« La Prisonnière » : différence entre les versions

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jeune fille que comme une bête domestique, qui entre dans
 
une pièce, qui en sort, qui se trouve partout où on ne s’y
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attend pas et qui venait – c’était pour moi un repos profond –
se jeter sur mon lit à côté de moi, s’y faire une place d’où elle
ne bougeait plus, sans gêner comme l’eût fait une personne.
Pourtant, elle finit par se plier à mes heures de sommeil, à ne
pas essayer non seulement d’entrer dans ma chambre, mais à
ne plus faire de bruit avant que j’eusse sonné. C’est Françoise
qui lui imposa ces règles.
 
Elle était de ces domestiques de Combray sachant la
valeur de leur maître et que le moins qu’elles peuvent est de
lui faire rendre entièrement ce qu’elles jugent qui lui est dû.
Quand un visiteur étranger donnait un pourboire à Françoise
à partager avec la fille de cuisine, le donateur n’avait pas le
temps d’avoir remis sa pièce que Françoise, avec une
rapidité, une discrétion et une énergie égales, avait passé la
leçon à la fille de cuisine qui venait remercier non pas à
demi-mot, mais franchement, hautement, comme Françoise
lui avait dit qu’il fallait le faire. Le curé de Combray n’était
pas un génie, mais, lui aussi, savait ce qui se devait. Sous sa
direction, la fille de cousins protestants de Mme Sazerat s’était
convertie au catholicisme et la famille avait été parfaite pour
lui : il fut question d’un mariage avec un noble de Méséglise.
Les parents du jeune homme écrivirent, pour prendre des
informations, une lettre assez dédaigneuse et où l’origine
protestante était méprisée. Le curé de Combray répondit d’un
tel ton que le noble de Méséglise, courbé et prosterné, écrivit
une lettre bien différente, où il sollicitait comme la plus
précieuse faveur de s’unir à la jeune fille.
 
Françoise n’eut pas de mérite à faire respecter mon
sommeil par Albertine. Elle était imbue de la tradition. À un
silence qu’elle garda, ou à la réponse péremptoire qu’elle fit à
une proposition d’entrer chez moi ou de me faire demander
quelque chose, qu’avait dû innocemment formuler Albertine,
celle-ci comprit avec stupeur qu’elle se trouvait dans un
monde étrange, aux coutumes inconnues, réglé par des lois de
vivre qu’on ne pouvait songer à enfreindre. Elle avait déjà eu
un premier pressentiment de cela à Balbec, mais, à Paris,
n’essaya même pas de résister et attendit patiemment chaque
matin mon coup de sonnette pour oser faire du bruit.
L’éducation que lui donna Françoise fut salutaire,
d’ailleurs, à notre vieille servante elle-même, en calmant peu
à peu les gémissements que, depuis le retour de Balbec, elle
ne cessait de pousser. Car, au moment de monter dans le
tram, elle s’était aperçue qu’elle avait oublié de dire adieu à
la « gouvernante » de l’Hôtel, personne moustachue qui
surveillait les étages, connaissait à peine Françoise, mais
avait été relativement polie pour elle. Françoise voulait
absolument faire retour en arrière, descendre du tram, revenir
à l’Hôtel, faire ses adieux à la gouvernante et ne partir que le
lendemain. La sagesse, et surtout mon horreur subite de
Balbec, m’empêchèrent de lui accorder cette grâce, mais elle
en avait contracté une mauvaise humeur maladive et
fiévreuse que le changement d’air n’avait pas suffi à faire
disparaître et qui se prolongeait à Paris. Car, selon le code de
Françoise, tel qu’il est illustré dans les bas-reliefs de Saint-
André-des-Champs, souhaiter la mort d’un ennemi, la lui
donner même n’est pas défendu, mais il est horrible de ne pas
faire ce qui se doit, de ne pas rendre une politesse, de ne pas
faire ses adieux avant de partir, comme une vraie malotrue, à
une gouvernante d’étage. Pendant tout le voyage, le souvenir,
à chaque moment renouvelé, qu’elle n’avait pas pris congé de
cette femme avait fait monter aux joues de Françoise un
vermillon qui pouvait effrayer. Et si elle refusa de boire et de
manger jusqu’à Paris, c’est peut-être parce que ce souvenir
lui mettait un « poids » réel « sur l’estomac » (chaque classe
sociale a sa pathologie) plus encore que pour nous punir.
Parmi les causes qui faisaient que maman m’envoyait tous
les jours une lettre, et une lettre d’où n’était jamais absente
quelque citation de Mme de Sévigné, il y avait le souvenir de
ma grand’mère. Maman m’écrivait : « Mme Sazerat nous a
donné un de ces petits déjeuners dont elle a le secret et qui,
comme eût dit ta pauvre grand’mère, en citant Mme de
Sévigné, nous enlèvent à la solitude sans nous apporter la
société. » Dans mes premières réponses, j’eus la bêtise
d’écrire à maman : « À ces citations, ta mère te reconnaîtrait
tout de suite. » Ce qui me valut, trois jours après, ce mot :
« Mon pauvre fils, si c’était pour me parler de ma mère tu
invoques bien mal à propos Mme de Sévigné. Elle t’aurait
répondu comme elle fit à Mme de Grignan : « Elle ne vous
était donc rien ? Je vous croyais parents. »
 
Cependant, j’entendais les pas de mon amie qui sortait de
sa chambre ou y rentrait. Je sonnais, car c’était l’heure où
Andrée allait venir avec le chauffeur, ami de Morel et fourni
par les Verdurin, chercher Albertine. J’avais parlé à celle-ci
de la possibilité lointaine de nous marier ; mais je ne l’avais
jamais fait formellement ; elle-même, par discrétion, quand
j’avais dit : « Je ne sais pas, mais ce serait peut-être
possible », avait secoué la tête avec un mélancolique sourire
disant : « Mais non, ce ne le serait pas », ce qui signifiait :
« Je suis trop pauvre. » Et alors, tout en disant : « Rien n’est
moins sûr », quand il s’agissait de projets d’avenir,
présentement je faisais tout pour la distraire, lui rendre la vie
agréable, cherchant peut-être aussi, inconsciemment, à lui
faire par là désirer de m’épouser. Elle riait elle-même de tout
ce luxe. « C’est la mère d’Andrée qui en ferait une tête de me
voir devenue une dame riche comme elle, ce qu’elle appelle
une dame qui a « chevaux, voitures, tableaux ». Comment ?
Je ne vous avais jamais raconté qu’elle disait cela ? Oh ! c’est
un type ! Ce qui m’étonne, c’est qu’elle élève les tableaux à
la dignité des chevaux et des voitures. » On verra plus tard
que, malgré les habitudes de parler stupides qui lui étaient
restées, Albertine s’était étonnamment développée, ce qui
m’était entièrement égal, les supériorités d’esprit d’une
compagne m’ayant toujours si peu intéressé que, si je les ai
fait remarquer à l’une ou à l’autre, cela a été par pure
politesse. Seul peut-être le curieux génie de Françoise m’eût
peut-être plu. Malgré moi je souriais pendant quelques
instants, quand, par exemple, ayant profité de ce qu’elle avait
appris qu’Albertine n’était pas là, elle m’abordait par ces
mots : « Divinité du ciel déposée sur un lit ! » Je disais :
« Mais, voyons, Françoise, pourquoi « divinité du ciel » ? –
Oh, si vous croyez que vous avez quelque chose de ceux qui
voyagent sur notre vile terre, vous vous trompez bien ! –
Mais pourquoi « déposée » sur un lit ? vous voyez bien que je
suis couché. – Vous n’êtes jamais couché. A-t-on jamais vu
personne couché ainsi ? Vous êtes venu vous poser là. Votre
pyjama, en ce moment, tout blanc, avec vos mouvements de
cou, vous donne l’air d’une colombe. »
 
Albertine, même dans l’ordre des choses bêtes,
s’exprimait tout autrement que la petite fille qu’elle était il y
avait seulement quelques années à Balbec. Elle allait jusqu’à
déclarer, à propos d’un événement politique qu’elle blâmait :
« Je trouve ça formidable. » Et je ne sais si ce ne fut vers ce
temps-là qu’elle apprit à dire, pour signifier qu’elle trouvait
un livre mal écrit : « C’est intéressant, mais, par exemple,
c’est écrit comme par un cochon. »
La défense d’entrer chez moi avant que j’eusse sonné
l’amusait beaucoup. Comme elle avait pris notre habitude
familiale des citations et utilisait pour elle celles des pièces
qu’elle avait jouées au couvent et que je lui avais dit aimer,
elle me comparait toujours à Assuérus :
 
:Et la mort est le prix de tout audacieux
:Qui sans être appelé se présente à ses yeux.
:.....................................................................
:Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal,
:Ni le rang, ni le sexe ; et le crime est égal.
:Moi-même...
 
Je suis à cette loi comme une autre soumise :
Et sans le prévenir il faut pour lui parler
Qu’il me cherche ou du moins qu’il me fasse appeler.
Physiquement, elle avait changé aussi. Ses longs yeux
bleus – plus allongés – n’avaient pas gardé la même forme ;
ils avaient bien la même couleur, mais semblaient être passés
à l’état liquide. Si bien que, quand elle les fermait, c’était
comme quand avec des rideaux on empêche de voir la mer.
C’est sans doute de cette partie d’elle-même que je me
souvenais surtout, chaque nuit en la quittant. Car, par
exemple, tout au contraire, chaque matin le crespelage de ses
cheveux me causa longtemps la même surprise, comme une
chose nouvelle que je n’aurais jamais vue. Et pourtant, audessus
du regard souriant d’une jeune fille, qu’y a-t-il de plus
beau que cette couronne bouclée de violettes noires ? Le
sourire propose plus d’amitié ; mais les petits crochets vernis
des cheveux en fleurs, plus parents de la chair, dont ils
semblent la transposition en vaguelettes, attrapent davantage
le désir.
 
À peine entrée dans ma chambre, elle sautait sur le lit et
quelquefois définissait mon genre d’intelligence, jurait dans
un transport sincère qu’elle aimerait mieux mourir que de me
quitter : c’était les jours où je m’étais rasé avant de la faire
venir. Elle était de ces femmes qui ne savent pas démêler la
raison de ce qu’elles ressentent. Le plaisir que leur cause un
teint frais, elles l’expliquent par les qualités morales de celui
qui leur semble pour leur avenir présenter une possibilité de
bonheur, capable du reste de décroître et de devenir moins
nécessaire au fur et à mesure qu’on laisse pousser sa barbe.
Je lui demandais où elle comptait aller.
 
– Je crois qu’Andrée veut me mener aux Buttes-
Chaumont que je ne connais pas.
 
Certes, il m’était impossible de deviner, entre tant
d’autres paroles, si sous celle-là un mensonge était caché.
D’ailleurs j’avais confiance en Andrée pour me dire tous les
endroits où elle allait avec Albertine.
 
À Balbec, quand je m’étais senti trop las d’Albertine,
j’avais compté dire mensongèrement à Andrée : « Ma petite
Andrée, si seulement je vous avais revue plus tôt ! C’était
vous que j’aurais aimée. Mais, maintenant, mon cœur est fixé
ailleurs. Tout de même, nous pouvons nous voir beaucoup,
car mon amour pour une autre me cause de grands chagrins et
vous m’aiderez à me consoler. » Or, ces mêmes paroles de
mensonge étaient devenues vérité à trois semaines de
distance. Peut-être Andrée avait-elle cru à Paris que c’était en
effet un mensonge et que je l’aimais, comme elle l’aurait sans
doute cru à Balbec. Car la vérité change tellement pour nous,
que les autres ont peine à s’y reconnaître. Et comme je savais
qu’elle me raconterait tout ce qu’elles auraient fait, Albertine
et elle, je lui avais demandé et elle avait accepté de venir la
chercher presque chaque jour. Ainsi, je pourrais, sans souci,
rester chez moi.
 
Et ce prestige d’Andrée d’être une des filles de la petite
bande me donnait confiance qu’elle obtiendrait tout ce que je
voudrais d’Albertine. Vraiment, j’aurais pu lui dire
maintenant en toute vérité qu’elle serait capable de me
tranquilliser.
 
D’autre part, mon choix d’Andrée (laquelle se trouvait
être à Paris, ayant renoncé à son projet de revenir à Balbec)
comme guide de mon amie avait tenu à ce qu’Albertine me
raconta de l’affection que son amie avait eue pour moi à
Balbec, à un moment au contraire où je craignais de
l’ennuyer, et si je l’avais su alors, c’est peut-être Andrée que
j’eusse aimée.
 
– Comment, vous ne le saviez pas ? me dit Albertine,
nous en plaisantions pourtant entre nous. Du reste, vous
n’avez pas remarqué qu’elle s’était mise à prendre vos
manières de parler, de raisonner ? Surtout quand elle venait
de vous quitter, c’était frappant. Elle n’avait pas besoin de
nous dire si elle vous avait vu. Quand elle arrivait, si elle
venait d’auprès de vous, cela se voyait à la première seconde.
Nous nous regardions entre nous et nous riions. Elle était
 
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