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[[Revue des Deux Mondes]], 1839, tome 17
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Chronique de la quinzaine.- 14 février 1839
 
 
====Revue Littéraire====
 
 
===I - Romans et poésies===
 
Un critique distingué, ayant à parler assez récemment d'Horace et de Virgile, et de l'espèce de royauté qu'ils se fondèrent en regard et à l'appui de la monarchie impériale d'Auguste, a fait remarquer la convenance et la nécessité de ces deux royautés parallèles, produites à la fois par une double anarchie, dans un temps où la faiblesse de l'état d'une part, et de l'autre le ''trop facile usage de formes poétiques devenues la propriété commune'', favorisaient toutes les entreprises de l'ambition politique, toutes les prétentions de la médiocrité littéraire (1). Ce qui est vu à merveille pour l'époque d'Auguste ne me paraît pas sans application à la nôtre. Je laisse tout d'abord le côté politique qui, comme on sait, n'a nul rapport avec notre peu d'ambition et d'intrigue : Dieu me garde de trouver la plus lointaine ressemblance ! Dieu me garde de croire, vingt-cinq ans après Napoléon, qu'un nouveau despote, à quelque titre et sous quelque forme que ce fût, pût jamais asservir de nouveau et réduire cette foule émancipée de grands citoyens qui (nous en sommes les témoins édifiés) se précipitent bien loin de toute flatterie et de toute servitude, et qui, en ce moment même, ne flagornent plus aucune puissance! - Mais littérairement, poétiquement, en quelle anarchie sommes nous? c'est ce qu'il est permis de considérer. En restreignant la question à la poésie même, le rapport avec certaines époques antérieures est frappant. Depuis dix ans, la main-d'œuvre poétique s'est divulguée; les procédés que la nouvelle école avait cru rendre plus rares et plus difficiles, ont été saisis du second coup par une foule de survenans qui, à chaque saison, pullulent. La forme et le style poétique sont encore une fois tombés, en quelque sorte, dans le domaine public; il coule devant chaque seuil comme un ruisseau de couleurs, il suffit de sortir et de tremper. Prenez le ''Journal de la Librairie'' : relevez chaque semaine le nombre de volumes de vers qui se publient; prenez le chiffre par mois, par saison, par année. Il y aurait là une statistique curieuse, une loi de progression numérique, un mouvement et un cours ''à coter''. Un de mes amis, bibliothécaire dans un établissement public, a eu l'idée de ranger à la suite toute cette branche particulière de littérature trop fleurie : c'est une quantité de beaux volumes jaunes et blancs, morts avant d'avoir vu le jour, que personne n'a connus et qui sont ensevelis dans leur premier voile nuptial
 
::Hélas ! que j'en ai vu mourir de jeunes filles !
 
Avec un peu d'habitude, on s'y endurcit; et mon ami, bien qu'il ait le cour poétique et tendre, en est venu à ne plus mesurer ce champ d'oubli qu'à la toise. Tant de pieds par saison. Mais y a-t-il jamais eu, dira-t-on, une telle exubérance stérile de productions à aucune époque précédente? Assurément. Il nous arrive un peu comme au XVIe siècle, lorsque les procédés, mis en circulation par les chefs de l'école, par Du Bellay et Ronsard, furent devenus familiers à tous et que chaque jeune cœur ''au renouveau'' se crut poète. On a une lettre piquante de Pasquier à Ronsard là-dessus; il se plaint des encouragemens que celui-ci donnait à cette multitude croissante de poètes, à qui il suffisait, pour se croire le baptême du génie, d'avoir touché la robe du maître. Mais Ronsard ne pouvait qu'y faire; et il demeura quasi noyé dans le torrent des imitateurs qu'il avait soulevés, à peu près comme ''l'élève du sorcier'' par les eaux une fois débordantes. Il fut noyé dans le flot des imitations lyriques pour n'avoir pas su se renfermer dans un véritable monument. Là, en effet, est la question prochaine. Les élans lyriques ne suffisent pas. A Rome, on commençait à s'y perdre après Catulle, et à user dans tous les sens le pastiche mythologique, quand Virgile vint à propos asseoir son double édifice des ''Géorgiques'' et de l’''Enéide'', non loin duquel Horace put adosser son Tibur. De notre temps, les débuts ont été vifs et beaux; mais c'est encore le monument qui manque. Il est vrai qu'une littérature poétique a malaisément deux grands siècles. Or, nous avons le siècle de Louis XIV à dos, ce qui est toujours peu commode à l'audace : c'est là un lourd cavalier en croupe que nous portons. Par instinct de cette situation diffuse, et pour y porter remède, j'ai de bonne heure désiré que, parmi nos poètes de talent, il s'élevât, je l'avoue, une sorte de dictature; que les deux plus grands, par exemple, et que chacun nomme, prissent le sceptre par les œuvres et, sans avoir l'air de rien régenter, remissent chaque chose à sa place par de beaux modèles. Ce désir n'a pas été rempli. Les œuvres, seul instrument légitime de cette dictature effective à la fois et modeste, n'ont pas répondu à la grande attente. Aucun monument véritable, aucune pièce étendue et exemplaire, n'a suivi les admirables préludes que leurs auteurs n'ont pas surpassés; la perfection du genre n'est pas venue. M. de Lamartine, qui peut sembler comme le prince des poètes du jour, l'est dans un sens purement honorifique et pour l'ornement bien plus que pour l'exemple et la discipline. Avec sa généreuse et facile indulgence, il a favorisé à l'entour ce qu'il importait plutôt de restreindre, et, dans les propres développemens de sa riche nature, il est allé, cédant de plus en plus lui-même à ce qu'il eût fallu repousser. M. Hugo, avec d'autres qualités et sous d'autres apparences régnantes, n'a pas plus fait pour s'acquérir réellement l'autorité incontestée des maîtres. Cette autorité, pourtant, ne pouvait dépendre que de poètes ainsi haut placés, féconds et puissans; de leur part, un chef-d'œuvre dans l'épopée, des chefs-d'œuvre au théâtre, auraient mis ordre au débordement lyrique et assuré à notre mouvement littéraire sa consistance et sa maturité. On en est aux regrets; il faut se résigner, nous le croyons; l'Horace et le Virgile, le Racine et le Despréaux, ces suprêmes et légitimes dictateurs qui couronnent et consolident une grande époque littéraire, manqueront à une époque brillante, mais diffuse, mais anarchique poétiquement et démocratique de prétentions et de concessions sur ce point comme partout ailleurs. Une fois qu'on en a pris son parti, on retrouve dans le détail de quoi se distraire et se consoler. A défaut d'un grand siècle qui demande avant tout l'établissement, la gradation et l'harmonie dans l'ensemble, on est une fort belle chose secondaire, une spirituelle et chaude entreprise très variée, très mêlée, très infatigable, un coup de main, au moins amusant, dans tous les sens. Les talens surtout n'ont jamais été plus nombreux; c'est un devoir de la critique de ne pas se lasser à les compter, et d'en tirer avec soin et plaisir tout ce qui s'y distingue et qui s'en détache.
 
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<small>(1) M. Patin, Discours d'ouverture de 1838.</small>
 
 
HYMNES SACRÉES, par M. Édouard Turquety (1). - M. Turquety est un poète sincère. Il n'en est pas à son coup d'essai; c'est le troisième volume qu'il donne dans le même ordre d'idées religieuses. Le premier s'intitulait ''Amour et Foi'', le second ''Poésie catholique''. Avant ces trois recueils, M. Turquety, si je ne me trompe, en avait publié un moindre, où le côté de l'amour et l'inspiration gracieuse dominaient. Il y était disciple de l'école de 1828, et quelques vers tendres rappelaient deux ou trois des seules élégies charmantes qu'on connaisse de Charles Nodier. Depuis lors, M. Turquety a cherché à se créer un rôle propre parmi les poètes modernes; retiré dans sa Bretagne, il a consulté les graves et habituelles préoccupations d'une vie monotone que les seuls rayons mystiques éclairaient parfois. De là ses trois recueils, dont les deux derniers sont d'un catholicisme rigoureux. La preuve que M. Turquety a bien consulté et rendu son inspiration secrète, c'est qu'il a trouvé dans d'autres cœurs une réponse. Il est du très petit nombre de poètes qui se vendent. Ses beaux volumes, magnifiquement imprimés, ne le sont pas à ses frais (chose rare parmi les poètes modernes). M. Turquety a un public; en Bretagne, dans le midi, à Toulouse, beaucoup de lecteurs fervens et fidèles le désirent : pour eux, il donne à des sentimens chrétiens qu'il rajeunit, à des dogmes qu'il exprime, une mélodie qu'on aime. « Voici, dit-il dans la préface de son nouveau recueil, le complément nécessaire de mes deux ouvrages antérieurs, voici quelques pas de plus dans la route où j'ose dire être entré le premier, où plusieurs ont marché depuis et où bien d'autres s'élanceront plus tard.... » Et encore : « Un critique, illustre a bien voulu déclarer qu’''Amour et Foi'' était le premier mot d'une poésie toute nouvelle, la poésie du dogme pur.... » Il y a ici, ce me semble, quelque illusion dans le poète, et il y a eu de la part du critique illustre, qu'on ne nomme pas, quelque complaisance. Quoi ! l'idée de traiter poétiquement les solennités diverses de la religion, de les traduire en hymnes, est de l'invention de l'auteur, et ouvre une ère nouvelle à l'art? Mais saint Grégoire de Naziance a commencé, il y a long-temps; Manzoni, hier, le faisait encore. Chez nous, tous les poètes pénitens n'ont point pratiqué autre chose, Desportes, Bertaut, Godeau, Corneille, La Fontaine; Racine a traduit les hymnes du Bréviaire. M. Turquety, il est vrai, suit cette idée avec un sentiment de composition et d'ensemble systématique ainsi, son présent volume, qui commence par un hosannah au Père céleste, s'achève par une hymne à son terrestre représentant, le Pape. « Dieu d'abord, dit M. Turquety, puis la plus haute expression de l'humanité dans la personne du Pape. » Plus d'éminens poètes religieux se sont jetés de nos jours dans un christianisme vague, plus M. Turquety s'est voulu ranger au dogme et à la stricte tradition catholique romaine.
 
Le caractère qui me frappe le plus dans la poésie de M. Turquety, est la mélodie, l'élégance, la douceur rêveuse, et je préfère, entre ses pièces, celles auxquelles ces tons suffisent. On a été fort sévère autrefois dans cette Revue pour son volume de ''Poésie catholique'', et qu'il nous soit permis de dire qu'on a peut-être été injuste : on n'y a pas reconnu ces mérites touchans. Une pièce qu'on aurait pu indiquer était ''le Deux Novembre'' ou ''le Jour des Morts'', simple, sobre, voilée, et d'un christianisme attendrissant. Il y en a dans les ''Hymnes sacrées'' un certain nombre qui sont comme des feuilles glanées à la suite ''du Cantique des Cantiques'', et qui respirent un parfum d'élégie aussi tendre que des cœurs contrits en peuvent désirer. Le poète nous a traduit l'hymne mystique de saint Jean de la Croix, et il en reproduit l'esprit en mainte page. Je citerai celle-ci, par exemple, qu'il intitule: ''Domine, non sum dignus'':
 
::C'était dans l'épaisseur du bois le plus profond,
::Une source coulait et murmurait au fond
::Sur un lit de sable ou de pierre;
::Et quand je fus auprès, sans que je visse rien,
::Une voix m'appela, disant : « Regarde bien,
::C'est la fontaine de ton Père. »
 
::Oh! je courus alors : j'étais plein de bonheur,
::Car j'avais bien souffert de l'ardente chaleur,
::Et ma lèvre était tout en flamme.
::J'arrivai, mais à peine eus-je effleuré les bords
::Qu'un frisson douloureux me saisit tout le corps,
::J'étais en face de mon ame.
 
::Et dans ce moment-là les colombes des cieux,
::Avec un cri d'amour, descendaient deux à deux
::Pour y baigner leurs tendres ailes ;
::Et moi je reculai, je partis en pleurant,
::Hélas ! je n'osais boire au céleste torrent,
::Moi n'étant pas aussi pur qu'elles.
 
Une jeune fille qui, après avoir été virginalement aimée, se serait faite religieuse, pourrait presque lire et chanter sous la grille cette mystique romance inspirée par son chaste souvenir :
 
DANS SA CELLULE.
 
::A vous, ma Colombe voilée,
::A vous les roses de l'espoir,
::Et les brises de la vallée,
::Et les enchantemens du soir!
 
::A vous la nuit silencieuse
::Qui parfume nos régions;
::A vous l'étoile gracieuse
::Qui fait pleuvoir tant de rayons !
 
::A vous, fille des solitudes,
::A vous les sublimes concerts,
::Et les célestes quiétudes
::D'un cœur dégagé de ses fers !
 
::A vous qui, lasse de l'hommage
::Qu'on vous prodigua tant de fois,
::Avez tout quitté pour l'image,
::La sainte image de la Croix;
 
::Et bien loin des routes mortelles
::Dont l'éclat vous séduisait peu,
::Avez replié vos deux ailes
::Près du tabernacle de Dieu !
 
::Oh ! dans cette enceinte profonde,
::Vous reniez, vous dépouillez
::Les derniers souvenirs du monde,
::Comme autant de bandeaux souillés.
 
::Là-bas, près du fleuve qui coule,
::Vous n'avez plus, à tout moment,
::Le frémissement de la foule
::Qui vous suivait en vous nommant;
 
::Plus de ces parures brillantes
::Qu'à votre âge on recherche encor;
::Plus de fêtes étincelantes
::Du doux reflet des lampes d'or.
 
::Mais, ô ma Colombe voilée,
::Vous avez l'éternel espoir,
::Et les brises de la vallée,
::Et les enchantemens du soir;
 
::Et quand l'ombre apporte sa trêve
::A vos labeurs interrompus,
::Vous trouvez dans le moindre rêve
::La paix du Ciel que je n'ai plus !
 
Nous avons cru devoir cette réparation à M. Turquety, de le citer en ce que sa poésie a d'aimable, plutôt que d'insister sur ce qu'elle laisse à désirer pour l'idée. En somme, M. Turquety, ce qui est rare, est un poète convaincu.
 
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<small>(1) Debécourt, libraire, 69, rue des Saints-Pères.</small>
 
 
LES BORÉALES, par M. le prince Élim Mestscherski (1). - Ce n'est pas la première fois que de grands seigneurs russes se distinguent par leur facilité à emprunter, à manier la langue et la rime française. Au temps de M. de Ségur et de sa spirituelle ambassade, on jouait à Pétersbourg les tragédies qu'il faisait exprès, et pour lesquelles il n'eût pas manqué, dans ce grand monde tout français, de fort ingénieux collaborateurs. Un critique, qui m'a tout l'air d'appartenir d'assez près à la littérature difficile, a cru trouver dernièrement une grande preuve de l'insuffisance de la poésie nouvelle dans la ''facilité'' avec laquelle le premier venu, homme d'esprit, pouvait ''se mettre au fait'' de toutes les ressources du genre. Nous en avons précédemment assez dit à ce sujet; mais un peu moins de prévention aurait permis au critique de se souvenir qu'autrefois les étrangers, gens d'esprit, savaient s'approprier l'ancien genre tout aussi aisément qu'ils peuvent faire aujourd'hui pour le nouveau. La question d'ailleurs n'est pas dans les genres; elle est toute dans les personnes et dans les talens. Mais un talent étranger, si habile qu'il soit, peut-il arriver à posséder un idiome comme le nôtre et à le parler en des vers (soit classiques, soit romantiques) assez librement et naturellement pour s'y produire en pleine originalité? Les modèles qui l'ont introduit dans la langue qui n'est pas la sienne et sur lesquels il s'est façonné, ne resteront-ils pas présens à ses yeux et ne lui imposeront-ils pas à chaque instant leur empreinte? Ses œuvres n'en seront-elles pas inévitablement tachetées et bigarrées, comme cette fameuse toison des brebis de Jacob? M. le prince Mestscherski s'est posé la question, je le crois bien; mais il a passé outre, et il n'avait pas le choix. Amoureux de notre littérature et voulant y prendre pied au nom de la sienne, il a pensé qu'à sa poésie un peu de moucheture et de bigarrure ne messiérait pas, et que quelques grains d'Émile Deschamps ou d'Alfred de Musset, à la surface, ne seraient qu'un piquant de plus comme pour de certaines beautés. Son volume se divise en deux parts : la première, sous le titre de ''Livre d'Amour'', est censée un legs d'un jeune poète mort à Moscou; mais ce linceul n'est qu'un domino rose pour oser dire tout haut ses tendresses. La seconde moitié du volume nous offre des traductions en vers, comme échantillons de la Pleïade russe; vingt-cinq morceaux tirés de douze poètes contemporains. Tous sont vivans, excepté Pouschkinn, le seul dont le nom, en même temps que le malheur, nous soit parvenu. Ces ''Études russes'', que le prince Mestscherski nous donne comme un supplément modeste des ''Études'' si vives et si gracieuses d'Émile Deschamps, s'adressent aux poètes français et méritent bien leur reconnaissance. Que le poétique traducteur étende le cercle des auteurs et des morceaux qu'il juge bons à produire, qu'il resserre à la fois de plus en plus sa correction élégante et, s'il se peut, sa littérale exactitude; nous lui devrons accès en une littérature jusqu'ici close et qui, probablement, ne nous ouvrirait pas cette porte sans lui. Parmi les pièces qu'il traduit et qui sont peut-être trop exclusivement lyriques, je distingue le ''Novembre'' de Pouschkinn, espèce d'élégie d'intérieur, et le piquant adieu du même ''à une jeune Kalmouque'' entrevue au passage, et qu'il est tenté de suivre dans la ''kibitka'', espèce de chariot couvert où elle se rembarque pour le steppe immense. Elle n'est ni jolie, ni séduisante, comme on l'entend, et n'a aucune des graces apprises :
 
::Qu'importe! ta grace sauvage
::Eût fait éclater dix cerveaux;
::Et moi, j'y fus pris au passage
::Pendant un relais de chevaux.
::Qu'importe où notre cœur se loge !
::Dès qu'il s'émeut tout coin lui sert,
::Salon doré, soyeuse loge,
::Ou la ''kibitka'' du désert!
 
Mais les pièces qui m'ont semblé caractériser avec le plus d'originalité le genre lyrique, âpre et grandiose, de cette nature sibérienne, sont celles du poète Bénédictof. J'en citerai une fort belle, traduite avec un grand bonheur par M. le prince Mestscherski.
 
 
L'ÉTOILE POLAIRE.
 
::Il est minuit. Le ciel rayonne en myriades
::D'étoiles au feu transparent;
::A son bandeau royal scintillent les Pléiades,
::Et resplendit l'Aldebaran.
::Mon regard a suivi leur course circulaire
::Sans s'éblouir de leur beauté ;
::Mais, arrivé soudain à l'Étoile polaire,
::Mon oeil errant s'est arrêté.
 
::Douce opale du ciel! que ta lueur charmante
::Console après les pleurs du jour!
::Blanche vierge du ciel! que ton regard m'aimante,
::Et qu'il m'attire avec amour!
::Sur les enfans du Nord les ténèbres farouches
::Versent, hélas! de longs ennuis …
::Toi qui veilles sans cesse et jamais ne te couches,
::Tu nous es le soleil des nuits.
 
::Quand, par ces nuits d'hiver, l'homme de la campagne,
::Si vigilant et soucieux,
::Veut connaître l'instant de quitter sa compagne
::Pour le travail, alors ses yeux
::Cherchent le ''Chariot'' qui toujours au ciel reste
::Exposant ses trains éclatans :
::Là sept étoiles d'or dans le livre céleste
::Indiquent le chiffre du temps.
 
::Le marin flotte au loin sur les vagues perfides
::Où donc est le phare allumé ?
::Il le demande en vain au fond des mers avides
::Où le rivage est abîmé.
::Le rivage est aux lieux où tes flammes s'animent,
::Phare suprême et solennel !
::Le fond est à la voûte où tes pointes s'impriment ,
::Ancre d'argent jetée au ciel!
 
::Tous les astres là-haut dansent leurs lentes rondes,
::Toi seule tu suspends tes pas.
::Le ciel change sa face où circulent les mondes ,
::Toi seule tu ne changes pas.
::Etoile, serais-tu - mon ame le devine -
::Si chère au penseur agité,
::Parce que Dieu te garde en sa droite divine
::Comme clef de l'Éternité ?
 
Cette Étoile polaire doit être aussi comme la clef du lyrisme du Nord. - Les stances et sonnets qui composent le ''Livre d'Amour'' attribué au jeune poète mort, ont souvent de la grace et toujours une grande aisance. Il y règne parfois un mysticisme de langage amoureux qui rappelle certaines poésies du commencement du XVIIe siècle. Je ne voudrais pas qu'un amant parlant à sa maîtresse la nommât ''sa sainte''; on sent trop le pastiche. Je ne voudrais surtout pas qu'il s'échappât jamais à dire :
 
::Et comme le croyant près de l'Eucharistie!...
 
Le volume est précédé d'une lettre en vers à M. Émile Deschamps, qui a des parties d'une causerie tout-à-fait française et du fringant le plus spirituel.
 
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<small>(1) Bellizard, 1 bis, rue de Verneuil.</small>
 
 
LES NÉOLYRES, par A. M. de Mornans (1). - L'auteur de ce recueil n'est pas non plus Français d'origine ni de naissance; sorti des vallées vaudoises du Piémont, il appartient à cette antique tribu persécutée, qui a su garder sa primitive croyance. Engagé aujourd'hui dans les fonctions saintes du ministère, il a cru, à l'une de ses courtes heures de loisir, pouvoir reproduire, sous un pseudonyme, d'anciens vers de jeunesse, que, plus heureux que Bèze, il n'a pas eu à rougir de refeuilleter. Un sentiment évangélique et chrétien les a inspirés, en effet, non sans mélange toutefois d'un certain ''humanitarisme'' moderne, d'un certain culte optimiste et confiant de la création et de la nature, qui fait songer à ''Jocelyn'' et qui l'a précédé :
 
::O Nature, immense Évangile
::Que rien ne saurait altérer!
 
La chute, comme on voit, doit être un peu oubliée dans les hymnes de cette jeune et belle ame. A travers beaucoup d'incorrections et des formes légèrement étranges, un parfum primitif et franc respire dans l'ensemble de ces poésies. Les petites pièces qui ont pour titre ''la Coupe, les Batteurs de blé, le Troubadour d'Alcéonie'', donnent long-temps à réfléchir par le tour naïvement symbolique et mystique de leur rêverie. Il n'y a qu'une croyance profondément spiritualiste, on le sent, qui puisse produire, au printemps, cette manière d'aubépine. Voici, par exemple, une petite pièce qui a un bouquet d'anthologie chrétienne, autant qu'en un genre tout contraire une petite épigramme de l'anthologie grecque peut sentir son Hymette et son musée :
 
LE PÈLERIN.
 
::Regardant une étoile au ciel épanouie,
::Un jeune homme marchait; son léger manteau bleu
::Diminuait toujours : ce manteau, c'est la vie,
::Le voyageur c'est l'ame, et l'étoile c'est Dieu.
 
Mais les essais de vers blancs, qui terminent le volume, ne sont pas heureux; mais on n'échappe jamais tout-à-fait, dans cette langue française adoptive, à des accens du premier terroir. La note de la page 124 contient une vraie faute. Montesquieu a dit quelque part : « Dans ma jeunesse, j'ai aimé des femmes que je croyais ''qui'' m'aimaient ; » il n'a pas dit : que je croyais ''qu'elles'' m'aimaient.
 
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<small>(4) In-8°, chez Cherbuliez, rue de Tournon, 17.</small>
 
 
CE QU'IL Y A DANS UNE BOUTEILLE D'ENCRE. - Première livraison. - GENEVIÈVE, par M. Alphonse Karr (1). - On pourrait parler de beaucoup de romans : celui de M. Alphonse Karr en dispense volontiers, en nous donnant le fin mot de presque tous : ''Ce qu'il y a dans une bouteille d'encre''. Je m'en tiens d'autant plus aisément à sa ''Geneviève'', qu'elle est infiniment spirituelle et qu'elle n'a aucune espèce de prétention. Hélas ! elle n'en a pas assez. Quand on lit ces jolis chapitres courans, décousus, qui semblent des feuilletons négligemment effeuillés d'un journal, on se demande pourquoi l'auteur n'a pas daigné faire un livre, surtout le pouvant à si peu de frais. Il ne lui fallait plus qu'un peu de vouloir et ne pas mieux aimer se jouer, à chaque pause, du lecteur et de lui-même. Tel qu'il est, ce roman a de quoi plaire à quiconque n'est pas absolument dégoûté de ceux du jour. Il a des portions d'une finesse et d'une raillerie d'observations délicieuses : tout le début, qui nous déroule l'intrigue galante de Mme Lauter avec M. Stoltz, est d'une grace maligne, pleine de vérité. On y ferait à chaque pas, en se baissant, son butin de moraliste : « Chaque femme se croit volée de tout l'amour qu'on a pour une autre. » - « Mme Lauter, encore sur ce point, était comme toutes les femmes - excepté vous, madame; - elle ne plaçait l'infidélité que dans la dernière faveur. » - « On ne se dit : ''Je vous aime'', en propres termes, que quand on a épuisé toutes les autres manières de le dire; et il y en a tant que l'on n'arrive quelquefois à dire ''le mot'' que lorsqu'on ne sent plus la chose et que le mot est devenu un mensonge. » -- « La justice du monde, comme la justice des lois, ne découvre presque jamais les crimes que lorsqu'ils n'existent pas encore, ou lorsqu'ils n'existent plus. » - Mais je m'arrête, de peur du sourire de l'auteur, pendant que je me baisse à ramasser ainsi les aphorismes qu'il sème en s'en moquant tout le premier : il me ferait niche par derrière.
 
''Geneviève'' n'est pas de ces romans qu'on analyse; l'agrément en est dans le détail même. Les deux enfans de Mme Lauter, après la disparition de son mari, grandissent et deviennent, Léon un artiste charmant, Geneviève une personne adorable et sensible : Albert et Rose, leurs cousin et cousine-germaine, avec qui ils ont grandi, ont aussi une vive fleur d'ame et de jeunesse. Ces deux jolis couples se troublent en s'aimant. Mais, tandis que Rose répond à Léon, Albert ignore et méconnaît le sentiment de Geneviève, qui en souffre et qui en meurt. Cependant Mme Lauter est morte de bonne heure, et son mari, reparu incognito et assez fabuleusement, espèce de millionnaire à la façon des héros de M. de Balzac, devient comme le ''Deus ex machinâ'' des péripéties finales. A côté de scènes plaisantes d'hôtel garni et d'atelier, d'étudians en droit et d'artistes, l'auteur sait introduire de fraîches descriptions de la nature, et même de touchantes situations de cœur. Pourquoi, au moment où le sérieux commence, une ironie moqueuse vient-elle gâter ou gaspiller tout cela? Je lui passerais certains chapitres où, rangeant des vers sous air de prose, il s'amuse à les faire filer comme des troupes déguisées et à mystifier le lecteur qui n'y prendrait pas garde; ces chapitres-là sont une critique lutine du jargon lyrique à la mode : ils valent mieux que notre critique sérieuse. Mais, dans l'intervalle qui sépare la mort de Mme Lauter et son enterrement, lorsqu'on en est aux vraies larmes, comment glisser sous le titre du ''Premier Jour de Mai'' un de ces chapitres bigarrés qui ont le masque d'une parodie? En suivant plus à bout la ''Geneviève'' de M. Karr, je ne finirais pas de réitérer les mêmes regrets, toujours redoublés, il est vrai, des mêmes éloges : ce qui deviendrait d'un ennui que ce léger et facile roman ne mérite pas. J'achevais de le lire mercredi matin, tandis que se faisait aux faubourgs populeux cette descente anniversaire qui, d'un seul flot, refoule notre humanité perfectible aux beaux jours de l'antique Sardanapale, et je me disais, en entendant ces échos lointains : «N'est-ce donc pas une débauche aussi que tant de grace, de sensibilité, d'esprit fin et d'observation morale, s'employant et s'affichant uniquement pour mettre du noir sur du blanc, comme on dit, et pour vider l'écritoire ? - N'est-ce pas déjà une débauche, en lisant, que de s'y plaire? »
 
Arrivons aux parties sérieuses. Il ne manque pas de fortes et doctes tentatives de nos jours : la Sorbonne, par exemple, a fourni depuis quelque temps ses thèses mémorables. Prenez garde : les thèses sont un peu les poésies lyriques des esprits solides; qu'ils en viennent, s'il se peut, bientôt, à réaliser leurs graves promesses, à fonder leur œuvre définitive mieux que les autres, et à tenir leurs ''épopées''.
 
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<small>(1) 2 vol. in-8°, chez Desessart, 15, rue des Beaux-Arts.</small>
 
 
===II - Histoire et philosophie===
 
ESSAI SUR LA PHILOSOPISIE DE DANTE, par M. Ozanam (1). -M. Ozanam rappelle à un endroit de sa thèse on plutôt son livre cette phrase de M. de Lamartine : « Dante semble le poète de notre époque, car chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu'un de ces génies immortels qui sont toujours aussi des hommes de circonstance; elle s'y réfléchit elle-même; elle y retrouve sa propre image et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. » Si les ''retours'' dont parle Vico étaient admissibles, il faudrait surtout les appliquer aux œuvres intellectuelles dont la fortune posthume est tour à tour si diverse. Depuis trois cents ans le moyen-âge n'avait guère occupé que les érudits. Le XVIe siècle, qui était en rupture ouverte avec les âges précédens, ne faisait que le dédaigner; le XVIIe nous donnait une littérature et s'inspirait de l'antiquité en ne se souvenant guère des aïeux directs; enfin le XVIIIe, dont l'œuvre devait se traduire en résultats immédiats sur la société, ne lui réservait que des sarcasmes et du mépris. Nous, au contraire, dans la situation un peu confuse et indifférente que nous ont faite les évènemens, nous remontons sans haine à l'étude de ces âges chrétiens, et nous nous éprenons même d'admiration pour des croyances que nous n'avons plus, pour des dévouemens qui seraient au-dessus de nos forces. Triste privilège que celui des âges critiques; triste bienfait peut-être que cette impartialité devenue facile par la même aptitude successive à tous les systèmes, par le manque commun de but et de désir! M. 0zanam a emprunté à notre temps cette curiosité historique, cette sympathie pour les hommes et les choses du moyen-âge, cette justice éclectique pour tous les partis, assez générales aujourd'hui. De plus, voulant une unité qui échappe au grand nombre, il semble se rattacher par ses sympathies à cette jeune école catholique, qui n'a fait que cotoyer un instant M. de Bonald, à cette école brusquement délaissée par M. de Lamennais, et à laquelle demeurent fidèles, en philosophie M. Gerbet, en histoire M. de Montalembert. La vivacité et l'ardeur sont restées à ces écrivains, comme un nécessaire héritage de Joseph de Maistre. Ils sont absolus dans leurs assertions. Ainsi M. de Motalembert, dans sa belle monographie d'Élizabeth de Hongrie, immole complètement la littérature provençale aux trouvères (2); M. François Huet, dans une remarquable thèse, nie complètement Bacon. Je ne sais quels résultats moraux obtiendront en définitive ces courageux adeptes dans le pêle-mêle des idées et la confusion des penchans qui caractérisent notre société; mais ce qui me paraît positif, c'est qu'au point de vue de la science, il faudra beaucoup rabattre de leurs affirmations exclusives.
 
M. Ozanam appartient sans nul doute à l’école catholique, mais les inspirations qu’il demande souvent à l'éclectisme tempèrent ce qu'il y aurait volontiers d'absolu dans ses jugemens. En s'attaquant au grand génie de Dante, dont l'admirable poésie a été comme le dernier mot et le majestueux couronnement de la civilisation et des croyances chrétiennes jusqu'au XIIIe siècle, M. 0zanam s'est fait de nouveau l'interprète des tendances qui nous ramènent à l'œuvre immense du poète florentin. Dans la ''Divine Comédie'', dans le traité de ''Monarchia'', dans le ''Convito'', dans le ''de Eloquentia, on trouve éparses les idées philosophiques de Dante, qui ne fut pas docteur en théologie, parce qu'il ne put point payer son diplôme. Réunir en un faisceau ces assertions isolées, mais qui constituent une véritable doctrine philosophique chez le poète, reconstruire avec des indications nombreuses et abondantes les croyances du plus grand poète de l'Italie et peut-être de l'Europe moderne, examiner à la lumière de Platon et d'Aristote, de saint Bonaventure et de saint Thomas, les cercles sans fin de ce poème qui suit l'homme dans sa destinée tout entière et qui ne le laisse qu'aux pieds de Dieu : tel est le but que s'est proposé M. Ozanam, et je dois dire qu'il n'est pas demeuré au-dessous de cette tâche difficile. Le mal, puis le mal et le bien dans leur rapprochement et, dans leur lutte, et enfin le bien, voilà les trois divisions philosophiques qui correspondent aux divisions mêmes du livre de Dante, et qu'a adoptées M. Ozanam. Presque toutes les questions que peuvent se poser la psychologie, la logique, la morale et la théodicée moderne, se retrouvent donc dans le cadre de Dante, et il est curieux de voir un si grand poète posséder si familièrement les secrets de la science philosophique et leur prêter le riche langage d'une œuvre qui est devenue l'un des principaux et des éternels legs de l'intelligence humaine. Toutefois il y a une objection qu'il est impossible de ne pas faire à M. Ozanam. Malgré la tournure essentiellement philosophique de l'esprit de Dante, les allures libres de sa fantaisie me paraissent avoir été prises quelquefois par M. Ozanam trop à la lettre. A quelques endroits où il dit Platon et Aristote, je dirais plus volontiers Homère et Virgile, et je verrais çà et là la poésie dans certains vers où il voit la métaphysique. Un critique mal disposé pourrait même se souvenir de la phrase de Rabelais sur les ''abstracteurs de quintessence''.
 
Les opinions extérieures et contemporaines sont rapprochées des opinions de Dante avec une singulière perspicacité et une érudition étendue. Bonaventure et saint Thomas, et derrière eux Platon et Aristote, inspirent surtout le poète; mais M. Ozanam n'interroge pas seulement leurs écrits. Boëce, saint Denis l'Aréopagite, les admirables traités ascétiques de Hugues et de Richard de Saint-Victor, enfin toute la philosophie antérieure à Dante, sont pour M. Ozanam l'objet de comparaisons très intéressantes. Je regrette toutefois que quelques écrivains ecclésiastiques moins connus, mais aussi curieux, comme Yves de Chartres, Hildebert du Mans, Pierre de Celles, n'aient pas été cités. M. Ozanam aurait surtout trouvé des rapprochemens d'un grand prix dans ces nombreux traités mystiques, complètement inexplorés de nos jours, mais si élevés, si admirables pourtant, dont quelques-uns se rapportent aux noms oubliés à tort, d'Isaac de l'Étoile, de Garnerius, d'Helinand de Froidmont, de Serlon de Savigny, que Pez, Tissier et quelques autres collecteurs ont heureusement sauvés de la destruction.
 
J'aurais désiré chez M. Ozanam plus de rigueur et de fermeté scientifique, plus de condescendance pour ce langage ''exotérique'' dont la forme sévère séduit, un peu trop peut-être, nous le verrons tout à l'heure, l'esprit éminemment philosophique de M. Ravaisson. L'abus fréquent des images, les métaphores exagérées, des inversions prétentieuses, une manière volontairement recherchée et mystique, un ton trop ardent et que la science aimerait à voir plus contenu, déparent trop souvent l'œuvre de M. Ozanam; son érudition solide et variée devrait aussi se garder des livres de seconde main qu'il cite beaucoup trop. Quoi qu'il en soit, malgré des défauts graves et des erreurs, ce livre est un remarquable début. M. Bach déjà, qui depuis a été enlevé, par une mort trop prompte, à l'enseignement, avait dans une thèse appréciée rapproché quelques passages de Dante des écrits de saint Thomas. L'ouvrage de M. Ozanam achève et complète ce travail. Que Dante ait été hérétique, comme l'ont voulu Foscolo et M. Rossetti; ou orthodoxe, comme l'a soutenu dans cette ''Revue'' même M. de Schlegel, comme le veut M. Ozanam, et comme nous le croyons nous-mêmes, peu importe; mais il a été un grand philosophe autant qu'un grand poète, et le nom de M. Ozanam est désormais associé avec honneur à cette assertion dans l'histoire littéraire.
 
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<small>(1) in-8°, Bailly, place Sorhonne, 1839.</small>
 
<small>(2) M. Ozanam au contraire, p. 71, fait à tort puiser les troubadours dans les hagiographes.</small>
 
 
DES PREMIERS PRINCIPES SELON SPEUSIPPE. - DE L'HABITUDE, par M. Félix Ravaisson (1). - L'unité que Platon avait imprimée par son enseignement à la philosophie grecque tout entière, disparut avec lui. Ses élèves, Speusippe, Xénocrate et Hestiée, restèrent à peu près fidèles à la doctrine du maître, tandis qu'Aristote se sépara ouvertement et constitua une école puissante et distincte. Le plus direct héritier et continuateur de Platon fut donc son neveu Speusippe qui, pendant huit années, continua ses leçons à l'Académie. L'érudition, on le sait, fut le principal caractère de ces successeurs de Platon; mais ce qui concerne les opinions de Speusippe était resté fort obscur jusqu'ici. On savait bien, d'après Diogène Laërce et Athénée, qu'il avait laissé, un grand ouvrage en deux livres sur le semblable dans les choses du monde, et quelques passages fort peu explicites de la ''Métaphysique'' d'Aristote, de Cicéron, de Sénèque, de Théophraste, d'Aulu-Gelle, de Sextus Empiricus, d'Iamblique, de Clément d'Alexandrie, avaient servi au docteur Ritter pour reconstruire, tant bien que mal, dans son excellente ''Histoire de la Philosophie ancienne'', les opinions de Speusippe. La science de M. Ritter avait assez bien réussi en certains points, mais les textes fort obscurs et en apparence contradictoires d'Aristote sur les premiers principes selon le neveu de Platon, ne lui avaient pas suffi pour éclairer ce point ardu, et si important néanmoins dans l'histoire des doctrines grecques. Sans modifier essentiellement ses croyances, Platon s'était, vers la fin de sa carrière, préoccupé surtout de la théorie des nombres de Pythagore. Ses disciples suivirent-ils cette tendance? Quelles modifications y apporta Speusippe, d'après son génie propre, et quel fut en définitive le système de ce successeur de Platon? Questions difficiles, obscures, pour la solution desquelles les textes positifs manquent; questions où ont échoué l'érudition si étendue et la perspicacité habituelle de M. Bitter. C'est à M. Ravaisson qu'il était donné de les résoudre définitivement, et le nom de ce jeune écrivain qui s'était déjà attaché avec honneur à celui d'Aristote, est sûr désormais d'être toujours rappelé quand on parlera de Speusippe. Les historiens de la philosophie n'avaient guère jusqu'ici consacré que quelques lignes à cet héritier des théories platoniciennes, à l'homme qui fut presque le rival d'Aristote et qui défendit les nobles doctrines de son maître contre les envahissemens souvent légitimes du Stagyrite. Aujourd'hui ce silence n'est plus possible après la dissertation de M. Ravaisson. Il fallait connaître aussi bien que lui la ''Métaphysique'' pour retrouver avec certitude les opinions de Speusippe dans certains passages faciles pour les contemporains, insaisissables pour nous, où Aristote expose ou contredit des théories dont il ne nomme pas l'auteur. Rien n'est plus clair, plus net, plus méthodiquement enchaîné que le travail de M. Ravaisson sur Speusippe. On est complètement convaincu, après la lecture, de la vérité des assertions de l'auteur, et c'est là un résultat rare, même dans l'histoire de la philosophie. La justesse des aperçus, la perspicacité des rapprochemens et la rigueur presque mathématique des pensées, mettent cette dissertation à part et parmi les meilleures qu'on ait depuis long-temps présentées à la Faculté des Lettres de Paris. Il en est de même du travail de M. Ravaisson sur ''l'habitude''. Je n'ai point la prétention de donner une analyse de cette dissertation dogmatique. La forme concise, brève, aphoristique même, employée par M. Ravaisson, empêche qu'on puisse ôter à sa pensée aucun des développemens nécessaires et rigoureux qui lui sont propres, et sans lesquels elle apparaîtrait incomplète et mutilée. Il y a, entre toutes les affirmations psychologiques de M. Ravaisson, une cohésion si étroite à la fois et si profonde, qu'elles échappent au résumé et à l'analyse.
 
M. Maine de Biran, dans un très remarquable mémoire présenté à l'Institut, en 1802, avait déjà étudié l'influence de l'habitude sur la faculté de penser. Aujourd'hui M. Ravaisson va plus loin et il épuise dans tous les sens, au fond et à la surface, cette question de l'habitude, l'une des plus curieuses, des plus abstraites que se puisse poser la philosophie. Dans cette étude, M. Ravaisson n'est pas resté au-dessous de ce qu'on devait attendre de l'auteur de ''l'Essai sur la Métaphysique d'Aristote''. La nouveauté et la profondeur des nuances psychologiques saisies par M. Ravaisson assurent à ce mémoire une place élevée dans les productions philosophiques de notre temps, et continuent dignement le début de l'auteur. La merveilleuse facilité avec laquelle M. Ravaisson traite, dans un style sévère et admirablement exact, les difficiles problèmes sur lesquels la philosophie s'interroge depuis tant de siècles, autorise donc et justifie les espérances que la science place en lui. On a généralement reproché à la première partie de sa dissertation une obscurité ''exotérique'', terminologique, qui ne résulte pas, tant s'en faut, du manque de propriété dans les termes et de précision dans les pensées. Cela tient plutôt au langage aristotélique qu'a emprunté M. Ravaisson, à la difficulté même du sujet, et à la manière scolastique qu'il a cette fois adoptée. Heureusement M. Ravaisson a d'autres maîtres encore que l'illustre auteur de la ''Métaphysique''; il est autant élève de Leibnitz que d'Aristote; il écrit dans l'idiome de Mallebranche et de Descartes; et après avoir parlé la langue de la science, comme il convient au début, il parlera quelque jour la langue de tous, nous n'en doutons pas; car il a droit plus que personne à devenir populaire.
 
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<small>(1) In-8°, chez Joubert, rue des Grés, 14.</small>
 
 
DE L'ESCLAVAGE ANTIQUE, par M. de Saint-Paul (1). - L'histoire doit-elle absoudre ou condamner l'esclavage? Était-ce, comme on l'a dit, une nécessité sociale sous l'empire du polythéisme, la première organisation régulière et permanente du travail? Son développement est-il lié d'une manière intime et directe au développement de la propriété, de la puissance commerciale, de la force militaire? L'esclavage est-il né de la famille ou du camp, du peuple pasteur ou du peuple guerrier? Comment tant de siècles ont-ils passé sans le combler sur cet abîme d'inégalité profonde qui séparait en deux espèces les hommes du monde antique? Ces questions, souvent posées, ont été diversement résolues. Juste Lipse, Laurentius, Vadianus, Jugler, Blair, et dans une autre série d'études, Bodin et Montesquieu, ont abordé cet important sujet, les uns au point de vue de la simple recherche, les autres au point de vue de la critique philosophique. Bodin déclare l'esclavage contraire aux élémens les plus simples du droit naturel. Montesquieu le condamne également de toute l'autorité de sa puissante raison. Mais de nos jours l'esclavage antique a trouvé des défenseurs. De prétendus historiens ont opposé leur érudition factice à la science profonde de ''l'Esprit des lois''. La philosophie et la logique du feuilleton ont cassé l'arrêt de Montesquieu; et bien que la véritable science n'ait point souffert de ces attaques sans portée, bien que cette même critique, qui promettait une révolution, n'ait produit tout au plus qu'une insignifiante émeute, son influence a laissé néanmoins quelques traces dans des écrits sérieux. Le recommandable travail de M. de Saint-Paul a gardé, dans la pensée et dans la forme, quelque chose de ce dogmatisme, aussi faux qu'il est affirmatif.
 
L'auteur se déclare, en quelque sorte, l'apologiste de l'esclavage. Quant à nous, nous récusons cette doctrine d'une manière formelle et absolue. L'homme a des droits sacrés qui sont de tous les temps et de tous les lieux. Il y a, dans ce monde, une loi supérieure à toutes les nécessités politiques; et si la société païenne a méconnu cette loi, pourquoi l'excuser? L'esclavage doit être jugé, avant tout, en droit et en morale; et de ce point de vue, qu'est-ce que l'esclavage? C'est l'abus sans frein de la force, c'est le mépris de l'être dans sa plus effroyable expression, l'égoïsme dans sa plus triste rigueur; c'est dans le maître la barbarie, dans l'esclave la dégradation; c'est la femme changée en instrument de plaisir, c'est une cause incessante de guerres impitoyables, d'immenses massacres; tout cela ressort, à chaque page, à chaque ligne du livre de M. de Saint-Paul, et l'érudition de l'auteur est une perpétuelle négation de ses doctrines. Il convient, du reste, de rendre justice à l'exactitude, à l'étendue de ses recherches. Écrivains originaux de l'antiquité, commentateurs érudits, historiens ou jurisconsultes, il a tout étudié, et à l'aide de cette variété de textes, patiemment colligés, il a reconstruit un tableau fidèle et sévère. L'impression que laisse ce livre est grave et triste. Les plus hautes intelligences de l'antiquité elles-mêmes, Aristote et Platon, déclarent l'esclavage légitime, et cherchent à l'absoudre. Le Stagyrite cite en l'approuvant ce proverbe grec : point de repos aux esclaves; il croit trouver dans la race servile, le sceau d'une dégradation native et primordiale; il veut que l'esclave obéisse au maître, comme l'animal à l'homme, comme la matière à l'esprit. La religion a perdu, ainsi que la philosophie, tout sentiment de justice et d'égalité. Les esclaves n'ont point de dieux, dit Eschyle, et la jurisprudence romaine définit le droit du maître, le droit d'user et d'abuser. C'était là, en effet, la seule définition possible; car la loi protégeait dans l'esclave, non pas l'être, mais la chose, la propriété de l'homme libre. Caton fait fouetter ses esclaves jusqu'à lasser dix bourreaux; lorsqu'ils sont infirmes ou vieux, il les vend avec ses brebis chétives et ses vieilles charrues. Pour un vase brisé, Pollion les fait jeter aux Murènes. Les Scythes leur crèvent les yeux pour les empêcher d'être distraits pendant le travail. A Sparte, quand les ilotes s'agitent et murmurent, les citoyens se répandent en armes dans les campagnes et les tuent.
 
L'esclavage, a-t-on dit, est un progrès sur la barbarie. Servies, homme qu'on a sauvé, prisonnier à qui on a fait grace! Qu'importe, puisque le droit de tuer subsistait toujours. Ainsi, lors de la prise de Jérusalem, sous Vespasien, on avait gardé pour l'esclavage une grande partie des habitans; mais un soldat en remuant un cadavre trouva de l'or dans ses entrailles. Le bruit se répandit aussitôt dans l'armée romaine que les Juifs avaient avalé leur or. On les égorgea tous.
 
On sait les infinies souffrances de l'ergastule, étroit cachot où les esclaves étaient entassés chargés de chaînes. Les gardiens les battaient chaque jour à heure fixe, afin de les former à la douleur; ils ne sortaient de la prison que pour aller au travail, et alors c'étaient des fatigues sans repos. Les plus jeunes remuaient les fardeaux, cultivaient la terre; les vieux écrasaient le grain sous la meule; et pour les empêcher de porter à leur bouche quelques poignées de ce grain, on leur attachait au cou de larges planches. Un esclave vigoureux rapportait à son maître un bénéfice net de 25 centimes par journée de travail, et, pour prix de ses labeurs, il recevait par mois vingt litres de blé environ et vingt-cinq litres de vin : ce vin, dont Caton nous a conservé la recette, était étendu de vinaigre, d'eau douce et d'eau de mer vieillie. Le prix des esclaves variait suivant leur âge, leur force, leur origine, leur beauté; les hommes nés d'une nation indépendante étaient peu recherchés des acheteurs, parce qu'ils gardaient dans la servitude des instincts de liberté. Les Espagnols se vendaient à vil prix, on redoutait leur penchant au meurtre; mais on payait largement les qualités lascives des Phrygiennes, les graces et l'esprit des femmes de Milet. Du reste, le prix des plus belles femmes s'élevait rarement au-delà de 2,800 fr. de notre monnaie. Dans la Thrace, en Afrique, dans les Gaules, il était facile d'acquérir une jeune fille pour quelques poignées de sel ou un peu de vin; en Sicile, l'échanson avait moins de valeur que la coupe. Ainsi, une pièce d'or, une poignée de sel, livraient aux plus hideuses fantaisies du vice la jeunesse et la beauté; la femme, le jeune garçon, réduits en servitude, devaient tout subir du maître et de ses amis. A Rome, la politesse voulait même qu'on offrît avant le repas des esclaves aux plaisirs des convives, et, par un singulier raffinement de barbarie et de dépravation, on imprimait avec un fer rouge des vers obscènes sur le sein des femmes quand elles avaient vieilli.
 
L'histoire de l'esclavage antique se trouve reconstituée dans ce livre, non pas toujours avec suite et méthode, mais du moins avec un intérêt soutenu. L'auteur annonce un travail général et complet; nous l'engageons à persister dans cette pensée. Mais s'il veut que son œuvre prenne rang dans la science, il importe, avant tout, d'en faire disparaître la manière et la prétention; nous l'engageons à choisir moins légèrement ses autorités, à ne citer que des noms qui aient cours dans le monde des études sérieuses, à se défier sagement de cette école qui substitue le rêve à la déduction simple et logique, le paradoxe à la réalité. Nous insistons sur ce point; car, de notre temps, à force de chercher à être neuf, on n'arrive souvent à n'être que faux, et nous avons vu le bon sens français, si clair et si précis, se voiler complètement, même en des esprits distingués, sous les ténèbres du symbolisme et de la formule.
 
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<small>(1) Montpellier, 1 vol. in-8°.</small>
 
 
ESSAI SUR L'ORGANISATION DE LA TRIBU DANS L'ANTIQUITÉ, traduit du russe de M. Koutorga (1). - « L'histoire est l'exposé des faits dans la mesure des rapports humains. L'élément principal des faits considérés sous ce point de vue est donc l'homme. » Cette phrase, empruntée à la préface du traducteur, M. Chopin, donne, ce semble, la mesure de l'esprit lucide, dans lequel cette préface est conçue. La philosophie de l'histoire est une grande science, sans doute, mais il n'appartient qu'aux esprits éminens de l'aborder avec quelque succès, et mieux vaut cent fois, pour les talens vulgaires ou médiocres, la simple érudition de l'école bénédictine, qu'un pastiche sans couleur, et souvent inintelligible de Herder ou de Vico. Qu'est-ce en effet, que la ''signification humanitaire d'un évènement, le recommencement stérile et fatal de l'histoire de l'humanité, les doctrinaires de la science''? L'avant-propos du traducteur est tout dans ce style et dans cette manière, et le travail de M. Koutorga, bien qu'il ait quelques parties estimables, offre aussi en bien des pages de semblables défauts. Il serait difficile d'en donner une analyse complète et suivie. Ce qui manque, avant tout, à ce livre, c'est l'unité. L'auteur traite d'abord de la tribu en général, comme élément primitif des sociétés, puis de la tribu dans l'Attique et la Germanie; mais partout il emprunte et confond les théories trop souvent obscures et vagues de l'Allemagne et les systèmes de la critique française. Il y a indécision et chaos MM. Creuzer et Grimm paraissent exercer sur ses études une in¬fluence immédiate, qui le jette souvent dans une route embarrassée, et il est juste de reconnaître qu'il doit à l'étude de nos historiens, les seules parties nettes et précises de son livre. Les travaux de MM. Thierry, Guizot, Naudet lui sont familiers, et par un remarquable sentiment de justesse, malheureusement incomplet en lui, il choisit exclusivement en France ses autorités parmi les écrivains de l'école positive, tandis que d'autre part il s'appuie sur l'école symbolique allemande. Du reste, son origine russe donne à ce livre quelque intérêt, et il n'est pas sans curiosité de voir la Russie, qui a peine à vivre encore de sa propre intelligence, subir ainsi confusément dans les sciences, comme dans les lettres, l'influence des peuples plus avancés, et s'assimiler, avec des modifications toutes particulières et des formes quelque peu tartares, les littératures étrangères.
 
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<small>(1) In-8°, Paris, Didot, 1839.</small>
 
 
LETTRES INÉDITES DE MARIE STUART. 1558-1587 (1). - Trente-cinq lettres inédites de Marie Stuart, son testament et diverses dépêches diplomatiques composent ce volume. L'histoire s'est émue souvent, et avec une curiosité toujours vive, au souvenir de cette triste et résignée sœur d'Élisabeth, qui eut ses heures de faiblesse peut-être, mais que tant de douleurs et de poésie ne donnent pas le droit d'accuser. L'histoire cependant n'a dessiné que d'une manière imparfaite et sous un jour souvent faux cette mélancolique figure. Le drame, à son tour, a demandé des inspirations à la scène sanglante du château de Fothringhay, et le drame, original ou pâle copie, me semble avoir échoué comme l'histoire. Puis sont venus les collecteurs de textes, les publicateurs exacts qui s'inquiètent peu de critique ou d'inspiration, mais dont les travaux faciles sauvent parfois de l'oubli des faits d'un intérêt réel. La vie de Marie Stuart a été, en France, à diverses époques, l'objet de recherches toutes particulières. C'est qu'en effet cette infortunée reine nous appartient par ses affections, par ses adieux que tout le monde sait, par des sympathies toujours présentes pendant une captivité de dix-huit ans.
 
La correspondance publiée par M. le prince de Labanoff est, en quelque sorte, une longue élégie : souffrances du corps et de l'ame, tortures froidement calculées, violences religieuses, affections profondément senties pour les serviteurs dévoués, tout rappelle à chaque ligne, dans ces lettres, de royales infortunes plus voisines de nous et plus profondes peut-être. Marie supporte, avec une dignité calme, ces tourmens dont elle ne prévoit pas le terme. Elisabeth est encore pour elle sa ''bonne sœur'', mais elle a peine à réprimer des pressentimens sinistres. « La reine, dit-elle, ne trouvera jamais tant de sûreté dans les rigueurs que je lui en offre par la seule bonne foi. Il m'est grief à supporter que je ne puis gagner qu'elle prenne quelqu'assurance en moi. » Les rigueurs, en effet, étaient souvent poussées jusqu'à la barbarie. Marie avait à subir à la fois les haines politiques et les haines religieuses. Dans une lettre adressée à Castelnau de Mauvissière, elle se plaint avec amertume de ce que Paulet, son gardien, lui refuse le droit d'envoyer quelques aumônes aux pauvres. Elle demande, comme une insigne faveur, le droit de faire remettre ces aumônes par des soldats, car elle a besoin, dit-elle, au milieu de ses ennuis, de cette consolation chrétienne; et c'est toujours ainsi, par des œuvres pieuses, qu'elle s'efforce d'adoucir tout ce qu'il y a de tristesse et d'inquiétude dans son ame. Le malheur développe en elle une singulière tendresse de cœur, et une puissance de résignation qui s'exalte encore de la ferveur de son catholicisme, car elle est catholique ferme et croyante, et l'obstination de son fils dans l'hérésie l'afflige plus que sa propre infortune; elle déclare même, dans une missive à don Bernard de Mendoça, que si l'héritier de son trône persiste à soutenir la cause de la réforme, elle léguera au roi de France la couronne d'Ecosse.
 
Ces lettres apportent-elles à l'histoire des élémens nouveaux et d'un intérêt supérieur ? Marie Stuart, Philippe II, Henri III, s'y révèlent-ils, chacun dans sa sphère si tranchée, sous un jour nouveau ? Je suis loin de le penser. Cependant, de ces confidences intimes, de ces plaintes à demi voilées de la sœur d'Elisabeth, s'échappent, çà et là, quelques nuances délicates qu'il importait de recueillir. La pitié qu'inspirait, à tant de titres, la reine d'Ecosse devient plus vive encore après la lecture de ces lettres, car au milieu des luttes de sa vie et de son époque, elle garde un grand côté d'ame et de cœur, qui est une exception au XVIe siècle. Elle garde, surtout pour la France, pour cette terre où elle avait laissé la meilleure part de sa vie, un souvenir singulièrement vif et doux. Elle est, pour ainsi dire, de la paroisse des rois de France, et c'est aux moines de Saint-Denis, aux chanoines de Reims qu'elle demande des prières, avant de s'agenouiller près de ce billot fatal, sur ce coussin noir, que les sœurs, les femmes, les maîtresses des rois d'Angleterre devaient tour à tour tacher de leur sang.
 
Quant au mode de publication adopté par M. le prince de Labanoff, il est étrangement sobre de pensées et de style. Pas un mot de pitié pour cette grande infortune, pas un jugement dans le cours entier du volume. Tout le travail de l'éditeur se borne à une exacte mais très sèche chronologie de l'histoire de Marie Stuart, de 1542 à 1587, à quelques détails graphiques, à un avertissement qui n'apprend rien; Bréquigny a fait à peu près seul tous les frais des notes insignifiantes insérées au texte. Les lettres, les dépêches se suivent brusquement, et sans qu'une appréciation nette et rapide les lie entre elles ou donne la juste mesure de leur valeur, en les rattachant aux évènemens contemporains. Procéder de la sorte, même dans une simple publication de textes, c'est se réduire au rôle utile sans doute, mais facile à l'excès, de scrupuleux correcteur d'épreuves.
 
Que conclure de tout ce bulletin, cette fois? Qu'il y a volontiers en France de beaux et de très beaux commencemens, qu'en poésie, depuis quelques années, il y en a eu beaucoup et perpétuellement; qu'en érudition, en philosophie, tout à l'heure il n'y en aura pas moins. Puissent, nous le répétons, ces derniers efforts se soutenir plus entièrement que les autres, et aboutir, par l'étude, à leur monument! Avoir bien commencé, c'est avoir peu fait encore. Ce siècle a donné et donne chaque matin tant de démentis à l'antique adage :
 
:: ''Dimidium facti, qui benè cepit, habet,''
 
qu'il finira par nous ramener en tout au mot de Buffon, lequel nous parut si scandaleux d'abord, que ''le génie c'est la patience''.
 
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<small>(1) 1 vol. in-8°, chez Didot, 1839.</small>
 
 
====Revue musicale====
 
L'Opéra Italien fait cette année encore une glorieuse campagne et soutient vaillamment l'éclat des années précédentes. A l'Odéon comme à Favart, c'est toujours le même empressement, le même succès, le même enthousiasme de bon goût; il ne fallait rien moins que les voix toutes puissantes de Rubini, de Lablache, de la Grisi et de la Persiani, pour dompter la mauvaise fortune attachée aux murailles de cette salle abandonnée. Ce que Mozart et Rossini n'avaient pu faire à eux seuls et livrés à leur simple force mélodieuse, les grands chanteurs l'ont accompli. Désormais le charme est rompu, pour cette année du moins; car si cette funeste influence du quartier qui a déjà ruiné tant d'administrations diverses doit aussi se faire sentir à celle-ci, ce ne sera guère que l'hiver prochain, et encore à certains jours de représentations extraordinaires, où la location est laissée aux chances du spectacle. Pour le public des loges et des stalles, le vrai public enfin du Théâtre-Italien et du dilettantisme, il se trouve là tout aussi bien qu'à Favart, mieux peut-être; car il faut avouer que cette salle du faubourg Saint-Germain convient à ravir à ce public d'élite; il y est à son aise, il y est chez lui, ''zu hause'', comme on dit en Allemagne; pour s'en convaincre, il suffit de promener sa vue sur cet hémicycle merveilleux que forme le premier rang des loges par une belle soirée de ''Don Giovanni'' ou des ''Puritains''.
 
Le répertoire, si complet et si beau, s'est encore enrichi cette année de partitions nouvelles, et surtout d'un chef-d'œuvre de Rossini qu'on avait eu le tort de laisser trop long temps hors de la scène. Entre tous les opéras du grand maître, ''la Donna del Lago'' est, avec ''Tancredi'', celui qui se recommande par les plus fraîches, les plus aimables et les plus mélodieuses inspirations. Certes on ne trouve dans cette musique ni le sentiment épique, ni la force de composition qui se révèlent dans la ''Semiramide'' et ''Guillaume Tell''; mais, en revanche, quelle abondance! quelle fantaisie! comme les idées coulent de source! En Italie, il y a toujours dans le bagage des musiciens de génie quelque grand chef-d'œuvre sacrifié; or, cela ne peut-il pas se dire de ''la Donna del Lago''? Quelles que soient les beautés qui s'y rencontrent, la froideur accablante du poème et les difficultés qui entourent le rôle de Malcolm, écrit pour une voix que le public a cessé dès long-temps d'apprécier, en rendront toujours les représentations rares et monotones. Chacun pourtant connaît cette musique, chacun en sait par cœur les motifs les plus heureux; et cela, grace à cette singulière habitude qu'ont tous les chanteurs italiens de transporter sans scrupule les fragmens d'une œuvre dans une autre, et d'intervertir de la sorte tout ordre de composition. Par exemple, un musicien, le premier venu, Mozart, écrit pour l'Opéra son ''Don Juan''. On le siffle, il tombe, il n'en est plus question, et voilà le chef-d'œuvre enseveli pour jamais dans la poussière de la bibliothèque. Mais en Italie les choses ne se passent point ainsi, et, pour ce qui est des opéras, on dépouille les morts de manière à ne leur laisser rien. Le ténor arrive le premier, et prend bien vite sa cavatine, qu'il emporte; puis survient la prima donna, qui s'empare de l’''aria di soprano''; puis enfin le maestro économe, qui recueille ses airs, ses duos et ses morceaux d'ensemble pour les faire servir à la prochaine occasion; de sorte que le public accepte en détail, à son insu, les œuvres qu'il a d'abord répudiées. De là vous avez dans ''la Straniera''la cavatine de ''Niobe'', et l'air d’''Elizabeth'' dans ''0tello''. Certes, on ne peut nier que cette façon d'agir n'ait son côté louable, puisqu'elle impose au public, à force d'insistance, des œuvres condamnées à tort; mais aussi, le plus souvent, combien elle dénature la pensée originelle du maître! C'est ce qui arrive pour ''la Donna del Lago''. A force d'avoir entendu cette musique en dehors du centre pour lequel Rossini l'avait composée, et de s'être habitué à l'expression arbitraire que lui donnaient les traducteurs, on n'en saisit plus qu'avec peine le véritable sens. Je ne sais si cette absence d'unité qui vous frappe dans ''la Donna del Lago'' vient de l'œuvre même ou de l'abus qu'on en a fait. Il est impossible qu'une partition alimente dix ans d'autres partitions de sa substance mélodieuse sans perdre à ce travail quelque chose de sa propre vitalité. Une fois que les idées se sont dispersées au hasard, elles cherchent en vain à se rassembler de nouveau, car toute harmonie est dissoute, car elles ont perdu dans leurs alliances adultères cette force de concentration qui fait l'œuvre. Cependant, quelque droit qu'on ait de contester à cette partition les qualités d'ensemble, de style et de composition, on ne peut s'empêcher de reconnaître les magnifiques beautés qui s'y rencontrent. Le finale du premier acte est un des plus vastes morceaux que Rossini ait jamais écrits, un morceau dont l'inspiration du grand-prêtre, dans ''le Siège de Corinthe'', restera l'unique pendant. Quoi de plus solennel et de plus large que cet hymne de guerre qu'entonnent les bardes en s'accompagnant sur des harpes d'or! Dès les premiers préludes de cette musique vaporeuse, vous vous sentez transporté dans un monde imaginaire, vous voyez les chantres sublimes flotter échevelés dans les brouillards de l'air; vous entendez leurs voix puissantes se mêler au vent qui gronde, au fracas du torrent qui se précipite de la montagne, aux cris de mort des guerriers farouches qui se préparent au combat et frappent sur leurs boucliers. Ossian, Scott et Rossini, quel rêve! Malheureusement vous êtes aux Italiens, c'est-à-dire dans le lieu de la terre où l'on se préoccupe le moins de ce qui touche à l'idéal; et ce sentiment d'épouvante qu'émeut en vous le songe fantastique du grand maître se dissipe aussitôt à la vue de ces huit ou dix pauvres diables affublés de perruques monstrueuses, et qui, pâles, ébouriffés, chantent faux à tue-tête, et promènent entre deux morceaux de bois vermoulu leurs doigts énormes qui pincent le vide. Le duo du second acte, entre Malcolm et la mystérieuse dame, débute par une phrase pleine de grandeur et de noblesse, à laquelle succède un agitato sublime, et dont Paisiello eût envié l'expression dramatique.
 
On peut dire que, depuis la Monbelli et la Sontag, les traditions mélodieuses du rôle si frais et si pur d'Elena se sont perdues : ce n'est pas que la Grisi ne rencontre par intervalle quelques beaux élans dans sa voix ou son geste; nais tout cela se fait sans succession, sans ordre, sans intelligence de l'ensemble du caractère, comme au hasard. Dans le quatuor du premier acte, lorsqu'elle refuse l'époux qu'on lui destine, et, suppliante, éperdue, en butte à la colère de son père outragé, s'efforce de contenir la haine de son amant, l'expression de la Grisi est parfaitement belle et dramatique. On retrouve bien, à la vérité, dans cette façon de porter ainsi brusquement son corps en arrière et de le laisser peser sur sa jambe ployée, un geste qu'affectionnait la Pasta. Mais, en pareil cas, peu importe l'imitation, et d'ailleurs la Grisi n'a jamais prétendu créer les beaux effets qu'elle produit. Du reste, c'est l'unique fois qu'elle prend la peine de s'émouvoir dans la soirée, et dès ce moment, soit qu'elle se sente épuisée par l'élan naturel et généreux où elle vient de s'abandonner, soit qu'elle ne trouve pas cette musique digne de ses efforts, de son talent, elle ne fait plus que traverser la pièce dans une indifférence absolue de tout ce qui se passe, et, comme l'Hélène antique, absorbée par la contemplation de sa propre beauté. Une chose aussi qu'on ne saurait trop déplorer chez la Grisi, c'est cette absence de toute élévation dans la méthode, de toute largeur dans la manière de poser la voix, de toute intelligence des moindres artifices de la respiration. Ce qu'elle tente est toujours net, limpide, agréable, merveilleux, mais la plupart du temps en reste là, et son ame de cantatrice, agissant sur son gosier sonore, ne dépasse guère les fonctions du marteau qui provoque la vibration d'un timbre métallique. Quant à Mme Albertazzi dans le rôle de Malcolm, je ne sais à qui la comparer, si ce n'est à Mme Albertazzi dans celui d'Arsace. Qui donc a pu inspirer à cette cantatrice l'idée malencontreuse de prendre les parties de contralto ? Autrefois, lorsque sa voix s'exerçait dans la gamme du mezzo soprano, on l'entendait à peine; que dire maintenant qu'elle s'est abîmée dans la profondeur des registres du contralto? Du reste, Mme Albertazzi semble elle-même tout aussi convaincue qu'on peut l'être de l'insuffisance de son organe, et, pour avertir le public de sa présence, elle invente un stratagème des plus ingénieux. Voyant que l'orchestre est assez impertinent pour étouffer sa voix, Mrne Albertazzi imagine de chanter sans lui. Ainsi, dans l'entrée de Malcolm, au premier acte, elle épie le moment où les fanfares ont cessé pour émettre une note bizarre à laquelle elle s'efforce de donner, avec une affectation risible, l'accent le plus mâle qu'elle trouve dans sa poitrine et que chacun prend pour un bruit que l'écho de la salle renvoie à ses oreilles. Rubini chante, au second acte de ''la Donna del Lago'', une cavatine qu’on peut avoir entendue autrefois dans ''Ricciardo et Zoraïde''. Je ne sais au juste à laquelle de ces deux partitions elle appartient; mais ce qu'il y a de certain, c'est que David la chantait dans ''Ricciardo'', et la chantait à ravir. Rubini dit cette cavatine avec une puissance d'organe, une facilité de vocalisation qui tiennent du prodige; large et pathétique dans l'adagio; vif, entraînant, prodigue de richesses frivoles et de traits éblouissans dans la cabalette, qu'il ''enlève''. Cependant, s'il fallait opter, dans ce morceau, entre Rubini et David, il me semble que je n'hésiterais pas à me décider pour ce dernier. Il y avait sans doute chez David moins d'éclat et de séduction, mais, à coup sûr, plus de passion chaleureuse et d'enthousiasme sincère. On sait quel étrange chanteur était cet homme, surtout vers les dernières années de sa carrière musicale. Il n'avait, la plupart du temps, qu'un éclair par soirée, mais un éclair de génie : il fallait, pour un moment d'émotion vraie, supporter durant trois heures toutes les pasquinades ridicules de son extravagante personne; mais aussi, quand venait ce moment tant désiré, qui jamais regretta de l'avoir payé trop cher? On se souviendra toujours du David de l'admirable duo de ''la Gazza'', lorsque son inspiration s'allumait tout à coup à l'étincelle du génie de la Malibran, et grandissait ensuite, dévorant tout autour d'elle; du David de la cavatine de ''Ricciardo'' : on ne voyait plus alors le soldat grotesque ou le Turc affublé d'oripeaux ramassés au hasard à la friperie, mais le chanteur sublime dont l'inspiration s'exhalait en notes de flamme. Le triomphe de Rubini est toujours la cavatine de la ''Niobe''.
 
Nous ne parlerons pas de ''Roberto Devereux'', hâtive production d'un maître que sa facilité déplorable égare. Quels que soient les dons que vous teniez de la nature, un opéra ne s'improvise pas en quelques jours; on n'aboutit de la sorte qu'à mettre au monde des ébauches dont nul ne vous sait gré, car le plus souvent ces tristes œuvres, fruits de l'insouciance ou de l'orgueil, échouent devant le public. Et quant à la critique, elle n'a garde de s'en occuper. La critique, en effet, serait bien dupe de prendre au sérieux des choses que leur auteur lui-même traite avec si peu d'importance. Donizetti a mieux réussi avec ''l'Elisir d’Amore''. Ce n'est pas qu'il y ait dans cette partition beaucoup plus de soin et d'invention que le maestro n'a coutume d'en mettre dans ses œuvres. Mais au moins cette fois, on peut le dire, il a été mieux inspiré; la veine mélodieuse s'est ouverte, et de grosses larmes de joie ont coulé, de sorte qu'à cette malheureuse imitation d’''Anna Bolenna'' a succédé un excellent opéra bouffe, écrit dans les meilleures traditions de l'ancienne école italienne, une musique facile, joyeuse, épanouie; une musique, après tout, d'assez bon aloi. Comme on le pense, on n'a pas manqué de comparer l'opéra de Donizetti au ''Philtre'' de M. Auber, et cependant il n'existe pas entre ces deux partitions le moindre lien de parenté. Chacune a son mérite qui lui est propre, et ses raisons de succès qu'elle peut réclamer sans partage. Bien plus, les deux poèmes, malgré leur apparente identité, ont chacun une existence bien marquée, et, pour peu qu'on y réfléchisse, on verra comme ils inclinent vers des sentimens contraires. Ainsi, la pièce française, en se transformant, exagère tout de suite son expression, et prend, en passant dans la langue du Tasse et de Cimarosa, deux élémens nouveaux, le bouffe et la sentimentalité pastorale du pays de Scaramouche et d’Aminta, c'est-à-dire la poésie de l'esprit, que M. Scribe ne pouvait lui donner, lui qui n'a que l'esprit. La musique de M. Auber est vive, ingénieuse, charmante, d'une gaieté toute française, c'est-à-dire d'une gaieté qui ne va jamais au-delà du sourire. Celle de Donizetti, au contraire, aborde la situation sans scrupule, largement bouffe avec le charlatan, passionnément mélancolique et tendre avec ce berger transi qui se lamente au bord du ruisseau. Après tout, la musique ne vit guère que de sentimens exagérés; les Italiens l'ont compris, eux qui ont inventé pour elle le grotesque et la pastorale, et voilà sans doute pourquoi les Italiens sont de plus grands musiciens que nous. Le duo entre Adina et le charlatan, au second acte de ''l'Elisir d'Amore'', peut passer pour un petit chef-d'œuvre; c'est là un duo bouffe composé à souhait pour la voix et pour le geste, un morceau conduit à merveille, où rien ne manque, ni le trait agile pour la cantatrice, ni le récit ''staccato'' du basso; et lorsque, vers la fin, survient tout à coup cette cabalette si heureuse, que la Persiani dit avec tant de grace, de coquetterie et de malice, et que Lablache accompagne avec un si parfait comique, on ne peut s'empêcher de trouver tout cela charmant. Depuis le duo de la ''Cenerentola'', on n'a rien écrit en Italie de plus amusant et de plus gai que ce morceau. Il faut dire aussi que la Persiani et Lablache y sont à ravir. Quelle pureté, quelle grace, quelle irréprochable vocalisation chez la ''prima donna'' ! Et chez le sublime ''basso cantante'', quelle verve, quel aplomb, quelle imperturbable sûreté dans sa manière d'attaquer la note! Vraiment, plus on se sent d'aise à l'exécution d'une pareille musique, plus on regrette de voir le discrédit où tombe de jour en jour ce genre si précieux, qui pourtant amusait nos pères. On ne peut le nier, l'opéra bouffe sen va. Lablache est le dernier Geronimo, le dernier marquis de Montefiascone, le dernier Dulcamara. Aux Italiens, à l'Opéra, à la Comédie-Française, il y aura toujours des épées et des poignards, des coupes pleines de poison et des grincemens de dents; il y aura toujours des princesses amoureuses et de mélancoliques jeunes gens, auxquels ne manqueront, dans leurs plaintes, ni les belles mélodies, ni les beaux vers; mais le rire si généreux, si bon, si sympathique, le rire épanoui de Molière et de Cimarosa, quand Leblache n'y sera plus, qui nous le rendra ?
 
L'Opéra a retrouvé, avec M. de Candia, ses magnifiques soirées de Robert-le-Diable. Le chef d'œuvre, vieilli dans les triomphes, s'est de nouveau fait jeune, grace aux miracles de cette voix si sonore, si pure, si mollement flexible. Il en est un peu de Robert-le-Diable comme de ces vieux rois qui, arrivés au terme d'une longue carrière, se versaient dans la veine, pour revivre, un sang jeune et vermeil, avec cette différence toutefois, que les vieux rois francs n'en mouraient pas moins, et que la partition de Meyerbeer a reconquis à cet expédient toute la vaillance de sa puissante jeunesse. La voix de M. de Candia est un ténor d'une richesse inouïe, auquel une vibration toute juvénile donne par momens l'expression du ''contraltino''. Ample, facile, toujours agréable, elle parcourt la gamme la plus étendue, et s'élève en son de poitrine du ''re'' au ''si naturel'', qu'elle attaque avec une singulière plénitude. Les sons du ''medium'' sortent un peu voilés, et, selon moi, il y a un charme inexprimable dans ces légers brouillards que les belles voix ont seules, et qui ressemblent aux petites vapeurs d'une fraîche matinée de printemps. M. de Candia n'est pas un comédien de l'école de Nourrit; il lui suffit de ne jamais faire défaut à l'expression du moment, et, raisonnablement, c'en est assez pour un chanteur. Quant au reste, il y a dans son air et ses façons d'agir sur la scène une sorte de ''morbidezza'' dans la désinvolture, qui n'est pas sans élégance, et rappelle un peu le gentilhomme dans le chanteur. M. de Candia étudie en ce moment le rôle du comte Ory, et, dans quelques jours, la musique si vive, si aimable, si ingénieusement mélodieuse de Rossini sera, pour le charmant ténor, un nouveau motif de succès, car l'élément naturel de cette voix heureuse, c'est le chant italien.
 
On se souvient d'une ravissante fantaisie d'Hoffmann, ''Chiara'', cette blanche sœur de ''Mignon'' et de ''Preciosa'', qu'un charlatan exploite, et qui dit à tous la bonne aventure dans une boule de cristal. Cette idée du conteur de Berlin vient d'inspirer à M. de Saint-Georges le plus charmant ballet qui se puisse voir.
 
En général, je trouve qu'on a tort de traiter si lestement ces sortes d'imaginations, et qu'un poème d'opéra ou de ballet ne mérite pas toujours le dédain qu'on affecte à son égard; il est peut-être plus difficile qu'on ne pense de trouver une idée qui se chante ou qui se danse, et de la mettre en œuvre selon les conditions de la musique ou de la chorégraphie. Aussi, je ne partage nullement, sur ce point, l'opinion des Italiens, et ne saurais m'accommoder du système de Vigano, qui prétend que toute action dramatique est propre à faire une excellente pantomime, et qu'il suffit d'arracher la langue au premier personnage de tragédie, pour qu'il devienne à l'instant même un admirable héros de ballet. Othello, Macbeth, Hamlet, réduits à de semblables proportions, m'ont toujours paru souverainement ridicules. Pourquoi ôter la voix à ces passions sublimes qui ont tant de choses à nous apprendre des mystères du cœur? La mythologie, la légende, l'histoire, abondent en imaginations dramatiques, lyriques, chorégraphiques, en personnages tellement organisés, que leur passion est faite pour se répandre en phrases déclamées, en airs mélodieux, en gestes; le tout, c'est de savoir choisir. Par exemple, si les Grecs ont connu ce genre de spectacle, Hélène, la beauté pure, mais impassible, inerte, préoccupée sans cesse de sa pose harmonieuse ou de son geste, Hélène a dû être chez les Grecs un admirable personnage de ballet. A coup sûr, on n'en peut dire autant d'Hécube ou d'Andromaque. La tragédie trouve ses sujets dans le cœur humain; le ballet a les champs du merveilleux et de l'excentrique pour domaine : l'air lui donne ses sylphides; le Danube, ses filles; la terre, ses bohémiennes et ses courtisanes. Mais de la passion, il ne prend que le côté réel, qui va au sens, le côté plastique, de sorte qu'en un véritable ballet, du commencement à la fin, tout est clair, jusqu'au moindre détail, et se laisse si facilement saisir, qu'on oublie de regretter la voix absente. Trouvez un langage plus éloquent que la pantomime vaporeuse de Taglioni dans ''la Sylphide'' ? Quel récit vaudrait ''la Cachucha''? Le ballet nouveau a du moins le mérite d'être un sujet bien trouvé pour la danse cette action nette, rapide, dramatique, se lie et se dénoue sans la moindre obscurité ; tout s'y enchaîne à souhait pour le plaisir des sens, et c'est la danse seule qui fait tous les frais de la soirée. Il y a surtout, au second acte de ''la Gypsy'', une scène charmante, et que je veux louer tout à mon aise. Le peuple des Bohêmes, irrité contre sa souveraine qui l'empêche d'arrêter les passans au coin de tous les carrefours, se révolte et refuse, par un beau jour de fête, d'aller gambader sur la place. En vain la reine d'Égypte commande, en vain elle supplie, la race des bandits, conduite par un mauvais drôle à face patibulaire, reste les bras croisés et persiste dans sa rébellion, lorsque tout à coup survient la Gypsy, qui, au lieu de s'emporter ou de tomber à leurs genoux, danse tout simplement devant eux, et, les fascinant sans qu'ils s'en doutent, les entraîne sur ses pas. Cette femme, qui met en danse toute une tribu de bandits mutinés, est une imagination heureuse qui, au théâtre, ne pouvait manquer de réussir. Du reste, Fanny Elssler conduit cette scène avec un art infini, une expression irrésistible de grace, de coquetterie et de volupté. Il faut voir comme elle va de l'un à l'autre, comme elle s'anime par degré jusqu'au délire des sens : elle danse d'abord avec insouciance, puis avec chaleur, puis avec enthousiasme et frénésie. Alors ses regards s'enflamment, son sein palpite, ses bras épuisés battent ses hanches; c'est la véritable fille de Bohême, la Zingara lascive qui cherche, dans ses jeux effrénés, l'oubli de la misère ignoble qui l'oppresse et la révélation des brillantes voluptés qu'elle rêve. Le pas des deux sœurs sur la place du marché abonde en combinaisons ingénieuses, en poses pleines d'harmonie et d'abandon. Fanny rase le sol, comme toujours, sans s'élever aux sphères vaporeuses de Taglioni; et Thérèse, la grande Thérèse, mesure l'espace avec des allures gigantesques, qui ne conviennent guère au nom merveilleux, qu'elle porte dans ce ballet. Qui donc, en effet, a pu imaginer de donner à Thérèse Elssler le petit nom de Mab ? Voilà, certes, une étrange rencontre, et je ne vois pas quels rapports peuvent exister entre cette personne hardie, impérieuse, au col tendu, aux grands airs de Judith, avec la fée invisible des rêves de Mercutio. Tout à coup Fanny reparaît vêtue à la hongroise, sa taille serrée dans un étroit corset de velours épinglé, ses pieds dans des bottines rouges à éperons d'or, qui battent la mesure avec un tintement métallique, et la mazurka va son train. Il y a vraiment un charme inouï dans cette danse variée et changeante, qui se ploie avec la souplesse de reins d'une jeune espiègle de seize ans, et se redresse tout à coup avec l'allure fringante d'un lieutenant de hussards ; c'est ainsi que devaient danser les Amazones sur les rivages embaumés de la Colchide. Quoi qu'on dise, tout ce qui porte en soi un caractère de nationalité exerce sur l'esprit une irrésistible influence : je parle ici de la danse comme de la musique, comme de la poésie. C'est quelque chose qui n'a rien à démêler avec l'art, quelque chose de mélancolique et de mystérieux qui vous ravit par-delà les fleuves et les montagnes, et fait qu'on se sent tout à coup dans l'ame le désir de connaître un pays, ou le regret de l'avoir quitté. - La musique de cet acte est tout entière de Weber, qui, par une modestie qu'on ne peut expliquer, persiste à se dérober à l'admiration de la foule sous le pseudonyme d'Ambroise Thomas. L'illustre auteur de ''Freyschütz'' et d’''Oberon'' a pourtant eu parmi nous d'assez glorieux succès pour ne pas devoir craindre de s'abandonner franchement au public, d'autant plus que la partition dont nous parlons ne saurait compromettre sa renommée le moins du monde, composée, comme elle est, de sublimes fragmens consacrés depuis long-temps par l'admiration publique et choisis avec goût dans son œuvre. Les idées s'y succèdent avec une rapidité miraculeuse, jamais on n'avait vu pareilles richesses : ''Freyschütz, Oberon, Preciosa'', tout cela tient dans un acte. Aux phrases si profondément originales de ''Preciosa'', cette musique toute empreinte de la poésie des brigands de Schiller, l'auteur a mêlé avec un art exquis les plus délicieux motifs hongrois qu'on joue à Vienne, et qui sont d'un effet ravissant. En somme, c'est là, un succès fait pour accroître encore parmi nous la gloire de Weber. C'est pourquoi nous désirons vivement qu'il prenne sa place sur l'affiche et n'usurpe pas plus long-temps le nom d'Ambroise Thomas, qui appartient à un jeune compositeur de mérite et d'avenir, dont on chante les partitions à l'Opéra-Comique.
 
On répète toujours activement la partition nouvelle de M. Auber, et les amis de l'administration disent déjà merveilles de cette musique toute paisible, toute sereine, tout aimable et mélodieuse, et qui doit dissiper les vapeurs malsaines qu'ont laissées dans l'atmosphère de l'Opéra les psalmodies lugubres de ''Guido'' et les ophicléïdes de ''Cellini''. Si l'on en croit les bruits qui courent, toutes les parties du chant auraient été sacrifiées au rôle de Mlle Nau, qui représente la sœur des fées. On a peine à s'expliquer quelles raisons ont pu décider M. Auber à commettre les destinées de son œuvre dans cette voix pure et flexible à la vérité, mais si fluette qu'elle se laisse à peine entendre. Sans doute, cette fois encore, M. Auber aura obéi à cet ascendant irrésistible qui lui fait chercher le talent de Mme Damoreau jusque dans ses plus pâles reflets. Quoi qu'il en soit, Mme Dorus a rendu son rôle, et la partie de cette charmante cantatrice sera nécessairement abandonnée à quelque talent secondaire qui n'aura point sans doute les mêmes raisons pour ne pas vouloir reconnaître la royauté de mademoiselle Nau. Ensuite viendront les débuts de Mlle Nathan, l'élève affectionnée de Duprez. Il est temps que l'Opéra trouve enfin une ''prima donna'' capable de tenir tête aux grands rôles du répertoire. Tant que l'état de la voix de Mlle Falcon a laissé quelque espoir, on n'a pas dû se montrer trop exigeant; mais aujourd'hui que toute chance de retour est perdue, il faut absolument qu'on sorte d'un provisoire dont ni le publie, ni les maîtres ne sauraient s'accommoder désormais, et que l'élève de Duprez se produise à la place de l'élève de Nourrit, éloignée de la scène. Alors seulement on retrouvera les splendides soirées des ''Huguenots''; car, pour quiconque n'ignore pas les profondes ressources de l'art du chant, il n'est pas douteux que Duprez, qui n'a guère été soutenu jusqu'ici que dans les rares duos qu'il chante avec Mme Dorus, ne puise une force nouvelle d'inspiration dans le voisinage d'une jeune cantatrice, sinon son égale, du moins digne lui.
 
La partition de M. Meyerbeer ne sera guère livrée à l'Académie royale de musique avant l'hiver prochain. En attendant, l'illustre maître travaille à composer, avec de bien précieux fragmens laissés par Weber, une œuvre que le roi de Saxe attend pour l'inauguration de la nouvelle salle qui se construit à Dresde. L'intendant de la musique de sa majesté est en ce moment à Paris pour ce sujet, qui se traite comme une affaire d'état à la légation de Saxe, chez le baron de Koeneritz. - On a parlé de changemens dans l'administration de l'Opéra : il a été question en effet de M. Viardot à la place de M. Duponchel , et d'une combinaison immense qui réunirait dans les mêmes mains le Théâtre-Italien, l'Académie royale et le Queen's-Theatre. Mais tous ces grands projets ont échoué, du moins pour ce qui regarde l'Opéra. On ne saurait trop louer la commission du zèle qu'elle a mis en cette affaire. Rien n'est plus déplorable en effet que ces sortes d'abdications à prix d'or; il en résulte un grand dommage pour l'art dont les intérêts sont abandonnés le plus souvent à des entrepreneurs qu'aucun antécédent ne recommande, et la dignité du théâtre en souffre presque toujours Lorsqu'un ministre vous accorde le privilège de l'Opéra, c'est apparemment pour que vous l'exploitiez à vos risques et périls, jusqu'à l'expiration du bail, et non pour que vous saisissiez la première occasion de vous en défaire. - C'est M. de Coigny qui remplace M. de Choiseul dans la présidence de la commission des théâtres royaux. L'opinion publique avait désigné tout d'abord M. le marquis de Louvois; M. de Louvois, dans une lettre pleine de modestie et de réserve, a déclaré qu'il se contenterait d'entrer dans la commission en qualité de simple membre. Et certes, ce serait là un choix auquel on ne saurait trop applaudir : la musique ne peut que gagner à l'influence du noble pair dont chacun connaît le goût exquis et le dilettantisme éclairé.
 
Le théâtre de la Bourse a représenté, à quelques semaines de distance, deux opéras nouveaux de M. Adam, ''le Brasseur de Preston'' et ''Régine''. M. Adam a pour lui cette triste facilité d'écrire que nous déplorions tout à l'heure chez Donizetti. Il faut absolument que chaque année M. Adam produise ses trois partitions; les temps où l'auteur du ''Postillon de Lonjumeau'' ne fait que six ou sept actes en douze mois, sont pour lui des temps de sécheresse et de disette. Sérieusement, quel résultat peut-on attendre d'un tel abus des meilleures facultés, quand on pense que Weber n'a composé dans sa vie que cinq partitions? Cependant il est impossible de ne pas reconnaître çà et là dans le ''Postillon de Lonjumeau'', dans ''le Fidèle Berge''r, dans ''le Brasseur de Preston'', etc., certaines qualités bouffes qui, sagement réglées, auraient, sans aucun doute, abouti à d'excellentes fins; mais tout cela s'en va se perdre dans un fatras de notes assemblées sans choix, au hasard, comme elles se présentent, et dont la disposition mesquine décèle l'ouvrier hâtif plutôt que le maître sérieux. Que dire maintenant de ''Zurich'', de ''la Mantille'' et de ces partitions en un acte de toute espèce, sortes de fleurs inodores qui poussent par milliers sur le sol de l'Opéra-Comique, et meurent sans laisser dans l'air la moindre trace mélodieuse? Il semble, en vérité, qu'on devrait avoir plus d'égards pour les jeunes musiciens qui débutent; il suffirait pour cela, au lieu de les accueillir au hasard, comme on fait, de choisir avec soin dans le nombre, et, quand on en aurait trouvé un digne de se produire, de lui confier une œuvre où son talent pût se développer à loisir. Tout au contraire, on obéit à je ne sais quel article d'un règlement stupide qui dit que tout lauréat de l'Institut, à son retour de Rome, peut prétendre à faire représenter un acte à l'Opéra-Comique. Or, je vous le demande, que signifie un pareil début? Quel parti voulez-vous qu'on tire d'une forme étroite et mesquine qui n'admet ni symphonie ni morceaux d'ensemble, et fait son affaire d'une ariette pour le gosier de Mlle Berthault? Aujourd'hui, un musicien qui écrit un acte pour l'Opéra-Comique, fût-il le chevalier d'Alayrac, cet aimable génie, sait au fond qu'il ne travaille que pour l'indifférence publique. Nous nous rappelons à ce propos une contestation des plus curieuses survenue entre le directeur du théâtre de la Bourse et le directeur du théâtre de la Renaissance. M. Crosnier prétend que M. Anténor Joly, dont le privilège ne s'étend pas au-delà des ''vaudevilles avec airs nouveaux'', se permet de jouer des opéras-comiques, et réclame de lui toute sorte de dommages et intérêts. On le voit, le moment serait mal choisi pour discuter le mérite d'une œuvre telle que ''Lady Melvil'' ou ''l'Eau merveilleuse''. Il s'agit de savoir si la musique de M. Grisar est de la musique; nous n'oserions, quant à nous, nous prononcer sur ce point: la cour royale en décidera. En attendant, Mme Damoreau est rentrée au milieu d'un tonnerre d'applaudissemens et d'une pluie de fleurs. La voix de Mme Damoreau n'a guère subi d'altération; c'est toujours la même souplesse, la même flexibilité suave; c'est toujours ce talent ingénieux à suppléer par toute sorte de coquetteries vocales à la sonorité d'organe qui lui manque. Grace aux mille artifices dont elle sait disposer, grace surtout à la sollicitude du public de l'Opéra-Comique qui retient son souffle sitôt qu'elle fait mine de vouloir émettre un son, Mme Damoreau pourra chanter jusqu'à son dernier jour. Avec Mme Damoreau, ''le Domino noir'' a reparu; on se presse maintenant au théâtre de la Bourse, on applaudit, on se laisse ravir par les folles gentillesses de cette charmante musique de M. Auber. Mme Damoreau est le vrai rossignol de ce pays; dès qu'elle se tait, on devient morne et triste, la solitude règne partout; mais aussi, à son retour, quelle joie! Les vieux arbres poudreux de l'Opéra-Comique semblent reverdir; le printemps se fait; il n'y a pas jusqu'à M. Moreau-Sainti qui ne retrouve un brin de voix dans son gosier. - On s'occupe d'une partition nouvelle que M. Halévy vient d'écrire pour l'élégante cantatrice d'Auber. Le chantre de ''la Peste de Florence'', après avoir labouré vainement dans ses profondeurs le sol ingrat pour lui de l'Académie royale de musique, se voue au culte des muses paisibles. Nous souhaitons sincèrement à M. Halévy un succès sérieux et capable de le consoler des récentes mésaventures de ''Guido'' et ''Ginevra''.
 
Les concerts se succèdent avec une rapidité sans exemple; ce ne sont de toutes parts que séances et matinées de musique instrumentale, de musique vocale, de musique de chambre; que sais-je? Quand les mots ne suffisent plus, on en invente, et du reste, au fond, les choses ne varient guère. Quelle que soit l'affiche ambitieuse qui vous leurre, vous n'échappez pas aux pianistes qui font d'ordinaire à eux seuls tous les frais de ces réunions monotones. La race des pianistes a singulièrement multiplié depuis quelques années ; ils sont si nombreux maintenant, qu'on ne les peut compter : il y en a de tendres, de passionnés, de rêveurs, de mélancoliques et de catholiques, et, chose étrange! tous ont la puissance et le génie; tous portent à leurs fronts illuminés le signe glorieux et fatal. On dirait qu'il en est de la tribu des pianistes comme de la race juive, et que le ciel répand sur elle à tout instant des dons sublimes qui, dispensés autrement, suffiraient pour alimenter durant trois siècles la poésie et les autres arts. Dès qu'il s'agit du piano, le talent n'est plus de mise; il faut absolument parler de génie : le génie a si bon air lorsqu'il provoque avec ses doigts de flamme la sonorité du clavier ! Et cependant, au fond de tout cela, combien de tristes imitateurs, combien de médiocrités sonnantes pour deux maîtres vraiment reconnus, Thalberg et Listz! je ne dis par Chopin, fantôme vaporeux que l'imitation ne peut saisir. Au-dessus de ce petit monde règne la société des concerts. La symphonie en ''ut'' mineur, la symphonie en ''la'', les ouvertures d’''Oberon'', de ''Freychütz'', d’''Euryanthe'', de ''Coriolan'' et de ''Fidelio'', que dire d'un pareil répertoire? Nous avons eu tant de fois l'occasion de saluer ces chefs-d'œuvre, que nous ne saurions en parler sans retomber dans les mêmes formules d'admiration et d'enthousiasme. Il y a des beautés si incontestables, si radieuses, si sincères, qu'elles se proclament d'elles-mêmes. Que penserait-on d'un homme qui, dans son culte religieux pour les merveilles de la nature, se croirait obligé d'écrire de belles pages à la louange du soleil chaque fois qu'il se lève? L'orchestre du Conservatoire a exécuté au premier concert un fragment du troisième quatuor de Beethoven avec cette verve précise, cet entraînement plein d'exactitude qu'on ne trouve que là. Cette manière de multiplier les parties et d'exécuter en symphonie la plupart des quatuors de Beethoven a fait grand bruit en Allemagne, et tient en émoi les plus illustres dilettanti de Vienne. Les uns prétendent que la musique des quatuors ne peut que gagner beaucoup à cette innovation; les autres soutiennent qu'elle y perd; il y a même à ce sujet un pari de vingt mille florins, dont le baron de P. a confié la solution à la sagesse d'un grand maître en ce moment à Paris. Nous ne savons à laquelle de ces deux opinions le célèbre musicien donnera gain de cause; cependant il nous semble qu'en pareil cas on pourrait répondre à la fois oui et non : oui, dans les parties symphoniques du morceau; non, dans les parties concertantes. En somme, nous pensons qu'on ne saurait avoir trop de respect pour le génie, et qu'il convient, autant que possible, de produire ses œuvres dans la forme qu'il s'est plu à leur donner. Quand Beethoven composait un quatuor, ce n'était pas une symphonie qu'il prétendait faire, et ni l'exécution prodigieuse de la société des concerts, ni l'exemple de la sonate en ut mineur de Mozart, convertie en symphonie aux applaudissemens de toute l'Allemagne, ne nous sembleraient des raisons suffisantes en un tel débat.
 
On s'entretient beaucoup dans le monde, cet hiver, de Mlle Pauline Garcia; on la recherche partout, on l'applaudit, on la fête comme un souvenir de la Malibran, dont elle a par momens l'inspiration généreuse et la flamme sacrée. La voix de Pauline est tout simplement cet admirable mélange du contralto et du soprano qui se transmet par héritage dans la famille des Garcia. Cependant, jusqu'ici, le contralto domine, les notes graves sortent pleines, vibrantes, bien nourries, tandis qu'on sent dans le haut comme une légère incertitude qui vient sans doute de l'extrême jeunesse de la cantatrice. Sa voix de soprano n'a encore ni toute sa portée ni tout son timbre; elle hésite, elle ploie; on dirait un jeune faon qui vient de naître et dont les jambes tressaillent et fléchissent. Plus tard, quand il aura brouté les feuilles des arbres et bu l'eau claire de la fontaine, les forces lui viendront, et le jeune faon bondira d'un pied sûr à travers les joyeuses campagnes, et franchira, sans que rien l'arrête désormais, les fossés et les taillis. Ainsi de Pauline Garcia il faut que cette voix adolescente se fortifie dans l'étude et le repos. Malheureusement le succès l'a prise sur ses ailes, et Dieu sait où il la conduit. On lui répète tant chaque jour qu'elle a du génie, et qu'il lui suffira de monter sur la scène pour prendre aussitôt la place de la Malibran, que je crains bien que la tête ne lui tourne. Par exemple, on a peine à voir cette voix puissante, faite pour se former à la grande école de Crescentini et de Garcia, se dépenser en chansons de ''contrabandista'' et en tyroliennes. Cela est charmant et merveilleux, je l'avoue; on se pâme d'aise aux inspirations de Mlle Puget et de M. de Beauplan, bien autrement, ma foi, que s'il s'agissait de Mozart ou de Cimarosa; et puis Pauline dit ces petits airs avec tant de charme, et puis elle a pour elle l'exemple de sa sœur ! Oui , mais lorsque la Malibran s'abandonnait à ces caprices, sa renommée et sa gloire étaient déjà fondées; elle avait joué Desdemona, Arsace, Romeo, Rosina, Ninetta, tous ses rôles enfin; elle avait fait ses preuves dans la grande musique. Aussi on l'applaudissait sans arrière-pensée, et ses amis la laissaient se délasser par là des fatigues énervantes de l'inspiration. Mais, ici, peut-on dire qu'il en soit de même? Pauline Garcia n'a révélé encore que des dispositions magnifiques, à la vérité, mais que nul grand rôle créé ne consacre encore parmi nous. C'est l'heure de rassembler toutes ses forces, et elle semble prendre plaisir à les éparpiller : sa voix naissante, encore frêle en certains endroits, ne peut que contracter de fâcheuses habitudes dans la pratique de ce genre mesquin. Chanter en quatre langues dans la même soirée, est un luxe qui témoigne d'une aptitude merveilleuse, mais dont la musique tient moins de compte que d'une scène de Paisiello ou de Mozart, dite dans le style et l'expression des maîtres. Après tout, il n'y a pour le chant qu'une langue, l'italien.
 
On peut dire que la Malibran revit parmi nous; de tous côtés les souvenirs de ce génie harmonieux se réveillent. Avant que Pauline Garcia ne nous eût rendu quelque chose de l'inspiration ardente de sa sœur, Mme la comtesse Merlin avait écrit sur la sublime cantatrice un livre plein de mélancolie et d'intérêt, semé çà et là d'aimables digressions musicales et de fort ingénieuses critiques. Nous n'aimons pas ces lettres que Mme Merlin a cru devoir ajouter comme appendice. Cet en-train familier, ce ton de mauvaise plaisanterie, que nul trait d'esprit ne rachète, ne conviennent ni à l'élégance du livre, ni à l'idéal qu'on se fait de l'héroïne. Il n'est pas permis à Sémiramide ou à Desdemona d'écrire de pareilles fariboles. Nous conseillons vivement à Mme la comtesse Merlin de retrancher ces pages à une nouvelle édition. Pour revenir sur le sentiment critique de ce livre, nous citerons çà et là d'excellentes appréciations de la Pasta, de la Pisaroni, de Garcia et de tous les chanteurs de la grande école italienne. Personne plus que Mme Merlin ne semblait être appelé à ce genre de travaux. Cantatrice du premier ordre elle même, sa voix doit confier nécessairement à sa plume bien des mystères qu'on ignore. On rencontre en outre dans ce livre certaines petites remarques qui, pour ne point toucher aux plus hautes questions de l'art, ne sont pas sans attrait ni sans charme ; celle-ci, par exemple : « Maria donna ''Otello'' pour son bénéfice le 30 mars. L'enthousiasme fut à son comble. Pour la première fois, les couronnes et les bouquets apparurent sur la scène italienne à Paris. Maria eut les prémices de ce doux hommage qui va si bien aux femmes, et qui pénètre si loin dans leur cœur. D'une nature nerveuse et romanesque, elle aimait les fleurs avec passion; et lorsque, tuée par son amant, elle gisait morte sur la scène, qu'Otello, dans sa douleur furibonde, s'apprêtait à se donner la mort et à tomber à son tour, elle lui répétait tout bas : Prenez garde à mes fleurs, prenez garde à mes fleurs! , Autre part Mme Merlin nous dit à quelle représentation fut introduite à Favart cette mode, aujourd'hui en vigueur, de tailler en pièces les partitions des maîtres, et de composer le spectacle avec deux actes séparés d'opéras divers. On le voit, ce sont là des annales qui ne peuvent être tenues que par une femme de goût et d'esprit, qui a sa loge aux Italiens.
 
Nous ne parlerions pas ici d'un livre qui se publie à la gloire de M. Berlioz, si l'écrivain obscur qui en a rédigé les pages ne semblait avoir pris à tâche de poursuivre de sa colère ébouriffée tous les malheureux qui osent sourire quand on leur parle du génie de l'auteur de la ''Symphonie fantastique''. Personne ne trouve grace devant le sectaire furibond. L'administration de l'Opéra, Duprez, la critique, le public, il pulvérise tout au nom de je ne sais quelle scholastique de dupes dont il fait parade. Peu s'en faut qu'il ne maltraite fort les cieux pour n'avoir point lancé la foudre sur cette salle où l'on sifflait son idole. Vraiment on aurait grand tort de s'appesantir sur de semblables boutades; le public en fait justice en ne les lisant pas; aussi nous nous abstenons d'en dire davantage, et renvoyons le lecteur au livre si charmant de Mme Merlin, à ces vives sensations de la musique italienne qu'on aime à retrouver jusque dans l'écho des souvenirs.
 
Il paraît en ce moment une édition nouvelle des œuvres de Schubert. Grace à M. Emile Deschamps, le chantre mélodieux du ''Roi des Aulnes'', de ''la Marguerite au rouet'', de ''la Belle Meunière'', va dépouiller enfin les ridicules oripeaux dont les ''poètes lyriques'' l'avaient affublé. Il est impossible, en effet, de rien imaginer de plus surprenant que les inventions auxquelles la musique de Schubert avait donné lieu. Jamais la poésie à l'usage des marchands de musique n'avait été si loin. Et certes, on peut dire au moins que c'était bien s'y prendre : traduire Schubert en pareilles rimes ! Schubert qui n'a jamais composé sa musique que sur des inspirations de Goethe, de Schiller, de Schlegel, de Rückert, de Wilhelm Müller, ce qui, soit dit en passant, répond suffisamment à ceux qui prétendent que la belle poésie ne saurait s'allier à la belle musique. Le poète ''primitif'' s'était contenté de ''mettre des paroles sous la musique'', sans avoir égard le moins du monde au texte allemand, au sentiment dont Schubert avait pu s'inspirer. Il taillait à sa fantaisie, émondait les arbres à son gré dans cette forêt de mélodies. Ainsi, il sépare l'un de l'autre les fragmens indivisibles qui forment le cycle de ''la Belle Meunière, den Cyclus der Schonen Müllerinn'', et leur donne à chacun un nom qu'il invente.
 
Il appartenait au traducteur ingénieux de ''Romeo'' et de ''Macbeth'', de ''la Cloche'' et de ''la Fiancée de Corinthe'', de venger l'œuvre de Schubert de profanations semblables. Nous ne prétendons pas dire ici que nous approuvions tout ce qui sortira de la plume de M. Émile Deschamps. M. Deschamps sait aussi bien que nous que rien n'est plus capricieux qu'une traduction, et surtout qu'une traduction de quinze vers qui font un poème, comme cela se rencontre dans ''le Roi des Aulnes'' de Goethe; cela vient la plupart du temps d'un seul jet, bien ou mal, à l'étoile du moment, ''zu dem Stern der Stunde'', comme dit Wagner. Mais ce qu'on peut sans crainte affirmer d'avance, c'est que le travail de M. Émile Deschamps ne cessera jamais d'être digne de Schubert. La première livraison contient ''la Marguerite au rouet, le Roi des Aulnes, la Rose, l'Ave Maria, la Poste, la Sérénade''. Pour ce qui est de la traduction, s'il nous fallait choisir entre les six morceaux, nous n'hésiterions pas à nous décider pour ''la Religieuse, la Poste'' et l’''Ave Maria; le Roi des Aulnes'' nous semble manquer de rêverie et de grandeur; on y cherche en vain cette précision dans le vague que Goethe a seul entre tous les grands poètes allemands. Quant à la ''Marguerite au rouet'', il faudra toujours se contenter d'imitations plus ou moins heureuses de cet adorable chef-d'œuvre. Où trouver en effet cette grace exquise, cet abandon si frais, cette première mélancolie de l'amour, dans une forme si parfaite, si admirablement combinée que la pensée n'y semble pas à l'étroit en un vers de quatre pieds? Cependant nous croyons qu'on pourrait mieux réussir en ce travail que M. Émile Deschamps ne l'a fait. Par exemple, ces deux vers :
 
::De mon cœur a fui la paix ;
::Elle n'y reviendra jamais,
 
n'ont rien de l'expression allemande, si élégiaque, si pure, si doucement mélancolique. Et plus loin, comment reconnaître dans ce vague couplet :
 
::Son parler qui semble
::Vous caresser;
::Sa main qui tremble,
::Et son baiser!
 
l'incomparable précision de cette strophe dont chaque mot porte :
 
::Seiner Rede
::Zauberfluss
::Sein Handedrück
::Und ach sein Kuss.
 
Où donc retrouver ''le flot enchanteur de sa parole, l'étreinte de sa main''? Ce sont là, je l'avoue, des querelles de mots; mais au moins, en pareil cas, on peut les faire sans scrupule, car chez Goethe chaque mot a sa raison d'être et sa propre valeur ; le moindre petit diamant tient sa place dans l'écrin merveilleux de cette poésie.
 
Dernièrement on parlait, dans cette ''Revue'', d'un idéal d'édition pour André Chénier. S'il m'était permis de m'abandonner à cette rêverie charmante de M. Sainte-Beuve, je proposerais la même chose pour Schubert. Et d'abord tous les poètes prendraient part à cette édition, chacun choisissant, dans les richesses amassées par Schubert, le fragment poétique vers lequel il se sentirait entraîné par ses naturelles sympathies. Je n'aurais garde en outre d'omettre, comme on l'a fait jusqu'ici, le nom des Allemands. Goethe, Rückert, Wilhelm Müller, figureraient entre le musicien et le traducteur, sur chaque titre de cette collection, dont je confierais les dessins à Ziegler, à Delacroix, à Louis Boulanger, à tous les peintres qui savent encore s'inspirer du sentiment vrai de la poésie et de la musique. De la sorte, on aurait, je crois, une édition définitive, et bien faite pour initier la France à l'expression multiple des ''lieder'' de Schubert. Je ne parle pas de l'interprète qu'il faudrait choisir; car, depuis que Nourrit l'a chantée, l'idéal est atteint pour cette musique.
 
 
====Chronique de la quinzaine====
 
Ce matin, dès l'aube du jour, on distribuait gratuitement dans Paris, un écrit de M. Thiers adressé aux électeurs d'Aix. Il y a quelques jours, M. Guizot et M. Duvergier avaient fait distribuer, également à profusion, deux lettres à leurs commettans, véritables manifestes qui sont moins des plaidoyers en faveur de ceux qui les écrivent et de leur conduite, que des actes d'accusation contre le gouvernement. Heureusement ces accusations se réfutent les unes les autres, et le fait même de leur distribution simultanée suffira pour les neutraliser. C'est que les membres de la coalition sont, comme l'a dit si énergiquement M. Thiers dans un de ses écrits, des démentis donnés les uns aux autres, et il n'en est pas un qui ne soit la réfutation de son voisin.