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{{journal|Thorney-Hall, annales d’une ancienne famille|[[Auteur:Paul-Émile Daurand-Forgues|E.-D. Forgues]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.3, 1856}}
 
* [[Thorney-Hall, annales d’une ancienne famille/01|Première partie]]
: ''Thorney-Hall : — a story of an old Family'', by Holme Lee (1).
* [[Thorney-Hall, annales d’une ancienne famille/02|Deuxième partie]]
 
===Première partie===
 
Cette belle vallée verte .au sein de laquelle serpente l’Ure, petite rivière aux flots d’argent, c’est ce qu’on appelle le Wensleydale. Le village de Thorney est à demi perdu sous les ombrages denses de cette colline, qui s’élève au nord du vallon, et à la cime de laquelle se dresse le vieux château qu’on appelle Thorney-Hall. A droite, l’œil peut aller chercher la petite ville de Middleham, encore dominée par sa forteresse en ruines. A gauche, et bien plus près, est Thorney-''Scaur'' (2), roche abrupte dont le faîte aigu se couronne d’une rangée d’épicéas. Par-delà s’entrevoit, vaguement prolongée au loin, une chaîne de collines dont les derniers contours se fondent avec les nuages de l’horizon : guirlande vaporeuse interrompue çà et la par quelque filet de blanche fumée qui trahit tantôt un village noyé dans les bruines, tantôt une ferme isolée dont les murs s’effacent derrière quelque rideau de feuillage.
 
Le jardin de Thorney-Hall, exposé au sud, fait face à la vallée, et de ce côté sont les appartemens. La grande porte s’ouvre à l’ouest. En somme, cet édifice, assez majestueux quand on le voit de loin, n’est, examiné avec attention, qu’un entassement de bâtisses irrégulières et, si l’on peut se servir de ce mot, incohérentes. Sa situation, son air antique, les beaux arbres qui le ceignent à demi, voilà tout ce qu’il a de vraiment pittoresque. C’est du reste une habitation bien tenue et paisible. Vous chercheriez en vain une trace de roues sur le sable de l’avenue qui, de la grande porte, surmontée de griffons héraldiques, conduit, traversant l’enclos, jusqu’au porche intérieur. Les gazons qui séparent les massifs d’arbres sont unis comme velours. Les haies de lauriers et de houx épineux qui dessinent les terrasses étagées sont taillées avec une précision mathématique. Dans l’espace inculte s’entrecroisent de petits sentiers soigneusement bordés de buis.
 
Tel n’était pas Thorney-Hall vers 1775. Ralph Randal, — ou le ''squire'' Ralph, comme l’appelaient familièrement ses voisins, — mettait peu de soins à maintenir autour de lui le bon ordre. Sous sa main prodigue, le vieux domaine s’émiettait. Aux portes du château, peuplé d’hôtes avides, de parasites bruyans, tandis que blasphémait l’orgie, tandis que s’échangeaient les toasts tumultueux, la Ruine s’était assise, s’inquiétant peu des griffons de pierre qui lui faisaient la moue. Elle y dévorait en paix, acre par acre, ces magnifiques terres qui depuis six siècles étaient restées dans la même famille, et de temps à autre elle montrait au squire épouvanté, sur le seuil de la salle des festins, sa face menaçante et blême.
 
Un jour, à bout de ressources et sous le coup d’une catastrophe imminente, le squire mourut, et très soudainement. De quelle façon? Ceci resta un mystère. Les voisins n’en parlaient qu’à voix basse. La ''chambre du Levant'', où Ralph Randal avait rendu l’âme, demeura fermée. On porta ses restes dans les caveaux de l’église de Thorney, où ils reposèrent sous le même abri que ceux de ses ancêtres; mais aucun cérémonial, contrairement à l’usage traditionnel, ne signala cette translation presque furtive. Ralph Randal laissait trois enfans : une fille d’âge et de caractère à ne se plus marier, et deux fils issus d’un second hymen. Miss Grisell Randal fut mise en possession de la fortune de sa mère. Les deux garçons n’avaient rien. On vendit en détail l’immense domaine, dont le prix couvrit à peine les dettes longtemps accumulées par son dernier possesseur. Miss Grisell racheta le vieux château, voulant assurer à ses frères, aussi longtemps qu’ils en pourraient avoir besoin, l’asile du toit paternel.
 
Ceci désappointa fort le principal acquéreur des terres de Thorney, un M. Nevil, cousin éloigné des Randal, qui habitait, non loin de là, les ruines d’un ancien prieuré. Il crut pouvoir hasarder à cette occasion quelques remontrances, fondées tout autant sur son désir d’acquérir le vieux château que sur les inconvéniens, pour miss Grisell, d’une habitation si peu en harmonie avec la modestie de ses goûts et l’état réduit de sa fortune. Ses objections furent très froidement accueillies, comme l’étaient en général toutes celles qu’on opposait aux volontés arrêtées dans l’esprit de miss Grisell. Une fois propriétaire du château, elle y fit en peu de jours une révolution complète : les nombreux domestiques furent congédiés; les vastes écuries furent jetées bas; les appartemens d’apparat, avec leurs draperies fanées et leurs meubles démantelés, demeurèrent strictement clos. En revanche, les jardins, abandonnés longtemps à l’essor désordonné d’une végétation sans contrôle, prirent bientôt un autre aspect, et redevinrent par degrés ce qu’ils devaient être.
 
Rien de plus simple et de plus uni que l’existence de la noble demoiselle dans son vieux castel. Elle ne recevait personne, et les rares passans qui jetaient un coup d’oeil dans cet enclos monastique n’y voyaient jamais qu’une femme en deuil, un chapeau de paille sur la tête, les bras protégés par des gantelets de peau, surveillant le travail d’un vieux jardinier. De science certaine, voilà tout ce qu’on en pouvait dire. Aussi en disait-on bien davantage, et mille propos plus ou moins absurdes étaient en circulation parmi les voisins. Ils essayèrent de faire causer au sujet de miss Grisell le vieux pasteur du village, qui donnait les premières leçons de latin aux deux jeunes Randal; mais ni lui, ni sa fille Mary, la seule personne admise dans l’intimité de la châtelaine, ne voulurent servir à la curiosité médisante la pâture qu’elle attendait d’eux. Peu à peu on en fut réduit à traiter miss Randal de « personne excentrique, » ce qui impliquait au gré de chacun quelque idée ou de pitié, ou de ridicule, ou de blâme et de méfiance. Le château prit aussi un mauvais renom. Les villageois ne se hasardaient pas volontiers, après le crépuscule du soir, dans son avenue solitaire et sombre. Miss Grisell cependant poursuivait sans s’émouvoir l’exécution de ses plans. Elle termina l’éducation de ses frères. Godfrey, l’aîné, obtint une commission dans l’armée. Percival, destiné à la carrière ecclésiastique, terminait ses études universitaires. Les bonnes langues du pays ne se firent pas faute de remarquer, quelques mois après le départ du jeune enseigne, un changement notable survenu dans les façons de miss Randal. Elle était moins sociable que jamais, et aussi semblait plus inquiète. Son air soucieux la vieillissait encore, et, bien qu’elle ne dût pas avoir plus de trente ans, c’était déjà, au dire de ses bienveillans observateurs,« une vieille femme.»
 
Au bout d’un an, il fut à peu près avéré qu’on avait le secret de cette tristesse, de cette agitation mystérieuse, que la châtelaine, malgré ses dehors calmes et froids, n’avait pu dérober à la sagacité maligne de ses voisins. Il courait d’étranges bruits sur la conduite de Godfrey Randal, « digne fils de son père, » à ce qu’on disait. « Aussi, ajoutait-on, sa sœur l’a tellement gâté! » Cette injuste et sotte accusation revint aux oreilles de miss Grisell, qu’elle atteignit en plein cœur, mais sans qu’elle y parût prêter la moindre attention. Elle savait se résigner. Sa jeunesse n’avait pas eu de printemps tout à fait épanoui. Victime chaque jour ramenée au sacrifice, elle s’était habituée à n’être comptée pour rien, à donner sa vie, lambeau par lambeau, sans aucun retour, à laisser pour ainsi dire mourir d’inanition ses facultés actives, et à les voir remplacées par une résignation dont personne ne lui savait gré. Cependant cette femme à l’aspect froid et sévère, qu’on eût dite incapable d’affection et de tendresse, cette femme pouvait souffrir encore. Godfrey n’était pas seulement son frère bien-aimé; il était devenu son fils et son idole. S’entendre accuser de l’avoir mal guidé, de l’avoir perdu peut-être, quelle récompense pour un dévouement si entier, et, si elle en venait à se croire réellement coupable, quel choc pour sa conscience, quels scrupules, quelles angoisses ! La malignité publique avait donc frappé juste, — et rarement, en effet, elle dirige à faux ses atteintes empoisonnées.
 
M. Nevil, qui songeait volontiers aux moyens d’obtenir Thorney-Hall, fut étrangement surpris, au milieu de ses rêves favoris, par la visite inattendue que miss Grisell lui fit, un soir de février, malgré la bise et la neige. Il le fut bien davantage encore lorsque, avec sa précision ordinaire, interrompant les civilités bavardes de son cousin, elle lui déclara qu’elle voulait vendre le château, et lui demanda s’il voulait l’acheter. Pris ainsi de court, M. Nevil eût bien souhaité connaître les motifs de cette brusque détermination, s’enquérir des circonstances, et tâcher d’en tirer parti pour payer un peu moins cher l’objet de ses longues convoitises; mais les questions adroites par lesquelles il essayait de sonder le terrain furent assez lestement écartées par miss Randal, qui n’admettait pas volontiers ces sortes d’enquêtes. M. Nevil crut alors pouvoir hasarder quelques mots sur « les mauvais bruits » qui ôtaient, disait-il, de sa valeur à ce château, où il grillait de s’installer. Sa cousine lui répliqua simplement qu’elle espérait avoir à traiter avec un homme instruit et sensé, nullement avec un villageois ignorant et stupide, et cette réponse fut accompagnée d’un regard de mépris qui la commentait éloquemment. M. Nevil parla d’en référer à des gens d’affaires. Miss Grisell lui notifia que les lenteurs inséparables de cette manière de traiter ne lui convenaient nullement, qu’elle entendait vendre, et vendre tout de suite. Elle avait un acheteur sous la main pour le cas où M. Nevil ne se déciderait pas immédiatement, et, en venant le prévenir ainsi, elle obéissait uniquement à un sentiment de convenance, qui lui faisait désirer que le château ne tombât pas en des mains absolument étrangères.
 
Quand M. Nevil la vit ainsi décidée à n’accepter aucun expédient dilatoire quand il lui fut démontré que, faute d’en finir sur-le-champ, il perdrait sans doute une occasion depuis longtemps attendue et guettée, il n’osa plus hésiter. Une promesse de vente fut dressée en quelques minutes, et miss Grisell, remontant à cheval sans tenir compte ni de la neige qui tombait à gros flocons, ni des instances de son cousin, qui voulut en vain lui faire rompre le pain de l’hospitalité, partit au grand trot. Elle emportait avec elle un fort à-compte sur le prix stipulé.
 
— Venu par une femme, il s’en va par une femme ! murmura-t-elle en mettant pied à terre devant le vieil édifice. Les Randal ne sont plus les Randal de Thorney. Ah ! Godfrey ! Godfrey !... Mais l’honneur avant tout !...
 
On fut généralement étonné de voir miss Randal, son château devenu la propriété des Nevil, s’établir dans une chaumière au bas du village. Quant à l’argent qu’elle s’était procuré, on vient de voir comment, il ne fut pas malaisé de savoir ce qu’il était devenu. On n’entendait parler que des folies de Godfrey. Un jour il poussa l’extravagance jusqu’à insulter grossièrement son colonel. Traduit devant une cour martiale, il fut privé de son grade et chassé de l’armée. On annonça tout aussitôt qu’il avait quitté l’Angleterre. Peu après, on vit se fermer le ''cottage'' habité par miss Grisell, et nul ne douta qu’elle n’eût suivi, dans l’exil qu’il s’imposait, ce frère qu’elle n’avait pu préserver du déshonneur.
 
Bien peu de temps auparavant, Percival, le cadet des deux frères, avait obtenu un bénéfice ecclésiastique dans un district assez éloigné, et s’était aussitôt marié. Sa vie était, de tout point, l’opposé de celle qu’avait menée Godfrey. Mary Marchbank, sa femme, lui donna de nombreux enfans qui, dispersés peu à peu de tous côtés, embrassèrent diverses professions, et s’établirent à leur tour, donnant de nombreux rejetons à l’ancienne tige des Randal. Leur père était déjà vieux lorsqu’on vit reparaître miss Grisell. Godfrey était mort, et après de lointains pèlerinages, lasse de traîner sa vie sous des cieux étrangers, pauvre désormais, en proie à cette ineffaçable douleur qui suit la ruine définitive d’une espérance unique, d’une affection à laquelle on s’est voué sans réserve, elle revenait veuve de tout orgueil, résignée, muette. Jamais elle ne parlait des vingt années qui venaient de s’écouler ainsi. On comprenait, on respectait ce silence, expliqué par de pénibles souvenirs, et personne ne s’avisa de l’interpréter autrement qu’il ne convenait. Les enfans de Percival se cotisèrent pour faire à leur tante une modique pension qui lui permît de vivre dans le même ''cottage'' où elle avait transporté ses pénates après la vente du vieux château.
 
Mon père, le troisième fils de Percival Randal, avait adopté l’humble profession d’horloger. Un de mes plus lointains souvenirs me reporte au jour où il me conduisit chez ma grand’tante Grisell, dont le nom n’était jamais prononcé parmi les nôtres qu’avec un profond respect, une vénération toute privilégiée. Aussi n’arrivai-je pas sans une sorte d’émotion religieuse chez cette parente inconnue, qui représentait pour nous l’ancienne grandeur de notre famille déchue, la seule qui pût nous parler de l’ancien domaine, et faire revivre ainsi une tradition qui déjà se perdait pour nous dans les ombres du passé. Je me trouvai en face d’une vieille femme qui ne marchait plus qu’à l’aide d’une canne. Il me sembla n’avoir jamais vu taille si haute, maintien si majestueux. Sa parole était claire et nette, ses souvenirs étaient précis, car elle garda ses facultés intellectuelles jusqu’au dernier jour. Elle nous raconta plusieurs anecdotes relatives à son frère Percival, dont, justement à cette époque, nous portions le deuil. Avant que nous prissions congé d’elle, elle me fît approcher de son fauteuil et me pria de lire à haute voix le douzième chapitre de l’Écclésiaste (3). Pendant que je lisais, sa main demeura posée sur ma tête. Ensuite elle ôta de son doigt, pour me la donner, une ancienne bague curieusement travaillée, disant que a j’étais ce qui restait de plus Randal, et que j’avais droit dès lors à la possession de ce bijou, transmis de fille aînée en fille aînée, depuis un temps immémorial. » On m’avait nommée Grisell en mémoire d’elle, et mon grand-père disait toujours en effet que mes traits lui rappelaient sa sœur.
 
Je ne revis jamais ma vieille grand’tante. Elle mourut quelques mois après notre visite, et fut inhumée à Thorney, dans le caveau de famille, qui ne s’est depuis rouvert pour personne. Les funérailles furent solennelles : plusieurs membres de la noblesse des environs y envoyèrent leurs carrosses, rendant ainsi hommage à la dernière descendante d’une antique race. Autour de sa bière, il se réveilla des souvenirs qui, depuis des années, dormaient ensevelis dans le silence. Et ce fut ce jour là-même, le soir, lorsque mon père revint de la triste cérémonie, que ma tante Thomasine, restée fille, et notre chronique vivante, me raconta presque tout ce que je viens d’écrire.
 
 
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<small>(1) Ce roman, fort remarqué lorsqu’il parut à Londres il y a peu de mois, nous a paru mériter qu’on lui appliquât le système de ''réduction'' dont le récit d’''Eleanor Raymond'', publié dans la ''Revue'' (livraison du 1er mars 1852), d’après un roman de mistress Norton, a pu donner une idée. </small><br />
<small> (2) ''Scaur'' ou ''scar'' du saxon ''carre'', rocher ''escarpé''. On remarquera la racine subsistant encore dans ce dernier mot.</small><br />
<small> (3) «Jeune homme, réjouis-toi en ton jeune âge, et que l’on cœur te rende gai aux jours de ta jeunesse, et marche comme ton cœur te mène, et selon le regard de tes yeux; mais sache que pour toutes ces choses, Dieu t’amènera en jugement... » — « Vanité des vanités, tout est vanité, etc. »</small><br />
 
 
<center>II</center>
 
Mon père, simple horloger comme je l’ai déjà dit, s’était établi à Burndale. Notre maison, sise à Watergate, était un de ces anciens bâtimens dont le premier étage surplombe les magasins du rez-de-chaussée. Les jardins, situés derrière la maison, descendaient par une insensible pente jusqu’à la rivière. Les pièces donnant sur la rue étaient obscures; mais de notre salon, ouvert sur un gazon et sur des couches de fleurs, le regard, doucement caressé, allait s’embarquer, pour ainsi dire, sur le cours d’eau rapide et clair qui étincelait un peu plus loin. Ce salon et le jardin étaient sans cesse envahis par nos jeux d’enfans.
 
Nous étions quatre, et j’étais l’aînée. Venaient ensuite, à quelques années de distance, ma sœur Marian, mon frère Alan, et mon frère Hugh, le dernier de tous. Marian, à moitié adoptée par sa tante Thomasine, habitait rarement avec nous. Mes frères étudiaient à l’école primaire (''grammar schoo''l). Vers la Saint-Jean seulement, nous nous trouvions réunis pendant à peu près un mois. C’était un temps de vacances dont j’ai gardé bon souvenir. La rigide discipline paternelle se relâchait quelque peu, et un sourire plus fréquent animait la calme figure de notre mère, heureuse d’avoir autour d’elle tout ce qui lui était le plus cher au monde.
 
Bien des années s’écoulèrent, après la mort de miss Grisell Randal, sans aucun événement notable. Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines, les mois aux mois, sans que rien altérât le calme de notre vie achetée par le travail, contenue dans son étroite ornière, mais en somme douce et heureuse. J’ai gardé mémoire d’une soirée où nous étions tous rassemblés dans le salon, vers la fin des vacances d’été. La tante Thomasine et Marian devaient nous quitter le lendemain. Mon père et ma mère, peut-être un peu plus sérieux que les soirs précédens, étaient assis à leur place ordinaire. Marian, perchée sur les genoux de mon père, un de ses bras blancs jeté autour de son cou, collant ses lèvres roses sur sa joue ridée, essayait d’obtenir pour Alan la permission d’aller passer huit jours avec elle chez la tante Thomasine : Hugh, retiré dans un coin, dévorait un gros ''in-quarto'', où il avait retrouvé l’histoire d’Éverard Randal, tué à Worcester, et dont les biens furent ensuite confisqués par ordre du parlement. La tante Thomasine, questionnée de temps en temps par le jeune lecteur, s’était embarquée dans une série de détails héraldiques et généalogiques dont elle voulait vainement faire apprécier l’importance à mon frère Alan, souvent distrait et railleur en pareille occasion. Assise avec eux près de la fenêtre ouverte, je suivais tour à tour, dans leur capricieux amalgame, ces causeries à bâtons rompus, lorsque l’arrivée du cousin Harley vint y mettre un terme; elle fut saluée par une acclamation joyeuse. Nous l’aimions tous beaucoup, le cousin Harley. Orphelin de bonne heure, il avait été élevé parmi nous, et mon père lui portait une affection telle que j’en ai rarement vu s’établir de pareille entre deux hommes d’un âge aussi différent. Le cousin revenait d’Edimbourg, où il était allé assister à la noce d’une parente, du côté paternel, qui avait épousé un cousin à elle. La tante Thomasine prit texte de là pour blâmer ces sortes de mariages, étrangers à nos mœurs anglaises. Mon père lui fit écho, déclarant que jamais il ne souffrirait, pour un de ses enfans, pareille union. Harley, qui jusqu’alors avait gaiement bavardé, se trouva tout à coup d’assez maussade humeur. Les questions des enfans semblèrent bientôt l’excéder; il parla de sa fatigue, et, par l’ordre de mon père, je pris un flambeau pour lui faire traverser sans encombre un couloir obscur, menant à la chambre qui lui était réservée chez nous. Au pied de l’escalier, le cousin me retint une minute ou deux pour me dire qu’il avait l’idée de se fixer à Edimbourg et me demander mon avis là-dessus. Sa figure sérieuse, pendant qu’il me parlait ainsi, me donna bonne envie de rire; mais comme je le vis plus pâle qu’à son ordinaire, je m’abstins de cette intempestive gaieté : — Nous verrons, lui, dis-je, quand je serai plus complètement informée. — Alors il me serra la main précipitamment, et monta sans ajouter une seule parole. De retour au salon, je répétai ce qu’avait dit le cousin Harley. Ma mère tout aussitôt leva les yeux sur moi.
 
— En vérité! s’écria mon père! Eh bien! voilà du nouveau. Je parlerai demain au jeune homme. Je ne l’ai pas connu jusqu’à présent capricieux et fantasque. Comment l’a pris cette idée inattendue?
 
Ici ma mère et lui échangèrent un regard : ma présence semblait les gêner. J’allai me joindre à la ronde des enfans que menait la tante Thomasine à l’autre bout du salon.
 
Quelques jours après, Harley quitta Burndale. Une suite de hasards (étaient-ce bien des hasards?) fit que je ne le revis plus à partir du moment où nous avions échangé les paroles rapportées plus, haut. Je me trouvais à la promenade le jour où il vint prendre congé de nous. On me dit simplement qu’il était commis chez un de ses oncles, et placé la plus avantageusement qu’il aurait pu l’être à Burndale. Je hasardai bien quelques questions pour en savoir un peu plus long; mais mon père et ma mère n’y répondaient guère, et j’en conclus que la conduite du cher cousin n’avait pas leur entière approbation. Aussi n’insistai-je plus. Pourtant Harley avait laissé des regrets. Mon père l’emmenait volontiers le soir dans le cabinet de travail où il se réfugiait souvent, étourdi de nos jeux; mes frères le consultaient avec fruit quand un passage de leurs ''devoirs'' les arrêtait court, et leur faisait désirer un commentaire secourable; mais c’est le dimanche surtout que nous remarquions son absence, pendant les longues heures oisives qu’il ne manquait jamais de venir passer avec nous.
 
Cette lacune fut en partie comblée par l’arrivée à Burndale d’un étranger, un voyageur revenu d’Orient, qui s’y fit en peu de temps, et peut-être à bon marché, une renommée d’érudition. Il n’était point riche, car il s’établit dans une maison encore plus vieille et plus délabrée que la nôtre, à quelques portes plus bas dans Watergate, et il n’avait pour le servir qu’une seule domestique, déjà fort âgée. Ma mère ne prit pas en gré tout d’abord ce nouveau-venu. Il était, à son goût, trop sérieux et trop sceptique. Peu à peu cependant, à mesure que mon père se liait davantage avec M. Langley, elle lui fut plus indulgente.
 
Ce nouvel hôte, comme son prédécesseur Harley, parut bientôt préférer la causerie de famille dans le grand salon aux dialogues philosophiques qui l’attendaient dans le cabinet de mon père. Au commencement de nos relations, il nous faisait grand’peur, et on restait volontiers bouche close quand il était là; mais peu à peu, sous cet extérieur grave et composé, nous découvrîmes une vraie bonté, une amicale condescendance qui nous gagnent le cœur. Les garçons, Hugh en particulier, goûtèrent fort ce nouvel ami. Pour moi, il me sembla bientôt que, s’il cessait tout à coup de paraître au salon, je ne m’y reconnaîtrais plus et j’y serais toute dépaysée. N’étant astreint à aucun travail régulier, M. Langley prenait de temps à autre une heure ou deux sur ses occupations matinales pour contrôler et diriger mes études, et bien que je sois d’une intelligence naturellement assez lente, je ne me souviens pas d’avoir trouvé une seule fois sa patience en défaut.
 
Il m’appelait parfois en riant « la patiente Griselidis,» mais je n’acceptai pas cette assimilation railleuse. — « Pareille obéissance, abnégation si complète, lui disais-je, ne sont pas plus admissibles chez une femme que chez les animaux ou les arbres la faculté de parler, à eux accordée par l’imagination du fabuliste. Et si pour ma part j’avais été la femme du comte... » Je n’achevai pas, et cette réticence parut l’amuser singulièrement.
 
Un jour, assis tous deux sur les degrés par lesquels on descend au bord de l’eau : — Grisell, me demanda-t-il tout à coup, regardez-vous parfois autre chose que ce morceau de toile blanche où votre aiguille se promène avec tant d’assiduité? — Oui, lui répondis-je brièvement. — Prenez-vous garde à ces ombres ondulées que dessinent les rides mobiles de l’eau frissonnante,... aux formes changeantes de la nue,... aux jeux de la lumière dans les massifs de fleurs éclairés par le soleil?...
 
Or j’avais sur tout cela mes petites idées, mais je les gardais soigneusement à part moi. On était positif chez nous, et je n’avais nulle envie d’être prise pour une jeune personne romanesque ou visionnaire. Je fus cependant un peu mortifiée de penser que M. Langley, si pénétrant à ce qu’on disait, fût réduit à me questionner de la sorte. Aussi ne répondis-je pas à ses questions.
 
— Allons, allons, reprit-il, il faut bien qu’il y ait quelque chose dans cette petite tête si rêveuse... Convenez-en, Grisell, il vous arrive bien de temps en temps quelques pensées?...
 
Je devinais ses yeux fixés sur moi pendant qu’il parlait ainsi, et je me sentais rougir sous son regard curieux. En somme néanmoins j’étais plus mécontente qu’intimidée. Ce sentiment se trahit peut-être, car il changea immédiatement de manières : — Craindriez-vous, me demanda-t-il gaiement, de vous risquer avec moi dans ce bateau?
 
Il me montrait notre petite barque amarrée au pied des degrés. Hugh et Alan s’en servaient souvent : je n’avais pas encore voulu m’y hasarder. J’y consentis cette fois, ajoutant que j’allais prévenir ma mère. M. Langley m’assura que ce n’était pas la peine, notre promenade ne devant durer que peu d’instans, et nous partîmes. Au lieu de voguer du côté de la campagne, il remontait à contre-courant vers le vieux pont, entre deux rangées de maisons noires. Je n’étais pas tout à fait à mon aise, et j’aurais voulu, pour beaucoup, me retrouver assise dans notre jardin. En nous croisant de temps à autre, les bateliers examinaient avec un certain étonnement ma figure inconnue et mes cheveux, détachés par la brise, qui flottaient épars sur mon cou. M. Langley, sans paraître tenir compte de mes inquiétudes, me parlait de ses voyages, et je n’osais l’interrompre pour le prier de me ramener. Notre barque, pendant ce moment d’hésitation, pénétra sous l’arche obscure du pont, frappa contre un obstacle invisible, et nous fûmes dans l’eau la seconde d’après. Une pensée rapide comme l’éclair me traversa le cœur : ma mère, mon compagnon de péril, le toit paternel, un triple adieu... Je ne puis peindre qu’avec «ces mots cette éblouissante vision... Puis il fit noir au dedans de moi, et je perdis jusqu’au sentiment de mon être...
 
Nous devions être secourus, et le fûmes en effet très-promptement par les bateliers qui, de la berge, nous avaient vus chavirer. Ils nous ramenèrent à la maison. En revenant à moi, je me trouvai sur mon lit; mon père, ma mère et le médecin étaient dans la chambre. On m’imposa silence quand je voulus parler; mais il fallut, pour mettre un terme à mes questions, me rassurer au sujet de M. Langley, qui devait en être quitte, comme moi, pour un gros rhume.
 
Après une captivité de quelques jours, très-impatiemment supportée, lorsque j’obtins de descendre au salon, j’y trouvai M. Langley. Il ne fit aucune allusion aux dangers que son imprudence m’avait fait courir, sans doute parce qu’il y avait là quelques personnes étrangères; mais, lorsqu’elles furent parties, il m’offrit son bras pour faire un tour sur le gazon, et m’exprima ses regrets avec une chaleur, une humilité qui me mettaient mal à l’aise. C’était plus que l’occasion ne méritait, et certainement plus que je ne voulais. Ce pardon qu’il réclamait, il l’avait depuis longtemps, et je ne comprenais pas qu’il s’entêtât à me le faire répéter si souvent, comme s’il doutait de mes paroles. A partir de cette journée, il fut tout autre avec moi. Il y eut bien moins d’amertume sceptique, bien plus de bonté dans tout ce qu’il disait. Il donnait bien plus d’attention à mes études, et, si ses leçons eussent duré, je crois que j’aurais fini par vaincre la paresse naturelle de mon intelligence; mais cet enseignement devait me manquer bientôt.
 
Des rares félicités de ma vie, voilà celles que j’ai le mieux goûtées, celles qui m’ont, de beaucoup, laissé le meilleur souvenir. Qu’on me permette de n’en pas finir si vite avec elles. Aussi bien, dans l’ordre des événemens que j’ai à raconter, se présente un incident que je ne saurais passer sous silence.
 
Alan, l’aîné de nos garçons, était, comme tel, destiné à continuer le métier paternel. Malheureusement ce métier n’avait rien d’attrayant pour lui. De. la des discussions qui allaient s’aigrissant toujours entre mon père, habitué à ne rien rabattre de son autorité un peu despotique, et mon frère, réclamant le droit de disposer de sa vie selon les instincts qui étaient en lui. Alan et Hugh offraient à l’observateur un de ces contrastes qui étonnent toujours dans des enfans venus de même origine, élevés dans le même milieu, soumis à des influences identiques. Hugh était moins beau que son frère, mais sa figure frappait bien davantage. Sa tête un peu massive, sort front fortement bombé, sous lequel semblaient s’abriter des yeux ''penseurs'' rarement égayés d’un sourire, son nez mince et droit, ses lèvres nettement découpées, son menton peu saillant et partagé par une fossette, lui constituaient une de ces physionomies auxquelles on ne reste pas indifférent, et avec cette physionomie ses moindres mouvemens, depuis la fixité sereine de son regard jusqu’à la ferme allure de sa démarche, concordaient d’une façon saisissante. Alan était un tout autre type, avec son front bas et blanc, ses lèvres un peu fortes, ses yeux légèrement bridés, et son maintien indolent, indices d’un naturel léger et facilement séduit. Il plaisait généralement bien plus que son frère, et cela sans le moindre effort, par le simple attrait de son humeur égale, de son inaltérable gaieté, tandis que Hugh, avec des facultés bien autrement éminentes et un caractère bien mieux trempé, traversait, silencieux et méconnu, la foule indifférente.
 
Cédant au charme comme les autres, mon père avait bien plus mollement résisté aux entêtemens de son fils aîné qu’il ne l’eût fait s’il eût eu à dompter un caractère moins sympathique. Peut-être aussi, quand il se vit en face d’une résistance qu’il n’avait pas prévue, aurait-il pu ménager mieux les transitions, et passer moins vite d’une complaisance parfois trop grande à une sévérité qui parut insupportable. Ma mère semblait le penser; mais sa plaintive intervention n’apaisait que rarement les orages domestiques, et à peine un différend était-il terminé, que de nouveaux chocs entre ces caractères entiers demandaient une médiation nouvelle. M. Langley conseillait tout bas à mon père de laisser Alan à ce qu’il appelait « sa vocation; » mais comment obtenir qu’on cédât à une volonté qui n’était jamais la même deux jours de suite?
 
Sur ces entrefaites, des comédiens nomades vinrent planter leur tente, à Burndale. Mon père avait le théâtre en abomination; il l’appelait « l’antichambre de l’enfer, » et mes frères reçurent l’ordre le plus formel de n’entrer jamais dans le ''pandœmonium'' ambulant qui venait tenter ainsi les paisibles habitans de notre ville natale. Alan sollicita de ma mère la révocation de cet ordre trop rigoureux. Elle ne voulut pas compromettre pour si peu une influence dont elle commençait à douter. Alan, ne pouvant obtenir l’autorisation qu’il souhaitait, prit le parti de s’en passer. Il était tard lorsqu’il revint du spectacle. Ma mère était avec moi dans ma chambre. Mon père attendait en bas le jeune rebelle. Je ne sais pas au juste d’où venaient nos terreurs, mais le fait est qu’au bruit de la porte qui s’ouvrait, nous demeurâmes immobiles, retenant notre haleine. Alan et mon père entrèrent au salon. Leurs voix s’élevèrent presque aussitôt l’une à l’envi de l’autre; le bruit de plusieurs coups arriva jusqu’à nous. Ma mère se précipita sur l’escalier... je la suivais à quelques pas. Alan sortit du salon pâle de colère, et allait passer à côté de nous sans s’arrêter, lorsque ma mère lui prit le bras :
 
— Au moins, lui dit-elle, vous n’avez pas frappé votre père ?
 
— Non, répondit-il, et, se dégageant de son étreinte par un brusque mouvement, il courut s’enfermer dans sa chambre.
 
Pendant les jours qui suivirent, pas un mot ne fut échangé entre le père et le fils. Je remarquai toutefois que, sous le poids d’une tristesse étrangère à sa nature, Alan ne quittait presque plus sa mère.
 
Aux fêtes dominicales, quand nous allions le soir à l’église, un des deux garçons restait pour garder la maison. Le dimanche qui suivit la querelle, c’était le tour d’Alan, et nous le laissâmes comme à l’ordinaire. Dans l’après-midi, M. Langley était venu chercher mon père, qu’il avait emmené promener hors la ville. Hugh les avait accompagnés. Alan était resté avec nous dans le jardin. Sachant que ma mère avait à lui parler, je m’étais écartée d’eux. En les rejoignant, je vis qu’ils avaient pleuré l’un et l’autre, malgré tous les efforts d’Alan pour paraître froid et calme.
 
Quand nous revînmes de l’église, M. Langley se rencontra sur notre route, ce qui lui était assez ordinaire. Arrivés à la maison, nous trouvâmes la porte entr’ouverte et le salon vide. — Indocile enfant ! s’écria mon père. Je gage qu’il est encore sur la rivière malgré ma défense. — Mais, tandis qu’il parlait ainsi, je vis sur la figure de ma mère une expression de terreur qui m’était toute nouvelle. Elle me fit signe de la suivre hors du salon, et, une fois retirée dans ma chambre, me fît part de ses craintes.
 
— J’ai bien vu, me dit-elle, j’ai bien vu, cette après-midi, que l’enfant était à bout de soumission... Ses paroles venaient d’un cœur froissé, découragé... Son père a passé la limite,... continuât-elle à mots entrecoupés, les lèvres tremblantes... Le voilà parti... parti pour tout de bon, c’est moi qui vous le dis... Pauvre petit! mon Alan ! malheureux garçon !
 
Vivement émue, je ne laissai pas de jeter un coup d’œil du côté de la rivière. Notre barque était amarrée à sa place habituelle. Cette circonstance me parut donner quelques probabilités aux conjectures de ma mère. J’allai, avec sa permission, chercher mon père, qui traita fort légèrement nos suppositions. Il entra dans la chambre d’Alan, d’où il sortit très-rassuré. Rien n’y attestait le moindre préparatif de départ. La redingote de l’enfant était encore sur son lit, telle qu’il l’y avait jetée le matin, au retour de la chapelle; la bourse, le livre de prières étaient encore dans les poches. Ma mère ne répondait rien, mais ne se calmait pas. Nous primes le thé, longuement et tristement, malgré les efforts de M. Langley, qui essayait de nous distraire par quelques explications sur de récentes découvertes. Mon père semblait attentif. Au fond, de plus en plus troublé, il prêtait l’oreille aux moindres rumeurs de nos rues si tranquilles. Hugh, le repas fini, avait pris son gros ''in-quarto'', vraie lecture du dimanche, autorisée par la tante Thomasine ; mais je remarquai bientôt que le bruit du vélin, à mesure qu’il tournait la page, mettait mon père à la torture, et je le priai tout bas de fermer le volume.
 
Bientôt mon père n’y tint plus : — Il fait chaud ici, dit-il tout à coup. Voulez-vous, Langley, venir faire un tour du côté du pont? — Cette proposition inusitée trahissait l’anxiété à laquelle, sans vouloir en convenir, il était en proie. Ma mère de son côté, quand elle lui apporta ses gants, se pencha vers lui et murmura quelques mots à son oreille. Je devinai qu’elle implorait son indulgence pour « l’enfant, » s’il venait à le rencontrer. Trop agité pour lui répondre autrement, il fît un simple mouvement de tête qui disait : — J’ai compris, soyez tranquille!
 
Ils furent absens plus d’une heure. Mon père, en rentrant, ne voulut pas encore manifester la moindre inquiétude, mais sa voix éteinte, et dont il forçait évidemment le diapason, ne me laissait aucun doute à cet égard. Il congédia familièrement M. Langley et nous enjoignit à tous de regagner nos lits. — Pour une nuit à la belle étoile, ajouta-t-il, cet enfant n’en mourra pas. Il nous reviendra demain, l’appétit plus ouvert, pour le déjeuner.
 
Une fois dans ma chambre, je ne songeai seulement pas à me déshabiller. J’étais à ma fenêtre, explorant de l’œil la profonde vallée. Il faisait un beau clair de lune ; un brouillard épais, exhalé de la rivière, marquait toutes les sinuosités de son lit. La crête frangée des rochers hérissés de sapins découpait nettement sa silhouette brune sur le ciel lumineux ; les arbres du jardin tachetaient çà et là de noires ombres les pâles gazons durcis par la gelée. Parmi eux, j’entrevis une forme mobile. J’ouvris à petit bruit ma fenêtre, et, me penchant au dehors avec précaution, j’examinai le mystérieux promeneur, que je reconnus dès qu’il se montra sous les rayons de la lune. C’était mon père. Il descendit l’allée jusqu’aux degrés de la berge, et se tint là quelque temps, sondant du regard l’eau profonde... Quelle était donc sa pensée?... Il revint ensuite, la tête penchée sur sa poitrine, les mains derrière le dos, absorbé dans ses terribles appréhensions. Je devinai ce qu’il souffrait et lui pardonnai ses dures paroles. Une heure après, quand tout semblait endormi dans la maison, j’entendis un pas léger derrière ma porte, et je l’ouvris doucement. C’était Hugh, tout habillé, mais pieds nus et ses bottes à la main.
 
— Je crois savoir où est Alan, me dit-il... Je vais le chercher chez la tante Thomasine... N’est-ce pas, Grisell, que j’ai raison?...
 
Sa conjecture n’avait rien que de probable. Cependant à quoi servirait cette démarche? Je ne le voyais pas trop, et voulus le dissuader de son projet; mais Hugh n’était pas facile à convaincre.
 
— Une fois que l’escapade d’Alan sera connue dans la ville, me dit-il, Alan aura beau revenir, le père n’en sera que plus rigoureux pour lui.
 
Je sentais qu’en ceci Hugh voyait juste. Alors je m’offris à l’accompagner; mais l’intrépide enfant ne voulut pas le souffrir. L’idée de franchir six milles à travers champs, au milieu de la nuit, ne l’effarouchait en rien, et il ne redoutait que la colère de notre père, si celui-ci venait à découvrir, avant qu’il fût de retour, sa sortie nocturne. Je le laissai donc partir, non sans une espèce de remords, et quand il fut hors de vue, je priai pour lui, pour le succès de sa généreuse entreprise. Il était petit jour lorsqu’il revint, couvert de poussière et près de succomber à la fatigue. Le fugitif n’avait point paru chez notre tante. — Et que pense-t-elle de sa fuite? lui demandai-je. — Je l’ignore. Elle ne fait que pleurer, et, ne sachant trop à qui s’en prendre, elle nous accuse tous, répliqua Hugh.
 
Ma mère, qui n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit, se trouva le lendemain matin à bout de forces, et tomba dans un sommeil léthargique. Je préparai le déjeuner de mon père, qui se mit à table, sombre et silencieux. M. Langley arriva. — Eh bien! a-t-on des nouvelles? — Mon père ne répondit qu’en hochant la tête.
 
Le soir, toute la petite ville s’occupait de nous. Notre malheur, exploité par les faiseurs de commérages, reçut mille interprétations plus fausses et plus absurdes les unes que les autres. Il y eut plus de montres dérangées ce soir-là dans Burndale, et l’atelier de mon père s’ouvrit à plus de visiteurs que pendant tout le mois précédent. La tante Thomasine arriva dans la soirée, les lèvres chargées de reproches et de remontrances. Devant elle, non sans un grand effort sur lui-même, mon père avoua ses torts, et ma mère eut à le défendre. Elle le fit avec sa générosité habituelle, et, son émotion gagnant la tante Thomasine, celle-ci en vint à changer complètement de langage. — Eh bien ! disait-elle, ce qui est fait est fait. Alan a quinze ans après tout. Combien de jeunes gens partis à cet âge de la maison paternelle, et complètement livrés à eux-mêmes, ont fait leur chemin dans le monde! L’avouerai-je? les consolations de la tante Thomasine nous fatiguaient presque autant que ses censures. On alla se coucher de très bonne heure. Le lendemain, mon père partit pour Londres, et il y passa tout un grand mois, employé à mille démarches dont aucune n’aboutit. Les traces d’Alan étaient complètement perdues. Un jour il nous écrivit qu’il revenait seul et sans espoir, et ma pauvre mère, soutenue jusque-là par ses chimériques espérances, tomba dans une mélancolie profonde.
 
Le soir où mon père devait rentrer à la maison, je demeurai tard dans le jardin, prêtant l’oreille aux plaintes du vent qui me semblaient les échos de ma tristesse intérieure. M. Langley vint me rejoindre, et, passant mon bras sous le sien, il marcha longtemps à côté de moi. Il m’adressait la parole de temps en temps, et je me reprochai le plaisir secret qui peu à peu effaçait dans mon âme les tristes impressions auxquelles naguère encore je m’abandonnais si complètement. Un bruit que nous entendîmes dans la maison nous fit rentrer ensemble au salon : c’était mon père qui arrivait; mais il n’était pas seul : le cousin Harley était avec lui. Triste retour en vérité! froides étreintes, paroles gênées, pensées qu’on n’osait exprimer. Mon père, en un mois, avait vieilli de dix ans. Sa chevelure avait blanchi, sa voix s’était affaiblie. Il nous conta ses anxiétés, ses fatigues, et comment le cousin Harley était accouru pour prendre sa part des unes et des autres. Je ne pus m’empêcher de jeter à Harley un coup d’oeil reconnaissant. Lui cependant me sembla plus froid, plus réservé que de coutume. Peut-être, me trompais-je. En effet, le lendemain matin, avant de repartir pour Edimbourg, seul avec moi dans le salon, il me parla tout aussi affectueusement que par le passé.
 
— En toute occasion, me dit-il, vous savez, j’espère, Grisell, où vous trouveriez conseil et assistance. Je serai toujours prêt à vous venir en aide, ne l’oubliez pas. Près ou loin, cela n’y fait rien. Je n’ai pas au monde un plaisir plus grand que celui de me dévouer à vous. Voilà qui est entendu, n’est-ce pas, cousine?
 
— Oui, répondis-je, mes yeux levés vers les siens. Je ne connais personne à qui je voulusse m’adresser plutôt qu’à vous.
 
— Vrai? bien vrai, Grisell? — Et je sentis ma main fortement pressée dans la sienne.
 
— Cela est tout simple, repris-je; songez donc !... une si vieille affection!,.. Vous êtes pour moi comme un frère aîné.
 
Il laissa retomber ma main, et alla vers la fenêtre. Presque aussitôt, revenant à moi, il reprit cette main abandonnée. — Je ne vous en veux pas, Grisell. — Et il la pressa de nouveau. — Mais vous n’oublierez pas votre promesse; je puis y compter?... — Enfin il m’embrassa sérieusement, en vieux cousin, et me quitta sans vouloir dire adieu à mon père.
 
Il fallait bien se résigner à regarder Alan comme perdu; son nom ne fut plus prononcé parmi nous. Pendant l’hiver qui suivit, toutes les fois que la neige entourait la maison, lorsque les soirées étaient plus froides ou plus orageuses que de coutume, notre mère, rompant un long silence, laissait échapper des soupirs qui ressemblaient à des gémissémens. Mon père, en ouvrant le journal, cherchait toujours du premier regard ces colonnes où s’entassent les récits tragiques, les aventures extraordinaires, les catastrophes exceptionnelles, qu’on voit se produire, de plus en plus nombreuses, au sein de notre civilisation si vantée; mais le nom d’Alan n’y figurait jamais.
 
 
<center>III</center>
 
Au mois de mai suivant, par une belle après-midi (je ne l’ai pas oublié), je lisais à M. Langley une traduction de l’italien, lorsque la porte du salon s’entr’ouvrit et livra passage à une jolie tête blonde, vivement colorée par la marche et le plaisir de se retrouver avec les siens. Je m’élançai au-devant de ma sœur Marian, et couvris de baisers ses joues vermeilles.
 
— J’étais sûre de vous faire plaisir, dit-elle en me rendant mes caresses, j’ai prié la tante Thomasine de ne pas vous prévenir, et nous voici arrivées sans dire gare !
 
Elle battait des mains, elle bondissait... quand tout à coup, apercevant une personne qu’elle ne connaissait pas, elle se prit à rougir, salua gauchement M. Langley, et s’élança dans le corridor. — Oh ! Grisell... que va penser ce monsieur ?... me demanda la petite folle... Je ne le voyais pas... j’ai failli sauter sur lui... — Je m’empressai de la rassurer, et après avoir souhaité la bienvenue à la tante Thomasine, que nous trouvâmes déjà installée auprès de ma mère, je revins auprès de mon complaisant professeur.
 
— Savez-vous, Grisell, me dit-il, que votre sœur et vous formez un parfait contraste?... Je vous baptiserais volontiers, vous Clair de Lune, elle Rayon de Soleil.
 
La définition, du moins en ce qui regardait Marian, n’avait rien que de très juste. C’était une de ces heureuses natures dont l’insouciance, la gaieté, l’élan communicatif, répandent comme une atmosphère de chaleur et d’amour partout où elles s’épanouissent. Mon père ne l’éloignait de lui, j’en suis convaincue, que par crainte de la trop gâter. Ses petites volontés, parfois capricieuses, avaient un charme qui les faisait accepter partout et par tous. M. Langley ne put pas s’y soustraire. Il l’observait avec une sorte de curiosité caressante; un sourire lui vint aux lèvres dès qu’il eut à lui répondre, et je fus charmée de voir à quel point cet homme grave était susceptible de se laisser gagner aux gentillesses de notre blonde et belle enfant, à peine devenue jeune fille. Il la vit, sans sourciller, prendre d’étranges libertés avec le gros dictionnaire italien dont il m’avait appris à respecter la splendide reliure, et lorsqu’après la première timidité vaincue, elle vint me demander de laisser la « les vieux » et de descendre avec elle au jardin, M. Langley n’hésita pas un moment, convié par elle, à suivre la petite enchanteresse. Il était évidemment flatté de la voir s’accoutumer si vite à lui. Il écoutait avec une complaisance inépuisable ses jolis bavardages, et semblait ne plus s’apercevoir que je fusse au monde. Très décidément il préférait la clarté du jour à celle des nuits. Je n’en fus ni surprise, ni blessée.
 
Avant le dîner, Marian voulut monter chez moi pour changer de robe et se mettre en frais de toilette. Je l’en dissuadai en riant, et il m’arriva de lui dire que M. Langley ne méritait pas tant de cérémonie, ajoutant qu’il n’était la que pour moi. Ce mot lâché, je rougis; Marian s’arrêta court : — Vous allez donc l’épouser? me dit-elle. — Nous sommes ''engagés'' depuis quelques mois, répondis-je. — Et vous l’aimez?... Vous aimez ce vieux pédant-là?... Mais il a trente ans, au moins trente ans... songez-y!... Puis vinrent mille questions saugrenues Elle prit mon anneau, elle l’examina, elle se moqua de nous, si bien que nous en oubliâmes de descendre à l’heure du dîner. Il fallut que Hugh vînt nous arracher à ces causeries et à ces bons rires.
 
Ma place ordinaire à table était entre mon père et M. Langley; Marian la prit sans façon. J’en éprouvai comme un léger serrement de cœur, dont personne au reste ne parut s’apercevoir. La tante Thomasine, à côté de qui je m’assis, m’expliqua le motif de sa visite. Maintenant que la famille était en voie de séparations (un regard jeté sur M Langley m’expliqua ce que ma tante voulait dire), elle pensait que Marian devait reprendre sa place au foyer paternel, et comme d’un autre côté il lui en coûtait trop de renoncer à cette enfant d’adoption, elle venait de louer un ''cottage'', voisin de Burndale, où elle allait faire transporter tous ses meubles, désirant finir ses jours près de nous. Pendant qu’elle m’expliquait ces arrangemens nouveaux, le regard errant de ma sœur s’était fixé sur la place occupée jadis par Alan. Aussitôt elle cessa de gazouiller, ses joues pâlirent, des larmes vinrent perler au bord de ses longs cils; mais elle les essuya bien vite, de peur que notre père ne les vît. M. Langley comprit cette émotion soudaine, et en respecta le secret. Cette soirée ne m’a laissé que de tristes souvenirs. Je me sentais comme engourdie par quelque influence cachée. On eût dit que le pressentiment de quelque malheur, fantôme sinistre, agitait près de moi ses ailes de plomb. La nuit je m’éveillai en sursaut, baignée de larmes...
 
Le changement que j’avais ainsi pressenti plutôt que prévu, ce changement eut lieu, — non tout à coup cependant, mais par degrés, comme lorsqu’une brume se lève sur un radieux paysage, envahit l’une après l’autre toutes les lignes de l’horizon, monte lentement vers le ciel, et finit par isoler la terre des lueurs d’en haut. Je n’entends ici blâmer personne. Tout se passa naturellement, sans dessein prémédité. Je m’étais réjouie du goût que M. Langley à première vue manifesta pour notre Marian. Elle voulut qu’il lui apprît aussi l’italien. Je lui cédai mon maître et les heures qu’il m’avait consacrées jusque-là. Je souriais en la voyant, aux prises avec des difficultés que lui grossissait sa légèreté inappliquée, se désespérer de ne pas mieux répondre aux soins de son professeur; je souriais en voyant celui-ci ne se lasser jamais, ni de la mémoire en défaut, ni de l’intelligence rebelle, et sourire toujours à ces regards craintifs que son écolière jetait de son côté à la dérobée, quand elle le supposait irrité contre elle. Que de fautes il lui passait, dont il m’eût sévèrement reprise! Mais il ne voulait pas la décourager. Ainsi se manifesta le changement. S’en doutaient-ils alors? Pas plus que je ne m’en doutais, à coup sûr. Marian, au bout de six semaines, insista pour avoir ses vacances, et comme en définitive on faisait toujours ce que voulait Marian, on partit pour le manoir rustique de la tante Thomasine. Débarrassée de son professeur, la blonde écolière semblait aux anges. Je comptais bien, moi, sur quelque visite de M. Langley. La première fois qu’on le vit paraître au bas de la prairie qui s’étendait devant la maison : — Ah ! voici le savant!... cachez-moi!... cachez-moi vite!... s’écria Marian avec une consternation affectée, et elle cherchait où se blottir. M. Langley arriva, sérieux et distrait, comme d’ordinaire. Marian lui jeta un coup d’œil effaré, puis, après les premiers complimens, la voilà tranquille et muette. L’instant d’après, la scène change. Marian devient agressive, elle raille, elle agace, elle s’étonne qu’on ait le temps de venir nous voir quand on a tant d’occupations; elle demande si le jardin de la tante Thomasine offre quelque curieux phénomène de formation géologique digne de l’attention des érudits. Le front de M. Langley se rembrunit par degrés. Il se penche vers la petite moqueuse; il lui adresse à demi-voix quelques paroles qui lui font redresser la tête et amènent un sourire sur ses lèvres. Elle veut répliquer, elle s’arrête aux premiers mots. Il reprend la parole, mais toujours trop bas pour que je puisse entendre ce qu’il lui dit. Je me lève et je sors tranquillement du salon. Dix minutes après, je vois M. Langley quitter la maison et descendre à grands pas la prairie. Il est agité, il se parle en marchant. A peine est-il hors de vue, que Marian bondit vers moi, — Bon Dieu, Grisell, que je vous envie peu votre amoureux !... Il est fou, ce tourtereau-là. Je l’ai mis dans une colère ! — Mais comment, à quelle occasion, voilà ce que je ne puis savoir. Insisterai-je ? Non, je ne dois pas me constituer l’espion de ma sœur? Ce rôle serait-il digne de moi, digne de M. Langley? Il m’a dit qu’il m’aimait, il m’a demandé d’être sa femme. Il a fait dépendre du parti que je prendrais son bonheur et son malheur à venir! Faut-il donc me méfier de sa sincérité? A ces questions que je me faisais, la réponse était toujours la même : — Oui, me disait mon cœur, mais il ne connaissait pas alors Rayon de Soleil!
 
L’inquiétude finit par me gagner. Je ne puis rester en place. Avec ma sœur, je ne suis plus à mon aise. Un embarras mutuel succède à nos épanchemens d’autrefois. Jamais plus entre nous une seule allusion au mariage projeté pour moi. Les leçons d’italien reprennent et deviennent de plus en plus longues. Ils sont heureux d’être ensemble. Ma présence ne les gêne pas plus que si j’étais une pierre, et cet abandon me gagne parfois. Je me surprends à trouver charmant le contraste de ces deux têtes, brune et blonde, penchées sur le même livre, animées par la même souriante expression. Je ne parle à qui que ce soit de mes soupçons. Je mets toute ma volonté à m’aveugler, et je demeure ainsi, torturée, indécise, jusqu’au jour où le voile, si transparent, se déchire tout à fait devant moi.
 
C’était par une matinée d’août. Ils étaient absorbés dans leur étude. La fièvre battait à coups pressés dans ma tête. Sous les arbres courait une fraîche brise. J’allai m’y asseoir, les laissant seuls. J’y demeurai longtemps, le front dans mes mains. Certes je puis dire et jurer au besoin que lorsque je revins vers la maison, je ne songeais nullement à surprendre leurs secrets. J’allai vers la fenêtre près de laquelle ils étaient assis, comme certains condamnés marchent au supplice, avec une véritable soif de repos, de tranquillité obtenue atout prix. En m approchant, j’entendais leurs voix sans pouvoir attacher une idée distincte aux paroles qui frappaient mon oreille. Je vis que les livres étaient fermés et repoussés loin d’eux. Je voulus passer outre : impossible. Mes pieds semblaient rivés au sol. Je restai donc et je regardai. Je le vis la prendre dans ses bras où elle s’abandonnait, je le vis lui donner un baiser, et je la vis cacher son visage contre la poitrine de son amant, tout en murmurant quelques mots, parmi lesquels je distinguai ceux-ci : « La pauvre Grisell ! »
 
Tout était dit. J’entrai dans le salon, j’ôtai de mon doigt l’anneau que M. Langley m’avait fait accepter et je le plaçai devant lui, sur la table, sans prononcer une seule parole; puis je les quittai. Une minute de plus, je me serais trahie. L’instinct de la femme et ce sentiment de dignité qui lui manque rarement en pareille occasion m’avaient permis de garder pendant le temps nécessaire mon masque de glace ; mais il me fallait ensuite exhaler mon agonie. Où donc aller? À quel autre cœur confier les tortures du mien, et ses tressaillemens convulsifs, et le tumulte de ses pensers effrénés? Je ne voulus me laisser voir ainsi qu’à notre bonne mère Nature, instruite d’avance de tous les secrets qu’on met sous sa garde, et qui les absorbe à jamais dans ses entrailles profondes. J’allai devant moi, parmi les champs où les blés d’or appelaient la moisson, parmi les bois pleins de silence et d’ombre, espérant que l’épuisement physique endormirait les souffrances de mon âme. Il ne me donna pas le repos que j’attendais, mais il me plongea dans une apathie froide et rigide qui peut-être valait tout autant.
 
Une invincible répugnance m’empêcha de rentrer à la maison. Après une longue marche, aux vagues clartés du crépuscule, j’arrivai chez la tante Thomasine, qui tricotait paisiblement, assise au coin de son feu. A ma vue, ses aiguilles lui tombèrent des mains. — Bon Dieu ! qu’a cette enfant? s’écria-t-elle aussitôt, elle est pâle comme la mort !... Je me laissai tomber sur un siège, et là, les yeux fixés sur le feu, — ce même feu où j’avais vu autrefois tant de merveilleuses féeries, — je laissai couler mes premières larmes. La bonne tante ne me pressa de questions que lorsque je fus un peu calmée. Alors je lui dis tout, moins ce qui les accusait trop. Elle ne s’en indigna pas moins de ce qu’elle appelait déception, trahison, — que sais-je, moi? — et voulait aller demander justice à mon père. J’eus peine à l’en empêcher. Elle me laissa ensuite pleurer une heure entière tout à mon aise. Je me suis toujours dit, en songeant à cette sympathie muette et pleine de tact, que la tante Thomasine avait dû, elle aussi, passer par quelque épreuve du cœur. Quand la nuit fut venue, je me remis en route. En rentrant à Burndale, en longeant ces vieilles et bizarres maisons où tant de générations s’étaient succédé, je me représentais avec une sombre joie combien d’émotions pareilles à la mienne avaient agité tous ces êtres, passagers au même lieu, voyageurs sur la même route, et maintenant froides cendres, — ce que je serais au bout de peu d’années...
 
En entrant dans Watergate, je vis un homme qui passait et repassait lentement devant notre demeure. C’était M. Langley. Je devinai pourquoi il m’attendait et j’aurais voulu l’éviter, mais à peine m’eut-il aperçue, qu’il s’élança vers moi : — M’écouterez-vous, Grisell? me demanda-t-il en me barrant le passage. — Aucune réponse ne me fut possible. Lui-même demeura muet en face de moi pendant une ou deux minutes. —Je ne puis me justifier, reprit-il, je ne puis que vous demander pardon... Me permettez-vous de vous écrire?
— A quoi bon? répondis-je enfin avec effort. Et pour le tirer de ce cruel embarras : — Je vous pardonne, ajoutai-je. Oubliez-moi, c’est tout ce que je vous demande... Et maintenant, adieu!
 
— Un instant, Grisell... Votre père...
 
— Vous lui avez dit?...
 
— Absolument tout... Il me condamne, et il a raison... Mais Marian...
 
Ici, je voulus passer outre. M. Langley me retint, sa main posée sur la mienne. Quel droit avait-il de me torturer ainsi?
 
— Votre père m’a chassé de chez lui, reprit-il, et pourtant il faut que je voie Marian... Je la verrai bien certainement... Grisell, voulez-vous intercéder pour nous?
 
Tandis qu’il m’adressait cette requête étrange, ses gestes étaient ceux d’un homme qui a perdu tout empire sur lui-même. Le savant calme et posé, tel que je l’avais toujours vu, avait fait place à une espèce de fou.
 
— Voyons, Grisell,... recommença-t-il, mais cette fois en me laissant le passage libre. Voulez-vous,... dites?
 
Hélas ! je l’aimais encore plus que moi-même, car je me retournai pour lui dire : — Je ferai, monsieur, ce que vous attendez de moi. Si je ne réussis pas, ne m’en gardez pas rancune.
 
Ses remercîmens empressés, la hâte qu’il mit ensuite à s’éloigner, tout cela me fit mal. Cet homme, je le vis bien, ne m’avait jamais aimée. Je me le répétai plus de vingt fois de suite avec une sorte de satisfaction farouche. Mieux vaut, je l’ai toujours pensé, une vérité cruelle qu’un mensonge flatteur.
 
Mon père m’attendait dans son cabinet. Il me parla de M. Langley avec un mépris austère qu’il ne pouvait être question de combattre en ce moment. Je regagnai ensuite la chambre que je partageais avec Marian, et je l’y trouvai dans les ténèbres. A peine assise sur mon lit, je la vis venir à moi toute en larmes et s’agenouiller à mes pieds. Elle me prit les mains, me les baisa,... je sentis ses tièdes pleurs mouiller mes doigts crispés,... tout cela sans être émue. Seulement à ses profonds sanglots il y avait dans mon cœur comme un écho douloureux. Tout ce que je pus faire fut de répondre par quelques bonnes paroles à ses adjurations passionnées, et de passer une main caressante sur ses cheveux épars. Néanmoins l’accent de ma voix avait malgré moi quelque chose de contraint et de rude qui contrastait étrangement avec mes assurances d’affection et de dévouement fraternel. Aussi n’en pleurait-elle que plus fort. Que faire à cela? Je ne pouvais, à ''elle'', dévoiler mon cœur tout entier, et lui demander les consolations dont ce cœur avait besoin. Force m’était de me réfugier derrière les apparences d’une froideur inerte, apparences qu’elle savait menteuses, et qui devaient lui sembler l’hypocrisie de la colère. J’espère cependant qu’elle ne me méconnut pas à ce point ; mais je l’ignore, ces explications ayant été entre nous les premières et les dernières.
 
Le lendemain et les jours suivans, je me plongeai avec une ardeur obstinée dans la routine de mes travaux domestiques. Je ne m’arrêtais pas, afin de n’avoir pas à réfléchir. Je vis Marian mettre de côté furtivement les livres de M. Langley et dérober à tous les yeux ce trésor sur lequel elle avait des droits. Je m’expliquais parfaitement le calme avec lequel elle supportait le froid mécontentement de mon père et le silence désapprobateur que ma mère gardait vis-à-vis d’elle. Restait ma promesse à tenir. Je plaidai ''leur'' cause avec le ferme désir de la gagner. Peu à peu la pitié m’avait prise à voir les joues de Marian se décolorer, et ses beaux yeux bleus s’ouvrir le matin voilés encore des larmes répandues pendant la nuit. Elle me croyait maîtresse de sa destinée. J’eus grand’peine à la convaincre que j’avais tout fait, sans succès, pour fléchir nos parens. Elle les voyait toujours froids, toujours durs pour elle, et cette enfant, jadis si gâtée, m’en voulait de ne pas avoir vaincu leurs ressentimens. — Je ne peux vivre ainsi, me disait-elle... Personne ici ne m’aime... personne que M. Langley !... Et à tout ce que je lui disais pour la calmer, en la flattant d’un avenir meilleur, elle ne répondait que par des reproches; mais ces reproches ne m’irritaient pas : j’avais pitié d’elle. Songez donc, une enfant... seize ans à peine... se heurtant à un premier obstacle! Aussi revenais-je souvent à la charge auprès de nos parens. Malheureusement ils n’avaient confiance ni dans la solidité de ce juvénile attachement, ni surtout dans le caractère de M. Langley. Mes instances étaient donc inutiles.
 
J’ai là, sous les yeux, un petit cahier vert, présent, de la tante Thomasine, où j’écrivais chaque soir mes pensées du jour. C’est ce qu’on peut imaginer de mieux pour combattre ses faiblesses que de les faire ainsi comparaître devant soi et de les juger, dans le calme de la solitude. Là, je retrouverais encore aujourd’hui, si je le voulais, mes mouvemens de jalousie sévèrement condamnés, mes aspirations vers la tombe repoussées comme d’horribles tentations. Il m’est arrivé de revenir sur ces traces du passé avec un singulier étonnement. — Est-il possible, me suis-je demandé quelquefois, est-il possible que j’aie pensé tout cela? — Or rien de plus certain, rien de plus vrai, tout étrange que cela me paraisse.
 
Il y a là une journée, entre autres, dont le souvenir m’est encore bien présent : une tiède après-midi où j’étais assise au bord de l’eau, sur ces degrés dont j’ai parlé. La rivière venait presque baigner mes pieds. Un singulier enchaînement de pensées me suggérait, avec des incitations toujours croissantes, que j’avais un sûr moyen de me venger d’eux, en mourant là, dans cette eau limpide. Pourraient-ils, causes et complices de ce suicide, songer à s’unir ? Oseraient-ils défier ainsi mon spectre vengeur?... Ce fut là le moment critique de ma douleur, le plus haut période de ces fièvres qui parfois me brûlaient le cerveau. A partir de cette page, — que je n’arrache pas du livre de ma vie, mais que je voudrais n’avoir jamais écrite, — un apaisement graduel se manifeste. Le silence se fait en moi; la résignation me plie à son joug... Parfois je faiblis; je me sens près de faillir encore... Quelle maladie mortelle n’a ses rechutes ?
 
Cependant mon père ne se laissait pas ébranler par mes instances réitérées. J’avais fini au contraire par réconcilier la tante Thomasine avec ce mariage qu’elle avait tout d’abord déclaré impossibles Marian avait toujours été sa favorite, et l’idée de la voir dépérir lui était insupportable. Sur ces entrefaites, une maladie contagieuse s’étant déclarée à Burndale, ma tante voulut immédiatement emmener Marian, que son état d’abattement exposait à plus de dangers. Ma sœur ne fit aucune objection à ce projet; il parut au contraire la ranimer et lui sourire. Toutes deux partirent donc pour le bord de la mer, où elles passèrent environ six semaines.
 
Quand elles revinrent, il fut évident que les bains de mer avaient eu la meilleure influence sur la santé de Marian. Nos parens, cédant à mes remontrances, s’étaient décidés à l’accueillir comme autrefois, et ils l’accablèrent de caresses; mais, à ma grande surprise, elle parut plus embarrassée que jamais. Après les avoir embrassés à la hâte, elle monta dans notre chambre, où elle me pria de l’accompagner. Là, je voulais l’aider à se déshabiller, mais elle repoussa mes mains empressées, et son agitation, son embarras m’étonnèrent.
 
— Eh bien! ces fièvres, comment vont-elles? me demanda ma sœur sans me regarder.
 
Je lui répondis, ce qui était vrai, qu’elles allaient diminuant, et que personne de notre connaissance n’en avait été atteint. Cette assurance parut la calmer, et, une fois couchée, elle me pria elle-même de la laisser s’endormir; elle était trop lasse pour causer plus longtemps.
 
En rentrant dans le salon, je trouvai la conversation engagée sur les fièvres de Burndale. La tante Thomasine en vint à demander si quelqu’un de nos amis les avait prises. — Aucun, répondit négligemment mon père.... Et, se reprenant aussitôt.... Aucun; répéta-t-il, car je ne compte plus M. Langley parmi ceux qui méritent ce nom.
 
J’appris ainsi que M. Langley était malade. L’idée me vint d’en prévenir Marian lorsque je remonterais auprès d’elle; mais elle était endormie, et je remis la mauvaise nouvelle au lendemain. Pendant la nuit, elle rêva tout haut, et prononça plusieurs fois le nom de celui qu’elle aimait. Lasse de l’entendre gémir ainsi et craignant qu’elle ne fût malade, je l’éveillai à la petite pointe du jour. Les yeux ouverts, à mon grand étonnement, elle continua ses plaintes : — Grisell, me disait-elle, je suis sûre, je ''sens'' qu’il est arrivé quelque malheur à M. Langley... Comment pourrait-on s’informer de lui? — Je lui dis alors avec ménagement ce que je savais. Aussitôt elle bondit vers moi, me jeta un regard effrayé où quelque incrédulité se peignait cependant encore, et, comme je l’étreignais dans mes bras, surprise au plus haut point : — Ah ! Grisell, s’écria-t-elle, laissez!... laissez-moi!... Comment suis-je encore ici?... C’est auprès de lui qu’est ma place... J’ai le droit de l’aller trouver maintenant.
 
Un instant je la crus folle, mais elle m’eut bientôt détrompée. — Lâchez-moi, vous dis-je, ajouta-t-elle. Comprenez-moi donc... je suis ''sa femme''! Il y a un mois que nous sommes mariés. Voyez plutôt! — Et elle me montrait un anneau de mariage suspendu à son col par un petit ruban noir.
 
De ce moment je n’eus rien à répondre, et je la laissai aller. Je l’aidai même, sur sa demande, afin que sa toilette lui prît moins de temps. Elle m’expliquait cependant comment elle s’était laissé persuader par M. Langley, qui l’avait secrètement suivie, de rendre leur union à jamais irrévocable, en attendant que l’on trouvât un moyen d’apaiser nos parens. Je la voyais tremblante, déchirée de remords, dévorée d’inquiétude. Pauvre Rayon de Soleil! ce n’était pas le moment de lui en vouloir. Je l’encourageai donc à remplir ce qu’elle regardait avec raison comme son devoir. Je l’aidai à sortir sans réveiller personne; je la suivis de l’œil jusqu’à la porte de M. Langley, chez qui elle fut admise sans difficulté par la vieille servante, un des témoins de leur mariage, comme je le sus depuis.
 
Ceci fait, j’avais encore une pénible épreuve à subir. Je dus tout raconter à mon père, et, le connaissant mieux que personne, je le fis en très peu de mots, sans la moindre, circonlocution, aussi simplement que possible. Il m’écouta sans prononcer une parole. Plus tard, dans la journée, il me dit qu’il n’empêcherait pas ma mère d’aller voir « l’enfant, » — ce fut le mot qu’il employa, — mais que, quant à lui, jamais il n’aurait aucun rapport avec elle. Ma mère pleura, supplia, sans rien obtenir. Combien l’orgueil paternel dut souffrir ce jour-là! Se voir enlever ainsi un second enfant... et sa préférée !
 
Le soir même, ma mère se rendit auprès de Marian, et voulut en vain lui persuader de confier aux soins d’une garde son mari malade. Ma sœur ne répondit qu’en me faisant demander de lui venir en aide. Je sollicitai de mon père cette permission, et je n’hésitai pas un instant, — malgré tout ce qu’on disait de l’épidémie, — à me rendre où on m’appelait. Un grand étonnement pour moi fut de voir ma sœur, tout à coup transformée par les nécessités du moment, rester parfaitement calme et maîtresse d’elle-même en des circonstances si critiques. A peine ses lèvres tremblaient-elles un peu quand elle me dit que son mari, qui l’appelait sans cesse dans son délire ne l’avait pas encore reconnue. Je restai auprès de Marian jusqu’aux premiers symptômes de convalescence qui se manifestèrent chez le malade. Mon père me vit rentrer à la maison comme il m’en avait vue sortir, sans un mot qui concernât l’un ou l’autre des nouveaux mariés. Nous apprîmes bientôt après que le médecin ordonnait à M. Langley, incomplètement guéri, le séjour des pays chauds. Ceci n’arriva même pas jusqu’à mon père, qui, le dimanche, tenait soigneusement ses yeux écartés du banc où Marian et son mari étaient agenouillés côte à côte.
 
Un soir je rentrai au salon dans une disposition d’esprit qui m’était nouvelle. La vie m’était moins amère; l’abnégation m’était plus facile. Je me reprochais l’égoïsme persévérant de mes chagrins. Ma mère, qui m’avait fait place auprès d’elle, me voyant assise sur une chaise basse à ses pieds, passa doucement sa main sur ma tête. Je la regardai. Ses yeux étaient rougis par des larmes récentes. Tout absorbée dans ma douleur, je ne songeais donc pas aux siennes!... Cette pensée m’alla au cœur. Il y avait la quelque chose à expier, et cela sans plus de retard. Ma pauvre mère, dont la vue était très affaiblie, n’avait pas de plus grand plaisir que d’écouter lire à haute voix. Depuis plusieurs mois, toute lecture m’était devenue insupportable à partir du jour où j’avais appris à déchiffrer le triste livre de la vie. Il me fallut un petit effort sur moi-même ce soir-là pour proposer à ma mère de lui lire quelque chose; mais quel reproche me fut l’air joyeux avec lequel elle accepta cette offre si simple ! J’avais oublié, — jamais je ne le compris mieux qu’en ce moment, — combien sont coupables ces ''manquemens à la bonté'', dont il est si rare qu’on se repente. Je choisis, dans notre modeste collection, l’ouvrage qu’elle aimait le mieux, un vieux volume dont elle avait usé les feuillets à force de le relire : elle ne lui préférait que la Bible. C’était la ''Vie du colonel Hutchison'', écrite par sa femme, véritable Cornélie anglaise, digne des plus beaux temps de la république romaine. Mon père, qui lisait de son côté, ferma son livre pour écouter. Il s’exhalait de ces pages un parfum de vertu stoïque dont nous étions tous comme enivrés. Hugh, lui aussi, quittant son Euclide et ses figures de géométrie, était venu prendre place dans le groupe de famille.
 
La lecture achevée, mon père m’attira vers lui et posa ses lèvres sur mon front. Cette caresse, rarement accordée, trahissait une motion favorable. Je saisis l’instant propice, et je prononçai le nom de ma sœur. Mon père essaya de m’imposer silence, mais sa voix n’était pas aussi ferme que de coutume. Il en vint à expliquer sa sévérité. — Pouvait-il se réconcilier avec l’homme qui lui avait volé sa fille? Et celle-ci, — pauvre chère petite, disait mon père, — comment la séparer du mari qu’elle s’était donné? — Elle s’en repentira, disait-il encore... Son mari a du caractère, une intelligence remarquable, mais point de principes... Elle s’en repentira... Maintenant peut-être me trompé-je, et veuille Dieu que je me trompe !...
 
Nous en étions là; nous venions de lui annoncer le voyage projeté par le jeune ménage, et nous avions vu ses yeux s’humecter en songeant au départ de Marian, lorsque la porte s’ouvrit, et Marian parut elle-même. Dieu nous l’amenait sans doute, Elle vint tout droit à mon père, et joignant les mains : — Bénissez-moi, lui dit-elle, avant que je vous quitte tous.
 
A cet appel soudain, mon père ne put résister. Il l’embrassa, fort ému, et garda longtemps sa joue contre sa poitrine, cette joue autrefois si fraîche, maintenant amaigrie et blême. Marian se dressa sur la pointe des pieds pour lui glisser quelques mots à l’oreille avec ces engageantes façons dont elle avait jadis expérimenté le pouvoir. Mon père fronça le sourcil, mais pendant une seconde à peine : — Grisell, dit-il ensuite, me regardant... Il paraît que M. Langley est là dehors.
 
— Permettez-lui d’entrer, répondis-je. Et Marian, courant à la porte, ramena son mari parmi nous.
 
Une fois encore nous prîmes ensemble le repas du soir, une fois, et ce fut la dernière, car le lendemain, au point du jour, Rayon de Soleil et M. Langley quittèrent Burndale. Combien nous nous sommes félicités de cette tardive réconciliation, en songeant que tout ajournement eût rendu le pardon impossible, inutiles les remords et les regrets!
 
 
<center>IV</center>
 
Avec Alan et Marian, la gaieté du logis était partie. Une précoce expérience m’avait laissée triste, et Hugh était naturellement sérieux. La tante Thomasine s’évertuait, fort inutilement je crois, à lui répéter sans cesse qu’il était l’espérance de sa famille, et qu’on attendait de grandes choses de lui. Il n’avait pas besoin de ces appels à son ambition, et ses plans d’avenir, qu’à certains momens de confiance il déroulait devant moi, n’étaient que trop vastes à mon avis. Il rêvait la gloire du savant, les honneurs universitaires, la renommée de l’écrivain, que sais-je encore? mille chimères dont il a fallu rabattre.
 
Ma mère, en général maladive, avait toujours décliné depuis la disparition d’Alan. Son affaiblissement devint bientôt plus rapide, et quelques jours avant Noël nous la perdîmes. Mon père ne lui survécut que trois mois. Je passe rapidement sur cette triste période de mes souvenirs.
 
Tous les projets formés pour l’éducation de Hugh se trouvaient renversés par cette double perte. Mon père n’avait pu rien mettre de côté sur les bénéfices restreints de sa profession. Mon frère était assez grand pour qu’on pût lui expliquer sa position nouvelle. Il la comprit à merveille, et un jour où la tante Thomasine venait d’en causer avec moi : — Tante, lui demanda-t-il tout à coup, a-t-on décidé ce que je ferais? La tante répondit en soupirant qu’il fallait attendre les conseils de M. Flinte, qui ne se pressait guère de nous faire connaître sa manière de voir. Ce M. Flinte était le frère unique de notre mère; c’était sous sa direction que mon père avait placé nos affaires, et, s’il fallait en juger d’après les apparences, M. Flinte ne s’en occupait qu’à contre-cœur. — Il faudra pourtant décider quelque chose, ajouta la tante; vous allez avoir quatorze ans au mois de mai.
 
— Quinze, s’il vous plaît, répliqua Hugh.
 
— C’est pourtant vrai... Quinze,... vous avez raison. Comme le temps passe ! Mais, mon garçon, continua ma tante, modérant sa voix comme pour atténuer le désappointement qu’elle allait infliger à son neveu... sans l’aide et l’aide très généreuse de M. Flinte, vous devez savoir que vous ne pouvez entreprendre aucune de ces carrières qu’on appelle libérales.
 
— J’y ai renoncé, chère tante, répliqua Hugh sans sourciller. Je ne demande à M. Flinte que de me faire entrer dans les bureaux d’un négociant, ou de me prendre dans les siens, ce qui m’irait encore mieux.
 
Je trouvai l’idée lumineuse, et j’osai le dire. Ma tante ne fut pas de mon avis.—Vous aviez de plus nobles ambitions, dit-elle à Hugh; songez qu’un commis-marchand reste fort bien commis-marchand toute sa vie.
 
Hugh ne fit que sourire à cette menaçante insinuation. — Qu’on m’ouvre une route, et fiez-vous à moi pour y marcher, répondit-il. Je n’ai pas besoin d’un début plus brillant que celui-là.
 
— Songez, reprit ma tante, que M. Flinte n’est pas le plus aimable des hommes. Il a l’écorce rude, et...
 
— Moi, j’ai la peau dure, interrompit Hugh. Et je l’aurais embrassé volontiers, pour cette fermeté de bon présage.
 
Puis, sans insister autrement, il alla s’asseoir à l’autre bout de la chambre, nous laissant débattre ce nouveau projet, que je finis par faire agréer à ma tante. On écrivit en conséquence à M. Flinte, qui ne répondit pas. En revanche, le dimanche suivant, fort avant dans la soirée, un déluge de coups frappés à notre porte nous annonça l’arrivée de ce formidable parent.
 
— Je voyage toujours le dimanche, dit-il solennellement à ma tante, pour lui expliquer son apparition à cette heure indue... On gagne à cela du temps, et le temps est notre meilleur domaine.
 
Grand, gros, chauve teint fleuri, sourcils épais, sous lesquels brillaient deux yeux gris toujours pleins de vagues soupçons, tel était notre oncle maternel. Dès les premiers mots par lesquels il interpella son neveu, il fut évident pour nous qu’il restreignait à leurs plus strictes limites les obligations de la parenté. La tante Thomasine voyant traiter son favori avec cette familiarité dédaigneuse, s’indignait peu à peu, et son parler devenu sec et pincé, ses façons de plus en plus cérémonieuses, accusaient son mécontentement; mais M. Flinte n’y prenait pas garde, et, fort de sa supériorité, traitait d’assez haut, en homme d’affaires, en homme qui a vu le monde, les idées de la bonne vieille provinciale. Il ne paraissait pas se douter que, dans le cercle de famille, tante Thomasine passait pour un oracle. — Je ne puis supporter cet homme, nous dit-elle lorsqu’il nous eut quittés, pour regagner son auberge, avec une vague promesse de songer à Hugh; l’envie me prend de l’envoyer promener, lui et sa protection. C’est un vrai tyran, et pas autre chose.
 
— Tyran ou non, répondit mon frère, s’il veut de moi, je me risque. Il ne faut pas s’attendre à marcher sur des pavés de velours, et il est bon de se frotter de bonne heure contre les ronces du chemin.
 
— Comme il ressemble peu à son frère Alan ! me dit la tante.
 
— Alan était un excellent garçon, s’écria Hugh avec effusion.
 
— Sans doute,... sans doute,... à sa manière; mais un peu de bon travail vaut mieux que beaucoup de bon vouloir, repartit la tante, qui, sans trop s’en rendre compte, se laissait aller à l’ascendant énergique du jeune homme.
 
La sollicitude paternelle dont M. Flinte se targuait volontiers à l’égard de Hugh, réduite à se traduire en actes, se manifesta par des propositions assez médiocres. Il prendrait Hugh dans ses bureaux ''au pair'', c’est-à-dire sans lui demander de prime, et, après un surnumérariat gratuit de trois ans, le jeune commis aurait droit à un salaire annuel de 30 ou 40 livres sterling. De savoir comment il pourvoirait, pendant ce long noviciat, à son logement, à sa nourriture, à son entretien, M. Flinte ne s’en inquiétait guère, et lorsqu’il vit que la tante Thomasine et moi nous nous apprêtions à débattre ces délicates questions, il s’éloigna prudemment, pour rester étranger au débat. La chère tante avait été tentée de refuser net les offres de « ce vieux je ne sais quoi,» comme elle l’appelait; mais Hugh lui avait jeté à la dérobée des regards et des gestes supplians qui l’avaient retenue. Quand M. Flinte fut parti, je renvoyai mon frère sous le premier prétexte venu. Lui non plus ne devait pas prendre part à la délibération.
 
— Eh bien ! s’écria la tante, quand nous fûmes seules, vous acceptez?... L’enfant est donc un caméléon? Il vivra sans doute de l’air du temps?
 
— Il vivra de ce que je pourrai lui donner, répondis-je. Je partirai avec lui pour Londres. Nous avons le petit legs de ma marraine Lee...
 
—Une belle affaire !... L’intérêt de ces cent livres ne vous donnera pas seulement du pain et du sel.
 
— Nous vivrons sur le capital.
 
— Et, le capital mangé,... que vous restera-t-il?
 
— L’avenir y pourvoira. En attendant, voilà mon devoir et ma tâche. Il faut remplir l’un et vaquer à l’autre, sans vaines craintes de ce qui peut advenir. Seulement il faut que ces arrangemens restent ignorés de mon frère. Vous me promettez de ne lui en jamais parler. L’excellente femme prit l’engagement que je lui demandais, et quelques jours après, par une belle journée d’été, mon frère et moi, nous quittions Burndale. La voiture passa devant Thorney-Hall, dont toutes les fenêtres étaient closes, les propriétaires se trouvant à Londres. Hugh me montra le vieux château, et me dit tout bas :
 
— Griselll que diriez-vous, si jamais on revoyait un Randal de Thorney?
 
— Des rêves, petit frère,... des rêves, pas autre chose, lui répondis-je avec un sourire triste. Il n’ajouta pas un mot, mais ses lèvres serrées l’une contre l’autre, son teint animé, ses yeux brillans m’annoncèrent qu’il se plongeait avec délices dans ces rêves d’avenir.
 
En attendant qu’ils se réalisassent, en attendant que les Randal fussent relevés de leur déchéance et remis en possession du domaine de leurs ancêtres, il fallut aviser à notre installation à Londres, et, restreints comme nous l’étions aux combinaisons les plus économiques, ce fut une assez rude affaire. Pour une provinciale, je ne m’en tirai pas trop mal, et l’âpreté des petits propriétaires avec lesquels j’eus à me débattre rencontra une résistance qui dut leur inspirer une certaine estime de ma personne. J’obtins ainsi ajuste prix, ou peu s’en fallait, trois petites pièces, dont deux simples cabinets, transformés tant bien que mal en chambres à coucher, et un petit salon auquel un rigoureux nettoyage donna presque bon air. L’inconvénient de ce logement était son éloignement des bureaux où mon frère devait passer la journée. Il fallut se résoudre à le laisser dîner dans un café voisin de la résidence de M. Flinte, située dans cette large, magnifique et sotte rue qu’on appelle Portland-Place. J’y allai deux fois porter ma carte à M. Flinte, toujours absent; politesse perdue qu’il ne me rendit pas, non pas même en s’informant de moi quand il voyait mon frère, ce qui lui arrivait au moins une fois par jour.
 
J’eus fort à faire, dans les premiers temps, pour organiser notre petit ménage. Je voulais que mon pauvre Hugh se trouvât bien chez lui, et j’y réussis à peu près. Il ne regrettait de Burndale, — et je les regrettais tout comme lui, si ce n’est plus, — que le jardin vert et la fraîche rivière, l’aspect des champs, des bois et des rougeâtres marécages. Je m’occupai ensuite d’établir notre petit budget sur des bases régulières, et je me convainquis, en quelques heures d’étude, que le petit capital sur lequel reposait tout notre avenir, ne pouvait durer trois ans, si réduites que fussent nos dépenses. Il y avait là un déficit à combler, et par quel travail y suffirais-je? car je n’en étais pas, Dieu merci, à me croire trop bien née pour travailler. Je n’avais pas assez de talens pour me vouer à l’enseignement, pas assez de goût pour faire des modes ou de la broderie. Restait donc la couture, la couture élémentaire et primitive. J’en parlai à ma propriétaire, et bientôt après elle m’apporta de beau linge à coudre pour une grande famille où elle avait été jadis bonne d’enfans; Plus tard, M. Flinte, qui daigna se renseigner auprès de moi de nos moyens d’existence, apprit à quel travail je m’étais vouée, et donna ordre à sa femme de charge de m’employer exclusivement. De ce moment l’ouvrage ne me manqua jamais. Il est vrai que, malgré cette absence de chômages, les profits n’étaient pas considérables, attendu qu’à titre de parente, M. Flinte me payait un tiers de moins que le tarif ordinaire; mais j’acceptai ses conditions, et n’imaginai pas d’ennuyer Hugh de toutes ces misères auxquelles, en définitive, il n’eût su quel remède apporter. Nous vécûmes ainsi fort heureux, ce qui m’a laissée bien convaincue que, pour une femme, le grand point est d’avoir une tâche à remplir, n’importe laquelle, et un être’ auquel se dévouer. La tante Thomasine, à qui nous rendions compte, par écrit, de tous nos arrangemens, s’étonnait de la gaieté de nos lettres, mais bien plus encore du prix auquel on avait le «front» de nous vendre les œufs et le beurre. Ceci la mettait hors d’elle.
 
Un soir que j’avais attendu mon frère beaucoup plus tard que de coutume, il rentra suivi de quelqu’un, et ce quelqu’un, c’était le cousin Harley, qui, arrivé d’Edimbourg, était allé prendre Hugh chez M. Flinte, et venait passer la semaine avec nous. Il avait l’air très bien portant et très gai. Le motif de son voyage à Londres était, nous dit-il, « une affaire qui pouvait, suivant ses résultats, l’y retenir plus ou moins longtemps. » Hugh, qui, d’après l’avis de son patron, étudiait le français, nous quitta bientôt pour aller prendre sa leçon chez un professeur voisin, et je sus alors ce qu’était la grande affaire du cousin. Il venait me demander en mariage. C’était une idée, me dit-il, qu’il avait depuis fort longtemps, et dont il avait été détourné par cette aversion que mon père témoignait pour les mariages entre parens. Mon indifférence l’avait un peu rebuté, mais il ne pouvait prendre sur lui de renoncer à la plus chère de ses espérances. Si je consentais, j’aurais immédiatement une existence indépendante, et il se chargeait de faire entrer Hugh dans la maison de commerce dont il était un des associés.
 
Je remerciai Harley du fond du cœur; mais je n’avais pas alors à lui donner cette affection qui seule sanctifie le mariage, et aucune considération de vulgaire égoïsme ne devait me faire accepter son offre. Il me demanda, comme pis-aller, une espérance quelconque, une promesse, si vague, si indéfinie qu’elle dût être. Je ne répondis que par un signe de tête négatif, bien qu’à ce moment-là même je sentisse les larmes me venir aux yeux en songeant au chagrin que je lui faisais... en bien ! malgré tout, il ne voulut pas se laisser absolument décourager. Pourquoi? Je l’ignore. Il est bien certain que rien de ma part ne légitimait cette singulière obstination.
 
Harley passa une quinzaine à Londres, et grâce à, lui Hugh put voir, au moins par échappées, un coin de ce monde splendide au milieu duquel nous vivions en véritables cénobites. Quand il partit, je m’aperçus que la certitude d’inspirer à quelqu’un, par moi-même et pour mon propre compte, un intérêt si vif et si persistant n’était pas une médiocre satisfaction, et je regrettai sincèrement de n’avoir pu répondre mieux à une tendresse si dévouée. Il nous écrivait du reste assez régulièrement, et ses lettres finirent par être attendues, désirées, comme une agréable diversion à la monotonie de nos habitudes.
 
La Noël vint. M. Flinte nous surprit beaucoup en nous engageant à dîner. J’appris alors, pour la première fois, qu’il était marié et qu’il avait une fille unique. La grande question de la toilette aurait pu faire difficulté; mais j’étais en grand deuil, ce qui simplifiait les choses. Les convives étaient nombreux à ce dîner annuel, où le grand homme de la famille avait réuni tous ses parens, et parmi eux j’en remarquai plus d’un dont les timides allures, les airs empruntés, les flatteries serviles trahissaient l’humble fortune. Je me rappelle surtout, comme m’ayant péniblement affectée, un petit homme blême, à physionomie inquiète, qui absorbait en silence une énorme quantité de vin. En revanche, j’avais en face de moi un jeune homme frais et dispos, que tout le monde s’obstinait à baptiser « le ''pauvre'' Dick. » J’osai demander pourquoi cette désastreuse épithète était appliquée à ce joyeux compagnon : il me fut répondu que c’était à cause du malheur constant, du ''guignon'' implacable qui avait toujours poursuivi, dans tout ce qu’il avait entrepris, ce prédestiné. Jamais, à coup sûr, guignon et malheur ne visitèrent un hôte plus serein et d’une humeur plus souriante. En somme, le dîner fut long, la conversation glacée, et je n’entendis pas sans un vif plaisir la petite toux prémonitoire par laquelle mistress Flinte donna le signal de la rentrée au salon.
 
Mistress Flinte se pouvait définir tout uniment une personne bien élevée et bien mise; sa fille Blanche était grande, fière et silencieuse. Elle se montra cependant très prévenante pour Hugh, qu’elle avait pris auprès d’elle, et ceci, me parut-il, au grand désespoir d’un jeune homme qui guettait cette place, fort digne d’envie. Après le dîner, Blanche vint se placer à côté de moi sur un des divans; mais elle ne paraissait pas disposée à causer. Sa physionomie exprimait la tristesse, tristesse concentrée cependant, qui n’appelait pas la sympathie et décourageait les consolations. Le jeune homme qui m’avait paru la courtiser entra bientôt dans le salon. Au lieu de venir droit à nous, il rôdait autour du piano et du coure à musique. Je crus surprendre un regard suppliant qu’il adressait à la hautaine jeune fille, et auquel Blanche ne répondit que par un mouvement d’impatience. Presque aussitôt, sous je ne sais quel futile prétexte, elle m’emmena dans sa chambre, où, tandis que j’admirais quelques jolies aquarelles dont les murs étaient tapissés, elle se mit à griffonner quelques mots sur un carré de vélin. Quand elle eut fini : — Ces aquarelles, me dit- elle, sont de ce jeune homme que nous avons laissé au salon. J’aurais dû vous le présenter. Par le fait, il est votre cousin comme le mien. — En revenant au salon, nous le rencontrâmes sur notre chemin. Il s’approcha de Blanche et lui adressa quelques mots fort à la hâte. Pour toute réponse, elle lui remit le papier plié qu’elle tenait à la main, et il partit aussitôt. Il me déplut assez qu’on m’eût rendue témoin de cette correspondance clandestine; mais comme Blanche ne me donnait aucune explication, je n’avais qu’à me taire. Lorsque je pris congé d’elle, cette jeune fille, qui au fond ne manquait pas de bonté, me donna un baiser cordial. — Mon père, me dit-elle, prétend que vous n’êtes pas une femme comme une autre. N’importe, je voudrais bien que vous fussiez ma sœur. Me permettez-vous d’aller vous voir quelquefois? — Je ne pus naturellement que lui promettre le meilleur accueil.
 
Elle vint en effet et assez souvent, mais ses visites étaient fort écourtées, et j’eus bientôt à soupçonner qu’elle y trouvait le prétexte nécessaire à des entrevues mystérieuses avec son jeune parent, le peintre Herbert. Je m’étais promis de ne pas tolérer cet abus, s’il existait, et de m’en expliquer franchement avec elle, lorsque Hugh un beau jour vint changer mes soupçons en certitude. Son patron était au désespoir. Miss Blanche, secrètement mariée à M. Herbert depuis quelques semaines, venait de partir avec lui. M. Flinte avait pour gendre un artiste, et un artiste sans réputation par-dessus le marché!... Il arriva furieux dès le lendemain, et voulut m’imputer une espèce de complicité dans l’intrigue dont il était victime; mais je lui fermai la bouche en lui rappelant que sa fille était déjà mariée lorsque je l’avais vue pour la première fois. J’appris ensuite que le jeune couple vivait misérablement à Rome, où M. Herbert travaillait pour se perfectionner dans son art. M. Flinte cependant ne se laissait pas fléchir, et, riche à ne savoir que faire de son argent, leur refusait obstinément tout secours.
 
Cet événement eut une grande influence sur la destinée de Hugh. M. Flinte, qui s’était montré envers lui si économe de bienfaits, le prit en faveur et le combla de cadeaux. Il le traitait en père prodigue, et il ne tint pas à lui que Hugh n’allât vivre dans sa maison. Je crus devoir m’y opposer, d’abord parce que je ne faisais pas grand fond sur le bienveillant caprice du cher oncle, ensuite parce qu’il me répugnait de voir Hugh occuper une place qui ne lui appartenait pas, tandis que la personne à qui cette place était due souffrait au loin toutes les angoisses de la pauvreté. Ce qui me charma, c’est que Hugh était tout à fait de mon avis. — Pas de mauvais jeu, pas de menées secrètes, disait-il; si nous devons jamais être riches, que ce soit par le travail.
 
 
<center>V</center>
 
Les années passaient. M. Flinte, que ses bonnes grâces, consciencieusement déclinées, avaient d’abord refroidi à notre égard, ne pouvait cependant ni manquer à ses engagemens envers Hugh, ni lui refuser la confiance que ce cher garçon méritait de plus en plus. Ce fut ainsi, degré par degré, qu’un jour mon frère se trouva commis principal, et ce jour-là nos positions respectives furent changées. Ce fut ''lui'' qui ''me'' fit vivre. Les faibles objections que me suggérait ce nouvel état de choses ne furent pas écoutées. — Pensez-vous donc, Grisell, me dit mon frère, que depuis six ans j’aie une taie sur les yeux ? pensez-vous que j’ignore combien vous avez travaillé, combien Vous vous êtes privée pour moi?... — Il n’y avait rien à répondre, et je ne répondis rien.
 
Nous venions de quitter notre « garni » et de monter, bien modestement, notre maison, lorsque la tante Thomasine profita, pour nous venir voir, d’un voyage que faisait à Londres un de nos amis de Burndale, le docteur Larke, le directeur de la ''grammar school'', l’ancien professeur de Hugh. Sa fille Mary l’accompagnait. Nous l’avions laissée à neuf ans, petite fée blonde que tout le monde adorait. Elle nous apparut six ans après, jolie autant qu’on peut l’être, et bien que son esprit n’eût rien de très supérieur ni de très subtil, gaie, vive, animée, attrayante. — N’est-ce pas, me disait un jour la tante Thomasine, n’est-ce pas qu’elle rappelle notre petit Rayon de Soleil? — Pauvre Rayon de Soleil, c’était là un nom qui vivait encore parmi nous. Le temps et l’absence avaient effacé tout ce qui eût pu faire ombre à ce brillant et radieux souvenir. Elle n’avait qu’à reparaître. Nos bras et nos cœurs lui étaient ouverts.
 
Le docteur Larke, dont la vue déclinait de manière à l’alarmer, était venu consulter les plus célèbres oculistes de la capitale. Ils ne lui dissimulèrent pas que le traitement auquel ils allaient l’astreindre offrait peu de chances favorables. Or le pauvre docteur, déjà forcé de renoncer à son école, et qui n’avait jamais fait grandes économies, allait se trouver aux prises avec dès difficultés pécuniaires que l’infirmité dont il était menacé devaient aggraver encore. Sa fille ignorait tout. — Je ne sais ce qu’a mon père, me disait-elle; il ne lit plus, il n’écrit plus, il ne décachete même plus ses lettres. Il reste des heures entières sur son fauteuil, immobile et sans ouvrir la bouche... Je voudrais le ramener à Burndale. L’air de Londres lui est mauvais. — Il fallut bien l’éclairer sur sa position. Je le fis après en avoir obtenu l’autorisation, que le docteur ne me donna pas du premier mot. Le premier mouvement de cette enfant fut admirable. A peine m’avait-elle comprise, qu’elle me quitta en courant pour aller se mettre à la disposition de celui qui désormais allait devenir son protégé de toutes les heures. Ils renoncèrent, après mûre délibération, à retourner à Burndale. Le docteur fut adjoint, comme collaborateur régulier, à un recueil de travaux métaphysiques. Sa fille lisait pour lui et écrivait sous sa dictée. Avec le travail et ses distractions salutaires, la résignation vint peu à peu à notre pauvre aveugle. C’était pitié cependant que cette jeune fille, en qui débordait la vie, en qui le printemps rayonnait, s’étiolant derrière un noir bureau, la tête en feu, les yeux fatigués, épuisée par une application au-dessus de ses forces, telle enfin que nous la trouvâmes, Hugh et moi, par une belle journée de juillet. Ce spectacle nous navra tous les deux, et, sans nous être donné le mot, Hugh s’offrit à remplacer la gentille Mary comme secrétaire, pendant que je la promènerais un peu hors de Londres. Il fallait voir le ravissement de cette enfant lorsqu’elle respira l’odeur des champs, et comme elle cueillait les marguerites bordées de rose, les bassinets jaunes, les ''reines des prés''. Les bois de Thorney lui revenaient à la mémoire, et aussi ce bon air qu’elle y savourait comme une boisson délicieuse : « Tenez, me disait-elle, à l’heure qu’il est, les roses de haie sont en fleurs, les foins sont coupés, mais non rentrés; les coquelicots rougissent dans les blés onduleux... » Quand il fallut ramener cette jolie enfant dans le cabinet sombre et enfumé où se consumait sa vie, il me prit une sorte de remords. Elle était là hors de son élément. On eût dit une marguerite appelée à éclore dans les profondeurs d’une mine; mais elle ne semblait bas se douter de ce qui m’attristait ainsi. C’était un brave cœur sous des apparences gaies et légères, et qui sait? elle aimait peut-être ce noir cabinet, théâtre de ce long sacrifice. La jeunesse a de ces privilèges. Il n’est pas de recoin si obscur, si désolé, où elle ne puisse tisser ses rêves, légers et flottans comme les fils de la Vierge.
 
La tante Thomasine me fit remarquer, peu de temps après cette promenade, que Hugh ne passait plus beaucoup de soirées auprès de nous. Elle se félicitait de le voir si assidu chez le docteur, dont le commerce philosophique devait, selon elle, lui être fort utile. Je n’avais pas attendu les remarques de la chère tante pour constater les fréquentes absences de mon frère; mais, un peu plus sur mes gardes qu’elle ne l’était, je les attribuais à Mary plutôt qu’au vieux professeur. Hugh ne m’avait encore rien dit, et j’attendais de pied ferme les confidences qu’il avait à me faire. Je m’amusais à voir l’embarras de Mary, quand il était auprès d’elle, et l’attention toute spéciale qu’elle accordait à la plus banale anecdote de son enfance, racontée, — si longuement qu’elle le fût, — par la bonne tante Thomasine. Que si, durant ces sortes de causeries, on entendait bruire sur l’escalier le pas ferme et hardi du jeune homme, la jeune fille se taisait, et ses joues s’empourpraient, pareilles aux nuages du couchant. Maintenant pourquoi Hugh ne me disait-il rien? J’en étais étonnée et peu satisfaite, Il devenait de moins en, moins expansif, il semblait en proie à de tristes préoccupations. Ce ne pouvait être relativement à ses affaires, puisque M. Flinte, venait justement de lui assurer une petite part d’intérêt dans les opérations de sa maison. Je m’étais dit en apprenant cette bonne nouvelle : S’il a été retenu jusqu’ici par la pensée d’associer Mary à une destinée encore incertaine, voici, qui le met bien à son aise, pour lui demander. — Et non-seulement il ne faisait pas cette démarche décisive, mais il aillait de plus en plus rarement chez le docteur; sa tristesse semblait augmenter, et quand on lui parlait de son état, il ne voulait pas admettre que rien y fût changé. C’était à ne le plus comprendre.
 
J’avais promis à la tante Thomasine de la ramener à Burndale et d’y passer quelques semaines auprès d’elle. La veille de mon départ, la tante s’étant couchée de bonne heure pour se préparer aux fatigues du voyage, je demeurai seule avec mon frère. Penché sur la table, où il avait étendu une grande feuille de papier collée sur toile, il étudiait ce document avec, une attention soutenue. Ses yeux plus brillans qu’à l’ordinaire, ses lèvres moins étroitement unies l’une à l’autre, indiquaient chez lui une disposition favorable. Je pensai que je pouvais, avec ménagement, aborder la question qui me tenait au cœur.
 
— Il paraît, dis-je à mon frère, que le docteur Larke va s’établir hors de Londres.
 
— Ah! vraiment? murmura-t-il sans lever les yeux.
 
— Oui... Ses travaux peuvent se continuer à la campagne, et la campagne convient mieux à sa fille...
 
Hugh tressaillit à ce dernier mot, mais n’ajouta pas une syllabe. Il était évident que, gardant son air distrait, il ne perdait pas une de mes paroles.
 
— La pauvre enfant finirait par tomber malade, continuai-je, s’il lui fallait mener longtemps cette vie recluse. A propos, le docteur m’a demandé pourquoi il ne vous voyait plus que si rarement...
 
— Et vous avez répondu...
 
— Que je n’en savais rien.
 
— Vous disiez, je crois, que Mary avait l’air... souffrant?
 
— Oui. — Suivit une longue pause, pendant laquelle mon frère ne quittait pas des yeux son papier. Je gagerais bien, par exemple, que ses pensées étaient loin de là. Enfin il regarda de mon côté, et me surprit l’observant.
 
— Qu’est-ce donc, Grisell? Vous avez l’air bien sérieux, ce soir.
 
— Je pensais à la petite Mary.
 
— Eh bien ! quoi? reprit-il, repoussant le papier de la main et se rapprochant de la cheminée.
 
— Nous leur manquerons, à elle et au docteur, quand ils seront loin de nous. N’est-ce pas aussi votre pensée?
 
— Oh ! elle se fera partout des amis.
 
— Je ne vois pas ceux qu’elle s’est faits depuis son arrivée ici.
 
— Le docteur se popularisera par ses talens... On s’empressera autour de lui...
 
— C’est singulier, je vous supposais pour eux plus d’attachement que vous n’en témoignez.
 
Il tressaillit de nouveau. J’en fus charmée, et me décidai à ne le point épargner. Il était temps de sonder ce cœur endurci et plein de ténèbres. J’insistai donc sur le malheur de Mary, son présent si laborieux, son avenir si incertain, l’état de langueur qui pouvait peu à peu la conduire, sinon à la mort, du moins à une vieillesse précoce.
 
— Grisell, interrompit mon frère, comme pour me forcer à changer d’entretien, quelle est selon vous l’ambition la plus méritoire?
 
— Celle d’être bon et de faire le bien.
 
— Vraie réponse de femme, et je m’y attendais. Un autre aurait pu dire : celle d’être grand et puissant.
 
— On n’est grand qu’à la condition d’être bon.
 
— Lieu commun, Grisell,... lieu commun des plus rebattus.
 
— Rebattu comme presque tout ce qui est vrai.
 
— Soit; mais changeons de question. Est-il permis de sacrifier un bonheur facile, qui se rencontre sous votre main, à un avenir incertain, mais éclatant, qui réclame impérieusement ce sacrifice ?
 
— Non; très-certainement, non.
 
— Voilà qui est trancher vite et net une grosse question, chère sœur. Maintenant supposons que ce bonheur, pour être ajourné, ne soit pas perdu à tout jamais... que diriez-vous?... Et, tenez, nous nous comprenons à merveille : pourquoi dès-lors tant d’énigmes?
 
— Il y a tel bonheur, répondis-je, qui perd, s’il n’est pas cueilli à temps, tout son subtil arôme. Vous vous êtes assuré, cher frère, la pleine possession d’un cœur pur et jeune. Pourquoi ne pas profiter de cette occasion, peut-être unique, et ne pas cimenter à jamais cette affection qui survivra, soyez-en sûr, à toutes vos vues d’ambition?
 
Mon frère était ébranlé. Il allait rapidement d’un bout de la chambre à l’autre, et finit, après quelques minutes, par s’arrêter auprès de la table. Il attira vers lui le papier objet de ses patientes études, et que je reconnus pour un tableau généalogique de la famille Randal.
 
— Écoutez, — me dit-il avec un accent qui commandait toute mon attention, — depuis l’école, j’ai toujours eu en vue la même espérance, toujours marché vers le même but. Je suis peut-être encore bien loin de ce but; mais je sais, je sens que mon espérance sera un jour réalisée, du moins si je vis, car ma vie entière sera employée à vaincre tous les obstacles qui se trouveront sur ma routé. Je ne me laisserai distraire par rien, séduire par rien, affaiblir par rien...
 
Il fallait voir comme ses lèvres se serrèrent quand il articula ces derniers mots. J’avoue que, dans ce moment, il m’inspirait peu de sympathie. Ce cri de l’impassible ambition n’éveillait aucun écho dans mon cœur.
 
— Maintenant, sœur, reprit-il, ne me condamnez pas. Je n’ai jamais abusé Mary par une parole d’amour. Aussitôt que notre intimité, dont le charme était grand pour moi, m’a paru compromettante pour sa tranquillité, pour mon avenir, je me suis retiré. J’ai foi dans l’action du temps, sinon pour moi, du moins pour elle.
 
— Mais, si elle vous aimait, il était trop tard.
 
— Je ne sais pas si elle m’aime.
 
— Vous ne dites pas l’entière vérité. Vous me cachez précisément ce; doute qui vous torture le cœur. D’ailleurs vous l’aimez, je vous dis que vous l’aimez.
 
— Eh bien ! après?... Si je l’aime, ne puis-je le taire? Ne puis-je me passer de la voir? D’ici à quelques semaines, cette enfant ne songera plus à moi. L’attacher à mon sort en ce moment serait un acte de cruauté. Je suis un ambitieux, c’est-à-dire un être sans repos. Je ne pourrais me supporter dans le cercle étroit où cette union enfermerait notre destinée. Son amour ne remplacerait pas pour moi ce qu’il m’aurait fait abandonner. Elle n’aurait qu’une part de mon cœur, et, à moins de le posséder tout entier, elle ne serait pas heureuse. Double espoir trompé! double malheur! voilà quel serait notre lot. Ah ! si vous saviez, Grisell, ce qu’est une espérance unique longtemps caressée, qui a grandi avec vous, se fortifiant des forces qui vous viennent, et devenue tellement séduisante, que, pour la voir un seul jour se transformer en réalité, l’homme qu’elle a subjugué donnerait sa vie !
 
— Eh ! mon frère, vivez pour vous, non pour vos ancêtres, m’écriai-je impatientée. Votre ambition n’a certainement rien que d’avouable, si elle ne vous conduit à rien qui vous déshonore; mais si vous devez laisser ternir par elle, le moins du monde, ce sentiment de droiture qui brillait en vous avant qu’elle n’eût pris possession de votre cœur, il vaudrait cent fois mieux, je vous le jure, rester obscur et voué pendant toute votre vie à d’humbles travaux que de faire un pas de plus dans cette voie.
 
— Ah ! que vous me connaissez mal, chère Grisell! A notre nom, que je m’efforce de relever, jamais une tache ne viendra de moi. Si Mary avait ma promesse, si je me croyais seulement aimé d’elle comme je l’aime, je me sentirais lié, je lui sacrifierais toutes mes espérances, toutes mes ambitions; mais je sais ce qu’elle est. C’est parce que je connais sa douce et légère nature que je ne veux pas l’attirer dans mon chemin. Je m’impose une cruelle souffrance pour lui épargner, dans l’avenir, des souffrances plus cruelles encore. Croyez-moi, Grisell, ayez foi dans votre frère. Il me faut aller à mon but, libre de tout fardeau et privé de toute sympathie, si ce n’est la vôtre, sur laquelle j’ai toujours compté. Vous avez été jusqu’ici mon meilleur pionnier, chère et loyale sœur; ne me découragez pas aujourd’hui.
 
J’étais étonnée, émue, presque convaincue. Je sentais qu’il disait moins que la vérité en parlant de ses secrètes angoisses, je comprenais qu’à certains égards il pouvait avoir raison; mais mon cœur protestait encore, et le cœur d’une femme voit quelquefois plus juste que la raison d’un homme. Oui, même aujourd’hui, je doute fort que Hugh ait bien choisi entre les deux routes ouvertes devant lui. Celle qui l’eût mené droit à l’heureuse médiocrité, celle qu’il eût parcourue, la petite Mary à ses côtés, me paraît encore celle qu’il eût dû préférer.
 
===Deuxième partie===
 
<center>I</center>
 
Aux soucis d’une carrière incertaine, aux chances d’un aventureux début, d’autres soucis, d’autres chances devaient donc succéder. Je le compris lorsque mon frère Hugh m’eut révélé le but de ses patiens efforts et de ses courageux sacrifices. Reprendre possession du vieux manoir de Thorney, tel était son rêve; mais se réaliserait-il jamais? Autour de moi, bien des changemens s’étaient accomplis, bien d’autres devaient s’accomplir sans doute : rien ce pendant ne me paraissait autoriser l’orgueilleuse confiance avec la quelle Hugh envisageait l’avenir.
 
J’étais allée passer quelques semaines à Burndale, chez la tante Thomasine. Quand je revins à Londres, je reçus la nouvelle de plu sieurs événemens qui ne devaient pas rester sans influence sur nos humbles destinées. La fille et le gendre de M. Flinte, ma cousine Blanche et le peintre Herbert, étaient revenus en Angleterre avec deux enfans : : ils s’étaient établis à Islington, dans une petite habitation de ce vaste faubourg. M. Flinte refusait toujours de recevoir sa fille, de pardonner à son gendre, et bien qu’il les sût aux prises avec une gêne que n’allégeaient guère les minces produits du travail de M. Herbert, il leur déniait impitoyablement tout secours. Le docteur Larke et sa fille, cette gentille Mary que j’avais crue un moment destinée à faire le bonheur de Hugh, avaient transféré leur domicile à Blackheath. C’était presque un voyage à faire que de leur rendre visite. Hugh y était allé une seule fois, et ne les avait rencontrés ni l’un ni l’autre. On l’avait du reste assuré qu’ils se portaient bien. Je trouvai enfin, comfortablement installé chez nous depuis une dizaine de jours, le cousin Harley, qui se disait à Londres pour une affaire importante, mais qui passait le plus clair de son temps, soit à mettre en désordre ma boîte à ouvrage quand je travaillais, soit à puiser et m’apporter de l’eau quand j’arrosais les fleurs de notre petit jardin. Mon frère estimait que, pour un homme de trente ans, c’était là un singulier emploi de la vie; mais le secret de cette paresse apparente ne m’échappait qu’à demi. J’avais affaire à un homme très tenace dans les idées qu’il s’était une fois mises en tête, et rempli d’ailleurs d’excellentes qualités, dont la moindre n’était pas à mes yeux l’amour persistant qu’il m’avait voué.
 
Que résoudre, et comment résister à tant d’obsessions? Quand je vis qu’il était bien décidé à se faire aimer de moi, je cherchai les raisons qui pouvaient me rendre insensible à ses soins, et, n’en trouvant pas qui me parussent bonnes, je me mis à l’aimer de tout mon cœur. Hugh en fut ou en parut tout étonné. Tante Thomasine me piqua au vif en m’assurant qu’elle avait toujours prévu ce résultat. J’aurais peut-être dû, plus fidèle au roman de mes jeunes années, me laisser dévorer par la mélancolie; mais j’étais devenue, comme le reste de ma famille, très positive, très peu rêveuse. Il fallait un emploi de chaque jour à mon activité régulière, passée à l’état d’impérieuse habitude. Mon frère n’avait plus grand besoin de moi. J’entrevis chez mon cousin toute une éducation à faire, une nature entêtée à dompter, une lutte attrayante à soutenir, un empire à réassurer. Harley m’a dit souvent depuis que, s’il eût soupçonné l’hypocrisie de mes tranquilles regards et de ma pâleur claustrale» il y aurait regardé à deux fois avant de se donner une compagne aussi énergique. Je n’en crois rien. Je suis certaine au contraire de l’avoir agréablement surpris, quand il entrevit pour la première fois l’ardeur et l’éclat de la flamme intérieure.
 
Notez que j’avais alors vingt-six ans bien comptés, ce qui mettait au compte de mon mari toute la poésie de notre hymen, — si tant est qu’il eût rien de poétique. Nous allâmes nous marier à Burndale, dans le ''cottage'' de notre vieille tante. Ensuite nous partîmes pour Edimbourg. Pendant que nous menions une de ces existences modestement heureuses qui ont l’inappréciable privilège de n’intéresser personne, mon frère fut choisi par M. Flinte pour aller surveiller des affaires entamées avec le Levant. Il passa trois années à Smyrne, et rien, durant ces trois paisibles années, ne pouvait nous faire prévoir les événemens qui allaient nous mettre aux prises, une fois encore, avec les plus dures épreuves de la vie.
 
A l’époque où mon frère dut revenir de son lointain voyage, nous nous rendîmes à Londres pour l’y recevoir. M. Flinte était très malade, dangereusement malade, au dire des médecins; mais il repoussait bien loin leurs pronostics sinistres. Mistress Flinte, tombée peu à peu dans un grand abattement physique et moral, n’admettait pas plus que lui qu’il pût être sérieusement en péril. Elle me pria cependant de m’établir auprès du malade, avec lequel j’eus plus d’une conversation sérieuse avant l’arrivée de mon frère, retardée de trois ou quatre jours.
 
Un matin, de très bonne heure, un billet me fut remis de la part d’une personne qui, disait-on, m’attendait dans le vestibule. Ce billet était signé du nom de Herbert. Jetant à la hâte quelques vêtemens sur moi, je descendis auprès de ma cousine Blanche, que je reconnus aussitôt malgré le voile épais et le grand manteau sous lesquels elle s’était abritée. Mon cœur se serra quand, seule avec moi dans une chambre écartée, elle me laissa voir son visage déjà flétri, sa physionomie altérée par le chagrin. « C’est, depuis mon retour, la première fois, me dit-elle, que j’ai franchi le seuil de cette maison,... et j’y viens à la dérobée, comme pour y commettre un crime. Mon père se meurt, à ce qu’on m’assure, et il ne veut voir ni moi ni mes enfans... Je suis pourtant certaine qu’il me pardonnerait s’il savait seulement la moitié de ce que j’ai souffert... Il me trouverait assez punie, je vous assure, Grisell... »
 
Était-ce bien la belle et altière Blanche que j’avais devant moi, parlant à voix basse et si humblement, me suppliant de la laisser voir son père?... Je la quittai pour aller plaider sa cause. M. Flinte me vit entrer sans le moindre étonnement, et me tendit le ''Times'' où il me priait de lui lire quelques documens importans relatifs à je ne sais quelle question de douanes. Lorsque je lui dis, avec tous les ménagemens possibles, ce qui m’amenait, que Blanche était dans ma chambre, qu’elle venait solliciter un pardon trop longtemps refusé, il parut surpris, mais non touché.—« C’est elle qui l’a voulu, » me répondit-il avec un regard sombre et irrité. — Je parlai de ses enfans, qui souffraient la faim. « A qui la faute? » dit-il encore; mais cette fois on eût dit que le remords étouffait sa voix. — Je l’ai prévenue; je lui ai dit à quoi elle devait s’attendre. Elle a persisté; ce n’est plus mon affaire... Et puis, ajouta-t-il, levant sur moi ses yeux pénétrans et volontiers ironiques, qu’avez-vous donc à gagner à ce que je reçoive ces gens-là?
 
— Je ne calcule pas, mon oncle, je remplis un devoir.
 
— Vraiment? reprit-il encore avec ce petit ricanement sec qui lui venait naturellement lorsqu’on lui parlait d’une action désintéressée. Eh bien ! en votre honneur, je lui ferai de nouveau la propositionqu’elle a déjà rejetée une fois.... Qu’elle se sépare pour toujours de son mari, je la reprendrai chez moi, et sans lui garder aucun ressentiment.
 
— Vous n’y songez pas, m’écriai-je... Jamais je ne lui porterai ce
message de votre part.
 
— Ce sont pourtant mes conditions; Je n’y changerai pas un ''iota''.
 
Cette phrase sacramentelle et le ton sur lequel elle fut dite ne me laissaient rien à espérer. J’insistai cependant, mais sans rien gagner sur l’obstiné vieillard. Mistress Flinte, à laquelle je voulus recourir, me refusa nettement son intervention, parfaitement inutile. «Elle répugnait d’ailleurs, me dit-elle, à toute émotion. Les médecins avaient recommandé pour M. Flinte, comme pour elle-même, la tranquillité la plus absolue. » Sur l’escalier, en redescendant auprès de Blanche, je rencontrai Harley; Il me remit, sans rien dire, un billet de cinquante livres. Je devinai qu’il savait tout, et pour quel emploi il me donnait cet argent. Blanche, en le recevant de mes mains, crut que j’avais fléchi son père : je ne la détrompai qu’à demi, lui laissant espérer un commencement de favorable retour. Le lendemain, peut-être, on la recevrait. Elle partit, bénissant le ciel.
 
Je l’avais reconduite. Au bas de l’escalier, je m’entendis appeler. Croyant reconnaître la voix de Harley, je remontai en courant. Quelle fut ma surprise en trouvant mon oncle penché sur la rampe! Il me saisit par le bras, et m’emmenant dans sa chambre : — Est-ce que cette femme,... cette femme que je viens de voir,... est-ce que c’est la Blanche?... Cela ne se peut. — Cette femme est votre fille, répondis-je simplement. Il demeura muet pendant plusieurs minutes, m’écoutant à peine. Tous les pénibles détails dans lesquels je m’empressais d’entrer, maintenant que sa résistance semblait ébranlée, n’ajoutaient rien à l’impression produite par un simple coup d’œil jeté à la dérobée sur cette pâle image du malheur et du désespoir. Il me fit signe de m’éloigner, et je le laissai face à face avec sa conscience.
 
Ce que furent alors ses réflexions, on ne l’a jamais su. Quelques heures après, son domestique entra dans sa chambre et le trouva sur le même fauteuil où je l’avais laissé. Seulement il était mort et déjà froid. Une feuille de papier était devant lui; dans ses doigts raidis, une plume qu’il avait mouillée d’encre... Qu’aurait-il écrit, si la mort le lui avait permis? — Sans doute, quelques paroles de miséricorde.
 
Hugh arriva pendant que toute la maison était encore bouleversée par cette catastrophe. Mistress Flinte avait envoyé chercher sa fille. Harley et moi, nous étions retournés à notre hôtel, où mon frère nous vint rejoindre. Il était convenu que nous repartirions pour Edimbourg aussitôt après les funérailles; mais l’homme de loi dépositaire du testament de M. Flinte désira que mon mari fût présent à l’ouverture de ce document. Il était de date déjà ancienne, et ses dispositions nous parurent fort extraordinaires. A l’exception d’une somme fixe, dont mistress Flinte aurait l’usufruit sa vie durant, mon frère Hugh héritait de tout. Blanche n’était pas nommée une seule fois dans les quelques lignes consacrées par son père à l’expression de ces dernières volontés. Tout ceci me choqua et me fit peur, non pas que j’eusse à douter de Hugh, à le croire capable d’usurper les droits de Blanche et de ses enfans : ses notions d’honneur m’étaient trop bien connues; mais il me tardait de le voir, de savoir comment il comprendrait sa nouvelle situation.
 
Il rentra le soir même, plus harassé, plus éteint que jamais je ne l’avais vu auparavant. Se laissant aller sur un canapé, il demanda du vin, et but coup sur coup plusieurs verres pour se ranimer. Ni Harley ni moi ne songeâmes à le féliciter, et nous attendions avec impatience sa première parole. Enfin Harley lui demanda si les clauses du testament ne l’avaient pas quelque peu surpris.
 
— Sans doute, répondit-il sans la moindre hésitation... C’est une œuvre insensée... Mon oncle n’avait pas la tête à lui quand il traça ces lignes. C’est bien ce que j’ai dit à Holmes. (M. Holmes était le dépositaire du testament.)
 
— Et que vous a-t-il dit, lui? repris-je.
 
— Qu’il n’y avait pas en Angleterre un homme plus raisonnable que M. Flinte, et que le fou, dans toute cette affaire, ce serait moi, si j’obéissais à de vains scrupules.
 
— Vous avez discuté, j’espère?
 
— Discuté tant qu’il a voulu, mais mon parti était bien pris de tout remettre, et sans conditions, aux héritiers du sang.
 
— Bravo! s’écria Harley.
 
— Bravo, tant que vous voudrez, reprit Hugh, mais Herbert, lui, n’est pas de votre avis. Il tient absolument à ce que sa femme partage avec moi par moitié... Il prétend qu’à tout événement, et alors même qu’elle serait rentrée en grâce auprès de son père, celui-ci m’eût fait une large part dans ses libéralités posthumes... Et il est entêté, cet Herbert... Il fallait voir ricaner M. Holmes... Je pense qu’il nous eût volontiers logés tous deux à Bedlam.
 
— En somme, à quoi évaluez-vous la succession?
 
— A un peu moins de cinquante mille livres (1).
 
— Ah ! soupira mon mari, c’est une jolie fortune à recueillir ainsi, toute venue; mais j’imaginais que M. Flinte avait amassé plus que cela.
 
— Enfin, reprit Hugh, tout est réglé. Holmes dresse un acte pour assurer un tiers de l’héritage à Blanche, et un tiers à chacun de ses deux enfans. Je crois que son père lui-même, faisant trêve à ses ressentimens, eût ainsi arrangé le partage.
 
— On vous traitera de don Quichotte, dit Harley, mais j’estime que vous avez bien agi.
 
— Oui; ma fortune est encore à faire, et cet événement-ci n’est rien moins qu’un bon pas rétrograde, répliqua mon frère; mais à quoi serviraient ces muscles et ces nerfs, cette bonne trempe morale et physique, si la richesse me tombait ainsi sur la tête, comme une tuile? Non : fait pour agir, je veux de l’action; j’y trouve ma joie. Ma maison d’ailleurs sera plus solide, bâtie pierre à pierre, que si c’était un de ces châteaux aériens, comme il s’en forme dans les brouillards d’Espagne... Qu’en dites-vous, Grisell?... Vous n’ouvrez pas la bouche.
 
— Je dis, mon frère, que votre sœur est fière de vous.
 
— Ta ! ta !... je n’ai obéi qu’au sentiment du devoir, et vous m’avez prêché depuis mon enfance qu’il n’y avait pas grand mérite à faire ce qu’on doit... Une tasse de thé, je vous prie, et ne parlons plus de tout ceci.
 
Quinze jours après, nous étions en route, non pour Edimbourg, mais pour la Suisse. M. Langley et Marian y habitaient la petite ville de Bienne. Une lettre de ma sœur était arrivée, me demandant de les aller voir, ''et sans tarder''. Ces mots soulignés m’avaient fait réfléchir, et Harley s’étant décidé à m’accompagner, je résolus de partir dans le plus bref délai. La tante Thomasine fut prévenue, et l’intrépide bonne vieille voulut être du voyage. Nous nous mîmes-en route sans grandes appréhensions et comme pour une partie de plaisir, nous remémorant la gaie jeunesse de notre Rayon de Soleil, persuadés que nous allions la revoir comme en ses plus beaux jours et nous promettant bien de la ramener avec nous.
 
Je me suis souvent demandé depuis comment la vie, si pleine de déceptions, nous laisse si peu prévoyans de ce qu’elle nous garde presque à tous les détours du rude chemin qu’elle nous fait parcourir. Nous quittions une tombe à peine refermée, et, sans nous douter que nous marchions vers une tombe près de s’ouvrir, nous causions gaiement de Marian, de sa radieuse jeunesse, et de sa fille Ruth, en qui nous allions sans doute retrouver les grâces câlines, la gentillesse folâtre de notre Rayon de Soleil. Hélas ! du premier coup d’œil je compris le sens funèbre de ces mots soulignés : ''Venez sans tarder''! Marian, quand on nous fît entrer dans sa chambre, était étendue sur un divan près de sa fenêtre, ouverte sur ce lac, profondément encaissé de tous côtés par les roches grisâtres du Jura, et dans lequel, au midi, vient se réfléchir la chaîne brillante des Alpes. A ses pieds, accroupie plutôt qu’assise, se tenait une pâle enfant aux yeux noirs, vrai type de légende fantastique. Elle lisait tout haut pour sa mère, et sa voix argentine murmurait, au moment où nous entrâmes, les paroles du livre saint : « Que votre cœur ne soit point troublé. Vous avez cru en Dieu, croyez aussi en moi. » Marian, quand elle nous vit, poussa un cri de joie et se dressa sur son séant, les bras étendus vers nous. La petite lectrice s’arrêta, le doigt posé sur la page ouverte, et nous jeta un regard timide.
 
— Dieu soit loué! vous arrivez à temps, nous dit Marian à voix basse. La tante Thomasine, après le premier baiser, fut obligée de sortir pour cacher ses larmes. De notre petit Rayon de Soleil, il restait à peine une faible clarté, vacillant à l’horizon déjà ténébreux.
 
Le soir vint : je restai seule avec Marian dans sa chambre, où il faisait déjà presque nuit. Harley et M. Langley, — redevenu le savant froid et grave que j’avais connu autrefois, — se promenaient sur une des hautes terrasses qui dominent le lac. La tante Thomasine s’était retirée. Ruth dormait paisiblement sur sa petite couchette. Marian regardait les nuages courir sur le ciel bleu, et prêtait l’oreille aux sons d’une musique lointaine.
 
— Venez ici, me dit-elle... Plus près encore..., que je voie votre figure.
 
Et je n’osais, car depuis quelques minutes les larmes m’avaient gagnée malgré moi.
 
— Parlez-moi de ma mère..., de mon père, dit-elle encore.
 
C’était rouvrir d’anciennes blessures, et cependant je reviens sans hésiter sur les derniers momens de nos parens bien-aimés. Je redis les paroles affectueuses qu’ils ont trouvées, en ces instans suprêmes, pour leur fille absente. Tandis que je parle, Marian, attentive et calmée, oublie sa main dans ma main. Son mari entre, il la questionne, et, dans l’accent presque joyeux des réponses qu’elle lui adresse, je distingue un doux sourire que l’obscurité me cachait. — Bientôt, Harry..., bientôt je serai ''tout à fait bien'', lui a-t-elle dit... Et M. Langley l’a comprise, car il étouffe un sanglot.
 
Je sors, mais on me rappelle quelques instans après. Marian me demande de lui continuer l’Évangile de saint Jean, que je reprends où Ruth l’a laissé. Après quelques-uns de ces chapitres inspirés, j’arrive à ce verset final : « Vous aurez de l’angoisse au monde, mais ayez bon courage, j’ai vaincu le monde (2)... » On long soupir de ma sœur m’appelle auprès d’elle. Elle entr’ouvre les yeux, sourit, les referme, et se rendort... pour ne plus se réveiller ici-bas.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) 1,250,000 francs. </small><br />
<small> (2) Évangile selon saint Jean, chap. XVI.</small><br />
 
 
<center>II</center>
 
Je voulais partir de Bienne aussitôt après la triste cérémonie des funérailles; mais M. Langley, repris tout à coup de son errante humeur, projetait un autre voyage en Orient. Comme en son absence je devais me charger de Ruth, il fallut bien ajourner à quelque temps pour cette pauvre enfant une séparation qui allait la rendre orpheline.
 
Ruth, élevée par son père et malheureusement isolée de tous rapports avec les enfans de son âge, était une créature étrange, quelquefois incompréhensible. Son caractère avait des aspérités et des obscurités qui nous déroutaient. Il fallut enfin quitter Bienne et retourner à Edimbourg. Ruth ne manifesta aucune répugnance à quitter son père. Une fois séparée de lui pourtant, elle tomba dans une tristesse et une langueur effrayantes, et rien ne l’en put tirer jusqu’au jour où l’arrivée d’un nouvel hôte, envoyé par le ciel, mit en émoi notre paisible existence. Ruth presque aussitôt se prit à aimer mon petit garçon avec une tendresse si vive, que parfois je me sentais, vis-à-vis d’elle, ces craintes jalouses si naturelles à l’amour d’une mère.
 
Les mauvais jours vinrent ensuite. Harley, qui d’ordinaire ne me cachait rien, devint peu à peu plus réservé. Mes questions sur l’anxiété secrète à laquelle il semblait parfois être en proie n’obtenaient plus que des réponses évasives ou futiles. Un matin, il m’annonça qu’il partait pour Londres, où ses affaires le retiendraient environ huit jours. A son retour, il devait tout m’expliquer. Son absence fut plus longue qu’il ne me l’avait fait prévoir. Quand je le revis, sa physionomie m’annonça dès l’abord qu’il apportait de mauvaises nouvelles. En effet, nous étions ruinés. Une de ces crises industrielles, contre lesquelles nul effort ne prévaut, minait depuis un an déjà la maison de commerce dans les opérations de laquelle tout notre avoir était engagé. La faillite, longtemps suspendue, venait d’être déclarée. Il ne restait pas à mon mari cent livres sterling qu’il pût dire à lui.
 
Je le vis près de fléchir sous le coup. Je le ranimai en lui présentant notre enfant, pour lequel il fallait tenir bon jusqu’à la fin. Ma petite fortune, que Hugh avait doublée le jour de mon mariage, fut mise tout entière à la disposition de Harley, qui se faisait scrupule de toucher à cette réserve, sur laquelle nos créanciers n’avaient aucun droit légal. Grâce à Dieu, tout fut payé; notre nom demeura intact. Et cependant Hugh n’avait pu venir à notre aide. Il luttait, lui aussi, contre les difficultés du temps; mais il luttait avec une espèce d’enthousiasme sauvage et de joyeuse énergie, tandis que Harley, moins jeune et moins confiant, se laissait abattre. Habitué à tenir grand compte de l’opinion, mon mari se sentait humilié d’avoir à déchoir devant elle : il lui en coûtait aussi de nous enlever, mon enfant et moi, aux douceurs d’une vie aisée, et de me voir de nouveau condamnée au travail. Moi, tout au contraire, j’allais de bon cœur à cette existence, dont j’avais, une fois déjà, connu les privations et l’austère monotonie. J’y allais plus forte et plus résolue que jadis; n’avais-je pas un mari, un enfant, la confiance de l’un, les caresses de l’autre, et ne pouvais-je recommencer pour eux ce que j’avais fait pour mon frère?
 
Si Harley m’en avait cru, nous serions restés à Edimbourg; mais les susceptibilités de son amour-propre y étaient froissées à chaque instant, même par les marques d’intérêt que nos amis se faisaient un devoir de nous donner. Je ne comprenais guère ces révoltes de la vanité, mais je devais me conformer aux volontés de celui qui gagnait le pain de la famille. Il avait accepté une place de commis que Hugh lui procura chez un négociant récemment entré dans les affaires, M. Rivers. Il était donc, à son âge, redevenu subalterne après avoir dirigé. Aussi sa santé se ressentit-elle de notre change ment de situation. Ce fut notre devoir et notre tâche, à Ruth et à moi, de lui en épargner les plus pénibles détails. Réduits, par la modicité du salaire qu’il recevait, à n’avoir qu’une seule domestique, nous profitions de ses absences quotidiennes pour faire nous-mêmes la besogne intérieure. Au retour, il ne trouvait autour de lui qu’ordre, repos, sourires, et maints soucis lui étaient épargnés par notre attention à ne lui rien laisser voir du travail que nous coûtait ce bien-être dont il jouissait sans trop s’en rendre compte. Lorsque je le vis se raffermir par degrés, reprendre de l’appétit, des forces, un peu de gaieté, je fus, à bien peu de chose près, aussi heureuse qu’avant notre ruine.
 
Mistress Herbert, que j’étais allée voir peu de temps après notre arrivée à Londres, m’avait reçue dans sa belle maison de Portland-Place, restaurée, remise à neuf, et meublée avec ce bon goût particulier dont les artistes ont le monopole. Rien ne ressemblait moins à cette même maison, telle que je l’avais vue jadis. Blanche avait recouvré en partie sa beauté fière et un peu maussade; mais oublieuse des leçons du malheur, elle était redevenue l’enfant gâtée de l’heureuse fortune : elle se plaignait de sa santé, de ses fatigues, du vent d’est qui lui agaçait les nerfs. Quelques paroles de sympathie pour nos malheurs qu’elle m’adressa, nonchalamment étendue sur son canapé, me touchèrent assez peu. Aussi, ne me sentant pas fort à mon aise avec mon altière cousine, je me retirais après une courte visite, lorsque je fus prise au dépourvu par une assez étrange découverte.
 
— A propos, me dit Blanche, Hugh ne vient plus nous voir... Je crains bien qu’il ne s’oit fâché contre nous... J’en aurais vraiment du regret, car dans cette affaire du testament il s’est conduit à merveille... Bien, peu d’hommes à sa place eussent agi comme lui.
 
Je manifestai le regret que me causait la brouille dont me parlait Blanche, ajoutant que mon frère n’y avait jamais fait, en ma présence, la moindre allusion.
 
— Oh! reprit Blanche, n’allez pas croire à la moindre brouille entre nous. Seulement, il y a quelques semaines, Hugh a prié Herbert de lui avancer, pour un ou deux mois, une somme assez forte dont il avait besoin. Or, comme nous nous imposons pour règle absolue, Herbert et moi, de rester étrangers à toute opération commerciale et de ne rien risquer de ce qui appartient à nos enfans, nous avons dû nous refuser à ce désir. Il a paru très contrarié de ce refus, et n’a pas reparu chez nous depuis lors. J’espère bien qu’il aura trouvé cet argent ailleurs. Il en paraissait très pressé, et Herbert ne doutait pas que ses affaires à ce moment ne fussent dans un état critique... Aussi aurions-nous fait l’impossible pour lui procurer au moins une partie de ce prêt... Par malheur il tombait dans un mauvais moment... Nous venions d’avoir énormément de dépenses à faire... Mais je tiens à ce que Hugh soit informé par vous que nous serons toujours heureux de le voir.
 
— Oui, très heureux, ajouta mistress Flinte du fond de la bergère où elle était à moitié ensevelie... Nous avons toujours eu la meilleure opinion de lui, et j’espère bien qu’il parviendra...
 
Il était rare que mistress Flinte s’imposât la fatigue d’un aussi
long discours, et je me hâtai de sortir, promettant de rapporter fidèlement à qui de droit ces affectueux messages. Je ne puis décrire l’espèce de soulagement que j’éprouvai en quittant ce magnifique salon, cette grande rue solennelle, et en me retrouvant dans ma chambrette, où Ruth m’attendait et où mon gentil marmot réchauffa de ses lèvres tièdes mes joues saisies par la bise d’hiver. Hugh arriva peu après, et quand je lui rendis les paroles de mistress Herbert :
 
— C’est vrai, dit-il, rougissant malgré lui; j’ai été un peu désappointé de ce refus imprévu. Je ne savais, pour le moment, de quel bois faire flèche, et j’avais compté sur eux, me croyant quelques droits à leur bon vouloir : il paraît que je me trompais; mais voyez-vous, Grisell, il faut s’y faire. Le monde est ainsi bâti... Du reste, ajouta-t-il gaiement, j’ai pu me passer d’eux, et dès-lors je leur pardonne. J’irai demain faire ma paix avec Blanche. Si par suite de leur étrange procédé je m’étais trouvé à terre, il est probable que je serais moins indulgent. Au surplus, il est bon d’apprendre à ne compter que sur soi-même, et surtout à se méfier de ceux qu’on a obligés. »
 
— Voilà, répliquai-je aussitôt, une amertume qui est de trop. Elle gâte pour moi votre magnanime résolution.
 
Hugh se prit à sourire, et nous en restâmes là. Je suis convaincue que, sans l’inutile révélation de Blanche, je n’aurais jamais su ce qui s’était passé entre eux. Jamais depuis il ne m’en a reparlé. Il alla, comme il me l’avait annoncé, faire sa paix avec les Herbert. Ma cousine vint nous voir à son tour et nous gratifia de quelques complimens de condoléance, qui furent assez froidement reçus; puis, sans rompre nos relations, la différence de nos habitudes et de nos façons de voir empêchèrent entre nous toute liaison plus étroite.
 
Quatre années se passèrent sans événemens notables. Notre vie — j’emprunte cette expression à mon mari — glissait doucement dans son étroite rainure, et il semblait probable que nous arriverions ainsi jusqu’au bout. Hugh ne nous parlait jamais de ses affaires, mais il continuait à travailler en homme qui veut et doit réussir. Sa raison avait mûri, ses vues n’avaient pas changé. J’aurais voulu le voir moins absorbé en une seule pensée, plus accessible à ces douces faiblesses qui tempèrent heureusement les âpres aspirations de la volonté; mais rien de pareil ne se laissait entrevoir en lui. A la vérité, ni sur ce sujet, ni sur d’autres, Hugh ne se montrait communicatif. Moins que personne il avait besoin d’encouragemens ou de sympathie; aussi le voyait-on plus souvent avec ses aînés qu’avec les hommes de son âge.
 
 
<center>III</center>
 
Il entra un jour chez moi, et sans autre exorde :
 
— Eh bien ! Grisell, j’ai retrouvé Alan.
 
Un cri de joie m’échappa; — vingt questions se pressaient sur mes lèvres.
 
— L’histoire est bien simple, reprit-il. Je l’ai rencontré dans Hyde-Park cette après-midi, et nous avons causé ensemble. Il est soldat dans un régiment en garnison à Londres.
 
— Pauvre Alan! m’écriai-je, émue de compassion,
 
— Ne le plaignez donc pas, sœur, reprit Hugh; il a choisi le genre de vie qui lui convient le mieux. C’est un beau garçon, je vous assure. Il a passé quelques années au Cap, et il espère reprendre bientôt campagne. Ne seriez-vous pas aise de le voir ? Il est en bas, et n’a pas voulu monter avant que vous ne fussiez prévenue.
 
Je n’en écoutai pas davantage et descendis l’escalier quatre à quatre. Alan était sur la porte; je l’attirai par le bras dans notre petite allée, et là, pour mieux lui témoigner ma joie, je pleurai comme une folle. Je ne sais comment Hugh avait pu reconnaître son frère. J’aurais passé une journée entière à côté de ce grand jeune homme au teint bronzé, aux fauves moustaches, sans retrouver le frais visage de l’enfant opiniâtre dont le souvenir m’était présent. Nous le présentâmes à Harley, qui l’avait à peu près oublié, puis à mon petit Frank, qui, cinq minutes après, ne voulait plus quitter « son oncle le soldat. »
 
— Et Marian?... Où est Marian? demanda bientôt Alan, dont le regard nous cherchait l’un après l’autre.
 
— Voici Ruth Langley, la fille de notre chère sœur... Sa mère n’est plus, ajoutai-je, attirant à mes côtés l’enfant, qui tremblait.
 
Alan demeura silencieux : il avait espéré nous revoir tous. Hugh et Harley nous quittèrent bientôt. J’éloignai les enfans, et nous échangeâmes, mon frère et moi, les souvenirs du passé. Il me raconta son départ, les précautions qu’il avait prises pour se dérober aux poursuites, comment il avait rejoint les comédiens errans avec l’un desquels sa fuite avait été concertée d’avance, les misères de sa vie vagabonde, le dégoût qu’elle lui avait inspiré, sept mois entiers passés à Londres après qu’il eut dit adieu à ses nomades compagnons, momens critiques de sa vie où il avait essayé de vingt métiers sans en trouver un qui l’arrachât à la misère, — enfin son enrôlement et son séjour en Afrique, le seul temps dont il eût gardé bonne mémoire.
 
— Vous aimez donc votre métier?
 
— Je l’aime en ce qu’il a de bien à lui : — l’activité, les chances bonnes et mauvaises, les périls courus et domptés... La vie de garnison m’est insupportable... Heureusement nous allons repartir bientôt...
 
— Donc, si on vous proposait de vous racheter?...
 
— Allons donc, Grisell ! quitter mon métier?... Non certes, je veux mourir « sous le harnais. » D’ailleurs à quoi serais-je bon maintenant? Laissez-moi où je suis; rien ne me vaut mieux et ne me séduit davantage.
 
Un regard jeté sur Alan m’assura qu’il disait vrai. Les rudes travaux de la guerre, la fatigue des voyages l’avaient laissé dispos, insouciant, gai comme un enfant. Il n’était ni vieilli comme moi par les soucis domestiques, ni sérieux et concentré comme Hugh; Ah ! si notre bonne mère eût pu voir, comme je le voyais, notre enfant prodigue, l’objet de sa préférence ! Alan devina ma pensée. — Tenez, Grisell, vous me recevez comme ma mère m’eût reçu. Je reviendrai souvent vous voir.... quand vous serez seule. Avec Harley, et même avec mon frère, je me sens comme étranger. Nous vivons en des mondes qui s’ignorent; mais vous autres femmes, c’est différent.... vous avez une faculté sympathique à laquelle rien ne demeure ignoré... A propos de Hugh, il a déjà l’air d’un homme riche, savez-vous?... mais il me semble usé, fatigué, presque vieux...
 
— Il travaille tant!
 
— Ah ! oui;... les années comptent double... Et veut-il toujours, comme par le passé, « relever la famille? »
 
— Toujours, frère,... et il y parviendra.
 
— Bravo et bonne chance !... Parlons de M. Langley maintenant. Vous dites qu’il a épousé Marian?... mais je vous croyais engagés l’un à l’autre.
 
Je né répondis que par un geste négatif.
 
— Et il est mort sans doute, puisque sa fille est avec vous?
 
— Mort ou vivant, nous ne savons. La dernière lettre que nous ayons reçue de lui était écrite au moment où il partait pour l’Egypte, avec le projet de remonter le Nil jusqu’à sa source. Depuis lors, pas la moindre nouvelle. Harley et moi, nous désespérons de le revoir; mais Ruth ne veut pas se croire orpheline.
 
Pendant que j’achevais ce récit, Alan regardait sa montre: — Huit heures déjà!... je n’ai pas une minute à perdre, interrompit-il tout à coup. Esclave de la consigne ! — Et, après un baiser donné à la hâte, il me laissa seule au coin de mon feu, tout émue de cette brusque réapparition.
 
M. Rivers, chez qui Hugh avait placé mon mari, vint m’annoncer, à peu de temps de là, qu’il allait quitter les affaires. Le troisième né de cinq frères, M. Rivers avait dû chercher dans le commerce une fortune que l’héritage paternel ne pouvait lui assurer. Il y était cependant resté gentilhomme, et ceci dit, je n’ai peut-être pas besoin d’ajouter qu’il ne s’y était pas considérablement enrichi. Aussi quittait-il sans trop de regret une carrière où la nécessité plus que la vocation l’avait appelé. — J’y resterais, me dit-il, si j’avais l’énergie indomptable de votre frère; mais il n’est pas dans le sang des Rivers de faire fortune. Je m’arrête donc à temps pour ne pas compromettre l’avenir de ma fille. — Vous connaissez Laura, ajouta-t-il (c’était le nom de sa fille qu’il m’avait présentée en effet deux ans auparavant). Elle a quitté sa pension, elle est rentrée chez moi : j’espère que vous viendrez l’y voir.
 
J’allai rendre visite à Laura Rivers et la trouvai aussi belle qu’on avait pu l’espérer; mais ses manières me parurent gênées. Je revins chez moi avec cette idée qu’elle était un peu fière et un peu froide. — Vraiment? me dit Hugh, à qui je communiquai cette impression. Je ne l’ai jamais trouvée ainsi. Puis il ne me reparla plus d’elle. Quelques semaines après cependant, il vint me voir à l’heure où il me savait ordinairement seule, et sans aucun préambule, — c’était son habitude, — il m’annonça qu’il allait se marier. — Devinez-vous avec qui? ajouta-t-il. Et sa joie éclatait dans ses yeux.
 
— Oui, je devine... Laura Rivers.
 
— C’est cela même.
 
Puis il s’assit près du feu, et, bien que ma curiosité fût en éveil, je le laissai savourer tout à son aise ses réflexions couleur de rose. J’espérais bien qu’il finirait par m’en arriver quelques reflets; mais au moment où, lasse de son silence, j’allais hasarder une question, il se leva, prit son chapeau, et sortit aussi brusquement qu’il était entré.
 
J’allai dès le lendemain chez ma future belle-sœur. Là peut-être je saurais quelque chose de plus. Nouvelle surprise. On m’introduit dans la chambre de Laura, où elle était assise près d’un métier à broder. Elle se lève, me tend la main, se rassied aussitôt, très rouge et toute tremblante. On juge de mon embarras; mon compliment s’en ressentit, et je ne crois pas qu’on en ait jamais tourné d’aussi embrouillé. Au moment où je parlais du bonheur que Hugh trouverait auprès d’elle :
 
— Croyez-vous? me demanda-t-elle, levant sur moi ses yeux limpides. Un faible sourire accueillit ma réponse affirmative, et bientôt, baissant la tête sur son métier, la belle boudeuse, abritée derrière un rempart de boucles blondes, me déroba de nouveau la rougeur de ses joues brûlantes, rougeur que trahissait un bout d’oreille vivement carminé.
 
Tout ceci était mystérieux pour moi, et me semblait peu flatteur pour mon frère. Par cela même qu’elle appréciait si mal le mari qu’elle semblait accepter ainsi à contre-cœur, Laura me donnait une assez pauvre idée de son jugement. En la quittant, je passai chez mistress Herbert, qui me fit ses reproches ordinaires sur la rareté de mes visites. Elle entama aussitôt après la question du mariage projeté. On lui en avait parlé déjà, et elle ne le trouvait pas, sous le rapport de la fortune, égal à ce que mon frère pouvait prétendre. Je lui répondis par son propre exemple, et je l’entendis avec plaisir me déclarer « qu’elle n’avait jamais regretté d’avoir épousé un homme moins riche qu’elle. » L’égoïsme ne l’avait donc pas envahie tout entière. Revenant ensuite à mon frère : — Il va sans doute se mettre sur un grand pied de représentation. Laura Rivers aime le monde, elle est faite pour y briller.
 
Encore un mystère. Cette timide enfant, faite pour les succès du monde! Chacun la voyait donc à un point de vue différent? De tous les jugemens portés sur elle, quel était le vrai?
 
A une soirée de famille que nous donna bientôt M. Rivers, j’eus occasion de constater que la fiancée de mon frère était fort à son avantage dans un salon. Elle chantait avec goût et sans prétention; elle causait bien, et je remarquai qu’on faisait volontiers cercle autour d’elle. Mon frère, arrivé un des derniers, s’était à peine approché d’elle, que tout changea d’aspect. Elle l’accueillit avec un embarras évident, ne répondit que par des monosyllabes à tout ce qu’il lui dit, et lorsqu’il lui demanda de chanter, elle se laissa conduire au piano, exécuta les morceaux qu’il avait placés devant elle, et alla reprendre sa place avec une docilité passive qui m’eût exaspérée. Jamais elle ne lui parlait sans rougir, jamais elle n’arrêtait les yeux sur lui. Je me retirai convaincue qu’elle ne l’aimait pas.
 
Le lendemain, il ne tint qu’à moi de penser le contraire. Ma future belle-sœur vint me voir. Après une heure de conversation officielle, il me parut que la glace commençait à se fondre. Laura se plaignit à moi de la réserve que Hugh gardait vis-à-vis d’elle. — Il ne me parle jamais que de bagatelles, me disait-elle avec un dépit évident... Il me traite comme une enfant... Il semble croire que je ne le comprendrais pas... Ce n’est pas aimer, cela... D’ailleurs comment m’aimerait-il? Ce n’est pas lui qui m’a demandée... Mon père m’a offerte à lui, continua-t-elle en rougissant, et laissant quelques larmes monter jusqu’à ses paupières. Et puis, je ne suis pas son égale, moi; je ne lui apporte rien... Il aurait pu trouver mieux.
 
On devine par quels raisonnemens j’essayai d’apaiser ces petites révoltes d’un cœur romanesque. — Enfin, m’avisai-je de lui dire, croyez-vous en lui, en sa probité ?
 
— Certainement.
 
— Ne vous a-t-il jamais dit qu’il vous aimait?
 
Un regard de bon augure et un sourire auquel on ne pouvait se méprendre furent sa seule réponse.
 
— Vous doutez donc de sa parole?
 
— C’est de moi que je doute. Je veux tout ou rien... Je veux ce que je donne, ajouta-t-elle, de plus en plus rouge. Tenez, mistress Harley, vous me trouvez peut-être bizarre et peut-être bien hardie; mais que voulez-vous, je n’ai ni mère, ni sœur, ni personne à qui je puisse me confier.
 
— Vous aurez votre mari, répondis-je, et je sais par expérience ce qu’il vaut comme confident.
 
— Ah! vous vous moquez de moi?
 
— Dieu m’en garde, mon enfant.
 
— Vous croyez donc, là, bien sincèrement, que je suis aimée?
 
Cette question m’était faite d’un ton plus doux et avec plus d’abandon.
 
— A la bonne heure, reprit Laura quand j’y eus répondu. Vous me renvoyez plus heureuse que je ne suis venue. Et maintenant..., maintenant, continua-t-elle tout bas, promettez-moi de ne pas répéter à Hugh un seul mot de ce que je vous ai dit aujourd’hui.
 
— Je vous le promets.
 
— Adieu donc, ''ma sœur''!
 
Et, m’embrassant une fois encore, elle me quitta.
 
 
<center>IV</center>
 
— J’emmène Grisell à Burndale... Nous allons voir la tante Thomasine, dit mon frère, entrant un matin chez moi... Mon petit Frank commençait à s’insurger, et mon mari ouvrait la bouche pour demander quelques explications, lorsque d’un coup d’oeil Hugh le fit taire. Je ne voulus pas chercher à pénétrer le sens de ce coup d’oeil mystérieux.
 
Nous partîmes donc le lendemain, et la diligence nous laissant à douze milles de Burndale, nous primes une chaise de poste pour achever la route. C’était au commencement de la moisson; il faisait chaud, et les chevaux gravissaient péniblement les rudes montées. Du haut de l’une d’elles, nous vîmes tout à coup en face de nous, se détachant sur le fond vert des massifs de feuillage, les murailles grises du vieux château de Thorney. Hugh, qui jusqu’alors, contrairement à ses habitudes, avait été assez bavard, garda tout à coup le silence, et, se rejetant au fond de la voiture, posa la main sur ses yeux. Cependant, après être descendus dans le vallon, nous montions lente ment la route tortueuse qui allait passer sous les murs du parc. Tout à coup la voiture tourna dans le parc lui-même, dont les grilles étaient ouvertes à deux battans.
 
A ce moment, Hugh, se penchant de manière à me regarder sous mon chapeau : — Eh bien! Grisell, me dit-il... sont-ce des rêves?
 
La vérité m’apparut éblouissante : — Randal de Thorney ! m’écriai-je.
 
— Oui, Randal de Thorney... Les revoilà debout !
 
Comme pour attester la vérité de cette parole solennelle, la tante Thomasine nous attendait en effet debout sous le porche. Son accueil, digne de nos ancêtres, me parut, même en ce moment où mon cœur palpitait d’une orgueilleuse joie, une sorte d’anachronisme. Simplicité, cordialité, abandon, voilà ce que mon cœur et ma raison préfèrent à tout le reste. Tante Thomasine, vêtue d’une ancienne robe de brocart, au lieu de cette mousseline à carreaux lilas qu’elle portait d’habitude, me faisait l’effet d’un vieux portrait détaché de son cadre. Ruth partageait mon embarras, et marchait timidement sur mes talons. — A qui est cette grande maison? demandait-elle à voix basse.
 
— C’était celle de votre bisaïeul. Maintenant elle appartient à Hugh, répliqua solennellement la vieille tante, et il fallut la suivre de corridor en corridor, de vieille salle en vieille salle, devant les lambris de chêne dont elle nous faisait admirer les sculptures, devant les vitraux coloriés dont elle nous expliquait les sujets. Tout était sombre, fané, tout sentait le moisi dans l’antique demeure. Les fenêtres étroites et hautes, envahies par les jets des plantes grimpantes qui tapissaient les murs extérieurs, ne laissaient arriver dans la pénombre des grandes pièces voûtées qu’un jour éteint et douteux. Poussant une lourde porte, et nous introduisant dans une chambre entièrement close: « C’est ici, nous dit la tante, que mourut le squire Ralph... » A ces simples mots, la légende tragique me revint en mémoire et me glaça le cœur. « Rien n’y a été dérangé depuis lors, reprit la tante. » De fait, la longue table massive pesait encore sur le tapis en lambeaux; les antiques fauteuils de cuir, épars çà et là, n’avaient pas même été poussés contre les murs. Au-dessus de la cheminée était le portrait d’un jeune homme en riche, costume de velours rouge. « Ralph-Philip Randal,» murmura la tante, déchiffrant péniblement l’inscription placée au bas de ce cadre. La date est 1729. C’était avant son premier mariage... Voici, ajouta-t-elle d’un accent plus pénétré, voici le fauteuil où il fut trouvé mort, avec des papiers, des actes, des contrats épars autour de lui. Dans sa main était une miniature que sa dernière convulsion avait brisée; à ses pieds, les débris d’un petit flacon... C’est tout ce qu’on sait de sa déplorable fin.
 
Je sentais la main de Ruth frémir et se glacer dans la mienne. Hugh s’avança vers une fenêtre et l’ouvrit toute grande. Son geste semblait dire : Maintenant que je suis le maître ici, l’air et le soleil y pénétreront sans obstacle. — Tante Thomasine parut presque contrariée de cette hardiesse inattendue. — M. Nevil, nous dit-elle, a eu le bon esprit de ne rien déranger ici... et, comme vous voyez, Hugh a tout acheté, meubles, peintures, en l’état où chaque chose se trouvait au moment de la vente.
 
Nous fûmes bientôt las de cette funèbre inspection. Hugh m’emmena du côté des jardins; mais, s’arrêtant tout à coup sous le vestibule : — Sans vous, Grisell, me dit-il, je ne me serais jamais vu le maître de Thorney... Je vous dois tout ceci... Croyez que je ne l’oublierai jamais.
 
Les jardins étaient dans le plus complet désordre. La mousse dévorait les arbres fruitiers; semées par le vent, arrosées par les pluies, mille végétations hétérogènes encombraient les allées. Quand nous fûmes arrivés sur une terrasse qui dominait toute la vallée, Hugh me fit part de ses arrangemens projetés, qui tous se rapportaient à Laura Rivers. Il mettrait en état, pour elle, la grande chambre octogone jadis habitée par miss Grisell, cette fière Randal qui, pour sauver l’honneur du nom compromis par son frère, avait vendu le château. Il dessinerait sous sa fenêtre des massifs de fleurs... — Est-ce que vous comptez vous établir complètement ici? lui demandai-je en l’interrompant.
 
— Oh ! non... ceci est ''encore'' impossible. Je n’ai pu acheter que les murailles habitées par nos aïeux. Leurs champs ne sont pas rentrés dans mes mains. Le château étant mis en vente, il fallait se décider, sous peine de le voir passer en des mains étrangères. Nous nous bornerons, pour le moment, à quelques réparations d’intérieur et à remettre les jardins en bon état. La tante Thomasine quittera son ''cottage'', et viendra résider ici à demeure. Nous n’y passerons, nous, chaque année, que quelques mois de la belle saison...
 
Cher Hugh ! je l’examinais le soir de ce même jour avant le souper, tandis que tante Thomasine, les doigts veufs de son tricot, s’endormait dans son oisive majesté, et tandis que Ruth, triste encore des légendes sinistres dont on avait rebattu ses jeunes oreilles, osait à peine détourner les yeux de l’âtre flamboyant. Il avait vieilli, mon pauvre frère. Çà et là parmi ses noirs cheveux courait un fil argenté. Son front, où plus d’une ride était à jamais empreinte, me rappelait le portrait de Pierce Randal, l’érudit de la famille, celui dont Hugh avait rêvé jadis la renommée universitaire. Il n’y pensait guère en ce moment. Le nom de Laura était à chaque instant sur ses lèvres muettes, et je l’y devinais comme s’il l’eût prononcé. Tout entier à son doux rêve, il se leva soudain et se mit à marcher de long en large, sans prendre garde au léger cri de la tante Thomasine, réveillée en sursaut par le craquement de ses bottes sur le parquet sonore.
 
— Savez-vous ? dit-elle quand elle eut tout à fait repris possession d’elle-même. Il faudra demain aller à Burndale. Le docteur Larke sait que nous sommes ici, et serait blessé de ne pas nous voir.
 
— Et Mary ? demandai-je à ma tante.
 
— Mary? c’est la gaieté même, et ses enfans sont de vrais écureuils. Elle a trouvé le mari qui pouvait le mieux lui convenir... C’est le calme, l’immobilité en personne, ce M. Close !
 
Mary s’était en effet mariée, peu de temps après moi, à l’un des professeurs de l’école jadis dirigée par le docteur, et je ne l’avais pas vue sans quelque désappointement donner ainsi raison aux pronostics de mon frère. Nous allâmes dès le lendemain faire notre visite à M. Larke, établi chez son gendre. Celui-ci me parut un beau garçon des plus insignifians; mais sa femme ne le voyait pas des mêmes yeux que moi : elle n’en parlait jamais que comme d’un homme à part, intelligent, instruit, doué des plus belles qualités de l’esprit et du cœur. Elle-même était devenue une vraie matrone, radieuse et belle, charmante de gaieté, bonne et dévouée, et dont la voix harmonieuse, le rire éclatant, faisaient plaisir à écouter. Tante Thomasine n’était pas de mon avis. Elle trouvait parfaitement absurde qu’une femme intelligente daignât adorer « un grand benêt doucereux » comme M. Close. Hugh n’intervint pas dans le débat. Je l’ai rarement vu plus obstinément silencieux que pendant notre excursion à Burndale.
 
En revenant, nous nous arrêtâmes devant l’église. Le bedeau, après s’être assuré qu’il avait affaire au nouveau propriétaire de Thorney, se montra fort complaisant et fort communicatif. Je l’aurais dispensé des histoires peu édifiantes qu’il racontait au sujet du squire Ralph; en revanche, il nous parla, et en termes qui me touchèrent, de mon grand-père Percival Randal. Il tenait de sa mère à lui, — elle avait été au service de miss Grisell, — que cette noble demoiselle, belle et gaie en son jeune temps, avait dû épouser un militaire, lord d’Arley, tué en duel par un rival éconduit. Étrange histoire à apprendre, les pieds sur les restes glacés de celle qui en avait été l’héroïne ! Nous étions en effet, à ce moment même, dans le caveau mortuaire de la famille. Nous passions en revue les plaques de marbre noir, les pâles effigies, et nous lisions l’une après l’autre les épitaphes plus ou moins fastueuses. Celle de Pierce Randal était un morceau d’exquise latinité ; sur la pierre qui recouvrait le squire Ralph, il n’y avait qu’un nom et deux dates. Grisell Randal et Godfrey, son frère bien-aimé, dormaient sous la même tombe.
 
— Je passerais ici des journées entières, — murmurait la tante. Je n’en aurais certes pas dit autant. Mon cœur se rattache aux vivans, à ce qui les touche, à ce qui leur cause joie ou douleur, bien autrement qu’à la mort et au souvenir des gloires éteintes.
 
— Le caveau est rempli, ou peu s’en faut, fit remarquer notre guide. Il n’y a plus de place que pour un cercueil.
 
A ces mots, la tante tressaillit et leva vers Hugh un regard chargé de muettes suppliques. Elle fut comprise et immédiatement exaucée.
 
— A vous cette place unique ! lui dit mon frère. Pour moi et les miens, je veux le plein air du dehors, le soleil, la pluie, le vent, comme si nous vivions encore. Sous ce fardeau de pierre, je dormirais mal, ce me semble.
 
— Chère tante, ajoutai-je, espérons que vous ne vous presserez pas trop de venir occuper ce domaine auquel vous attachez tant de prix.
 
— Auparavant, dit-elle, je voudrais voir Hugh marié, père de famille, et sa vieille race en voie de complète renaissance... Au surplus, que la volonté de Dieu s’accomplisse !
 
 
<center>V</center>
 
Il me tardait fort de quitter les antiques splendeurs de Thorney-Hall, et d’aller retrouver mon petit Frank, dont je m’étais séparée pour la première fois. Le marmot vint se jeter dans mes bras avec des cris de joie et des baisers qui me ravirent; mais il ne parlait plus que guerre et combats, il ne jouait plus qu’armé de pied en cap. Dieu sait si j’en remerciai Alan, qui lui montait l’imagination par ses récits belliqueux, bien autrement attrayans que mes sermons pacifiques ! ''Mon oncle le soldat'' ne fit que rire des appréhensions auxquelles il me voyait en proie.
 
Harley, resté sans emploi régulier depuis que M. Rivers s’était retiré des affaires, venait de trouver une place. Hugh n’aurait pas mieux demandé que de le prendre avec lui et de le mettre à la tête de ses commis; mais mon mari n’aurait pas accepté cette position en sous-ordre auprès d’un aussi proche parent. À ses nouvelles fonctions était attaché un salaire encore moindre que celui dont il avait joui chez M. Rivers; mais j’avais pris mon parti de notre médiocrité toujours plus humble, et pourvu que les goûts si simples de mon mari ne fussent pas contrariés, pourvu qu’il nous fût permis d’élever nos enfans jusqu’à l’âge où ils pourraient se suffire, j’étais bien résolue à ne m’inquiéter d’aucune privation, d’aucun travail.
 
Cependant le temps passait, et Hugh ne se mariait pas. Laura était allée voir, assez loin de Londres, des parens de son père, et son retour était ajourné de semaine en semaine. Mistress Herbert vint un jour me voir et me donna l’éveil, en plaisantant, sur ce qui pouvait se tramer contre mon frère. « Elle ne serait nullement étonnée, disait-elle, que le mariage se rompît... Laura n’était qu’une enfant légère et coquette. M. Rivers s’était trop pressé de conclure pour elle. On parlait des assiduités d’un certain capitaine Martin, fort bien accueilli par miss Rivers, et patroné auprès d’elle par la famille au sein de laquelle on la voyait si heureuse de prolonger son séjour. »
 
Je ne laissai rien voir à Blanche des terreurs qu’elle m’inspirait, et me gardai bien de traiter avec Hugh ce sujet délicat. Il était assez préoccupé depuis quelque temps, et j’avais tout lieu de croire que le sujet de cette préoccupation était précisément la conduite de sa fiancée. On apprit enfin qu’elle était de retour, et le jour même Hugh vint me trouver dans la soirée.
 
— Avez-vous vu Laura? lui demandai-je.
 
— Oui, cinq minutes, me répondit-il. Elle allait sortir.
 
— Pour aller où?
 
— Elle ne me l’a pas dit. Je n’ai pas eu le temps de le lui demander.
 
Je ne pouvais me tromper sur ce qu’exprimait en ce moment la physionomie de Hugh. Je connaissais ces éclairs fauves de son regard abrité sous ses sourcils froncés, et ces lèvres comprimées qu’il desserrait à peine pour laisser s’envoler une réponse contrainte. Cette fois cependant il éclata.
 
— J’ai fait une folie, Grisell !... Il fallait rester jusqu’au bout de glace et de diamant... Cette enfant ne se soucie plus de moi... On me l’a complètement aliénée.
 
— Prenez garde, objectai-je, ce n’est qu’une enfant...
 
— Justement; c’est ce qui m’a gagné le cœur. J’ai cru à ce beau regard virginal, à cette fraîche innocence... Mais elle ne se jouera pas d’un homme tel que moi... La femme que j’aimerais le plus ne fera pas de moi son esclave... Ah ! ce voyage d’Alderbeck!... pourquoi le lui a-t-on laissé faire?
 
— Songez...
 
— Je songe qu’elle n’a répondu, depuis deux mois, à aucune de mes lettres,... et qu’en me revoyant, au lieu de m’expliquer son silence, elle n’a pensé qu’à se défaire de moi... Voyons cependant, conseillez-moi, Grisell. A votre avis, que dois-je faire?
 
Je l’engageai à revoir Laura dès le lendemain, à lui dire qu’elle l’avait affligé, surtout à lui laisser voir ce qu’elle était pour lui. Hugh m’écoutait sans m’interrompre; mais sur ses lèvres frémissantes se peignait sa souffrance indignée. Il y avait lutte, au dedans de lui, entre la passion vraie que la capricieuse jeune fille lui inspirait et la honte de céder à cet entraînement qui l’humiliait.
 
— Grisell, me dit-il enfin, mon parti est pris, Laura sera ma femme sans plus de retard,... ou je lui rendrai sa parole.
 
Ces derniers mots lui coûtèrent beaucoup; il ne les articula qu’avec effort et d’une voix incertaine. Puis, me serrant la main à me faire crier : — Vous saurez demain soir, reprit-il, ce qui sera arrivé. Quoi qu’il advienne du reste, vous pouvez compter sur moi.
 
En le voyant souffrir ainsi, je sentais mes larmes près de couler. Nos vies étaient si fortement tissues l’une à l’autre, que, joie ou douleur, nous mettions tout en partage. Le lendemain, Hugh ne parut pas. Je ne le revis qu’après trois jours.
 
— Vous me reprochez peut-être de vous avoir oubliée, me dit-il avec un calme parfait. — J’augurais bien de ce commencement, mais, le voyant en rester là et faire effort sur lui-même avant de continuer, je sentis mes espérances s’évanouir. — Je n’ai pu voir Laura que ce matin, reprit-il. Elle n’était jamais chez elle... Aujourd’hui elle m’a reçu... Elle était seule... Il est inutile d’insister sur ce qui s’est passé; — tout est fini entre nous.
 
''Tout est fini''! que de choses enfermées dans ce peu de syllabes! que d’espérances évanouies ! que de rêves anéantis! Et pas une question à faire, je le savais, pas une consolation à offrir. Ces natures profondes, calmes, silencieuses dans la douleur, sont des énigmes pour moi. Je ne puis les comparer qu’à ces ondes mystérieuses que des rochers à pic ceignent et abritent du jour. Aucune image à leur noire surface, toujours immobile. La pierre que vous y jetez s’enfonce dans l’abîme sans éveiller un écho. Vous en êtes réduit à les sonder par la pensée, et à vous figurer, le long des sombres parois, une tenture de roseaux enlacés; puis, tout au fond du gouffre, loin, bien loin de tout regard et de toute lumière, quelques fragmens de nef brisée, quelques ossemens d’une blancheur sinistre.
 
Tout est fini!... Quand mon frère eut prononcé ces trois mots, sa figure redevint calme, comme le miroir des eaux après la pierre engloutie. Il se mit à me parler de nos affaires courantes, de Harley, des enfans, d’Alan, qui allait partir avec son régiment pour l’île de Malte. Quand mon mari fut rentré, on causa de la crise européenne, des bouleversemens politiques. Hugh demeura fort tard avec nous et prit congé en souriant. Harley ne s’était aperçu de rien.
 
Persuadée qu’il y avait là-dessous quelque inexplicable malentendu, j’attendis quelques jours, et je fis part de cette opinion à mon frère. Il demeura incrédule à cette insinuation et me raconta très simplement sa dernière entrevue avec Laura, les récriminations, les reproches dont elle l’avait accablé sans vouloir jamais préciser aucun grief, ses allures capricieuses, et l’empressement avec lequel elle l’avait pris au mot quand il avait fait allusion à une rupture possible.
 
— Je n’ai vu en elle ce jour-là, me dit-il, qu’une enfant gâtée, opiniâtre, exigeante, susceptible, et nullement la jeune fille que j’étais habitué à regarder comme un cœur d’élite.
 
Après ce récit, je n’étais pas convaincue. Cette susceptibilité de Laura, je me l’expliquais en me rappelant ce qu’elle m’avait dit elle-même de la peine qu’elle avait éprouvée à se voir ''offrir'' par son père, alors qu’elle eût voulu être ''demandée'' par Hugh. J’aurais bien voulu pouvoir parler de ceci à mon frère, mais j’étais liée par une promesse formelle. J’en vins d’ailleurs à croire que je me trompais peut-être lorsque, peu de jours après, Blanche me parla du mariage de miss Rivers avec le capitaine Martin, mariage, disait-elle, sur le point de s’accomplir. Hugh était présent. Il accueillit cette nouvelle avec un demi-soupir que j’entendis seule, j’en suis certaine. Je ne fus pas étonnée d’apprendre le lendemain que « ses affaires » l’appelaient sur le continent pour deux ou trois mois.
 
Hugh était encore absent, lorsque M. Rivers mourut, assez inopinément, et après quelques jours de maladie. L’étonnement fut général, lorsqu’on apprit qu’il laissait des affaires très embarrassées. Il avait engagé la presque totalité de ses capitaux dans une entreprise par actions dont le mauvais succès l’avait ruiné. On pensait que ce désastre pécuniaire avait accéléré sa fin. Laura dut repartir pour Alderbeck, où ses parens lui offraient un asile au moins temporaire; mais, au dire de Blanche, fort au courant de bien des choses, — de choses qui, par parenthèse, n’existaient pas toujours, — elle allait trouver dans sa famille un tout autre accueil que par le passé.
 
— Cependant, lui dis-je, ce mariage dont vous m’aviez parlé...
 
— Ah! répondit-elle avec quelque hésitation, il paraît que je n’étais pas bien renseignée... Le capitaine Martin avait effectivement demandé sa main ''avant'' qu’elle n’eût tout perdu... Il a cru de son devoir, même ''après'', de renouveler sa demande; mais il a été refusé après comme avant. Et il y a de quoi s’étonner, car le capitaine est un parfait ''gentleman'', un homme très agréable;... mais Laura est si capricieuse !... Hugh est bien heureux de lui avoir échappé.
 
Je crus devoir faire part à mon frère de tout ce que je venais d’apprendre. Il ne me répondit pas; mais lorsque nous nous revîmes, il me pria de ne plus revenir sur un sujet qui lui était pénible. — Il eût été heureux, me dit-il, que sa femme lui dût tout;... mais encore fallait-il que cette femme l’aimât. Laura n’ayant aucune affection pour lui, elle avait usé d’un droit légitime en lui refusant sa main. Tout mortifié qu’il en eût été d’abord, il se plaisait maintenant à reconnaître qu’elle n’avait eu aucun tort, et il l’honorait trop pour imaginer que le changement de sa fortune eût pu rien changer à la résolution que son coeur lui avait dictée. Ceci me fut dit sans la moindre amertume, et il m’eût été fort difficile de décider si mon frère gardait ou non quelque tendre souvenir à miss Rivers. Il s’était rejeté avec un redoublement d’ardeur dans le mouvement des affaires, et je ne l’entendais jamais causer avec mon mari que de trois pour cent, d’actions de la Banque, de fret, d’arrivages, si bien qu’en les écoutant tous deux, je me prenais à trembler que l’âme de mon frère, endurcie, comme tant d’autres, par l’abus des calculs et l’avidité du gain, ne devînt peu à peu inaccessible à de plus douces préoccupations. Ses spéculations, du reste, réussissaient presque toutes. Il agrandissait peu à peu, autour de Thorney, le cercle de ses acquisitions, et faisait au vieux château —- la tante Thomasine me tenait au courant — des réparations coûteuses, dont il ne me parlait jamais, sans doute pour ne pas réveiller le souvenir du temps où il m’initiait au mobile secret de tous ces embellissemens.
 
Blanche Herbert, attentive à ces accroissemens de fortune, s’était mis en tête de marier Hugh. Elle le raillait sur cette propriété qu’il étendait sans savoir pour qui; elle lui représentait plus sérieusement qu’il devait songer à perpétuer son nom. Mon frère la laissait dire, et ne lui refusa même pas d’être présenté par elle à une jeune et riche veuve, qui fit, pour le captiver, tous les frais imaginables; mais à cause de cela même il demeura parfaitement insensible, et j’en vins à penser que, si la plaie secrète n’était pas encore cicatrisée, mon frère pourrait bien mourir célibataire. Cependant à ce moment-là encore je n’aurais pas voulu en jurer.
 
... Hugh achevait un jour la lecture d’une lettre de la tante Thomasine. — Elle a pourtant raison, s’écria-t-il : voici bientôt trois ans qu’on ne nous a vus à Thorney! Il faut y aller tous. Enfans, mari, toute la bande, je vous emmène avec moi.
 
A peine installés dans le vieux château, les invitations commencèrent à pleuvoir. Les acquisitions de Hugh le faisaient reconnaître pour un des leurs par tous les grands propriétaires des environs, qui, lors de notre premier voyage, s’étaient tenus sur la réserve. Notre premier grand dîner nous fut donné chez le colonel d’Arcy. On aurait pu se croire au moyen âge en entendant annoncer tous les vieux noms du comté : les Chaytors, les Hutton, les Nevil, les Wywill, les Scroope, les Powlett. — Tous ces nobles propriétaires m’étaient d’ailleurs parfaitement étrangers, et je me permis de les trouver parfaitement ennuyeux. En sortant de table, je vis avec bonheur, dans le salon, des enfans qui se roulaient sur les tapis, et avec lesquels je comptais bien me dédommager de mes voisins de table, lorsque mon attention se porta sur une jeune femme assise près d’un guéridon encombré de livres. Bien qu’elle détournât la tête, je n’hésitai pas à reconnaître Laura, et pour être plus sûre de mon fait, je questionnai une dame à qui je venais d’être présentée.
 
— Oh ! me dit-elle, n’y prenez pas garde, c’est l’institutrice. Elle se nomme Rivers, à ce que je crois.
 
Je m’avançai aussitôt vers la jeune fille, qui se leva un peu troublée et me tendit aussitôt la main. Je la trouvai singulièrement embellie, et le calme de ses manières, l’assurance modeste et ferme de son maintien, produisirent sur moi une impression très favorable. L’extrême simplicité de son costume, entièrement noir, faisait valoir la classique pureté de ses traits et l’élégance toute grecque de sa taille élancée. Mistress d’Arcy vint lui demander d’accompagner une dame qui allait chanter; elle se mit au piano, et, le morceau fini, fut priée de chanter elle-même. Au moment où s’élevait sa belle voix, si richement timbrée, les ''gentlemen'', quittant la table, arrivèrent auprès de nous. Le chant ne s’arrêta pas, la voix ne vacilla pas un instant; mais la chanteuse rougit un peu, et je crus voir un léger frisson passer sur ses paupières. Mon frère venait d’entrer. Son oreille avait promptement reconnu cette voix ; un seul regard l’avait assuré qu’il n’était point dupe de quelque vaine illusion. Maintenant, appuyé au chambranle de la cheminée, il écoutait, la tête légèrement inclinée, les lèvres serrées l’une contre l’autre. Laura se leva du piano pour accompagner les enfans, que leur mère renvoyait à la ''nursery''. L’un d’eux, bambin joufflu, sauta dans les bras de la jolie ''governess'', et se suspendit à son cou. Au moment où elle passait devant Hugh, il leva les yeux sur elle; mais elle tenait les siens baissés, et aucun regard ne fut échangé. Dans la soirée, toutes les fois que la porte s’ouvrait, Hugh y jetait un coup d’œil; mais Laura ne reparut pas, et je crois fort que mon frère s’en alla désappointé.
 
Il ne fît aucune allusion à cette rencontre. Seulement je le trouvais plus rêveur que d’habitude. Quelques jours après, en allant avec les deux enfans et lui à un petit étang sur lequel mon fils apprenait à patiner, nous rencontrâmes, au détour d’un sentier, miss Rivers et les enfans de mistress d’Arcy. Nos marmots se mêlèrent aussitôt, sans se douter qu’ils nous gênaient fort, et comme, sans nous être donné le mot, nous allions au même endroit, il fallut bien marcher de conserve. Hugh et Laura s’étaient salués selon toutes les règles de la plus stricte politesse; mais le soin de soutenir la conversation me fut laissé tout entier. Mon frère n’ouvrit pas la bouche, et miss Rivers se hâta, dès qu’elle put le faire sans affectation, d’emmener ses élèves. Je lui sus gré de son fier silence et de sa tranquille froideur. Ce n’était certes pas à elle de faire les premiers pas; mais d’un autre côté Hugh s’y déciderait-il? Je le désirais vivement, car il m’était démontré que mon pauvre frère, dans son ambition satisfaite, ne trouverait jamais de quoi combler le vide de son cœur. Il commençait à le comprendre, et accueillait d’un air passablement sardonique les complimens qu’on lui faisait sur l’espèce de « restauration » qui ramenait les Randal dans le Wensleydale. Tante Thomasine paraissait penser comme moi; seulement elle avait jeté son dévolu matrimonial sur une certaine miss Blounte, qu’elle déclarait être « une femme faite tout exprès pour Hugh. » En effet, n’avait-elle pas, justement contigu aux terres de Thorney, un domaine admirable et admirablement gouverné? Cette suggestion me trouva très rebelle, et nous engageâmes une discussion en règle, mon mari, ma tante et moi, tandis que Hugh se promenait, sans nous écouter, de long en large.
 
— Eh mais! dit-il tout à coup, de quoi donc est-il question? Vous me nommez à chaque minute.
 
— Nous vous marions, repartit Harley.
 
— Ah ! ce n’est que cela? reprit Hugh. Et il se promena de plus belle.
 
Le lendemain et les jours suivans, mon frère fit de fréquens voyages à Wood-End (ainsi se nommait le domaine du colonel d’Arcy), pour y traiter de je ne sais quel échange de bois. Jamais je ne l’avais vu aussi jaloux de sa solitude, aussi importuné par tout empiétement sur ses longues réflexions. Enfin, au retour d’une de ces excursions, il m’emmena sur une terrasse, et, passant mon bras sous son bras : — Vous allez être bien contente, me dit-il;... j’ai vu Laura.
 
— Eh bien?
 
— Eh bien! nous nous sommes expliqués... Il le fallait bien..., puisque nous retournons à Londres dans huit jours. Voyez-vous, Grisell, nous avions tort l’un et l’autre. J’ai fait ma confession le premier; la sienne a suivi. Quand on s’aime, il n’y a pas d’orgueil qui tienne. Laura est mienne plus que jamais.
 
— Je n’ai jamais doute d’elle, répondis-je, et j’estime que vous avez pris le bon parti... Mais enfin d’où venaient ses rancunes?
 
— D’une erreur qu’on a pris soin d’envenimer. Elle a cru voir de la dissimulation dans le silence que j’ai gardé vis-à-vis d’elle sur l’humble métier de mon père. Les cousines d’Alderbeck l’ont raillée de ce qu’elle allait épouser le fils d’un horloger, honteux de s’avouer tel. Elle a cru voir là une déception calculée. On a intercepté des lettres..., que sais-je?... En revenant à Londres, elle se regardait comme offensée, et mes reproches l’ont trouvée disposée à me refuser toute explication. Il est clair que, dans tout ceci, les torts les plus graves sont à ma charge.
 
Et Hugh mit à s’accuser, à justifier Laura, une chaleur qui me fit sourire, d’autant que j’en savais, ce me semble, un peu plus long que lui sur ce sujet; mais enfin l’essentiel était que la réconciliation fût complète. Elle l’était. Laura demandait à me voir. Je courus à Wood-End. J’y trouvai Laura heureuse comme on l’est au sortir d’un mauvais rêve, et ne s’inquiétant plus que du pardon à obtenir, de Hugh. — Ah! me disait-elle, vous ne savez pas à quel point je suis changée. Croiriez-vous que mon plus grand bonheur à présent est de penser que je ''lui'' devrai tout, que je tiendrai tout de lui?... Et cette idée faisait autrefois mon tourment.
 
Je ne pus m’empêcher de sourire en pensant qu’après tout, sous une autre forme, elle m’exprimait là un sentiment tout à fait analogue à celui qui les avait désunis pour un temps. L’ancienne obstination de Laura se retrouva tout entière quand je voulus obtenir son consentement à un mariage immédiat. Il fallut employer les grands moyens pour l’y décider, et Hugh s’en chargea.
 
Trois semaines après leur réconciliation, Laura quittait Wood-End pour venir prendre possession de Thorney-Hall, et deux heures après la cérémonie nuptiale, nous quittions le vieux château pour retourner à Londres, — ''nous'', c’est-à-dire Harley, moi, les enfans et la tante Thomasine. Au moment où la chaise de poste franchissait la grille du parc : — Voilà, me dis-je, ma mission accomplie. Hugh a maintenant près de lui une affection qui lui tiendra lieu de la mienne. Le ciel veuille qu’il soit à jamais heureux!
 
 
<center>VI</center>
 
Qu’une paysanne épouse un lord, et vous connaissez d’avance les résultats probables de cette union mal assortie? mais il est d’autres incompatibilités moins évidentes, et qu’une épreuve décisive met seule en relief. « Je serais bien trompée, m’avait dit mistress Herbert, si Laura mène jamais bien volontiers la vie de châtelaine, et si une leçon de deux ou trois ans a suffi pour déraciner en elle le goût du monde. » Cette insinuation maligne que je repoussai tout d’abord, il me fallut, au bout d’un an, m’apercevoir qu’elle pourrait bien n’être pas imméritée. Laura, de retour à Londres, oublia que son mari ne restait dans les affaires que pour arriver plus tard à pouvoir s’établir définitivement à Thorney-Hall, où il projetait des travaux immenses, des améliorations agricoles, des établissemens de charité, bref, tout ce qui sourit à l’homme intelligent et actif dans la vie qu’on peut mener aux champs. Habituée à briller dans les salons et se retrouvant sur le théâtre de ses anciens succès, elle se replongea peu à peu dans ce qui me semblait, à moi, — il est vrai que j’en jugeais peut-être à un point de vue trop restreint, une carrière de dissipations ruineuses. Hugh, aveuglé par son amour, n’y prit d’abord pas garde. Il commença par fournir, sans réflexion, à ces dépenses qu’aimait sa femme. Plus tard, et lorsque ses observations à ce sujet n’eussent pas été sans doute aussi bien écoutées qu’au début, il ne se sentit plus le courage de les présenter. Je m’expliquai parfaitement cette timidité par la différence fondamentale de l’éducation que lui et sa femme avaient reçue. Si supérieur qu’il fût d’ailleurs à la plupart des hommes du monde où il vivait maintenant, ils avaient sur lui, auprès de Laura, l’avantage immense de cette parfaite politesse, de cet élégant vernis que n’acquiert jamais celui dont la jeunesse a été constamment absorbée par de rudes travaux. Hugh portait l’empreinte de son laborieux passé; Laura, au contraire, restait ce que sa jeunesse opulente l’avait faite; elle en avait gardé la fierté naturelle, l’insouciance aristocratique, le mol abandon et l’habitude de regarder le plaisir comme la grande affaire de l’existence. Les choses en vinrent au point que Hugh dut parler, un beau jour, d’économies devenues indispensables. J’étais présente. Laura, dans ce moment-là même, arrangeait de belles plantes exotiques dans un vase de Chine. — Eh bien ! dit-elle, il faut vendre Thorney.
 
''Vendre Thorney'' lui paraissait la plus simple chose du monde. Hugh s’arrêta court, surpris et blessé. Il ne dit rien cependant; mais un instant après, comme il quittait la chambre, Laura l’ayant rappelé pour lui recommander de ne pas rentrer trop tard, à cause d’une grande soirée où ils devaient aller :— ''Sérieusement'', lui dit-il, vous me conseillez de vendre Thorney?
 
— Mais oui, dit-elle, — commençant néanmoins à se troubler, car l’accent avec lequel cette question lui était adressée avait quelque chose de particulier. —C’est de l’argent mort,... vous me l’avez dit vingt fois, et si nous en manquons... D’ailleurs je n’aurai plus à craindre de vous voir devenir un de ces hobereaux que j’ai en horreur.
 
— Le remède n’opérerait pas longtemps, répondit Hugh avec un peu d’amertume. — Je crains bien, Laura, poursuivit-il plus doucement, que nous n’ayons commencé par où il eût fallu finir... Et si cela continue, je serai bien pire qu’un hobereau, je serai un négociant ruiné.
 
Laura ne lui répondit que par un doux regard qui le suppliait de se taire, et par un tendre baiser qui en effet lui imposa silence.
 
Le soir même, je la vis arriver chez mistress Herbert, éblouissante de parure et de beauté. Je ne m’étonnai plus de l’orgueil que mon frère mettait à la produire et à l’entourer de luxe. Une si magnifique toile appelait un cadre d’or et de fines sculptures. Tout ce qu’il y avait là de jeunes gens à la mode fut bientôt groupé autour d’elle, et je la voyais avec peine s’enivrer de leurs hommages, faire avec eux assaut d’esprit et de vives reparties, tandis que Hugh, incapable de se plier à ces futilités et de parler ce jargon, causait gravement, à l’autre bout du salon, avec quelques vieillards, et faisait admirer d’eux sa vigoureuse intelligence, son coup d’œil net et sûr, ses appréciations solides et fortes.
 
Parmi les dandies empressés autour de Laura, le capitaine Martin, l’ex-prétendant à sa main, n’était pas le moins assidu. Sans avoir l’air d’y songer, Hugh ne le quittait guère des yeux. Au moment où nous sortions, le capitaine, arrivé en même temps que nous dans l’antichambre, s’empara du surtout de Laura, et se préparait à le lui poser sur les épaules; mais j’eus le plaisir de voir Hugh s’interposer poliment, revendiquer ce soin officieux, et réprimer d’un seul geste ce qu’il pouvait y avoir d’un peu exagéré dans les attentions dont sa femme était l’objet.
 
A dater de cette soirée, il ne fut plus question d’économies. Sans être précisément jaloux de Laura, sans mettre en doute la parfaite loyauté de son affection, mon frère sembla décidé à ne reculer devant aucun sacrifice pour s’assurer le monopole absolu de cette tendresse, devenue son plus précieux trésor. Les fantaisies de Laura n’étaient plus seulement satisfaites au moment où elle les exprimait, mais devinées et réalisées d’avance. Sa reconnaissance était sollicitée chaque jour par une attention nouvelle. En face d’un dévouement si continuel, de prévenances si ingénieuses, de sacrifices si multipliés, toute émulation, toute concurrence était impossible. — Décidément, me dit un jour Blanche, le capitaine est en déroute complète. Il suivait Laura comme son ombre; mais Hugh est un soleil toujours au zénith.
 
Laura me confirma la vérité de cette plaisanterie en me déclarant quelques jours après, — rare et sublime confidence ! — qu’elle était folle de son mari. —Je voudrais tant qu’une occasion s’offrît de lui prouver ma reconnaissance par quelque ''grand sacrifice'', ajouta-t-elle. — Ma chère, lui répondis-je, les occasions dont vous parlez sont assez rares; mais on en trouve tous les jours de non moins précieuses, qui permettent, par de ''petits sacrifices'' multipliés, de rendre heureux celui qu’on aime.
 
Ces paroles la rendirent pensive. — Vous avez peut-être raison, Grisell, reprit-elle après quelques instans de silence. Eh bien ! dites franchement... Ai-je fait tout ce qu’il fallait pour que Hugh fût heureux?
 
— Répondez vous-même à cette question.
 
— Parfois je me dis que non... Et si maintenant... Elle s’arrêta.
 
— Eh bien!
 
— .... Si je venais à mourir...
 
— Allons donc!... Pourquoi vous laisser aller à ces folles appréhensions?... Hugh ne vous le pardonnerait pas.
 
— Lui?... Vous vous trompez... Il me pardonne tout.
 
Hugh montait en ce moment, et je fis signe à Laura de ne pas continuer. Mon frère était un peu pâle. — Eh bien ! Laura, dit-il avec un soupir qu’il réprima de son mieux, j’ai trouvé un acquéreur pour Thorney.
 
Laura devint tout à coup très rouge : — Oh ! s’écria-t-elle, attendez quelques semaines encore. Pour Dieu, ne vous pressez pas!...
 
— Voilà qui est bien, mais ''il faut vendre'', reprit Hugh.
 
— Et par ma faute ! dit Laura baissant la tête.
 
— Voulez-vous bien vous taire! s’écria mon frère en l’attirant à lui.
 
La question ainsi posée, Laura obtint, comme à l’ordinaire, ce qu’elle voulait, et cette fois le hasard lui donna raison. Pendant le délai qu’elle avait obtenu, un sien parent fort avare vint à mourir, la laissant unique héritière d’une fortune assez considérable. Thorney était sauvé. Je n’aurais pas cru que cette heureuse péripétie me donnât autant de satisfaction. Il est vrai que je pris en grande considération le chagrin que la vente du domaine des Randal eût fait éprouver à Hugh. Quant à la tante Thomasine, je crois qu’elle en serait morte. Pauvre bonne vieille, elle ne sait pas de combien peu il s’en est fallu qu’elle ne vît une fois encore sortir de la famille cet édifice consacré à ses yeux par tant de glorieux souvenirs.
 
Peu de semaines après cet événement inattendu, Laura donnait le jour à un fils. Dieu sait quelle joie, quelles félicitations, quels projets ambitieux l’accueillirent I Hugh écrivit à la tante Thomasine et lui donna le programme des fêtes qui devaient annoncer aux habitans de Thorney la naissance de l’héritier présomptif. Laura, confinée dans son lit, trompait l’ennui des heures par mille et mille conjectures. Elle faisait et refaisait sur divers plans l’éducation de son fils; elle lui choisissait une femme; elle le voyait militaire quand il se démenait dans son berceau, magistrat quand il siégeait gravement sur les bras de sa nourrice. Un soir qu’elle et son mari avaient fait assaut de prévisions plus ou moins bizarres et s’étaient abandonnés à des rêves sans fin, la garde-malade entra dans la chambre, presque fâchée et protestant que « monsieur fatiguait madame. » Hugh, acceptant cette impérieuse gronderie, se leva pour s’en aller. — Restez encore, lui dit Laura tendrement; et tandis qu’il était penché sur elle, lui donnant le baiser d’adieu, elle murmura tout bas à son oreille quelques mots qui ne vinrent pas jusqu’à moi. J’en pénétrai à peu près le sens en voyant mon frère, attristé tout à coup, remonter, sans me dire un mot, dans son appartement, où il s’enferma.
 
Le lendemain, Laura était plus faible qu’on ne devait s’y attendre. Cet état de langueur s’aggrava notablement en vingt-quatre heures. Dans la soirée du troisième jour, il nous fut démontré, ''à tous'', qu’elle allait nous être enlevée.
 
Un de nous, immobile comme une statue devant cette implacable nécessité, semblait accuser la justice d’en haut et maudire Dieu. La pauvre jeune mère au contraire acceptait l’arrêt fatal et courbait humblement la tête sous la volonté du Père céleste. Son mari était près d’elle au moment où se voilèrent les beaux yeux qu’elle tenait fixés sur les siens. Lui seul entendit ses dernières paroles. Je le vis, après l’avoir doucement replacée sur l’oreiller d’où ses bras l’avaient soulevée, s’affaisser, privé de connaissance, auprès d’elle. Je posai à portée de sa main la Bible qu’elle lisait encore quelques heures auparavant, et les laissai l’un à l’autre...
 
Le soir même arrivaient les félicitations de la tante Thomasine.
 
Mon frère demeura quelque temps comme foudroyé. Il ne pouvait se faire à son isolement : il ne comprenait pas cette séparation subite et suprême. Assis près de son feu, en face de ce fauteuil maintenant vide, où jadis s’asseyait Laura, il lui venait à chaque instant d’étranges hallucinations qu’il me priait de lui expliquer. — Dites-moi, me demandait-il un jour très sérieusement, dites-moi pourquoi j’entends sa voix... pourquoi il me semble quelle est au piano et va chanter!...
 
J’admirai aussi l’étrange métamorphose que subissait peu à peu dans son imagination l’être regretté. D’une jeune femme assez imparfaite après tout, capricieuse en ses volontés, médiocrement raisonnable, et qui l’avait parfois blessé dans ses idées les plus arrêtées, il ne parlait plus que comme d’un être angélique et sans défaut, beauté sans tache au dedans comme au dehors. Admirable privilège du trépas ! le mal s’efface, et nos regrets épurent l’objet dont ils se font une idole.
 
Pierce — on donna ce nom à l’enfant de Laura — grandit sous les yeux de son père, et fut élevé dans le culte de la mémoire maternelle. C’était un brave et généreux enfant. — Un vrai Randal ! disait la tante Thomasine... Jamais un mensonge, jamais une couardise... adoré de tous, bêtes et gens... Le proverbe dit qu’il faut trois générations pour faire un gentilhomme... Voyez celui-ci !... Son grand-père était un ouvrier, son père un négociant, et il porte ses parchemins écrits sur son front. — Il y avait du vrai dans ce panégyrique de la vieille tante. Seulement nous ne pouvions nous entendre sur le sens du mot gentilhomme, car mon frère m’avait toujours semblé tel, et je ne trouvais nullement merveilleux qu’un pareil père eût un pareil fils.
 
 
<center>VII</center>
 
L’histoire des quatorze années qui suivirent peut se résumer, en ce qui me touche, par ces trois mots : Je suis seule!
 
Harley m’a quittée... il m’attend là-haut. Frank s’est séparé de moi en se mariant. Ruth Langley, dont j’avais fait ma fille, devenue la femme d’un missionnaire envoyé dans l’Inde, achèvera sans doute ses jours sous ce ciel meurtrier. Les circuits de ma vie m’ont ramenée à côté de mon frère, et nous continuons ensemble notre voyage attristé. Nous habitons Thorney, où Hugh, depuis trois années retiré du commerce, applique ses idées de perfectionnement agricole et travaille à répandre le bien-être parmi ses nombreux tenanciers. Ce nouveau genre de vie lui a coûté d’abord quelques regrets. Il était dépaysé, hors de son élément. Le tumulte des grandes affaires et leur incessante exigence manquaient à son énergie, à son activité. Maintenant il s’est aguerri, ou, pour mieux dire, apaisé. De temps en temps nous retournons ensemble la tête vers le chemin parcouru. Nous le voyons, comme la voie antique, bordé de tombeaux, et nous évoquons les fantômes chéris qui les habitent. Il est surtout des soirées de Noël où, nous rappelant les joyeuses réunions d’autrefois, notre isolement nous effraie. Le silence nous gagne peu à peu, pauvres vieillards serrés autour de l’âtre désert, et nos morts bien-aimés nous parlent tout bas.
 
La brillante jeunesse de Pierce tranche vivement sur ce fond assombri. C’est maintenant un bouillant jeune homme, épris de la gloire comme d’autres le sont d’une maîtresse. Quand il a été question de lui choisir une carrière : — Je me ferai simple soldat plutôt que de ne pas entrer au service, s’écriait-il.
 
— Eh bien! mon garçon, vous serez militaire, lui répondit son père tout aussitôt.
 
À sa place je n’aurais pas été si stoïque. Heureusement Frank s’est trouvé un homme de paix nonobstant les effrayans pronostics de son oncle Alan. Au surplus, quand une vocation est si décidée, il est périlleux d’y mettre obstacle. Pierce entra donc dans l’armée, et à peine avait-il rejoint son régiment, que les premières rumeurs de guerre commencèrent à circuler. Il fut désigné des premiers pour être envoyé en Orient. La lettre où il nous donnait cette ''bonne nouvelle'' était remplie d’enthousiasme, et lorsqu’il vint peu de jours après nous dire adieu, cet enthousiasme avait encore augmenté. La profession des armes s’offrait à lui, dès l’abord, telle qu’il l’avait rêvée, et dans tout l’éclat de l’uniforme allant au feu, clairons sonnant, bannières déployées. La tante Thomasine en était éblouie comme si elle n’eût eu que seize ans, et elle éperonnait ce jeune étalon plein d’ardeur, dont la fougue au contraire demandait à être bridée de court. — L’enfant fera son devoir, lui disait parfois mon frère impatienté. — Son devoir sans doute! répondait-elle; mais, pour un Randal, ce n’est point assez!...
 
Hugh revint de Londres, où il était allé surveiller l’embarquement de son fils, beaucoup plus tranquille que je ne m’y attendais. Quelques mois se passèrent dans l’inaction. Nous étions devenus de vrais politiques, et la tante Thomasine, tacticienne formée à l’école des journaux, me sermonnait fort inutilement sur l’inconvénient qu’il y avait à retarder l’ouverture de la campagne. Mary Close l’écoutait, les yeux grands ouverts. Mary Close — on sait qui était sa mère — venait très trouvent de Burndale à Thorney, montée sur son poney à tous crins. C’était l’amie d’enfance de Pierce, — sa petite femme, s’il faut tout dire, — et, nonobstant les conseils prudens de la parenté, ces deux enfans, avant le départ de Pierce, s’étaient engagés l’un à l’autre en échangeant leurs anneaux. Mary, avouons-le, n’était pas aussi pressée que la tante Thomasine de voir enfin la campagne s’ouvrir. Elle ne déblatérait pas contre le ministère, et n’apprit pas avec tant de joie le débarquement sur les côtes de Crimée.
 
Le 3 octobre 1854, de grandes nouvelles arrivèrent à Thorney. La bataille de l’Alma était gagnée, Sébastopol était pris! Tante Thomasine, arborant ses lunettes, nous donna lecture du journal. Mon frère écoutait, le front appuyé sur sa main.
 
— ''Son'' régiment a donné, dit-il avec calme.
 
— Dieu merci! ajouta la tante. Et s’il n’avait pas donné, Pierce serait tout de même allé au feu, j’en suis bien certaine, allez!
 
Mon frère se leva et partit pour Burndale. — Il faut bien, nous dit-il, que la petite Mary sache les nouvelles. — Cette affectueuse pensée, qui lui venait dans un moment de suprême anxiété, lui aurait, à elle seule, gagné mon cœur.
 
Bientôt arrivent d’autres nouvelles. Sébastopol n’est pas pris. On s’est, il est vrai, battu à l’Alma. Le chiffre des pertes est connu, mais pas de noms. Ah ! quelles angoisses! Mary ne nous quitte plus. Hugh a besoin de l’avoir auprès de lui, et chacun d’eux se berce des espérances que l’autre affecte.
 
On a les listes. Le régiment de Pierce a horriblement souffert. Pierce lui-même est blessé,... ''grièvement'' blessé.
 
— Il n’est pas blessé ''à mort'', fait remarquer la tante Thomasine, qui maintenant ne semble plus si résolue.
 
— C’est la chance de la guerre, dit Hugh, affermissant sa voix, qui tremble malgré lui. Il jette un second coup d’œil sur les listes : — Le régiment d’Alan a été aussi fort maltraité, reprend-il. Pauvre garçon ! nous l’avions presque oublié dans nos inquiétudes.
 
Un sanglot nous fait retourner la tête. C’est Mary qui pleure, à genoux près du canapé, d’où elle a glissé.
 
Le soir, sa mère vint la prendre, et mon frère partit pour Londres. Nous nous doutions un peu qu’il ne s’arrêterait pas là, et ne fûmes nullement surpris quand une lettre de lui nous apprit qu’il allait à Constantinople, et de là partout où Pierce aurait pu être transféré. Il écrivit aussi à « la petite Mary. »
 
Les listes définitives nous parvinrent enfin. Parmi les noms des simples soldats tombés morts sous le feu des Russes figurait obscurément celui d’Alan Randal. C’était bien ainsi qu’il voulait finir, au milieu du bruit de la bataille et des cris de victoire. Les détails donnés par la correspondance des journaux mentionnaient l’intrépidité hors ligne d’un jeune officier qui, atteint d’un boulet, survivait cependant à sa blessure. Ce jeune officier, c’était notre Pierce. Il avait le bras gauche emporté.
 
La tante Thomasine était si glorieuse de son petit-neveu, qu’elle acceptait très philosophiquement la perspective de le revoir mutilé. J’allai vers Mary, que je trouvai dans des dispositions presque analogues. Seulement son héroïsme était de moins bon aloi, car au moment où sa mère me disait d’elle : « C’est un cœur intrépide, une vraie femme de soldat, » la pauvre enfant se prit à fondre en larmes.
 
Les jours suivans, ce fut bien pis. On ne parlait plus tant de victoire et de gloire. On racontait les épouvantables souffrances des blessés, les ravages de la fièvre d’hôpital, les privations inouïes auxquelles l’incurie de notre administration militaire avait exposé nos malades. La tante Thomasine, l’oreille basse cette fois, commençait à voir la guerre et ses périls sous un aspect moins poétique et plus vrai.
 
Hélas! hélas! avec les feuilles d’automne, cette année-là combien de cœurs se flétrirent, combien d’espérances tombèrent ! Quand eurent cessé les carillons qui annonçaient la victoire, combien les plaintes gémissantes leur firent d’échos!
 
Le mois de novembre fut magnifique. Je n’ai pas oublié les soirées où nous restions, Mary et moi, sur les terrasses du château, jusqu’à ce que l’horloge du village sonnât le coup de minuit. Une sorte d’inquiétude nerveuse pesait sur elle. Une ombre sur le mur la faisait tressaillir, et je commençais à trembler pour sa santé, que débilitait évidemment cette longue et pénible attente; mais je gardais mes craintes pour moi.
 
Nous attendions une lettre qui n’arrivait pas. Elle vint enfin, et nous ôta bien peu de nos incertitudes. Du moins pus-je clairement entrevoir que Hugh était loin d’être complètement rassuré. Il n’en fut pas de même de Mary : — Voyez, nous disait-elle, le congé de Pierce est obtenu. Il arrivera dès qu’on le jugera capable de supporter le voyage... Peut-être sont-ils en route en ce moment même !
 
— Heureuse jeunesse ! à qui rien n’enlève l’espérance, ce trésor des trésors, qui la fait plus riche que tous les rois de la terre !
 
Il fallut patienter un mois encore avant que nous parvînt une autre lettre de mon frère. Ma tante et Mary me dévoraient des yeux, lorsque je brisai le cachet; elles cherchaient à en déchiffrer le contenu, pendant que je lisais, sur ma figure, à dessein rendue impassible. Hugh m’apprenait, en peu de mots, que nos chers voyageurs étaient arrivés la veille à Londres. Pierce était si exténué, qu’il leur faudrait y séjourner au moins huit jours avant d’entreprendre le voyage de Thorney. Le jeune malade s’attendait à guérir dès qu’il respirerait le bon air du Wensleydale.
 
— Dans huit jours! rien que huit jours à présent! s’écria Mary. Oh ! Pierce!... Pierce!... Donnez-moi la lettre, mistress Harley!...
 
— Puis, s’emparant de la précieuse missive, elle se réfugia dans sa chambre pour la relire tout à loisir... Simple cœur, gracieuse bonté, comment s’étonner qu’elle se fît aimer de tous?
 
Le surlendemain, après le déjeuner, en me levant de table pour passer au jardin, je rencontrai le domestique qui nous apportait notre courrier. Je lui pris des mains le paquet de lettres; puis, mue par une espèce de pressentiment, dont je me rends à peine compte, au lieu de revenir auprès de la tante et de Mary, je montai chez moi et m’enfermai à clé. Voici ce que m’écrivait mon frère; sa lettre couvrait à peine un feuillet :
 
« Pierce est mort, chère sœur. Il s’est éteint hier au soir. Je ne puis assez rendre grâces à Dieu, qui a fait que j’étais là : mon fils n’a pas succombé seul, loin de tous les siens. Pas de souffrances; une agonie presque sereine... Que dire encore pour consolation?... Une mort honorable, celle du soldat qui a fait son devoir... Il n’avait qu’un regret, celui de n’être pas tombé, comme Alan, sur le champ de bataille. Notre perte est cruelle, ma pauvre sœur. Comment nous y ferons-nous? J’arriverai quarante-huit heures après celle où j’écris. Faites les préparatifs nécessaires; je veux qu’il repose où je dois un jour l’aller rejoindre. Si la petite Mary est près de vous, ne lui laissez rien ignorer, et, à moins qu’elle ne tienne à revoir celui qui n’est plus, ramenez-là près de sa mère. La douleur de cette enfant ajouterait à la mienne. Si cependant elle veut rester, qu’il soit fait selon ses désirs. »
 
Hugh n’était pas de ces hommes qui épanchent leur douleur en longues phrases; mais sa main si ferme avait tremblé en traçant ces quelques lignes, complice indigne de son énergique volonté.
 
Je ne pleurai pas longtemps seule sur cette lettre navrante. Un pas furtif, un frôlement de robe, un léger coup frappé à ma porte, m’avertirent que Mary était là. Je n’eus pas besoin d’une seule parole : mes yeux noyés de larmes et le papier froissé dans ma main lui dirent tout. Aux cris perçans qu’elle poussa tout à coup, tante Thomasine accourut. Elle aussi devina d’un coup d’œil la fatale nouvelle.
 
...C’était à la tombée de la nuit, une froide soirée, un temps sombre et pluvieux. Nous avions forcé Mary à se mettre au lit; sa mère était auprès d’elle. Ma tante s’était calmée peu à peu, mais tous les préparatifs m’avaient été laissés. Je m’en occupais machinalement, ne songeant qu’à une chose, la douleur de mon pauvre frère. Qu’éprouverait-il en nous revoyant?
 
— Il est cinq heures passées, me dit ma tante. — Au même moment, l’église de Thorney se mit à sonner un glas, et, regardant aux fenêtres, je vis se mouvoir lentement sur la route une masse noire. Un des domestiques entra et alluma les cierges disposés autour de la chambre. Il s’approcha du lit, pour s’assurer qu’il était en état de recevoir le triste fardeau.
 
Nous descendîmes sous le vestibule. Les serviteurs étaient en deuil, et tous, serrés les uns près des autres, se parlaient à voix basse de leur jeune maître. Il savait si bien se faire aimer! Au dehors, un groupe d’hommes, têtes nues sous la pluie, attendaient en silence. Le son de la cloche ébranlait nos nerfs, et la pauvre tante se mit à trembler si fort, que je dus la reconduire chez elle. Au moment où je redescendis, on venait de déposer le cercueil sous le péristyle. Mon frère était là. Il me serra la main sans détourner les yeux qu’il tenait fixés sur cette boîte de chêne, où toutes ses espérances avaient abouti. Il ne se laissa pas emmener, et voulut suivre pas à pas le cercueil, qui gravit lentement l’escalier. Les porteurs montaient avec précaution et complètement muets. On les eût dit terrifiés par cette douleur concentrée. Ils nous laissèrent seuls avec le mort.
 
Alors, pour la première fois, mon regard rencontra celui de mon, frère. Quelle tristesse dans celui-ci, et que l’autre devait mal consoler! Puis, tandis que nous nous regardions sans parler, la porte s’ouvrit doucement, et donna passage à la petite Mary. Elle s’approcha du cercueil sans prendre garde à nous, et serait tombée à côté si mon frère, s’élançant, ne l’eût retenue à temps. Il la ramena presque sans connaissance vers sa mère, et je le suivis. De là il voulait encore revenir dans la chambre funéraire. — Non, lui dis-je doucement, pas ce soir, Hugh ! et je posai ma main sur son bras. Cette prière le trouva docile et il se laissa conduire au salon; mais là, devant le portrait de Pierce sa douleur fit explosion, et tenant sa tête à deux mains : — Mon fils ! mon fils ! criait-il d’une voix sourde; n’aurais-je donc pu mourir à sa place?
 
Voir pleurer un homme m’a toujours consternée... Leurs larmes, à eux, semblent du plomb fondu qui glisse en laissant un sillon brûlant, leurs sanglots sont des convulsions; leur douleur ne s’allège pas comme la nôtre en s’exhalant au dehors; elle s’aggrave et s’irrite.
 
Le lendemain, il voulut lui-même ramener le drap qui pour jamais devait cacher le visage, encore plein de charme, de notre jeune héros. Ce devoir accompli, nous sortîmes de la chambre, Mary, lui et moi, pour n’y plus rentrer... Le jour suivant, nous allâmes prier sur la fosse où Pierce Randal est enseveli.
 
 
<center>VIII</center>
 
Mon frère lutte bravement contre sa douleur; mais il fait peine à voir. Ses cheveux, qui grisonnaient, sont devenus tout à fait blancs; sur son front, autour de sa bouche, des plis qu’on apercevait à peine se sont creusés en rides profondes. Je ne crois pas qu’il ait souri une seule fois depuis qu’il a vu son fils disparaître sous la terre du dernier asile. Tout espoir orgueilleux, toute ambition à terme viager, toute félicité dont on s’inquiète, n’existent plus pour lui. Ce qui lui reste est un ressouvenir des temps passés, se résumant par ces terribles paroles de l’Ecclésiaste : ''Tout est vanité''.
 
Il a bien des années encore à passer sur la terre. Elle ne seront pas perdues. Il ne s’absorbera pas éternellement dans ses souvenirs en deuil. Le jour doit venir où il se redressera, non sans effort, et reprendra le labeur quotidien, l’œuvre bienfaisante. Le jour doit venir où il pourra parler de son fils, raconter ses dernières heures, citer les beaux traits de sa jeunesse. N’a-t-il pas déjà retrouvé dans sa mémoire la touchante histoire de ce père qui disait, pleurant son enfant unique : « Je n’échangerais mon fils mort contre aucun de ceux qui font encore la joie d’une famille chrétienne!... » Il ne pensera jamais à son pauvre Pierce qu’avec une légitime fierté, et, quand la douleur a vieilli, cela console un peu.
 
La petite Mary, elle aussi, se consolera. Cette fleur de jeunesse, sur qui les vents d’hiver ont soufflé trop tôt, n’est pas à jamais flétrie. Ce cœur aimant, où vivra longtemps l’image de son ami d’enfance, ne se refusera pas éternellement à une autre affection; elle obéira aux lois de la nature sans qu’on la puisse accuser de légèreté ou de perfidie; elle ne repoussera pas, victime obstinée, importune aux siens et ennemie d’elle-même, le baume salutaire que le temps verse à pleines mains sur toutes les blessures d’ici-bas.
 
Au moment même où cette page noircie va s’échapper de mes mains, j’ai la sous les yeux, pelotonné sur un coussin, devant le foyer, un beau petit garçon, encore mal apprivoisé, dont les yeux noirs et un peu sauvages errent d’un visage à l’autre, cherchant à comprendre et à reconnaître. Il y a quelques semaines à peine que sa mère, en mourant, nous l’a légué. Encore un des orphelins qu’a faits la grande victoire ! — C’est le fils d’Alan.
 
Voilà l’héritier présomptif de Thorney-Hall.
 
Mon frère, qui, pensif, erre autour de cet enfant, le regarde avec une sorte de curiosité pénible. Il interroge ce petit visage bohémien, masque impénétrable de passions encore en germe, et semble se demander si les nobles qualités du sang des Randal suffiront à modifier, à épurer celui que sa mère y mêla.
 
N’importe. L’enfant peut justement revendiquer ce nom de Randal. La loi le lui donnera : Dieu fera le reste.
 
 
 
E.-D. FORGUES.