones en le berçant du doux espoir de trouver sa Sophie au bal, espoir dont notre crédule ami avait pris plaisir à se repaître tout le long du jour, le soir ne fut pas plus tôt venu, qu’il éprouva le besoin d’une nourriture plus solide. Partridge s’en aperçut. Il hasarda une oblique allusion au billet de banque ; puis voyant qu’elle n’excitait que du dédain, il s’arma de courage, et recommença à parler de retourner chez M. Allworthy.
 
« Partridge, dit Jones, vous ne pouvez envisager
« Partridge, dit Jones, vous ne pouvez envisager mon sort sous un plus triste aspect que moi. J’ai un amer regret de vous avoir permis de quitter, pour me suivre, le lieu où vous étiez établi. J’exige que vous y retourniez. Pour vous dédommager de vos dépenses, et des soins que vous m’avez rendus avec tant de zèle, je vous fais présent de tous les effets que j’ai déposés chez vous en partant. Je suis fâché de ne pouvoir vous donner d’autre témoignage de ma reconnaissance. »
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mon sort sous un plus triste aspect que moi. J’ai un amer regret de vous avoir permis de quitter, pour me suivre, le lieu où vous étiez établi. J’exige que vous y retourniez. Pour vous dédommager de vos dépenses, et des soins que vous m’avez rendus avec tant de zèle, je vous fais présent de tous les effets que j’ai déposés chez vous en partant. Je suis fâché de ne pouvoir vous donner d’autre témoignage de ma reconnaissance. »
 
Jones prononça ces mots d’un ton si pathétique, que Partridge qui, malgré tous ses défauts, n’avait ni un mauvais naturel, ni un cœur insensible, fondit en larmes. Il jura qu’il n’abandonnerait pas son maître dans sa détresse, et le conjura de la manière la plus pressante de retourner chez lui. « Pour l’amour de Dieu, monsieur, lui dit-il, veuillez réfléchir un moment. Que pouvez-vous faire ? Comment vivre dans cette ville sans argent ? Au reste, quelque parti que vous preniez, en quelque lieu qu’il vous plaise d’aller, je ne vous quitterai point. Mais je vous en prie, monsieur, rentrez en vous-même. Je vous en supplie, monsieur, pour votre propre intérêt, écoutez la voix de la raison ; je suis sûr qu’elle vous conseillera de retourner chez vous.
 
– Combien de fois, répondit Jones, faudra-t-il te répéter qu’il n’y a point de maison où je puisse retourner ? S’il me restait la moindre espérance d’être reçu
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dans celle de M. Allworthy, je n’aurais pas besoin que le malheur m’obligeât d’y chercher un asile. Le ciel m’est témoin que rien au monde ne m’empêcherait de voler à l’instant dans les bras de mon bienfaiteur : mais, hélas ! il m’a banni pour jamais de sa présence. Ses dernières paroles… ô Partridge ! elles retentissent encore à mon oreille… Ses dernières paroles, lorsqu’il me remit une somme d’argent dont j’ignore le montant, mais qui était sûrement considérable… ses dernières paroles furent : « À compter de ce jour, je ne veux plus, sous aucun prétexte, avoir de relations avec vous. »
 
Ici la douleur ferma la bouche à Jones, et la surprise fit un moment sur Partridge le même effet. Celui-ci recouvra bientôt l’usage de la parole. Après un petit préambule où il protesta de son peu de penchant à la curiosité, il demanda ce que M. Jones entendait par une somme considérable dont il ignorait le montant, et ce qu’elle était devenue.
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Partridge, pleinement satisfait sur ces deux points, commençait un commentaire à sa façon, lorsqu’il fut interrompu par un message de M. Nightingale, qui priait son maître de venir le trouver dans son appartement.
 
Lorsque les deux nouveaux amis furent revêtus de leurs dominos, M. Nightingale envoya chercher
Lorsque les deux nouveaux amis furent revêtus de leurs dominos, M. Nightingale envoya chercher des chaises à porteurs. Dans ce moment, Jones éprouva un embarras qui paraîtra ridicule à un grand nombre de nos lecteurs. Il ne savait comment se procurer un schelling ; mais si ces lecteurs veulent bien se rappeler avec quelle peine ils ont renoncé eux-mêmes à l’exécution d’un projet favori, faute de mille, peut-être de vingt, ou de dix livres sterling, ils auront une juste idée de l’anxiété de Jones. Enfin il eut recours à la bourse de Partridge. C’était la première fois qu’il permettait au pauvre hère de l’obliger ; et il espérait bien que ce serait aussi la dernière. Dans le fait, le pédagogue s’était abstenu depuis quelque temps de lui faire aucune offre de ce genre, soit par le désir de voir entamer le billet de banque, soit dans l’espoir que le manque absolu d’argent forcerait Jones à retourner chez lui, soit par quelque autre motif que nous ignorons.
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des chaises à porteurs. Dans ce moment, Jones éprouva un embarras qui paraîtra ridicule à un grand nombre de nos lecteurs. Il ne savait comment se procurer un schelling ; mais si ces lecteurs veulent bien se rappeler avec quelle peine ils ont renoncé eux-mêmes à l’exécution d’un projet favori, faute de mille, peut-être de vingt, ou de dix livres sterling, ils auront une juste idée de l’anxiété de Jones. Enfin il eut recours à la bourse de Partridge. C’était la première fois qu’il permettait au pauvre hère de l’obliger ; et il espérait bien que ce serait aussi la dernière. Dans le fait, le pédagogue s’était abstenu depuis quelque temps de lui faire aucune offre de ce genre, soit par le désir de voir entamer le billet de banque, soit dans l’espoir que le manque absolu d’argent forcerait Jones à retourner chez lui, soit par quelque autre motif que nous ignorons.
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Après avoir fait un tour ou deux avec son compagnon, Nightingale lui dit : « Maintenant, monsieur, cherchez fortune de votre côté. » Et il le quitta pour suivre une femme.
 
Jones commençait à croire sérieusement que Sophie était au bal ; et cette idée lui inspirait plus d’ardeur et de gaîté que la musique, les lumières et la foule, quoique ce soient d’assez puissants antidotes contre le spleen. Dès qu’il apercevait une femme qui par sa taille, sa démarche, ou son air, ressemblait un peu à son amante, il l’accostait et tâchait de lui adresser un mot piquant,
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pour en tirer une réponse qui trahît cette voix sur laquelle il croyait ne pouvoir se méprendre. Souvent on lui répondait d’un ton aigre : « Est-ce que vous me connaissez ? » plus souvent encore : « Je ne vous connais pas, monsieur, » et rien de plus. Il arrivait parfois qu’on le traitait d’impertinent, qu’on ne daignait pas l’honorer d’une réponse, ou qu’on lui disait : « En vérité, je ne sais qui vous êtes ; passez votre chemin, et laissez-moi tranquille. » Quelques femmes pourtant lui faisaient des réponses très-obligeantes ; mais leur voix n’était pas celle qu’il brûlait d’entendre.
 
Comme il parlait à l’une de celles-ci vêtue en bergère, une femme en domino s’approcha de lui, et le frappant sur l’épaule, lui dit à l’oreille : « Si vous causez davantage avec cette créature, j’en instruirai miss Western. »
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Aussitôt Jones s’empressa de quitter ce masque, et suivit la dame au domino, la priant, la conjurant de lui montrer la personne dont elle venait de parler, si elle était dans la salle.
 
La dame, sans dire un mot, gagna à grands pas l’extrémité d’une pièce éloignée, puis s’assit en se plaignant d’une extrême fatigue. Jones se mit à côté d’elle, et continua ses instances. À la fin, l’inconnue lui répondit froidement : « Je croyais M. Jones un amant trop clairvoyant pour qu’aucun déguisement put lui cacher sa maîtresse.
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qu’aucun déguisement put lui cacher sa maîtresse.
 
– Elle est donc ici ? s’écria Jones vivement.
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– Quoique vous m’ayez si finement devinée, repartit la dame masquée, il faut que je continue à parler du même ton de voix, de peur d’être reconnue par d’autres. Pensez-vous, mon cher monsieur, que je prenne si peu d’intérêt à ma cousine, que je veuille seconder un dessein qui entraînerait sa ruine, aussi bien que la vôtre ? Je vous garantis d’ailleurs qu’elle ne fera pas la folie de consentir à se perdre elle-même, si vous êtes assez son ennemi pour l’y engager.
 
– Hélas ! madame, c’est bien mal connaître mon cœur, que de m’appeler l’ennemi de miss Western.
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mon cœur, que de m’appeler l’ennemi de miss Western.
 
– Cependant, monsieur, conspirer la ruine de quelqu’un, n’est-ce pas agir en ennemi ? et lorsqu’on a en même temps la conviction et la certitude qu’on se perd soi-même, ne joint-on pas l’extravagance au crime ? Ma cousine n’a guère à présent que ce qu’il plaira à son père de lui donner : et c’est bien peu de chose pour une personne de son rang. Vous connaissez le caractère de M. Western et votre situation.
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– Je vous proteste, madame, que je n’ai point sur miss Western les vues qu’on me suppose. J’aimerais mieux souffrir la mort la plus cruelle, que d’immoler à ma passion l’intérêt d’une personne si chère. Je sais combien je suis à tous égards indigne de la posséder. Depuis longtemps j’avais résolu de renoncer à une si haute ambition ; mais d’étranges événements m’ont fait désirer de la revoir encore une fois, au moment où je me promettais de prendre congé d’elle pour jamais. Non, madame, je n’ai pas la bassesse de chercher ma propre satisfaction aux dépens de l’honneur et de la fortune de celle que j’adore. Je sacrifierais tout à la possession de ma Sophie, excepté Sophie elle-même. »
 
Il est possible que le lecteur ait déjà pris une assez médiocre idée
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de la dame au domino, et peut-être, par la suite, la trouvera-t-il peu digne d’être citée comme un modèle de vertu. Quoi qu’il en soit, les nobles sentiments de Jones la touchèrent vivement, et augmentèrent beaucoup l’affection qu’elle avait d’abord conçue pour lui.
 
Après un moment de silence, elle lui répondit qu’elle voyait dans ses prétentions sur Sophie plus d’imprudence que de présomption. « Les jeunes gens, ajouta-t-elle, ne sauraient porter leurs vues trop haut. J’aime l’ambition dans un jeune homme. Croyez-moi, n’hésitez pas à vous y livrer. Vous pourrez réussir auprès des personnes les plus distinguées par leur rang dans le monde. Je suis même convaincue qu’il y a des femmes… Mais ne me trouvez-vous pas bien extraordinaire, M. Jones, de donner des conseils à quelqu’un que je connais à peine, et dont la conduite à mon égard est si peu faite pour me plaire ? »
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Jones lui représenta qu’il espérait ne l’avoir offensée en rien, dans ce qu’il avait dit de sa cousine.
 
« Eh ! monsieur, reprit-elle, connaissez-vous assez peu notre sexe pour ignorer qu’on ne peut faire à une femme un affront plus sensible que de l’entretenir de sa passion pour une autre ? Si
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la reine des fées n’avait pas mieux présumé de votre galanterie, j’ai peine à croire qu’elle vous eût donné rendez-vous ici. »
 
Jones ne s’était jamais senti moins de disposition à une intrigue qu’en ce moment ; mais la galanterie avec les femmes entrait dans ses principes d’honneur. Il se croyait aussi obligé d’accepter un défi amoureux qu’un cartel. L’intérêt même de sa passion lui commandait de ménager la dame au domino, par le moyen de laquelle il espérait retrouver sa Sophie.
 
Il commençait donc à répondre avec beaucoup de feu à ses dernières paroles, lorsqu’un masque en costume de vieille vint les joindre. C’était une de ces femmes qui ne vont au bal masqué que pour y exercer leur méchanceté naturelle, pour dire aux gens de dures vérités, et gâter de tout leur pouvoir le plaisir d’autrui. Ayant remarqué Jones et sa compagne, qu’elle connaissait à merveille, en conférence intime dans un coin de la salle, elle imagina qu’elle ne pouvait trouver une plus belle occasion de satisfaire sa maligne humeur, qu’en troublant leur tête-à-tête. Dans ce dessein, elle les attaqua, et les eut bientôt chassés de leur retraite. Non contente de ce premier succès, elle les poursuivit dans tous les lieux où ils cherchaient à l’éviter. Enfin Nightingale, témoin de la détresse de son ami, vint à son secours et força la vieille de choisir une autre victime.
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son secours et força la vieille de choisir une autre victime.
 
Tandis que Jones, débarrassé de l’importune harpie, se promenait dans la salle avec sa compagne, il observa qu’elle parlait à divers masques du même air de connaissance que s’ils avaient eu le visage découvert. Il ne put s’empêcher de lui en témoigner sa surprise. « J’admire, madame, lui dit-il, avec quelle rare pénétration vous distinguez les personnes sous toutes sortes de déguisements.
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– Je n’en connais qu’un plus méritoire à mes yeux, dit Jones : ce serait de me permettre de vous y accompagner.
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– Assurément, monsieur, vous avez conçu de moi une étrange opinion, si vous me supposez capable, après une si légère connaissance, de vous recevoir chez moi à l’heure qu’il est. Vous seriez-vous mépris sur le motif de l’intérêt que j’ai montré pour ma cousine ? Soyez sincère, monsieur, regarderiez-vous cette entrevue comme un rendez-vous ? M. Jones est-il accoutumé à faire des conquêtes si rapides ?
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Il accompagna cette déclaration des gestes les plus expressifs. La dame lui en fit une douce réprimande, et l’avertit qu’on pourrait s’apercevoir de leur familiarité. « Je vais, lui dit-elle, souper chez une de mes amies, et je compte bien que vous ne m’y suivrez pas. Si vous le faisiez, on prendrait de moi une singulière idée. Ce n’est pas que mon amie se pique de pruderie. J’espère pourtant que vous ne m’accompagnerez point : autrement je ne saurais que lui dire. »
 
À ces mots, elle quitta le bal. Jones, malgré sa défense, ne balança pas à la suivre. Il éprouvait de nouveau l’embarras dont nous avons déjà parlé,
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c’est-à-dire le besoin d’un schelling, et il n’avait pas cette fois la ressource de l’emprunter. Sans se déconcerter, il se détermina à suivre la chaise de la dame, au milieu des huées des porteurs qui ne perdent guère l’occasion de dégoûter les personnes comme il faut d’aller à pied. Par bonheur, les gens de l’espèce de ceux qui ont coutume d’attendre à la porte de l’Opéra étaient trop occupés en ce moment pour quitter leur poste ; la nuit déjà fort avancée préserva Jones du désagrément d’en rencontrer beaucoup de la même sorte dans la rue, et il poursuivit tranquillement son chemin dans un costume qui, à une autre heure, n’aurait pas manqué de mettre toute la canaille à ses trousses.
 
La dame fit arrêter ses porteurs dans une rue près de Hanover-square. La porte de la maison s’ouvrit à l’instant. Elle sortit de sa chaise, et monta l’escalier, suivie de Jones, qui entra, sans façon, avec elle dans un salon bien échauffé et richement meublé. L’inconnue, parlant toujours du même ton de voix qu’au bal masqué, parut surprise de ne point trouver la maîtresse de la maison. « Il faut, dit-elle, que mon amie ait oublié le rendez-vous qu’elle m’a donné. » Elle en témoigna un grand mécontentement, et feignit tout-à-coup d’être alarmée d’un tête-à-tête avec
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Jones. Elle lui demanda ce qu’on penserait, si on savait qu’ils eussent été seuls ensemble, à une heure aussi indue.
 
Au lieu de répondre à une question de cette importance, Jones pressa la dame de se démasquer. Elle finit par y consentir, et montra à ses yeux, non mistress Fitz-Patrick, mais lady Bellaston.
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Ce serait un fort ennuyeux détail que celui d’une conversation qui dura depuis deux heures du matin jusqu’à six, et où il ne se dit rien que de très-ordinaire. Il suffira d’en rapporter une particularité de quelque intérêt pour notre histoire. Lady Bellaston promit à Jones qu’elle tâcherait de découvrir où était miss Western, et de lui procurer, sous peu de jours, l’occasion de la voir, mais à condition qu’il prendrait congé d’elle pour toujours. Ce point définitivement arrêté, ainsi qu’un second rendez-vous dans la soirée, et au même lieu, ils se séparèrent. La dame retourna à son hôtel et Jones, chez mistress Miller.
 
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CHAPITRE VIII.
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Ici mistress Miller fut interrompue par ses propres larmes, et nous pensons que tous ceux qui l’écoutaient partagèrent son attendrissement. Après s’être un peu remise, elle continua ainsi :
 
« Dans cette affreuse détresse, la mère conserve un courage surprenant. Le danger de son fils est ce qui la touche le plus. Elle tâche, autant qu’elle peut, de cacher sa peine à son mari ; mais la douleur rend quelquefois ses efforts inutiles ; car elle a toujours eu une extrême tendresse pour cet enfant, qui est en effet la créature la plus aimable et la plus sensible que l’on puisse
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voir. Combien j’ai été émue en entendant le petit malheureux, à peine âgé de sept ans » dire à sa mère qui le baignait de ses larmes : « Maman, console-toi, je t’assure que je ne mourrai pas. Le bon Dieu ne t’ôtera pas Tommy. Quelque beau que soit le ciel, j’aime mieux mourir ici de faim avec toi et papa, que d’y aller. » Pardonnez-moi, messieurs, je ne puis retenir mes pleurs (dit-elle en essuyant ses yeux). Quelle sensibilité dans un enfant ! Cependant c’est peut-être le moins à plaindre de toute sa famille. Un jour, ou deux, suivant les apparences, le mettront à l’abri des misères humaines. Le père est bien plus digne de pitié. L’infortuné ! l’horreur se peint dans sa physionomie. Il paraît plus mort que vif. Ô ciel ! quel spectacle a frappé mes regards quand je suis entrée dans la chambre ! Assis au chevet du lit, le pauvre homme soutenait à la fois la tête de son enfant et celle de sa femme. Il n’avait pour tout vêtement qu’une veste légère. Son habit étendu sur eux leur tenait lieu de couverture. Il s’est levé, à mon arrivée. J’ai eu peine à le reconnaître. C’était, il y a quinze jours, M. Jones, un des plus beaux hommes qu’on pût voir ; M. Nightingale vous l’attestera ; et maintenant ses yeux creux, son visage pâle, sa longue barbe, son corps tremblant de froid et amaigri par la faim, en font un objet digne de compassion. Ma
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cousine a bien de la peine à lui faire prendre quelque nourriture. Il m’a dit à voix basse… aurai-je la force de le répéter ?… il m’a dit qu’il ne pouvait se résoudre à manger du pain, quand ses enfants en manquaient ; et pourtant, le croirez-vous, monsieur ? malgré leur profonde misère, sa femme a d’aussi bon bouillon que si elle était accouchée dans l’aisance : j’en ai goûté et je l’ai trouvé excellent. Il pensait, m’a-t-il dit, qu’il était redevable de ce bienfait à un ange du ciel. J’ignore ce qu’il entendait par là ; car je n’ai pas eu le courage de lui faire une seule question.
 
« C’était de part et d’autre, comme on dit, un mariage d’amour, c’est-à-dire un mariage entre deux personnes pauvres. Je n’ai point connu, il est vrai, d’époux plus passionnés l’un pour l’autre ; mais à quoi leur sert leur tendresse réciproque, qu’à les rendre plus malheureux ?
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– Vous m’étonnez, maman, dit Nancy. J’avais toujours cru ma cousine Anderson (c’était son nom) la plus heureuse des femmes.
 
– Sa position est bien changée aujourd’hui, reprit mistress Miller. On s’aperçoit aisément que ce qui afflige le plus le mari et la femme, c’est le spectacle de leurs mutuelles souffrances. La faim et le froid, qui n’affectent que le corps, leur paraissent des maux légers, auprès des angoisses de l’âme.
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Les enfants, à l’exception du plus jeune, âgé de moins de deux ans, montrent la même sensibilité. Il règne entre eux tous une tendre union ; et s’ils avaient le strict nécessaire, ils seraient les plus heureux du monde.
 
– Je n’ai jamais remarqué dans la maison de ma cousine la moindre apparence de misère. Maman, ce que vous me dites me déchire le cœur.
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– Ô mon enfant ! votre cousine n’a cessé de lutter contre la mauvaise fortune. Sa détresse a toujours été grande ; mais sa ruine totale vient d’une cause étrangère. Son mari s’était engagé pour un coquin de frère. Il y a environ huit jours, la veille de ses couches, leurs meubles ont été enlevés et vendus. Le pauvre homme avait chargé un des huissiers de me porter une lettre où il m’instruisait de sa position ; et par une coupable négligence cette lettre ne m’a point été remise. Qu’a-t-il dû penser de mon silence, pendant une semaine entière ? »
 
Jones ne put entendre ce récit les yeux secs. Dès que mistress Miller eut cessé de parler, il l’emmena dans une chambre voisine, et lui donna sa bourse, qui contenait cinquante guinées, en la priant d’y prendre ce qu’elle jugerait à propos d’envoyer à ces pauvres gens. Le regard que mistress Miller jeta sur Jones, en cette circonstance, n’est pas facile à peindre. Saisie d’un transport qui ressemblait
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au délire, elle s’écria : « Bon Dieu ! est-il au monde un pareil cœur ? » Puis revenue à elle-même, « Oui, dit-elle, j’en connais un autre ; mais en existe-t-il un troisième ?
 
– J’espère, madame, répondit Jones, qu’un simple mouvement d’humanité, car on ne peut nommer autrement le désir de soulager ses semblables dans une telle calamité, n’est pas si rare parmi les hommes que vous semblez le croire. »
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Ils rentrèrent ensuite dans le salon. M. Nightingale déplora en termes emphatiques la cruelle situation de ces infortunés, qu’il avait vus plusieurs fois chez mistress Miller ; il se récria contre la folie de se rendre caution des dettes d’autrui ; il chargea de malédictions l’indigne frère, et finit par souhaiter qu’il fût possible de faire quelque chose pour une famille si intéressante. « Ne pourriez-vous pas, madame, dit-il à mistress Miller, les recommander à M. Allworthy ?… Ou bien que penseriez-vous d’une souscription ? Moi qui vous parle, je donnerais de bon cœur une guinée. »
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Mistress Miller ne répondit rien. Nancy, à qui sa mère avait conté tout bas l’action généreuse de Jones, changea de couleur. Si pourtant l’une ou l’autre se sentait blessée de la conduite de Nightingale, c’était sans raison. La libéralité de Jones, quand même il l’eût connue, n’était point un exemple qu’il fût obligé de suivre : bien des gens n’auraient pas donné un sou ; et dans le fait il n’en donna pas un. Comme on ne lui fit aucune demande formelle, il ne renouvela point son offre, et garda son argent dans sa poche.
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Sans prétendre concilier ces deux opinions, nous nous contenterons de dire qu’en général ceux qui donnent sont de la première, et ceux qui reçoivent, de la seconde.
 
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CHAPITRE IX.
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Jones se rendit dans la soirée chez lady Bellaston, et il eut de nouveau avec elle un long entretien qui ne roula, ainsi que le premier, que sur des sujets fort communs ; c’est pourquoi nous nous abstiendrons d’en rapporter les détails. Il nous serait impossible de les rendre agréables au lecteur, à moins qu’il ne fût du nombre de ceux dont la dévotion au beau sexe, comme celle des papistes à leurs saints, a besoin d’être excitée par le secours des images. Loin d’avoir envie de présenter rien de pareil aux regards du public, nous voudrions pouvoir jeter un voile sur les peintures qui salissent certaines nouvelles françaises récemment publiées, dont on nous a donné, sous le nom de traductions, de grossières copies.
 
Jones devenait de plus en plus impatient de voir Sophie. Après plusieurs rendez-vous avec
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lady Bellaston, il comprit qu’il ne parviendrait point par elle au terme de ses vœux (car le nom seul de miss Western suffisait pour la mettre en colère). Il lui fallut en conséquence recourir à un autre expédient. Ne doutant point que lady Bellaston ne connût la retraite de Sophie, il pensa qu’elle avait dû mettre dans la confidence quelqu’un de ses domestiques. Partridge fut donc chargé de lier connaissance avec les gens de milady, et de chercher à pénétrer le mystère.
 
On ne saurait imaginer une situation plus cruelle que celle où se trouvait son pauvre maître. Sans parler de la difficulté de découvrir l’asile de Sophie, de la crainte de l’avoir offensée, de la résolution qu’elle avait prise, au dire de lady Bellaston, de ne plus le revoir, et que ses précautions pour l’éviter rendaient assez vraisemblable, il avait à lutter contre un obstacle que toute la tendresse de son amante ne pouvait l’aider à lever ; c’était le danger de l’exposer au malheur d’être déshéritée, suite presque inévitable d’une union formée sans le consentement d’un père qu’il désespérait de fléchir jamais. Ajoutez à ces divers sujets de peine le poids des nombreuses obligations que lui avait imposées lady Bellaston ; car il nous est impossible de dissimuler plus longtemps sa violente passion pour lui. Grâce à ses largesses, Jones se distinguait par l’élégance
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et la richesse de ses habits. Ce n’était plus ce malheureux jeune homme exposé aux risibles embarras où nous l’avons vu naguère. Il nageait maintenant dans une abondance qu’il n’avait point connue jusqu’alors.
 
On voit beaucoup d’hommes assez peu délicats pour jouir du bien d’une femme, sans la payer d’aucun retour ; mais quiconque ne mérite pas la potence doit trouver, ce nous semble, bien pénible de ne pouvoir offrir, en échange d’un brûlant amour, qu’une froide reconnaissance. Ce tourment devient encore plus rude, lorsque l’âme est dominée par une inclination contraire. Telle était la position de Jones. Le sentiment vertueux qui l’attachait à Sophie laissait peu de place dans son cœur pour une autre affection ; et quand ce sentiment n’eût point existé, jamais son ardeur n’aurait pu égaler celle de sa généreuse maîtresse.
 
Lady Bellaston, dans son printemps, avait été fort attrayante ; mais elle entrait pour le moins dans l’automne de la vie. En vain tâchait-elle de rappeler, par sa parure et par ses manières, les agréments de la jeunesse, en vain s’étudiait-elle à entretenir les roses de son teint. Ces roses, comme celles que l’art force d’éclore hors de saison, n’avaient ni l’éclat ni la fraîcheur dont la simple nature embellit ses productions spontanées.
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Au désavantage de l’âge, elle joignait d’ailleurs une petite imperfection qui rend certaines fleurs, quoique très-belles à la vue, peu propres à flatter un autre sens.
 
Si Jones ne pouvait fermer les yeux sur ces fâcheux inconvénients, il voyait d’un autre côté l’étendue des obligations qu’il avait contractées envers lady Bellaston. Les libéralités de cette dame étaient évidemment la preuve d’une vive passion. Pour peu qu’il n’y répondit point, elle le jugerait ingrat, et ce qu’il y aurait de pis, lui-même croirait l’être. Il n’ignorait pas la condition tacite des bienfaits dont elle le comblait. Si la nécessité le contraignait de les accepter, l’honneur, l’obligeait à en acquitter le prix. Il s’y détermina donc, quelque malheur qu’il pût lui en arriver ; et, guidé par ce grand principe de justice qui, en certains pays, condamne un débiteur insolvable à devenir l’esclave de son créancier, il résolut de se dévouer tout entier à lady Bellaston.
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« Un incident aussi désagréable que ridicule survenu depuis notre dernière entrevue, ne me permet plus de vous recevoir au lieu accoutumé de nos rendez-vous. J’espère en trouver un autre pour demain. En attendant, adieu. »
 
On peut croire que Jones fut médiocrement fâché
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de ce contre-temps. Au reste, s’il en éprouva quelque chagrin, il en fut bientôt consolé ; car, moins d’une heure après, il reçut un second billet de la même main, ainsi conçu :
 
« J’ai changé d’avis depuis que je vous ai écrit. Si vous n’êtes pas étranger à la plus tendre des passions, ce changement ne vous surprendra point. Je suis décidée à vous voir ce soir chez moi, quelles qu’en puissent être les conséquences. Venez à sept heures précises. Je dîne en ville ; mais je serai de retour à l’heure que je vous marque. Quand on aime sincèrement, un jour, je le vois, paraît plus long que je ne l’aurais imaginé.
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À dire vrai, Jones fut moins content du second billet que du premier. Le rendez-vous que lui donnait lady Bellaston le forçait de manquer de parole à son ami Nightingale, avec qui il devait aller ce soir-là à la comédie, où l’on jouait une pièce nouvelle qu’une forte cabale se proposait de siffler, en haine de l’auteur, auquel s’intéressait une des connaissances de Nightingale. Jones, nous rougissons de l’avouer, aurait préféré de bon cœur ce divertissement à l’obligeante entrevue qu’on lui destinait ; mais il fit à l’honneur le sacrifice de son plaisir.
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Avant de le suivre au rendez-vous marqué, il est à propos de donner l’explication des billets précédents : autrement le lecteur pourrait s’étonner que lady Bellaston eût l’imprudence d’introduire Tom Jones dans le lieu même où était sa rivale.
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On saura donc que la maîtresse de la maison où nos amants s’étaient vus jusque-là, avait reçu pendant plusieurs années une pension de lady Bellaston, pour la servir dans ses intrigues galantes. Cette honnête personne, transformée tout-à-coup en sévère méthodiste, était venue la trouver le matin, et après lui avoir fait de sérieuses remontrances sur sa conduite passée, elle lui avait déclaré en termes formels qu’elle ne voulait plus désormais, sous aucun prétexte, se mêler de ses affaires.
 
Le trouble où cette résolution imprévue jeta lady Bellaston, lui ôta d’abord la faculté d’imaginer un autre moyen de voir Jones dans la soirée ; mais lorsqu’elle fut plus calme et capable de réflexion, il lui vint à l’esprit l’heureuse idée d’envoyer Sophie à la comédie. La proposition faite et acceptée, elle trouva sur-le-champ une femme de confiance pour l’y accompagner. S’étant ensuite débarrassée par le même stratagème d’Etoff et d’Honora, elle demeura libre de recevoir en toute sûreté son amant, et d’avoir avec lui un entretien
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non interrompu de deux ou trois heures, à son retour du dîner qu’elle avait accepté la veille dans un quartier éloigné, près du lieu de ses premiers rendez-vous, avant de connaître le changement survenu dans les sentiments et dans les principes de son ancienne confidente.
 
 
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Jones était habillé, et n’attendait plus que l’heure indiquée pour se rendre chez lady Bellaston, quand mistress Miller vint le prier instamment de prendre le thé avec elle. Il accepta son invitation, et descendit aussitôt. Dès qu’il fut entré dans le salon : « Monsieur, lui dit mistress Miller en lui présentant un étranger, voici mon cousin qui vous a tant d’obligation, et qui veut vous en témoigner sa reconnaissance. »
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L’étranger avait à peine eu le temps d’ajouter un mot au compliment de mistress Miller, que Jones et lui se regardèrent fixement, et montrèrent à la fois une extrême surprise. Le dernier sentit tout-à-coup la parole expirer sur ses lèvres, et prêt à tomber en défaillance : « C’est lui, dit-il, je n’en saurais douter, c’est lui-même !
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« Oui, un ami, répéta Jones, et un ami dont je m’honore. Si jamais je cesse d’aimer et d’estimer l’homme qui ose tout risquer pour préserver d’une mort imminente sa femme et ses enfants, puissé-je être méconnu de mes amis dans l’adversité !
 
– Oh ! vous êtes un excellent jeune homme, dit mistress Miller. Oui, en effet, le pauvre malheureux a tout risqué. Sans la force de sa constitution, il aurait succombé sous le poids de ses maux.
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il aurait succombé sous le poids de ses maux.
 
– Ma cousine, s’écria Anderson, qui avait repris ses sens, voici l’ange du ciel dont je vous ai parlé ; c’est à sa générosité que j’ai dû, avant votre visite, la conservation de ma chère Peggy. Sa main bienfaisante m’a fourni tous les secours que je lui ai procurés. C’est le plus digne, le plus brave, le plus noble des hommes. Ah ! ma cousine, je lui ai des obligations d’une telle nature…
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– Ne parlez point d’obligations, reprit Jones avec vivacité, n’en dites pas un mot, je l’exige, pas un seul mot. (Il voulait, sans doute, lui imposer silence sur la tentative de vol.) Si la bagatelle que je vous ai offerte a sauvé une famille entière, jamais plaisir ne fut acheté à si bon marché.
 
– Ô monsieur ! personne au monde n’a plus de droits que vous au plaisir dont vous parlez. Je voudrais que vous vissiez à présent ma petite famille. Ma cousine vous a dit dans quelle misère nous étions plongés. Votre bonté nous a tirés de cet abîme. Mes enfants ont maintenant un lit pour se coucher… Ils ont… Dieu vous en récompense !… ils ont du pain à manger. Mon petit garçon est rétabli, ma femme est hors de danger, et je suis
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heureux. Tout cela est votre ouvrage, monsieur, et celui de mon excellente cousine. Daignez encore y ajouter la faveur d’une visite sous mon humble toit… Il faut que ma femme vous voie et vous remercie… Il faut que mes enfants vous témoignent leur reconnaissance. Ils sont vivement touchés de ce que vous avez fait pour eux ; mais quelle émotion n’éprouvé-je pas moi-même, quand je pense à qui je dois leur salut !… Ô monsieur, ces jeunes cœurs que vous avez réchauffés, seraient maintenant, sans vous, aussi froids que le marbre. »
 
Ici Jones voulut empêcher Anderson de poursuivre ; mais c’était une précaution superflue. L’attendrissement du pauvre homme avait suffi pour lui fermer la bouche. Mistress Miller prit à son tour la parole. Elle prodigua mille remercîments à Jones, tant en son nom qu’en celui de son cousin, et finit par lui dire qu’elle ne doutait pas qu’il ne fût un jour dignement récompensé de sa généreuse conduite.
 
« Je le suis déjà autant que je puis le souhaiter, répondit-il. Le récit de votre cousin m’a causé la plus agréable sensation que j’aie connue de ma vie. Il faudrait être un barbare pour entendre de sang-froid sa touchante histoire. Qu’il m’est doux d’avoir eu le bonheur d’y jouer un rôle utile ! S’il existe des hommes insensibles au plaisir
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de secourir leurs semblables, je les plains. Ils sont privés d’une jouissance bien supérieure à toutes celles que procurent l’ambition, l’avarice et la volupté. »
 
L’heure du rendez-vous étant arrivée, Jones fut forcé de partir à la hâte. Il serra cordialement la main d’Anderson, témoigna le désir de le revoir le plus tôt possible, et promit de saisir lui-même la première occasion de lui faire une visite. Il monta ensuite dans sa chaise et se rendit chez lady Bellaston, ravi du bonheur qu’il avait procuré à une pauvre famille. Il ne put penser sans frémir au coup affreux dont elle aurait été frappée, si, lorsque Anderson l’attaqua sur la grande route, il eût fermé son cœur à la pitié, pour n’écouter que la voix de la justice.
 
Mistress Miller, pendant toute la soirée, ne tarit point sur les louanges de Jones. Anderson se joignit à elle, et avec tant de chaleur, qu’il fut plus d’une fois sur le point de découvrir le mystère du vol. Heureusement il évita une indiscrétion dangereuse. Il connaissait la délicatesse de mistress Miller, et la sévérité de ses principes. Il savait aussi que la bonne femme aimait assez à babiller. Cependant la reconnaissance faillit l’emporter sur la prudence et sur la honte. Peu s’en fallut que dans la crainte d’omettre une circonstance si honorable pour son bienfaiteur, il ne révélât une action qui l’aurait couvert lui-même d’opprobre.
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une action qui l’aurait couvert lui-même d’opprobre.
 
 
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Qui surprendra le lecteur.
 
M. Jones arriva un peu avant l’heure convenue, et avant lady Bellaston, dont le retour fut retardé par l’éloignement du quartier où elle avait dîné, et par divers accidents très-fâcheux pour une femme impatiente de voler à un rendez-vous. Suivant ses ordres, on le conduisit au salon. À peine y était-il depuis quelques minutes, que la porte s’ouvrit et il vit entrer… qu’on devine qui !… Sophie elle-même. Elle avait quitté la comédie à la fin du premier acte. On donnait, comme nous l’avons dit, une pièce nouvelle, et deux fortes cabales s’opiniâtraient, l’une à la siffler, et l’autre à l’applaudir. Cette lutte avait excité un grand vacarme et un combat entre les deux partis. Notre héroïne, effrayée du tumulte,
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s’était estimée heureuse de pouvoir sortir de la salle et gagner sa chaise, sous la protection d’un jeune homme qui lui avait offert son bras.
 
Comme lady Bellaston lui avait dit qu’elle ne reviendrait que tard, elle entra d’un pas précipité dans le salon, croyant n’y trouver personne, et alla droit à une glace placée presque en face d’elle, sans regarder du côté opposé, où Jones était debout, aussi immobile qu’une statue. Ce fut dans cette glace qu’après avoir contemplé sa charmante figure, elle aperçut pour la première fois celle de son amant. Elle se retourna aussitôt. Convaincue que ce n’était point une illusion, elle jeta un cri perçant, et elle allait s’évanouir, quand Jones, sortant de son extase, courut à elle et la soutint dans ses bras.
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Au bout de quelques moments, Jones hasarda ces mots d’une voix tremblante : « Je vois, mademoiselle, que vous êtes surprise.
 
– Surprise ! répéta Sophie. Ô ciel ! assurément je le suis. J’en crois à peine mes yeux. Est-ce bien vous ?
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je le suis. J’en crois à peine mes yeux. Est-ce bien vous ?
 
– Oui, ma Sophie (pardonnez-moi, mademoiselle, si j’ose encore vous appeler ainsi), je suis cet infortuné Jones que le sort, après tant de traverses, a daigné conduire enfin près de vous. Ô ma Sophie ! si vous saviez tout ce que j’ai souffert dans ma longue et infructueuse recherche !
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Sophie prit le portefeuille et se disposait à répondre, quand Jones la prévint : « Je vous en conjure, dit-il, ne perdons pas un des moments précieux qu’il a plu à la fortune de nous accorder… Ô ma Sophie ! j’ai sur le cœur un poids cruel… Souffrez que j’implore ma grâce à vos genoux.
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– Votre grâce, monsieur ! Après ce qui s’est passé, après ce qu’on m’a dit de vous, pouvez-vous l’espérer ?
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Tandis que Jones parlait ainsi, Sophie éprouvait un tremblement universel. Son visage était pâle comme la mort, et son sein, agité de palpitations visibles ; mais au nom d’Upton, une vive rougeur colora ses joues, elle releva les yeux, qu’elle avait tenus baissés jusque-là, et jeta sur Jones un regard de dédain.
 
Il entendit ce reproche muet. « Ô ma Sophie ! s’écria-t-il, ô mon unique amour ! vous ne pouvez me haïr, ou me mépriser plus que je ne le fais moi-même pour ce qui s’est passé à Upton. Rendez-moi pourtant la justice de croire que mon cœur ne vous fut point infidèle, qu’il n’eut aucune part à mon égarement, qu’alors même il ne cessa point d’être à vous. Oui, quoique privé de l’espérance de vous posséder, et presque de vous revoir, je ne pensais qu’à vous. Votre image charmante
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me suivait sans cesse. Il m’était impossible de m’attacher à aucune autre femme. Mais quand mon cœur eût été libre, celle que le hasard me fit rencontrer dans ce lieu de malédiction, n’était pas digne d’inspirer un attachement sérieux. Croyez-moi, mon ange, je ne l’ai point vue depuis ce jour funeste, et je n’ai ni l’intention ni le désir de la revoir. »
 
Sophie se sentit intérieurement charmée de ce langage ; mais affectant un air encore plus froid qu’auparavant : « Monsieur Jones, dit-elle, pourquoi prenez-vous la peine de vous justifier, quand personne ne vous accuse ? Si je voulais vous accuser, j’aurais à vous reprocher une offense impardonnable.
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Jones se représenta de nouveau sa criminelle liaison avec lady Bellaston et les bienfaits ignominieux qui en étaient le prix, et il n’eut pas la force d’articuler un mot.
 
« Devais-je m’attendre, continua Sophie, à un pareil traitement de votre part ? que dis-je, de la part d’un homme bien né, d’un homme d’honneur ?
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Comment avez-vous pu exposer mon nom à la malignité publique, dans des auberges, devant des gens du plus bas étage, vous y vanter de quelques faveurs innocentes que mon imprudente tendresse vous a peut-être trop légèrement accordées, et pousser l’audace jusqu’à dire que vous aviez été forcé de vous dérober par la fuite à ma passion pour vous ? »
 
Ces reproches de Sophie causèrent à Jones une surprise inexprimable. Mais n’étant point coupable sur ce point, il fut beaucoup moins embarrassé de se défendre, que si elle eût touché le sujet délicat qui avait alarmé sa conscience. Un moment de réflexion lui suffit pour deviner que le soupçon d’un si sanglant outrage à l’honneur de sa maîtresse provenait de l’indiscrétion de Partridge dans les auberges, en présence des maîtres et des valets ; et Sophie convint que c’était en effet de leur bouche qu’elle avait recueilli ces propos injurieux.
 
Jones eut peu de peine à se disculper d’une offense si éloignée de son caractère ; mais Sophie en eut beaucoup à l’empêcher de retourner sur-le-champ chez lui pour assommer Partridge, dessein qu’il jura plus d’une fois d’exécuter. Ce point éclairci, nos deux amants furent bientôt enchantés l’un de l’autre. Jones oublia la prière qu’il avait d’abord faite à Sophie de ne plus penser à
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lui, et Sophie parut disposée à écouter une demande bien différente. Tous deux, en un mot, avant de s’en apercevoir, avaient été si loin, que Jones laissa échapper quelques mots assez semblables à une proposition de mariage. Sophie répondit que si le respect qu’elle devait à son père ne lui défendait pas de suivre sa propre inclination, elle préférerait la pauvreté avec lui à la plus brillante fortune avec un autre.
 
À ce mot de pauvreté, Jones tressaillit ; il abandonna la main de Sophie, qu’il tenait dans la sienne, et s’écria en se frappant la poitrine : « Ô Sophie ! puis-je consentir à ta ruine ? Non, j’en atteste le ciel ; non, je suis incapable d’une telle lâcheté. Chère Sophie, je renoncerai à vous, quoi qu’il m’en coûte ; je vous fuirai, j’étoufferai dans mon cœur des espérances ennemies de votre bonheur ; je conserverai toute la vie mon amour, mais en silence, mais loin de vous, dans une terre étrangère d’où les accents de mon désespoir ne viendront jamais frapper ni blesser votre oreille, et quand je ne serai plus… » Il voulait poursuivre, il en fut empêché par un torrent de larmes que répandait Sophie appuyée sur sa poitrine, et hors d’état de proférer une seule parole. Il essuya ces larmes précieuses avec des baisers qu’elle lui laissa prendre pendant quelques moments, sans opposer aucune résistance. Revenue à elle-même,
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elle se dégagea doucement de ses bras, et pour détourner la conversation d’un sujet trop douloureux et trop tendre, elle lui demanda (ce qu’elle n’avait pas encore songé à faire) comment il se trouvait dans ce salon. Il commençait à bégayer une réponse qui, selon toute apparence aurait excité les soupçons de Sophie, quand tout-à-coup lady Bellaston entra.
 
Elle fit quelques pas en avant. À la vue de Jones et de Sophie ensemble, elle s’arrêta, puis un moment après, recouvrant un admirable sang-froid : « Mistress Western, dit-elle d’un air et d’un ton de voix qui pourtant trahissaient encore sa surprise, je vous croyais à la comédie. »
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Sophie n’avait pas eu le temps d’apprendre comment Jones était parvenu à découvrir sa demeure. Elle ignorait que lady Bellaston et lui se connussent : aussi fut-elle peu embarrassée de répondre. Elle le fut d’autant moins, que lady Bellaston, dans les divers entretiens qu’elle avait eus avec elle sur les motifs de sa fuite, avait toujours paru ne douter en rien de sa franchise et donner entièrement tort à son père. Elle lui conta donc sans hésiter l’histoire du désordre qui était survenu à la comédie, et qui l’avait obligée de précipiter son retour.
 
La longueur de ce récit donna le loisir à lady
La longueur de ce récit donna le loisir à lady Bellaston de recueillir ses idées et de penser à la conduite qu’elle devait tenir. Comme celle de Sophie lui faisait espérer que Jones ne l’avait point trahie, elle prit un air de gaîté. « Miss Western, dit-elle, si je vous avais sue en compagnie, je ne serais pas entrée si brusquement. » En prononçant ces mots, elle regarda fixement Sophie. La pauvre jeune personne rougit, se troubla, et répondit d’une voix mal assurée : « Croyez, madame, que je considérerai toujours l’honneur de votre compagnie…
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Bellaston de recueillir ses idées et de penser à la conduite qu’elle devait tenir. Comme celle de Sophie lui faisait espérer que Jones ne l’avait point trahie, elle prit un air de gaîté. « Miss Western, dit-elle, si je vous avais sue en compagnie, je ne serais pas entrée si brusquement. » En prononçant ces mots, elle regarda fixement Sophie. La pauvre jeune personne rougit, se troubla, et répondit d’une voix mal assurée : « Croyez, madame, que je considérerai toujours l’honneur de votre compagnie…
 
– J’espère au moins, reprit lady Bellaston en lui coupant la parole, que je n’interromps point votre entretien.
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– Non, madame ; l’affaire dont nous nous entretenions est terminée. Vous pouvez vous souvenir que je vous ai parlé, quelquefois d’un portefeuille que j’avais perdu. Monsieur l’a trouvé par bonheur, et il vient obligeamment de me le rapporter, avec le billet qu’il contenait. »
 
Jones, depuis l’arrivée de lady Bellaston, avait toujours été prêt à s’évanouir de frayeur. Tremblant sur son fauteuil, il croisait et décroisait les jambes, il jouait avec ses doigts, et paraissait plus sot, s’il est possible, qu’un jeune benêt d’écuyer campagnard qui se présente pour la première fois dans un cercle brillant de la capitale. Il
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se remit cependant peu à peu, et comprenant par les manières de lady Bellaston qu’elle ne voulait pas avoir l’air d’être connue de lui, il feignit aussi de ne pas la connaître. « Du moment, dit-il, que j’ai eu le portefeuille en ma possession, je me suis empressé de chercher la personne dont le nom était écrit dedans, et ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai réussi à la découvrir. ».
 
Lady Bellaston avait bien ouï parler à Sophie de son portefeuille ; mais comme Jones, pour une raison ou pour une autre, ne lui avait jamais donné à entendre qu’il l’eût entre ses mains, elle ne crut pas un mot de ce que miss Western venait de dire, et admira sa merveilleuse promptitude à inventer une telle excuse. Elle n’ajouta pas plus de foi au motif de son brusque retour de la comédie. Sans pouvoir s’expliquer le tête-à-tête des deux amants, elle demeura fermement persuadée que leur entrevue n’était pas une rencontre fortuite.
 
« En vérité, miss Western, dit-elle avec un sourire affecté, vous êtes bien heureuse d’avoir retrouvé votre portefeuille. Remerciez le ciel qu’il soit tombé entre les mains d’un honnête homme, et que le hasard lui ait fait connaître la personne qui l’avait perdu ; car je ne pense pas que vous ayez eu recours à la voie des affiches
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pour le réclamer. C’est un grand bonheur, monsieur, dit-elle ensuite à Jones, que vous ayez découvert à qui appartenait le billet.
 
– Il était, répondit Jones, renfermé dans le portefeuille où le nom de mademoiselle se trouvait écrit.
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– C’est bien heureux, reprit lady Bellaston. Ce qui ne le paraît pas moins, c’est que vous ayez su que miss Western logeait chez moi ; car elle est très-peu connue dans cette ville. »
 
Jones avait enfin surmonté tout-à-fait son embarras. Il crut l’occasion favorable pour répondre indirectement à la question que lui adressait Sophie, au moment où lady Bellaston était entrée. « Vraiment, madame, dit-il, ce fut par le plus grand hasard du monde que je fis cette découverte. L’autre jour, au bal masqué, je parlais à une dame du portefeuille que j’avais trouvé, et je lui nommais la personne à qui il appartenait. Cette dame me dit qu’elle croyait savoir où je pourrais voir miss Western, et que si je voulais passer chez elle le lendemain matin, elle me le dirait. Je m’y rendis ; mais elle était sortie. Ce n’est que ce matin que j’ai pu la trouver. Elle m’a donné votre adresse, je suis venu, j’ai pris la liberté de demander milady, j’ai dit qu’il était question d’une affaire très-importante, un domestique m’a conduit dans ce salon, et je ne faisais que d’y entrer, lorsque mademoiselle est revenue de la comédie. »
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que d’y entrer, lorsque mademoiselle est revenue de la comédie. »
 
En prononçant le mot de bal masqué, il regarda d’un air fin lady Bellaston, sans craindre d’être remarqué par Sophie, qui était évidemment beaucoup trop émue pour rien observer. Ce coup d’œil alarma un peu lady Bellaston, et elle garda le silence. Jones, voyant le trouble de Sophie, usa du seul moyen qu’il eût de le dissiper, ce fut de se retirer. Mais avant de sortir : « Milady, dit-il, il est, je crois, d’usage de donner quelque récompense à ceux qui rapportent un objet perdu. J’ose en demander une bien grande : ce n’est rien moins que la permission de venir vous faire ma cour une seconde fois.
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– Monsieur, repartit lady Bellaston, je ne doute pas que vous ne soyez un homme comme il faut, et ma porte n’est jamais fermée à vos pareils. »
 
Après les politesses d’usage, Jones sortit très-content, et laissa Sophie également satisfaite ; car elle avait eu grand’peur que lady Bellaston ne découvrît ce qu’elle ne savait déjà que trop. Il rencontra sur l’escalier son ancienne connaissance, mistress Honora, qui l’aborda d’une manière fort polie, malgré les propos qu’elle s’était plusieurs fois permis sur son compte. Cette heureuse circonstance fournit à Jones le moyen de lui indiquer
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la maison où il logeait, maison que Sophie connaissait bien, pour en avoir ouï parler plus d’une fois à M. Allworthy.
 
 
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Or personne n’a autant de droit d’altérer un peu la vérité que les jeunes femmes, en matière d’amour. Elles peuvent alléguer en leur faveur l’éducation qu’elles reçoivent, les leçons qu’on leur donne, l’influence ou, pour mieux dire, l’irrésistible empire de l’usage, qui leur interdit, non d’obéir aux honnêtes mouvements de la nature (la défense serait absurde), mais d’avouer qu’elles n’y sont pas insensibles.
 
Nous dirons donc, sans rougir, que notre héroïne
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suivit la maxime de l’illustre Shaftsbury. Convaincue que lady Bellaston ne connaissait point Jones, elle résolut de l’entretenir dans cette ignorance, quoiqu’il dût lui en coûter un petit mensonge.
 
Dès que Jones fut sorti : « Voilà, sur ma parole, dit lady Bellaston, un honnête et beau jeune homme. Je voudrais bien savoir qui il est, je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu.
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– Vous avez parfaitement raison. On voit à ses manières qu’il n’a pas fréquenté la bonne compagnie. Je dirai plus : malgré son empressement à vous rapporter votre billet, et son refus d’accepter une récompense, je doute presque qu’il soit un homme bien né. J’ai toujours observé dans les gens comme il faut un air de noblesse qu’il est impossible aux autres d’acquérir. J’ai quelque envie de lui faire fermer ma porte.
 
– Cependant, madame, après sa conduite on ne peut soupçonner… D’ailleurs, si vous y avez fait attention, vous avez dû remarquer dans son
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langage une élégance, un choix, une délicatesse d’expressions qui… qui…
 
– J’avoue qu’il s’est servi de termes… Écoutez, Sophie, il faut que vous me pardonniez, il le faut absolument.
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– La raillerie est un peu cruelle, milady, après la promesse que je vous ai faite…
 
– Point du tout, mon enfant. Elle aurait pu l’être avant ; mais après l’engagement que vous avez pris de ne jamais vous marier sans le consentement de votre père, engagement qui renferme, vous le savez, l’obligation de renoncer à M. Jones, il doit vous être facile de supporter une légère plaisanterie sur une passion à peine excusable dans une jeune fille élevée à la campagne, et
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dont vous m’assurez que vous avez complètement triomphé. Que dois-je penser, ma chère Sophie, si vous ne pouvez supporter un simple badinage qui n’attaque que son habillement ? Je commence à craindre que vous n’ayez été bien loin avec lui, et je doute presque de votre franchise…
 
– Assurément, madame, vous vous trompez fort, si vous croyez que je m’intéresse à lui le moins du monde.
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– Sur mon honneur, madame, M. Jones m’est aussi indifférent que le jeune homme qui vient de nous quitter.
 
– Sur mon honneur, je le crois. Pardonnez-moi donc
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une innocente raillerie, et je vous promets de ne plus prononcer son nom. »
 
Là-dessus lady Bellaston et Sophie se séparèrent, l’une infiniment plus contente que l’autre. Lady Bellaston aurait volontiers tourmenté un peu plus longtemps sa rivale, si une affaire importante ne l’eût appelée ailleurs. Quant à Sophie, ce premier essai de fausseté jeta le trouble dans son cœur. Lorsqu’elle fut seule, elle y réfléchit avec un sentiment de peine et de honte. Le cruel embarras de sa position, l’impérieuse loi de la nécessité, rien ne put la réconcilier avec elle-même. Malgré les circonstances qui lui servaient en quelque sorte d’excuse, elle avait l’âme trop délicate pour supporter la pensée de s’être rendue coupable d’un mensonge ; et le remords qu’elle en eut ne lui permit pas de fermer les yeux un seul instant, pendant toute la nuit suivante.
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De nos jours quelques écrivains sans étude, sans lecture, sont parvenus par la seule force de leur génie à se faire un nom dans la république des lettres. Certains critiques en ont conclu que la science était tout-à-fait inutile à un auteur. Si on les en croit, elle refroidit l’imagination ; c’est comme un poids qui la comprime, et l’empêche d’atteindre à cette hauteur sublime où l’élèverait son activité naturelle.
 
Nous craignons qu’on n’ait poussé ce système beaucoup trop loin ; car pourquoi l’art d’écrire différerait-il de tous les autres arts ? Le maître à danser, qui a reçu des leçons avant d’en donner, n’a rien perdu par là de sa souplesse
=== no match ===
ni de sa légèreté. L’ouvrier ne se sert pas plus mal de ses instruments, pour avoir appris à en faire usage. Il nous est impossible de nous persuader qu’Homère et Virgile eussent écrit avec plus de feu, si au lieu déposséder toutes les connaissances de leur siècle, ils eussent été aussi ignorants que la plupart des auteurs du nôtre. Nous ne croyons pas non plus que l’illustre Pitt, malgré l’imagination, la véhémence et le solide jugement dont la nature l’avait doué, fût jamais devenu l’heureux émule des orateurs d’Athènes et de Rome, si une lecture réfléchie de Démosthène et de Cicéron ne l’eût mis en état de faire passer dans ses discours la chaleur, l’énergie et la victorieuse dialectique qui caractérisent les harangues de ces grands hommes.
 
Ce n’est pas que nous demandions à aucun de nos confrères les vastes connaissances que Cicéron exige de l’orateur. Au contraire le poëte, à notre avis, a besoin de peu de lecture, le critique de moins encore, et le publiciste s’en passe plus aisément que l’un et l’autre. L’art poétique de Byshe, un petit nombre de nos poésies modernes, peuvent suffire au premier ; un mince recueil de pièces de théâtre, au second ; et une collection quelconque de journaux politiques, au troisième.