« Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Tome 3 » : différence entre les versions

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Il n’en fut pourtant pas ainsi dans le cas présent. Après une longue et infructueuse recherche, M. Fitz-Patrick revint à la cuisine, où entrait un gentilhomme en criant : Taïaut ! taïaut ! tel qu’un chasseur qui voit ses chiens en défaut. Il venait de descendre de cheval, et il avait derrière lui une suite nombreuse.
 
 
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Ici, lecteur, il faut t’apprendre quelques particularités que tu ignores, à moins que tu ne sois plus clairvoyant que nous ne te supposons. Tu recevras cette instruction dans le chapitre suivant.
 
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Dès que Western l’aperçut, il poussa le cri ordinaire aux chasseurs, à la vue de leur proie ; il s’élança sur lui, le saisit à la gorge et s’écria : « Le voici ! le voici ! je tiens le maudit renard. La femelle n’est pas loin, je vous le garantis ! » Les propos bruyants et confus qui se tinrent pendant quelques minutes, seraient aussi difficiles à rapporter que fastidieux à lire.
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Plusieurs personnes s’étant entremises, Jones parvint enfin à se débarrasser de l’écuyer. Il protesta de son innocence, et jura qu’il n’avait point vu miss Western.
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À ces mots Western perdit toute patience, et la rage lui ôta la parole.
 
Cependant, Fitz-Patrick instruit par les domestiques du nom de l’écuyer, se persuada que la circonstance actuelle lui offrait une excellente occasion de rendre service à son oncle, et peut-être de gagner ses bonnes grâces. Il s’approcha donc de Jones et lui dit : « En conscience, monsieur, vous devriez rougir de nier, en ma présence, que vous ayez vu la fille de ce gentilhomme,
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quand vous savez que je vous ai trouvé cette nuit même couché avec elle. « Puis s’adressant à M. Western, il lui proposa de le conduire à l’endroit où était sa fille. L’offre acceptée, Fitz-Patrick, l’écuyer, le ministre, et quelques autres montèrent droit à la chambre de mistress Waters, et y entrèrent avec aussi peu de précaution que l’Irlandais l’avait fait la première fois.
 
La pauvre dame, réveillée en sursaut, n’éprouva pas moins de surprise que d’effroi, en voyant à côté de son lit un homme, qu’à son air farouche et hagard, on aurait pu prendre pour un échappé de Bedlam. L’écuyer eut à peine jeté les yeux sur elle, qu’il fit un saut en arrière, et témoigna suffisamment par ses gestes, avant de parler, qu’elle n’était point la personne qu’il cherchait.
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Les femmes, comme on sait, attachent infiniment plus de prix à l’honneur qu’à la vie. Bien que celle-ci parût, en ce moment, plus exposée qu’auparavant, l’autre n’étant point compromis, la dame ne cria pas si fort qu’elle l’avait fait dans la circonstance précédente. Néanmoins, dès qu’elle fut seule, elle ne songea plus à se reposer ; et très-peu satisfaite, avec raison, de son gîte, elle s’habilla le plus vite qu’elle put, avec le dessein d’en changer.
 
M. Western, après avoir visité sans succès le reste de la maison, revint désespéré dans la cuisine, où Jones était gardé à vue par ses gens.
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Jones était gardé à vue par ses gens.
 
Quoiqu’il fût à peine jour, la violence du tumulte avait fait lever tous les voyageurs logés dans l’hôtellerie. De ce nombre était un grave personnage revêtu de la dignité de juge de paix du comté de Worcester. M. Western voulait sur-le-champ porter plainte devant lui ; mais ce magistrat refusa d’instruire l’affaire, attendu, dit-il, qu’il n’avait sous la main ni son greffier, ni ses livres de droit, et qu’il ne pouvait savoir par cœur toutes les lois concernant le rapt et autres matières semblables.
 
M. Fitz-Patrick lui offrit son assistance, et saisit cette occasion d’apprendre à la compagnie qu’il s’était destiné au barreau dans sa jeunesse ; il avait en effet passé trois ans chez un procureur, dans le nord de l’Irlande, en qualité de clerc. Le désir de mener un genre de vie plus agréable le détermina à quitter la chicane, il vint en Angleterre, où il embrassa une profession qui n’exige aucun apprentissage, c’est-à-dire celle de gentilhomme. On a déjà vu en partie comment il y réussit. Cet habile homme déclara que la loi sur le rapt ne s’appliquait point au cas présent ; que le vol d’un manchon était sans contredit un délit, et que l’objet trouvé dans les mains du voleur, fournissait contre lui une preuve incontestable.
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Le magistrat encouragé par un si savant auxiliaire, céda aux instances de l’écuyer. Il consentit à remplir les fonctions de juge, et s’assit avec gravité. À l’aspect du manchon que Jones tenait toujours à sa main, et d’après l’assertion du ministre, que ce manchon appartenait à M. Western, il décerna contre l’accusé un mandat d’arrêt qu’il pria M. Fitz-Patrick de rédiger.
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Jones demanda alors la parole, et ne l’obtint qu’avec peine. Il fit valoir en sa faveur le témoignage de Partridge sur la manière dont il avait trouvé le manchon ; mais ce qui contribua encore davantage au succès de sa défense, ce fut la déposition de Susanne qui attesta que Sophie elle-même l’avait chargée de porter le manchon dans la chambre de M. Jones.
 
Nous ignorons si le seul amour de la justice, ou la grâce merveilleuse de notre héros, engagea l’honnête servante à rendre hommage à la vérité. Quoi qu’il en soit, sa déposition produisit le plus heureux effet. Le magistrat s’enfonçant dans son fauteuil, déclara que l’innocence de M. Jones était maintenant aussi incontestable que son crime paraissait l’être auparavant. Le ministre souscrivit à cette sentence et s’écria : « Dieu me garde de servir d’instrument à la condamnation d’un innocent ! » Là-dessus le juge se leva, acquitta le prisonnier, et rompit l’audience.
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leva, acquitta le prisonnier, et rompit l’audience.
 
M. Western donna au diable le juge et les assistants, demanda ses chevaux, et se remit à la poursuite de sa fille, sans faire la moindre attention à son neveu Fitz-Patrick, qui réclamait de toutes ses forces la parenté, sans songer à le remercier du service qu’il en avait reçu. Il oublia même par bonheur, dans l’excès de sa colère et de sa précipitation, de demander à Jones le manchon : nous disons par bonheur, car notre héros serait plutôt mort sur la place, que de s’en dessaisir.
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Jones, dès qu’il eut payé l’hôtesse, partit avec son ami Partridge, et se mit de nouveau à la recherche de son amante, bien résolu de ne s’arrêter qu’après l’avoir retrouvée. Il ne put se résoudre à dire adieu à mistress Waters. Il détestait jusqu’à son nom, et ne lui pardonnait pas de l’avoir privé, quoique sans dessein, d’une entrevue avec sa chère Sophie, à laquelle il voua désormais une constance éternelle.
 
Mistress Waters profita de la voiture qui retournait à Bath, et de la compagnie des deux Irlandais. L’hôtesse eut la complaisance de lui prêter des vêtements, pour le loyer desquels elle se contenta de prendre modestement le double de leur valeur. Chemin faisant, la belle voyageuse se réconcilia avec
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M. Fitz-Patrick, qui était d’une figure très-agréable, et n’épargna rien pour le consoler de l’absence de sa femme.
 
Ainsi se terminèrent les nombreuses et bizarres aventures de l’hôtellerie d’Upton, où l’on parle encore aujourd’hui de la charmante Sophie, sous le nom d’ange du comté de Somerset.
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Avant de poursuivre cette histoire, il est à propos de jeter un coup d’œil en arrière, pour expliquer la singulière apparition de Sophie et de son père, dans l’hôtellerie d’Upton.
 
Nous avons laissé, vers le milieu de notre septième livre, l’aimable Sophie engagée dans une lutte pénible entre l’amour et le devoir, et finissant, selon l’usage, par céder la victoire au premier. Ce combat, comme nous le dîmes alors, était la
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suite d’une visite que son père lui avait faite, pour la forcer à épouser Blifil. Quelques paroles vagues échappées à Sophie dans un moment de trouble, parurent à l’écuyer un acquiescement formel à ses volontés. Charmé de ce succès, il se mit à boire l’après-midi selon sa coutume, et en homme généreux, ne voulant pas jouir seul de son bonheur, il ordonna que la bière coulât à grands flots dans la cuisine : de sorte qu’avant onze heures du soir, il n’y avait point dans le château une seule personne qui ne fût ivre, hors mistress Western et sa nièce.
 
Le lendemain, de bonne heure, l’écuyer fit prier Blifil de venir sans délai. Il le croyait beaucoup moins instruit qu’il ne l’était réellement, de l’aversion de Sophie pour lui. Cependant il brûlait de l’informer du prétendu consentement dont on vient de parler, ne doutant pas que sa fille ne le lui confirmât de sa propre bouche. Quant au mariage, la célébration en avait été fixée, la veille, au surlendemain matin.
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M. Blifil arrivé, on servit le déjeuner. L’écuyer Western, sa sœur, et le futur époux, étant réunis dans la salle à manger, un domestique eut ordre d’aller avertir Sophie.
 
Ô Shakespeare, que n’ai-je ta plume ! Hogarth, que n’ai-je ton pinceau ! je peindrais ce pauvre domestique à son retour, tremblant de tous ses
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membres, le visage pâle, les yeux égarés, la voix expirant sur ses lèvres,
 
Tel que ce malheureux qui, glacé de terreur,
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– Là, là, mon frère, calmez-vous, dit mistress Western avec un sang-froid vraiment politique, vous vous mettez toujours en fureur pour rien. Ma nièce est allée, je le suppose, se promener dans le parc. En vérité, vous devenez si déraisonnable, qu’il est impossible de vivre avec vous sous le même toit.
 
– Hé bien, hé bien, répondit l’écuyer, s’apaisant aussi vite qu’il s’était emporté, si ce n’est que cela, il n’y a pas grand mal ; mais, sur mon âme, j’ai perdu la tête, quand cet homme est venu dire qu’on ne trouvait point ma fille. Il ordonna
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ensuite de la chercher dans toutes les allées du parc, et se rassit tranquillement.
 
Jamais deux caractères ne furent plus opposés que ceux du frère et de la sœur sous une infinité de rapports, et particulièrement en un point. Le frère ne prévoyait rien, mais il était doué d’un admirable talent pour saisir les choses au moment où elles arrivaient. La sœur, au contraire, prévoyait tout, et ne voyait rien de ce qui se passait sous ses yeux. On a déjà pu observer plusieurs exemples de ce contraste. Il était excessif dans l’un et dans l’autre. La sœur prévoyait souvent ce qui ne devait point arriver, et le frère voyait d’ordinaire beaucoup plus que la réalité.
 
Il ne se trompa pourtant point cette fois-ci : Sophie n’était pas plus dans le parc que dans sa chambre. L’écuyer sortit alors lui-même, et appela sa fille d’une voix aussi forte, aussi éclatante que celle d’Hercule, lorsqu’il appelait jadis son cher Hylas : et comme Ovide nous apprend que tout le rivage résonnait du nom de ce bel adolescent, ainsi les cris aigus des femmes se mêlant aux rauques accents des hommes, le château, le parc, tous les champs d’alentour répétèrent celui de Sophie. Écho semblait prendre tant de plaisir à redire ce doux nom, que s’il existe réellement une telle divinité, nous sommes tenté de croire que le poëte s’est mépris sur son sexe.
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de croire que le poëte s’est mépris sur son sexe.
 
La confusion fut pendant quelque temps générale. Enfin l’écuyer, ayant épuisé inutilement la force de ses poumons, revint dans la salle à manger, où se trouvaient mistress Western et M. Blifil, et se jeta dans un fauteuil avec tous les signes du désespoir. Sa sœur entreprit de le consoler de la manière suivante :
 
« Mon frère, je suis fâchée de ce qui arrive, et du déshonneur que la conduite de ma nièce imprime à notre famille ; au reste c’est votre faute, et vous ne devez vous en prendre qu’à vous. Vous savez qu’elle à toujours été élevée dans des principes contraires aux miens ; vous en voyez les conséquences. Ne vous ai-je pas représenté mille fois le danger qu’il y avait à lui laisser faire ses volontés ? mais je n’ai jamais pu vous engager à changer de méthode. Après les peines infinies que je m’étais données pour déraciner de sa tête de fausses idées, et pour corriger les fautes grossières où vous étiez tombé, vous l’avez retirée de mes mains. Ainsi, je ne suis responsable de rien. Si le soin de son éducation m’eût été confié sans réserve, vous n’auriez point à déplorer l’événement d’aujourd’hui. Consolez-vous donc, en pensant que tout ceci est votre ouvrage. Eh, que pouvait-on attendre de mieux d’une faiblesse…
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– Morbleu, ma sœur, répondit Western, vous me rendriez fou. Quand m’avez-vous vu de la faiblesse pour elle ? quand lui ai-je laissé faire ses volontés ? Pas plus tard qu’hier au soir, ne l’ai-je pas menacée, si elle me désobéissait, de la tenir enfermée toute sa vie, dans sa chambre, au pain et à l’eau ? Tudieu ! vous lasseriez la patience de Job.
 
– Entendit-on jamais pareille impertinence ? Mon frère, si je n’avais la patience de cinquante Jobs, vous me feriez sortir des bornes de la bienséance et du décorum. De quoi vous mêliez-vous ? Ne vous avais-je pas prié, conjuré d’avoir confiance en moi ? Une seule fausse marche a détruit toutes les opérations de la campagne. Quel père sensé aurait provoqué sa fille par de telles menaces ? combien de fois vous ai – je dit que les Anglaises ne veulent point être traitées comme des esclaves circassiennes ? Nous vivons, en Europe, sous la protection des lois et des mœurs. C’est par la douceur, c’est par les bons procédés qu’on s’assure l’empire de nos cœurs. Les querelles, les injures, et la violence, n’obtiennent rien de nous. Grâce à Dieu, il n’existe point en ce pays de loi salique. Mon frère, vous avez dans les manières une rudesse, que toute autre femme que moi ne pourrait supporter. Je ne m’étonne pas que la frayeur ait poussé ma nièce au parti qu’elle
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a pris ; et à vous parler franchement, je doute fort que le monde la désapprouve beaucoup. Je vous le répète, mon frère, consolez-vous, en pensant que tout ceci est votre ouvrage. Combien de fois vous ai-je conseillé… »
 
À ces mots Western se leva brusquement, et sortit de la chambre, en proférant deux ou trois horribles blasphèmes.
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Quand il fut parti, sa sœur montra (s’il est possible) encore plus d’aigreur contre lui qu’elle n’en avait fait voir en sa présence. Elle invoqua, à diverses reprises, le témoignage de M. Blifil. Celui-ci l’approuva complaisamment en tout point ; mais il s’efforça d’atténuer les torts de M. Western, qu’il attribua à l’excès de la tendresse paternelle. « C’est, répliqua la dame, une faiblesse d’autant plus inexcusable, qu’elle cause la ruine de son propre enfant ; » et Blifil en convint aussitôt.
 
Mistress Western dit ensuite au jeune écuyer, qu’elle était désolée du traitement injurieux qu’il recevait dans une famille à laquelle il se proposait de faire tant d’honneur. À ce sujet, elle blâma sévèrement la folie de sa nièce, et finit encore par rejeter tous les torts sur son frère, qui n’aurait pas dû s’avancer à ce point, sans être plus sûr du consentement de sa fille. « Mais il est, ajouta-t-elle, d’un caractère violent, opiniâtre,
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et je regrette les avis que je lui ai vingt fois prodigués en pure perte. »
 
Après un assez long entretien qui roula sur le même sujet, et dont nous ferons grâce au lecteur, M. Blifil se retira, fort peu satisfait ; mais les principes de philosophie qu’il tenait de Square, et les sentiments de religion que Thwackum lui avait inspirés, joints à son tempérament flegmatique, l’aidèrent à supporter sa disgrâce avec une patience que n’aurait point eue, sans doute, un amant plus passionné.
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Revenons maintenant à Sophie. Si le lecteur l’aime la moitié autant que nous, il se réjouira de la voir échappée des mains d’un père furieux, et de celles d’un infidèle amant.
 
Le marteau régulateur du temps avait frappé douze fois sur le métal sonore de l’horloge, avertissant les fantômes de se préparer à commencer
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leur ronde nocturne : en langage vulgaire, minuit venait de sonner ; toute la maison de l’écuyer était plongée dans l’ivresse et dans le sommeil, hors mistress Western, occupée à la lecture d’un pamphlet politique, et notre héroïne qui, après avoir descendu sans bruit l’escalier, et ouvert doucement une des portes du château, précipitait ses pas vers le lieu où elle était attendue.
 
Malgré les petites ruses dont les femmes se servent dans les moindres occasions pour faire parade de leur peur (comme beaucoup d’hommes pour dissimuler la leur), on ne peut nier qu’il n’y ait un degré de courage qui sied bien au sexe, et sans lequel il ne saurait quelquefois accomplir ses devoirs. Ce n’est point l’idée de courage, c’est celle de cruauté qui répugne à son caractère. Peut-on lire l’histoire de la célèbre Arrie, et n’être pas aussi touché de sa douceur et de sa tendresse, que de son intrépidité ? Telle femme, au contraire, se trouve mal à la vue d’une souris, qui serait peut-être capable d’empoisonner son mari, ou, ce qui est plus affreux encore, de le réduire à la nécessité de s’empoisonner lui-même.
 
Sophie joignait à la douceur naturelle de son sexe, le courage dont il manque d’ordinaire. Lorsqu’elle arriva à l’endroit convenu, et qu’au lieu de sa femme de chambre, elle vit venir à elle un homme à cheval,
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elle ne cria point elle ne s’évanouit point : non que son cœur ne battît plus fort que de coutume ; car elle éprouva d’abord un peu de surprise et de crainte. L’inconnu dissipa bientôt l’une et l’autre, en lui demandant du ton le plus respectueux, et le chapeau à la main, si elle ne comptait pas qu’une dame l’attendait en cet endroit ; et il ajouta qu’il était chargé de la conduire vers elle.
 
Sophie, qui n’avait nulle raison de se méfier de cet homme, monta en croupe derrière lui, et parvint saine et sauve à une ville distante d’environ cinq milles, où elle eut la satisfaction de trouver sa femme de chambre. La bonne Honora tenait autant à ses nippes qu’à la vie. Ne pouvant se résoudre à les perdre de vue un seul instant, elle avait pris le parti de les garder en personne, et d’envoyer quelqu’un au-devant de sa maîtresse.
 
Les deux fugitives réunies délibérèrent sur le chemin qu’il convenait de prendre pour éviter la poursuite de M. Western, qui ne tarderait sûrement pas à faire courir après elles. Londres tentait si fort Honora, qu’elle voulait y aller sans détour. Elle allégua qu’on ne s’apercevrait pas au château de leur absence, avant huit ou neuf heures du matin, et qu’ainsi on ne pourrait les rattraper, quand même on saurait la
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route qu’elles auraient suivie. Mais Sophie avait trop à risquer pour rien mettre au hasard, et n’osant se fier à sa constitution délicate, dans une affaire dont le succès dépendait de la vitesse, elle résolut de faire au moins vingt ou trente milles à travers champs, et de gagner ensuite la route de Londres. Ayant donc loué des chevaux pour parcourir cette distance dans une direction contraire à celle qu’elle se proposait de suivre, elle partit sous la conduite du même guide qui l’avait amenée jusque-là. Celui-ci prit alors, à sa place, un fardeau moins doux et plus pesant ; c’était une énorme valise remplie des parures à l’aide desquelles Honora se promettait de faire dans la capitale mille conquêtes et une brillante fortune.
 
Quand elles furent à environ deux cents pas de l’auberge, sur la route de Londres, Sophie s’approcha du guide, et avec une éloquence plus douce que celle de Platon, dont les anciens ont dit que le miel coulait de ses lèvres, elle l’engagea à prendre le premier chemin qui conduirait à Bristol.
 
Lecteur, nous ne sommes point superstitieux, et les miracles modernes nous inspirent peu de foi : aussi, ne te garantissons-nous pas le fait que tu vas lire, et auquel nous avons nous-mêmes de la peine à croire ; mais l’exactitude scrupuleuse
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que doit garder un historien, nous oblige de raconter ce qui nous a été donné pour certain. On rapporte que le cheval du guide, charmé de la voix de Sophie, s’arrêta tout court et montra de la répugnance à se porter en avant.
 
Il se peut néanmoins que le fait soit vrai, sans être aussi merveilleux qu’on l’a représenté : en effet, une cause naturelle semble propre à l’expliquer. Le guide, à l’instant où Sophie lui adressa la parole, suspendit l’action continue de son talon droit contre les flancs du cheval (car, comme Hudibras, il n’avait qu’un éperon) ; et, selon toute apparence, cette interruption momentanée occasionna l’immobilité de l’animal, qui était de sa nature fort sujet à s’arrêter.
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Sophie voyant que ses prières étaient inutiles, employa un charme plus puissant que celui de sa voix, un charme capable d’opérer des prodiges, un charme auquel les siècles modernes ont attribué cette force irrésistible que les anciens prêtaient à la parfaite éloquence : en un mot, elle lui promit une récompense qui surpasserait son attente.
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Le guide ne fut pas tout-à-fait sourd à ce langage ; il y trouva seulement quelque chose d’indéfini qui lui déplut. Quoiqu’il n’eût peut-être jamais entendu prononcer ce mot, c’était pourtant en cela que consistait son objection. Il représenta à Sophie que les personnes de qualité n’avaient point égard à la position des pauvres gens ; que, peu de jours auparavant, il avait failli être chassé par son maître, pour avoir conduit à travers champs un jeune homme venant de chez M. Allworthy, qui ne l’avait pas ensuite récompensé comme il aurait dû le faire.
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– Mon ami, conduis-moi au même lieu, et je te donnerai une guinée, deux guinées si une ne suffit pas.
 
– En conscience, mademoiselle, cela vaut bien deux guinées, pour le moins. Considérez, je vous prie, à quel péril je m’expose. Si pourtant mademoiselle me promet deux guinées, j’en veux bien courir la chance. Je sais que je manque à mon devoir, en faisant courir de droite et de
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gauche les chevaux de mon maître ; mais le pis qui puisse m’arriver, c’est qu’il me mette à la porte, et deux guinées me dédommageront toujours un peu de la perte de ma place. »
 
Le marché conclu, le guide prit la direction de Bristol, et notre héroïne suivit les traces de son amant, malgré les représentations d’Honora, qui avait bien plus d’envie de voir Londres, que de voir M. Jones. Il s’en fallait de beaucoup qu’elle le servît auprès de sa maîtresse. Elle ne lui pardonnait pas sa négligence à s’acquitter de certaines politesses pécuniaires que l’usage prescrit aux galants, envers les soubrettes, dans les intrigues d’amour, surtout dans celles d’une nature clandestine. Cet oubli de la part de Jones, venait plutôt de son étourderie que d’un défaut de générosité. Honora l’imputait peut-être à cette dernière cause. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’elle le haïssait de tout son cœur, et qu’elle s’était promis de saisir toutes les occasions de lui nuire dans l’esprit de sa maîtresse. Ce fut donc pour elle un fâcheux contre-temps d’avoir passé par la même ville et de s’être arrêtée à la même auberge d’où M. Jones ne faisait que de partir. C’en fut un plus fâcheux encore, que le choix fortuit du même guide, et la découverte qui en résulta.
 
Nos voyageuses parvinrent au point du jour à
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Hambrook[10]. Honora y reçut la désagréable commission de s’informer du chemin que M. Jones avait pris. Le guide aurait pu l’indiquer mieux que personne. Nous ignorons pourquoi Sophie ne s’adressa point à lui.
 
Sur les renseignements que donna l’hôte, Sophie demanda des chevaux, et s’en procura avec peine d’assez mauvais qui la menèrent à l’auberge où Jones avait été retenu plusieurs jours, moins par la gravité de sa blessure, que par l’ignorance de son chirurgien.
 
Ici Honora, chargée d’une nouvelle enquête, n’eut pas plus tôt dépeint à l’hôtesse la personne de M. Jones, que la fine mouche commença, comme on dit, à éventer la mèche. Lorsque Sophie entra, sans répondre à la suivante : « Bonté divine ! dit-elle s’adressant à la maîtresse, qui l’aurait cru ? Sur ma parole, voilà le plus aimable couple qu’il soit possible de voir. Ma foi, mademoiselle, je ne m’étonne pas que le jeune écuyer coure ainsi après vous. Il m’a dit que vous étiez la plus belle dame du monde, et assurément il ne m’a pas trompée. Le pauvre jeune homme, Dieu ait pitié de lui ! je l’ai bien plaint, oui, je l’ai plaint de toute mon âme, quand je l’ai vu embrasser tendrement son oreiller, et l’appeler sa chère Sophie. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour
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le dissuader d’aller à la guerre : je lui ai dit qu’il ne manquait pas de gens qui n’étaient bons qu’à se faire tuer, et qui n’avaient pas, comme lui, le bonheur d’être aimés de si belles dames.
 
– Certainement, dit Sophie, cette bonne femme extravague.
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– Honora, dit Sophie, ne grondez pas cette bonne femme, elle n’a point dessein de m’offenser.
 
– Oh ! sûrement non, » répliqua l’hôtesse enhardie par la douce voix de Sophie. Et elle enfila un long et ennuyeux récit, dont quelques endroits choquèrent un peu notre héroïne et beaucoup plus Honora, qui en prit occasion de déchirer le pauvre Jones, dès qu’elle fut seule avec sa maîtresse. « Vous avouerez, mademoiselle, dit-elle,
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qu’il faut être un misérable, et aimer bien peu une femme, pour profaner ainsi son nom dans un cabaret. »
 
Sophie ne jugeait pas avec autant de rigueur la conduite de Jones. Elle était peut-être plus touchée des violents transports de son amour, que l’hôtesse avait exagérés comme le reste, qu’offensée de son indiscrétion ; et elle imputait le tout au délire de la passion, et à un excès de franchise.
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Quand l’hôtesse se fut assurée que Sophie ne voulait ni manger, ni boire, et que son intention était de repartir aussitôt que ses chevaux seraient prêts, elle se retira. Honora se permit alors de gronder sa maîtresse, liberté qu’elle prenait assez volontiers. Elle lui rappela que Londres était le but de son voyage ; elle insista sur l’inconvenance de courir après un jeune homme, et termina sa harangue par cette grave apostrophe : « Au nom de Dieu, mademoiselle, songez à ce que vous faites, et où vous allez. »
 
Ce conseil, donné à une jeune personne qui avait déjà
Ce conseil, donné à une jeune personne qui avait déjà fait près de quarante milles à travers champs, dans une saison rigoureuse, pourra paraître un peu ridicule. On doit supposer, en effet, qu’elle n’avait bravé la fatigue d’une pareille course, qu’avec un dessein bien réfléchi et bien arrêté. Honora, à en juger par quelques mots qui lui étaient échappés, en semblait persuadée. Telle est aussi, sans doute, l’opinion d’un grand nombre de lecteurs qui ont depuis longtemps deviné le projet de notre héroïne, et condamné sa fuite, comme la démarche d’une fille sans pudeur.
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Ce conseil, donné à une jeune personne qui avait déjà fait près de quarante milles à travers champs, dans une saison rigoureuse, pourra paraître un peu ridicule. On doit supposer, en effet, qu’elle n’avait bravé la fatigue d’une pareille course, qu’avec un dessein bien réfléchi et bien arrêté. Honora, à en juger par quelques mots qui lui étaient échappés, en semblait persuadée. Telle est aussi, sans doute, l’opinion d’un grand nombre de lecteurs qui ont depuis longtemps deviné le projet de notre héroïne, et condamné sa fuite, comme la démarche d’une fille sans pudeur.
 
Sophie ne méritait point cette cruelle injure. Son cœur avait été depuis peu si agité par l’espérance et par la crainte, par le sentiment de ses devoirs, par sa tendresse filiale, par sa haine pour Blifil, par sa pitié, et (disons-le) par son amour pour Jones ; la conduite de son père, de sa tante, de tout le monde, et de Jones surtout, avait porté sa passion à un tel degré de violence, qu’elle était tombée dans cet état de trouble et d’égarement qui nous rend incapables de peser nos actions, et indifférents sur leurs suites. Les remontrances d’Honora lui inspirèrent toutefois une détermination plus sage. Elle résolut d’aller d’abord à Glocester, et de là directement à Londres.
 
Le malheur voulut qu’elle rencontrât à peu
Le malheur voulut qu’elle rencontrât à peu de distance de la première ville, ce procureur qui y avait dîné avec Jones. Comme il connaissait Honora, il s’arrêta pour lui parler. Sophie se contenta, dans le moment, de demander son nom, sans faire autrement attention à lui ; mais apprenant ensuite quelle était sa profession et sa manière expéditive de voyager, qui lui avait donné une sorte de célébrité, et se souvenant d’avoir entendu Honora lui dire qu’elle allait avec sa maîtresse à Glocester, elle craignit que son père, instruit par cet homme de sa marche, ne suivît ses traces jusqu’à cette ville, et ne parvînt à la rattraper, si elle prenait tout de suite le chemin de Londres. Elle changea donc de résolution, loua des chevaux pour un voyage de huit jours et pour une fausse route, et quoique excédée de fatigue, elle se décida à repartir, malgré les instantes prières d’Honora, et les représentations de mistress Whitefield qui, par politesse, ou par bon naturel, la pressait vivement de coucher à Glocester. Elle ne prit rien autre chose que quelques tasses de thé, se jeta deux heures sur un lit, pendant qu’on faisait rafraîchir ses chevaux, puis se remit en route vers onze heures du soir, et se dirigeant du côté de Worcester, elle arriva en moins de quatre heures à l’auberge où nous l’avons vue dernièrement.
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Le malheur voulut qu’elle rencontrât à peu de distance de la première ville, ce procureur qui y avait dîné avec Jones. Comme il connaissait Honora, il s’arrêta pour lui parler. Sophie se contenta, dans le moment, de demander son nom, sans faire autrement attention à lui ; mais apprenant ensuite quelle était sa profession et sa manière expéditive de voyager, qui lui avait donné une sorte de célébrité, et se souvenant d’avoir entendu Honora lui dire qu’elle allait avec sa maîtresse à Glocester, elle craignit que son père, instruit par cet homme de sa marche, ne suivît ses traces jusqu’à cette ville, et ne parvînt à la rattraper, si elle prenait tout de suite le chemin de Londres. Elle changea donc de résolution, loua des chevaux pour un voyage de huit jours et pour une fausse route, et quoique excédée de fatigue, elle se décida à repartir, malgré les instantes prières d’Honora, et les représentations de mistress Whitefield qui, par politesse, ou par bon naturel, la pressait vivement de coucher à Glocester. Elle ne prit rien autre chose que quelques tasses de thé, se jeta deux heures sur un lit, pendant qu’on faisait rafraîchir ses chevaux, puis se remit en route vers onze heures du soir, et se dirigeant du côté de Worcester, elle arriva en moins de quatre heures à l’auberge où nous l’avons vue dernièrement.
 
Après avoir décrit en détail la marche de notre héroïne,
Après avoir décrit en détail la marche de notre héroïne, depuis le moment de sa fuite jusqu’à son arrivée à Upton, nous conduirons rapidement monsieur son père au même endroit. Le postillon qui avait mené Sophie à Hambrook mit d’abord sur la voie. Il suivit sa fille à la piste jusqu’à Glocester et même jusqu’à Upton. Partridge, selon l’expression de l’écuyer, laissant dans tous les lieux où il passait une forte odeur derrière lui, il sut ainsi que Jones avait pris la route de la dernière ville, et ne douta point que Sophie n’eût couru sur la trace de son amant. Il se servit, pour rendre sa pensée, d’un terme grossier qui ne peut être compris que des chasseurs de renards, auxquels nous laissons le plaisir de le deviner.
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Après avoir décrit en détail la marche de notre héroïne, depuis le moment de sa fuite jusqu’à son arrivée à Upton, nous conduirons rapidement monsieur son père au même endroit. Le postillon qui avait mené Sophie à Hambrook mit d’abord sur la voie. Il suivit sa fille à la piste jusqu’à Glocester et même jusqu’à Upton. Partridge, selon l’expression de l’écuyer, laissant dans tous les lieux où il passait une forte odeur derrière lui, il sut ainsi que Jones avait pris la route de la dernière ville, et ne douta point que Sophie n’eût couru sur la trace de son amant. Il se servit, pour rendre sa pensée, d’un terme grossier qui ne peut être compris que des chasseurs de renards, auxquels nous laissons le plaisir de le deviner.
 
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XI.
 
CONTENANT ENVIRON TROIS JOURS.
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TROIS JOURS.
 
 
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Les critiques exigent et obtiennent en général des auteurs, une grande déférence. Il est donc possible qu’on nous reproche de les avoir traités trop sévèrement dans notre dernier chapitre préliminaire. Nous donnerons dans celui-ci les raisons de notre conduite envers cette classe redoutable d’écrivains, et nous les placerons peut-être dans un jour sous lequel on ne les a point envisagés jusqu’à présent.
 
Le mot critique dérive du grec, et signifie jugement. Des personnes qui n’entendaient pas le
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terme original et n’en connaissaient que la traduction, se sont figurées sans doute qu’il signifiait jugement, dans le sens où les tribunaux l’emploient, comme l’équivalent de condamnation.
 
Cette conjecture nous paraît d’autant mieux fondée, que dans ces derniers temps le plus grand nombre des critiques s’est trouvé parmi les gens de loi. Beaucoup d’entre eux, désespérant, selon toute apparence, de s’élever jusqu’au banc du roi[11], se sont assis sur les bancs du parterre de la comédie, où ils ont exercé leur empire et prononcé des jugements, c’est-à-dire des condamnations.
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Ces messieurs, nous n’en doutons pas, seraient charmés que l’on comparât sérieusement leur métier à une des plus importantes et des plus honorables fonctions de la société ; mais comme notre dessein n’est point de les flatter, nous rappellerons à leur mémoire un certain officier de justice d’un rang beaucoup plus bas, avec lequel ils ont aussi quelque ressemblance éloignée, puisque non contents de prononcer leurs arrêts, ils les exécutent eux-mêmes.
 
On peut encore considérer avec raison les critiques modernes, comme des détracteurs publics. Si celui qui n’étudie le caractère des autres,
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que dans la vue de découvrir leurs défauts et de les divulguer, mérite le titre de détracteur des hommes, le critique qui lit un ouvrage dans le même esprit de malveillance, mérite également le titre de détracteur des livres.
 
Le vice n’a pas à notre avis d’esclave plus abject ; la société, d’ennemi plus odieux ; ni le diable, de plus digne et de plus cher disciple, qu’un détracteur. Nous craignons que le monde ne ressente pas pour ce monstre la moitié de l’horreur qu’il doit inspirer, et nous n’osons assigner les motifs d’une si criminelle indulgence. Il est certain pourtant que le voleur semble presque innocent, au prix du détracteur. L’assassin même paraît quelquefois moins coupable que lui. La détraction est une arme plus cruelle que le poignard ; car les blessures qu’elle fait sont toujours incurables. On peut la comparer au plus lâche, au plus exécrable des crimes, à l’empoisonnement : moyen de vengeance si vil et si horrible, que jadis nos lois le distinguaient sagement des autres meurtres, par la rigueur du supplice dont elles le punissaient.
 
Outre les maux affreux que cause la détraction, et les méprisables ressorts qu’elle emploie, il y a des circonstances qui en aggravent singulièrement l’atrocité. La plupart du temps elle agit sans provocation, sans espoir de récompense, à moins qu’il n’existe des âmes
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assez infernales pour en trouver une, dans le désespoir et dans la ruine de leurs victimes.
 
Shakespeare a peint ce vice avec énergie dans les vers suivants :
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L’honnête lecteur conviendra sans peine avec nous de ces vérités. S’il en trouve l’application au détracteur des livres trop rigoureuse, qu’il considère que les deux espèces de détraction proviennent du même fond de malignité, et ne sont ni l’une, ni l’autre, susceptibles d’aucune excuse. Peut-on dire que le dommage causé de cette manière à un écrivain soit léger, quand on songe que son livre est la production de son cerveau, et comme son enfant ?
 
Le lecteur dont la muse n’a pas encore cessé d’être
Le lecteur dont la muse n’a pas encore cessé d’être vierge, ne saurait se faire une idée de la tendresse paternelle d’un auteur pour son ouvrage. Nous lui adresserons, en la parodiant, la touchante exclamation de Macduff. « Hélas ! tu n’as point fait de livre ! » Mais celui que sa muse féconde a déjà rendu père, éprouvera une vive émotion, et ne pourra peut-être retenir ses larmes (surtout si sa chère géniture n’est plus), en nous entendant parler des longues fatigues qui précèdent l’enfantement d’un ouvrage, du pénible travail qui l’accompagne, de l’affection et des soins que le tendre père prodigue à son enfant chéri, jusqu’au moment où il le juge en état de paraître dans le monde.
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Le lecteur dont la muse n’a pas encore cessé d’être vierge, ne saurait se faire une idée de la tendresse paternelle d’un auteur pour son ouvrage. Nous lui adresserons, en la parodiant, la touchante exclamation de Macduff. « Hélas ! tu n’as point fait de livre ! » Mais celui que sa muse féconde a déjà rendu père, éprouvera une vive émotion, et ne pourra peut-être retenir ses larmes (surtout si sa chère géniture n’est plus), en nous entendant parler des longues fatigues qui précèdent l’enfantement d’un ouvrage, du pénible travail qui l’accompagne, de l’affection et des soins que le tendre père prodigue à son enfant chéri, jusqu’au moment où il le juge en état de paraître dans le monde.
 
Cet amour paternel n’est pas le pur effet de l’instinct, et ne répugne en rien à la sagesse humaine. Il n’y a point d’enfants de qui l’on puisse dire plus véritablement que des livres, qu’ils sont la richesse de leurs pères. Beaucoup d’entre eux les ont nourris dans leur vieillesse avec une piété toute filiale. Ainsi le détracteur dont le souffle empoisonné fait mourir un livre avant le temps, ne blesse pas moins l’auteur dans son intérêt que dans ses affections.
 
Enfin, le détracteur d’un livre est dans le fait celui de l’auteur. Comme on ne peut appeler quelqu’un bâtard, sans traiter sa mère de coquine, de même on ne peut qualifier un livre
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d’ennuyeux et de ridicule, sans traiter l’auteur de sot ; et cet affront, quoique moins injurieux dans le sens moral que celui de fripon, fait infiniment plus de tort dans le monde.
 
Si quelques personnes ne voient dans ces réflexions que des plaisanteries, d’autres sauront en reconnaître la justesse. Peut-être même penseront-elle que nous ne les avons pas présentées avec assez de gravité ; mais qui empêche de dire la vérité en riant ? Il faut être d’un mauvais naturel, pour déprécier un livre par malignité, ou par pur badinage ; et l’on peut soupçonner à bon droit tout critique morose et hargneux, d’être un méchant homme.
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Nous consacrerons la fin de ce chapitre à signaler les iniques censeurs qui excitent seuls nos plaintes ; car personne, hormis eux, ne nous accusera de vouloir soustraire les productions de l’esprit humain au jugement de toute espèce de tribunal, ou d’exclure de la république des lettres d’illustres critiques tels qu’Aristote, Horace, et Longin, chez les anciens ; Dacier et Bossu chez les Français, et quelques-uns de nos compatriotes qui ont rendu, par leurs veilles, au monde savant, de si éminents services, et acquis le droit incontestable de prononcer des arrêts, en matière de littérature.
 
Sans entrer dans le détail des qualités qui constituent
Sans entrer dans le détail des qualités qui constituent un sage Aristarque, sujet que nous avons touché ailleurs, nous pensons qu’on est bien fondé à protester contre un censeur assez téméraire pour condamner un livre qu’il n’a pas lu. Soit qu’il parle d’après ses propres conjectures, ou sur la foi d’autrui, c’est un détracteur. On peut en dire autant de celui qui, sans désigner dans un ouvrage aucun défaut particulier, le frappe tout entier d’un brutal anathème. Nous ajouterons que si les imperfections qu’on remarque dans les parties, ne déparent point l’ensemble, ou si elles sont rachetées par de plus grandes beautés, une réprobation générale annonce moins l’équité d’un vrai critique, que la malignité d’un détracteur. Il faut suivre à cet égard le conseil que donne Horace dans les vers suivants :
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Sans entrer dans le détail des qualités qui constituent un sage Aristarque, sujet que nous avons touché ailleurs, nous pensons qu’on est bien fondé à protester contre un censeur assez téméraire pour condamner un livre qu’il n’a pas lu. Soit qu’il parle d’après ses propres conjectures, ou sur la foi d’autrui, c’est un détracteur. On peut en dire autant de celui qui, sans désigner dans un ouvrage aucun défaut particulier, le frappe tout entier d’un brutal anathème. Nous ajouterons que si les imperfections qu’on remarque dans les parties, ne déparent point l’ensemble, ou si elles sont rachetées par de plus grandes beautés, une réprobation générale annonce moins l’équité d’un vrai critique, que la malignité d’un détracteur. Il faut suivre à cet égard le conseil que donne Horace dans les vers suivants :
 
Lorsque mille beautés brillent dans un poëme,
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Ce n’est pas autrement que l’on compose un livre[14].
 
Toute beauté, dans l’ordre physique, et dans l’ordre
Toute beauté, dans l’ordre physique, et dans l’ordre moral, veut être jugée avec cette indulgence. Quelle barbarie n’y aurait-il pas à condamner un ouvrage tel que le nôtre, un ouvrage dont la composition nous a coûté tant de milliers d’heures, par l’unique raison que quelques chapitres peuvent fournir matière à une critique juste et raisonnable ? Rien de plus commun pourtant que des arrêts de proscription rendus sur d’aussi frivoles motifs. Au théâtre surtout, il suffit d’une expression qui choque le goût de l’assemblée, ou même celui d’un seul spectateur, pour exposer le poëte à l’affront des sifflets. Une scène mal accueillie compromet le sort de la pièce entière. Il est en conscience aussi impossible d’écrire sous un pareil joug, que de régler sa vie sur les opinions de certains esprits atrabilaires. Si l’on s’en rapportait aux sentiments de quelques critiques, et à ceux de quelques dévots, aucun auteur ne serait sauvé dans ce monde, ni aucun homme dans l’autre.
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Toute beauté, dans l’ordre physique, et dans l’ordre moral, veut être jugée avec cette indulgence. Quelle barbarie n’y aurait-il pas à condamner un ouvrage tel que le nôtre, un ouvrage dont la composition nous a coûté tant de milliers d’heures, par l’unique raison que quelques chapitres peuvent fournir matière à une critique juste et raisonnable ? Rien de plus commun pourtant que des arrêts de proscription rendus sur d’aussi frivoles motifs. Au théâtre surtout, il suffit d’une expression qui choque le goût de l’assemblée, ou même celui d’un seul spectateur, pour exposer le poëte à l’affront des sifflets. Une scène mal accueillie compromet le sort de la pièce entière. Il est en conscience aussi impossible d’écrire sous un pareil joug, que de régler sa vie sur les opinions de certains esprits atrabilaires. Si l’on s’en rapportait aux sentiments de quelques critiques, et à ceux de quelques dévots, aucun auteur ne serait sauvé dans ce monde, ni aucun homme dans l’autre.
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Au moment où nous fûmes obligé de faire un pas rétrograde dans cette histoire, nous venions de raconter au lecteur la manière dont Sophie et Honora avaient quitté l’auberge d’Upton. Nous allons maintenant retrouver notre héroïne, et laisser encore quelque temps le coupable Jones déplorer sa mauvaise fortune, ou plutôt sa mauvaise conduite.
 
Sophie ayant engagé son guide à prendre des chemins de traverse, avait passé la Savern et n’était pas à un mille de l’auberge, lorsqu’en se retournant, elle vit plusieurs personnes à cheval qui accouraient à toute bride. Saisie d’effroi, elle ordonna au guide de hâter sa marche. Il obéit, et tous trois se mirent au galop ; mais plus ils allaient vite, plus vite on les suivait ; et comme les chevaux de derrière étaient un peu meilleurs que ceux de devant, ces derniers furent bientôt atteints :
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circonstance heureuse pour la pauvre Sophie, dont la fatigue et la peur avaient presque épuisé les forces. Elle se sentit tout à coup rassurée par la voix d’une femme, qui la salua de la manière la plus civile et la plus douce. Dès qu’elle fut remise de son trouble, elle lui rendit son salut, avec autant de politesse que de joie.
 
La petite troupe qui lui avait causé tant de frayeur se composait, comme la sienne, de deux femmes et d’un guide. L’une et l’autre firent ensemble trois grands milles, dans un profond silence. Enfin Sophie revenue de son effroi, mais étonnée que l’inconnue continuât à la suivre à travers champs, et dans tous les détours qu’elle faisait, prit la parole et lui dit d’un ton obligeant, qu’elle s’estimait heureuse de voir que leur route fût la même. L’autre qui n’attendait qu’un mot pour entrer en conversation, répondit aussitôt que le bonheur était tout entier pour elle ; qu’étrangère dans ce pays, elle avait été si contente de rencontrer une personne de son sexe, qu’elle s’était peut-être rendue coupable, en la suivant, d’une indiscrétion difficile à excuser.
 
Les deux dames se firent de nouveaux compliments. Honora, par respect pour le bel habit de l’inconnue, lui avait cédé sa place, et s’était retirée un peu en arrière. Sophie avait une grande curiosité de savoir pourquoi sa nouvelle compagne
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s’attachait ainsi à ses pas. Elle en concevait même une sorte d’inquiétude. Cependant la crainte, la retenue, ou quelque autre motif, l’empêchèrent de lui adresser à ce sujet aucune question.
 
L’étrangère éprouvait en ce moment un embarras, dont la dignité de l’histoire ne permet guère de faire mention. Le vent avait emporté cinq fois son chapeau, dans l’espace du dernier mille, et elle cherchait en vain un ruban, pour l’attacher sous son menton. Sophie, témoin de sa peine, lui offrit un mouchoir. En le tirant de sa poche, elle lâcha imprudemment la bride de son cheval. L’animal broncha, s’abattit, et jeta par terre sa belle conductrice.
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Quoique Sophie fut tombée la tête la première, elle ne se fit aucun mal. Les mêmes circonstances qui occasionnèrent sa chute, lui en sauvèrent aussi la confusion. Elle se trouvait alors dans un chemin étroit et si couvert d’arbres, que la lune n’aurait pu y introduire qu’une faible lumière, quand un nuage épais n’en eût pas obscurci presque entièrement le disque. Par ce moyen, sa modestie, très-prompte à s’alarmer, n’eut pas plus à souffrir que sa personne, et elle remonta à cheval sans autre mal que la peur.
 
Le jour parut enfin. Les dames qui marchaient côte à côte se regardèrent fixement. Au même
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instant, elles arrêtèrent leurs chevaux, et toutes deux parlant à la fois, prononcèrent avec une égale allégresse, l’une le nom de Sophie, l’autre celui d’Henriette.
 
Cette rencontre imprévue les surprit beaucoup plus qu’elle ne surprendra le lecteur ; il a sans doute deviné que l’étrangère n’était autre que mistress Fitz-Patrick, nièce de M. Western, dont nous avons raconté le brusque départ de l’hôtellerie d’Upton, peu de minutes après celui de Sophie.
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Les deux cousines avaient demeuré longtemps ensemble chez mistress Western leur tante, et s’y étaient liées d’une étroite amitié. Elles furent si étonnées et si aises de se revoir, qu’on ne saurait figurer la moitié des caresses qu’elles se firent, avant de songer à se demander où elles allaient. Mistress Fitz-Patrick s’en avisa la première. Cette question, toute simple et toute naturelle, ne laissa pas d’embarrasser Sophie. « Ma chère Henriette, lui dit-elle, suspendez, je vous prie, votre curiosité jusqu’à notre prochaine arrivée dans quelque auberge. J’ai peine, comme vous, à contenir la mienne ; car notre surprise, je pense, doit être à peu près la même. »
 
Leur entretien, pendant la route, mérite peu d’être rapporté. Celui des femmes de chambre en est moins digne encore. Elles ne demeurèrent
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pas non plus en reste de politesses. Quant aux guides, ils furent privés du plaisir de la conversation, l’un trottant devant, et l’autre derrière.
 
Après une marche de plusieurs heures dans cet ordre, on prit un chemin large et bien battu qui conduisait à une auberge de belle apparence, où l’on s’arrêta. Sophie était si fatiguée, elle avait tant souffert de sa course nocturne, surtout pendant les cinq ou six derniers milles, qu’elle ne put descendre de cheval toute seule. L’hôte qui était venu au-devant d’elle, s’en aperçut et lui offrit son secours. Elle l’accepta un peu étourdiment. Il semble, en vérité, que la malicieuse fortune eût résolu ce jour-là de faire rougir notre héroïne, et elle réussit mieux dans son dessein la seconde fois que la première. L’hôte l’avait à peine reçue entre ses bras, que ses deux jambes, affaiblies par une récente attaque de goutte, lui manquèrent en même temps, et il s’étendit par terre tout de son long. Mais il eut l’adresse et la galanterie de se placer en tombant sous son charmant fardeau, de manière qu’il fut seul froissé de la chute. Sophie n’en éprouva d’autre mal qu’une violente atteinte portée à sa pudeur. Le rire malin qu’elle observa, en se relevant, sur le visage de la plupart des spectateurs, lui fit soupçonner ce qui était arrivé, et ce que nous tairons ici, dussions-nous tromper l’attente de certains
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lecteurs. Ces sortes d’accidents n’ont jamais rien eu de comique à nos yeux ; et nous ne craignons pas d’affirmer que pour aimer à en rire, il faut avoir une idée bien imparfaite de la modestie d’une jeune et belle femme.
 
La frayeur et la confusion, jointes à une extrême fatigue de corps et d’esprit, avaient presque épuisé les forces de Sophie. Elle entra dans l’auberge, d’un pas chancelant, appuyée sur le bras de sa femme de chambre. Dès qu’elle fut assise, elle demanda un verre d’eau, qu’Honora changea très-judicieusement en un verre de vin.
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Sophie se rendit aux instances de son amie et à celles d’Honora. Mistress Fitz-Patrick lui offrit de partager son lit, proposition que Sophie accepta avec plaisir.
 
La maîtresse une fois couchée, la femme de
La maîtresse une fois couchée, la femme de chambre se disposa à en faire autant. Elle voulut d’abord s’excuser auprès de sa compagne, de la laisser seule dans un lieu aussi affreux qu’une auberge ; mais celle-ci, qui n’avait pas moins envie de dormir qu’Honora, l’arrêta tout court et la pria de lui accorder l’honneur de coucher avec elle. Honora répondit que tout l’honneur serait de son côté. Après force compliments, les deux soubrettes se mirent ensemble au lit, à l’exemple de leurs maîtresses.
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La maîtresse une fois couchée, la femme de chambre se disposa à en faire autant. Elle voulut d’abord s’excuser auprès de sa compagne, de la laisser seule dans un lieu aussi affreux qu’une auberge ; mais celle-ci, qui n’avait pas moins envie de dormir qu’Honora, l’arrêta tout court et la pria de lui accorder l’honneur de coucher avec elle. Honora répondit que tout l’honneur serait de son côté. Après force compliments, les deux soubrettes se mirent ensemble au lit, à l’exemple de leurs maîtresses.
 
L’aubergiste, suivant l’usage des gens de sa profession, ne manquait jamais de s’informer aux cochers, laquais, postillons, et autres, du nom, de la condition, et de la fortune de ses hôtes. On ne sera donc pas étonné que l’air mystérieux de nos voyageuses, et surtout le parti extraordinaire qu’elles avaient pris de se coucher à dix heures du matin, eussent éveillé son attention. Dès que les guides furent entrés dans la cuisine, il commença son interrogatoire accoutumé, leur demandant qui étaient ces dames, d’où elles venaient, et où elles allaient ; mais les guides eurent beau lui raconter fidèlement tout ce qu’ils savaient, leurs réponses redoublèrent sa curiosité, au lieu de la satisfaire.
 
Notre hôte était considéré dans son canton, comme un homme d’une rare sagacité. Il passait pour voir plus loin et plus avant dans les choses
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qu’aucun habitant de la paroisse, sans en excepter le ministre lui-même. Peut-être devait-il, en grande partie, sa renommée à l’expression grave et significative de son regard, principalement lorsqu’il fumait sa pipe, et il l’avait sans cesse à la bouche. Ses manières contribuaient aussi à répandre l’opinion de son habileté. Il avait dans le maintien quelque chose de sérieux, pour ne pas dire de sombre. Quand il parlait, ce qu’il faisait rarement, il s’énonçait toujours avec lenteur, et en peu de mots qu’il interrompait par de fréquents hem ! ah ! oui ? bon ! et autres monosyllabes. Malgré son attention à les accompagner de gestes explicatifs, comme de signes de tête, de clignements d’yeux, ou du mouvement de son index, il laissait d’ordinaire beaucoup à deviner à ses auditeurs. Souvent même il leur faisait entendre qu’il en savait infiniment plus qu’il ne jugeait à propos d’en dire. Ce dernier artifice suffirait seul pour expliquer la réputation dont il jouissait ; car les hommes admirent volontiers ce qu’ils ne comprennent pas : et c’est sur cette disposition que les charlatans de tous les temps et de tous les pays ont fondé le succès de leurs impostures.
 
Notre grand politique tirant sa femme à l’écart, lui demanda ce qu’elle pensait des dames qui venaient d’arriver.
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« Ce que j’en pense ? répondit-elle, et que voulez-vous que j’en pense ?
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– Voilà une bonne petite femme, dit l’hôte en lui passant la main sous le menton. Oui, je dois en convenir, vous avez toujours rendu justice à ma perspicacité. Eh bien donc, comptez là-dessus… Souvenez-vous de ce que je vous dis… comptez là-dessus. Ce sont, je gage, quelques-unes de ces femmes rebelles qui marchent, dit-on, à la suite du jeune chevalier[15], et qui ont pris un chemin détourné pour éviter l’armée du duc.
 
– Mon mari, vous avez mis le doigt dessus. L’une d’elles est vêtue comme une princesse, et
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tout le monde la prendrait pour telle. Cependant quand je considère une chose…
 
– Hem ! quand vous considérez ? répéta l’hôte d’un ton de dédain ; eh bien, dites-moi, je vous prie, ce que vous considérez.
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– En vérité, mon mari, vous en savez plus que moi, et que bien d’autres.
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– Je n’ai pas de peine à le croire.
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– Non, sans doute ; et quoi qu’il arrive, on ne saurait nous blâmer de la dénoncer. Tout le monde en ferait autant à notre place. »
 
Tandis que l’hôte, qui n’avait pas, comme on
Tandis que l’hôte, qui n’avait pas, comme on voit, usurpé la réputation de grand politique, débattait cette question à part soi (car il faisait peu de cas de l’avis de sa femme), il apprit que les rebelles, en évitant l’armée du duc de Cumberland, avaient gagné un jour de marche sur lui, et s’avançaient vers Londres, bientôt après arriva un fameux jacobite, la figure rayonnante de joie, qui le prit par la main et s’écria : « Victoire, mon enfant ! dix mille braves Français sont débarqués à Suffolk. Vive la vieille Angleterre ! dix mille Français ! mon bon ami. Adieu, je cours les rejoindre. »
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Tandis que l’hôte, qui n’avait pas, comme on voit, usurpé la réputation de grand politique, débattait cette question à part soi (car il faisait peu de cas de l’avis de sa femme), il apprit que les rebelles, en évitant l’armée du duc de Cumberland, avaient gagné un jour de marche sur lui, et s’avançaient vers Londres, bientôt après arriva un fameux jacobite, la figure rayonnante de joie, qui le prit par la main et s’écria : « Victoire, mon enfant ! dix mille braves Français sont débarqués à Suffolk. Vive la vieille Angleterre ! dix mille Français ! mon bon ami. Adieu, je cours les rejoindre. »
 
Ces nouvelles fixèrent l’irrésolution du prudent aubergiste. Il se décida à faire sa cour à la jeune dame, quand elle serait levée, ne doutant pas que ce ne fût madame Jenny Cameron en personne.
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Chapitre très-court, où l’on voit pourtant un soleil, une lune, une étoile, et un ange.
 
Le soleil, qui se couche de très-bonne heure à cette époque de l’année, était descendu depuis
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quelque temps sous l’horizon, lorsque Sophie se leva, rafraîchie par un léger sommeil qu’elle ne dut qu’à l’excès de la fatigue. Il est bien vrai qu’en partant d’Upton, elle avait dit à Honora, et s’était peut-être dit à elle-même, qu’elle jouissait d’une tranquillité parfaite. On ne peut douter pourtant qu’elle n’eut l’esprit un peu atteint de cette maladie qu’accompagne toujours une vive agitation, et qui probablement ne diffère point de celle que les médecins entendent (s’ils ont quelque entendement) par fièvre morale.
 
Mistress Fitz-Patrick se leva en même temps que sa cousine, appela sa femme de chambre, et s’habilla sur-le-champ. C’était véritablement une fort jolie femme. Elle aurait passé pour belle, partout ailleurs qu’à côté de Sophie ; mais lorsque Honora, à qui sa maîtresse avait défendu de l’éveiller, fut entrée chez elle, de son propre mouvement, et qu’elle l’eut parée, les charmes de l’Irlandaise qui, semblables à l’étoile du matin, avaient précédé le lever du soleil, s’éclipsèrent devant l’éclatante beauté de sa cousine.
 
Jamais Sophie n’avait paru si brillante : en sorte que la servante d’auberge put dire, sans hyperbole, en descendant de chez les voyageuses, où elle avait été allumer du feu, qu’il ne fallait plus douter de l’apparition des anges, puisqu’elle venait d’en voir un dans la chambre d’en haut.
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Mistress Fitz-Patrick instruite par sa cousine de l’intention où elle était de se rendre à Londres, consentit à l’y accompagner. L’arrivée de son mari à Upton avait changé son dessein d’aller à Bath, ou chez sa tante Western. Les deux cousines n’eurent pas plus tôt pris le thé, que Sophie voulut profiter du clair de lune pour repartir sans délai. Elle ne craignait pas le froid, et son courage naturel, exalté par un sentiment qui tenait du désespoir, ne laissait point d’accès dans son âme à ces vaines terreurs que la nuit inspire aux femmelettes. D’ailleurs, l’heureux succès de ses deux premières expéditions nocturnes, l’enhardissait à en tenter une troisième.
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Mistress Fitz-Patrick ne se sentait pas le même courage. Une frayeur plus grande avait, il est vrai, triomphé en elle d’une moindre. Pour fuir la présence de son mari, elle s’était décidée à sortir d’Upton, au milieu des ténèbres ; mais à présent qu’elle se croyait à l’abri de ses poursuites, la moindre frayeur reprit le dessus. Elle supplia sa cousine de rester jusqu’au lendemain matin, et de ne pas s’exposer au danger de voyager de nuit.
 
Sophie était la complaisance même. Après avoir essayé en vain du raisonnement et de la plaisanterie, pour dissiper la peur de son amie, elle finit par céder à ses instances. Peut-être y aurait-elle résisté
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davantage, si elle avait su l’arrivée de son père à Upton. Pour ce qui est de Jones, nous appréhendons fort qu’elle ne souhaitât plus qu’elle ne craignait sa rencontre. C’est un aveu que nous arrache la force de la vérité. Nous avouerons pourtant qu’il eût été plus honnête à nous de dérober au lecteur la connaissance d’une faiblesse qu’il faut regarder comme un de ces mouvements involontaires de l’âme, auxquels la raison n’a souvent point de part.
 
L’hôtesse informée de la résolution des jeunes voyageuses, vint prendre leurs ordres pour le souper. Il y avait dans la voix de Sophie, dans son air, dans ses manières une douceur enchanteresse. La brave femme persuadée que c’était Jenny Cameron, devint en un instant zélée jacobite, et fit des vœux ardents pour le succès des armes du prince Édouard, en reconnaissance de la bonté avec laquelle sa prétendue maîtresse l’avait traitée.
 
Les deux cousines, restées seules, montrèrent une égale curiosité d’apprendre les événements extraordinaires qui avaient occasionné leur rencontre. Mistress Fitz-Patrick ayant obtenu de Sophie la promesse de lui conter à son tour son histoire, commença le récit de la sienne, que le lecteur lira, s’il veut, dans le chapitre suivant.
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« Les malheureux éprouvent naturellement une peine secrète à se rappeler les époques de leur vie qui ont eu pour eux le plus de charmes. Il en est des plaisirs passés, ainsi que des amis qu’on a perdus. Ils laissent au fond du cœur de tendres regrets, et l’on peut dire que l’image des uns et des autres revient souvent, comme une ombre triste et chère, s’offrir à l’imagination.
 
« Aussi, ne puis-je songer sans chagrin à ces jours fortunés où nous vivions ensemble sous la tutelle de ma tante Western. Hélas ! pourquoi miss Sensée et miss Étourdie ne sont-elles plus ? Vous n’avez sûrement pas oublié ces noms de notre enfance. Que vous me donniez avec raison le dernier ! l’expérience m’a trop appris combien
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je le méritais. Pour vous, ma Sophie, vous avez toujours valu mieux que moi. Puissiez-vous aussi être plus heureuse ! j’ai encore présentes à l’esprit les sages représentations que vous me fîtes, un jour que je me désolais d’avoir manqué un bal ; et vous n’aviez pas encore quatorze ans ! ô ma Sophie : le bon temps que celui où je regardais une semblable contrariété comme un malheur, et où en effet je n’en avais point connu de plus grand !
 
Dans le fait, ma chère Henriette, c’était alors pour vous une affaire sérieuse. Consolez-vous donc en pensant que le sujet actuel de votre affliction, quel qu’il soit, vous semblera peut-être un jour aussi frivole que la privation d’un bal vous le paraît aujourd’hui.
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Ici mistress Fitz-Patrick s’arrêta ; mais sur les instances réitérées de Sophie, elle poursuivit en ces termes :
 
« Vous avez, sans doute, beaucoup entendu
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parler de mon mariage. Cependant, comme il est probable que les circonstances vous en auront été présentées sous un faux jour, je remonterai à l’époque où j’eus le malheur de rencontrer à Bath l’homme qui, depuis, est devenu mon mari. C’était peu de temps après que vous eûtes quitté ma tante, pour retourner chez votre père.
 
« M. Fitz-Patrick se faisait remarquer parmi les jeunes agréables qui se trouvaient à Bath. Il était beau, bien fait, très-galant, plus recherché que personne dans sa parure. Si vous aviez le malheur de le voir maintenant, vous ne le reconnaîtriez point à ce portrait. Je ne puis mieux vous le peindre, qu’en vous disant qu’il est aujourd’hui tout le contraire de ce qu’il était autrefois. Dans un long séjour à la campagne, il a contracté les manières les plus rudes, les plus grossières, en un mot, ma chère, il est devenu un vrai sauvage irlandais… Mais pour continuer mon histoire, les qualités qu’il possédait alors le recommandaient si bien, que malgré le préjugé qui excluait de la société des gens de qualité les personnes d’une classe inférieure, il trouva le secret de s’y introduire. Ce n’était pas, au reste, une chose facile que d’éviter sa compagnie ; il se contentait d’une légère invitation, souvent même il s’en passait. Sa bonne mine, sa galanterie, lui conciliaient la faveur des femmes,
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et sa bravoure connue le mettait à l’abri d’une insulte de la part des hommes. Sans cela, ceux-ci, je pense, en auraient bientôt fait justice ; car il n’avait aucun titre réel pour être préféré à la petite noblesse d’Angleterre, qui le voyait d’assez mauvais œil, et ne lui épargnait pas les sarcasmes en son absence, sans doute par jalousie de ses succès auprès de notre sexe.
 
« Quoique ma tante ne fût point une femme de qualité, comme elle avait toujours vécu à la cour, elle voyait la société la plus distinguée de Bath. Par quelque voie qu’on arrive dans le grand monde, dès qu’on a su s’en ouvrir l’entrée, c’est un mérite d’y paraître établi, et un mérite qui semble tenir lieu de tout autre. Vous avez pu en juger, malgré votre jeunesse, par la conduite de ma tante. Elle était froide ou prévenante avec les gens, suivant qu’ils avaient plus ou moins de cette sorte de mérite.
 
« Ce fut là principalement ce qui valut ses bonnes grâces à M. Fitz-Patrick. Il mit une adresse merveilleuse à les capter. Elle ne faisait point de parties où elle ne l’invitât. Il répondait avec empressement à une distinction si flatteuse, et lui rendait des soins assidus. Les mauvaises langues en glosèrent ; les personnes les plus bienveillantes arrangèrent entre eux un mariage. Pour moi, je l’avouerai, je ne doutai point que les vues de
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M. Fitz-Patrick ne fassent comme on dit d’ordinaire, très-honnêtes, ou, en d’autres termes, qu’il n’eût le dessein de s’emparer, par le mariage, de la fortune de ma tante. Ma chère tante n’était ni assez belle, ni assez jeune pour inspirer une passion ; mais, en revanche, ses grands biens lui prêtaient des charmes puissants aux yeux d’un épouseur.
 
« Les marques de déférence et de considération que M. Fitz-Patrick ne cessait de me donner, me confirmèrent encore dans mon opinion. Je me figurai qu’il cherchait à diminuer par là l’éloignement qu’il devait me supposer pour une union préjudiciable à mes intérêts ; et je ne saurais dire jusqu’à quel point cet artifice lui réussit. Contente de ma propre fortune, moins capable de calcul que qui que ce soit, je ne pouvais être sérieusement l’ennemie d’un homme qui me plaisait par ses manières, et me traitait avec des égards dont il se dispensait envers la plupart des femmes de qualité.
 
« Cette façon d’agir m’était fort agréable ; il la changea bientôt pour une autre qui me le fût encore davantage. Il se montra sensible, passionné, et n’épargna pas les soupirs. De temps en temps toutefois, soit à dessein, soit naturellement, il s’abandonnait à sa gaîté accoutumée ; mais c’était toujours en nombreuse compagnie
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et avec d’autres femmes. Si, dans une contredanse où nous figurions tous deux, je ne dansais pas avec lui, il devenait sombre. Venait-il à se rapprocher de moi, il prenait l’air le plus doux et le plus tendre qu’on puisse imaginer. Enfin, il me montrait en toute occasion une préférence si manifeste, qu’il aurait fallu que je fusse aveugle pour ne pas m’en apercevoir ; et… et… et…
 
– Et vous en étiez ravie, ma chère Henriette, dit Sophie. Pourquoi en rougiriez-vous ? ajouta-t-elle en soupirant ; on ne peut disconvenir qu’il n’y ait dans la tendresse que la plupart des hommes savent feindre, un charme irrésistible.
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– Rien de plus vrai, repartit mistress Fitz-Patrick. Des hommes qui n’ont pas le sens commun dans tout le reste, sont en amour de vrais Machiavels. Faut-il, hélas ! que je l’aie appris à mes dépens ? Eh bien, je ne fus pas moins en butte que ma tante aux traits de la médisance, et quelques bonnes âmes ne se firent point scrupule d’assurer que M. Fitz-Patrick avait, en même temps, une intrigue galante avec nous deux.
 
« Ce qui vous surprendra, c’est que ma tante n’aperçut ni ne soupçonna rien de notre intelligence, quoiqu’elle fut, je pense, assez visible. Il semble, en vérité, que l’amour aveugle les vieilles femmes. Elles s’enivrent avidement de l’encens qu’on leur présente, et ressemblent à ces
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convives affamés qui n’ont pas le loisir d’observer, à table, ce qui se passe autour d’eux. J’ai fait cette remarque en plusieurs autres occasions. Ma tante avait les yeux si fascinés, que quand elle nous surprenait en tête-à-tête à son retour du bain (et cela arrivait souvent), il suffisait d’un reproche obligeant de M. Fitz-Patrick sur sa longue absence, pour écarter de son esprit toute espèce de soupçon. Mon amant usait encore d’un stratagème qui lui réussissait à merveille. Il me traitait, en sa présence, comme un enfant, ne m’appelant jamais que la jolie petite miss. Ce ton de légèreté ne plut d’abord qu’à demi à votre humble servante ; mais j’en devinai bientôt le motif, surtout lorsque je vis que M. Fitz-Patrick changeait de langage et de manières, aussitôt que ma tante avait les talons tournés. Cependant, si je ne fus pas offensée d’une conduite dont j’avais pénétré le but, j’eus beaucoup à en souffrir. Ma tante prit à la lettre le nom que me donnait, par plaisanterie, son amant prétendu, et me traita sous tous les rapports comme un véritable enfant. Je m’étonne même qu’elle n’ait pas songé à me remettre des lisières.
 
« Enfin, M. Fitz-Patrick crut devoir m’apprendre avec solennité un secret que je savais depuis longtemps. Il m’assura que j’étais l’unique objet de la passion qu’il avait feinte pour ma tante ; il se plaignit en termes amers des encouragements qu’elle
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lui avait donnés, et se fit un mérite à mes yeux de tant d’heures ennuyeusement passées auprès d’elle. Que vous dirai-je, ma chère Sophie ? à vous parler sans détour, j’étais flattée de ma conquête. C’était pour moi un plaisir charmant de supplanter ma tante, et plus de vingt autres femmes. En un mot, je crains de n’avoir pas gardé, dès sa première déclaration, la réserve convenable… J’eus la faiblesse de lui donner des espérances, avant la fin de notre entrevue.
 
« Tout Bath alors se déchaîna contre moi. Plusieurs jeunes femmes affectèrent de m’éviter, moins peut-être parce qu’elles doutaient de ma vertu, que dans le dessein de m’exclure d’une société où j’occupais seule l’attention de leur héros favori. Je ne puis m’empêcher d’exprimer ici ma reconnaissance pour l’honnête M. Nash. Il eut un jour la bonté de me prendre à part, et de me donner des conseils qui auraient fait mon bonheur, si je les avais suivis. « Mon enfant, me dit-il, je suis fâché de voir votre liaison avec un homme non-seulement indigne de votre main, mais capable, j’en ai peur, de vous perdre entièrement. Quant à votre vieille folle de tante, sans le dommage qui en résulterait pour vous et pour ma charmante Sophie Western (je répète, je vous
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assure, ses propres expressions), je serais enchanté que le fourbe, s’appropriât toute sa fortune. Je ne donne point d’avis aux vieilles femmes. Quand elles veulent aller au diable, il est impossible qu’on les arrête, et elles n’en valent pas, en vérité, la peine ; mais la jeunesse, l’innocence, la beauté, méritent un meilleur sort, et je voudrais les sauver des pièges que leur tendent souvent d’adroits séducteurs. Croyez-moi donc, ma chère enfant, rompez tout commerce avec cet aventurier. » Il me dit encore beaucoup d’autres choses que j’ai maintenant oubliées, et auxquelles je fis alors fort peu d’attention. L’amour donnait dans mon cœur un démenti formel à M. Nash. Je ne pouvais d’ailleurs me persuader que des femmes de distinction eussent daigné admettre dans leur intimité, un homme tel qu’il me dépeignait M. Fitz-Patrick.
 
« Mais je crains, ma chère, de vous fatiguer par des détails si minutieux. Pour abréger, voyez-moi mariée, voyez-moi avec mon époux, aux pieds de ma tante, représentez-vous la plus folle des femmes de Bedlam, dans un accès de rage et votre imagination n’aura rien exagéré.
 
« Dès le lendemain matin, ma tante quitta Bath, pour ne plus revoir ni M. Fitz-Patrick, ni moi, ni personne au monde. Quoiqu’elle ait pris, depuis, le parti de nier sa faiblesse, elle fut,
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je crois, un peu honteuse d’avoir été trompée de la sorte. J’eus beau lui écrire, elle ne me fit aucune réponse : ce qui me parut d’autant plus dur, qu’elle avait été, bien qu’involontairement, la cause de tous mes malheurs. Sans le prétexte des hommages qu’il lui rendait, M. Fitz-Patrick n’aurait pas trouvé tant d’occasions de s’insinuer dans mon cœur ; oui, en d’autres circonstances j’aurais été, je m’en flatte, une conquête peu facile pour un pareil amant. Je pense même que je ne me serais pas abusée aussi grossièrement sur son compte, si je m’en étais fiée à mes propres lumières. J’eus le tort de m’en rapporter à celles des autres, et la folie de croire au mérite d’un homme que je voyais si bien traité par toutes les femmes. D’où vient, ma chère, qu’avec une intelligence égale à celle des plus habiles de l’autre sexe, nous prenons si souvent les plus sots personnages pour époux et pour amants ? J’enrage, quand je réfléchis au grand nombre de femmes d’esprit qui ont été dupées par des imbéciles. »
 
Mistress Fitz-Patrick s’arrêta un moment. Sophie ne lui répondant rien, elle continua, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
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« Nous ne passâmes pas plus de quinze jours à Bath, après notre mariage. Il ne me restait aucun espoir de réconciliation avec ma tante. Quant à ma fortune, je ne pouvais en rien toucher, jusqu’à l’époque de ma majorité, dont j’étais encore éloignée de deux ans. Cette considération détermina mon mari à partir pour l’Irlande. Je combattis avec force son dessein. J’insistai sur la parole qu’il m’avait donnée, avant de m’épouser, que je ne ferais point ce voyage, contre mon gré. Pour vous dire la vérité, j’étais décidée à ne jamais le faire ; et personne, je crois, ne blâmera ma résolution. Cependant, je ne découvris point à mon mari le fond de ma pensée. Je me bornai à lui demander un mois de délai ; mais son parti était pris, il y tint obstinément.
 
« La veille du jour fixé pour notre départ, comme nous disputions avec chaleur sur les préparatifs
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du voyage, M. Fitz-Patrick se leva tout-à-coup, et me quitta brusquement, en disant qu’il allait au cercle. À peine fut-il hors de la chambre, que j’aperçus à terre un papier qu’il avait laissé tomber de sa poche, par mégarde, en tirant son mouchoir. Je le ramassai, c’était une lettre ; je ne me fis point scrupule de la lire ; je la lus tant de fois, que je puis vous la répéter presque mot pour mot. Voici ce qu’elle contenait.
 
À M. Brian Fitz-Patrick
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« MONSIEUR,
 
« J’ai reçu votre lettre, et je suis surpris de la manière dont vous me traitez, moi qui n’ai jamais vu la couleur de votre argent, si ce n’est pour le prix d’un habit de tiretaine ; et votre mémoire monte aujourd’hui à plus de cent cinquante livres sterling. Songez, monsieur, depuis combien de temps vous me bercez de votre prochain mariage, tantôt avec cette dame-ci, tantôt avec cette dame-là. Je ne puis vivre d’espérance, ni de promesses. Mon marchand de drap ne se paie pas de cette monnaie. Vous êtes sûr, me dites-vous, d’obtenir ou la tante, ou la nièce, et vous auriez déjà pu épouser la tante, dont le douaire est immense ; mais vous préférez la nièce, à cause de son
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argent comptant. De grâce, monsieur, prenez une fois en votre vie conseil d’un sot. Mariez-vous à la première qui voudra de vous. Pardonnez-moi la liberté que je prends, en faveur de mes vœux sincères pour votre bonheur. Je tirerai sur vous, par le prochain courrier, une lettre de change payable à quinze jours de date, à l’ordre de MM. Jean Drugget et compagnie. Je me flatte que vous y ferez honneur. Je suis, monsieur, votre humble serviteur,
 
« SAMUEL COSGRAVE. »
 
« Telle était cette lettre. Figurez-vous, ma chère, le trouble où elle me jeta. Vous préférez la nièce, à cause de son argent comptant. Ces mots furent pour moi autant de coups de poignard. Je ne vous peindrai point les transports de rage auxquels je m’abandonnai. J’aurais voulu percer le cœur du perfide. Lorsqu’il rentra, la source de mes larmes était tarie ; mais on en voyait encore la trace dans mes yeux humides et gonflés. Il s’assit avec un air de mauvaise humeur. Nous gardâmes l’un et l’autre un long silence. À la fin, prenant un ton hautain : « Madame, me dit-il, j’espère que vos paquets sont faits, car les chevaux de poste arriveront demain à six heures du matin. » Ce langage mit ma patience à bout, « Non, monsieur, lui répondis-je,
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mon écritoire n’est pas encore fermée, il reste à y placer cette lettre. » Et la jetant sur la table, je l’accablai des reproches les plus amers.
 
« Soit prudence, soit honte, ou conscience de ses torts, M. Fitz-Patrick, quoique le plus violent des hommes, ne s’emporta point. Il s’efforça, au contraire, de m’apaiser par la douceur ; il désavoua hautement la phrase dont il me voyait le plus courroucée, et jura qu’il n’avait jamais rien écrit de semblable. Il convint qu’à la vérité il avait parlé de son mariage, et de la préférence qu’il me donnait sur ma tante ; mais il nia avec mille serments, qu’il en eût allégué cet indigne motif. Il s’excusa de son indiscrétion sur un pressant besoin d’argent occasionné, disait-il, par l’abandon où il avait laissé trop longtemps ses biens d’Irlande. Cet embarras, dont il n’avait pu se résoudre à me faire l’aveu, était, ajouta-t-il, l’unique raison de ses vives instances pour notre départ. Il m’adressa ensuite les discours les plus tendres, me fit mille caresses passionnées, et autant de protestations d’amour.
 
« Une circonstance qu’il omit de relever, me parut d’un grand poids en sa faveur. Il était question de douaire dans la lettre du tailleur : or, M. Fitz-Patrick savait fort bien que ma tante n’avait jamais été mariée. M’imaginant que cet homme s’était exprimé ainsi, d’après ses propres
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conjectures, ou sur quelque ouï-dire, je me persuadai que l’odieuse phrase pouvait bien aussi ne pas avoir de fondement plus solide. Quelle logique ! ma chère ; j’étais plutôt son avocat que son juge. Mais pourquoi chercher à justifier ma faiblesse ? Mon mari, eût-il été vingt fois plus coupable encore, la moitié de la tendresse qu’il me témoigna lui aurait suffi pour obtenir son pardon. Je ne m’opposai plus à sa volonté, nous partîmes dès le lendemain, et huit jours après nous arrivâmes à l’habitation de M. Fitz-Patrick.
 
« Vous me dispenserez de vous raconter les détails de notre voyage ; le récit en serait aussi ennuyeux pour vous que pour moi.
 
« Si j’étais dans un de ces accès de gaîté où vous m’avez vue si souvent, je pourrais vous décrire d’une manière assez plaisante, l’antique manoir de M. Fitz-Patrick. Il paraissait avoir servi jadis de demeure à un gentilhomme. La place n’y manquait pas, et d’autant moins que les meubles n’en occupaient guère. Une vieille femme qu’on eût dit contemporaine de l’édifice, et qui ressemblait fort à celle dont parle Chamont dans l’Orpheline, nous reçut à la grille, et dans un jargon aussi rude qu’inintelligible pour moi, complimenta son maître sur son heureuse arrivée. Cette scène grotesque me causa une grande tristesse. Mon mari s’en aperçut. Au lieu de chercher à la dissiper, il l’augmenta par
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deux ou trois railleries piquantes. « Vous voyez, madame, me dit-il, qu’il y a de bonnes maisons ailleurs qu’en Angleterre ; mais peut-être, préféreriez-vous à ce château, un chétif logement à Bath. »
 
« Heureuse, ma chère, la femme qui, dans toutes les circonstances de la vie, a pour appui, pour consolateur un compagnon d’une humeur agréable et facile… Mais à quoi bon arrêter ma pensée sur l’image du bonheur ? Ce n’est qu’aggraver mon infortune. M. Fitz-Patrick, loin de songer à égayer ma solitude, me prouva bientôt qu’en tous lieux, et en toute situation, j’aurais été malheureuse avec lui. C’était un homme hautain, impérieux, tel que vous n’en avez jamais vu ; car une femme n’en peut trouver le modèle que dans un père, un frère, ou un mari ; et votre père n’est point de ce caractère. L’insolent personnage s’était montré naguère à moi, il se montrait encore aux autres sous un jour bien différent. Bon Dieu, faut-il que les hommes portent constamment un masque dans le monde, et ne laissent voir leurs défauts que dans leur intérieur ? Là, ma chère, ils se dédommagent avec usure de la pénible contrainte qu’ils s’imposent en public. Plus mon mari avait été vif et enjoué dans la société, plus il revenait chez lui sombre et
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morose. Comment vous peindre sa dureté ? il était froid et insensible à ma tendresse. Ces plaisanteries innocentes dont ma Sophie et mes autres amies daignaient s’amuser autrefois, il les écoutait avec dédain. Avais-je l’air sérieux et mélancolique, il chantait, il sifflait. Étais-je abattue, plongée dans le chagrin, il entrait en fureur et me maltraitait. Si par hasard j’étais de bonne humeur, il n’avait garde de partager ma gaîté, ni de l’attribuer à l’agrément de sa compagnie ; mais il s’offensait toujours de ma tristesse, et l’imputait au regret d’avoir épousé, disait-il, un Irlandais.
 
« Vous concevez aisément, ma chère miss Sensée (pardon, je m’oublie), vous concevez, dis-je, aisément que lorsqu’une femme fait un mariage imprudent, selon le monde, c’est-à-dire lorsqu’elle ne sacrifie pas tout à l’intérêt, elle doit avoir quelque penchant, quelque affection pour son mari. Vous n’aurez pas de peine à croire non plus que le temps peut altérer cette affection, et je vous assure que le mépris finit par la détruire entièrement. J’en sentis un profond pour M. Fitz-Patrick, quand je m’aperçus qu’il était (passez-moi l’expression) un sot achevé. Vous vous étonnerez peut-être que j’aie tant tardé à faire cette découverte ; mais les femmes ne manquent jamais de raisons pour excuser les défauts de l’homme
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qu’elles aiment ; et puis, permettez-moi de vous le dire, il faut avoir, dans la jeunesse, une pénétration extraordinaire, pour découvrir un sot sous le vernis de la galanterie et du bon ton.
 
« Une fois que je méprisai mon mari, sa compagnie, vous le jugez bien, ne dut m’inspirer que du dégoût. Par bonheur, j’en étais rarement importunée. Depuis son arrivée, M. Fitz-Patrick avait meublé son château avec élégance, rempli sa cave de bons vins, acheté un grand nombre de chiens et de chevaux. Comme il aimait à recevoir noblement ses voisins, ils accouraient chez lui de toutes parts. La chasse et la table consumaient une si grande partie de son temps, qu’il lui en restait peu pour me voir, ou plutôt pour me faire enrager.
 
« Mais lors même que j’étais délivrée du fardeau de sa présence, incapable de charmer mes ennuis par de flatteuses illusions, je tombais dans une mélancolie profonde. Mes tristes pensées ne me laissaient aucun repos, aucun espoir de soulagement. J’en étais obsédée jour et nuit. Dans cette position, je fus mise à une épreuve dont on ne saurait peindre, ni concevoir l’horreur. Figurez-vous, ma chère, si vous le pouvez, ce que j’eus à souffrir. Je devins mère ; et ce titre si doux, je le devais à un homme que je méprisais, que je détestais, que j’abhorrais. Avec cette haine
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dans le cœur, j’éprouvai toutes les angoisses, toutes les douleurs d’un laborieux accouchement, dans un désert, ou plutôt dans une taverne (car telle était devenue notre maison), sans une amie, sans une compagne, sans aucune de ces distractions qui souvent adoucissent, et compensent quelquefois en de pareils moments, les souffrances de notre sexe. »
 
 
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L’hôte se tint debout derrière nos voyageuses, une assiette sous le bras, d’un air aussi respectueux que si elles fussent arrivées en carrosse à six chevaux.
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La dame mariée paraissait moins touchée de ses infortunes que sa cousine. Elle mangeait de très-bon appétit, tandis que l’autre pouvait à peine avaler un morceau. Sophie laissait voir sur son visage beaucoup d’agitation et de tristesse. Mistress Fitz-Patrick s’en aperçut, et l’engagea à prendre courage : « Qui sait, dit-elle, si tout ne finira pas mieux que ni vous, ni moi ne l’espérons ? »
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L’hôte brûlant d’envie de parler, n’en laissa pas échapper une si belle occasion. « Je suis fâché, dit-il, de voir que milady ne mange point ; car sûrement elle doit avoir grand’faim, après un si long jeûne. J’espère qu’elle est sans inquiétude ; comme dit milady son amie, tout peut finir mieux qu’on ne s’y attend. Un homme que j’ai vu tout à l’heure vient d’apporter d’excellentes nouvelles. Des gens qui ont eu l’adresse d’en éviter d’autres, pourront arriver à Londres avant d’êtres rattrapés ; et dans ce cas, je ne fais aucun doute qu’ils n’y soient très-bien reçus. »
 
Quiconque a l’esprit frappé de l’idée d’un danger, rapporte tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend au sujet de ses alarmes. Sophie conclut du discours de l’hôte qu’elle était connue dans l’auberge, et poursuivie par son père. Elle en pâlit d’effroi et perdit pendant quelques minutes l’usage de la parole. Dès qu’elle l’eut recouvré, elle pria l’hôte
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de faire sortir ses domestiques, et s’adressant à lui : « Je vois, dit-elle, que vous savez qui nous sommes ; mais si vous êtes capable de compassion, d’humanité… au nom du ciel, ne nous trahissez pas !
 
– Moi trahir milady ! s’écria l’hôte avec un serment énergique ; non assurément, je me laisserais plutôt mettre en pièces. Je hais la trahison. Jamais je n’ai trahi personne, et certes je ne commencerai pas par une aussi aimable dame que vous. Je ferais d’ailleurs, au jugement de tout le monde, une grande sottise, puisqu’il sera sitôt en votre pouvoir de me récompenser. Ma femme est témoin que j’ai reconnu milady, dès son arrivée. J’ai dit que c’était elle, avant de l’avoir aidée à descendre de cheval, et je porterai jusqu’au tombeau la marque des contusions que j’ai reçues à son service ; mais qu’importe, puisque j’ai eu le bonheur de lui sauver la vie ? Il est vrai que, ce matin, quelques personnes auraient pu se laisser tenter par l’appât d’une récompense ; mais je suis incapable d’une pareille infamie. J’aimerais mieux mourir de faim, que de recevoir de l’argent pour trahir milady.
 
– Soyez sûr, monsieur, lui répondit Sophie, que s’il est jamais en mon pouvoir de vous récompenser, vous n’aurez point à regretter votre générosité.
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– Bonté divine, en votre pouvoir ! Oh ! milady, fasse le ciel que vous en ayez la volonté aussi bien que le pouvoir ! Ce que je crains, c’est que milady n’oublie un pauvre aubergiste comme moi ; mais si elle daigne ne point m’oublier, je la supplie de se souvenir de la récompense que j’ai refusée… Quand je dis refusée, c’est tout comme, puisqu’il ne tenait qu’à moi de la gagner, et milady aurait pu tomber dans certaines maisons… Quant à moi, je ne voudrais pas pour tout l’or du monde que milady me fît l’injure de croire que j’aie eu dessein de la trahir, même avant d’apprendre les bonnes nouvelles…
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L’hôte allait répondre, quand mistress Honora entra dans la chambre, pâle et sans haleine. « Mademoiselle ! mademoiselle ! s’écria-t-elle, nous sommes perdues. C’en est fait de nous, ils sont arrivés ! ils sont arrivés ! »
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Ces mots furent un coup de foudre pour Sophie. Son sang se glaça dans ses veines. Mistress Fitz-Patrick conservant plus de présence d’esprit, demanda à Honora de qui elle parlait.
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Un malheureux qui, dans une cité magnifique, ne possède qu’une chétive cabane, pâlit et tremble à la nouvelle d’un incendie voisin de sa demeure ; mais lorsqu’il voit que la flamme, en dévorant les palais superbes, a épargné son humble toit, il reprend ses sens et s’applaudit de son bonheur ; ou, pour employer une comparaison qui nous plaît davantage, une tendre mère, sur le faux bruit que son fils unique a péri dans un combat, tombe privée de connaissance et presque anéantie ; mais apprend-elle que ce cher enfant a échappé au trépas, et que la patrie n’a eu à regretter que douze cents braves, elle recouvre la vie et le mouvement ; l’accablement du désespoir fait place aux doux transports de la tendresse paternelle, et le sentiment d’humanité que la mort de ces généreux guerriers eût excité, en d’autres circonstances, dans son cœur, y paraît entièrement éteint.
 
Ainsi Sophie, plus capable que personne de sentir
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vivement le malheur général qui affligeait son pays, fut si aise de n’avoir plus à craindre d’être rattrapée par son père, que le débarquement des Français fit à peine une légère impression sur son esprit. Elle gronda doucement Honora de l’avoir effrayée, et lui dit qu’elle était charmée qu’il ne fut rien arrivé de pis ; car elle avait eu une tout autre peur.
 
« Oui, oui, reprit l’hôte en souriant, milady est mieux instruite que nous. Elle sait que les Français sont nos meilleurs amis, et qu’ils ne viennent ici que pour notre bien. C’est par eux que doit refleurir la vieille Angleterre. Milady a cru, je gage, que le duc allait arriver ; et c’était là ce qui causait son effroi. Il n’en est rien, Dieu merci. Tout au contraire, Sa Majesté, le brave prince Édouard (que le ciel le protège !) a trompé le duc. Il marche à grandes journées vers Londres, et dix mille Français débarqués sur nos côtes vont le joindre en chemin. »
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Sophie ne fut pas plus contente de cette nouvelle, que de celui qui la contait. Cependant, s’imaginant toujours que l’hôte la connaissait (car elle ne pouvait soupçonner sa méprise), elle n’osa lui montrer le déplaisir qu’elle éprouvait.
 
L’hôte, après avoir desservi, se retira, en la priant à plusieurs reprises de vouloir bien ne pas l’oublier.
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=== no match ===
l’oublier.
 
Sophie était en proie à une extrême anxiété. Elle prenait pour elle beaucoup de choses, que l’hôte avait cru adresser à Jenny Cameron. En conséquence, elle chargea sa femme de chambre de le questionner adroitement, afin de découvrir comment il était parvenu à savoir son nom, et quelle personne lui avait offert une récompense pour la trahir. Elle ordonna ensuite que les chevaux fussent prêts à quatre heures du matin ; et se remettant du mieux qu’elle put de son trouble, elle pria sa cousine qui avait promis de l’accompagner le lendemain, de vouloir bien achever son histoire.