« Études sur le roman anglais/02 » : différence entre les versions
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{{journal|[[Revue des Deux Mondes]], tome 16, 1846|[[Auteur:Paul-Émile Daurand-Forgues|E.-D. Forgues]]|Etudes sur le roman anglais et américain}}
<center>Les contes d’Edgar A. Poe
Connaissez-vous l’''Essai philosophique sur les Probabilités''? C'est un des livres où l'audace de l'esprit humain se révèle le mieux et va le plus loin. Après l'entreprise de Prométhée, allant dérober sur l'autel des dieux la flamme qui ne s'est plus éteinte, on n'en a guère vu d'aussi hasardeuse que celle des hommes qui ont voulu soumettre à leurs calculs l'ordre muable, incertain, mystérieux, des destinées, pénétrer dans le domaine obscur de l'avenir, réduire en chiffres les chances du hasard, et, dans ces myriades de combinaisons qu'embrasse ce seul mot : ''le possible'', introduire l'algèbre armée de ses formules rigoureuses, de ses inflexibles déductions. Aussi le livre de Laplace exerce-t-il une véritable fascination sur certains esprits que la puissance du raisonnement subjugue, enivre, et sur lesquels une vérité nouvelle agit comme une pipe d'opium, une cuillerée de hachich. Ils en font leur Évangile, ils se dévouent à le propager, et j'en connais qui vont par le monde, colportant ce merveilleux traité, de même que les protestans, la Bible, et nos dévots catholiques, ces dialogues avec le ''bien-aimé'', composés pour les hommes ''qui ne veulent point périr''. Ceci se comprend du reste : l’''Essai philosophique'' n'est pas seulement un effort ambitieux de l'intelligence animée d'un vain désir de connaître; il a ses conclusions morales, ramenant l'homme à la pratique du bien par le calcul des chances favorables constamment attachées à l'observation des principes éternels qui fondent et maintiennent les sociétés.
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Nous ne prolongeons pas cette citation curieuse, indispensable pour justifier ce que nous disions plus haut du caractère à part qu'avait, chez M. Poe, cette anatomie d'un mort disséqué par lui-même.
La ruine finale du globe, la destruction de notre planète est tout aussi méthodiquement traitée dans le dialogue d'Eïros et de Charmion, que la décomposition de l'être humain dans celui de Monos et d'Una. Le principe est posé de même. Étant donné ce fait élémentaire, que l'air respirable est composé de vingt-une parties d'oxygène, soixante-dix-neuf d'azote, plus une petite partie d'acide carbonique; étant donné cet autre fait, que la terre est enveloppée par une atmosphère épaisse d'à peu près quinze lieues; que doit-il arriver si les ellipses décrites autour du soleil par une comète amenaient ce dernier astre en contact avec le globe terrestre? C'est justement la supposition de Trissotin dans'' les Femmes savantes''
Ainsi, nous assistons d'abord à cet étonnant spectacle d'un monde entier surpris par l'annonce de sa destruction. A partir du moment où les astronomes ont attesté que la comète doit se rapprocher de la terre, et qu'un contact entre elles est devenu à peu près inévitable, cette terrible vérité, accueillie d'abord par le doute et l'ironie, gagne chaque jour une créance plus profonde et plus générale. Des savans, des hommes aptes à comprendre leurs calculs, la conviction fatale s'étend bientôt aux bonnes gens, aux esprits simples et crédules. De tous les points du globe, les yeux sont fixés sur la menaçante étoile. On note ses progrès, on constate l'agrandissement très lent, mais continu, indubitable, de son diamètre : on en scrute la couleur, on cherche à se rendre compte de sa véritable nature. Sur la foi des érudits, on admet que ce n'est ni une flamme ni un corps solide. On ne redoute donc ni l'incendie ni le choc; mais, à tout prendre, cette vapeur lumineuse, si ténue et si dépourvue de calorique, doit pourtant exercer une influence quelconque. Et laquelle, et à quel moment? C'est ce que tous les philosophes, tous les académiciens de tous les pays cherchent en même temps à deviner. Les optimistes écartent l'idée d'une catastrophe, invoquant, pour gage de leur confiance, le passage de plusieurs comètes parmi les satellites de Jupiter sans qu'il en soit résulté aucun bouleversement sidéral. Les théologiens, pieusement alarmés, remontent aux prophéties bibliques et les commentent au peuple avec une ferveur, une puissance de foi et de persuasion que la crise prochaine rend très naturelles : cependant ils n'obtiennent qu'un crédit limité. Ils annoncent la combustion du globe, et ses habitans savent, à n'en pouvoir douter, que le contact de la comète ne peut avoir ce résultat. Si vous vous étonnez de cette confiance accordée par le vulgaire aux conclusions toujours plus ou moins hasardées de la science humaine, le narrateur vous explique que les préjugés, les erreurs populaires en matière de comète, - les vaines craintes de guerre et de peste qu'on rattachait autrefois à l'apparition de ces astres errans, - se sont évanouis devant l'imminence d'un danger plus certain et mieux connu. - « Par une sorte d'effort convulsif, la raison avait précipité de son trône l'antique superstition, déjà ébranlée. Une préoccupation nouvelle, un intérêt dominateur, donnaient une certaine vigueur aux intelligences les plus débiles. »
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Appliquez cette perspicacité surprenante, résultat d'une tension d'esprit presque surhumaine et d'un instinct merveilleux, à une opération de police, et vous avez un limier admirable, un investigateur à qui rien n'échappe, un juge d'instruction comme il n'en est guère. M. Poe s'empare de cette situation et en pousse à bout, avec une ténacité tout américaine, les conséquences les plus extrêmes.
Trois ou quatre de ses récits reposent sur cette combinaison très simple, mais d'un effet très sûr. Nous regretterons seulement que le conteur étranger ait cru en augmenter l'intérêt en choisissant Paris, dont il n'a pas la moindre idée, et notre société actuelle, fort mal connue aux États-Unis, pour y placer ses ingénieuses hypothèses. Son dessein, sans aucun doute, était d'augmenter par là, aux yeux de ses compatriotes, la vraisemblance de ces petits drames. ''Major e longinquo''. Tel détail, inacceptable dans un récit dont la scène se serait passée à Baltimore ou à Philadelphie, devenait admissible placé à deux mille lieues de là, et ne dérangeait plus la disposition volontairement crédule du lecteur américain. Le merveilleux, et même l'extraordinaire, ont besoin de perspective. Faites circuler le khalif Haroun-al-Raschid dans les rues qui avoisinent les Tuileries, dépaysez tant seulement sur les bords de l'Yonne ou du Cher les aventures étonnantes qui font le charme de l’''
Mary Rogers était, à ce qu'il paraît, une des plus jolies filles de New-York. Un marchand de tabac, spéculant sur sa beauté, l'avait prise pour demoiselle de comptoir. Exposée dans sa boutique à tous les regards et à plus d'une interpellation familière, Mary n'avait pourtant donné prise à aucun mauvais propos, lorsqu'un beau jour elle disparut mystérieusement, sans que son patron ni sa mère pussent dire où elle était allée. La voix publique s'empara tout aussitôt de cette circonstance, qui donna lieu à maints commentaires plus ou moins épigrammatiques, plus ou moins sinistres, et la presse elle-même en tira son profit ordinaire, en s'appliquant à irriter encore la curiosité générale. Bref, grossissant toujours et présentée chaque matin sous un jour plus extraordinaire, la disparition de la belle marchande faisait grand bruit, lorsqu'au bout d'une semaine elle reparut, bien portante, un peu triste, fort étonnée du scandale qu'elle avait donné sans le vouloir, et, tant bien que mal, expliquant son étrange absence. Ce retour inattendu mit naturellement un terme, sinon à tout commérage, du moins à toute enquête publique. Les journaux se turent, et Mary, que la curiosité dont elle était devenue l'objet paraissait fatiguer outre mesure, quitta le magasin pour rentrer chez sa mère. Celle-ci tenait une pension bourgeoise dans Nassau-Street.
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Au point du jour, cependant, on chasse, comme autant de bêtes brutes, les pâles habitués de cette horrible hôtellerie. Notre observateur, dont le regard n'a pas quitté un instant l'être bizarre sur les traces duquel il s'est jeté à l'improviste, surprend sur sa physionomie une contraction de désespoir.
« Cependant il n'hésita pas sur la route qu'il avait à prendre, et, avec cette énergie infatigable que les maniaques déploient souvent, il s'enfonça d'un pas délibéré, par les mêmes rues qui l'avaient amené, jusqu'à cet endroit maudit, au coeur même de la capitale des trois royaumes. Il marcha vite et long-temps, tandis que je le suivais pas pour pas, bien décidé à ne point abandonner une étude qui m'intéressait alors au suprême degré. Le soleil se leva pendant que nous cheminions ainsi; et lorsque nous arrivâmes devant l'un des principaux marchés de Londres, la rue de l'hôtel D..., où donne ce marché, présentait une scène presque aussi animée, presque aussi bruyante que la veille au soir. Si pénible que devînt, au milieu de ce tourbillon humain, la tâche que je m'étais imposée, je ne voulus pas renoncer à poursuivre l'étranger, qui derechef semblait paisible et presque satisfait. Errant çà et là, sans but arrêté, sans préoccupation apparente, il demeura toute la journée dans cette rue tumultueuse. Lorsque le soir vint, épuisé par vingt-quatre heures de chasse, et ne pouvant guère me promettre de pénétrer plus complètement le mystère de cette existence à part, je m'arrêtai tout à coup en face de l'homme errant, et je crus l'embarrasser par un regard fixe et profond qui alla chercher le sien au fond des creuses orbites où s'abritaient ses prunelles; mais il ne prit pas seulement garde à moi, et, m'écartant du coude, il continua du même pas solennel son voyage sans trêve, tandis que, cessant de m'attacher à ses pas, je restais immobile à le contempler. - Ce vieillard, me dis-je enfin, est le type et peut-être le génie du crime. En punition de je ne sais quel forfait, il éprouve ce grand malheur dont parle un moraliste français, « ce grand malheur de ne pouvoir être seul
Nous avons assimilé déjà le talent de M. Poe à celui de Washington Irving, ce dernier, plus riant, plus varié, moins ambitieux, et à celui de ce William Godwin, dont la « sombre et malsaine popularité » a été si sévèrement contrôlée par Hazlitt
Brockden Brown, il est vrai, faisait des romans, et nous ne connaissons de M. Poe que des nouvelles fort courtes, - quelques-unes n'ont pas plus de six à sept pages; - mais le temps serait mal choisi, ce nous semble, pour classer, par ordre d'étendue, les compositions de ce genre. Il est si facile d'allonger indéfiniment une série de faits, et si difficile, au contraire, de condenser en peu de mots, sous forme de récit, toute une théorie abstraite, tous les élémens d'une conception originale! Aujourd'hui que le moindre barbouilleur de papier s'élève, du premier bond, au mélodrame en dix ou vingt volumes, Richardson lui-même, s'il revenait au monde, serait, dans l'intérêt de sa gloire, obligé de résumer ses caractères, d'émonder ses interminables dialogues, et de répartir en médaillons finement ouvrés les nombreuses figures de ses vastes tableaux. La victoire était hier aux gros bataillons; elle appartiendra demain aux troupes d'élite. Des grands romans qui amusaient Mme de Sévigné, on en était venu aux contes de Voltaire et de Diderot. Un caprice de la mode a remis en honneur les ''Clélie'' et les ''Astrée'' du XVIIe siècle; mais on n'a oublié pour cela ni ''Candide'' ni les ''Amis de Bourbonne'', et le temps, qui n'a rien ôté à ces récits restés classiques, ramènera certainement le goût des formes simples, laconiques, savamment concentrées. Le diamant n'est jamais bien gros, l'essence n'emplit jamais de vastes foudres, et un conte comme ceux de M. Poe offre plus de substance à l'esprit, ouvre à l'imagination plus d'horizons nouveaux que vingt volumes comme ceux que fabriquaient naguère, et par centaines, les Sandraz de Courtils, les Darnaud-Baculard, les de Lussan, précurseurs et prototypes de beaucoup de feuilletonistes contemporains. Entre ces derniers et l'auteur américain, nous nous garderons d'établir un parallèle en règle. Il sera opportun et utile de les comparer quand le temps aura consolidé la réputation naissante du conteur étranger, et - qui sait? - ébranlé quelque peu celle de nos romanciers féconds.
E.-D. FORGUES.
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