« Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/VIII/03 » : différence entre les versions

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=== III. Les mines d’or ===
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{{ChapitreNav|[[Auteur:Fédor Dostoïevski|Dostoïevski]], traduit par [[Auteur:Henri Mongault|H. Mongault]]|[[Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)|Les Frères Karamazov]], 1923|Livre VIII : Mitia|[[../02|Chap. II]]| |[[../04|Chap. IV]]}}
 
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C’était précisément la visite dont Grouchegnka avait parlé avec tant d’effroi à Rakitine. Elle attendait alors un courrier et se réjouissait de l’absence de Mitia, espérant qu’il ne viendrait peut-être pas avant son départ, quand soudain il avait paru. On sait le reste ; pour le dépister, elle s’était fait accompagner par lui chez Kouzma Samsonov, où soi-disant elle devait faire les comptes ; en prenant congé de Mitia, elle lui fit promettre de venir la chercher à minuit. Il était satisfait de cet arrangement : « Elle reste chez Kouzma, donc elle n’ira pas chez Fiodor Pavlovitch… Pourvu qu’elle ne mente pas », ajouta-t-il aussitôt. Il la croyait sincère. Sa jalousie consistait à imaginer, loin de la femme aimée, toutes sortes de « trahisons » ; il revenait auprès d’elle, bouleversé, persuadé de son malheur, mais au premier regard jeté sur ce doux visage, une révolution s’opérait en lui, il oubliait ses soupçons et avait honte d’être jaloux. Il se hâta de rentrer chez lui, il avait encore tant à faire ! Du moins, il avait le cœur plus léger. » Il faut maintenant m’informer auprès de Smerdiakov s’il n’est rien arrivé hier soir, si elle n’est pas venue chez Fiodor Pavlovitch. Ah !… » De sorte qu’avant même d’être à la maison, la jalousie s’insinuait de nouveau dans son cœur inquiet.
 
La jalousie ! » Othello n’est pas jaloux, il est confiant », a dit Pouchkine116Pouchkine. Cette observation atteste la profondeur de notre grand poète. Othello est bouleversé parce qu’il a perdu son idéal. Mais il n’ira pas se cacher, espionner, écouter aux portes : il est confiant. Au contraire, il a fallu le mettre sur la voie, l’exciter à grand-peine pour qu’il se doute de la trahison. Tel n’est pas le vrai jaloux. On ne peut s’imaginer l’infamie et la dégradation dont un jaloux est capable de s’accommoder sans aucun remords. Et ce ne sont pas toujours des âmes viles qui agissent de la sorte. Au contraire, tout en ayant des sentiments élevés, un amour pur et dévoué, on peut se cacher sous les tables, acheter des coquins, se prêter au plus ignoble espionnage. Othello n’aurait jamais pu se résigner à une trahison — je ne dis pas pardonner, mais s’y résigner — bien qu’il eût la douceur et l’innocence d’un petit enfant. Bien différent est le vrai jaloux. On a peine à se figurer les compromis et l’indulgence dont certains sont capables. Les jaloux sont les premiers à pardonner, toutes les femmes le savent. Ils pardonneraient (après une scène terrible, bien entendu) une trahison presque flagrante, les étreintes et les baisers dont ils ont été témoins, si c’était « la dernière fois », si leur rival disparaissait, s’en allait au bout du monde, et si eux-mêmes partaient avec la bien-aimée dans un lieu où elle ne rencontrera plus l’autre. La réconciliation, naturellement, n’est que de courte durée, car en l’absence d’un rival, le jaloux en inventerait un second. Or, que vaut un tel amour, objet d’une surveillance incessante ? Mais un vrai jaloux ne le comprendra jamais. Il y a pourtant parmi eux des gens aux sentiments élevés et, chose étonnante, alors qu’ils sont aux écoutes dans un réduit, tout en comprenant la honte de leur conduite, ils n’éprouvent sur le moment aucun remords. À la vue de Grouchegnka, la jalousie de Mitia disparaissait ; il redevenait confiant et noble, se méprisait même pour ses mauvais sentiments. Cela signifiait seulement que cette femme lui inspirait un amour plus élevé qu’il ne le croyait, où il y avait autre chose que la sensualité, l’attrait charnel dont il parlait à Aliocha. Mais Grouchegnka partie, Mitia recommençait à soupçonner en elle toutes les bassesses, toutes les perfidies de la trahison, sans éprouver le moindre remords.
 
Ainsi donc, la jalousie le tourmentait derechef. En tout cas, le temps pressait. Il fallait d’abord se procurer une petite somme, les neuf roubles de la veille ayant passé presque entiers au déplacement, et chacun sait que sans argent, on ne va pas loin. Il y avait songé dans la télègue qui le ramenait, en même temps qu’au nouveau plan. Il possédait deux excellents pistolets qu’il n’avait pas encore engagés, y tenant par-dessus tout. Au cabaret « À la Capitale », il avait fait la connaissance d’un jeune fonctionnaire et appris que, célibataire et fort à son aise, celui-ci avait la passion des armes. Il achetait pistolets, revolvers, poignards, dont il faisait des panoplies qu’il montrait avec vanité, habile à expliquer le système d’un revolver, la manière de le charger, de tirer, etc. Sans hésiter, Mitia alla lui offrir ses pistolets en gage pour dix roubles. Le fonctionnaire enchanté voulait absolument les acheter, mais Mitia n’y consentit pas ; l’autre lui donna dix roubles, déclarant qu’il ne prendrait pas d’intérêts. Ils se quittèrent bons amis. Mitia se hâtait ; il se rendit à son pavillon, derrière la maison de Fiodor Pavlovitch, pour appeler Smerdiakov. Mais de cette façon, on constata de nouveau que, trois ou quatre heures avant un certain événement dont il sera question, Mitia était sans le sou et avait engagé un objet auquel il tenait, tandis que trois heures plus tard, il se trouvait en possession de milliers de roubles… Mais n’anticipons pas. Chez Marie Kondratievna, la voisine de Fiodor Pavlovitch, il apprit avec consternation la maladie de Smerdiakov. Il écouta le récit de la chute dans la cave, la crise qui suivit, l’arrivée du médecin, la sollicitude de Fiodor Pavlovitch ; on l’informa aussi du départ de son frère Ivan pour Moscou, le matin même. » Il a dû passer avant moi par Volovia », songea-t-il, mais Smerdiakov l’inquiétait fort. » Que faire maintenant, qui veillera pour me renseigner ? » Il questionna avidement ces femmes, pour savoir si elles n’avaient rien remarqué la veille. Celles-ci comprirent fort bien ce qu’il entendait et le rassurèrent : « Tout s’était passé normalement. » Mitia réfléchit. Assurément, il fallait veiller aussi aujourd’hui, mais où : ici ou à la porte de Samsonov ? Il décida que ce serait aux deux endroits, à son gré, et en attendant… il y avait ce nouveau « plan », sûr, conçu en route et dont il était impossible de différer l’exécution. Mitia résolut d’y consacrer une heure. » En une heure, je saurai tout, et alors j’irai d’abord chez Samsonov m’informer si Grouchegnka y est, puis je reviendrai ici jusqu’à onze heures, et je retournerai là-bas pour la reconduire. »
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— D’après ma démarche, madame ?
 
— Pourquoi pas ? Comment, vous niez qu’on puisse connaître le caractère d’après la démarche, Dmitri Fiodorovitch ? Les sciences naturelles confirment le fait. Oh ! je suis réaliste. Dès aujourd’hui, après cette histoire au monastère qui m’a tant affectée, je suis devenue tout à fait réaliste et veux me livrer à une activité pratique. Je suis guérie du mysticisme. Assez117Assez, comme dit Tourguéniev.
 
— Mais madame, ces trois mille roubles que vous m’avez promis si généreusement…
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— Madame, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela… fit Dmitri Fiodorovitch en joignant les mains d’un air suppliant.
 
— Mais si, Dmitri Fiodorovitch, c’est précisément cela qu’il vous faut, ce dont vous êtes altéré sans le savoir. Je m’intéresse fort au féminisme. Le développement de la femme et même son rôle politique dans l’avenir le plus rapproché, voilà mon idéal. J’ai une fille, Dmitri Fiodorovitch, on l’oublie souvent. J’ai écrit là-dessus à Chtchédrine. Cet écrivain m’a ouvert de tels horizons sur la mission de la femme que je lui ai adressé l’année dernière ces deux lignes : « Je vous presse contre mon cœur et vous embrasse au nom de la femme moderne, continuez. » Et j’ai signé : « Une mère. » J’aurais voulu signer « une mère contemporaine118contemporaine », mais j’ai hésité ; en fin de compte je me suis bornée à « une mère », c’est plus beau moralement, Dmitri Fiodorovitch, et le mot de « contemporaine » aurait pu lui rappeler le Contemporain, souvenir amer vu la censure actuelle. Mon Dieu, qu’avez-vous ?
 
— Madame, dit Mitia debout, les mains jointes, vous allez me faire pleurer, si vous remettez encore ce que si généreusement…
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« Seigneur, il veut tuer quelqu’un ! » gémit Fénia.
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