Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/VIII/03


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 392-401).

III

Les mines d’or

C’était précisément la visite dont Grouchegnka avait parlé avec tant d’effroi à Rakitine. Elle attendait alors un courrier et se réjouissait de l’absence de Mitia, espérant qu’il ne viendrait peut-être pas avant son départ, quand soudain il avait paru. On sait le reste ; pour le dépister, elle s’était fait accompagner par lui chez Kouzma Samsonov, où soi-disant elle devait faire les comptes ; en prenant congé de Mitia, elle lui fit promettre de venir la chercher à minuit. Il était satisfait de cet arrangement : « Elle reste chez Kouzma, donc elle n’ira pas chez Fiodor Pavlovitch… Pourvu qu’elle ne mente pas », ajouta-t-il aussitôt. Il la croyait sincère. Sa jalousie consistait à imaginer, loin de la femme aimée, toutes sortes de « trahisons » ; il revenait auprès d’elle, bouleversé, persuadé de son malheur, mais au premier regard jeté sur ce doux visage, une révolution s’opérait en lui, il oubliait ses soupçons et avait honte d’être jaloux. Il se hâta de rentrer chez lui, il avait encore tant à faire ! Du moins, il avait le cœur plus léger. « Il faut maintenant m’informer auprès de Smerdiakov s’il n’est rien arrivé hier soir, si elle n’est pas venue chez Fiodor Pavlovitch. Ah !… » De sorte qu’avant même d’être à la maison, la jalousie s’insinuait de nouveau dans son cœur inquiet.

La jalousie ! « Othello n’est pas jaloux, il est confiant », a dit Pouchkine[1]. Cette observation atteste la profondeur de notre grand poète. Othello est bouleversé parce qu’il a perdu son idéal. Mais il n’ira pas se cacher, espionner, écouter aux portes : il est confiant. Au contraire, il a fallu le mettre sur la voie, l’exciter à grand-peine pour qu’il se doute de la trahison. Tel n’est pas le vrai jaloux. On ne peut s’imaginer l’infamie et la dégradation dont un jaloux est capable de s’accommoder sans aucun remords. Et ce ne sont pas toujours des âmes viles qui agissent de la sorte. Au contraire, tout en ayant des sentiments élevés, un amour pur et dévoué, on peut se cacher sous les tables, acheter des coquins, se prêter au plus ignoble espionnage. Othello n’aurait jamais pu se résigner à une trahison — je ne dis pas pardonner, mais s’y résigner — bien qu’il eût la douceur et l’innocence d’un petit enfant. Bien différent est le vrai jaloux. On a peine à se figurer les compromis et l’indulgence dont certains sont capables. Les jaloux sont les premiers à pardonner, toutes les femmes le savent. Ils pardonneraient (après une scène terrible, bien entendu) une trahison presque flagrante, les étreintes et les baisers dont ils ont été témoins, si c’était « la dernière fois », si leur rival disparaissait, s’en allait au bout du monde, et si eux-mêmes partaient avec la bien-aimée dans un lieu où elle ne rencontrera plus l’autre. La réconciliation, naturellement, n’est que de courte durée, car en l’absence d’un rival, le jaloux en inventerait un second. Or, que vaut un tel amour, objet d’une surveillance incessante ? Mais un vrai jaloux ne le comprendra jamais. Il y a pourtant parmi eux des gens aux sentiments élevés et, chose étonnante, alors qu’ils sont aux écoutes dans un réduit, tout en comprenant la honte de leur conduite, ils n’éprouvent sur le moment aucun remords. À la vue de Grouchegnka, la jalousie de Mitia disparaissait ; il redevenait confiant et noble, se méprisait même pour ses mauvais sentiments. Cela signifiait seulement que cette femme lui inspirait un amour plus élevé qu’il ne le croyait, où il y avait autre chose que la sensualité, l’attrait charnel dont il parlait à Aliocha. Mais Grouchegnka partie, Mitia recommençait à soupçonner en elle toutes les bassesses, toutes les perfidies de la trahison, sans éprouver le moindre remords.

Ainsi donc, la jalousie le tourmentait derechef. En tout cas, le temps pressait. Il fallait d’abord se procurer une petite somme, les neuf roubles de la veille ayant passé presque entiers au déplacement, et chacun sait que sans argent, on ne va pas loin. Il y avait songé dans la télègue qui le ramenait, en même temps qu’au nouveau plan. Il possédait deux excellents pistolets qu’il n’avait pas encore engagés, y tenant par-dessus tout. Au cabaret « À la Capitale », il avait fait la connaissance d’un jeune fonctionnaire et appris que, célibataire et fort à son aise, celui-ci avait la passion des armes. Il achetait pistolets, revolvers, poignards, dont il faisait des panoplies qu’il montrait avec vanité, habile à expliquer le système d’un revolver, la manière de le charger, de tirer, etc. Sans hésiter, Mitia alla lui offrir ses pistolets en gage pour dix roubles. Le fonctionnaire enchanté voulait absolument les acheter, mais Mitia n’y consentit pas ; l’autre lui donna dix roubles, déclarant qu’il ne prendrait pas d’intérêts. Ils se quittèrent bons amis. Mitia se hâtait ; il se rendit à son pavillon, derrière la maison de Fiodor Pavlovitch, pour appeler Smerdiakov. Mais de cette façon, on constata de nouveau que, trois ou quatre heures avant un certain événement dont il sera question, Mitia était sans le sou et avait engagé un objet auquel il tenait, tandis que trois heures plus tard, il se trouvait en possession de milliers de roubles… Mais n’anticipons pas. Chez Marie Kondratievna, la voisine de Fiodor Pavlovitch, il apprit avec consternation la maladie de Smerdiakov. Il écouta le récit de la chute dans la cave, la crise qui suivit, l’arrivée du médecin, la sollicitude de Fiodor Pavlovitch ; on l’informa aussi du départ de son frère Ivan pour Moscou, le matin même. « Il a dû passer avant moi par Volovia », songea-t-il, mais Smerdiakov l’inquiétait fort. « Que faire maintenant, qui veillera pour me renseigner ? » Il questionna avidement ces femmes, pour savoir si elles n’avaient rien remarqué la veille. Celles-ci comprirent fort bien ce qu’il entendait et le rassurèrent : « Tout s’était passé normalement. » Mitia réfléchit. Assurément, il fallait veiller aussi aujourd’hui, mais où : ici ou à la porte de Samsonov ? Il décida que ce serait aux deux endroits, à son gré, et en attendant… il y avait ce nouveau « plan », sûr, conçu en route et dont il était impossible de différer l’exécution. Mitia résolut d’y consacrer une heure. « En une heure, je saurai tout, et alors j’irai d’abord chez Samsonov m’informer si Grouchegnka y est, puis je reviendrai ici jusqu’à onze heures, et je retournerai là-bas pour la reconduire. »

Il courut chez lui et après avoir fait sa toilette se rendit chez Mme Khokhlakov. Hélas ! tel était son fameux « plan ». Il avait résolu d’emprunter trois mille roubles à cette dame, persuadé qu’elle ne les lui refuserait pas. On s’étonnera peut-être que, dans ce cas, il ne se soit pas d’abord adressé à quelqu’un de son monde, au lieu d’aller trouver Samsonov dont le tour d’esprit lui était étranger, et avec qui il ne savait pas s’exprimer. Mais c’est que depuis un mois, il avait presque rompu avec elle ; il la connaissait peu d’ailleurs et savait qu’elle ne pouvait pas le souffrir, car il était le fiancé de Catherine Ivanovna. Elle aurait voulu que la jeune fille le quittât pour épouser « le cher Ivan Fiodorovitch, si instruit, qui avait de si belles manières ». Celles de Mitia lui déplaisaient fort. Il se moquait d’elle et avait dit une fois que « cette dame était aussi vive et désinvolte que peu instruite ». Mais le matin, en télègue, il avait eu comme un trait de lumière : « Si elle s’oppose à mon mariage avec Catherine Ivanovna (et il la savait irréconciliable), pourquoi me refuserait-elle maintenant ces trois mille roubles qui me permettraient d’abandonner Katia et de partir définitivement ? Quand ces grandes dames comblées ont un caprice en tête, elles n’épargnent rien pour arriver à leurs fins. Elle est d’ailleurs si riche ! » Quant au plan, il était le même que précédemment, c’est-à-dire l’abandon de ses droits sur Tchermachnia, non à des fins commerciales comme pour Samsonov, ni sans vouloir tenter cette dame, comme le marchand, par la possibilité d’une bonne affaire, d’un gain de quelques milliers de roubles, mais simplement en garantie de sa dette. En développant cette nouvelle idée, Mitia s’enthousiasmait, comme il arrivait toujours lors de ses entreprises et de ses nouvelles décisions. Tout nouveau projet le passionnait. Néanmoins, en arrivant au perron, il éprouva un frisson subit ; à cet instant, il comprit avec une précision mathématique que c’était là son dernier espoir, qu’en cas d’échec, il n’aurait plus qu’à « égorger quelqu’un pour le dévaliser »… Il était sept heures et demie quand il sonna.

D’abord, tout marcha à souhait, il fut reçu sur-le-champ. « On dirait qu’elle m’attend », songea Mitia. Sitôt introduit au salon, la maîtresse du logis parut et lui déclara qu’elle l’attendait.

« Je ne pouvais supposer que vous viendriez, convenez-en ; et cependant je vous attendais. Admirez mon instinct, Dmitri Fiodorovitch ; je comptais sur votre visite aujourd’hui.

— C’est vraiment bizarre, madame, dit Mitia en s’asseyant gauchement, mais je suis venu pour une affaire très importante… oui, de la plus haute importance en ce qui me concerne au moins… et je m’empresse…

— Je sais, Dmitri Fiodorovitch, il ne s’agit plus de pressentiments, de penchant rétrograde pour les miracles (avez-vous entendu parler du starets Zosime ? ), c’était fatal, vous deviez venir après tout ce qui s’est passé avec Catherine Ivanovna.

— C’est du réalisme, cela, madame… Mais permettez-moi de vous expliquer…

— Précisément, du réalisme, Dmitri Fiodorovitch. Il n’y a que ça qui compte à mes yeux, je suis revenue des miracles. Vous avez appris la mort du starets Zosime ?

— Non, madame, je n’en savais rien », répondit Mitia un peu surpris. Le souvenir d’Aliocha lui revint.

« Il est mort cette nuit même, et imaginez-vous…

— Madame, interrompit Mitia, je m’imagine seulement que je suis dans une situation désespérée, et que si vous ne me venez pas en aide, tout s’écroulera, moi le premier. Pardonnez-moi la vulgarité de l’expression, la fièvre me brûle.

— Oui, je sais que vous avez la fièvre, il ne peut en être autrement ; quoi que vous disiez, je le sais d’avance. Il y a longtemps que je m’occupe de votre destinée, Dmitri Fiodorovitch, je la suis, je l’étudie. Je suis un médecin expérimenté, croyez-le.

— Je n’en doute pas, madame, en revanche, je suis, moi, un malade expérimenté, répliqua Mitia en s’efforçant d’être aimable, et j’ai le pressentiment que si vous suivez avec un tel intérêt ma destinée, vous ne me laisserez pas succomber. Mais permettez-moi enfin de vous exposer le plan qui m’amène… et ce que j’attends de vous… Je suis venu, madame…

— À quoi bon ces explications, ça n’a pas d’importance. Vous n’êtes pas le premier à qui je serai venue en aide, Dmitri Fiodorovitch. Vous avez dû entendre parler de ma cousine Belmessov, son mari était perdu. Eh bien, je lui ai conseillé l’élevage des chevaux, et maintenant il prospère. Vous connaissez-vous en élevage, Dmitri Fiodorovitch ?

— Pas du tout, madame, pas du tout ! s’écria Mitia qui se leva dans son impatience. Je vous supplie, madame, de m’écouter ; laissez-moi parler deux minutes seulement pour vous expliquer mon projet. De plus, je suis très pressé !… cria Mitia avec exaltation, comprenant que la brave dame allait encore parler et dans l’espoir de crier plus fort qu’elle… Je suis désespéré, je suis venu vous emprunter trois mille roubles contre un gage sûr, offrant pleine garantie ! Laissezmoi seulement vous dire…

— Après, après ! fit Mme Khokhlakov en agitant la main. Je sais déjà tout ce que vous voulez me dire. Vous me demandez trois mille roubles, je vous donnerai bien davantage, je vous sauverai, Dmitri Fiodorovitch, mais il faut m’obéir. »

Mitia sursauta.

« Auriez-vous cette bonté, madame ! s’écria-t-il d’un ton pénétré. Seigneur ! vous sauvez un homme de la mort, du suicide… Mon éternelle reconnaissance…

— Je vous donnerai infiniment plus de trois mille roubles ! répéta Mme Khokhlakov, qui contemplait, souriante, l’enthousiasme de Mitia.

— Mais il ne m’en faut pas tant ! J’ai besoin seulement de cette fatale somme, trois mille roubles ; je vous offre une garantie et vous remercie. Mon plan…

— Assez, Dmitri Fiodorovitch, c’est dit, c’est fait, trancha Mme Khokhlakov, avec la modestie triomphante d’une bienfaitrice. J’ai promis de vous sauver et je vous sauverai, comme Belmessov. Que pensez-vous des mines d’or ?

— Les mines d’or, madame ! Je n’y ai jamais pensé !

— Mais moi, j’y pense pour vous. Voilà un mois que je vous observe. Quand vous passez, je me dis toujours : voilà un homme énergique, dont la place est aux mines. J’ai même étudié votre démarche et je suis persuadée que vous découvrirez des filons.

— D’après ma démarche, madame ?

— Pourquoi pas ? Comment, vous niez qu’on puisse connaître le caractère d’après la démarche, Dmitri Fiodorovitch ? Les sciences naturelles confirment le fait. Oh ! je suis réaliste. Dès aujourd’hui, après cette histoire au monastère qui m’a tant affectée, je suis devenue tout à fait réaliste et veux me livrer à une activité pratique. Je suis guérie du mysticisme. Assez[2], comme dit Tourguéniev.

— Mais madame, ces trois mille roubles que vous m’avez promis si généreusement…

— Ils ne vous échapperont pas, c’est comme si vous les aviez dans votre poche. Et non pas trois mille, mais trois millions, à bref délai. Voilà mon idée : vous découvrirez des mines, vous gagnerez des millions, à votre retour, vous serez devenu un homme d’action capable de nous guider vers le bien. Faut-il donc tout abandonner aux Juifs ? Vous construirez des édifices, vous fonderez diverses entreprises, vous secourrez les pauvres et ils vous béniront. Nous sommes au siècle des voies ferrées. Vous serez connu et remarqué au ministère des Finances, dont la détresse est, vous le savez, immense. La chute de notre monnaie fiduciaire m’empêche de dormir, Dmitri Fiodorovitch ; on me connaît mal sous ce rapport.

— Madame, madame, interrompit de nouveau Dmitri inquiet, je suivrai très probablement votre sage conseil… J’irai peut-être là-bas… dans ces mines… je reviendrai en causer avec vous ; mais maintenant, ces trois mille roubles que vous m’avez si généreusement offerts, ils me libéreraient, et si possible aujourd’hui… Je n’ai pas une heure à perdre.

— Écoutez, Dmitri Fiodorovitch, en voilà assez ! Une question : partez-vous pour les mines d’or, oui ou non ? Répondez-moi catégoriquement.

— J’irai, madame, ensuite… J’irai où vous voudrez… mais maintenant…

— Attendez donc ! »

Elle se dirigea vivement vers un magnifique bureau et fouilla dans les tiroirs avec précipitation.

« Les trois mille roubles ! pensa Mitia crispé par l’attente, et cela tout de suite, sans papier, sans formalités… Quelle grandeur d’âme ! L’excellente femme ! Si seulement elle parlait moins… »

« Voilà, s’écria-t-elle rayonnante en revenant vers Mitia, voilà ce que je cherchais. »

C’était une petite icône en argent, avec un cordon, comme on en porte parfois sous le linge.

« Elle vient de Kiev, Dmitri Fiodorovitch, dit Mme Khokhlakov avec respect ; elle a touché les reliques de sainte Barbe, la mégalomartyre. Permettez-moi de vous passer moi-même cette petite icône autour du cou et de vous bénir à la veille d’une vie nouvelle. »

Et la lui ayant passée autour du cou, elle se mit en devoir de l’ajuster. Mitia, très gêné, s’inclina et lui vint en aide. Enfin, l’icône fut placée comme il fallait.

« Maintenant, vous pouvez partir, dit-elle en se rasseyant triomphante.

— Madame, je suis touché… et ne sais comment vous remercier… de votre sollicitude ; mais… si vous saviez comme je suis pressé. Cette somme que j’attends de votre générosité… Oh ! madame, puisque vous êtes si bonne, si généreuse — et Mitia eut une inspiration — permettez-moi de vous révéler… ce que, d’ailleurs, vous savez déjà… j’aime une personne. J’ai trahi Katia, Catherine Ivanovna, veux-je dire… Oh ! j’ai été inhumain, malhonnête, mais j’en aimais une autre… une femme que vous méprisez peut-être, car vous êtes au courant, mais que je ne puis abandonner, aussi ces trois mille roubles…

— Abandonnez tout, Dmitri Fiodorovitch, interrompit d’un ton tranchant Mme Khokhlakov. Surtout les femmes. Votre but, ce sont les mines. Inutile d’y mener des femmes. Plus tard, quand vous reviendrez riche et célèbre, vous trouverez une amie de cœur dans la plus haute société. Ce sera une jeune fille moderne, savante et sans préjugés. À cette époque précisément, le féminisme se sera développé et la femme nouvelle apparaîtra…

— Madame, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela… fit Dmitri Fiodorovitch en joignant les mains d’un air suppliant.

— Mais si, Dmitri Fiodorovitch, c’est précisément cela qu’il vous faut, ce dont vous êtes altéré sans le savoir. Je m’intéresse fort au féminisme. Le développement de la femme et même son rôle politique dans l’avenir le plus rapproché, voilà mon idéal. J’ai une fille, Dmitri Fiodorovitch, on l’oublie souvent. J’ai écrit là-dessus à Chtchédrine. Cet écrivain m’a ouvert de tels horizons sur la mission de la femme que je lui ai adressé l’année dernière ces deux lignes : « Je vous presse contre mon cœur et vous embrasse au nom de la femme moderne, continuez. » Et j’ai signé : « Une mère. » J’aurais voulu signer « une mère contemporaine[3] », mais j’ai hésité ; en fin de compte je me suis bornée à « une mère », c’est plus beau moralement, Dmitri Fiodorovitch, et le mot de « contemporaine » aurait pu lui rappeler le Contemporain, souvenir amer vu la censure actuelle. Mon Dieu, qu’avez-vous ?

— Madame, dit Mitia debout, les mains jointes, vous allez me faire pleurer, si vous remettez encore ce que si généreusement…

— Pleurez, Dmitri Fiodorovitch, pleurez ! C’est très bien… dans la voie qui vous attend. Les larmes soulagent. Plus tard, une fois revenu de Sibérie, vous vous réjouirez avec moi…

— Mais permettez, hurla soudain Mitia, je vous en supplie pour la dernière fois, dites-moi si je puis recevoir de vous aujourd’hui la somme promise. Sinon, quand faudra-t-il venir la chercher ?

— Quelle somme, Dmitri Fiodorovitch ?

— Mais les trois mille roubles que vous m’avez si généreusement promis.

— Trois mille quoi… trois mille roubles ? Mais je ne les ai pas, dit-elle avec quelque surprise.

— Comment ?… Vous avez dit que c’était comme si je les avais dans ma poche…

— Oh ! non, vous m’avez mal comprise, Dmitri Fiodorovitch. Je parlais des mines. Je vous ai promis bien plus de trois mille roubles, je me souviens maintenant, mais c’étaient uniquement les mines que j’avais en vue.

— Mais l’argent ? les trois mille roubles ?

— Oh ! si vous comptiez sur de l’argent, je n’en ai pas du tout en ce moment, Dmitri Fiodorovitch. J’ai même des difficultés avec mon régisseur et je viens d’emprunter cinq cent roubles à Mioussov. Si j’en avais, d’ailleurs, je ne vous en donnerais pas. D’abord, je ne prête à personne. Qui débiteur a, guerre a. Mais à vous particulièrement, j’aurais refusé, parce que je vous aime et qu’il s’agit de vous sauver. Car il ne vous faut qu’une seule chose : les mines et les mines !

— Oh ! que le diable… hurla Mitia en donnant un violent coup de poing sur la table.

— Aïe, aïe ! » s’écria Mme Khokhlakov, effrayée, en se réfugiant à l’autre bout du salon.

Mitia cracha de dépit et sortit précipitamment. Il allait comme un fou dans les ténèbres, en se frappant la poitrine à la même place que deux jours plus tôt devant Aliocha, lors de leur dernière rencontre sur la route. Pourquoi se frappait-il juste à la même place ? Que signifiait ce geste ? Il n’avait encore révélé à personne ce secret, pas même à Aliocha, un secret qui recelait le déshonneur, et même sa perte et le suicide, car telle était sa résolution au cas où il ne trouverait pas trois mille roubles pour s’acquitter envers Catherine Ivanovna et ôter de sa poitrine, de « cette place », le déshonneur qu’il portait et qui torturait sa conscience. Tout cela s’éclaircira par la suite. Après la ruine de son dernier espoir, cet homme si robuste fondit soudain en larmes comme un enfant. Il marchait, hébété, en essuyant ses larmes de son poing, quand soudain il heurta quelqu’un. Une vieille femme qu’il avait failli renverser poussa un cri aigu.

« Seigneur, il m’a presque tuée ! Fais donc attention, espèce de vaurien !

— Ah ! c’est vous ? cria Mitia en examinant la vieille dans l’obscurité. C’était la domestique de Kouzma Samsonov qu’il avait aperçue la veille.

— Et qui êtes-vous, monsieur ? proféra la vieille d’un autre ton, je ne vous reconnais pas.

— Ne servez-vous pas chez Kouzma Samsonov ?

— Parfaitement… Mais je ne peux pas vous reconnaître.

— Dites-moi, ma bonne, est-ce qu’Agraféna Alexandrovna est chez vous en ce moment ? Je l’y ai conduite moi-même.

— Oui, monsieur, elle est restée un instant et partie.

— Comment, partie ? Quand ?

— Elle n’est pas restée longtemps. Elle a diverti Kouzma Kouzmitch en lui faisant un conte, puis elle s’est sauvée.

— Tu mens, maudite ! cria Mitia.

— Seigneur, mon Dieu ! » fit la vieille.

Mais Mitia avait disparu ; il courait à toutes jambes vers la maison où demeurait Grouchegnka. Elle était partie depuis un quart d’heure pour Mokroïé. Fénia était dans la cuisine, avec sa grand-mère, la cuisinière Matrone, quand arriva le « capitaine ». À sa vue, Fénia cria de toutes ses forces.

« Tu cries ? fit Mitia. Où est-elle ? »

Et sans attendre la réponse de Fénia paralysée par la peur, il tomba à ses pieds.

« Fénia, au nom du Christ, notre Sauveur, dis-moi où elle est !

— Je ne sais rien, cher Dmitri Fiodorovitch, rien du tout. Quand vous me tueriez sur place, je ne peux rien dire. Mais vous l’avez accompagnée…

— Elle est revenue…

— Non, elle n’est pas revenue, je le jure par tous les saints.

— Tu mens ! hurla Mitia. Rien qu’à ta frayeur, je devine où elle est… »

Il sortit en courant. Fénia épouvantée se félicitait d’en être quitte à si bon compte, tout en comprenant que cela aurait pu mal tourner, s’il avait eu le temps. En s’échappant, il eut un geste qui étonna les deux femmes. Sur la table se trouvait un mortier avec un pilon en cuivre ; Mitia, qui avait déjà ouvert la porte, saisit ce pilon au vol et le fourra dans sa poche.

« Seigneur, il veut tuer quelqu’un ! » gémit Fénia.

  1. Dans une courte note retrouvée parmi ses papiers.
  2. Titre d’une nouvelle de Tourguéniev – 1864.
  3. Nous dirions en français : « une mère moderne » . Le traducteur a maintenu l’expression russe du jeu de mots. Le grand écrivain satirique Saltykov-Chtchédrine (1826-1889) dirigea pendant quelque temps, de concert avec Nékrassov, le Contemporain, revue libérale, qui eut maille à partir avec la censure.