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{{journal|Episodes militaires de la vie anglo-indienne|[[Auteur:Paul-Émile Daurand-Forgues|E.-D. Forgues]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.15, 1858}}
 
===* [[Episodes militaires de la vie anglo-indienne/01|La guerre de l'Oude, l'insurrection de Lucknow===]]
 
:I. Sleeman’s ''Journey''. — II. General Jacob’s ''Views and Opinions''. — III. Mead’s ''Sepoy Revolt''. — IV. Ruutz Rees’s ''Personal Narrative''. — V. Anderson’s ''Personal Journal''. — VI. ''The Defence of Lucknow'', by a staff-officer. — VII. Innes’s ''Rough Narrative'', etc.
 
<center>I</center>
 
L’envahissement graduel de la péninsule indienne par les Anglais est, aux yeux de bien des gens, l’œuvre d’une ambition insatiable. Même en Angleterre, on la juge souvent ainsi, et c’est cependant en Angleterre qu’on peut le mieux étudier la formation de ce pouvoir colossal. Quiconque, sans parti pris d’avance, voudra poursuivre cette étude avec quelque application se convaincra aisément que, sans être absolument fausse, cette appréciation doit être essentiellement modifiée, si l’on veut se rendre un compte exact d’un des plus grands faits historiques que les temps modernes aient vus se produire. Entend-on par «conquête» une simple extension d’influence et d’autorité, de prépondérance politique? Il est certain que les Anglais ont dû, de toute nécessité, poursuivre ce but. Leur sécurité propre, celle des alliés qu’ils rattachaient à eux pour se mieux garantir, ne leur laissaient pas d’autre alternative. Si au contraire on donne au mot « conquête » son sens le plus ordinaire, et si l’on veut dire que l’annexion successive des territoires soumis à des princes indigènes était dès le principe l’objet poursuivi par le gouvernement britannique, rien ne serait plus difficile, je ne dis pas à prouver, mais à soutenir d’une manière plausible. Le système politique imaginé par Clive et suivi par ses plus glorieux successeurs, Hastings par exemple et Cornwallis, consistait à partager le pouvoir avec les princes du pays, à leur vendre le plus cher possible une protection qui les plaçait sous la dépendance du gouverneur-général, et permettait à celui-ci d’atténuer graduellement ce que leur domination avait de plus abusif. On procédait ainsi dans un double intérêt : d’abord afin de maintenir une suprématie qui, pour durer et porter tous ses fruits, devait être tolérable, ensuite, et en seconde ligne, afin de remplir le devoir de tout peuple civilisé qui est d’amener à son niveau, par tous les moyens dont il dispose, les nations barbares dont il a pris la tutelle. Que ce dernier point de vue ne soit pas celui où se placent les militaires qui vont ramasser des grades à la pointe de l’épée dans les plaines du Bengale, les gorges du Cuttak ou celles de l’Ahmednagour, nous l’admettons volontiers, et encore réclamerons-nous le bénéfice de quelques admirables exceptions. Que ce ne soit pas celui des collecteurs d’impôt qui çà et là torturent le contribuable hindou pour lui arracher ses misérables épargnes, nous l’accordons encore. Soldats et hommes du fisc toutefois ne sont ici que des agens subordonnés. La pensée qui les met en jeu, qui les emploie, est en définitive celle qui préside aux destinées d’une ''commomvealth'' dont la puissance même indique assez l’élévation morale, et qui, lorsqu’un intérêt pressant ou de conservation ou de susceptibilité nationale ne l’en fait pas dévier, se montre d’ordinaire plus soucieuse que toute autre et des droits de la conscience et de ceux de l’humanité. Sans nous croire plus naïf que de raison ou plus aveuglé qu’un autre sur les mérites et démérites du gouvernement anglais, nous pensons et soutiendrions au besoin qu’il a pour mobile, plus fréquemment que ses ennemis ne l’admettent, le noble sentiment de sa responsabilité devant le monde et devant l’histoire.
 
Pour justifier ce qui vient d’être dit au sujet de ces annexions de territoire qui s’accomplissent d’année en année, sous la pression de la nécessité, par des conquérans sans le vouloir, et leur attirent les plus amères censures de ceux-là même au profit desquels elles sont faites, nous n’aurions qu’à raconter en détail comment a eu lieu l’occupation du royaume d’Oude; mais ce serait nous écarter peut-être du plan de cette étude. Il nous suffira d’exposer quelques faits principaux, qui se rattachent étroitement au sujet que nous voulons traiter.
 
L’Oude était jadis une dépendance féodale de l’empire du Mogol, et pliait sous la mystérieuse puissance cachée au fond du palais sacré de Delhi; mais le temps avait peu à peu relâché les liens de cette espèce de suzeraineté : un simple tribut représentait tous les devoirs d’allégeance, lorsque les Anglais se trouvèrent pour la première fois en contact avec le nabab-vizir qui régnait à Lucknow. Lord Cornwallis conclut avec lui des arrangemens analogues à ceux qu’avaient déjà souscrits plusieurs autres souverains du même ordre. Les attributions du gouvernement étaient divisées en deux parts. L’une, comprenant tout ce qui a trait à la défense du territoire et aux relations avec les états étrangers, devenait le domaine des Anglais, bien entendu moyennant subside; l’autre, concernant l’administration intérieure, restait au prince ou à ses agens. Le nabab régnant, comme il arrive la plupart du temps, n’était qu’un souverain purement nominal, gouverné par son ministre, devenu lui-même l’instrument de la puissance anglaise. L’intervention de cette puissance n’empêcha pas, semble-t-il, les abus de s’accroître; les exactions destinées à pourvoir au subside, venant s’ajouter à celles qui défrayaient le luxe du souverain, aggravèrent purement et simplement la situation des sujets. Le pays s’appauvrissait de jour en jour; les impôts, devenus excessifs, ne rentraient pas; les arrérages dus à l’Angleterre allaient s’accumulant d’année en année, et les lettres, éloquentes de lord Cornwallis au nabab, pleines de reproches poignans et d’utiles conseils, ne changeaient en rien cette situation déplorable. Quand lord Cornwallis eut été remplacé par lord Mornington (depuis lord Wellesley), celui-ci, qui avait à se prémunir contre les attaques prévues des peuplades guerrières de l’Afghanistan (1), crut dangereux de laisser subsister dans les provinces où l’ennemi pénétrerait sans doute une organisation militaire indigène capable de lui créer des embarras. Il voulut donc en finir avec « son excellence le vizir, » et lui demanda nettement de licencier toutes ses troupes, l’armée anglaise d’occupation, qu’on aurait soin d’augmenter, — moyennant augmentation du subside, — devant suffire à tous les besoins, soit de la défense des frontières, soit de la répression des troubles intérieurs. Le vizir, persuadé que toute résistance ouverte était inutile, essaya de la diplomatie; il parla de ses répugnances, demanda des délais, manifesta l’intention d’abdiquer. Cette menace touchait peu lord Wellesley, qui était tout prêt à permettre l’abdication mais au profit de la compagnie. Le vizir au contraire entendait transmettre le pouvoir à un membre de sa famille. Comme il insistait sur ce point, on l’accusa de mauvaise foi, presque de trahison, et on lui fit entendre qu’un châtiment sévère pourrait bien mettre un terme à des tergiversations inutiles. Bref, sous la main de fer qui l’étreignait, le malheureux prince dut céder. On lui imposa l’abandon d’un territoire dont les revenus étaient l’équivalent des services que lui rendraient les troupes anglaises, mises désormais gratuitement à sa disposition. Les troupes indigènes devaient être licenciées. Quant au territoire sur lequel le vizir semblait, une fois ces conditions accomplies, conserver tous ses droits, on lui déclara nettement qu’on n’entendait pas qu’il y pût exercer une autorité indépendante. « N’oubliez pas, écrivait lord Mornington au résident anglais, n’oubliez pas que mon principal objet a été bien moins d’assurer le paiement régulier du corps auxiliaire que d’annuler le pouvoir militaire du vizir. » Celui-ci comprenait de reste sa situation, et cherchait à s’y dérober par tous les expédiens imaginables; mais aux raisonnemens spécieux de la diplomatie anglaise, tels qu’on les imagine sans peine : — bon ordre rétabli dans le royaume, appui constant de la Grande-Bretagne, sécurité absolue pour le souverain, — des menaces directes venaient prêter leur poids décisif. Les principaux employés de l’administration financière avaient déjà reçu ordre de se tenir prêts à rendre leurs comptes au gouvernement britannique, et un des frères cadets du gouverneur-général (Henry Wellesley) était accouru à Lucknow pour confirmer les altiers protocoles du résident anglais. A toutes les plaintes, à toutes les remontrances, les deux négociateurs restaient sourds, et, à force d’insister, ils finirent, sinon par convaincre le vizir, du moins par le décider à paraître convaincu. Tout ce qu’il obtint en échange de la cession qu’il fit de tous ses droits essentiels fut la permission d’accomplir un pèlerinage qui le dispensât d’assister à l’écroulement de sa puissance et d’entendre les amers reproches que sa faiblesse ne pouvait manquer de lui attirer. Le traité fut enfin signé. Les districts cédés à la compagnie représentaient un revenu d’environ 38 millions (13,523,474 roupies). La compagnie garantissait au vizir et à ses successeurs la possession du surplus de l’Oude ''avec l’exercice de leur commune autorité''. Le vizir s’engageait de son côté à établir dans ses possessions réservées un système, d’administration favorable à la prospérité des habitans, et calculé de manière à sauvegarder soit leurs vies, soit leurs droits de propriété. «Enfin, disait le traité, son excellence le vizir s’engage à consulter sur toutes choses les officiers de l’honorable compagnie, afin d’agir de tous points conformément à leurs conseils. » On ne saurait être plus clair et plus catégorique, et il n’est pas malaisé de voir à quoi se réduisait la souveraineté garantie au nabab-vizir.
 
L’état de choses constitué en 1801 s’est maintenu jusqu’en 1856, époque où l’annexion complète, — ''l’absorption'', c’est le mot consacré, — a été formellement proclamée. Autant vaut dire que, pendant un demi-siècle et plus, les Anglais ont eu sans conteste la haute main dans les affaires de l’Oude. Or, comme la responsabilité se mesure au pouvoir qu’on exerce, c’est à eux, à eux seuls, qu’il faut demander compte de l’état dans lequel ce royaume s’est trouvé lorsque, une année à peine après leur prise de possession, il est devenu le principal théâtre de la formidable insurrection de 1857. Elle s’y débat encore sous les coups redoublés dont la frappent sans relâche les habiles généraux auxquels la Grande-Bretagne a confié le soin de sa vengeance, et dans aucune autre partie, de l’immense empire anglo-indien ce terrible incendie, que tant de sang n’a pas encore pu éteindre, n’a trouvé plus d’alimens ni de plus inflammables. D’où vient donc ceci? Et la réponse à cette question n’est-elle pas dans la situation faite au prétendu souverain de ce malheureux pays comme à ses grands feudataires, à partir de l’époque dont nous avons dû évoquer le souvenir?
 
Un livre curieux à plus d’un titre et devenu plus curieux encore qu’il ne l’était, ''the Private Life of an Eastern King'', nous a montré l’intérieur de ce ''kayserbagh'' (2) de Lucknow, où se vautrait dans l’abrutissement le plus effréné, dans les excès du sensualisme le plus grossier, Wajid-Ali, le cinquième successeur de ce Saadut-Ali-Khan, avec lequel fut signé le traité de 1801. Saadut-Ali-Khan lui-même n’était pas, comme on est peut-être tenté de le croire, un prince dépourvu de toute énergie et de toute capacité. Il avait su, tout en réduisant considérablement l’effectif de son armée, tenir en bride les excès d’une turbulente aristocratie, faire exécuter à peu près les lois du pays rentrer en possession de plusieurs territoires arrachés par d’indignes favoris à la prodigalité aveugle de ses ancêtres, et telle était son économie (dont les Anglais profitèrent largement) qu’ayant trouvé à son avènement royal le trésor tout à fait vide, il y laissa, après dix-sept ans de règne, une épargne de 14 millions sterling (350 millions de francs). Lord Hastings, au milieu des embarras financiers de 1814, alors que le change mettait la roupie au taux exorbitant de 2 shillings 8 et 10 pence (3), ayant sur les bras son expédition du Nepaul, fut heureux d’avoir à puiser dans ces coffres si bien garnis. Après la mort du nabab, son fils aîné Gazee-ud-Deen-Hydur, absolument dominé par le résident anglais, qui était alors le colonel Baillie, prêta successivement à l’honorable compagnie, et à l'intérêt de 6 pour 100, très léger pour la circonstance, deux crores de roupies. C'est là le début de son règne et aussi le seul monument que l'histoire en ait enregistré, car elle ne dit pas même si ces millions ont été remboursés exactement, ce qu'il faut supposer. Quoi qu'il en soit, Gazee-ud-Deen-Hydur et ses quatre suc¬cesseurs passèrent tour à tour sur le ''musnud'' sans laisser aucun in¬dice d'une initiative politique quelconque. Entourés de baladins, de jongleurs, d'eunuques, de femmes perdues, d'animaux domptés, engourdis par l'abus des boissons enivrantes, hébétés par les in¬fâmes voluptés du ''zenanah'', sans volonté comme sans pouvoir; dignes en tout point de cette énergique définition que Napoléon ap¬pliquait au monarque constitutionnel tel que Sieyès l'avait rêvé, ils ne durent peut-être qu'à cet excès d'abaissement le maintien de leur autorité à peu près nominale. Rois vassaux, s'ils avaient montré la moindre énergie, le plus léger ressentiment de leur condition servile, un décret signé à Calcutta les eût aussitôt renversés. Ils le sa¬vaient peut-être, et ceci, bien prouvé, leur compterait comme cir¬constance atténuante.
 
Leurs premiers ministres, dépositaires de cette ombre de pouvoir qui leur avait été laissée, on ne sait vraiment pourquoi, gouver¬naient tant bien que mal entre deux périls et entre deux terreurs : le résident anglais, dont un souffle les ébranlait, et les ''zemindars'' ou ''taloukdars'' (4), sujets émancipés qui, dans le domaine dit royal, s'étaient peu à peu taillé des baronnies indépendantes. La politi¬que, on va le voir, a comme toute autre science ses causes et ses effets rigoureusement enchaînés, ses lois irréfragables, dérivant d'une logique partout la même. La féodalité hindoue s'était formée dans l'Oude, comme on l'a vue se former au moyen âge dans les différens états de l'Europe. Le pouvoir absolu du Grand-Mogol ayant à s'exercer sur une étendue trop vaste pour être administrée direc¬tement, il avait fallu la scinder en fractions soumises au vasselage. Les grands vassaux, soumis à des exigences plus ou moins dures, menacés de dangers plus ou moins pressans, avaient dû chercher, soit en se fortifiant chez eux, soit en s’alliant avec leurs pairs, à se garantir des unes et des autres. De là les royautés subalternes, les vizirs, les nababs, dont l’existence affermie et la puissance toujours croissante tendaient toujours à restreindre l’autorité centrale, et, par une politique assidûment suivie, l’avaient peu à peu réduite en effet à se contenter d’un tribut d’argent, plus ou moins considérable, payé avec plus ou moins d’exactitude selon les circonstances et l’impunité plus ou moins bien garantie. Aveuglés à leur tour par le succès de leur entreprise, enivrés du pouvoir conquis, et cherchant aussi à simplifier les ressorts de leur gouvernement, afin de savourer plus à leur aise la magnifique existence qu’ils s’étaient faite, les nababs, les vizirs, les grands feudataires de la couronne avaient de même compromis leur puissance, en acceptant les services intéressés des grands propriétaires, devenus fermiers à bail d’immenses districts. Assez riches pour assurer la rentrée à peu près régulière de l’impôt frappé sur la circonscription territoriale qu’on leur soumettait ainsi, et pour payer de plus, au besoin, la connivence des favoris du nabab, ces ''zemindars'' usaient largement de leurs privilèges, qu’ils comprenaient comme Reginald Front-de-Bœuf par exemple interprétait ceux du baronnage normand. La population du pays d’Oude étant essentiellement militaire, en vertu de traditions et de circonstances historiques qui se perdent dans la nuit des âges, ils n’éprouvaient aucune difficulté à enrôler des bandes d’hommes d’armes, prêtes à marcher au premier signal du maître et contre n’importe lequel de ses ennemis. Ces bandes grossissaient à mesure que le domaine du ''zemindar'' s’étendait, et il s’étendait toujours, soit par concessions payées au gouvernement, soit par annexion à main année des domaines voisins, quand ces domaines étaient mal défendus, soit par suite de ces contrats en vertu desquels, lorsque le droit est foulé aux pieds, le plus faible est réduit à s’assurer, en la payant, la protection du plus fort. Aussi, de génération en génération, le nombre de ces tyrans subalternes diminuait-il, et leur puissance individuelle s’en trouvait-elle accrue dans la même proportion. Ils n’étaient plus, comme dans le principe, de riches paysans, chefs de bandits, mais de hauts et puissans seigneurs, ayant forteresse à créneaux, menant leur contingent à la guerre, et au besoin pouvant tenir tête à leur souverain, si celui-ci s’avisait de prendre trop au sérieux ou ses droits ou ses devoirs monarchiques.
 
Un militaire fort distingué, qui a longtemps rempli dans l’Inde des fonctions importantes, et s’est fait connaître au dehors par sa participation active à la destruction de cette secte soi-disant religieuse qui avait érigé la trahison en principe et l’assassinat en sacrifice agréable à la Divinité, le colonel Sleeman (5), l’historien des ''thugs'', après une tournée qu’il avait faite, par l’ordre de lord Dalhousie, dans le royaume d’Oude (1849-1850), devait rendre compte de ses observations; or, assez versé dans la routine officielle, il savait d’avance à quel sort était réservé un long mémoire manuscrit déposé aux mains des agens de l’autorité centrale, soit à Calcutta, soit à Londres. Aussi prit-il le parti de rédiger ce mémoire de manière à pouvoir le faire imprimer au besoin, et le livre parut en effet, mais tiré à un très petit nombre d’exemplaires et destiné à une circulation très restreinte. Depuis cette demi-publication, les événemens ont marché de manière à rendre superflus les scrupules administratifs de l’auteur, et après sa mort du reste la masse du public a été initiée aux renseignemens secrets donnés sur l’état intérieur du royaume d’Oude par l’un des derniers résidens anglais à la cour de Lucknow.
 
Nous résumerons en peu de mots le livre du colonel Sleeman. Au-dessus d’une population misérable, que déciment les guerres privées, qu’épuise l’impôt perçu sous mille formes, règnent en définitive les ''taloukdars'', ces grands barons dont nous avons parlé. Autour d’eux tout est corvéable à merci. Ils peuvent impunément commettre les crimes les plus odieux. Aucun redressement possible contre leurs usurpations tyranniques. Le gouvernement, auquel ils dérobent ouvertement les deux tiers du revenu que les taxes produisent, n’a ni le pouvoir ni même la volonté de punir ces insolens déprédateurs. Pourvu qu’ils achètent à beaux deniers comptans le ministre en exercice, pourvu que les jongleurs, les musiciens et les bayadères du palais soient amplement défrayés, pourvu que le nabab voie s’étaler dans les orgies dont on le berce le même luxe grossier, tout est bien, et tout peut marcher ainsi. Cette insouciance brutale n’existât-elle pas, que pourrait un prince comme celui qui règne à Lucknow contre deux cent cinquante grands vassaux, dont un seul peut mettre sur pied dix mille hommes, et qui possèdent, entre eux tous, cinq cents pièces d’artillerie? Aussi se garde-t-on de les mécontenter en quoi que ce puisse être, et encouragés ainsi, ces fiers aristocrates en viennent parfois à d’étranges extrémités. L’un d’eux, Gholam Huzrut, a deux forteresses où il se retire lorsqu’il se croit menacé. S’agit-il de recruter ses garnisons, il envoie à Lucknow des hommes à lui, chargés de faciliter l’évasion des prisonniers détenus pour crimes ou délits. Une de ces tentatives (1849) eut les résultats suivans. Cinq des prisonniers furent tués, vingt-cinq furent repris, quarante-sept s’échappèrent et allèrent prendre du service sous le drapeau de leur libérateur. Au confluent des rivières Ghogra et Chouka est le fort de Bhitolee, où se maintient un autre ''taloukdar'' nommé Gorbuksh. Gorbuksh a des comptes embrouillés avec le fisc; il est aussi sous le coup de certaines poursuites plus sérieuses que la police des frontières (police anglaise) entend diriger contre lui. Aussi se tient-il prêt, et quatre mille hommes abrités derrière les murailles de sa forteresse, quatre mille complices de ses brigandages, lui serviront au besoin de cautions. Naturellement il les faut nourrir, et il n’y a pas de quoi s’étonner beaucoup si Gorbuksh, dont la redevance annuelle comme percepteur d’impôts monte à 200,000 roupies (500,000 fr.), et qui, sur cette somme, a obtenu remise du quart, ne verse plus, depuis trois années consécutives, ès mains du trésorier de la couronne une seule pagode étoilée (6). On a voulu procéder envers lui par les voies de rigueur; elles ont échoué misérablement : il a fallu temporiser d’abord, céder ensuite. Gorbuksh, en revanche, entend la science fiscale beaucoup mieux que les agens anglais. Les propriétaires qu’il tient sous sa domination acquittent fort régulièrement leur tribut, et il perçoit ainsi chaque année un revenu évalué à 250,000 roupies (625,000 fr.). Il a un fils qui écume ouvertement les grandes routes, et qu’il désavoue très haut pour cette conduite irrégulière. Au fait et au prendre, père et fils se valent et s’entendent à merveille. Dans la bande du fils s’enrôlent ceux qui feraient trop éclatante figure dans l’armée du père, lequel est, tout comme ses ancêtres depuis plusieurs générations, magistrat héréditaire, officier public, administrateur des revenus du gouvernement.
 
On ne nous demandera pas sans doute une longue galerie de portraits pareils; ceux-là suffisent pour caractériser un état social. Ce qu’il entraîne de conséquences déplorables est facile à deviner. Les petites guerres féodales de ''taloukdars'' à ''taloukdars'' ruinent peu à peu le pays. On n’y cultive plus en paix que les terres possédées par ces riches seigneurs, et là seulement peut s’apprécier la fertilité naturelle de ce sol admirable, qui du territoire d’Oude avait fait jadis une sorte de jardin. Le laboureur, quand il a vu sa moisson ravagée, sa chaumière détruite, déserte ou le pays ou son ingrat métier. Il émigre ou se fait brigand, lui aussi. Parfois il essaie de se défendre, et tombe en soldat à la limite de son champ envahi. Sur ce champ, désormais abandonné à sa fécondité propre, le berger nomade vient paître son troupeau. Après un certain temps, le sol, ainsi fréquenté, acquiert un renouvellement de puissance productive qui provoque une nouvelle culture. D’ailleurs le gouvernement demande moins de loyer de cette terre améliorée, mais dont la possession est si précaire. Il donne quittance de tous les arriérés de bail ou de taxe dont elle est la garantie hypothécaire; souvent il la concède pour plusieurs années à titre gratuit. Il s’appauvrit d’autant, sans que le cultivateur y ait le moindre gain. Le dommage fait se compense tant bien que mal, et voilà tout.
 
Pour peu qu’on suive de fait en fait les conséquences inévitables d’un pareil désordre, il est aisé de comprendre pourquoi le pays d’Oude est si essentiellement un pays guerrier. De tous côtés, des forteresses cachées parmi les bambous, dans les jungles qu’on s’abstient tout exprès de défricher; des partis errans, des bandes de pillards auxquelles on en oppose d’autres; le gouvernement obligé de recouvrer une partie de ses contributions à force ouverte; la police organisée en ''guérillas''; une foule d’hommes sans autre vocation, sans autre industrie que le maniement du ''tulwar'' ou du mousquet à mèche; les enfans de village se donnant pour passe-temps favori la construction et la prise de petites fortifications pétries dans l’argile; puis, brochant sur le tout, le recrutement pour l’armée de la compagnie, pratiqué là sur une plus grande échelle que dans aucun autre pays de l’Inde. « Sur la portion du territoire d’Oude qui nous fut cédée en 1801, dit le colonel Sleeman, cette classe d’hommes d’armes, de condottieri, a presque disparu. C’est donc seulement dans l’autre moitié qu’ont été enrôlés près de cinquante mille officiers ou cipayes que ce pays a fournis à l’armée indigène. A peine, chez nous, en a-t-on levé cinq mille.»
 
Ici se présente l’objection que nous faisions pressentir plus haut. Comment, sous l’influence anglaise, — dont le traité de 1801 nous révèle l’étendue, à vrai dire illimitée, — un régime aussi abusif avait-il pu se maintenir et se développer? C’est justement un résident anglais, un homme investi de l’autorité la plus redoutable et la plus efficace, qui nous dépeint ces désordres, cette dégradation, qui les signale à son gouvernement, et n’y voit d’autre remède que l’annexion du royaume d’Oude. N’a-t-on pas le droit de lui demander si, avant de recourir à cette flagrante violation des traités, il a épuisé tous les moyens de prédominante influence qui étaient en ses mains? Où est la preuve qu’il a exigé le renvoi de ces ministres corrompus dont il signale les concussions éhontées? Établit-il,-bien ou mal, qu’il ait pris à cœur l’anéantissement de cette puissance illégale que les ''taloukdars'' s’étaient arrogée? qu’il ait tenté de déjouer les fraudes au moyen desquelles ils agrandissaient leurs domaines et s’assuraient les revenus indispensables à l’entretien de leurs coupe-jarrets? Laisse-t-il entrevoir qu’à Lucknow même, sinon dans les provinces, où à la rigueur beaucoup de crimes pouvaient se commettre sans qu’il les connût, il ait essayé de réagir contre les monstruosités du ''kayserbagh'', ce mauvais lieu royal, où il n’y avait de chastes que les eunuques, de raisonnables que les animaux apprivoisés? Le colonel Sleeman a formulé un très éloquent réquisitoire; mais il a oublié ce point essentiel, c’est que son inertie l’a presque rendu complice des crimes qu’il signale, et qu’il n’était pas seulement chargé de dénoncer. Faut-il dire toute notre pensée? Il nous semble que si on n’eût pas regardé comme une éventualité possible, — n’ajoutons pas désirable, — la rupture du traité de 1801, l’action de l’Angleterre sur les nababs d’Oude eût été tout autrement suivie, persistante, énergique, effective, qu’elle ne l’a été malheureusement pour tout le monde.
 
Quoi qu’il en soit, le royaume d’Oude était en dissolution. Plus d’autorité reconnue, plus de sécurité personnelle, plus de propriété certaine, un peuple sous les armes, chaque district, chaque ''pungannah'' devenu le théâtre de luttes sanglantes, les champs déserts et envahis par le ''jungle'', les forces productives du pays diminuant chaque jour, tels lurent, — on le dit et il faut le croire, — les motifs de l’absorption. Quant aux prétextes, ils ne manquaient pas, car, volontairement ou non, les nababs d’Oude avaient très certainement enfreint les clauses du traité de 1801. Nous n’en voulons qu’une preuve, mais décisive. Ce traité leur prescrivait le licenciement de toutes leurs troupes indigènes. Or, au moment de l’annexion, ils avaient soixante mille hommes sous les armes.
 
Ce fut là une des difficultés sérieuses de la mesure proposée par le colonel Sleeman, et définitivement adoptée par lord Dalhousie cinq ou six ans après le compte-rendu de son délégué (7). Il fallut licencier cette armée, au moins les deux tiers, car vingt mille hommes environ furent incorporés dans les troupes de la compagnie. Il fallut aussi liquider sa solde, fort arriérée suivant l’usage. Quarante mille hommes exercés au métier des armes rentrèrent ainsi dans les rangs de la population civile, sans aucune des habitudes ou des industries qui sont, pour celle-ci, les conditions de son existence. Ils y rentraient avec quelques ressources, bien précaires, provenant de la distribution d’argent qui venait de leur être faite. Ces ressources ne pouvaient les mener loin, et il est aisé de deviner qu’un an après l’annexion, c’est-à-dire à l’époque où éclata la révolte des cipayes (c’est ainsi qu’on s’applique, en Angleterre, à qualifier l’insurrection de 1857), ceux d’entre les anciens soldats du roi d’Oude qui n’avaient pas trouvé à s’enrôler dans les bandes des ''taloukdars'' devaient être réduits à ces dures extrémités que le poète qualifie de « mauvaises conseillères. »
 
Jusqu’alors tout était resté dans un calme absolu, qui avait complètement abusé les autorités anglaises. Ni les quarante mille soldats licenciés, ni les ''taloukdars'' et leurs cent mille satellites, ni la population suspecte des grandes villes du pays, comme Lucknow ou Fyzabad, n’avaient fait entendre une seule plainte. Par le fait, l’annihilation de la vieille royauté dynastique n’était un véritable grief pour aucune des grandes classes d’habitans. On avait supporté les nababs en les méprisant; on les voyait tomber sans regret. Mais si par là aucun intérêt vital ne se trouvait froissé, il n’en était pas de même de l’application du nouveau régime. Dans la capitale par exemple, la cour, brusquement dépossédée, laissait en souffrance toutes les industries plus ou moins légitimes qui alimentaient ses vices abjects et capricieux, ses goûts insensés. De même, si l’on dit vrai, que les perruquiers se montrèrent à Paris en 1789 les plus ardens ennemis de la révolution, de même le gouvernement anglais à Lucknow, en 1856, dut compter parmi ses adversaires tout ce ramas de bétail humain qui s’entasse en Orient autour d’un ''zenanah'' royal. Ceci, à tout prendre, n’eût été qu’un inconvénient et non pas un danger : il n’y avait pas à en tenir compte; mais il eût fallu au contraire, — l’événement l’a prouvé, — prendre en grande considération l’attitude réservée et les sourdes rancunes des ''taloukdars''.
 
Ils se sentaient menacés dans leur indépendance graduellement conquise, et menacés aussi dans leurs intérêts, dans la possession de ces grands domaines agrandis ''per fas et nefas''. Cependant aux premiers jours pas un ne bougea. Ils voulaient d’un côté apprécier au juste la situation qui allait leur être faite par le nouveau pouvoir; de l’autre, calculant leurs chances, ils comprenaient qu’il n’y avait pas pour le moment de résistance utile à tenter. Le pays, en vue de l’agitation qu’aurait pu y produire le changement politique accompli, avait été fortement occupé. Les agens anglais, rassurés par le calme profond qui régnait autour d’eux et par la présence des bataillons qu’on avait mis en marche pour les soutenir au besoin, ne gardèrent pas, vis-à-vis de cette puissante aristocratie terrienne, les ménagemens auxquels elle était habituée. Le roi d’Oude, d’autant moins exigeant qu’il se sentait plus faible, n’était pas pour elle un créancier incommode. Il atermoyait le paiement de l’impôt, il accordait remise des arrérages accumulés, il acceptait en équivalens des services de toute nature. Il faisait aux grands du pays les crédits que lui faisaient à lui-même ses soldats indisciplinés et mal payés. Le collecteur anglais au contraire, alignant les dépenses et les recettes, eût trouvé dur de liquider les créances de l’armée d’Oude sans exiger en revanche pareille liquidation pour les arriérés d’impôts dus par l’aristocratie du pays. Et justement les plus hautes fonctions administratives de la nouvelle province, celles de commissaire en chef (''chief commissioner''), avaient été dévolues à un officier du service civil (M. Coverley Jackson), fiscal excellent, mais politique assez hasardeux, et qui mit immédiatement dans la perception des impôts une raideur inopportune. Les ''taloukdars'' plièrent et payèrent, mais non sans irritation. L’un d’eux, le rajah de Toulsepore, plus audacieux que les autres, se mit ouvertement en révolte. Il apprit à ses dépens que l’autorité avait changé de mains. Un collecteur anglais et quelques compagnies de cipayes furent envoyés sur ses domaines, qui passèrent aussitôt sous le séquestre. Ses hommes d’armes eurent ordre de se disperser, et obéirent. Le rajah lui-même fut conduit prisonnier à Lucknow, où il est mort pendant le siège, sans avoir recouvré sa liberté. À partir de ce moment, les politiques optimistes de Calcutta décidèrent que la question de l’Oude était « vidée. » On retira la plus grande partie des troupes anglaises qu’on avait envoyées en vue de la résistance possible, et le désarmement de la population, d’abord mis en question, fut ajourné (8) par lord Canning, qui venait de succéder, comme gouverneur-général, à lord Dalhousie.
 
Nous venons d’indiquer à peu près toutes les difficultés cachées sous le calme apparent du royaume d’Oude quelques mois après que l’Angleterre l’eut deTinitivement et complètement annexé à ses domaines de l’Hindpustan. Cet exposé, quoique bien rapide, fera ©comprendre que nulle part le mouvement insurrectionnel, parti d’ailleurs, ne devait trouver autant de facilités pour se développer et s’aggraver. Nous n’en raconterons pas en détail l’origine trop bien connue; mais il ne sera peut-être pas sans intérêt de savoir à quels vices d’organisation militaire il est attribué par les écrivains les plus dignes de confiance.
 
 
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<small> (1) Les Afghans, en 1796, avaient fait irruption dans l’Inde, et Zemanah ou Zemaum-Schah, dont les états s’étendaient des bouches de l’Indus au parallèle de Cachemire, des frontières des Sikhs jusque dans le voisinage de la Perse, s’était avancé jusqu’à Lahore à la tète d’une armée de 33,000 hommes, presque uniquement composée de cavalerie.</small><br />
<small>(2) ''Kayserbagh'', palais du roi. Voyez sur ce livre la ''Revue'' du 1er janvier 1856. </small><br />
<small> (3) Au lieu de 2 shill. 1/2 p. </small><br />
<small>(4) Le ''zemindar'' (nom mahométan substitué à celui de ''des-adihar'') est, dans l'orga¬nisation politique de l'Inde, un agent du fisc, banquier intermédiaire entre le gouver¬nement et les contribuables. Ces fonctions, d'abord révocables, devinrent ensuite inamovibles, puis enfin héréditaires. Le ''zemindar'', placé entre le gouvernement et la municipalité villageoise, leur servait d'intermédiaire. Lui-même n'entrait en rapport avec les contribuables qu'au moyen d'un autre intermédiaire, le chef ou maire (''potail'' ou ''pottell'') de chaque village. Ces deux fonctionnaires héréditaires, aidés de quelques habitans à leur choix, faisaient la répartition de l'impôt et en assuraient la rentrée. Le ''zemindar'', responsable envers le gouvernement, recevait dès lors des pouvoirs étendus, et y puisait une influence considérable, dont il profitait nécessairement pour amasser de grandes richesses. Le ''taloukdar'' est une espèce de ''zemindar'' de moindre importance, tenancier feudataire de domaines étendus. A côté, au-dessous du zemindar et du ''taloukdar'', il y a une quantité de possesseurs terriens à divers titres : ''maliks, khoud-khats, paykasth, puttiedars, byachavrys, ashrafs'', etc. </small><br />
<small> (5) Depuis général, chevalier de l’ordre du Bain, etc. Le général sir William Sleeman est mort en 1856, durant la traversée qui le ramenait en Angleterre.</small><br />
<small> (6) La plus petite des monnaies d’or indiennes. Elle vaut environ dix francs.</small><br />
<small> (7) ''A Journey through the kingdom of Oude in 1849-1850... with a private Correspondance relative to the Annexation of Oude to British India'', 2 vol., publiés réellement pour la première fois, ainsi que nous l’avons dit, en 1858.</small><br />
<small>(8) On redemanda cependant aux ''taloukdars'' les canons dont leurs forteresses étaient armées, offrant au reste fort naïvement de leur rembourser à prix légal «le métal» de ces pièces d’artillerie. Ils en livrèrent ainsi un certain nombre, et, le jour de la révolte venu, on put s’assurer qu’ils avaient gardé les meilleures. </small><br />
 
 
<center>II</center>
 
L’Angleterre a dans l’Inde trois armées indigènes, une par présidence, Bombay, Madras, Bengale. La seule armée du Bengale s’est insurgée. Or, depuis des années déjà, maint et maint juge compétent déclarait que les troupes du Bengale étaient, sous le rapport de la discipline, fort inférieures au reste de l’armée anglo-indienne, avant l’insurrection, un des officiers qui ont fait dans l’Inde la plus brillante fortune militaire, — le général Jacob, le même qui a commandé en chef les forces employées dans la campagne de 1857 contre la Perse, — signalait avec une rare véhémence les vices de leur organisation. Il les énumère sous huit chefs distincts : abaissement moral des officiers anglais de l’armée du Bengale qui les ravale au niveau des Asiatiques; pouvoirs insuffisans accordés aux chefs de corps, tenus en méfiance par le général en chef et par le gouvernement; relations mal établies et mal cimentées entre les soldats et les officiers; dans le choix des soldats, trop d’égards accordés à la caste; l’avancement mal réglé pour les soldats et officiers indigènes; la discipline très relâchée, etc. (1). Chaque censure, ainsi numérotée, a ses preuves à l’appui, et ses développemens parfois très instructifs. L’honorable général se moque ouvertement de ces jeunes cadets qui, fraîchement débarqués, se croient tenus d’adopter les molles et dispendieuses habitudes de leurs ''anciens'', — de fuir le soleil, de voyager en palanquin (''palkie''), de se faire éventer, masser par des serviteurs ad hoc, — d’avoir valet pour la pipe, valet pour le parasol, valet pour la bouteille, valet pour les causeries du divan, — et tout cela sous peine d’être méprisé comme ''griffîn'', c’est-à-dire comme novice, homme de bourgeoise humeur d’habitudes mesquines. Nos « griffins » de Bombay se contentent d’un homme pour tous ces offices divers, s’écrie le rude vétéran avec une certaine amertume. Il ajoute, arrivant au point le plus essentiel :
 
« Enrôler des hommes d’une certaine caste ou croyance, à l’exclusion de tous autres, dans l’armée de l’Inde, c’est mettre cette armée, non sous l’autorité du gouvernement et du code militaire, mais sous celle des brahmanes et des ''goseins'', des moullahs et des fakirs. Dans ce système, un homme n’est pas choisi pour son aptitude au service, sa bonne volonté, sa force, sa docilité, son courage, mais parce qu’il est un des adorateurs ''deux fois nés'' de Vichnou. Quelles que soient d’ailleurs ses qualités, si un homme se refuse à croire qu’un caillou barbouillé de rouge doit être adoré comme une puissance créatrice, — bien moins encore s’il a été cordonnier, etc., — il ne saurait trouver place dans les rangs de l’armée du Bengale : on craindrait d’offenser, en l’y recevant, quelque brahmine insolent et paresseux. Que s’ensuit-il? Un soldat indigène au Bengale redoute bien plus une atteinte portée au privilège de caste qu’une infraction aux règles du code militaire, et le simple soldat demeure investi, par la même raison, d’une autorité incompatible avec toute règle salutaire...
 
« La trahison, la révolte, les perfidies de tout ordre peuvent se propager indéfiniment parmi les simples soldats, à l’insu de leurs officiers, là où les hommes appartiennent à la même caste d’Indiens, et là où les lois de la caste sont plus respectées que les prescriptions de la discipline. »
 
Ce dernier paragraphe, imprimé en majuscules dans l’ouvrage anglais, a vraiment, lorsqu’on regarde à la date, quelque chose de prophétique. Il est de 1851. Le général Jacob s’étonne plus loin que, dans les conditions où elle est placée, l’armée du Bengale puisse conserver encore un semblant d’existence. ''The thing is rollen throughout''! — « la machine est pourrie de part en part, » écrit-il encore en majuscules. Puis, dans un autre chapitre, il oppose à l’indiscipline religieuse des cipayes du Bengale l’esprit beaucoup moins pieux, mais infiniment plus militaire des cipayes de Bombay. « Parmi ceux-ci, un ''purwarie'' (caste subalterne) peut arriver, par son mérite, jusqu’au grade àe ''subahdar'' (capitaine). Au Bengale, on n’en voudrait pas même comme simple soldat, tant on craindrait de contaminer par son voisinage ces dédaigneux ''gentlemen'', messieurs les brahmines. Et tandis qu’au Bengale les officiers, pleins d’égards pour les préjugés de leurs subordonnés, semblent s’attacher à se faire asiatiques, ceux de Bombay au contraire tendent sans cesse à ''européaniser'' le soldat hindou. Ils ignorent, de propos délibéré, sa croyance ou son rang social; ils ne violentent en rien sa foi, mais ils ne la laissent empiéter sur rien de ce qui touche au service. Leur exemple aidant, les soldats eux-mêmes finissent par se dépouiller de leurs superstitions nationales, et le brahmine, couché sur le même lit de camp que le purwarie, ne voit plus en lui que le soldat de l’état, devenu son camarade, sinon tout à fait son égal. »
 
Dans un ouvrage postérieur, il est vrai, le général Jacob se plaint que les vices de l’armée du Bengale se glissent peu à peu dans celles des autres présidences, et il en accuse les officiers plus que les soldats. L’impression générale qui résulte de ses critiques est celle d’une dégénérescence graduelle dans l’état-major anglais des armées de l’Hindostan. En présence d’événemens qui ont justifié ses plus sinistres prévisions, il est permis de se demander s’il n’a pas mis le doigt sur la plaie, et si l’abaissement moral, l’énergie diminuée, les complaisances excessives de leurs chefs étrangers, ne sont pas les principales causes de la révolte des cipayes. Cette opinion est fort accréditée en Angleterre. Elle a eu son écho dans un des meilleurs récits de l’insurrection de 1857 (2). L’auteur, un des principaux représentans de la pressé anglo-indienne, critique rigide et même acerbe de l’administration britannique, champion résolu des ''ryots'' opprimés, juge l’armée du Bengale aussi sévèrement que l’avait fait le général Jacob. Il raille comme lui ces superstitions calculées du brahmine qui, lui permettant tout ce dont il tire profit, lui interdisent tout ce qui le gêne. Le brahmine, strictement fidèle aux principes de son culte, ne pourrait être soldat; il lui est interdit en effet de détruire un être vivant. Il n’en recherche pas moins le service militaire, source de gains et de privilèges. La vache est à ses yeux un animal sacré; il n’en porte pas moins, plutôt que de marcher pieds nus, des souliers de cuir. Il y a mieux encore : les règles du service interdisent d’admettre au-delà d’une certaine proportion, dans le millier d’hommes qui composent un régiment cipaye, les volontaires appartenant à la caste des brahmines. Ceux-ci, trouvant là un obstacle, l’éludent fort bien en se présentant comme rajpoutes ou kchattryas, ce qui n’entraîne nullement pour ces menteurs privilégiés une déchéance irrévocable.
 
Le soldat de race aristocratique, le cipaye brahmine, est essentiellement courtois, prévenant, beau parleur. Sa tournure est élégante, ses traits fins et réguliers, sa, tenue fort soignée : il brille aux parades et flatte l’oeil du chef qui le commande; mais quand on en vient à scruter de près les élémens de force réelle que chaque espèce de recrues apporte à l’armée cipaye, le Sikh, le ''Madrassee'' tant méprisés prennent leur revanche, et le Ghourka lui-même, ce montagnard nain du Népaul, « le plus laid et le plus malpropre des guerriers connus, » dit M. Mead, offre de bien autres garanties de bravoure, de docilité, de savoir-faire et de dévouement. Avec eux, pas de mécomptes, pas de résistance à contre-temps. Le Sikh, né soldat, tient avant tout à sa réputation militaire. L’adoration de la vache ne vient qu’en seconde ligne. L’année de Madras est composée en grande partie d’Hindous. Le ''Madrassee'', né presque toujours dans une caste inférieure, n’a pas pour l’eau noire (''kalapaouni'', la mer) cette horreur mystérieuse que ressent le brahmine, ou qu’il affecte, et que l’on conçoit du reste en songeant que ce dernier, une fois à bord, ne peut plus préparer aucun aliment, et se voit réduit à vivre de légumes secs, de sucre et d’eau plus ou moins fraîche. M. Mead compare le ''Madrassee'' au « radical de Sheffield», que tient en petite estime un orgueilleux membre de la pairie (le brahmane), mais qui, au fond, se sent le plus utile des deux et comprend l’injustice dont il est victime. « Il peut en effet, selon la tradition du pays (peut-être n’est-elle pas si mal fondée), marcher plus longtemps, tirer plus juste, et se battre mieux que ce camarade qui le dédaigne. — Voyons! qui vient avec le damné petit moricaud? s’écriait un de ces pauvres diables, se jetant résolument en avant sous le feu d’une batterie. Apostrophe complexe, où se retrouve, avec la conscience de sa bravoure, celle de sa dégradation. » Dans l’armée de Bombay, il y a un tiers de brahmines; le reste se compose de basses castes, de quelques juifs, et de cent ou deux cents musulmans environ par régiment.
 
Des soldats de l’armée indigène passons à l’état-major. Là nous trouverons les inconvéniens du régime militaire anglais en général: l’avancement systématique dans les hauts grades, la capacité, les services subordonnés soit à l’ancienneté, soit à la faveur; presque tous les généraux beaucoup trop vieux, presque tous les lieutenans beaucoup trop jeunes; puis un inconvénient spécial au service dans l’Inde, où certaines fonctions du service civil éminentes et lucratives, celles de commissaire en chef par exemple auprès des princes protégés, sont données à des officiers détachés de leurs régimens. Ces positions sont enviées de tous les ambitieux, autant vaut dire de tous ceux qui se sentent en état de faire leur chemin. Le service purement militaire, comparé à ces hautes missions si bien rétribuées, si commodes, si peu fatigantes, est une corvée malsaine, infructueuse, pauvrement payée. Aussi qu’arrive-t-il? « Des officiers de l’armée indienne dans les trois présidences, la moitié régulièrement se trouve à l’état d’absence. On peut citer un régiment de l’armée du Bengale où il n’y a pas un seul capitaine; six autres n’en comptent qu’un par régiment. Le bataillon d’artillerie que commandait de son vivant sir Henry Lawrence n’a que trois officiers en activité, dont deux ont le grade de lieutenant. Les deux cent quarante et un officiers qui sont en tête de la liste dans l’armée du Bengale ont en moyenne quarante ans de service chacun. Les deux cent quarante-deux qui terminent la liste ont en moyenne dix-neuf mois de service, et, toujours en moyenne, n’ont pas servi un an près de leur régiment. De ceux qu’on marque absens, deux cent douze sont employés comme agens civils ou politiques. » C’est encore M. Mead qui nous donne ces curieux renseignemens, et il est du même avis que le général Jacob sur l’insuffisance du pouvoir laissé au chef de chaque corps, soit pour récompenser le mérite, soit pour punir l’insubordination (3).
 
Le premier symptôme de révolte fut, on le sait, le mouvement de Barrackpore (26 et 27 février 1857), et on n’a pas oublié non plus que ce mouvement avait pour motif l’emploi des nouvelles cartouches destinées à la carabine Enfield. L’innovation, qui consistait à frotter de graisse ces cartouches pour en faciliter l’introduction dans l’arme qu’on s’étudiait encore à perfectionner, se produisit malheureusement à une époque où les cipayes, émus par les récits de la guerre de Crimée, craignaient de se voir transportés, soit dans les colonies anglaises, soit même en Russie. La guerre de Perse, où furent employés plusieurs corps de l’armée de Bombay, et les hostilités commencées contre la Chine vinrent confirmer ces rumeurs, et faire décidément croire aux soldats hindous que l’Angleterre avait absolument besoin d’eux en Europe. Or en Europe il faudrait, ou mourir de faim ou manger des substances impures. Donc il était indispensable avant tout de faire perdre leur caste aux soldats qu’on y enverrait. Et quel moyen plus sûr, plus ingénieux, que l’emploi de ces cartouches, où la graisse de vache et celle de porc se mélangeaient de façon à souiller en même temps les lèvres du brahmine, du musulman et même du juif? L’idée était absurde, mais par cette absurdité même elle s’adaptait aux méfiances inintelligentes des cipayes. Une émeute d’abord réprimée à Barrackpore, une insurrection un moment victorieuse à Meerut, puis les événemens de Delhi, telles furent les conséquences de cette étrange erreur. Lucknow devait tôt ou tard recevoir le contre-coup de ces agitations extérieures. C’est là qu’il faut maintenant nous transporter pour assister au plus curieux épisode de cette guerre, qui sévit encore, et qui a menacé un moment l’existence de l’empire anglo-indien.
 
 
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<small>(1) Nous omettons ce qui est strictement du ressort militaire, par exemple ce qui a rapport aux ''messes'' ou tables d’état-major. On peut au surplus consulter l’ouvrage même : ''The Wiews and opinions of brigadier general John Jacob'', aide de Camp to the Queen, etc., second édition; London, Smith, Elder and C°, p. 101 et suiv. </small><br />
<small>(2) ''The Sepoy Revolt; its Causes and its Conséquences'', by Henry Mead. London, Murray, 1857, 1 vol. </small><br />
<small> (3) La jalousie du gouvernement à cet égard est extrême. On l’a vue se manifester dans les circonstances les plus critiques, de la façon la plus imprévue, entre autres occasions lorsqu’au début de l’insurrection, le major-général Hearsey, l’un des vétérans de l’armée anglo-indienne, crut pouvoir récompenser sur-le-champ et sans formalités le service inappréciable du cipaye qui s’était porté bravement, le seul de tout un poste, au secours de deux officiers européens attaqués par plusieurs rebelles. Il l’avait promu au grade de ''havildar'' (sergent); lord Canning maintint et annonça cette promotion, mais en faisant remarquer, en termes passablement amers, qu’elle était irrégulière, et que le major-général avait outrepassé ses pouvoirs.</small><br />
 
 
<center>III</center>
 
Devenue au XIXe siècle la seconde ville musulmane de l’Inde et le centre des études théologiques et littéraires pour les sectateurs du prophète qui habitent la péninsule, Lucknow n’avait d’abord été qu’un simple village. Les vizirs résidaient à Fyzabad. Les cheiks choisirent Lucknow pour y installer le siège habituel de leurs insurrections trop fréquentes et s’y créer un refuge. Ils bâtirent à cet effet une forteresse, la Muchie-Bhaoun (1). Un jour, las de leurs continuelles révoltes, le vice-roi Azoph-oud-Daoulah dirigea contre eux en personne une expédition victorieuse, prit leur château de Muchie-Bhaoun, et, trouvant la situation à son gré, transféra la capitale du pays dans cette ville nouvelle, dont il hâta le développement.
 
Au moment où éclata l’insurrection indienne de 1857, Lucknow comptait près de cent cinquante mille habitans, et parmi eux des classes nombreuses de mécontens. L’absorption du royaume d’Oude avait entraîné la dispersion des milliers de parasites que le prince entretenait autour de lui : le harem, objet de folles dépenses, n’alimentait plus diverses industries spéciales, qui avaient à se créer de nouvelles ressources au milieu de tous les inconvéniens d’une situation transitoire. L’état-major de l’armée du nabab, brusquement rejeté dans la vie civile, peuplait Lucknow d’aventuriers affamés pour qui le métier des armes n’avait pas d’équivalent. Leur situation était à certains égards celle des officiers de l’armée de la Loire en 1816 et 1817. « Je suis soldat et gentilhomme, disait l’un d’eux, ex-capitaine de cavalerie; je ne puis pas travailler : si on ne me rend pas mon grade, je serai réduit, à me faire brigand. » Et l’alternative lui paraissait toute naturelle. A côté de ces soldats oisifs pullulaient les prêtres, les fakirs, ardens «à prêcher la guerre sainte contre les infidèles, et dont il fallut plus d’une fois, dès le début, châtiera coups de fouet l’éloquence incendiaire; puis une populace misérable, comme il en grouille dans les bas-fonds de toute grande ville d’Orient, populace ignorante et crédule, prête à tous les désordres, heureuse de toute occasion de pillage. Tels étaient les élémens, très inflammables, on le voit, qui s’agitaient au centre d’un pays nouvellement occupé, où l’Angleterre n’avait pour toute force armée que ''neuf cents'' soldats européens (2) et vingt-deux mille soldats indigènes (3), ceux-ci tout disposés, l’événement l’a prouvé, à donner le signal de l’insurrection.
 
Un nouveau commissaire en chef de la compagnie venait d’être envoyé dans la province d’Oude pour y réparer les fautes du premier agent appelé à remplir ces importantes et délicates fonctions : c’était sir Henry Lawrence. Son frère (sir John Lawrence) et lui s’étaient fait remarquer dans les campagnes du Punjaub et du Sindh par leurs talens administratifs en même temps que par leur intrépidité militaire. John était un ''civilian'', Henry figurait sur les cadres de l’état-major; mais un juge compétent, un général bien connu, disait du premier sans prétendre faire tort au second : « C’est l’agent civil qui est le meilleur soldat des deux (4). » En somme, ils se sentaient appelés l’un et l’autre, et l’un comme l’autre, à ces missions complexes où l’intelligence et le bras sont alternativement requis, où il faut se montrer à la fois capitaine habile, diplomate expert, administrateur intelligent et sagace : missions qui demandent, pour ainsi dire, plusieurs hommes, et ne conviennent cependant qu’à un seul. A la nouvelle de l’annexion de l’Oude, sir Henry Lawrence, alors dans le Punjaub, qu’il achevait de pacifier, avait écrit au gouverneur-général pour demander la direction de la nouvelle province. Un retard de la poste empêcha sa requête d’arriver en temps utile; mais, l’heure de la crise venue, on se rappela son offre. C’est ainsi qu’il se trouvait, l’ayant voulu, désiré, sollicité, au poste le plus périlleux.
 
Les affirmations de M. Ruutz Rees, à qui nous devons le récit le plus complet qu’ait encore écrit du siège de Lucknow un de ceux qui défendirent la place (5), ne permettent aucun doute sur la sécurité que donnait aux habitans de Lucknow la présence de cet homme, dont la prudence et l’énergie étaient si renommées. Parti le 10 mars de Calcutta pour la province d’Oude, M. Rees trouva Bénarès, Allahabad, dans la plus profonde terreur. On venait d’y apprendre les désastres de Meerut, les atrocités commises à Delhi. A Cawnpore, l’angoisse était déjà grande. A Lucknow au contraire, où il semblait que le danger fût le plus pressant, personne ne croyait, à une insurrection générale. Cependant l’attitude de la population n’était déjà plus tout à fait la même que par le passé : un essai de révolte militaire, comprimé avec vigueur, n’en avait pas moins laissé des fermens sur la nature desquels il n’y avait pas à se tromper. Le 7e régiment irrégulier de l’Oude, cantonné à l’ouest de la ville, dans le Mousabagh (palais d’une des dernières reines), avait fait courir de sérieux dangers aux officiers européens, placés à la tête de ce corps. Fort heureusement la cavalerie irrégulière, campée dans le voisinage et appelée sur le moment même, était accourue, donnant le temps à sir Henry Lawrence d’amener quatre compagnies du 32e, deux corps d’infanterie indigène et quatre canons, avec lesquels il vint entourer les mutins, qui perdirent courage et prirent la fuite. On fit beaucoup de prisonniers, on ramena par de simples conseils un bon nombre de fuyards, et le tout aboutit à un ''durbar'' (une revue) où sir Henry Lawrence, entouré d’un brillant état-major, distribua des récompenses à ceux des officiers et soldats indigènes qui s’étaient fait remarquer par leur bonne attitude. Le commissaire en chef profita de l’occasion pour haranguer, en bon hindoustani, ses soldats et la foule accourue au ''durbar''. Il cita la campagne de Crimée comme une preuve éclatante de ce que l’Angleterre pouvait faire au besoin : cinquante mille hommes étaient allés combattre en son nom la Russie; cent raille au besoin viendraient dans l’Inde en trois mois de temps, les circonstances l’exigeant.
 
Si ce discours, écouté avec une attention profonde, contribua au rétablissement provisoire de la tranquillité dans la garnison de Lucknow, ce résultat seul fut un signalé service. Dix jours plus tard, après avoir reçu la nouvelle de la chute de Delhi, sir Henry Lawrence demanda des pouvoirs extraordinaires qui lui furent accordés avec le grade de brigadier-général, et il se hâta de prendre les précautions qui, à tout événement, devaient le mettre en état de garder Lucknow. Ses instructions, il est vrai, lui laissaient toute latitude : il pouvait, s’il le trouvait à propos, évacuer la capitale de l’Oude, et même la province; mais en lui confiant un arbitraire aussi large, le gouverneur-général savait d’avance qu’à moins d’une nécessité absolue, un homme de la trempe d’Henry Lawrence ne voudrait ni reculer ni lâcher prise. De fait, si Lucknow eût été abandonné avant que les révoltés eussent été contraints de rendre Delhi, on ne saurait dire combien le prestige du pouvoir britannique eût souffert, et ce que ce double désastre eût ajouté de révoltes à celles qui déjà s’étaient produites.
 
Cependant les nouvelles désastreuses arrivaient à Lucknow de tous les points de la province. Les villes se soulevaient l’une après l’autre; à Fyzabad, à Sultanpore, à Duriabad, à Salona, l’insurrection triomphait. Les villages à leur tour et les villages-cipayes (6), tous au moins aussi volontiers que les autres, se mêlaient au mouvement. On n’entendait parler que de collecteurs massacrés, de maisons de péage incendiées, d’Européens réduits à fuir et impitoyablement égorgés sur les routes. Presque chaque jour on envoyait en reconnaissance de petits détachemens qui ramenaient parfois quelques-uns de ces ''feringhies'' proscrits, ceux-ci mutilés, ceux-là presque fous de douleur ou de souffrances. Sir Henry Lawrence pourtant s’inquiétait surtout des villes placées entre lui et Calcutta. Le télégraphe, qu’il faisait jouer sans relâche, demandait des nouvelles d’Allahabad, de Bénarès, de Cawnpore... Le 20 mai, après trois semaines employées à s’approvisionner, à creuser des fossés, à dresser des palissades autour de la résidence, où s’étaient déjà réfugiées, avec leurs enfans, beaucoup des ''ladies'' ou des femmes européennes séjournant à Lucknow, il écrivait au gouverneur-général : « Tout va bien ici et dans le district; notre position est maintenant très forte. S’il faut en venir à se défendre, ne craignez rien pour nous. » Trois jours après, il annonçait que, grâce à ses approvisionnemens, il avait dix jours de vivres assurés pour cinq cents nommes. — trente canons et cent Européens dans la Muchie-Bhaoun (7), — trois cents Européens et une batterie anglaise dans les cantonnemens. Il se regardait donc comme à peu près en sûreté; mais Cawnpore le préoccupait toujours. En attendant, il achetait des quantités de blé, approvisionnait ses deux postes fortifiés de tout ce qui pouvait servir à la défense, et des milliers de ''coolies'', enrôlés et payés par lui, continuaient les travaux de terrassement, l’installation des batteries, etc. Plus le temps marchait en effet, et plus l’attitude des troupes indigènes devenait équivoque. Chaque jour arrivaient du dehors des messagers inconnus qui leur apportaient les nouvelles de l’insurrection triomphante, les décrets de l’empereur de Delhi, les proclamations des ''taloukdars'' qui se déclaraient, et, sous ces coups d’aiguillon réitérés sans relâche, on voyait frémir le coursier mal dompté. Chaque matin, on annonçait une émeute des cantonnemens; chaque soir, elle devenait plus probable.
 
Deux de ces détachemens de cipayes qu’on envoyait battre la campagne, lancés, le 23 mai, du côté de Cawnpore, se séparèrent, une fois là, pour aller dans deux directions opposées. Celui qui prit le chemin d’Agra était commandé par un des orientalistes les plus distingués de l’armée, gradué de Cambridge, et qui avait rempli auprès de l’ex-roi d’Oude les fonctions importantes d’aide-résident. Cet officier, M. Fletcher-Hayes, cheminait derrière le dernier peloton de sa petite troupe de cavaliers. En avant était le lieutenant Barber; à côté de M. Hayes, un des engagés volontaires que la population européenne de Lucknow avait fournis à la garnison de la place. Ce dernier s’arrête dans le voisinage d’une source et demande un peu d’eau. Quelques cipayes s’avancent comme pour lui donner à boire, et l’un d’eux, se glissant derrière ce malheureux, lui tranche la tête d’un coup de sabre. Le capitaine Hayes, sous les yeux duquel le meurtre venait de s’accomplir, porte la main à son ''revolver'', mais, avant qu’il ait pu s’en servir, il tombe frappé d’un coup de lance. Une fois à terre, d’autres cipayes se jettent sur lui et l’achèvent. Au bruit de cette lutte, le lieutenant Barber regarde en arrière. Un simple coup d’œil lui apprend de quoi il s’agit. Il tourne bride et se jette résolument, le ''revolver'' au poing, sur les misérables assassins qui viennent de tuer leur chef. Deux d’entre eux tombent sous ses balles; les autres l’entourent. Il fait alors encore une fois volte-face, pique des deux, et s’élance du côté d’Agra; mais il est poursuivi, atteint, haché à coups de sabre. Un seul officier restait (le lieutenant Cary), excellent écuyer, monté sur un cheval de race, prompt comme le vent. Plus heureux que ses camarades, il s’échappa, de si près qu’on le suivît, et arriva jusqu’à Cawnpore... pour y périr, quelques jours plus tard, dans le massacre général. Le second détachement revint à Lucknow, ramené à temps par son commandant, qui avait pressenti les sinistres projets de ses hommes.
 
Ce tragique épisode était des plus significatifs. Cependant une certaine sécurité régnait encore dans la capitale d’Oude. L’état-major seul, auquel parvenaient les rapports quotidiens de la police, savait qu’une insurrection était imminente (8). On avait essayé de la prévenir en dispersant les divers corps indigènes : les irréguliers étaient à l’ouest de la ville, dans le Mousabagh; la police militaire à l’intérieur, autour de la prison et dans les palais Feradboukch; les deux régimens d’infanterie régulière indigène dans les cantonnemens, avec une partie des forces européennes; le surplus de celles-ci gardait les deux points essentiels : la Muchie-Bhaoun et la résidence. Un certain nombre d’habitans européens ne s’étaient pas encore transportés dans la résidence même de Lucknow, se croyant assez à l’abri dans une autre habitation du commissaire en chef, située au milieu des cantonnements. On y était en effet sous la protection d’une batterie européenne. Telle était la situation dans les derniers jours de mai. Les yeux expérimentés ne s’y trompaient guère. Il y avait eu des assassinats dans les rues de Lucknow; on y voyait circuler, malgré les règlemens de police, difficiles à faire exécuter rigoureusement dans des temps aussi critiques, des hommes armés, ayant tout l’air de maraudeurs; parfois aussi se manifestaient des menaces symboliques, dont voici un échantillon : « Un soir que je passais sous une porte de rue, dans le voisinage du ''kayserbagh'', je vis accrochée au mur la tête d’un jeune buffle; l’animal semblait avoir été tué tout récemment. Cette tête était fixée les cornes en bas, et le long de ces cornes et autour de la mâchoire inférieure une guirlande de petites fleurs blanches était passée. Je mentionnai ceci à quelques-uns des habitans de Lucknovv, qui parurent n’y attacher aucune importance. Pour moi, je ne puis encore m’empêcher d’y voir un de ces mille artifices employés par les musulmans pour nous signaler à la haine des Hindous. C’était dire à la population, — je me le figure du moins : — Voyez ces Européens, — ils tuent des buffles jusque dans vos rues (9) !»
 
Autres symptômes, moins équivoques : on voyait çà et là circuler des hommes portant des poupées habillées à l’européenne et représentant des enfans; ils leur tranchaient la tête à coups de sabre, au grand divertissement des spectateurs. Des placards affichés dans les rues principales exhortaient les Hindous et les musulmans à se soulever et à exterminer les chrétiens. Un négociant portugais, assez imprudent pour faire sa sieste dans son bureau, fut assassiné sans qu’on pût découvrir les meurtriers, qui étaient, paraît-il, des agens de la police indigène. Le corps d’une femme du pays, chrétienne à ce que l’on suppose, fut apporté à la résidence coupé en quatre morceaux. Les mosquées musulmanes (''imanbaragh'') ne désemplissaient pas, et il en sortait de longues processions qui parcouraient la ville comme pour faire dénombrement et parade des forces hostiles qu’on pouvait mettre en jeu. Les marchands, habitués à faire ''un mois'' de crédit aux Européens, ne voulaient plus rien livrer que contre argent comptant. On ne prenait le papier du gouvernement qu’à raison de 37 roupies pour 100, c’est-à-dire avec un escompte de 63 pour 100. Les fakirs étaient plus insolens que jamais. On avait surpris jusque dans les retranchemens nouvellement élevés des émissaires employés à fausser le point de mire des pièces d’artillerie. Enfin, le 30 mai au soir, un cipaye, récemment récompensé par le commissaire en chef pour avoir concouru à la capture d’un espion, vint annoncer au capitaine Wilson, ''assistant-adjudant-général'', que ses camarades entendaient se soulever le soir même. La révolte commencerait à huit ou à neuf heures; il ne savait pas au juste le moment précis. Cet homme ne paraissait pas douter du renseignement qu’il apportait. Son accent était ému et grave. Il disait la vérité.
 
A neuf heures, le 30 mai, le coup de canon réglementaire donnait en effet le signal. C’était bien, comme l’avait annoncé le cipaye, dans les lignes du 71e que la révolte éclatait. Sir Henry Lawrence, averti aussitôt, quitta la table dont il faisait les honneurs, et entendit quelques coups de feu dans la direction des cantonnements. Le ciel, de ce côté, ne tarda pas à s’éclairer d’une lueur sinistre, et le bruit de la mousqueterie allait croissant. Les ''bungalows'' des officiers étaient en feu : on tirait sur ceux d’entre eux qui s’échappaient.
 
Le récit des témoins oculaires peut seul faire comprendre le désordre et l’animation des scènes émouvantes dont Lucknow fut alors le théâtre. M. Rees, en arrivant dans cette ville, s’était établi chez son associé, un de nos compatriotes, nommé Deprat. Ce Français, ancien soldat de Cavaignac et de Lamoricière, négociant un peu hasardeux, mais admirable dans des circonstances comme celles où il allait se trouver, avait fait de sa maison, située au-delà de la rivière Goumti, et dans le voisinage du pont de fer jeté sur cette rivière, au nord-ouest de la résidence, un petit fort, un ''blockhaus'', pour mieux dire. Sir Henry Lawrence n’avait pas dédaigné de surveiller ce travail et de fournir à ce représentant de la valeur française, avec les munitions de guerre dont il eût manqué sans cela, les élémens d’une garnison à peu près respectable. Il avait placé sous ses ordres une centaine d’hommes détachés du corps de police. Deprat était donc prêt à tout événement. Une tente était dressée sur sa terrasse, avec deux lits pour lui et pour son associé. Deux petites couleuvrines, des fusils de rechange, une provision d’eau, de la poudre, des balles, des cartouches en quantité suffisante, permettaient de soutenir quelques jours de siège, si la garnison du petit ''blockhaus'' restait fidèle, et on comptait un peu sur elle, en raison des vingt-cinq Sikhs qui en faisaient partie. Ceci expliqué, laissons parler M. Rees :
 
« Le soir du 30 mai, j’étais paisiblement endormi dans mon lit quand le domestique de Deprat me réveilla soudain, et, le visage consterné, m’apprit que les cantonnemens étaient en insurrection. Il fallait se lever sans perdre une minute. J’avais à peine bondi hors de ma couchette lorsque Deprat lui-même m’appela : «La fête a commencé, dépêchez-vous :... » Je ne m’amusai pas à faire toilette : mes habits dans une main et mon fusil à deux coups dans l’autre, je le suivis vers ses magasins, situés en face de sa maison d’habitation... Arrivés sur la terrasse au moyen d’une échelle mobile, nous vîmes l’horizon couleur de sang. On avait mis le feu aux ''bungalows''. La fusillade retentissait, et, plus haut que la fusillade, la détonation de l’artillerie. Le feu cependant diminuait par degrés. Bientôt nous vîmes des cavaliers au galop venant de la ville ou y retournant. Pas un seul ne passait sans explications. Un drôle arrivait, ventre à terre, des cantonnemens. Le colloque suivant s’établit entre nous: « Qui vive? — Ami ! je porte un message à la résidence. — Quelles nouvelles alors ? — Bonnes. — Bonnes en quoi ?— Les bungalows brûlent... On fusille les Européens de tous côtés... » Je lâche mon coup de pistolet. Le coquin passe au galop; je l’avais manqué.
 
« Deprat cependant avait fait seller sa jument, et, me laissant ses gens à commander, était parti pour les cantonnemens. On passait et repassait à chaque instant sous nos murailles. Les officiers du 48e et quelques-uns du 13e, déguisés en indigènes, avaient été sauvés par un détachement de leurs cipayes, qui les escortèrent jusqu’à la Muchie-Bhaoun. Une portion du 7e (cavalerie légère), qui n’avait pas voulu prendre part au mouvement, passa aussi, commandée par les officiers du corps. Peu après arriva la voiture de sir Henry Lawrence, et dans cette voiture un officier blessé. La mutinerie inaugurée par le 71e était bientôt devenue générale. A part la majeure partie du 7e de cavalerie légère, un grand nombre d’hommes du 13e, quelques-uns seulement du 48e et du 71e — tous nos cipayes s’étaient déclarés contre nous... »
 
Quelques dames européennes, nonobstant les avis répétés de sir Henry Lawrence, étaient restées auprès de leurs maris, dans le voisinage du volcan près de faire explosion. On pressent quels périls elles coururent.
 
« Il y eut,-cette nuit-là, des ''sauvetages'' miraculeux, dit plus loin M. Rees. Une pauvre femme, mistress Y...., arriva chez nous, le lendemain matin, sans autre vêtement que sa chemise, avec deux de ses enfans. Son mari l’accompagnait dans un costume vraiment pittoresque, en caleçon à plis, comme ceux qu’on garde au lit, un drap sur les épaules en guise de toge, et coiffé d’un chapeau de feutre, en forme d’armet. Nonobstant tout le respect dû à leur malheur, ce petit homme, avec sa ridicule tournure, nous fit perdre notre sérieux. Cependant il avait déployé une rare énergie; il avait soustrait sa femme à des traitemens pires que la mort. Malgré le nombre des chenapans qu’il tenait en respect, et profitant avec une merveilleuse présence d’esprit d’un incident qui les détourna pour quelques minutes de leurs odieux projets, il parvint à conduire sa famille dans les champs voisins de son habitation. Ils y passèrent toute la nuit, grelottant de froid et dans l’agonie de la terreur. Mon ami Deprat leur fournit aussitôt un logement, des habits, et de quoi manger.
 
« Mistress Bruère (10), qui elle aussi, contrairement aux ordres donnés, avait passé la nuit dans les cantonnemens, se vit bien près de périr. Quelques hommes du 13e, restés fidèles, lui sauvèrent la vie en la faisant passer à travers un mur qu’ils trouèrent pendant que les révoltés parcouraient le logis en demandant à grands cris qu’elle leur fût livrée. Elle et ses pauvres enfans passèrent une affreuse nuit, tapis au fond d’un fossé sans eau. »
 
En somme, commencée avec de bien meilleures chances que celle de Meerut, l’insurrection de Lucknow devait échouer bien plus complètement. Sir Henry Lawrence n’était pas un Hewett (11). Arrivé au camp avec son état-major en aussi peu de temps que ses chevaux purent l’y conduire, il trouva, déjà rangés en bataille, les trois cents hommes du 32e (infanterie européenne). Deux canons des irréguliers d’Oude, mis en batterie, étaient braqués de manière à balayer tout le front des lignes du 71e et aussi la route menant des cantonnemens à Lucknow. Empêcher toute communication entre ces deux points était de toutes les nécessités la plus impérieuse. Sir Henry Lawrence y pourvut en se plaçant lui-même, à la tête d’une compagnie du 32e en travers de là route. Le 7e de cavalerie (indigène), campé à Modkipore, c’est-à-dire au-delà et au nord des cantonnemens, était accouru au bruit de la fusillade, amené par ses officiers. Il comptait environ cent cinquante sabres, divisés en trois escadrons. En arrivant en face des lignes, où les révoltés, occupés à chercher leurs officiers, à piller et brûler leurs habitations, entretenaient un feu très irrégulier, une trentaine de ces cavaliers quittèrent le rang et partirent au galop dans la direction des cantonnemens. Ils passaient à l’ennemi, et on n’entendit plus parler d’eux. Le reste heureusement demeura fidèle. Grâce à cette circonstance, on put former des patrouilles à cheval qui parcoururent les entours de la résidence (celle des cantonnemens, qu’il ne faut pas confondre avec celle de la ville), et même les chemins que traversaient dans toutes les directions les balles des insurgés. Ces patrouilles ne pouvaient empêcher ni l’incendie ni le pillage; elles sauvèrent seulement quelques malheureux officiers échappés de leurs ''messes'', et qui s’étaient dérobés au massacre. Plusieurs autres avaient déjà péri : le lieutenant Grant, par exemple, fils du gouverneur de Madras, et qui commandait le piquet de garde, abandonné par la plupart de ses hommes, avait été caché sous un lit par ceux qui étaient restés auprès de lui. L’un d’eux s’était offert à le garder. Les révoltés arrivant, ce misérable, soit trahison ou lâcheté, leur indiqua l’asile du jeune lieutenant, qui fut immédiatement massacré. Son cadavre témoignait de la fureur des mutins. Déjà criblé de balles, ils l’avaient littéralement lardé à coups de baïonnette. Le même soir périt aussi un des vétérans de Sutledje, le colonel Handscombe, dont la mort est diversement racontée (12).
 
Cependant on ne pouvait dans les ténèbres diriger aucune manœuvre effective. La résidence était sauve, les routes gardées, les ponts garantis de toute attaque. On demanda des renforts, et on attendit le jour. A l’aurore du 31 mai, on put mesurer l’étendue de la catastrophe et les ressources qu’elle laissait. Autour des compagnies du 32e, environ cent hommes du 71e et deux cent vingt du 13e (cipayes) s’étaient ralliés, puis le 7e de cavalerie indigène, moins les déserteurs dont nous avons parlé. Ces forces se portèrent en avant, vers les lignes occupées la veille par les régimens révoltés. De celles du 13e, une cinquantaine d’hommes environ sortirent l’un après l’autre, se vantant d’avoir sauvé les magasins. Les révoltés, on l’apprit alors, s’étaient jetés du côté de Modkipore pour aller piller les cantonnemens de la cavalerie. Ils y avaient trouvé un pauvre cornette, retenu au lit par la maladie, et l’avaient impitoyablement assassiné. Cet officier avait dix-sept ans et n’était au corps que depuis trois jours. Arrivées à Modkipore, qui était déjà évacué par les insurgés, les troupes qui les poursuivaient trouvèrent encore chaud le cadavre du malheureux jeune homme. Le sang coulait goutte à goutte de ses blessures. Une boucle de cheveux de femme, — quelque gage d’amour sans doute, — pendait encore à son cou. On avait coupé un de ses doigts, auquel probablement quelque bague était passée.
 
Les rebelles, au nombre d’environ douze cents hommes, renonçant à l’idée de pénétrer dans Lucknow, s’éloignaient décidément vers le nord. La cavalerie et l’artillerie, lancées sur leurs traces, les rejoignirent sur l’hippodrome, où ils étaient en bon ordre. Quelques coups de canon les dispersèrent, et ils se mirent à gagner pays, profitant, pour s’échapper, de l’agilité proverbiale des cipayes. Bientôt ils furent hors de la portée des boulets. La cavalerie seule, galopant autour de leurs détachemens, put ramener une soixantaine de prisonniers, et sabrer sur place quelques fuyards qui essayaient de tenir bon; Cette poursuite, commencée au point du jour, cessa bientôt, à cause de l’excessive chaleur. A dix heures du matin, la petite expédition était rentrée dans les cantonnemens. Le soir du même jour, 31 mai, une émeute éclatait du côté d’Hoseinabad, à l’ouest de la Muchie-Bhaoun. L’étendard du prophète fut arboré, des fanatiques appelaient aux armes la populace musulmane; mais la police indigène fit son devoir : ce mouvement fut réprimé, l’étendard de Mahomet apporté à la résidence. La nouvelle de cette émeute n’en alla pas moins, propagée dans le district, mettre en péril les stations voisines, et le 4 juin, dans l’après-midi, les officiers du 41e cipayes, arrivant avec leurs familles sous l’escorte de vingt-cinq hommes de ce régiment, restés fidèles, apportèrent à Lucknow la nouvelle de l’insurrection de Sitapore, où avaient misérablement péri le lieutenant-colonel Birch, le capitaine Christian, plusieurs ''civilians'' et plusieurs dames européennes.
 
Le 5, on apprit que les cipayes de Cawnpore s’étaient révoltés à leur tour. Sir Hugh Wheeler, avec deux compagnies européennes et huit canons, sans provisions, presque sans retranchemens, sans ressources pécuniaires se trouvait au centre d’un pays complètement insurgé. Nana-Sahib, le rajah de Bithoor, qui se disait l’ami des Anglais, et à qui sir Hugh Wheeler, abusé par ses protestations de fidélité, avait confié la garde du trésor de la station, venait enfin de lever le masque. Parti d’abord pour Delhi avec les cipayes insurgés, il était dès le lendemain revenu sur ses pas avec ses forces personnelles, montant à six cents hommes et quatre canons. Comme il disposait, grâce à sa trahison, de sommes considérables (13), les rebelles étaient accourus en foule sous les deux drapeaux qu’il avait plantés devant sa tente, l’un pour Mahomet, l’autre pour Hunyman, le dieu-singe des Hindous. Il avait ensuite forcé à coups de canon le palais du nabab de Cawnpore, réputé l’ami des Anglais, et finalement, disposant ses batteries devant les misérables fortifications élevées en toute hâte par sir Hugh Wheeler, il avait essayé d’y pénétrer de vive force. Repoussé avec énergie, il bloquait la place, certain que la famine la lui livrerait tôt ou tard, et en attendant il faisait poursuivre et tuer tous les Européens dont sa cavalerie, dispersée de tous côtés, parvenait à s’emparer. A Bénarès en revanche la révolte du 37e avait échoué, grâce à l’arrivée providentielle du colonel Neill, accouru en toute hâte de Madras, et dont les exploits ultérieurs ont attesté la redoutable énergie. Quelques jours après avoir sauvé Bénarès, ce ferme et vaillant capitaine étouffait la révolte dans Allahabad, qui a été depuis, on le sait, le centre de toutes les opérations militaires dans lesquelles il a joué un des rôles les plus brillans.
 
A ces nouvelles, arrivées le 5, succéda, pour les défenseurs de Lucknow, un silence absolu. Les fils du télégraphe étaient coupés, les ''dawks'' (courriers) ne circulaient plus. Cinq jours entiers se passèrent sans un seul renseignement sur les événemens du dehors. Cet intervalle de temps fut mis à profit par sir Henry Lawrence. Stimulés par son incessante surveillance et ses excitations continuelles, les ingénieurs multipliaient les fossés, les levées de terre, les estacades, destinés à former autour de la résidence un cercle complet de fortifications. On continuait les approvisionnemens. On entassait les vivres dans les deux centres de résistance qui avaient d’avance été choisis : la résidence et la Muchie-Bhaoun. Parallèlement à ces mesures de prudence, les mesures de rigueur, devenues indispensables, avaient leur cours. Les commissions militaires fonctionnaient. Chaque matin, chaque soir, on assistait à des exécutions sanctionnées, non sans regret, par le commissaire en chef. Elles avaient lieu en face de la porte de la Muchie-Bhaoun, dont la garnison se tenait aux meurtrières, prête à tirer sur la foule, que contenaient d’ailleurs les soldats de police rangés en ligne sur trois ou quatre hommes de profondeur.
 
«... Un jour, dit le capitaine Anderson, j’en vis exécuter neuf, tous cipayes révoltés, leur aspect le disait de reste. La plupart étaient de beaux hommes. Ils marchaient vers la potence d’un pas ferme et délibéré. Cependant ce beau calme se démentit. Quand le nœud fatal fut ajusté autour de leur cou, quelques-uns sollicitèrent humblement leur grâce. D’autres firent appel à la multitude, demandant s’il ne se trouvait pas là quelques bons musulmans ou Hindous qui les voulussent arracher aux maudits ''feringhies'' (chrétiens). Un malheureux Hindou, sur le point de périr, s’écriait : « Hélas! Hélas ! c’est vous autres, musulmans, qui êtes la cause de tout... » Un autre pauvre diable disait : « Sauvez-moi! sauvez-moi! J’ai une femme et des enfans tout petits. Faut-il donc qu’ils meurent de faim?... » Mais l’arrêt était rendu; il n’y avait pas de grâce à espérer. A un signal donné, cinq hommes furent lancés dans l’éternité, et ce fut un triste spectacle que le frémissement soudain des quatre autres condamnés placés sous les potences en face, quand ils virent le plancher manquer sous les pieds de leurs camarades, brandillant en l’air devant eux. Un instant après, les pieds leur manquaient, à eux aussi... »
 
M. Rees porte à trente-six le nombre des exécutions ainsi ordonnées. Les condamnations furent bien plus nombreuses, à n’en juger que par un seul exemple. Sur vingt-deux émissaires des insurgés arrêtés à la fois dans un des faubourgs de Lucknow, quatre seulement furent punis de mort. C’étaient des ''banniahs'' (boutiquiers) de Bénarès, venus tout exprès pour propager la rébellion. S’ils n’y réussirent pas, ce n’était pas faute de trouver des sympathies parmi le peuple. Le bouleversement politique de l’année précédente avait, on le sait, rempli la capitale de gens désormais sans ressources. Plusieurs classes de négocians voyaient leurs affaires notablement diminuées par la dispersion d’une cour opulente et fastueuse; les pauvres souffraient aussi, non peut-être d’un surcroît de taxes, mais de ce que les taxes étaient plus exactement prélevées.
 
« Nous désirions tellement obtenir une balance favorable entre les recettes et les dépenses, dit M. Rees, que le soin de remplir nos coffres passait avant celui de mettre le peuple en bonne condition. Droit sur les timbres, droit sur les pétitions, droit sur les substances alimentaires, sur les maisons, sur les gués de la rivière ! Il y avait un fermier de l’opium, un fermier des blés et approvisionnemens, un fermier pour les sels et spiritueux. Bref, tous les droits qu’on perçoit à Paris sous le nom général d’octrois étaient donnés à ferme. Il en résultait un renchérissement général. Nos fermiers, — dont le principal, un certain Shirf-oud-Daoulah, était un misérable renégat déjà fameux sous l’ex-monarque Wajid-Aly par ses péculats et ses vols, alors que les vols et les exactions de tout ordre se commettaient à ciel ouvert, — nos fermiers faisaient d’immenses fortunes, tandis que le menu peuple souffrait de leurs extorsions. »
 
Il paraît que la taxe sur l’opium était une des plus odieuses. Ce poison devient, pour ceux qui en font un usage régulier, le plus impérieux des besoins. On vit à Lucknow, parmi les plus pauvres ''opium-eaters'', des suicides causés uniquement par le désespoir où ils se trouvaient réduits de ne plus pouvoir s’enivrer à leur guise. Les agens anglais d’ailleurs, gênés par les règles strictes de leur administration, étaient trompés la plupart du temps par les employés indigènes, qui étaient leurs intermédiaires forcés avec les populations. Dans les négociations subreptices auxquelles ceux-ci se livraient, ils ne manquaient jamais de traiter au nom de leurs supérieurs, et ils trouvaient facilement créance chez des malheureux habitués à toutes les infamies de l’administration des nababs.
 
Le 11 juin, un grave symptôme de désaffection vint montrer combien il fallait peu faire fonds sur la fidélité dont se targuaient encore beaucoup d’indigènes. Un régiment entier de police militaire à cheval donna des signes non équivoques de mutinerie. Le capitaine Weston, qui le commandait, sans autre escorte que deux ''sowars'' (cavaliers indiens), courut vers les rebelles et voulut les ramener par ses exhortations au sentiment de leurs devoirs. Un moment ils parurent disposés à l’écouter; mais peu à peu, couvrant sa voix de leurs clameurs obstinées, ils lui enjoignirent de repartir sur-le-champ pour la résidence. « Ils s’étaient trop compromis, disaient-ils, pour espérer aucune grâce, et d’ailleurs ils ne pouvaient résister au torrent de l’insurrection. » Dès le lendemain, le régiment de police à pied suivit l’exemple qui venait de lui être ainsi donné; mais tandis que le capitaine Weston avait pu rentrer dans la ville sans avoir à courir aucun danger, le capitaine Orr ne dut la vie qu’à l’extrême hâte avec laquelle son beau-père et lui, se jetant à cheval dès que l’insurrection du corps qu’il commandait leur fut signalée, s’échappèrent à travers les balles. La maison qu’ils habitaient, et où était la caisse militaire, fut pillée de fond en comble. Enhardis par ce premier succès, les insurgés pénétrèrent dans les faubourgs voisins de leur caserne et pillèrent encore quelques bazars, après quoi ils se mirent en retraite.
 
Ces désordres duraient depuis onze heures du matin, lorsqu’un peu avant minuit le conseil de guerre décida qu’il fallait donner chasse aux insurgés. On partit aussitôt l’ordre donné, les pièces attelées à la hâte, la cavalerie s’organisant comme elle put, et chacun sautant sur le premier cheval qui se rencontrait. L’infanterie devait suivre de son meilleur pas. Quelques volontaires à pied avaient trouvé place sur les caissons de l’artillerie. On se demande ce que pouvaient espérer une cinquantaine de cavaliers (la plupart militaires de rencontre et non de profession), lancés ainsi, avec une soixantaine de fantassins ou d’artilleurs, contre une colonne de sept ou huit cents hommes. De fait, la poursuite n’eut que d’assez pauvres résultats. On atteignit les révoltés à l’ouest de la ville, qu’ils tournaient pour aller rejoindre la route de Cawnpore. Quelques volées de canon trouèrent leurs rangs (car ils marchaient en bon ordre, sans se presser, se formant en carré dès qu’ils étaient menacés d’une charge), et tout au plus put-on en sabrer une douzaine, attardés à l’arrière-garde. On ramena aussi une douzaine de prisonniers. Presque aussitôt cependant il fallut s’en retourner; Le colonel Inglis, chef de cette petite expédition, jugea, bien évidemment avec raison, que les chances d’une attaque étaient trop inégales et que ses canons seraient trop compromis, si leur petite escorte venait à être mise en déroute. Il ordonna de revenir sur Lucknow.
 
 
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<small>(1) De ''muchie'' ( poisson, — à cause d’une devise emblématique inscrite sur la porte du fort), et de ''bhaoun'', mot sanscrit qui signifie maison. </small><br />
<small> (2) Savoir: un régiment d’infanterie, le 32e, une compagnie d’artillerie à cheval, deux compagnies d’artillerie à pied, un régiment de cavalerie légère.
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<small> (3) Savoir : sept régimens d’infanterie indigène, trois batteries de campagne de la cavalerie irrégulière de l’Oude, dix régimens d’infanterie irrégulière levée dans le pays, trois régimens de police. Les « irréguliers, » c’est-à-dire ceux qui, pris dans l’armée de l’ex-nabab, étaient depuis peu de temps au service de la compagnie, se montrèrent, — circonstance étrange, — beaucoup moins hostiles, beaucoup moins altérés de sang que les cipayes de l’armée du Bengale.</small><br />
<small> (4) Ce jugement est rapporté par la ''Quarterly Review'', n° 206, pag. 513.</small><br />
<small> (5) ''A Personal Narrative of the Siège of Lucknow, from its commencement to its Relief by sir Colin Campbell'', by L. E. Ruutz Rees, one of the surviving defenders, London 1858, Longmah, Brown and Co.— M. Rees, né à Spire, et neveu d’un professeur du même nom au collège de Calcutta, quitta l’Allemagne à l’âge de quinze ans pour venir chercher fortune auprès de son oncle. Il était attaché depuis plusieurs années déjà au collège Martinière, à Lucknow, quand se passèrent les étranges événemens dont il nous a donné le récit.</small><br />
<small>(6) Ceux où les cipayes retraités et pensionnés par la compagnie forment la majorité des habitans. Nous aurions voulu pouvoir entrer dans quelques détails sur les curieux privilèges que leur assurait la protection du résident anglais et les abus auxquels cette protection donnait lieu. Ces abus irritèrent profondément la population, et ne servirent pas, comme on l’espérait sans doute, à créer pour les momens de crise des cliens fidèles à la puissance anglaise. </small><br />
<small>(7) Il avait acheté lui-même cette forteresse, pour le compte du gouvernement et moyennant 50,000 roupies (125,000 fr. environ), au nabab Yah-Ally-Khan. </small><br />
<small>(8) ''The Defence of Lucknow, a Diary'', by a staff-officer; London, Smith, Elder and Co, 1858; un vol. in-18, avec plan de la résidence. Cet ouvrage, publié sans nom d’auteur, est attribué au major Wilson, du 13e d’infanterie indigène. </small><br />
<small>(9) ''A personal Journal of the Siege of Lucknow'', by captain R. P. Anderson, London, Thacker and Co 1858. </small><br />
<small> (10) Le major Bruère commandait le 13e d’infanterie (indigène). Il fut tué le 4 septembre suivant. Sa mort est racontée en détail dans le ''Journal du staff-officer'', p. 144, 145. La balle qui l’atteignit fit quatre orphelins.</small><br />
<small> (11) Le général Hewett commandait à Meerut le 10 mai 1857. Il dînait paisiblement à bord d’un ''steamer'' pendant que les cipayes dévastaient la ville et se retiraient ensuite tout à leur aise, et cela devant deux mille soldats anglais qu’on laissait inactifs!</small><br />
<small> (12) MM. Mead et Rees le font périr victime de son humanité et de sa confiance dans les cipayes qu’il était chargé d’attaquer. « Prenez garde de tirer sur des amis! » aurait-il dit à ses soldats, et, s’avançant seul vers ces « amis, » serait tombé sous un feu de peloton. Toutefois ''l’officier d’état-major'' anonyme, dont le journal est beaucoup plus méthodique et beaucoup plus précis, nous raconte que le colonel Handscombe, revenant des lignes du 71e, fut tué par une balle égarée, partie de ces mêmes lignes. « Il tomba mort de son cheval, nous dit le ''Journal'', au moment où il arrivait sur le flanc du 32e. »</small><br />
<small> (13) Le trésor volé renfermait 170,000 liv. sterl. (4,250,000 fr. environ).</small><br />
 
 
<center>IV</center>
 
Les derniers jours de juin se passèrent sans événemens notables. Nonobstant la chaleur intense, la petite vérole et le choléra, qui commençant à sévir, décimait particulièrement la petite garnison de la Muchie-Bhaoun, on préparait sans relâche les élémens de la défense ultérieure. On élevait des batteries, on augmentait les approvisionnemens, on enterrait le trésor monnayé (1). Dans les ''compounds'' (espaces enclos), la paille destinée aux bestiaux était amoncelée et mise, autant que possible, à l’abri de l’incendie; on formait au tir du fusil, et même du canon, les Européens civils et les ''eurasiens'' qu’on avait enrégimentés. Ce fut dans le principe une tâche assez pénible que d’habituer à la rigoureuse discipline du soldat ces malheureux employés, scribes pour la plupart ou commis de négoce, habitués à régler eux-mêmes leur vie, à se regarder comme entièrement indépendans de l’autorité militaire. Le capitaine Anderson entre là dessus dans des détails un peu trop gais peut-être. Il est évident que les tournures et les habitudes des ''pékins'' qu’il avait à former lui firent passer, malgré la gravité des circonstances, des momens fort agréables; mais, après s’être quelque peu amusé à leurs dépens, le brave et loyal soldat ne manque pas de leur rendre justice.
 
« Nos volontaires, dit-il, faisaient à l’exercice une singulière figure ; mais il eût bien fallu se garder de les juger sur l’apparence. Dans ces rangs si gauchement alignés, et où de si étranges caricatures eussent pu être signalées, il se trouva pendant le siège des hommes intrépides, pleins de courage et d’entrain. A les prendre en bloc, ils firent un excellent service, et sans nos volontaires il eût été absolument impossible à la garnison de défendre tous les points menacés... Nonobstant toutes ces petites absurdités, ajoute-t-il après avoir énuméré les ridicules prétentions de certains d’entre eux à l’''élégance'' de la tenue et à la précision des allures militaires, je dois admettre que les ''drill-sergeants'' (sergens instructeurs) les mirent assez vite à même de charger et de tirer, ce qui était l’essentiel, et n’était point chose si facile, la plupart n’ayant jamais manié un mousquet ni seulement vu la moindre cartouche à balle... Quelques-uns cependant, et même des ''eurasiens'', avaient des fusils à deux coups, et ceux-là faisaient très bonne besogne à l’heure des attaques. Au bruit du clairon, nous les voyions accourir, le mousquet dans une main, le fusil de chasse dans l’autre, et c’était ce dernier qu’on réservait pour les momens difficiles, ceux où l’ennemi serrait de trop près nos défenses. »
 
Cette addition à la force numérique de la garnison était d’autant plus impérieusement requise que, dès les premiers jours de juin, sir Henry Lawrence, ne voulant garder autour de lui que des hommes à peu près sûrs, avait renvoyé, à peu d’exceptions près, tout ce qui lui restait des régimens révoltés. Le désarmement de ces soldats avait eu lieu sans difficulté, et ils étaient partis avec un congé en règle, qui s’étendait jusqu’au mois d’octobre. Bon nombre d’entre eux peut-être allèrent grossir les rangs des rebelles; mais ceux-là même, ne valait-il pas mieux les avoir pour ennemis que pour aides? Il n’y avait déjà, malgré les précautions prises, que trop de trahisons à redouter (2). Les canonniers indigènes, tant ceux de la résidence que ceux de la Muchie-Bhaoun, étaient placés sous le feu des batteries européennes, autour desquelles on veillait jour et nuit, et dans l’enceinte fortifiée n’étaient strictement admis que ceux à qui des passes en règle avaient été délivrées.
 
Du côté de Cawnpore cependant, il n’arrivait que de sombres nouvelles. Une lettre, dictée le 18 juin par sir Hugh Wheeler et qui fut remise le 20 à Lucknow, démentait la prétendue arrivée de renforts européens. Tout au plus pourrait-on tenir quinze jours encore. Une barque, chargée de fugitifs européens partis de Futtighur, avait été interceptée avant d’arriver à Cawnpore, et ces malheureux avaient péri jusqu’au dernier. La terrible catastrophe s’annonçait ainsi, et on peut se faire une idée de ce que souffrait sir Henry Lawrence, hors d’état de porter secours à son frère d’armes. Comment l’eùt-il fait? Sans parler des soins impérieux qui jour et nuit réclamaient sa présence, des quatre ou cinq mille ''coolies'' dont il avait à diriger les travaux, des mesures de police qu’il fallait prendre pour ainsi dire à chaque minute, il était lui-même menacé d’une attaque prochaine. Lucknow ne bougeait pas ; mais les environs se garnissaient peu à peu d’ennemis. Dès le 17 juin, on lui signalait des agglomérations menaçantes dans le voisinage des cantonnemens, dont il fallut aussitôt préparer l’évacuation pour le cas où elle deviendrait indispensable. Le 25, les rapports des espions indigènes mentionnaient une force considérable arrivée à Nawabgunge, où l’ennemi avait fait halte, ralliant des renforts qui lui arrivaient de tous côtés. Le 27, on parlait de cette petite armée comme grossissant d’heure en heure, mais indécise dans ses plans d’attaque. En présence d’éventualités aussi menaçantes, le commissaire en chef ne pouvait se préoccuper que de Lucknow, et il précipitait avec une activité, une énergie presque surhumaines, les travaux qu’il avait entrepris depuis quelques semaines. La batterie du redan, celles qui ouvraient sur la route de Cawnpore, une grosse tour ajoutée à la Muchie-Bhaoun ; autour de la résidence, toutes les maisons situées favorablement transformées en autant de forts détachés; d’ouvrages extérieurs; au-devant de ces maisons, le terrain déblayé à grand renfort de sape et de mine; les toits des maisons enlevés; une porte monumentale minée et détruite à grand’peine; les magasins de tout ordre fouillés, et ce qu’ils renfermaient d’utile transporté dans la résidence; tout un parc d’artillerie (deux cents pièces de canon) découvert à l’improviste dans un des palais de l’ex-roi, et qu’il fallut amener en dedans des fortifications; des exercices, des revues continuelles : telles furent les préoccupations et les travaux des derniers jours où sir Henry Lawrence demeura libre de ses mouvemens. Se retirer, il le pouvait encore. NI ses instructions, ni les lois de l’honneur militaire ne s’y opposaient. Il n’y songea pas un instant.
 
Le 29 juin, une patrouille fut envoyée du côté de Cawnpore, afin d’obtenir, si la chose était possible, quelques renseignemens sur le sort de la place, que de vagues rumeurs disaient avoir été livrée à Nana-Sahib par le malheureux Wheeler. Elle revint, annonçant que deux autres régimens de rebelles étaient campés à quelque distance dans cette direction. Un peloton de cavalerie sikh, sous les ordres du capitaine Forbes, alla battre le pays du côté de la route de Nawabgunge. Il rapporta la nouvelle que les insurgés étaient campés à Chinhut ou Chinat, à neuf ''milles'' de Lucknow. Pouvait-on permettre à ce corps, dont la force numérique n’était pas bien connue, de venir se loger dans la capitale de l’Oude, ce qui serait pour la ville entière le signal de l’insurrection? ou bien fallait-il marcher résolument au-devant de lui, en assez grande force pour pouvoir au besoin lui livrer combat? Telle était la question. Elle fut, paraît-il, vivement débattue dans le conseil de défense, et définitivement on adopta la seconde de ces deux alternatives. Le motif déterminant fut précisément cette ignorance où l’on était resté du nombre de rebelles qu’on aurait en face de soi. Les espions indigènes ne dénonçaient pas plus de trois ou quatre mille hommes : s’ils disaient vrai, s’ils ne se trompaient pas, il n’y avait évidemment pas à hésiter. L’ordre de départ, afin de mieux assurer le secret de l’opération, ne fut donné que le 30 juin, à trois heures du matin.
 
Six cents hommes environ composaient l’expédition, que sir Henry Lawrence commandait en personne. Sur ce nombre, il n’y avait que trois cents hommes du 32e (anglais) empruntés en partie à la garnison de la Muchie-Bhaoun. L’infanterie comptait en outre cent cinquante hommes du 13e (indigène), plus les débris du 48e et du 71e (indigènes), comprenant environ quatre-vingts baïonnettes. En fait de cavaliers, il y avait trente-six Européens et environ cent vingt hommes pris dans ce qui restait des trois régimens de la cavalerie irrégulière de l’Oude. L’artillerie avait onze pièces, dont quatre canons servis par des Européens, six par des natifs, plus un obusier de huit pouces, trouvé dans la ville quelques jours auparavant. Deux éléphans traînaient cette pièce énorme (3).
 
A cinq heures trois quarts, ces divers corps étaient réunis en arrière du pont de fer jeté sur la Goumti, entre la résidence et la Muchie-Bhaoun. Ils se mirent aussitôt en marche. Quarante cavaliers sikhs et européens formaient l’avant-garde avec quarante soldats à pied, pris également par moitié dans l’infanterie indigène et l’infanterie européenne. Les canons suivaient sous l’escorte immédiate des soldats du 32e (anglais) et du 13e (indigène). A l’arrière-garde étaient les cinquante hommes du 48e (indigène) et le surplus de la cavalerie. A six milles environ du pont de fer se trouve un cours d’eau peu considérable, coulant entre deux rives escarpées ; on l’appelle le Kokrail ou Kocaralie. Un pont est jeté sur ce ruisseau, et près du pont se groupent quelques chaumières, formant une espèce de village. Là on fit halte. Sir Henry Lawrence et l’avant-garde, après quelques instans de repos, poussèrent un mille plus loin, et ne virent pas trace des forces ennemies. Ici nouvelles hésitations. Attendrait-on l’attaque? irait-on la chercher? Sir Henry Lawrence penchait pour laisser arriver l’ennemi, à qui on disputerait le passage du Kocaralie. D’officieux conseillers, persuadés sans doute par les rapports des espions que l’on n’avait affaire qu’à un noyau d’armée dans tout le désordre d’une organisation incomplète, insistaient au contraire pour marcher en avant. Leur avis finit par prévaloir; on partit sans avoir distribué le moindre rafraîchissement aux troupes, déjà fort éprouvées par une marche assez rapide sous les premières ardeurs du jour. Or beaucoup de soldats, surtout parmi les Européens, ayant, la veille au soir, quelque peu abusé des stimulans spiritueux, avaient à lutter contre la réaction ordinaire après ces légers excès, et il eût été à propos de ne les pas garder absolument à jeun. Ajoutons que, marchant dans la direction de l’est, ils avaient en plein visage le redoutable soleil de l’Inde.
 
Ce fut ainsi qu’on déboucha dans la plaine de Chinhut, à laquelle donne son nom une grosse bourgade située sur les bords d’un assez vaste ''jheel'' (lac), près duquel est bâti un palais de chasse jadis à l’usage des rois d’Oude. En avant du village apparut tout à coup l’armée ennemie, — non pas quatre ou cinq mille hommes, conformément aux rapports des espions, — mais quinze où seize mille, ayant de six à sept batteries de canon, qui comportaient au moins trente-six pièces de calibres divers. A gauche de Chinhut s’étendait le camp des rebelles bien retranché; à peu de distance, on remarquait un hameau composé de sept ou huit chaumières, et sur la gauche des Anglais, un village plus considérable, Ishmaelpore, qui fut, à vrai dire, le théâtre du combat. Le centre de l’ennemi, disposé en demi-cercle, barrait la route; sa gauche était appuyée à un petit bois, sa droite à Ishmaelpore, où il avait quelques canons. Les Anglais avaient placé l’obusier juste en face du centre des rebelles, et leurs autres pièces un peu sur la droite. Celles que manœuvraient les artilleurs européens étaient en avant. La cavalerie était à la droite des canons, et un peu en arrière. Ce fut l’obusier qui ouvrit le feu, à la distance de treize cents ''yards''. La première bombe éclata sur la tête des rebelles, qu’on vit bientôt s’écarter de la route. On put croire, pendant quelques minutes, qu’ils battaient en retraite; mais ils se portaient en masse, avec leurs canons, sur la droite des Anglais, qu’ils voulaient tourner. Ils lançaient en même, temps sur la gauche de nombreux tirailleurs, qui allaient renforcer ceux dont on avait garni d’avance les maisons d’Ishmaelpore. Les soldats du 32e, leur colonel en tête, avaient pénétré dans ce village. Une balle abattit leur chef et, découragés par ce désastre, ils se retirèrent derrière un pli de terrain, d’où ils continuèrent le feu avec une rare vivacité.
 
La manœuvre ennemie se développait cependant, évidemment dirigée, par un tacticien exercé. On voyait circuler dans les rangs des insurgés un cavalier de bonne mine, blond, bien fait, de vingt-cinq ans environ; avec l’uniforme de petite tenue des régimens de cavalerie européenne, coiffé d’une casquette bleue à galons d’or. Peut-être était-il Russe (4); peut-être aussi, — M. Rees le laisse entendre, — était-ce un de ces renégats qui, renonçant à leur religion, adoptent les mœurs et jusqu’aux passions politiques de leur nouvelle patrie. Ce fait n’a jamais été éclairci. Toujours est-il que ce personnage équivoque déployait un vrai talent militaire et que, s’il eût eu de vrais soldats sous ses ordres au lieu de ces timides cipayes, toujours méfians d’eux-mêmes et de leurs supérieurs pas un homme de l’expédition anglaise ne fût probablement rentré à Lucknow. En effet, tandis que le feu de l’infanterie et de l’artillerie se soutenait de part et d’autre, la cavalerie ennemie descendait à la droite des Anglais, cherchant à les déborder et à leur couper la retraite. Les tirailleurs de gauche, qui occupaient Ishmaelpore, étendaient de plus en plus leur ligne, et, par un mouvement analogue à celui de la cavalerie, tâchaient de venir se rejoindre à elle sur les derrières de la colonne commandée par sir Henry Lawrence.
 
Dès le début de l’affaire, ce vaillant officier avait pu concevoir de tristes pressentimens sur l’issue probable d’une lutte trop inégale.) Les deux premiers coups de canon, tirés par les rebelles ayant atteint; dans les rangs de l’artillerie indigène, un ''hamldar'' (sergent) et un des chevaux, les autres canonniers se hâtèrent de descendre avec leurs pièces au bas d’une pente qui les protégeait; mais d’où, le cas échéant, ils ne pouvaient que très difficilement sortir, soit pour l’attaque, soit pour la retraite. De plus, quelques-uns de ces canonniers avaient passé à l’ennemi; et l’on comprend sans peine que tous ces incidens avaient jeté beaucoup de désordre dans les manœuvres M. Rees parle aussi de la défection de trois cents hommes de police, dissimulés dans un ravin à la droite des Anglais, et qui, passant du côté des rebelles, se seraient mis immédiatement à tirer sur leurs ex-compagnons d’armes. Néanmoins ces trois cents hommes ne figurent pas dans le dénombrement qu’il fait lui-même des forces composant l’expédition, et on en est réduit à se demander par quel hasard ils se trouvaient là. Il dit encore, et ceci suggère moins de doutes, que les artilleurs indigènes, avant d’avoir déchargé une seule de leurs pièces, coupèrent les traits de leurs chevaux et s’échappèrent, les uns dans la direction du camp ennemi, les autres du côté de Lucknow, d’où ils allèrent ensuite jusqu’à Cawnpore porter la nouvelle de leur défection et de la défaite signalée qu’elle avait dû amener. Ceux d’entre ces artilleurs qu’on avait encadrés, pour ainsi dire, entre deux corps anglais, et qui ne pouvaient déserter, battaient en retraite malgré les menaces des cavaliers européens, qui à chaque minute les couchaient en joue. L’obusier cependant, — les servans l’avaient surnommé ''le Turc'', — continuait son feu vivement soutenu, et qui ouvrait de larges trouées dans les rangs ennemis. Par malheur, les cornacs des éléphans qui le traînaient avaient, eux aussi, disparu, et on ne savait comment, au besoin, cette masse énorme pourrait être mise en mouvement.
 
La nécessité de battre en retraite fut bientôt démontrée, et il n’y avait pas une minute à perdre. Les rebelles, à qui l’énorme supériorité de leurs forces donnait une confiance inaccoutumée, s’avançaient de toutes parts en bon ordre, colonnes ouvertes, l’artillerie et la cavalerie dans l’intervalle des lignes, la masse entière cherchant à se jeter, par une manœuvre bien combinée, entre les Anglais et Lucknow. La droite des Anglais recula donc, et la gauche, qui ne comprit pas d’abord ce mouvement, se vit néanmoins forcée de l’imiter. Peu à peu le mouvement s’accentua et s’accéléra; une sorte de panique se glissa dans les rangs, et sans les hommes du 32e (anglais) qui, placés à l’arrière-garde, maintenaient un feu bien nourri, la débandade fût devenue complète, le désastre sans remède. Soldats, officiers tombaient de distance en distance, marquant chaque étape de ce triste retour. Ceux qui n’étaient que blessés et que leurs camarades ne pouvaient emporter, sachant qu’ils n’avaient pas de quartier à espérer, se battaient « comme des bouledogues acculés, » — ainsi s’exprime M. Rees, — jusqu’à ce que l’ennemi les eût achevés. Parmi ceux-là, un certain nombre n’étaient qu’épuisés de fatigue et de soif. Plusieurs hommes tombèrent, frappés d’apoplexie.
 
Les cavaliers sikhs avaient été des premiers à fuir. L’ennemi, sur lequel ils se jetaient en désespérés, — car la peur donne du courage, — ne tenait pas et ouvrait ses rangs pour les laisser passer. Il ne restait donc que les cavaliers européens pour faire face aux nécessités de la retraite. Grâce à eux, les canons servis par les Anglais purent se retirer au galop. De ceux qu’on avait confiés aux indigènes, deux seulement furent sauvés; quatre restèrent aux mains de l’ennemi. ''Le Turc'', — nous avons dit que c’était le nom de l’obusier, — encore attelé de ses deux éléphans, devint l’objet d’un combat corps à corps.
 
« Le sergent Miller, dit M. Rees, avait été envoyé pour ramener les éléphans et leur charge. Il n’y réussit pas. Le lieutenant Bonham, voyant que la cavalerie de l’ennemi se rapprochait de l’obusier, appela le capitaine Ratcliffe à son secours. Quatre hommes accoururent en conséquence, et se trouvèrent sous le feu le plus intense; mais ils arrivèrent à temps pour disperser pareil nombre de cavaliers ennemis, déjà parvenus à la bouche même de la pièce. L’un de ces derniers, déchargeant sa carabine sur le lieutenant Bonham, le blessa au bras. Cet officier résolut, puisqu’il n’y avait pas moyen de réatteler les éléphans, d’enclouer l’obusier. Malheureusement on n’avait pas de pointe. Un sergent qui était là brisa le dégorgeoir dans la lumière, et la pièce, mise ainsi provisoirement hors de service, fut abandonnée... »
 
La cavalerie ennemie, commandée par cet inconnu dont nous avons déjà parlé, avait réalisé son projet, et s’était placée entre la colonne en retraite et le pont sur le Kocaralie, vers lequel les Anglais se dirigeaient alors. Il y avait là, massés, environ quatre cents sabres. Les volontaires européens, — ils n’étaient guère plus de vingt-cinq, — reçurent ordre de charger, et bien que la plupart vissent alors le feu pour la première fois, ils obéirent vaillamment. L’ennemi ne les attendit pas; il se rabattit à sa gauche, — et par conséquent à la droite des Anglais, — vers les tirailleurs, qui, nous l’avons dit, manœuvraient de manière à venir rejoindre leur cavalerie, mais n’avaient pas encore pu y parvenir, tenus en échec par le feu soutenu des cipayes restés à leurs rangs. Dans cette charge hardie, les volontaires à cheval ne perdirent qu’un des leurs. Deux autres furent blessés; un quatrième, dont le cheval avait été tué sous lui, et qui dans sa chute avait eu le pied démis, trouva place, comme maint autre invalide, sur un caisson d’artillerie. Après avoir ainsi débarrassé la route, ces intrépides cavaliers, longeant le flanc de la colonne, revinrent à T arrière-garde pour couvrir la retraite de l’infanterie et des canons.
 
Au pont de Kocaralie, les canons furent dégagés de leurs avant-trains pour être à même d’envoyer quelques boulets à l’ennemi, dont les colonnes se rapprochaient trop. On s’aperçut alors qu’il ne restait plus une seule charge. Par bonheur, la simple démonstration de la mise en batterie avait suffi pour arrêter sur place l’armée ennemie. La retraite put continuer. Les cipayes fidèles se distinguèrent dans cette journée fatale par des actes de rare dévouement. Ils semblaient avoir à cœur de dissiper la méfiance qui pesait sur eux, et dont M. Rees donne une preuve singulièrement significative. « Les canons, dit-il, se retiraient au galop. À côté d’eux courait un cipaye du 13e. Son fusil part accidentellement, et le coup effleure l’épaule d’un des artilleurs. Celui-ci, suspectant les intentions du cipaye, l’étend raide mort d’un coup de pistolet. »
 
Au milieu de ce désordre, partout où les balles sifflaient, partout où on voyait tomber le plus d’hommes, sir Henry Lawrence était toujours présent. Arrivé près du pont de Kocaralie, on le vit, dans une sorte d’agonie morale, se tordre les mains, et, oublieux de lui-même, ne songeant qu’à ses pauvres soldats : — Mon Dieu! mon Dieu! l’entendit-on s’écrier, faut-il que, ''moi'', je les aie amenés ici? » Comme preuve de la confiance qu’il avait eue dans le succès de cette désastreuse entreprise, on raconte qu’il avait donné ordre à sa voiture de venir le chercher à moitié chemin. Les chevaux, dételés, servirent à sauver quelques blessés. La voiture elle-même fut abandonnée.
 
Toujours serrée de près par l’ennemi et semant la route de ses débris, — le 32° seul avait perdu cent douze hommes et cinq officiers (5), — la colonne anglo-indienne, parvenue enfin au bord de la Goumti, trouva sur le pont de pierre bon nombre d’habitans de Lucknow accourus dans les plus bienveillantes intentions. Aux soldats harassés ils apportaient de quoi boire et de quoi laver leurs fronts poudreux. Des canons bien pourvus de munitions et une compagnie européenne, arrivant en même temps de la résidence, interdisaient aux rebelles le passage de ce pont, par où s’écoulèrent, à mesure qu’ils arrivaient, les vaincus de Chinhut. Cependant il n’y avait même là pour eux qu’une sécurité de quelques instans, car au-dessous du pont la cavalerie de l’ennemi, franchissant déjà la rivière à gué, allait occuper l’est et le midi de la ville. Quant au nord et à l’ouest, les canons de la Muchie-Bhaoun les protégèrent encore quelque temps, en empêchant l’ennemi de franchir les ponts.
 
Ainsi commença, le jeudi 30 juin 1857, une heure avant midi, le siège de Lucknow, qui, sans la désastreuse expédition de Chinhut, n’aurait peut-être pas été tenté, ou, sans aucun doute, l’eût été beaucoup plus tard.
 
 
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<small> (1) Il s’élevait à 24 ou 25 lakhs de roupies, — entre 6 et 7 millions de francs.</small><br />
<small> (2) «Vingt-cinq cipayes, sous l’escorte desquels étaient arrivés les fugitifs de Sitapore, et à qui sir Henry Lawrence, en sus de la récompense pécuniaire qui leur était due pour cet acte de fidélité signalée, avait formellement promis des grades, déclaraient néanmoins que, si le rajah Maun-Singh se déclarait contre les Anglais, ils iraient tous le rejoindre, fallût-il pour cela tirer sur leurs officiers. Ces dangereux auxiliaires furent naturellement désarmés et congédiés. » (''Journal d’un officier d’état-major'', p. 20.)</small><br />
<small> (3) Il y a d’étranges différences dans le compte-rendu de la composition de cette colonne expéditionnaire, soit comme infanterie, soit comme artillerie. Nous adoptons les chiffres donnés par le colonel (depuis général) Inglis dans son rapport officiel au gouvernement de Calcutta, en date de Lucknow, 26 septembre.</small><br />
<small> (4) On avait arrêté quelque temps auparavant, et relâché ensuite, un voyageur qu’on soupçonnait d’appartenir à cette nation.</small><br />
<small> (5) La perte des soldats indigènes en tués, blessés ou ''manquant'', allait à cent quatre-vingt-deux hommes. L’expédition revenait donc affaiblie de moitié. </small><br />
 
===II – Le siège de Lucknow===
 
:I. Rautz’ Rees’s ''Personal Narrative''. — II. Anderson’s ''Personal Journal''. — III. ''The Defence of Lueknow'', by a staff-officer. — IV. Innes’s ''Rough Narrative''. — V. Mistress Inglls’s ''Letter'' (printed for private circulation) — VI. Brock’s ''Biographical Sketch of Henry Havetock'', etc.
 
<center>V</center>
 
Après la retraite précipitée qui, du champ de bataille de Chinhut, ramenait dans Lucknow, presque pêle mêle, les vaincus et les vainqueurs, si ces derniers avaient profité de tous leurs avantages, il suffisait d’un coup de main vigoureux pour les introduire à l’intérieur de l’enceinte fortifiée par sir Henry Lawrence. Dès lors une défense prolongée n’eût pas été possible. Les travaux de fortification étaient inachevés, le désordre était partout. L’idée d’un investissement subit, d’un siège immédiatement entrepris, n’était entrée, au début, dans l’imagination de personne. Aucun des résidens européens ne s’était approvisionné, aucun n’avait fait d’arrangemens spéciaux en vue d’une situation si exceptionnelle et si périlleuse. Le 30 juin au matin par exemple, bon nombre de domestiques étaient allés en ville comme d’ordinaire; le soir, ils ne pouvaient déjà plus rentrer dans l’enceinte de la résidence, entourée d’un cercle de feu par les tirailleurs ennemis embusqués sur toutes les avenues. A part cet obstacle, il est douteux qu’il en fût revenu beaucoup, car de ceux qui étaient restés auprès de leurs maîtres le plus grand nombre s’échappa dès les premières journées du siège. La désertion commença par eux, et dans cette série de misères qui tour à tour vinrent assaillir les défenseurs de Lucknow, l’obligation de se servir eux-mêmes n’est pas celle qui tint le moins de place. Leurs doléances à cet égard sont unanimes, et font comprendre à quel degré peut arriver l’amour des habitudes indolentes que fait contracter un séjour dans l’Inde.
 
Les insurgés cependant n’osèrent pas risquer le passage des deux ponts, le pont de fer et le pont de pierres, que dominait l’artillerie soit de la résidence, soit de la Muchie-Bhaoun. Ils se bornèrent à élever en hâte, au-delà de la rivière Goumti, une batterie où prit place l’obusier qu’ils avaient enlevé le matin, et qu’ils manœuvrèrent de manière à prouver que les artilleurs exercés ne manquaient pas dans leurs rangs. Puis, pratiquant des meurtrières dans toutes les maisons d’où l’on avait vue sur l’enclos tant bien que mal fortifié par les Anglais, ils ouvrirent un feu de mousqueterie qui ne discontinua pas de toute la nuit et de toute la journée suivante (1er juillet). Le matin, ils avaient essayé une attaque de vive force; mais elle n’aboutit qu’à les rendre un peu plus circonspects. Retirés à l’abri des maisons et surtout des mosquées voisines que sir Henry Lawrence, arrêté par d’honorables scrupules, avait trop hésité à faire abattre, ils passèrent la journée à mettre en position les canons qui leur arrivaient.
 
Pour se faire une idée générale de l’attaque et de la défense, il faut se représenter l’enclos fortifié (''compound'') autour de la résidence comme un pentagone irrégulier s’étendant en longueur du nord-est au sud-ouest. La rivière Goumti coule au nord de cette enceinte, dont la séparent deux mosquées, un vaste bazar (''Captan-Bazar''), et trois ou quatre palais occupant un terrain considérable (''Tarie-Khotie, Dil-Aram, Feradbouksh, Chuttur-Munzil Palaces''). A la pointe nord du pentagone est une éminence au pied de laquelle coule un canal dérivé de la Goumti, et qui de ce côté forme une sorte de fossé naturel. Là se trouvent des habitations d’officiers disposées en forteresse et occupées par un de ces petits corps qu’on regardait comme autant de ''garnisons'' détachées : la garnison ''Innes'', ainsi désignée du nom de l’officier qui la commandait (1). Sur la face, assez développée, qui de ce point mène à l’angle le plus en relief dans la direction du sud, sont deux batteries inachevées. La face méridionale, la plus attaquée, est tournée vers la route de Cawnpore. C’est là qu’est la garnison commandée par le capitaine Anderson; c’est là qu’est la maison de ce Français dont nous avons déjà parlée M. Deprat ou Duprat; c’est là qu’est la batterie dite de Cawnpore; Deux autres ouvrages reliés à ceux-ci (''Judicial-Garrison, Sago’s-Garrison'') leur prêtent et en reçoivent secours. De la maison Sago à l’angle occupé par le corps de garde dit ''Baily-Guard'', lequel défend une des deux portes de l’enceinte, trois postes retranchés (''Fayrer’s-Garrison, Financial-Garrison, Baily-Guard'') et quatre pièces en position battent l’entrée de la ''Baily-Guard-Gate'' (2). La face suivante s’étend presque à la pointe extrême du redan, espèce de promontoire fortifié à qui son escarpement permet de dominer la rivière et de balayer le pont suspendu, le plus voisin de la résidence. Sur cette face ouvre la ''Porte d’eau (Water-Gate''), du côté de la Goumti. En arrière de cette issue est une autre batterie (''Alexander’s-Battery''), qui, avec les canons du redan, tient en respect les insurgés installés soit dans le ''Captan-Bazar'', soit dans la mosquée voisine. Enfin, de la pointe du redan à cette autre pointe extrême où se trouvent les ''bungalows'' occupés par la garnison Innés, s’élève un dernier front, au-devant duquel sont des huttes ruinées et une grève marécageuse au bord de la rivière : c’est le mieux protégé par les difficultés du terrain et celui qu’on devait le moins assaillir.
 
Cette enceinte, dont nous venons de faire rapidement le tour, n’a pas, dans sa plus extrême longueur, plus de deux mille deux cents pieds anglais, et plus de treize cents dans sa largeur la plus développée. Sur cet étroit plateau, derrière un réseau de fossés, de parapets, d’estacades, s’entassaient cinq ou six cents hommes armés pour le défendre, environ deux cent cinquante malheureuses femmes européennes (3), et à peu près pareil nombre d’enfans à elles, tous voués au massacre, si, sur un seul point de l’enceinte, une brèche livrait passage aux bandes furieuses qui les cernaient de tous côtés.
 
A peine sir Henry Lawrence s’y vit-il enfermé, que l’impossibilité de diviser la défense lui apparut bien évidente. Il ne pouvait ni se passer des soldats européens qui formaient la garnison de la Muchie-Bhaoun, cette forteresse détachée qu’il avait munie avec tant de soin et de dépenses, ni compter même que ses murailles, imposantes par leur hauteur massive, mais en réalité fort délabrées, pussent résister longtemps, ne fût-ce qu’à l’action destructive des canons dont il les avait armées. La possession de la Muchie-Bhaoun lui avait servi jusqu’alors par le prestige de force qu’elle lui prêtait, et qui avait maintenu la ville dans l’obéissance. A présent il fallait l’évacuer, et l’évacuer sans laisser aux insurgés les immenses approvisionnemens qu’on y avait entassés. Dans la première journée du siège, deux ou trois émissaires, porteurs des ordres relatifs à cette opération délicate, quittèrent successivement la résidence; mais comme on avait fort à craindre qu’ils ne pussent remplir leur périlleuse mission on eut en outre recours à un système de communication télégraphique convenu d’avance. Le télégraphe fort élémentaire qu’on avait établi sur le point culminant de la résidence se composait d’un poteau surmonté d’une barre transversale où pendait une rangée de sacs de toile noire, bourrés de paille, à chacun desquels correspondait une poulie qui servait à le manœuvrer. Quand il fallût s’en servir, la simple apparition de quelques hommes sur la terrasse de la résidence y attira aussitôt une véritable pluie de balles qui coupèrent les cordes de plusieurs des sacs. De plus, les poulies jouaient mal. Il fallut à deux reprises différentes démonter et replacer l’appareil entier. On en vint à bout après trois heures de travail accompli sous un soleil ardent et un feu soutenu de mousqueterie. Un message put être lancé qui prescrivait au capitaine Francis, commandant du fort (4), d’en sortir le soir même à minuit, emportant avec lui les canons et le trésor de la place, et après avoir autant que possible détruit les munitions qu’il ne pourrait enlever. Cet ordre était-il exécutable? L’ennemi, avec tous les avantages de sa position, n’intercepterait-il pas le faible convoi qu’on appelait ainsi à travers ses lignes? Questions par elles-mêmes d’un intérêt poignant, et de plus questions vitales pour la défense, dont l’organisation s’achevait en toute hâte.
 
Les insurgés, fort heureusement fidèles à leur respect traditionnel pour la Muchie-Bhaoun, qu’ils persistaient à regarder comme imprenable, ne pouvaient prévoir la mesure adoptée par sir Henry Lawrence, Celui-ci de plus; aux approches de l’heure indiquée, prit soin de détourner leur attention par un feu d’artillerie qu’on ouvrit à la fois dans toutes les directions, mais principalement du côté du pont de fer, à l’extrémité duquel passe la route qui de la Muchie-Bhaoun conduit à la ''Porte d’eau'' de la résidence. Les obus jetés de ce côté peu d’instans avant minuit écartèrent les piquets de l’ennemi, et la manœuvre ordonnée s’accomplit si ponctuellement, avec si peu de bruit, dans un ordre si parfait, qu’à minuit et quart la petite garnison de la Muchie-Bhaoun, se glissant silencieusement au milieu des ténèbres, était arrivée au pied de la résidence sans avoir reçu ou tiré un coup de fusil. Cette exactitude même faillit causer un désastre : la colonne arrivant plutôt qu’on ne l’attendait, la porte n’était pas encore ouverte pour la recevoir. — ''Open the gates'' ! (ouvrez les portes!) crièrent les premiers arrivés. Les artilleurs, qui, mèche en main, étaient près de leurs canons chargés à mitraille, crurent entendre l’ordre de tirer (''open with grape''!), et un affreux malentendu était imminent, lorsqu’un officier, doué de plus de sang-froid et d’une oreille plus fine, prévint les effets de ce zèle intempestif.
 
Le capitaine Francis, laissant derrière lui dûment encloués ceux de ses canons qu’il n’avait pu emmener, avait, au moment de son départ, mis le feu à une mèche lente (5) aboutissant à une traînée de poudre qui elle-même communiquait au magasin de la forteresse. Il venait à peine de faire entrer dans l’enceinte de la résidence le dernier des hommes sous ses ordres, que la Muchie-Bhaoun s’écroulait après une magnifique explosion : deux cent quarante barils de poudre et près de six cent mille cartouches venaient de sauter en l’air. Circonstance étrange, un pauvre diable de soldat que l’ordre d’évacuation avait trouvé ivre mort, et qu’on avait dû laisser au sein de ce volcan près d’éclater, en sortit le lendemain matin parfaitement sain et sauf. On le vit arriver, nu comme un ver, aux portes de la résidence. Pas un ennemi ne s’était rencontré sur sa route. Peut-être aussi l’indécence même de sa tenue l’avait-elle sauvé : on l’avait pris pour quelqu’un de ces mendians insensés en qui le fatalisme oriental respecte les suprêmes rigueurs du sort.
 
En tête du curieux volume de M. Rees se trouve, admirablement reproduite par la gravure, une photographie prise à Lucknow. Elle représente un homme assis, les mains sur ses genoux : c’est à peu près la pose que M. Ingres a donnée à M. Bertin dans ce beau portrait que personne, l’ayant une fois vu, n’a dû oublier. Une simple casquette couvre les cheveux gris de ce personnage, vêtu comme un bon bourgeois à l’ombre de sa tonnelle. Sans le crachat de l’ordre du Bain à demi caché sous le revers du paletot, sans l’épaisseur exceptionnelle des moustaches et de la barbe, qui ruisselle en deux pointes grisonnantes sur la poitrine de ce vieillard fatigué, il serait difficile de reconnaître en lui un de ces capitaines qu’on se représente si volontiers en grand harnais de guerre, le panache au front, l’épée en main. Cette gravure représente cependant sir Henry Lawrence, « l’homme de guerre et l’homme d’état, » comme le qualifie si bien un de ses plus vaillans compagnons d’armes (6). Sa physionomie est austère et pensive; son front et ses joues labourés de rides profondes, ses yeux caves et abrités sous d’épais sourcils, ses épaules voûtées, sa poitrine comme rétrécie, tout exprime dans cette figure imposante l’énergie de la volonté survivant à toute espérance. Le sentiment d’un devoir inflexible y lutte, ce semble, contre les anxiétés poignantes d’une prévoyance sans illusions.
 
Depuis quelques semaines, nous l’avons dit, l’intrépide vétéran n’avait pas cessé un seul instant de songer à toutes les éventualités d’une résistance dont il sentait peser sur lui seul la responsabilité. Il était resté libre jusqu’au dernier moment d’évacuer Lucknow, d’abandonner l’Oude tout entier aux cipayes rebelles. Ses pouvoirs étaient illimités; le gouverneur-général s’en remettait absolument à sa discrétion. Si donc à Lucknow comme à Cawnpore, et nécessairement alors sur une plus vaste échelle, la fortune des armes livrait aux insurgés ce noyau de population européenne réfugié là comme sur une espèce d’arche au milieu d’un pays submergé, lui seul porterait le faix de ce dénoûment terrible, et après une vie héroïque, dût-il lui-même périr avec les victimes qu’il aurait faites, l’auréole glorieuse attachée à son nom s’éteindrait dans une sorte de sanglant nuage. Qui dira les mortelles inquiétudes d’une pareille situation? et qui ne comprendra la tâche immense dévolue à l’homme dont elle stimule jour et nuit la conscience épouvantée? Aussi, de l’aveu de tous, sir Henry Lawrence s’était-il condamné à une existence sans repos ni trêve. Tout arrivait à ses mains, tout passait sous ses yeux, qui ne se fermaient pour ainsi dire plus. Il courait sans cesse d’un poste à l’autre, pressant encourageant, dirigeant les efforts de chacun. Une sorte de fièvre le soutenait. La nuit, il dormait au hasard dans quelque batterie où dès l’aurore on le voyait debout, prêt à recommencer l’œuvre de la veille. Un respect enthousiaste, une chaleureuse reconnaissance, le payaient de cette activité dévorante. Les ''vivats'' éclataient fréquemment sur son passage, et son énergie communicative passait d’homme à homme dans tous les rangs de sa petite armée.
 
Le 1er juillet, au sein de ce désordre universel qui avait suivi le désastre de Chinhut, le commissaire en chef s’était prodigué plus encore que de coutume. On l’avait vu partout où le feu de l’ennemi semblait annoncer quelques projets d’attaque. Ce jour-là, dans la chambre même qu’il occupait à la résidence, un obus vint éclater entre sir Henry Lawrence et son secrétaire, sans blesser ni l’un ni l’autre. Les officiers de l’état-major insistèrent pour lui faire quitter cette pièce, sur laquelle les artilleurs ennemis, qu’un espionnage intelligent et actif aidait dans leurs manœuvres, paraissaient de préférence diriger leurs coups. Il repoussa en plaisantant cette inspiration d’une prudence qui lui semblait exagérée. « Jamais, disait-il, on ne logera un second obus dans un si petit cabinet. » Le lendemain matin, un peu après huit heures, accablé de fatigue, le général rentrait chez lui et se jetait pour quelques instans sur son lit. Quelques minutes plus tard, une bombe entrait par la fenêtre et venait éclater dans cette petite chambre, qui, en ce moment même, renfermait quatre personnes. Le général fut frappé à la hanche droite. Sa blessure était effrayante. Son neveu, couché sur un second lit, échappa comme par miracle à toute atteinte. Le capitaine Wilson, qui, un genou sur le lit du général, lui donnait lecture d’un document, fut renversé par des éclats de briques et légèrement frappé dans les reins par un fragment du projectile. Un domestique indigène eut le pied emporté.
 
Le premier examen suffit pour s’assurer que sir Henry Lawrence était frappé à mort. Lui-même ne se fit pas la moindre illusion, et au milieu de souffrances atroces perdit à peine, dans quelques accès passagers, l’usage de sa ferme et lucide intelligence. Transporté dans un des postes qui paraissaient le moins exposés au feu, il désigna le major Banks pour lui succéder en sa qualité de commissaire en chef, et plaça les troupes sous les ordres du colonel Inglis; puis il enjoignit de cacher sa mort aussi longtemps que faire se pourrait, et il attendit ensuite, sans l’éloigner ou l’appeler de ses vœux, l’heure qui devait finir ses tortures : elles durèrent deux jours entiers. Le 4 juillet seulement, il rendit à Dieu son âme vaillante. Peu d’instans après, son neveu, si miraculeusement sauvé dans la matinée du 2, recevait une balle à l’épaule, sur le perron même de la maison où le général venait d’expirer.
 
Le journal du siège tenu avec une si grande exactitude par un ''officier d’état-major'' ne mentionne même pas les funérailles de sir Henry Lawrence. M. Rees est heureusement plus explicite. «Le moment, dit-il, était trop critique pour le consacrer à de vaines démonstrations de respect! Une prière hâtive fut récitée sur ses restes au bruit des canons ennemis et des balles sifflant sur nos têtes, après quoi on les laissa tomber dans la fosse où l’on venait de précipiter quelques autres de ses plus humbles compagnons d’armes. Que de reconnaissance ne devons-nous pas à ce héros ! La paix du ciel soit donnée à son âme ! »
 
 
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<small> (1) Le lieutenant J. J. Macleod Innes, officier du génie dans l’armée du Bengale. Il a écrit, lui aussi, un récit du siège de Lucknow, plus particulièrement curieux comme étude militaire : ''Rough Narrative of the siege of Lucknow'', Calcutta 1857.</small><br />
<small>(2) Fermée d’ailleurs par un terrassement. </small><br />
<small> (3) Une liste nominative porte leur nombre à 238, dont 69 dames (''ladies'') avec 67 enfans. Les 169 autres ''femmes'' européennes avaient 196 enfans. Il faut ajouter à ces deux groupes les femmes et enfans de sang mêlé (''eurasians'') et les subalternes non combattans, les élèves du collège La Martinière, etc. C’est ainsi que peut s’expliquer le calcul de M. Rees, qui, après avoir porté à 600 hommes le chiffre de la garnison proprement dite, ajoute que les femmes ou enfans dont elle avait à garantir l’existence menacée s’élevaient « au triple de ce nombre. »</small><br />
<small>(4) Blessé quelques jours après (le 8 juillet) dans sa chambre même (''brigade-mess'') par un boulet de canon, qui, perçant la muraille, lui brisa les deux jambes. L’amputation amena des accidens mortels, ce qui, au dire des journaux du siège, arrivait presque inévitablement. </small><br />
<small>(5) Le mètre de la mèche lente brûle en 93, 99, 228, 720 secondes, suivant la proportion du soufre mêlé au pulvérin. </small><br />
<small>(6) Le brigadier-général Inglis, sous les ordres duquel s’est achevée la seconde période du siège de Lucknow. Les mots cités se trouvent dans son rapport du 26 septembre 1857. </small><br />
 
 
<center>VI</center>
 
Le détail des premières journées du siège fait comprendre cette apparente indifférence. Les insurgés dirigés dans leurs opérations par des militaires expérimentés (1), avaient mis en position un certain nombre de pièces fort habilement servies. Leurs boulets atteignaient tous les points de l’enclos fortifié. Une belle jeune fille, miss Palmer (2), avait été atteinte, comme sir Henry Lawrence, dans la résidence même. Des malades étaient tués dans leur lit d’hôpital. Perçant les murailles derrière lesquelles on se croyait abrité, maint boulet arrivait tantôt sur le bureau d’un employé civil (M. Ommaney), tantôt sur la table où quelques officiers prenaient leur repas. On évalue à dix mille le nombre des tirailleurs embusqués dans les maisons voisines de la résidence, et qui, sans presque se donner de relâche, y envoyaient leurs balles dans toutes les directions. A ce métier continuel, leurs munitions parurent d’abord s’épuiser, et on tua plusieurs d’entre eux qui se hasardaient hors de leurs abris pour ramasser les balles qu’on leur avait envoyées en leur ripostant. Également à court de boulets et d’obus, ils y suppléaient en chargeant leurs canons avec des rondins de bois, des morceaux de fer, des monnaies de cuivre et même des cornes de bœuf taillées en mitraille; mais peu après ils furent ravitaillés, et leur éternelle canonnade ne manqua plus d’alimens.
 
D’autres dangers non moins redoutables naissaient du désordre qui régnait encore, dans ces premières journées, au sein de la garnison elle-même Les liens de la discipline s’étaient relâchés tout naturellement dans ses rangs, où une sévérité inopportune pouvait faire germer l’idée de la désertion. Les maisons particulières, occupées, comme elles l’étaient presque toutes, par des garnisons mixtes, furent peu à peu mises au pillage. Il n’était guère de cave si bien fermée dont on ne s’ouvrît l’accès, et il arriva fréquemment que des postes entiers, abrutis par l’abus des liqueurs fortes (le ''claret'' et les autres vins de France n’étant pas du goût des Sikhs), restèrent à la discrétion de l’ennemi. Ceci toutefois ne fut qu’un inconvénient passager, et de l’excès même du désordre naquit la sécurité. Les caves une fois vides, l’ivrognerie se trouva naturellement réprimée.
 
En attendant, il est vrai, peu s’en fallut que la garnison ne pérît tout entière. Faute de surveillance, un des assiégeans avait pu se glisser tout près d’un amas de ''bhousa'' (3) fort imprudemment laissé dans le voisinage d’un des principaux magasins de poudre. Il y mit le feu et s’échappa nonobstant deux coups de fusil tirés sur lui, et qui le manquèrent. L’incendie se propageait rapidement et sans que personne fût assez osé pour essayer de l’éteindre, car il fallait pour cela s’offrir aux coups des centaines de tirailleurs qui faisaient pleuvoir leurs balles sur l’espace découvert où il s’agissait de se risquer. Tout semblait donc perdu et l’était inévitablement, car le terrain, s’échauffant par degrés, devait à la longue faire sauter le magasin dont il recouvrait les voûtes, lorsqu’une pluie providentielle vint arrêter les progrès du feu.
 
Cette pluie bienfaisante rendit encore d’autres services. C’était la première qui tombât depuis sept jours que durait le siège, et il est aisé de se figurer ce qui s’était amoncelé d’immondices de tout genre dans une enceinte comme celle que nous avons décrite. Les domestiques et les subalternes indiens ayant pour la plupart déserté dans les premiers jours, et la garnison ayant à peine assez de bras pour suffire à toutes les nécessités de la défense, les bœufs, les chevaux conservés dans les écuries de la résidence demeurèrent privés de soins et de nourriture. Ces animaux s’échappaient, erraient au hasard, misérablement affamés, et allaient périr çà et là. Leurs cadavres empestaient l’air, déjà chargé de miasmes impurs qui allaient bientôt engendrer des maladies contagieuses. La pluie venait donc pourvoir fort à propos aux soins hygiéniques que le manque d’hommes ne permettait plus de se procurer. Elle tempérait de plus, non sans quelques inconvéniens, une chaleur presque intolérable pour les Européens, et malgré laquelle il leur fallait, sous peine de mort, à peine relevés de garde ou revenus des tranchées, quittant le mousquet pour la bêche et la pelle, creuser des fossés, réparer des épaulemens écroulés, le tout sans préjudice de ce que chacun d’eux avait de soins à prendre pour s’assurer le pain quotidien, l’entretien des vêtemens, la satisfaction de ces mille et une habitudes qui, pour l’homme civilisé, deviennent autant d’impérieux besoins.
 
On se prend à chercher, dans les récits personnels de quelques-uns des assiégés, l’effet que tant de privations et de fatigues devaient produire sur leur moral. Cette étude faite, on est étonné de la force de résistance que la nécessité trouve au fond des natures en apparence les moins préparées. Après le premier ébranlement et la première agitation causés par le sentiment d’une situation critique et d’un imminent péril, l’âme se rasseoit et se fait à toutes les exigences de la crise. S’il n’est pas d’espoir fondé, raisonnable, où elle puisse se réfugier, elle se forge des illusions consolantes, elle se repaît de quelques riantes chimères. Elle résiste aux accablemens extérieurs, elle se raidit contre le fardeau qui la surcharge et va l’écraser, et en somme, à quelques rares exceptions près, elle finit par retrouver l’équilibre, sans lequel l’être lui-même s’anéantirait. Remarquons aussi que, dans ces circonstances extraordinaires, tout incident nouveau retrempe l’homme, et, favorable ou contraire, ranime sa force défaillante.
 
Ces incidens ne manquaient pas, on peut le croire, aux défenseurs de Lucknow. Jacques Cipaye ou ''Baba log'' (4), — ces sobriquets grotesques donnés aux insurgés disent assez que la gaieté même n’avait pas disparu tout entière, — s’étudiait à les harasser par des menaces continuelles. L’heure du repos venue, ou bien lorsque le feu des assiégeans, ralenti depuis quelques heures, faisait croire à une espèce de trêve, on entendait tout à coup des clameurs assourdissantes. Le clairon résonnait de tous côtés. La grosse artillerie retentissait, mêlée aux crépitations de la fusillade... Cependant après tout ce bruit pas un homme ne se montrait. Il n’en fallait pas moins, l’arme au pied, se tenir prêt à tout événement. Une partie de la nuit et du jour s’écoulait ainsi, interrompant les travaux de la garnison sans lui permettre pourtant de se livrer au repos. D’ailleurs, de tant de balles et de boulets lancés au hasard, quelque mal résultait toujours. Chaque journée avait ses morts et ses blessés, de huit à dix en moyenne. Encore ne comptait-on que les Européens, ainsi que nous l’apprend naïvement M. Rees. «''Naturellement'', dit-il, les soldats indigènes n’entrent pas dans mon calcul : la perte, nous le sentons bien, n’en est pas grande; mais le cœur nous saigne quand on nous apprend qu’un Européen a été atteint. Ce n’est pas à l’homme lui-même, il faut en convenir, que nos regrets sont voués : notre égoïsme déplore cette unité dont s’affaiblit le chiffre de la garnison, et cette perte nous montre l’avenir sous un jour peu flatteur. Si nous ne sommes pas secourus d’ici à un mois, il nous faudra devenir la proie de ces ingrats coquins (''those ungrateful scoundrels'') dont nous sommes environnés. »
 
Ces phrases significatives figurent dans le journal du jeune professeur sous la rubrique du 15 juillet, et nous pourrions en citer bien d’autres (5) où se peint le mépris dans lequel, après quelques jours, les assiégés de Lucknow avaient fini par tenir les ''ingrats coquins'' en question. Jacques Cipaye allait bientôt se montrer sous un aspect nouveau.
 
Le 20 juillet, vers neuf heures du matin, toutes les batteries assiégeantes ouvrirent leur feu, et de tous côtés on vit se mettre en mouvement les colonnes des insurgés. Les canons de la résidence, braqués sur ces masses mouvantes, entrèrent dès lors en fonctions, et le combat s’engagea simultanément sur tous les fronts de la petite enceinte. L’effort principal néanmoins se portait sur le redan. Les insurgés avaient, sans qu’on s’en fût rendu compte, poussé une mine dans la direction de cet important ouvrage. Fort heureusement elle n’était pas arrivée assez loin, quand ils y mirent le feu, pour lui porter dommage; mais à peine avait-elle éclaté, que, se croyant certains de trouver la brèche ouverte, les cipayes s’y précipitèrent plus audacieusement qu’on ne s’y fût attendu. La fumée de l’explosion venant à se dissiper, ils se trouvèrent arrêtés, par des obstacles imprévus, sous le feu combiné de deux ou trois batteries et sous celui des tireurs accourus de ce côté. Toute la garnison avait compris que cette fois la partie se jouait sérieusement. Pas un homme ne manquait à son poste. Les malades et les blessés eux-mêmes, quittant les matelas sanglans de l’hôpital, accouraient, pâles et suant la fièvre, à ce dernier rendez-vous de la mort. On vit derrière les créneaux se traîner jusqu’à un malheureux amputé qui, de son unique bras, déchargeait les fusils qu’on lui passait l’un après l’autre. Épuisé par ce dernier effort, il mourut le jour même.
 
L’énergie de la résistance eut quelque peine à dominer celle de l’attaque. Les chefs des insurgés donnaient l’exemple, s’élançant jusqu’aux palissades, leur bonnet au bout de leur épée; leurs hommes les suivaient et vinrent en plusieurs endroits se coller aux remparts, là où ni boulets ni balles ne les pouvaient aller chercher. Quelquefois on les délogeait avec des grenades. Sur un point où les grenades manquaient, on recourut à l’un de ces expédiens singuliers qui s’improvisent dans la mêlée, et jaillissent, comme l’étincelle, du choc où l’on s’entre-tue. On jeta sur les cipayes des substances que M. Rees qualifie d’''éminemment impures'', et les cipayes, redoutant plus que la mort le contact dégradant de ces « substances innomées, » retraversèrent sous une pluie de balles l’espace périlleux qu’ils avaient franchi dans leur premier élan.
 
Sans entrer dans plus de détails stratégiques, bornons-nous à dire que chacune des garnisons attaquées, Innés comme Anderson, Gubbins comme Sago, se défendit avec la même intrépidité, le même bonheur, et que les cipayes se retirèrent vers quatre heures de l’après-midi, c’est-à-dire après sept heures de lutte, laissant des centaines de cadavres autour de la redoutable enceinte. Les Européens n’eurent que quatre tués et douze blessés. On évalue la perte des rebelles à un millier d’hommes. Pendant le combat, les cipayes avaient emporté bon nombre de leurs camarades; ils sollicitèrent après l’assaut la permission d’enlever le reste. Peut-être la leur eût-on refusée en d’autres circonstances, pour ne pas traiter selon les usages ordinaires de la guerre des misérables qui jamais ne s’astreignaient à les respecter; mais la crainte de la contagion fut plus forte que tout autre calcul, et plutôt que de laisser se décomposer sous les ardeurs du soleil tant de débris humains, on consentit à la demande des cipayes, qui vinrent, avec des charrettes, enlever dans un horrible pêle-mêle leurs blessés et leurs morts.
 
De cette lutte acharnée, nous ne voulons détacher que deux épisodes caractéristiques. Un des ''civilians'', M. Hardingham, embusqué à côté d’une meurtrière, entend tout à coup siffler à ses oreilles une balle partie derrière lui. En se retournant vivement, il se trouve en face d’un des cipayes de la garnison, dont la physionomie terrifiée semble accuser les desseins perfides, et qui tient encore son arme fumante. L’Européen, furieux, court sur lui, baïonnette en avant : « Pas encore, Hardingham! lui crie le commandant du poste. Vous en aurez plus tard tout le loisir... » De fait, on constata que le fusil du cipaye était parti par accident. L’autre anecdote (je l’emprunte à M. Rees) nous rend dans toute sa verve un dialogue vraiment homérique entre un volontaire anglais parlant à merveille l’hindostani et les insurgés qui essayaient d’enlever le petit réduit confié à sa garde. Se méprenant à son accent et croyant avoir affaire soit à un mahométan, soit même à un des leurs, ils l’interpellent à travers la palissade qui les sépare, et lui offrent la vie sauve, s’il veut mettre bas les armes.
 
« — Voyons, criait un des rebelles, abrité dans une de ces nombreuses huttes qui subsistaient encore à quelques mètres du rempart... Venez à nous!... Abandonnez ces maudits ''Feringhis'', dont nous avons déshonoré les mères et les sœurs, et que nous exterminerons aujourd’hui même... Venez à nous!... Qu’espérez-vous d’eux?... Voulez-vous donc qu’ils vous fassent chrétien?....— Ici deux coups de fusil. (Pan ! pan!) — ...Ou bien avez-vous déjà perdu votre caste? — A vous ceci! répond Bailey, déchargeant son arme... Pensez-vous donc que je me sois nourri de porc comme vous autres?... Croyez-vous que je vais me déshonorer en me montrant ''infidèle à mon sel'' (6)?... A vous, fils de chien! (Pan!) A toi, j’ai souillé le tombeau de ton grand-père. (Pan!) — Attends, crie un troisième interlocuteur, attends, rejeton impur d’une mère déshonorée!... Nous t’aurons bientôt rejoint... Attends que nous ayons franchi ta muraille.... Mon sabre a le fil.... — Peut-être, répond Bailey; mais le cœur te manque... Viens donc, fanfaron! ma baïonnette est toute prête... Voyons ton escalade!... Mais prends garde à la pointe qui te recevra... Et en attendant voici pour toi!... »
 
Ainsi parlait le brave petit Bailey, pour qui les deux cipayes placés sous ses ordres chargeaient tour à tour une douzaine de fusils. En fin de compte et à force de tirer, les cartouches vinrent à lui manquer. Or il ne se souciait ni de quitter son poste pour en aller chercher, car ses deux cipayes n’y fussent pas demeurés sans lui, ni d’envoyer l’un d’eux, qui certainement ne reviendrait pas, ni même de crier trop haut pour en avoir, de peur que l’ennemi ne comprît sa situation critique et ne tentât un coup de main qui eût immanquablement réussi. Comment il se tira de ce mauvais pas, Dieu le sait; mais peu d’instans avant la fin de l’assaut le pauvre diable reçut une balle qui, après lui avoir écrasé le menton, sortit derrière le cou.
 
M. Rees, à qui nous devons ces curieux détails, avait passé lui-même toute la journée dans un état d’excitation fiévreuse qui lui a laissé, le croirait-on? d’agréables souvenirs. « Je dois avouer, dit-il, qu’au début de l’affaire je sentis, pendant quelques minutes, la crainte de la mort prédominer en moi. J’étais certain, et c’était notre pensée à presque tous, que nous touchions à notre dernière heure. Je fis donc une courte prière, me remettant absolument à la garde de Dieu, et après avoir mentalement fait mes adieux à ceux que j’aime le mieux ici-bas, je chargeai mon fusil, et me préparai à combattre avec la ferme résolution qui convient au soldat... J’en eus bientôt fini avec ces craintes égoïstes. A mesure que le feu devenait de plus en plus intense, et lorsque je vis ces hommes avancer hardiment sur nous, la peur que j’avais éprouvée fit place à une excitation nerveuse, et finalement le désir de tuer, la soif de la vengeance l’emporta sur tout autre sentiment... Je n’avais rien pris depuis le matin, ajoute M. Rees après avoir rendu compte des événemens de la journée, et le combat fini, quand je me retrouvai en vie, sain et sauf, la peau intacte, je remerciai le ciel ''in petto''; puis je savourai mes ''chupatties'' (7) et un verre d’eau-de-vie que me donna Deprat avec un plaisir que les mots ne peuvent rendre. J’étais noir de poussière et de poudre, sale à faire peur; mais une ablution, quelques instans de repos, mon pauvre dîner et un cigare pour dessert me mirent dans une situation d’esprit tout à fait digne d’envie. Depuis bien longtemps, je ne m’étais trouvé si heureux, — non, pas même avant d’avoir été cerné par ces damnés rebelles. »
 
Comme on peut le croire, cet état de bien-être tout à fait relatif ne dura pas au-delà de quelques heures. Dès le lendemain, le découragement, l’ennui, la fatigue, revinrent plus poignans que jamais. Le lendemain en effet, le successeur désigné par sir Henry Lawrence, le major Banks, qui s’était montré digne de ce choix flatteur et périlleux, fut atteint par un boulet pendant qu’il examinait, du haut de la batterie Gubbins, quelques maisons occupées par l’ennemi. La tête fracassée, il tomba mort sans pousser un cri. Le commandement suprême se trouva ainsi dévolu au colonel (depuis brigadier-général) Inglis, qui le conserva jusqu’à la fin du siège, non sans rencontrer quelque opposition de la part du commissaire fiscal, M. Gubbins. Il pourra sembler étrange qu’en des circonstances si particulièrement critiques des questions d’amour-propre, de prérogative, aient encore le privilège de soulever quelques susceptibilités entre frères d’armes. La chose est pourtant ainsi. Le commissaire fiscal s’était mis en rapport direct avec le gouverneur-général, auquel il adressait lettres sur lettres par des messagers plus où moins adroits, plus ou moins fidèles, et qui, sortis une fois de l’enceinte assiégée, n’y reparaissaient jamais. Le colonel Inglis, supposant avec quelque raison que ces dépêches réitérées pouvaient bien tomber aux mains de l’ennemi, à qui elles donnaient sur la situation intérieure de la place des renseignemens propres à l’encourager, voulut faire cesser une correspondance si compromettante. A des observations mal accueillies il fit succéder des ordres formels, qui ne furent pas écoutés, et il se vit enfin obligé de revendiquer dans toute leur étendue les droits incontestables que la situation donnait à l’autorité militaire, responsable de la défense et par-là même investie de pouvoirs littéralement absolus. M. Gubbins, menacé des arrêts forcés nonobstant son grade élevé dans la hiérarchie civile, finit par céder, mais non sans avoir à se reprocher un éclatant exemple d’indiscipline fort mal à propos donné (8).
 
Cinq jours s’étaient écoulés depuis l’assaut du 20 juillet, cinq jours pluvieux, où une vapeur lourde, montant de la terre alternativement échauffée et mouillée, aggravait l’état hygiénique de la garnison. La fièvre, la dyssenterie et le choléra sévissaient à la fois. L’hôpital était encombré, les soins manquaient forcément. De malheureux blessés, se tordant sur quelques lambeaux d’étoffe jetés à terre, demandaient en vain quelque assistance, et n’obtenaient même pas toujours le verre d’eau qu’ils mendiaient en gémissant. Ils respiraient un air infect dans ces salles basses dont la moitié des fenêtres demeuraient closes, afin de mettre les malades à l’abri des balles, et où les balles et les obus pénétraient encore quelquefois, tantôt tuant le chapelain qui récitait au chevet d’un agonisant les prières suprêmes, tantôt brisant la main exercée du chirurgien tandis qu’elle bandait une plaie (9). C’est au milieu de scènes semblables que mainte pauvre femme, s’arrachant au chevet de son enfant malade, dut venir assister aux derniers momens de son époux moribond, et il arriva parfois que l’enfant et la mère, que dis-je? la mère et les enfans allèrent en quelques jours rejoindre le mari, le père qu’ils avaient perdu.
 
Pendant ces tristes journées, le moral de la petite garnison, relevé un moment par l’exaltation d’une victoire inespérée, baissait de nouveau et rapidement. Chaque soir, on faisait le compte des ''casualties'', — morts ou blessés, ce qui revenait à peu près au même, les blessés étant d’avance envisagés comme morts, surtout s’il y avait lieu à pratiquer une opération, — et on calculait qu’en un temps donné ces disparitions quotidiennes, jointes à de fréquentes désertions des soldats indigènes, devaient rendre la défense littéralement impossible (10). Or ce temps arriverait-il avant les secours attendus? Les dernières nouvelles reçues remontaient au 27 juin, et on était au 23 juillet; depuis vingt-sept jours, on n’avait aucun renseignement, absolument aucun, sur ce qui se passait au dehors. Le 23 cependant, vers une heure du matin, un ''pensionné indigène'' (cipaye retiré du service avec une pension à vie), qui avait quitté Lucknow le 27 juin, y revint pour rendre compte de sa mission. Retenu prisonnier par les insurgés pendant treize jours, il avait pu néanmoins aller à Cawnpore, d’où il était parti l’avant-veille. Il y avait laissé une colonne anglaise (celle du général Havelock) avec douze canons. A trois reprises différentes, cette colonne en était venue aux mains avec les troupes de Nana-Sahib, et chaque fois elle les avait battues, leur prenant un grand nombre de pièces d’artillerie. Maintenant elle organisait le passage du Gange, préliminaire indispensable de sa marche vers Lucknow. L’intrépide espion n’apportait aucun document écrit qui pût tomber avec lui aux mains des rebelles; il attestait simplement la vérité de son rapport, refusa toute récompense pécuniaire, et voulut, à peine arrivé, sortir de la résidence à la faveur d’une pluie battante qui rendait bien moins redoutable la surveillance des postes ennemis. On lui confia un petit billet pour le commandant de la colonne de secours, puis on attendit avec une impatience joyeuse la réalisation des espérances qui étaient si à propos venues ranimer les courages abattus.
 
Sous l’influence du mauvais temps, le feu de l’ennemi avait sensiblement diminué. On profitait de cette bonace provisoire pour mille travaux urgens : la poudre à extraire des souterrains où elle était cachée, les tranchées à réparer, les animaux morts à enfouir, les provisions de blé à réduire en farine, mais surtout les travaux de l’assiégeant à surveiller. On remarquait en effet une activité extraordinaire sur plusieurs points à l’extérieur de l’enceinte, et notamment en face du redan. Négliger ces inquiétans symptômes eût été une grave imprudence. Aussi, par les nuits sombres et pluvieuses, les officiers du génie, se glissant furtivement hors de l’enceinte, allaient-ils fréquemment, au risque imminent de leur vie, examiner autant que possible dans quelle direction étaient poussées les approches souterraines que l’ennemi se ménageait.
 
Le 25 juillet, les nouvelles apportées le 23 avaient été pleinement confirmées. Un autre ''pensionné'' nommé Ungud, qu’on avait dépêché le 22 dans la direction de Cawnpore, parvint à rentrer dans la résidence. Il apportait une lettre du quartier-maître-général de la petite armée commandée par le général Havelock. Ungud, il est vrai, ne parlait, comme étant en marche vers Lucknow, que de sept cents soldats anglais, plus un régiment de l’armée indigène; mais ce n’était là sans doute qu’une avant-garde, puisqu’il annonçait en même temps plusieurs engagemens heureux, la délivrance de Cawnpore arrachée au féroce Nana, et Bénarès, Allahabad, Agra, restés aux mains des Anglais. On continua donc à espérer, à se réjouir. Chaque soir, des chants d’allégresse, entonnés en chœur, portaient aux assiégeans des défis indirects, auxquels presque chaque soir ils répondaient par de fausses attaques qui interrompaient les couplets commencés, et cela au grand détriment du repos de la nuit. « Mais, nous dit M. Rees, arriva le 27, jour où nous attendions la venue de nos amis, et pas un soldat ne parut; le 28, et pas de secours! Le 29, le 30, le 31, aucun symptôme de délivrance prochaine ! Aussi quelle torture !... Le cœur commençait à nous manquer. Beaucoup d’entre nous (je n’étais pas de ceux-là) perdirent alors jusqu’à la dernière lueur d’un espoir quelconque, et s’abandonnèrent à un découragement sombre, amer, obstiné, qui ne leur laissait plus qu’une pensée, tuer avant de périr. L’existence était devenue pour ces malheureux un insupportable fardeau, et j’en surpris plus d’un jetant un regard d’envie aux cadavres de leurs infortunés camarades qu’on emportait le soir pour les précipiter dans la fosse toujours béante et toujours remplie... »
 
D’où venait la navrante déception qui portait ainsi le désespoir dans des cœurs intrépides? Nous n’avons pas besoin de le dire à ceux qui se rappellent cette première campagne de Havelock et de Neill, si remplie de palpitantes péripéties. Cawnpore à peine repris, et lorsque le colonel Neill (bientôt après nommé général de brigade), à la tête de ses terribles fusiliers de Madras, eut exercé sur les misérables auteurs de ce massacre à jamais célèbre des vengeances ''à la Montluc''; quand il eut forcé les fanatiques brahmines à balayer de leurs mains, à essuyer de leurs lèvres, avant de marcher à la mort, souillés à jamais et privés de leur caste, le sang séché à l’orifice du ''puits'' où Nana-Sahib avait fait précipiter les corps mutilés de ses victimes, les deux chefs de cette mémorable expédition avaient voulu marcher immédiatement sur Lucknow. Entre eux malheureusement et la résidence assiégée se trouvait comme un épais rideau de corps armés qui, à chaque étape, se refermait obstinément devant les Anglais. Chaque jour, il fallait forcer un passage plus ou moins disputé par un ennemi dont les rangs brisés se reformaient, à peine un peu moins nombreux, à deux ou trois lieues en avant du champ de bataille abandonné. La colonne anglaise au contraire n’avait derrière elle aucune réserve où il lui fût permis de puiser pour réparer ses pertes quotidiennes. Invariablement victorieuse, chaque succès la laissait affaiblie, et le choléra venant en aide au feu des cipayes; cette poignée d’hommes, après quelques jours de marche, fut obligée de faire halte et de rétrograder vers Cawnpore. Les détails stratégiques de cette pointe aventureuse demeurée sans résultats sont consignés tout au long dans d’excellens rapports militaires dont une note peut résumer la substance (11). La physionomie toute particulière du général Havelock s’y révèle, et nous remet en mémoire les plus beaux types du temps des grandes guerres civiles. Havelock eût été sous Cromwell le modèle de ces soldats dévoués que le protecteur appelait ses ''côtes de fer''. Religieux et brave, prédicant et soldat, convertisseur par instinct, exterminateur par devoir, Havelock est à l’heure présente un des ''saints'' de l’Angleterre en même temps qu’un de ses héros et de ses bannerets. Parmi ces ''tracts'' dont les sociétés bibliques propagent l’édifiante lecture en les mettant au plus bas prix possible, vous trouvez déjà la ''Biographie de Sir Henry Havelock'' (12). Et pourquoi pas? Le plus surprenant n’est pas qu’il y ait çà et là un cœur de prêtre sous une cuirasse; la merveille au contraire est que l’idée de la mort toujours présente, toujours imminente, ne fasse pas de nos militaires, des plus vieux surtout, autant de moines armés.
 
Mais, sans nous écarter davantage, rentrons à Lucknow, où une nouvelle phase du siège allait commencer.
 
 
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<small> (1) M. Rees désigne en quelque sorte nominativement un militaire anglais soupçonné de s’être vendu aux rebelles. Il parle aussi, mais en termes moins précis, d’agens russes qui, après avoir fomenté la révolte dans les rangs des cipayes, auraient pris part aux opérations du siège.</small><br />
<small> (2) Fille du colonel du 48e indigène. Elle était fiancée depuis trois mois à un des officiers de la garnison. </small><br />
<small> (3) Paille hachée pour la nourriture du bétail. </small><br />
<small> (4) « ''Baba log'', mot à mot ''cher enfant''; c’était le mot favori dont se servaient les vieux officiers parlant à ces honnêtes cipayes dont la loyauté leur inspirait une si entière confiance. » La note est de M. Rees : ''Personal Narrative'', p. 128.</small><br />
<small> (5) « 18 juillet. — Les clairons de l’ennemi résonnent encore, et ils crient à tue-tête : ''Liai liai Jallou, bahadour''! « Il est pris! il est pris! (sous-entendu le retranchement.) Avancez, mes braves! » Mais la petite forteresse tient encore, et les ''bahadours ne jallonent'' pas. » ''Personal Narrative''. </small><br />
<small> (6) Nous ayons déjà mentionné cette expression proverbiale qui revient à ceci : « mordre la main dans laquelle j’ai mangé. » Le mot indien est ''nimakhalaly''. C’est le seul, au dire de M. Rees, par lequel un Hindou peut exprimer l’idée de ''reconnaissance'', et il en conclut que « désormais les indigènes doivent être menés avec une verge de fer; » Bel échantillon de philologie appliquée à la politique!</small><br />
<small> (7) Gâteaux de farine.</small><br />
<small> (8) On doit comprendre que nous sommes ici tout simplement les échos des censures portées par des témoins oculaires sur la conduite du commissaire fiscal. Aussi tenons-nous à dire qu’on annonce de M. Gubbins un ouvrage où sans doute il veut expliquer et justifier sa conduite dans des circonstances si délicates. En voici le titre : ''An Account of the Mutinies in Oude and the Siege of Lucknow Residency, with some observations on the cause of the mutiny'', by Martin Richard Gubbins, financial commissioner for Oude.</small><br />
<small> (9) Qu’on ne nous accuse pas d’amplifier. Nous racontons, et sans pouvoir tout dire. Le chapelain s’appelait Polehampton; M. Rees le dépeint comme un modèle de charité chrétienne. Le chirurgien s’appelait Brydon; il fut blessé tandis qu’il faisait une opération. Regardée de prime abord comme très dangereuse, sa blessure guérit pourtant.</small><br />
<small> (10) Dans ''le journal du staff-officer'', sous la rubrique du 22 juillet, nous lisons : « Le choléra sévit encore. Notre force numérique est bien diminuée, puisque seulement dans le 32e (anglais) nous avons eu déjà cent cinquante et une ''casualties''. » Au 24 juillet, le journal constate que les débris du 48e régiment comptaient déjà sept déserteurs, ceux du 71e plus de cinquante.</small><br />
<small>(11) Havelock, arrivé de Bushir (Perse) à Bombay, puis de Bombay à Calcutta, n’avait pu se trouver à Allahabad que le 30 juin. Il ne put en partir que le 7 juillet avec moins de douze cents hommes, dont mille Européens. Une avant-garde de huit cent vingt hommes, envoyée par le colonel Neill, le précédait vers Cawnpore. En somme, il n’eut pour cette première campagne que quatorze cents baïonnettes anglaises et huit canons. Le 12 juillet, il vainquit les insurgés à Futtehpore, le 15 à Pandoo-Nuddie (ce qui détermina le massacre des Européens prisonniers à Cawnpore). Le 16, il reprit Cawnpore après un combat en règle avec les troupes de Nana-Sahib. Le 19, il alla chercher le féroce rajah dans son repaire de Bithoor, où ce dernier ne l’attendit pas, et qui fut livré aux flammes. Ce fut en revenant de Bithoor à Cawnpore qu’il apprit la mort de sir Henry Lawrence. Le 20, il fut rejoint par Neill à la tête de deux cent soixante-dix hommes. Le 21, il traversa le Gange. Le 25, il commença sa première marche sur Lucknow par un temps de pluies torrentielles qui entravaient sa marche. Le 29, il prenait d’abord Unao, puis Busserut-Gunge, en deux combats successifs, livrés le même jour, qui lui coûtèrent douze morts et soixante-seize blessés. Cependant le choléra faisait plus de ravages que le feu de l’ennemi. La colonne expéditionnaire comptait déjà près de trois cents malades. Pour les renvoyer à Cawnpore, il fallait une escorte au moins aussi nombreuse, et Lucknow était encore à douze lieues. Ce fut alors que Havelock se décida à battre en retraite jusqu’à Munghowur, où il attendit de nouveaux renforts, que Neill, resté à Cawnpore, put lui envoyer encore. Dès qu’il se vit à la tête de quatorze cents hommes, il se remit, le 4 août, en marche sur Lucknow. </small><br />
<small>(12) Il existe deux biographies d’Havelock, toutes deux par de révérends ministres (MM. Owen et Brock). Une troisième est annoncée par un allié, un ami et un frère d’armes du général. Celle-ci sera certainement plus complète et probablement mieux écrite que les deux premières. </small><br />
 
 
<center>VII</center>
 
Le mois d’août, dans cette histoire de quatre-vingt-sept jours, s’appelle le ''mois des mines'', désignation qui s’explique assez d’elle-même. Renonçant aux attaques de vive force, ou ne voulant plus les risquer que sur une enceinte moins bien prémunie, les cipayes avaient changé de tactique. Celle qu’ils adoptèrent leur assurait de grands avantages. Déjà nombreux par eux-mêmes (on a évalué au chiffre de quarante ou soixante mille hommes, et même à un chiffre supérieur, les forces, d’ailleurs flottantes, qu’ils ont pu grouper sous les murs de la résidence), ils disposaient en outre de la population ouvrière de Lucknow. Tous les ''coolies'' de cette vaste cité étaient à leurs ordres. Employer la sape et la mine leur était donc facile, et il l’était beaucoup moins aux assiégés, si peu nombreux, affaiblis par les privations, les maladies, le manque de sommeil, de suffire aux travaux indispensables pour combattre ces approches à couvert. Aussi, dès qu’on eut parlé de « mines, » l’anxiété fut-elle grande parmi eux. Ce furent d’abord de vagues rumeurs, commentées, discutées, démenties. S’agissait-il de véritables galeries ou de simples tranchées? Les ingénieurs penchaient pour cette dernière hypothèse, la plus consolante des deux, mais ils ne trouvaient pas crédit chez tout le monde, témoin cet ami de M. Rees qui ne le rencontrait jamais sans lui parler des progrès souterrains faits par les insurgés. Se regardant comme parfaitement sûr de sauter un jour ou l’autre : « Hourra! mon bon ami, lui criait-il, hourra pour un céleste voyage en l’air ! »
 
Ce parti-pris philosophique n’était pas, naturellement et heureusement, à l’usage des officiers du génie. Or parmi eux s’en trouva un, porteur d’un nom célèbre, à qui, après sir Henry Lawrence, l’opinion de bien des gens attribue le salut de Lucknow. Le capitaine Fulton, investi de toute la confiance du général Inglis, et placé par les circonstances (1) à la tête des ingénieurs militaires qui aidaient à défendre la résidence, s’adjugea le soin périlleux de deviner, sous la terre fouillée dans tous les sens, le trajet des galeries percées par l’ennemi; il se promit de veiller à ce qu’elles fussent détruites en temps utile. Les travaux commencèrent le 26 juillet devant la batterie dite ''de Cawnpore''. Le 27, à travers deux planches jetées, comme par hasard, sur la route qui séparait des palissades anglaises une maison (''Johannes-House'') occupée par les cipayes, on aperçut, en y regardant bien, la main d’un homme soulevée à temps égaux. Ces planches, qu’on avait posées là pendant la nuit, abritaient son travail mystérieux. Peu après, la terre, creusée presqu’à la surface et détrempée par la pluie, s’éboula près de ces planches sur une longueur de sept ou huit pieds, révélant ainsi la direction de la mine pressentie. Elle traversait la route et poussait droit à l’estacade élevée du côté opposé. Six pieds de plus, elle y arrivait. Il était donc grand, temps et de l’apercevoir et d’y opposer une autre mine, ce qu’on fit pendant que, du haut de la ''brigade-mess'', quelques bons tireurs, entretenant un feu nourri dans la direction de l’éboulement, empêchaient l’ennemi de réparer le dommage causé à sa galerie.
 
Il serait fastidieux d’entrer dans le détail des opérations de ce genre, qui devinrent, à partir de ce moment, des incidens de chaque jour et de chaque nuit. Ce que nous en avons dit suffira pour montrer quel surcroît de fatigues et de périls, quel surcroît d’anxiétés et de secrètes angoisses il en résulta désormais pour la petite garnison de Lucknow. Sur le plan de la résidence qui accompagne le ''Personal Narrative'' de M. Rees, on peut suivre le tracé de toutes ces mines successivement creusées par les cipayes. Nous en avons compté ''quatre'' sur un front de rempart qui n’excède guère deux cents yards ou cent quatre-vingt-deux mètres. Ce sont celles qui éclatèrent le 27 juillet, le 10 et le 18 août, le 5 septembre.
 
Laissons là cette horrible guerre de taupinières, ces puits creusés par des muets, ces routes tracées par des aveugles, ces outils qu’on assourdit, ces combats au fourneau, à l’asphyxie, au camouflet, aux pots à feu, qu’on appelle aussi pots infects (''slink-pots'') ; sortons même un instant de cette résidence où l’on étouffe, et demandons-nous ce qui se passait alors dans la ville de Lucknow. Un jour, — le 5 août, ce semble (2), — le canon retentit dans la cité: non point le canon quotidien, celui qui démolissait lentement, pan de mur après pan de mur, les bâtimens de la forteresse improvisée. Non, cette fois c’étaient des salves d’artillerie comme celles qui annoncent les fêtes publiques. Un instant les assiégés s’y trompèrent. Ce canon lointain ne pouvait être que celui de l’armée de secours, et les têtes de se monter, et les hourras de retentir!... La nuit passa là-dessus, nuit fiévreuse où certes on ne dormit guère; mais le lendemain l’énigme fut éclaircie, et derechef l’espoir s’envola. Les insurgés n’étaient point aux prises avec les soldats de Havelock; ils étaient en grande joie au contraire et en grand travail : ils venaient de faire un roi.
 
Ce roi donc, — Burges-Kadr, un des fils naturels de Wajid-Ali, — entrait tout justement dans sa dixième année. Aussi régnait-il sans gouverner, cela va sans dire. Le véritable roi était l’amant de sa mère, laquelle exerçait de droit la régence. Munimou-Khan (ainsi se nommait cet heureux favori) comprenait le gouvernement comme une exploitation régulière de la fortune publique et privée. Il vendait les places au plus offrant et dernier enchérisseur. L’acheteur ne devait toucher d’appointemens qu’après l’expulsion définitive des Anglais. En attendant, congé lui était donné d’exploiter de son mieux sa position officielle, et Dieu sait s’il y manquait. Tout privilège s’affermait à l’encan. Un des fermiers, nommé Mussumut-Abassie, avait pris à bail les tribunaux et les mauvais lieux de la ville. Des tribunaux (civils et criminels, s’il vous plaît), il ne donnait, bon an, mal an, que 18,000 roupies. Il payait au contraire 60,000 roupies le second fermage, tout autrement fructueux à ce qu’il paraît. Une autre bizarrerie de ce gouvernement improvisé fut de donner pour généraux à ses troupes les eunuques du palais, nécessairement sinécuristes sous un roi de dix ans (3). Ceci semblera peut-être moins bizarre et moins invraisemblable, si l’on se dit que ces eunuques, sous le régime qui venait de finir, avaient cumulé avec leurs fonctions les plus essentielles celles d’officiers des chasses royales. En cet emploi, ils étaient devenus fort habiles à manier le mousquet. De là une supériorité quelconque, — peut-être pas la plus rationnelle, — sur les soldats dont ils reçurent le commandement. De là aussi les duels engagés entre ces grands généraux et les plus francs tireurs de la résidence. On a l’histoire d’un de ces noirs gardiens du harem que son adresse avait fait surnommer ''Bob the Nailer'', Robert le Cloueur. Embusqué dans la ''Johannes-House'' et armé d’un fusil à deux coups, il abattait, il ''clouait'' quiconque se hasardait à découvert dans le rayon où ses balles pouvaient atteindre. Las de servir de poupées à cet adroit tireur, les Anglais dirigèrent le 5 août contre la maison qui l’abritait une sortie qui réussit parfaitement. Une petite porte céda brusquement à l’explosion d’un pétard au moment où les cipayes étaient pour la plupart profondément endormis. Ceux que l’on surprit ainsi furent expédiés à coups de baïonnette (''bayoneted in grand style'', dit le narrateur de ce fait d’armes). Bob, perché au plus haut de la maison, et tout occupé des coups de feu que quelques officiers dirigeaient vers lui du haut des terrasses qui dominaient sa position, n’avait rien entendu. On le trouva tranquillement assis, chargeant et déchargeant son mousquet. Inutile de dire qu’il alla rejoindre ses camarades égorgés. A une époque postérieure, un autre eunuque, du haut de la tour dite de l’Horloge (''Clock-Tower'') (4), avait pris pour ainsi dire la suite des affaires de ''Bob the Nailer''. De son embuscade élevée, il décimait tout à loisir les soldats du poste opposé, et se rendit enfin si incommode qu’on ouvrit sur lui tout exprès un bombardement en règle. Les bombes, lancées avec une admirable précision, éclataient justement à l’endroit d’où partaient les coups de cet ennuyeux voisin; mais, lorsqu’on devait le supposer mis en pièces, une balle arrivait en sifflant pour témoigner de l’étrange invulnérabilité qui le protégeait. On n’eut le mot de l’énigme que lorsque, après l’arrivée des renforts, il fut possible de s’emparer de la tour. Cette tour, nous l’avons dit, dominait la résidence et par conséquent les batteries d’où on tirait sur elle. Notre eunuque, pourvu d’un bon télescope, guettait le moment où la bombe allait partir, et, par une échelle à cet effet préparée, il courait s’abriter dans un réduit qu’il s’était fait creuser dans l’épaisseur des murs. Immédiatement après l’explosion, le drôle revenait à son poste, et reprenait « la conversation » interrompue. Lorsque les soldats anglais, maîtres de la tour, montèrent jusqu’à lui et l’eurent tué, on le trouva étendu entre son fusil et son télescope.
 
Le mois d’août s’écoulait, et chaque jour apportait son contingent de désastres. Pour se faire une idée des angoisses qui planaient sur ce groupe d’hommes voués, selon toute apparence, à la plus horrible mort, il faut se dire que parmi eux se trouvaient, et par centaines, des chefs de famille. Figurons-nous, dans les tranchées infectes où, presque à bout de forces, il passe une nuit fiévreuse, figurons-nous ce malheureux que poursuit jusque-là, jusque sous les balles ennemies, jusque sur ce terrain miné peut-être, l’image désolante de son enfant qui se meurt faute de soins, faute d’alimens. Il n’a pu le veiller; il a fallu le laisser à sa mère, elle-même épuisée, affamée, désespérée! Cette nuit-là même, l’enfant meurt, et, des larmes dans les yeux, son père raconte à un ami (M. Rees) les dernières heures de ce pauvre petit Herbert, si doux, si aimable. « Songez donc!... c’était justement l’anniversaire de ma naissance... Oui, j’avais hier vingt-neuf ans,... et mon enfant m’a été pris... A la volonté de Dieu!... Mais ce sont là d’affreux momens! Cette nuit, ma femme et moi, nous avons creusé un trou dans le jardin, et nous avons couché le petit, enveloppé dans sa couverture... Oh ! mon Dieu (5) ! »
 
À la sympathie que ces paroles excitent succède chez celui qui les écoute un retour égoïste, mais bien naturel : « Eh bien! oui, se dit-il, c’est ainsi pour lui, et demain, ce soir, tout à l’heure peut-être, que m’arrivera-t-il? C’est bien vite fait ». On roule mon cadavre dans quelque lambeau d’étoffe; un ''doulie'' (6) porté par des balayeurs me sert de char mortuaire; la fosse, creusée à la hâte, n’est pas profonde; une prière vite marmottée, cinq ou six corps jetés sur le mien, et tout est dit, et personne jamais ne retrouvera mes os!... Telles sont les réflexions qui fréquemment me reviennent, mais que je chasse le plus vite possible. »
 
Le 18 août fut marqué par l’explosion d’une mine qui emporta toute une face du ''Seikh-Square''. Trois officiers et trois sentinelles, postés dans le haut du bâtiment, sautèrent en l’air juste au moment où le bruit de la mine venait d’appeler l’attention d’un des soldats. Cinq hommes restés en bas furent écrasés sous les décombres. Des trois officiers, pas un seul ne fut blessé; ils s’échappèrent tous les trois. Une des sentinelles, lancée du côté de l’ennemi, périt misérablement; son cadavre, décapité, demeura exposé toute la journée du lendemain aux regards des assiégés. La brèche faite, une brèche de trente pieds, les insurgés s’étaient présentés à l’assaut; mais, comme à l’ordinaire, une fois leurs chefs couchés par terre, ils battirent en retraite, se contentant d’entretenir une vive fusillade sur le point où la nécessité de réparer le rempart appelait impérieusement les assiégés. Ceux-ci cependant s’avançaient à l’abri de portes en planches qui, à l’épreuve de la balle, leur servaient de boucliers. Ils parvinrent à réoccuper la position et à la remettre en état sous la protection d’une pièce d’artillerie amenée là et mise en position après d’incroyables efforts. La nuit venue, une brusque sortie délogea l’ennemi des mines où il s’était maintenu jusqu’alors, et fît tomber provisoirement aux mains des assiégés quelques-unes des maisons qu’il occupait depuis le commencement du siège. On se hâta de les faire sauter.
 
Ce fut dans cette attaque, hardiment conçue et hardiment exécutée, que tomba, frappé à mort d’une balle en plein visage, notre compatriote Deprat. Il nous est impossible de ne pas nous arrêter un instant au moins devant ce type original dont nous avons déjà eu occasion de parler. Cœur chaud et généreux, imagination vive et prompte, courage brillant, bonté inépuisable et prodigue, humeur sereine résignation facile et gaie, tel nous apparaît, dans les souvenirs de ses compagnons d’armes, ce caractère bien français, où l’éclat des qualités jetait dans l’ombre, si graves, si essentiels qu’ils fussent, les défauts qu’on pouvait lui reprocher : paresse insouciante, inconstance de vues, manque de suite dans la volonté, absence d’ordre en tout ce qui en demande le plus; — négociant fort incomplet, on le voit, mais ami dévoué, honnête homme dans la moins étroite acception du mot. M. Rees, son associé, ne peut retenir quelques plaintes motivées par les pertes qui ont été pour lui le résultat de leurs affaires communes; mais on voit en même temps qu’il n’en gardé aucun ressentiment à l’ancien officier des chasseurs d’Afrique, devenu marchand par hasard. Moins que personne effectivement, il pouvait avoir le plus léger doute sur le désintéressement et la loyauté de Deprat.
 
« Le nana de Cawnpore (7), nous dit-il, qui, dès longtemps avant l’explosion de la révolte, le visitait fréquemment à Lucknow, savait parfaitement que Deprat avait fait toutes les campagnes d’Algérie sous Lamoricière, Cavaignac, Changarnier, Pélissier et Canrobert. A l’instigation d’Azimoullah, son principal conseiller, qui, ayant voyagé en Europe, parlait l’anglais parfaitement et le français assez bien, il dépêcha un messager et une lettre à Deprat, lui offrant, s’il voulait le venir rejoindre, le commandement de ses troupes et une somme considérable, une vraie fortune. Peu familier avec l’hindostani, mon ami dut avoir recours à moi et me mettre dans le secret de cette proposition. Je fus par lui prié d’y répondre. — « Non, m’avait-il chargé de dire au messager; ceci n’est pas possible pour moi. Il est maintenant trop tard : je me suis placé sous la protection des Anglais, et je ne les abandonnerai pas en de pareilles circonstances. Que puis-je d’ailleurs avoir de commun avec des gens qui assassinent des femmes et des enfans?... Chargez-vous de ceci pour le nana et pour Azimoullah,... et maintenant partez vite!... Si vous êtes encore ici dans une demi-heure, je vous fais pendre. Prenez ces vingt roupies, et décampez ! » Je pressai Deprat de faire son rapport au commandant, et de lui livrer le misérable embaucheur, — par lequel, soit dit en passant, nous fûmes les premiers à apprendre ce qu’il appelait « la grande victoire » du nana, c’est-à-dire le massacre de Cawnpore ; mais mon ami ne voulut pas entendre parler de ceci, et comme il avait pris la précaution de m’engager d’honneur au secret, je ne pus moi-même intervenir... Au surplus, un quart d’heure après, ma dénonciation n’eût déjà plus été de mise. Le messager n’avait pas attendu le résultat de nos réflexions pour retourner à Cawnpore.
 
« Deprat, pendant tout le siège, se montra sous le jour le plus brillant. Il servait à la batterie Gubbins tantôt comme officier d’artillerie, tantôt comme simple ''rifleman'', et on le vit accomplir là quelques-unes de ces témérités sans profit dont un Français et un fou peuvent seuls s’aviser : « Arrivez, arrivez ! criait-il parfois dans son mauvais jargon hindostani... Arrivez, fils poltrons de mères mises à mal!... Avez-vous donc si grand peur?... Êtes-vous des hommes ou des femmes?» La réplique suivait: « Oh! je te connais bien, maudit chien d’infidèle ! Tu es Deprat le Français... Tu habites près du pont de Fer. Sois tranquille, va!... Tu n’en seras pas moins tué pour attendre... Attrape ceci!... » Et une balle sifflait à ses oreilles.
 
« Deprat mourut dans des souffrances atroces. L’os facial avait été mis en pièces. Il se rétablissait cependant, lorsqu’une imprudence qu’il commit vint aggraver sa blessure, et il expira un mois après l’avoir reçue. Quelque temps auparavant, nous avions eu, lui et moi, une discussion théologique. « Je nie formellement, disait-il, qu’il y ait une Providence. Voyez donc un peu la belle justice qu’elle ferait ici-bas! Ce modèle de brave homme, Polehampton (8), le voilà mort. Et un gredin comme moi,... vous verrez que je m’en tirerai, allez! Je parie que je sortirai d’ici sain et sauf. » Il se trompait. A l’heure présente, il sait s’il y a, oui ou non, une Providence (ajoute pieusement M. Rees). »
 
Qu’on relise maintenant le dernier chapitre de la ''Chronique du temps de Charles IX'', et on verra si Deprat n’était pas de même race que « le capitaine George. » Voici encore une figure qui semble étudiée par M. Mérimée.
 
« Trois amis de Deprat et moi portâmes ses restes au cimetière. Le cadavre du capitaine Cunliffe, mort le même jour, fut jeté dans la même fosse, et une courte prière acheva la cérémonie. En cette occasion, j’eus lieu de remarquer une différence frappante entre notre chapelain protestant et le prêtre catholique. Personne, du vivant de M. Deprat, n’avait été plus généreusement traité par lui que le père B... (9). Cependant, comme il pleuvait fort ce soir-là, — pluie d’eau et pluie de balles, ma foi, — le ''padre'' semblait peu disposé à suivre le corps, alléguant que M. Deprat, fort relâché dans ses principes religieux, ne méritait pas d’être enterré chrétiennement. Pourtant, comme M. Harris (l’ecclésiastique protestant) se préparait pour la cérémonie, l’autre, un peu honteux, se vit amené par cela même à composition. Il vint de mauvaise grâce marmotter quelques mots inintelligibles, qui étaient censés du latin, et se retira bien vite, laissant enfouir à peu près comme un chien son compatriote et coreligionnaire. Je dis comme un chien, car les fossoyeurs manquaient en ce moment, et en conséquence nous fûmes obligés de le descendre nous-mêmes dans une fosse à moitié remplie d’eau. M. Harris cependant lisait à loisir sur le corps du capitaine Cunliffe nos belles prières pour les morts, et nous en adjugeâmes sa part au pauvre Deprat. J’ai connu du reste de très excellens prêtres appartenant au clergé catholique, gens qui méritaient toute espèce d’estime et de respect; mais le père B... n’est certainement pas de ceux-là. »
 
Un autre Français, M. Geoffroi, un Italien, M. Barsotelli, sont fréquemment nommés dans les récits du siège de Lucknow. Tous deux firent bravement leur devoir de volontaires, et le dernier nommé, avec son imperturbable politesse, son optimisme persistant, sa ferme croyance aux principes de la phrénologie, le grand sabre de cavalerie qu’il traînait partout après lui, n’est pas une physionomie sans relief. Toutefois Deprat était un homme de trempe supérieure, et dans ces critiques circonstances commandait bien autrement l’attention.
 
Vers la fin du mois d’août, les privations matérielles, s’aggravant de jour en jour, vinrent ajouter leur inutile surcroît aux désastres de ce long siège. Le sucre et le thé manquaient dès le 20 aux habitans de la résidence, le peu qui restait étant réservé aux malades et aux blessés. Le savon n’existait plus depuis longtemps; les vêtemens étaient dans un état déplorable, et les officiers eux-mêmes faisaient leur service dans les plus étranges costumes dont on se puisse aviser. Beaucoup n’avaient plus que leur caleçon, leur chemise et des pantoufles. Un d’eux portait une chemise taillée dans une nappe. Un des ''civilians'' avait pour uniforme une sorte de jaquette fabriquée avec le drap vert dont il avait dépouillé un billard. Le tabac manquait aussi; on le remplaçait tant bien que mal en fumant des feuilles de thé ou de goyavier. Un cigare avait fini par se vendre 3 roupies (environ 7 francs). Tout montait à l’avenant. Le 27 août, à la vente aux enchères des objets laissés par sir Henry Lawrence, on paya l’eau-de-vie sur le pied de 400 francs la douzaine de bouteilles, la bière (même quantité) 175 francs, le vin de Xérès à peu près le même prix, les jambons en boîte 180 francs pièce, une bouteille de miel 112 francs, la poudre de chasse 40 francs la livre. « Quant au sucre, s’il y en eût eu, nous dit l’''officier d’état-major'', on ne peut savoir à quel prix il serait arrivé (10). » L’argent perd singulièrement de sa valeur relative dans des situations aussi exceptionnelles. « Je n’aurais jamais pensé, dit M. Rees, qu’on pût tenir les roupies en si petite estime que je les ai, et je m’émerveille seulement de ceci, c’est qu’il y ait parmi nous des gens qui leur attribuent encore un prix quelconque. »
 
La farine même, la farine de blé, commençait à être rare, et dès le 22 août on ne distribua plus aux non combattans, à ceux qui avaient le temps de moudre, que du maïs en nature. Des germes d’épizootie commençaient à se manifester parmi le bétail, et plus d’une fois on se vit obligé d’abattre de jeunes bœufs tenus soigneusement en réserve, pour ne pas risquer de les perdre absolument.
 
Le 12 août, une vieille femme était sortie de la résidence, emportant, roulée dans un tuyau de plume, une dépêche adressée au général Havelock. Vingt autres lettres, dans les quarante-cinq jours précédens, étaient parties ainsi, et restées sans réponse. Cette fois on fut plus heureux : le 28 au soir, une lettre du général Havelock, datée de Cawnpore le 24 (11), pénétra dans la place, grâce à l’adresse d’Ungud le pensionné indigène qu’on a déjà vu remplir avec succès une mission de ce genre. Elle annonçait que les secours ne pouvaient pas arriver avant vingt-cinq jours. Ungud complétant la dépêche, nécessairement très laconique, raconta la retraite forcée d’Havelock après qu’il avait déjà quitté Cawnpore et franchi le Gange pour marcher sur Lucknow; il annonça aussi que, dans la première de ces deux villes, des renforts arrivaient journellement. Excellentes nouvelles sans doute, mais espérances bien atermoyées: telles qu’elles étaient, on s’en contenta. Les cipayes eux-mêmes, tout en grommelant, se montrèrent un peu moins abattus. Ils venaient, au surplus, de donner un gage expressif de leur bonne volonté en refusant un mois de paie qui leur était dû et qu’on voulait leur compter. Aucun d’eux, il est vrai, ne manquait d’argent, une assez forte prime étant attachée au travail de mines qu’eux seuls pouvaient faire par certaines journées de chaleur accablante.
 
Vingt-cinq jours! il fallait tenir vingt-cinq jours encore, alors que déjà on semblait arrivé à la dernière limite des forces physiques et de l’énergie morale! L’ennemi, lui, ne se lassait pas. Ses tranchées se multipliaient dans tous les sens, lacis incompréhensible, labyrinthe mystérieux et menaçant. Chaque jour, à des heures différentes, la canonnade, la mousqueterie, reprenaient de plus belle. ''Baba log'' brûlait sa poudre sans marchander, et quand il y mettait de l’économie, la garnison s’inquiétait. On avait remarqué en effet que les journées relativement tranquilles présageaient pour le lendemain quelque explosion démines ou quelque attaque. Ces jours-là d’ailleurs on était moins sur ses gardes, on se laissait plus facilement apercevoir, et les francs tireurs ennemis, toujours embusqués aux meurtrières, ne manquaient guère de mettre ces imprudences à profit. En moyenne, ils tuaient de trois à cinq hommes par jour. La nuit, pour garder tous les postes, il ne fallait pas moins de trois cents hommes. Il fallait en outre des corvées nombreuses pour le service des mines et contre-mines. Le manque de sommeil, l’humidité des tranchées, l’infection de l’air, tout conspirait pour que la dyssenterie, la fièvre, la petite-vérole, le choléra, vinssent ajouter leurs ravages à ceux de la guerre.
 
Au milieu de ces terribles fléaux, croira-t-on qu’un des plus ressentis fut le nombre immense de mouches attirées sur ce point où la chaleur et les pluies intermittentes mettaient tant de substances animales en état de putréfaction? Pas un des annalistes du siège qui ne se rappelle cette plaie d’Egypte, et cela dans des termes encore empreints de la colère nerveuse que cause l’attaque réitérée de ces odieux insectes. « Le sol en était noir, nos tables en étaient couvertes, s’écrie l’un d’eux. Elles nous ôtaient notre sommeil du jour; elles nous empêchaient de manger... Quand j’avalais ma misérable ''dall-rotie'' (12), ces maudites bêtes se jetaient par escouades dans ma bouche à peine ouverte, et de là retombaient pêle-mêle dans mon assiette, où elles flottaient, poivre improvisé, puis... mais je m’arrête avant de me laisser aller à quelque impertinence. Le fait est que le seul souvenir de cette agaçante misère suffirait à faire blasphémer un saint... »
 
Depuis une attaque repoussée le 10 août, et dont le récit ne nous a paru présenter aucun intérêt particulier, les rebelles avaient cessé de tenter l’assaut. On s’attendait à quelques entreprises prochaines à l’occasion des fêtes du Mohurrum (13), qui s’annonçaient par le bruit, devenu plus fréquent, des tam-tams et des cornets à bouquin. Le neuvième des quarante jours du Mohurrum arrive la ''Kutl-ka-Rath'', — la ''nuit de la boucherie'', — où les musulmans schiites sont dans l’usage d’immoler des chèvres par manière de sacrifice propitiatoire. La garnison de Lucknow pensait à bon droit que le massacre des Feringhis devait être regardé par ces fanatiques comme bien autrement agréable à leur divinité. Quiconque d’entre eux mourrait cette nuit-là, et pour une cause aussi sacrée, était certain au surplus d’aller tout droit au sixième ciel. La ''nuit de la boucherie'' était donc attendue avec une certaine anxiété qui se trouva trop forte pour certains courages. Une douzaine d’eurasiens, poussés par un sergent ivrogne qu’exaspérait le manque d’opium, résolurent de ne pas l’attendre. Profitant d’une nuit noire, ils défirent une barricade, rompirent la porte qu’elle masquait, et, laissant cette porte ouverte, sortirent de la résidence sans avoir été aperçus. Ces misérables ne faisaient que courir ainsi au danger dont ils prétendaient se garder. Les insurgés s’emparèrent d’eux, les tuèrent, et firent des libations de leur sang sur les ''tazias'' ou images du tombeau de Hossein. Cette désertion n’en détermina pas moins plusieurs autres. La place devenait peu à peu intenable pour tous ceux que l’honneur d’une part, et de l’autre la certitude de ne trouver aucune merci, n’y attachaient point. Dans la seule nuit du 28 août, sept domestiques désertèrent. On put prévoir que bientôt, si les secours tardaient encore, il n’en resterait plus un seul.
 
L’assaut prévu pour quelques jours auparavant fut donné le 5 septembre. Après la plus violente canonnade qu’on eût encore essuyée, on vit au lever du soleil environ huit mille hommes d’infanterie et cinq cents chevaux manœuvrer autour de l’enclos fortifié de manière à faire prévoir une attaque. A dix heures du matin, l’explosion de deux mines en donna le signal. Aucune des deux fort heureusement n’avait été poussée assez loin et ne fit brèche aux remparts. Du double nuage que formaient la poussière et la fumée, les plus intrépides d’entre les cipayes sortirent assez résolument, et ceux qui attaquaient la batterie Gubbins plantèrent contre le bastion une échelle énorme où plusieurs se hasardèrent jusqu’au sommet. Pas un d’eux cependant n’arriva sur le terre-plein. Parmi les officiers, les meilleurs tireurs les attendaient au dernier échelon, et les abattaient à peine entrevus. Du côté de la ''Baily-Guard'', ils furent accueillis par des décharges à mitraille « qui ouvraient dans leurs rangs de larges rues, et les dispersaient, dit M. Rees, comme la paille chassée par le vent. » Bientôt des centaines de cadavres jonchèrent le sol, et les assaillans se retirèrent derrière leurs abris, repoussés comme toujours, mais en apparence plus découragés qu’ils ne l’avaient jamais été.
 
Ce fut leur dernière attaque à force ouverte. Ils parurent désormais décidés à user lentement, patiemment, cette énergie désespérée contre laquelle échouaient successivement tous leurs coups de main. Après deux jours de tranquillité relative, ils se remirent à canonner aussi régulièrement que par le passé les murailles démantelées qui tant bien que mal servaient de remparts à la vaillante garnison de Lucknow. Dès l’aurore et jusqu’à neuf heures du matin, puis de quatre heures du soir au coucher du soleil, chaque jour ce travail de destruction recommençait (14). La direction du feu était excellente, et on pouvait s’assurer, en voyant les boulets arriver plus nombreux vers les bâtimens où ils pouvaient causer le plus de dommage, que les insurgés étaient exactement renseignés sur tout ce qui se passait à l’intérieur des remparts. Pour ceux que ces remparts abritaient au contraire, le monde connu finissait à la limite de cette étroite enceinte; « nous ne savions pas plus ce qui se passait dans Lucknow, à quelque cent mètres de nous, que nous n’étions au courant des affaires du Kamtchatka, » nous dit M. Rees. Cette ignorance était à elle seule un malheur de nature à entraîner des conséquences terribles. On pouvait en effet remarquer chez les cipayes restés fidèles jusqu’alors les symptômes évidens d’une démoralisation, d’un découragement bien naturels après tout. Or, s’ils venaient à manquer, c’en était fait des Européens, trop peu nombreux dès lors pour suffire à la défense de leurs fortifications si incomplètes, si endommagées (15). Cette éventualité était prévue, discutée d’avance. Il n’y avait plus, si elle se réalisait, qu’à faire sauter la résidence, et avec elle les femmes, les enfans, qu’on savait promis à l’infamie et à la mort s’ils tombaient aux mains des rebelles. Ensuite chacun se ferait tuer et vendrait sa vie le plus cher possible. Ces résolutions désespérées, ces hypothèses effrayantes agissaient sur certaines imaginations avec une irrésistible puissance. Il faut sans doute leur attribuer la mort tragique d’un excellent et brave officier (le lieutenant Graham) qui, le lendemain même de l’assaut du 5 septembre, se fit sauter la cervelle. Un suicide en de pareilles circonstances n’étonne-t-il pas?
 
Ungud, l’adroit émissaire déjà nommé, fut dépêché le 16 septembre vers le général Havelock, avec un message qui contenait sans doute un dernier appel. La réponse, s’il parvenait à la rapporter, devait lui être payée à très haut prix. Du haut de la tour de la résidence, d’où la vue s’étendait au loin sur les trois ponts, et de la terrasse du ''Post-office'', qui dominait une grande partie de la ville et la route de Cawnpore, des officiers, relevés toutes les deux heures, et tenant registre de leurs moindres observations, ne cessaient d’interroger tous les points de l’horizon, épiant les symptômes avant-coureurs de la délivrance. Ils remarquaient bien quelque agitation dans les rangs ennemis; des corps nombreux allaient et venaient; on entendait moins de clairons, ce qui paraissait indiquer que l’état-major des régimens révoltés avait quitté la ville. Quelques ''doulies'' observés sur la route de Cawnpore, un homme richement vêtu qu’on voyait haranguant la populace, il n’en fallait pas davantage pour éveiller l’attention et donner l’essor aux chimères. En attendant, la fusillade continuait sans relâche, et chaque jour faisait quelques victimes. L’une d’elles fut un pauvre porteur d’eau, tué tandis qu’il était à sa besogne, et dont le cadavre tomba dans le puits sur lequel il était penché : « grand malheur! dit le ''staff-officer'', car aucun des indigènes ne voudra plus boire de cette eau (16). »
 
Le 22 septembre, la désertion avait recommencé sur une grande échelle : un cipaye du 13e, un artilleur indigène, deux domestiques et trois faucheurs (''grass-cutters'') disparurent pendant la nuit. Dans la matinée, profitant de la pluie qui tombait à flots, quatre autres subalternes parvinrent à s’échapper. Quelques heures plus tard cependant, ces petits malheurs étaient largement compensés : Ungud revenait, porteur d’une lettre qui annonçait positivement l’arrivée des secours si longtemps attendus.
 
 
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<small> (1) Son supérieur hiérarchique, le major Anderson, était alors dans un état de santé si précaire, qu’il avait dû renoncer à toute fonction active. Le capitaine Fulton, du reste, fut tué le 14 septembre. Un boulet de canon lui emporta la tête pendant que, du haut de la batterie Gubbins, il examinait les travaux de l’ennemi. Nous trouvons consignés dans tous les récits du siège les témoignages les plus expressifs de la reconnaissance que lui avaient vouée les assiégés, et des regrets que sa perte leur laissa. Le corps de mineurs formé pour la circonstance par le capitaine Fulton n’était que de vingt-quatre hommes, dont six Européens seulement Les insurgés avaient à leurs ordres tous les ''coolies'' disponibles à Lucknow.</small><br />
<small> (2) Notre formule dubitative tient à la divergence des témoignages. M. Rees donne une date, l’''officier d’état-major'' en donne une autre. Si la date importait, on chercherait un troisième témoignage (qui peut-être ne ferait qu’accroître l’embarras); mais ici nous pouvons sans inconvénient passer outre.</small><br />
<small> (3) Il y avait aussi un conseil d’état et un commandant en chef, beau-frère de Wajid-Ali, mais aucune autorité bien définie et bien reconnue. Les cipayes eux-mêmes élisaient leurs officiers, et les officiers choisissaient en définitive les commandans à qui il leur plaisait d’obéir. Que si un officier venait à déplaire, ses subordonnés, se formant en conseil de guerre, lui notifiaient parfois sa dégradation, parfois plus simplement se jetaient sur lui et le fusillaient. Volontiers aurait-on refusé un grade à ces conditions exorbitantes; mais le refus d’un grade était puni de mort.</small><br />
<small> (4) Située en face de la ''Baily-Guard-Gate''. </small><br />
<small> (5) Nous avons relevé sur les listes nominatives les noms de ''vingt-trois'' enfans appartenant aux ''ladies'' de la garnison de Lucknow et morts dans le cours du siège Vingt-trois sur soixante-sept! Les ''femmes'' en perdirent trente et un sur cent quatre-vingt-seize. Les premières virent périr un enfant sur trois, les secondes un peu moins de un sur six. La Providence, on le voit, a ses compensations.</small><br />
<small>(6) Palanquin fabriqué pour les usages les plus communs. </small><br />
<small>(7) Le fameux Nana-Sahib. </small><br />
<small> (8) Le ministre protestant dont nous avons déjà raconté la mort.</small><br />
<small> (9) Nous supprimons naturellement le nom de cet ecclésiastique.</small><br />
<small> (10) La cherté des subsistances alla toujours en augmentant. Le 12 septembre, un des ''civilians'' paya 20 roupies ou 50 francs une petite volaille qu’il achetait pour sa femme malade. Une bouteille de curaçao se vendit 16 roupies ou 40 francs, et 40 francs aussi deux livres de sucre. Les vêtemens n’étaient guère moins chers. Le 19 septembre, à la vente aux enchères des effets d’un officier récemment tué, une chemise de flanelle neuve fut poussée jusqu’à 40 roupies (100 francs); cinq autres, qui avaient servi, se vendirent en bloc 380 francs, etc.</small><br />
<small> (11) Dans une des notes qui précèdent, nous avons suivi Havelock jusqu’au début de sa seconde marche sur Lucknow, le 4 août. Le 5, à Bnsserut-Gunge, sur le même champ de bataille où il avait triomphé une première fois, il fut contraint d’enlever les mêmes positions, réoccupées après sa retraite par les insurgés. Faute de cavalerie, cette victoire nouvelle resta sans résultats; elle avait été livrée sur un terrain couvert de marécages, d’où s’exhalaient des miasmes pestilentiels. Le choléra se remit à sévir dès le soir même avec une intensité qui ne permettait pas de se risquer plus avant. Il fallut revenir à Munghowur, position élevée et salubre. Le 11 août, apprenant que les rebelles étaient rassemblés près d’Unao en force considérable, on alla leur livrer bataille et enlever un village où ils s’étaient fortement retranchés, au nombre d’environ vingt mille. Havelock n’avait guère plus de mille hommes; il en perdit près de cent quarante dans cette victoire désastreuse. Aussi dut-il, ajournant décidément son entreprise, revenir le 12 à Munghowur, retraverser le Gange dans la journée du 13, et aller ensuite à Cawnpore rejoindre Neill, mis dans un grand péril par un retour hostile de Nana-Sahib. La cavalerie du nana était déjà dans les faubourgs de la ville, et les communications avec Allahabad pouvaient être coupées d’un moment à l’autre. Havelock chassa Nana-Sahib jusqu’à Bithoor, puis s’en revint à Cawnpore, pour n’en sortir de nouveau que le 19 septembre.</small><br />
<small>(12) Soupe au bouillon de lentilles mêlé à des tranches de pain sans levain. C’est le plus grossier aliment des soldats hindous. A Delhi, les cipayes victorieux demandaient à être nourris par les plus riches négocians de la ville. Ceux-ci, intimidés, proposaient de la ''dall-rotie''. «Comment? de la ''dall-rotie'' pour quelques jours qui nous restent à vivre? » s’écriaient les cipayes dans un curieux accès de sincérité découragée et d’indignation gastronomique. </small><br />
<small> (13) Fête mahométane, où est honorée la mort de Hossein et de Hussen, regardés par les schiites comme deux martyrs de leur foi, et comptés parmi leurs douze ''imaums'' ou saints. </small><br />
<small> (14) On a évalué à plus de dix mille coups de canon la somme de ces décharges quotidiennes. On cite un bâtiment qui avait reçu pour sa part près de quatre cents boulets, retrouvés dans les diverses parties de sa coque. Voyez le ''Journal de l’officier et état-major'' sous la rubrique du 8 septembre (''the Defence of Lucknow'', p. 152).</small><br />
<small> (15) Depuis le commencement du siège jusqu’au 25 septembre, terme de la première période, la garnison perdit plus de quatre cents combattans, européens ou cipayes. Ce chiffre est donné par M. Rees, p. 249. Les termes dont il se sert excluent l’idée que les déserteurs figurent dans ce chiffre, proportionnellement si élevé. </small><br />
<small> (16) Déjà le 1er septembre l’''officier d’état~major'' inscrit dans son ''journal'' la mention suivante : « Pour transporter quelques morceaux de bœuf pris à l’abattoir, on s’est servi d’une des charrettes de l’entrepôt. Or on s’en sert aussi parfois pour porter le grain. Ceci a suscité de la part des Sikhs des observations dont il faut tenir compte. La charrette en question a été marquée en présence de tous les employés du commissariat, et des ordres stricts ont été donnés pour qu’on eût à cesser de s’en servir. On ne saurait être trop scrupuleux en ce qui touche aux idées de caste. »</small><br />
 
 
<center>VIII</center>
 
« ... J’ai une rude tâche devant moi, car il me faut secourir Lucknow, et je ne dispose que de forces à peine suffisantes. Je ferai de mon mieux, mais l’opération est bien délicate, et il n’est que trop probable que la résidence sera tombée aux mains de l’ennemi avant que nous puissions la délivrer. Les misérables passeront tout au fil de l’épée, et cette pauvre Mary est enfermée là dedans, elle et son époux (1) ! »
 
Nous relevons ces lignes dans une lettre de Havelock datée de Cawnpore le 12 septembre. Le 16 arrivait le général sir James Outram, nommé au commandement militaire du district, et, parmi, les généraux anglais, celui de tous qui connaissait le mieux le pays où la guerre se concentrait définitivement. Havelock venait de servir en Perse sous ses ordres. Vieux compagnons d’armes, ils se connaissaient à fond et comptaient l’un sur l’autre. Le premier acte officiel du général Outram fut empreint d’une générosité chevaleresque. Déposant provisoirement tous les privilèges de son grade, il déclara, par un ordre du jour spécial, qu’il se mettait en qualité de volontaire à la disposition de son digne camarade. Il accompagnerait l’armée simplement en cette qualité, et aussi à titre de commissaire en chef de l’Oude, Havelock devant conserver la direction de l’entreprise qu’il avait si vaillamment commencée.
 
Avec les forces que lui amenait le général Outram (2), et en y joignant, en sus des blessés qu’on avait remis en état de faire campagne, les cholériques qu’un mois de repos avait rétablis, Havelock disposait de deux mille six cents combattons. Le 19, il traversait le Gange, grossi par les pluies, et faire franchir le fleuve à cette longue suite de chariots, de canons, de bœufs, de chameaux, d’éléphans, à ces nombreux valets d’armée et ''coolies'' qui constituent les ''impedimenta'' d’une armée anglo-indienne (3), ceci sous le feu des tirailleurs ennemis qu’il fallut disperser, constituait déjà une difficulté assez notable. Par-delà le Gange, on trouva l’inondation. Le soleil dardait de puissans rayons sur les champs submergés où la colonne se traînait lentement. Elle n’emportait que quinze jours de vivres, mais en revanche un parc d’artillerie au complet et des munitions en quantité considérable. Après les marais vinrent les sables brûlans. L’ennemi battait en retraite; déjà pourtant, sur les derrières de la colonne, il avait repris la campagne. Pas un des messagers (''cossids'') que Havelock dépêcha vers Cavvnpore ne put franchir la ligne des insurgés, qui s’étendait le long des rives du Gange. La journée du samedi avait été consacrée au passage du fleuve; le dimanche, on fit halte : Havelock n’aimait pas, sauf les cas d’urgente nécessité, à violer le sabbat. L’ennemi, campé à deux milles de lui, harcelait la cavalerie de l’avant-garde; on ne répondit pas à ses provocations, et le lendemain seulement la marche recommença par une pluie diluvienne. A peine avait-on fait une demi-lieue, que les boulets des insurgés arrivaient aux premiers rangs. On avait cette fois de quoi leur répondre. Les batteries ennemies furent réduites au silence; la cavalerie et les canons que les rebelles avaient jetés sur les flancs de la colonne furent obligés de se retirer sans avoir achevé leur mouvement. Enfin, se voyant tournés par l’infanterie anglaise, qui s’avançait sur leur droite, les ennemis réattelèrent leurs pièces, dont deux cependant furent abandonnées, et quittèrent précipitamment leur position. Ce mouvement avait été prévu et devancé : sir James Outram, à la tête d’un petit corps de cavalerie volontaire auquel il avait mêlé quelques irréguliers à cheval, les attendait dans la plaine, où ils eurent une centaine d’hommes sabrés et laissèrent encore deux canons. Ce combat, dit de Mungarwar, eut pour effet d’ouvrir la route jusque dans le voisinage de Lucknow. L’ennemi, cherchant une position plus forte encore que celle d’où il venait d’être délogé, ne la trouva qu’à l’Alumbagh.
 
L’Alumbagh (jardin de la dame Alum) (4) est un édifice comprenant plusieurs corps de bâtimens, mosquées, ''imanbaragh'', puits couverts, etc., situé au sud et un peu en avant de Lucknow, sur la route de Cawnpore, au milieu d’un beau jardin qu’entoure un parc admirable. L’armée anglaise, qui avait fait vingt milles dans la journée même du 21 septembre après le combat de Mungarwar, quatorze dans la journée suivante, et qui, toujours sous la pluie, avait passé deux nuits dans de misérables villages abandonnés par les habitans, n’arriva que le 23, dans l’après-midi, à l’Alumbagh. L’armée ennemie était en bataille sur les hauteurs voisines, sa droite masquée en partie par ces hauteurs, sa gauche appuyée aux murs de clôture du parc. Ayant appris à leurs dépens la tactique familière de Havelock, ceux qui commandaient cette armée avaient tout fait pour qu’il ne pût pas la tourner par un mouvement de flanc. La route que suivait la colonne avait été ouverte à travers des marécages réputés infranchissables, qui la bordaient encore à droite et à gauche. Là où ils cessaient et où le sol s’élevant permettait de prendre pied, les bataillons ennemis étaient massés avec leur nombreuse artillerie, et leurs cavaliers dispersés au centre et sur les ailes. Sur la route même convergeait le feu de leurs batteries. Havelock vit qu’il n’y avait pas un moment à perdre. Les boulets ennemis décimaient déjà ses soldats, massés trop près les uns des autres. Il donna l’ordre d’attaquer, et sous une pluie de fer, sous celle aussi que comme les jours précédens leur envoyaient les nuages, ces intrépides soldats, qui avaient déjà marché sept heures, se jetèrent sur la droite de l’ennemi. La terre détrempée cédait sous eux, mais à travers ces marécages qu’on avait crus inaccessibles, ils chassèrent les rebelles de village en village. L’artillerie anglaise en même temps frappait à coups redoublés le centre de l’armée ennemie, dont la déroute commença bientôt.
 
Le bruit de la canonnade arrivait cependant jusqu’à la résidence, où il éveillait mille espérances, mille inquiétudes. Dans l’après-midi, vers cinq heures, ce bruit sembla se rapprocher. On avait vu toute la journée des mouvemens de troupes fort inusités dans les rues de la ville. Sur ces bataillons, qui le matin se dirigeaient vers la droite, le soir au contraire vers la gauche de la résidence, le général Inglis faisait tirer ses obusiers. Le lendemain soir vint sans qu’on eût d’autres nouvelles, et la pluie tombait toujours à flots. La nuit fut tranquille. A huit heures et demie, on entendit de nouveau dans le lointain le bruit de l’artillerie. Le jour entier se passa dans des anxiétés inexprimables. Sur les huit heures, les assiégés eurent à repousser une fausse attaque dirigée contre la batterie de Cawnpore. On tirait d’ailleurs sur la résidence exactement comme à l’ordinaire. Pendant la nuit, on entendit encore le canon, et l’éclair même de chaque décharge se distinguait dans les ténèbres à travers une distance que les officiers d’artillerie évaluaient à sept milles environ.
 
La journée du 24 avait été employée par Havelock et sir James Outram à rassembler les bagages et les munitions, que l’on voulait laisser dans l’Alumbagh, sous bonne garde, avant de pénétrer à Lucknow. Le 25, ils abordèrent enfin l’épreuve décisive, et, si braves qu’on les suppose, il est permis de penser que ce ne fut pas sans quelque secrète anxiété. L’avant-veille, en rase campagne, ils avaient éprouvé bon nombre de pertes : que serait-ce une fois dans la ville, où peu à peu s’étaient concentrées toutes les forces de la révolte? Le cipaye, timide quand on l’aborde baïonnette baissée, tient bon derrière un abri quelconque, et on savait que des barricades, des tranchées profondes, des murs crénelés et percés de meurtrières étaient préparés dans toutes les directions, en vue de l’attaque imminente. Entre l’Alumbagh et la ville s’étend un jungle épais dont les herbes avaient à ce moment six ou sept pieds de haut, et que coupent çà et là des bouquets de bois. A peine hors de leur camp, les soldats de la première brigade, sous les ordres de sir James Outram, se virent assaillis par les tirailleurs cipayes, cachés de tous côtés dans ces fourrés si favorablement disposés. La route était aussi balayée par la mitraille de quelques pièces de campagne mises en position la veille : il fallut les enlever. Un peu plus loin, masquée par un pli du chemin, était une autre batterie, placée de manière à commander le pont des Char-Bagh (5), où l’ennemi avait laissé, embusqués derrière les murs de clôture, bon nombre de ''sharpshoolers''. Il fallut déloger ces francs tireurs et prendre les pièces qu’ils défendaient. Le général Outram reçut une balle dans le bras; mais, tout affaibli qu’il fût par la perte de son sang, il ne descendit pas de son cheval. On traversa le pont, on avança toujours sous le feu d’un ennemi invisible. On était maintenant sur la route qui mène directement à la résidence, et à deux milles environ de ses portes, en suivant la route de Cawnpore; mais prendre ce chemin, c’était (les renseignemens reçus en faisaient foi) s’exposer aux chances les plus hasardeuses : partout des palissades, des fossés profonds et larges, et, parmi les maisons qui bordaient la route, une sur deux était garnie de cipayes. Comme alternative, on avait après cela le grand détour que devait suivre quelques mois plus tard sir Colin Campbell. Il fallait alors s’écarter à l’est de la ville et revenir vers le nord en passant par ce parc immense [''Dilkousha'') au sortir duquel, dans cette direction, se trouvent les bâtimens du collège La Martinière, le Secunder-Bagh et le Motie-Mahal; mais après d’aussi fortes pluies ce chemin à travers champs n’était praticable ni pour les canons ni pour les wagons de munitions. Restait, à droite, une route étroite, presque une ruelle, longeant le canal sur lequel est jeté le pont des Char-Bagh. Là effectivement on ne trouva aucun préparatif de résistance jusqu’au moment où, quelques heures plus tard, on parvint sous les murs du Kayserbagh. Il fallut de toute nécessité y faire halte. On venait d’apprendre que les ''highlanders'', laissés sur le pont des Char-Bagh pour protéger le passage de la grosse artillerie restée à l’arrière-garde, à peine séparés du reste de la colonne, avaient été aux prises avec des masses de cipayes, et se trouvaient fort compromis. Il fallait avant tout les dégager. On leur envoya des canons qui les rencontrèrent à mi-chemin du pont et de la colonne, avançant lentement, au pas des bœufs qui traînaient le convoi, et assaillis à chaque minute par des essaims d’insurgés. Quelques coups à mitraille dispersèrent ces incommodes compagnons, et la colonne se trouva de nouveau réunie en face du palais du roi. Là, le feu des insurgés était formidable. « On n’y pouvait vivre, » a écrit Havelock dans une de ses dépêches. Or il n’y savait qu’un remède, c’était de donner tête baissée sur les batteries et de les enlever à la baïonnette. Ainsi fit-on deux fois encore avant de se trouver à peu près à l’abri sous les murs du palais Feradbouksh, situé au nord de la ville, sur les bords de la Goumti, et séparé par un seul autre palais (''Tarie-Kothie'') de la résidence elle-même.
 
Les deux généraux y arrivèrent par divers chemins, mais après une lutte si acharnée, des pertes si notables, et avec des soldats tellement harassés par six mortelles heures de combat sous un ciel d’airain et un feu d’enfer, que même là, à deux cent cinquante mètres de la ''Baily-Guard-Gate'', ils se demandèrent s’il fallait risquer de pénétrer immédiatement dans la résidence. L’idée d’ajourner au lendemain ce dernier effort ne tint pas contre celle d’exposer les assiégés à une suprême attaque de nuit, où peut-être ils succomberaient en vue même de l’armée de secours, arrivée jusqu’à eux au prix de tant de périls. Qui savait d’ailleurs si les cinquante mille ennemis dont on avait traversé les masses n’organiseraient pas autour du palais Feradbouksh un blocus tellement étroit, que dès le lendemain la délivrance des assiégés fût devenue impossible? Havelock ne put se faire à cette pensée. Laissant dans les palais qu’il venait d’occuper ceux des blessés qui avaient pu arriver jusque-là (6) et les bagages qui ne cessaient de se présenter aux portes, il s’élança vers la résidence avec les ''highlanders'' du 78e et le régiment sikh de Ferozepore.
 
De tous les points de la vaste cité, les insurgés étaient accourus sur les traces sanglantes de la colonne de secours, et avaient rempli les maisons situées autour des deux palais où elle venait de s’installer. Un feu terrible accueillit donc les deux régimens, à peine sortis de l’enceinte du palais Feradbouksh. Ils ripostaient au hasard, tirant contre les murs dans l’espoir que quelques balles pénétreraient par les meurtrières jusqu’à leurs ennemis embusqués. Sous un portique « ruisselant de feu » qu’ils eurent à traverser, l’intrépide Neill, le vengeur de Cawnpore, tomba pour ne plus se relever, la tête fracassée par une balle. A chaque pas, nouvelles pertes. La nuit était venue, et l’on marchait littéralement à la clarté de la mousqueterie. Enfin parurent les portes de la résidence!... Il faut ici laisser la parole aux témoins de cette scène vraiment émouvante.
 
« A quatre heures de l’après-midi, on avait signalé quelques officiers en veste de chasse et en ''solah-caps'' (7), un régiment européen, pantalons bleus et chemises bleues, et enfin une batterie attelée de bœufs dans le voisinage du Motie-Mahal. A cinq heures, les volées de mousqueterie se suivaient de plus en plus près au cœur de la ville. Enfin une balle Minié, sifflant au-dessus de nos têtes, attesta que nos amis se rapprochaient de nous. On n’avait encore vu jusque-là que les insurgés tirant sur eux du haut des terrasses, Cinq minutes plus tard, nous distinguâmes nos soldats se frayant passage dans une des principales rues. A chaque instant, il en tombait quelqu’un; mais la colonne avançait toujours, sans que rien pût tenir devant elle. Une fois ''vus'', plus de doutes, plus de craintes ni pour eux ni pour nous, et les longues anxiétés de la garnison, comprimées depuis si longtemps, éclatèrent en une clameur assourdissante. De chaque trou, de chaque fossé, de chaque batterie, de derrière les sacs-à-terre qui protégeaient les maisons à moitié démolies, ce cri se propagea, se répéta, trouvant partout de l’écho, même dans les salles de l’hôpital. Plus d’un blessé, se traînant péniblement hors de son lit, venait joindre sa voix à celle qui envoyait cette joyeuse bienvenue au-devant de nos glorieux libérateurs. Ce fut un de ces momens à ne jamais oublier (8).
 
« ... A ces bruyans hourras répondaient ceux de nos libérateurs, à mesure qu’ils franchissaient le seuil de l’enceinte... Qu’elles étaient douces à contempler, ces figures amies! Nous courions au-devant de ces braves compatriotes, officiers, soldats, et c’étaient des serremens de main... Qui les décrira? Les notes aigres et perçantes de la cornemuse écossaise déchiraient nos oreilles. La plus admirable musique nous eût-elle autant émus? Et ces braves camarades, rendus de fatigue, couverts de sang, ils oubliaient tout, eux aussi; leurs compagnons d’armes tombés derrière eux, leurs propres blessures, leur épuisement, tout disparaissait devant le bonheur qu’ils éprouvaient à se dire qu’ils nous avaient enfin sauvés (9). »
 
Un tragique et touchant épisode de cette journée doit encore trouver place dans les souvenirs qu’elle a laissés. « En arrivant dans la ''Baily-Guard-Battery'', dit encore M. Rees, les ''highlanders'' du 78e la trouvèrent gardée par nos cipayes, et, ne se sachant pas dans l’intérieur de nos fortifications, ils crurent avoir affaire à l’ennemi. En un clin d’œil, trois de nos hommes, qu’ils prenaient pour des insurgés, tombèrent percés de baïonnettes. Ils ne firent pas ombre de résistance, et l’un d’eux, en se laissant aller sur le sol, où il expira quelques minutes après, leur dit, les saluant de la main : « Ce n’est rien (''koutch purouanni'') ! L’intention est bonne. Soyez les bienvenus, camarades! »
 
Affaiblie, dans cette seule journée du 25 septembre, de près de cinq cents hommes (un cinquième de son effectif) (10), l’armée de secours apportait certainement le salut, mais non pas la délivrance immédiate. Les soldats qui la composaient avaient rêvé sans doute une triomphale entrée à Lucknow et la déroute soudaine des cipayes épouvantés; mais ils comptaient sans ce génie tenace des Hindous qui, par l’obstination, essaie de suppléer au courage. Partout où il croit pouvoir demeurer sans trop de périls, ''Baba log'' attend qu’on l’expulse de vive force. Dès le lendemain du jour où les soldats de Havelock et d’Outram eurent pénétré au cœur de Lucknow, ils se sentirent bloqués comme l’étaient la veille ceux qu’ils venaient délivrer. La ceinture de feu, quelque peu élargie, entourait, non plus seulement la résidence, mais les palais voisins, militairement occupés, et que leurs nouveaux hôtes s’appliquèrent immédiatement à fortifier. Toute communication avec le dehors se trouva rompue, et la petite garnison laissée à l’Alumbagh avec le gros des bagages et des approvisionnemens s’y vit, elle aussi, parfaitement cernée. On en fut réduit, pour communiquer avec elle, à inventer un système fort imparfait, paraît-il, de langage télégraphique. A la rigueur, on aurait pu l’aller rejoindre, en laissant à la résidence un renfort de trois ou quatre cents hommes; mais comme il eût fallu y laisser aussi les blessés, en nombre considérable, qui ne pouvaient se transporter, le secours eût été presque dérisoire, compensé surtout par l’augmentation des bouches à nourrir et l’insuffisance numérique de la garnison pour tout ce qui lui restait à faire. De plus la retraite exigeait de nouveaux combats, imposait de nouvelles pertes. Enfin que ferait-on dans l’Alumbagh des femmes et des enfans qu’on y aurait transférés, et qui n’y trouveraient pas les approvisionnemens indispensables? Cette idée fut donc abandonnée. La prise de Delhi, qu’on apprit le 10 octobre, faisait espérer de prompts renforts. On résolut de les attendre. Peu à peu, à la suite de sorties nombreuses, la ligne de défense s’étendit. On détruisit celles des batteries ennemies qui gênaient le plus. On disposait de bras nombreux, qu’on utilisa pour les ouvrages de défense, tranchées, mines, contre-mines, etc. Dans cette seconde période du siège, l’ennemi ne poussa pas moins de vingt mines sous les murs des palais nouvellement occupés, et, au rapport de sir James Outram, la défense exécuta vingt et un puits, comprenant une profondeur de 209 pieds, et 5,291 pieds de galeries souterraines. Ces chiffres donnent une idée de l’activité qu’on déployait de part et d’autre.
 
Comme on le pense bien, après les premières journées d’enthousiasme, la vie des assiégés avait repris son caractère monotone et triste. C’étaient les mêmes devoirs que par le passé, c’étaient aussi les mêmes privations (11). A part ce qu’on avait trouvé dans les trois palais occupés par les troupes de renfort, et qui malheureusement consistait surtout en objets de luxe, châles, pipes et poignards incrustés de pierreries, selles brodées de perles, porcelaines de prix, etc., les approvisionnemens ne s’étaient point accrus, et il y avait bien plus de monde à nourrir. Aussi les alimens gardaient-ils des prix exorbitans, dont profitèrent amplement certaines personnes douées de cet esprit commercial que nulle circonstance ne trouve en défaut. M. Rees nous parle entre autres d’un ingénieux négociant, qui, à échanger du thé contre des brocarts tissés d’or et du sucre contre des diamans, réalisa une petite fortune en quelques semaines. Encore eut-il la chance de l’emporter dans une magnifique calèche attelée de bœufs, le tout faisant partie de ses propriétés nouvellement acquises.
 
L’histoire du second siège est celle du premier, moins ce que celle-ci a de plus dramatique, le nuage de terreur, l’auréole de sang, qui planaient sur le sort des assiégés. Nous passerons donc rapidement sur le mois d’octobre et les premiers jours de novembre, qui n’apportèrent aucun changement essentiel à la position des Anglais. Le 12, ils apprirent que sir Colin Campbell marchait sur Lucknow à la tête de cinq mille hommes. Le même soir, son arrivée fut signalée de l’Alumbagh. Dans la matinée du 15, le télégraphe annonça qu’il se portait en avant. Ainsi que nous l’avons dit, il évita, en faisant un long circuit, les dangers affrontés par Havelock, chassa les insurgés qui occupaient le grand parc Dilkousha, s’empara des bâtimens du collège La Martinière, par eux transformé en forteresse, et s’y établit jusqu’au lendemain. Les rebelles se portèrent aussitôt en grand nombre dans tous les édifices qui se trouvaient entre La Martinière et la résidence. Le Secunder-Bagh était le mieux fortifié : il fut d’autant plus vigoureusement défendu que la garnison s’y trouva cernée, et n’avait pas de capitulation à espérer. La brèche faite, une brèche de deux pieds carrés, les Sikhs et les ''highlanders'' y pénétrèrent pour ainsi dire un à un, et un horrible combat corps à corps commença dans cette enceinte close de toutes parts, un vrai massacre s’il est vrai, comme on l’affirme, que deux mille cadavres nageant dans leur sang encombraient après l’assaut les salles du Secunder-Bagh. Jamais les atrocités de Cawnpore n’avaient été mieux vengées. Il fallut ensuite emporter une mosquée, la Shah-Nujjif, à laquelle l’assaut ne put être donné qu’après une canonnade de trois heures : ce fut la seconde journée. La garnison de son côté s’avançait à la rencontre de l’armée de secours, et les chefs se rejoignirent enfin le troisième jour sous les murailles de la ''Mess-House'', le dernier point dont les cipayes eussent essayé de disputer la possession (12). Sir Colin Campbell arrivait dans tout l’enthousiasme de la victoire. Havelock se mourait déjà.
 
Lucknow n’était pas repris cependant. Y rester avec six ou sept mille hommes était une entreprise chimérique; dès lors il n’y avait pas une minute à perdre pour en sortir avec la moindre perte possible. Le plan de sir Colin Campbell était fait d’avance. Les rebelles purent croire, le voyant continuer son feu contre les bâtimens voisins de la ''Mess-House'', qu’il voulait les déloger de toutes leurs positions autour de la résidence. Il ne songeait qu’à en tirer sains et saufs les quinze cents malheureux dont elle était le refuge depuis près de six mois.
 
Les prisonniers d’état, les femmes et les enfans, enfin le trésor, devaient partir les premiers. Une longue chaîne de piquets était établie de manière à protéger leur marche jusqu’à La Martinière. Les combattans restaient à leurs postes, chargés de détruire peu à peu tout ce que la résidence renfermait d’engins ou d’approvisionnemens militaires hors d’état d’être transportés. Ce fut à quatre heures du matin, le 18 novembre, que le précieux convoi se mit en marche. Mistress Inglis, la femme du commandant de Lucknow, a décrit avec une incomparable naïveté les émotions de ce qu’elle appelle un « exode. » Elle raconte comment John (son mari), n’ayant pu l’escorter en personne, lui donna pour l’accompagner son aide-de-camp, ''a very nice créature'', dit-elle en propres termes. Et devant ces familiarités de style nous serions tentés de sourire si nous ne savions, à n’en pas douter, que cette noble femme avait donné, pendant toute la durée du siège, les plus beaux exemples d’abnégation et de dévouement. Ce matin-là même, refusant le palanquin préparé pour elle, mistress Inglis avait voulu faire route à pied comme toutes ses compagnes d’infortune. Or, parlant de ceci, elle dit simplement : « Il fallut marcher, n’ayant plus d’attelage pour la voiture. » N’y a-t-il pas dans cette réticence une exquise délicatesse? « Nous ne courûmes aucun danger, continue-t-elle, sauf en trois endroits où l’ennemi nous dominait, et où il fallut prendre le pas de course. » A Secunder-Bagh, les dames trouvèrent des palanquins préparés pour elles et furent, sous bonne escorte, conduites jusqu’aux tentes dressées à leur usage dans le beau parc de Dilkousha.
 
Le 20, le 21 et le 22 se passèrent à bombarder le Kayserbagh, comme si on prétendait l’enlever d’assaut. Le capitaine Peel, dont on vient d’apprendre la mort (13), dirigeait cette opération simulée. Ainsi, dans l’évacuation provisoire de Lucknow, rien ne fut laissé au hasard. Cette opération s’exécuta selon les règles de la stratégie, en face d’un ennemi exaspéré, et que son immense supériorité numérique rendait, après tout, assez redoutable. A minuit, dans la nuit du 22 au 23 novembre, l’ordre de départ, donné à l’improviste, passa de rang en rang et pour ainsi dire d’homme à homme. On n’éteignit aucuns feux, et la garnison sortit en silence, sans que rien pût trahir l’abandon où elle laissait tout à coup ces fortifications, jusque-là si vaillamment défendues. Un seul homme resta dans la place, un capitaine, plongé dans un sommeil profond, et que personne ne s’avisa d’aller avertir dans l’obscur recoin qu’il avait choisi pour y passer la nuit en pleine tranquillité. Le malheureux se réveilla deux heures après, seul, absolument seul dans cette enceinte déserte, autour de laquelle rugissaient encore, sans oser y pénétrer, cinquante mille démons à face humaine. Une terreur profonde s’empara de lui dès qu’il put se rendre compte de sa situation. S’élançant à toute course, il traversa les cours emmêlées, les corridors tortueux, les allées inextricables du Feradbouksh et du Tarie-Kothie. Partout la même solitude, partout le même silence, interrompu çà et là par quelques coups de canon, quelque volée de mousqueterie que l’ennemi envoyait au hasard. Enfin, hors d’haleine, à moitié mort de fatigue, il rejoignit le dernier peloton de l’arrière-garde; mais le choc nerveux qu’il avait ainsi reçu à l’improviste ne le laissait déjà plus maître de lui-même. Il était à peu près fou, et ne recouvra l’usage entier de sa raison qu’après quelques jours de repos.
 
Attaqué, dès le 20, du mal qui allait l’emporter, Havelock était encore sous le charme de cette gloire qu’il avait longtemps méritée sans l’acquérir, et qui venait comme un rayon de soleil couchant dorer le soir de sa vie. « Je ne vois pas encore, après tout, ma nomination dans la gazette (14); mais sir Colin n’adresse plus ses lettres qu’à sir Henry Havelock, » écrivait-il dans les dernières lignes qu’il ait pu tracer : singulier témoignage du prestige que garde encore la distinction aristocratique dans ces âmes héroïques et détachées, en apparence, de tout ce qui tient aux vanités de la terre! Transporté à l’Alumbagh, le pieux vétéran y reçut la visite de son compagnon de gloire, sir James Outram. « Pendant plus de quarante ans, lui dit-il, j’ai réglé ma vie de manière que la mort me trouvât toujours prêt... Aussi n’ai-je pas peur... Mourir, c’est gagner; ''to die is gain''. » Et ses dernières paroles, adressées au fils qui, grièvement blessé, le soignait cependant avec une infatigable tendresse, furent, dit-on, celles-ci : « Venez, mon enfant, venez voir mourir un chrétien. »
 
Les opérations militaires qui, quatre mois plus tard (du 2 au 19 mars 1858), ramenèrent les Anglais dans Lucknow, soumis cette fois et pacifié, n’entrent pas dans le cadre de ce récit (15). Chacun a pu lire d’ailleurs la relation de ces événemens, due à une plume ingénieuse et facile, celle du correspondant du ''Times'', M. Russell, qui avait déjà si bien raconté les divers épisodes du siège de Sébastopol, et qui semble, depuis lors, être attaché en qualité d’historiographe à toutes les armées anglaises entrant en campagne. On n’a certainement pas oublié les pages étincelantes où il nous faisait pénétrer avec lui dans le Kayserbagh reconquis et livré au pillage, et il serait plus que superflu de résumer aujourd’hui ces scènes étranges où se reflètent et miroitent les splendeurs du ciel oriental, les lueurs de l’incendie, l’éclair des canons et le ruissellement fauve des trésors amoncelés dans l’ancienne demeure des rois d’Oude. Bornons-nous donc à rappeler ces récits où l’imagination irlandaise de l’écrivain, comme emportée sur l’aile des ''djinns'', effleure avec une vertigineuse rapidité les sites merveilleux de l’Orient, les scènes pittoresques d’une marche à travers les plaines brûlées de l’Inde, et les incidens inouis de ces campagnes fabuleuses qui mettent aux prises, comme jadis, la petite phalange macédonienne avec les innombrables armées de Darius et de ses satrapes. Revenons dans notre vieille Europe, où un autre spectacle, moins brillant, mais plus instructif, sollicite notre curiosité.
 
Nous sommes en plein sénat. Une lutte acharnée met aux prises ces hommes d’état émérites, ces orateurs experts, qui, du haut de la tribune anglaise, prétendent régler les destinées du monde en réglant celles de leur pays. L’Oude, la compagnie, les directeurs, le gouverneur-général, ces mots reparaissent à chaque instant dans les discours amers qu’ils échangent. D’où vient que ce sujet, tant rebattu naguère et si froidement accueilli, si discrédité comme ''topic'' oratoire, passionne aujourd’hui tous les esprits? Ce phénomène s’explique aisément. Le sort de l’Oude, c’est la destinée d’un cabinet. Lord Canning, le gouverneur-général, c’est le ministère Palmerston, brisé naguère sur un récif à fleur d’eau. Le blâme infligé à lord Canning par un membre de l’administration tory, c’est le terrain sur lequel on veut la faire combattre, la désarmer, la tuer. Vous comprenez maintenant d’où vient ce chaleureux intérêt porté aux dépêches datées de Calcutta. Calcutta, c’est Londres, puisqu’on y fait et défait les ministres. Rome n’est plus dans Rome, elle est au Bengale.
 
Au fond, de quoi s’agit-il, et à travers tout ce bruit parviendrons-nous à le savoir? En deux mots, voici le fait. Lord Canning, pour aider autant qu’il est en lui aux efforts de sir Colin Campbell et de sir James Outram, a lancé une proclamation aux habitans de l’Oude. Voulant être compris d’eux, il leur a parlé leur langue. Ignorant que son œuvre officielle, adressée au cabinet whig, aurait à obtenir l’approbation de ses ennemis politiques, devenus, sans qu’il le sût encore, maîtres de l’administration, il a oublié précisément les scrupules libéraux, les exigences constitutionnelles du torysme au pouvoir. Il a parlé en souverain d’Orient. Il a revendiqué, au profit de l’Angleterre, les droits absolus que naguère le Grand-Mogol exerçait sans contrôle. Dans l’Inde, comme jadis en Europe, ''la terre est au roi'', qui la donne ou la reprend à son gré. L’impôt n’est pas autre chose que le loyer de cette terre donnée à bail. Partant de là, — tout autre principe étant incompréhensible pour le peuple qui l’écoute, — que dit lord Canning dans cette fameuse proclamation du 14 mars, inspirée par le sentiment du triomphe obtenu à Lucknow? « L’empire nous est rendu sur cette partie du pays. Le temps est venu de récompenser et de punir. Des grands propriétaires du sol, il en est six (et il les nomme) (16) qui se sont distingués par leur fidélité au gouvernement anglais. Ceux-là, sans préjudice des récompenses qui leur seront plus tard décernées, restent seuls propriétaires héréditaires des biens qu’ils possédaient dans l’Oude quand ce royaume a été annexé au domaine britannique. A part ces exceptions ''le droit de propriété sur le sol de ces provinces est confisqué au profit du gouvernement anglais, qui disposera de ce droit comme il le jugera convenable''. » Lord Canning propose ensuite à ceux des propriétaires révoltés qui feront immédiatement leur soumission l’honneur et la vie saufs, pourvu qu’ils n’aient pas trempé dans un meurtre proprement dit pratiqué sur un sujet anglais. « En ce qui touche, ajoute-t-il, le surplus d’indulgence qui pourra s’étendre jusqu’à eux et la situation qui leur sera faite désormais, il faut qu’ils s’en remettent absolument à la justice et à la clémence du gouvernement anglais. Ceux qui se hâteront de se montrer et de venir en aide au commissaire en chef de la province pour rétablir l’ordre et la paix trouveront cette justice et cette clémence largement appliquées. Le gouverneur-général envisagera d’un œil très libéral les titres qu’ils pourront ainsi acquérir à la restitution de leurs anciens droits. » Certes, pour des oreilles européennes, ce langage est singulier. Les droits revendiqués sont exorbitans, l’opportunité de cette altière revendication peut être contestée: qui le niera? Encore faut-il apprécier les circonstances de temps et de lieu, et savoir si une parole moins énergique eût suffi pour obtenir les résultats désirés, et qui paraissent en voie de réalisation (17). Est-ce au peuple qu’on s’adresse? Menace-t-on les ''ryots'' de les chasser de leurs huttes de boue, de leur enlever leur pauvre champ de blé ou leur rizière? Non, ceux-là sont inviolables dans leur misère insouciante. Ceux qu’on veut atteindre, ce sont les grands propriétaires, les grands barons du pays, ces ''zemindars'', ces ''taloukdars'', dont nous avons, au début de cette étude, éclairci les droits, expliqué la situation. De leur résistance obstinée ou de leur prompte soumission dépend non le sort, mais la durée de la campagne qui s’ouvre, et où a déjà coulé tant de sang anglais. Humilierez-vous devant eux votre drapeau victorieux? Non sans doute. Procéderez-vous par simple injonction ? Habitués à un autre langage, ils trouveront celui-ci peu concluant. Menacerez-vous leur vie? Mais vos baïonnettes et vos canons s’expliquent là-dessus plus catégoriquement que toutes les proclamations du monde, et cependant on ne les a pas intimidés. Restent ces biens immenses sur la possession desquels repose toute leur grande existence féodale et presque dynastique. Eh bien! on les leur reprend, non pas ''en fait'', mais ''en principe''. On rétablit à leur usage la fiction qui a existé pour eux de tout temps. La terre était au souverain, la Grande-Bretagne est souveraine, donc la terre est à la Grande-Bretagne. Elle la laisse aux sujets fidèles, elle la rendra aux sujets repentans, elle ne l’enlèvera qu’aux rebelles obstinés. Voilà ce que ''dit'' lord Canning, voilà ce que tous ses prédécesseurs ont ''fait'' sans hésiter et sans encourir le moindre blâme. Qu’il y ait mieux à dire et surtout mieux à faire, cela n’est pas douteux; mais une fois qu’on sort du domaine du droit pur et qu’on se résigne à subir la nécessité politique, où n’est-on pas entraîné! L’Europe n’est pas l’Inde, et que n’y voit-on pas dans les temps de crise? Demain, qu’une émeute éclate à Barcelone, et on peut savoir d’avance par quels sauvages ''bandos'' le capitaine-général essaiera d’intimider les mutins : état de siège, justice militaire, fusillades sans jugement, il ne promettra rien de moins. Pour une parole provocatrice, la mort; pour une arme de guerre indûment détenue, la mort; pour un délit qui, en temps ordinaire, s’expie par une amende de cinquante francs, la mort, toujours la mort! Est-ce à dire que la vie humaine soit devenue tout à coup en Espagne un objet de si mince valeur? Va-t-on réellement recommencer à Barcelone les massacres de Cabrières ou ceux de Nantes? Pas le moins du monde. Ces terribles formules, purement comminatoires, sont destinées à frapper les esprits simples, à donner une haute idée d’un pouvoir qui se déclare indépendant de toutes les lois, à relever le prestige défaillant d’une autorité menacée. On espère, à l’aide des mots, se passer des actes; on menace pour ne pas sévir. Ainsi a fait lord Canning. Il lui eût fallu les trésors de l’Hindostan tout entier pour acheter la soumission des ''taloukdars''; il paiera cette soumission avec les biens mêmes qu’il leur reprend aujourd’hui pour les leur rendre demain. Quoi de si terrible après tout?
 
Qu’on se soit trompé de bonne foi sur le caractère essentiellement modéré de lord Canning et sur le vrai sens de sa proclamation, il ne nous est vraiment pas permis de le croire. Le bénéfice d’une telle erreur, nous ne l’accordons qu’à lord Ellenborough, personnage singulier, esprit ''sui generis'', animé des intentions les plus loyales, mais pétri des préjugés les plus bizarres. Il fut sincère, nous le croyons, dans le blâme précipité dont il foudroya immédiatement la proclamation de son successeur (18). Ce blâme pourtant était une imprudence pour le moins égale à celle de la proclamation, et détermina un retour d’opinion qui menaça d’emporter le cabinet tory. La démission spontanée de lord Ellenborough devait apaiser la tempête; mais les membres du dernier ministère whig ne l’entendaient pas ainsi, et voulaient pousser à bout ce commencement de succès pour eux, d’échec pour leurs rivaux. À leur tour, ils dépassaient le but, et leurs efforts échouèrent devant le ''refus de concours'' que leur opposa la fraction la plus radicale de la chambre des communes. Il y a là des hommes que lasse le vieux libéralisme, exclusif et trompeur, des grands meneurs whigs, et qui savent maintenant à merveille tout ce qu’on peut obtenir des ''tories'' en leur marchandant un appui indispensable.
 
Elevons-nous quelque peu au-dessus de ces combinaisons parlementaires, qui jamais n’auront que l’intérêt du jour ou de la semaine, et demandons-nous si le temps de la justice est enfin venu pour l’Inde. — Cette simple question ouvre d’immenses horizons, sur lesquels il semble que le jour commence à poindre. L’Angleterre comprend, — ses généraux eux-mêmes le lui disent (19), — que la force matérielle ne peut lui assurer longtemps la domination de cette vaste agglomération de territoires et de peuples qu’elle appelle son empire indien. Elle comprend aussi que de tous les moyens de « conquête morale » qu’elle peut employer, le plus irritant, le plus périlleux serait celui que lui proposent les fanatiques d’Exeter-Hall, la propagation presque forcée du christianisme tel qu’ils l’entendent. Elle sait en outre que sa domination, aisément subie par les ''ryots'', dont elle peut et devrait améliorer la condition, est odieuse et le sera toujours aux classes autrefois dominantes, dont elle doit tendre peu à peu sans secousses, sans tyrannie, à réduire, à limiter l’influence. Elle sait enfin que l’impôt excessif sous lequel se débat, depuis des siècles, la misérable agriculture de la péninsule indienne devra, quoi qu’il en puisse coûter d’abord, être ramené à des proportions plus équitables et perçu par des moyens moins violens. Ces idées, facilement intelligibles, ont fait leur chemin, grâce à la terrible insurrection dont nous avons voulu raconter quelques épisodes, et un premier pas a été fait dans une voie de sages innovations par la destruction du monopole de la compagnie. Aucun intérêt tiers ne viendra se placer désormais entre celui de la nation anglaise et celui des cent cinquante millions de ''fellow subjects'' dont elle s’est déclarée la tutrice. Humainement et, si l’on veut, chrétiennement compris, ces deux intérêts, loin d’être opposés l’un à l’autre, devront finir par n’en faire qu’un jusqu’au jour où l’émancipation intellectuelle des peuples hindous leur donnera le droit de réclamer une indépendance qu’ils obtiendront très probablement avant d’en être complètement dignes, car il en est de la liberté, comme de la grâce divine, qu’on a ''par surcroît'', si peu qu’on fasse pour l’obtenir. Certains peuples l’ont eue qui, la comprenant peu, l’avaient, quoi qu’on en dise, à peine désirée. Il est vrai qu’ils n’ont pas su la garder longtemps.
 
 
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<small> (1) Mary Thornhill, nièce du général Havelock, mariée l’année précédente a un emploie du service civil. Son mari, Bensley Thornhill, fut mortellement blessé le jour même de l’entrée à Lucknow, au moment où il allait au-devant du capitaine Havelock, frappé lui aussi, et qu’on amenait à la résidence.</small><br />
<small>(2) Le 5e fusiliers, quelques compagnies du 78e et une portion du 90e régiment. </small><br />
<small> (3) Un seul détail peut en donner une idée. A chaque compagnie sont attachés dix palanquins. A chaque palanquin il faut ''six'' porteurs, payés chacun 16 roupies ou 20 fr. par mois. Donc, ''pour le seul transport des malades ou blessés'', chaque régiment traîne après lui quatre cent quatre-vingts ''coolies'', ce qui suppose une dépense annuelle d’au moins 103,200 fr. C’est M. Russell, le correspondant du ''Times'', qui nous donne ce curieux renseignement.</small><br />
<small> (4) ''Alum'' veut dire Beauté-du-Monde.</small><br />
<small> (5) ''Char-Bagh'', Quatre-Jardins.</small><br />
<small>(6) Pendant la terrible marche du 25, on avait laissé sur différens points des groupes de blessés, chacun avec une escorte. L’ennemi s’acharnait sur ces malheureux. Un des chirurgiens restés avec eux a raconté en détail, avec beaucoup de verve, le sort d’un de ces convois, escorté par cent cinquante hommes, et qu’il avait ordre de conduire, comme il le pourrait, jusqu’à la résidence. Une fois engagés dans les rues de Lucknow, les cent cinquante hommes d’escorte périrent ou furent dispersés. Les blessés furent noyés en partie au passage d’un ruisseau. Le reste, abandonné par les porteurs de palanquins, resta sur la route exposé aux balles des cipayes, qui finirent par descendre des maisons d’où ils tiraient, et par brûler vifs, dans leurs ''doulies'', ces malheureux, incapables de se défendre. Le chirurgien en question échappa miraculeusement à cette boucherie. On trouvera son récit dans la ''Biographical Sketch of sir Henry Havelock'', par M. Brock, p. 232. </small><br />
<small>(7)Ce sont ces casquettes dont la partie postérieure se rabat sur la nuque, qu’elle protège contre le soleil. </small><br />
<small> (8)Relation de l’officier d’état-major, p. 174. </small><br />
<small> (9) Ruutz Rees, ''Personal Narrative'', p. 223-24.</small><br />
<small> (10) Le rapport de Havelock dit cinq cent trente-cinq hommes tués, blessés ou ''manquant''.</small><br />
<small> (11) « Nous avons pour vivres, dit Havelock dans une lettre à sa femme (10 novembre), une ration réduite de bœuf pris au train d’artillerie, des ''chupatties'' et du riz ; mais le thé, le café, le sucre et le savon sont des objets de luxe qui nous demeurent inconnus... Je dîne un jour par semaine chez le commissaire fiscal (Gubbins), qui m’a fait boire d’excellent ''sherry'' (vin de Xérès), sans lequel je crois qu’il me serait advenu malheur, car la disette n’est pas si aisément supportable à soixante-trois ans qu’elle l’était à quarante-sept. » Ces derniers mots renferment une allusion au siège de Jellalabad en 1841-42, où Havelock avait eu à supporter des privations du même ordre.</small><br />
<small> (12) Les pertes de sir Colin. Campbell dans ces trois journées furent de quatre cent soixante-sept tués ou blesses, dont dix officiers tués et trente-trois blessés.</small><br />
<small> (13) Fils de sir Robert Peel et officier de grande espérance. Il s’était distingué devant Sébastopol, où il dirigeait la batterie anglaise empruntée aux vaisseaux, et qu’on appelait batterie de la marine.</small><br />
<small> (14) Sa nomination comme ''baronet'', titre que la reconnaissance nationale a fait passer à son fils, sir Henry Marshman Havelock, avec une pension de 1,000 livres sterling. Pareille pension a été accordée à la veuve du général.</small><br />
<small> (15) Remarquons seulement que sir James Outram, laissé dans l’Alumbagh avec quatre mille hommes, s’y était maintenu, nonobstant plusieurs attaques des rebelles de Lucknow, depuis le 26 novembre 1857 jusqu’au jour où sir Colin Campbell l’y vint rejoindre avec environ quarante mille hommes, dont vingt-cinq mille européens, et cent vingt pièces d’artillerie de siège.</small><br />
<small> (16) Les ''rajahs'' de Bulrampore, Padnaha et Kultiarie, le ''taloukdar'' de Sissaindie, les ''zemindars'' de Gopaul, de Kheir, et de Moraon.</small><br />
<small> (17) Les dernières nouvelles reçues de l’Oude attestent que le commissaire Montgomery, appliquant la proclamation selon l’esprit et non selon la lettre, a déjà opéré la soumission de la grande majorité des ''zemindars'' et ''talouhdars'', lesquels, à peine rentrés dans le devoir, obtiennent, avec la rémission de leurs crimes, la restitution complète et de leurs propriétés et même de leurs privilèges. L’annulation de ceux-ci est sans doute remise à des temps plus opportuns.</small><br />
<small>(18) Lord Ellenborough a été, comme chacun sait, gouverneur-général de l’Inde anglaise, et son administration, bien intentionnée d’ailleurs, n’y a pas laissé les plus heureux souvenirs. </small><br />
<small>(19) Sir James Outram dans ses remontrances à lord Canning, le général Jacob dans une lettre curieuse adressée aux ''Daily-News''. </small><br />
 
===Le siège de Lucknow et le général Havelock===
===II – Le siège de Lucknow===
 
:I. Rautz’ Rees’s ''Personal Narrative''. — II. Anderson’s ''Personal Journal''. — III. ''The Defence of Lueknow'', by a staff-officer. — IV. Innes’s ''Rough Narrative''. — V. Mistress Inglls’s ''Letter'' (printed for private circulation) — VI. Brock’s ''Biographical Sketch of Henry Havetock'', etc.
 
<center>V</center>
 
Après la retraite précipitée qui, du champ de bataille de Chinhut, ramenait dans Lucknow, presque pêle mêle, les vaincus et les vainqueurs, si ces derniers avaient profité de tous leurs avantages, il suffisait d’un coup de main vigoureux pour les introduire à l’intérieur de l’enceinte fortifiée par sir Henry Lawrence. Dès lors une défense prolongée n’eût pas été possible. Les travaux de fortification étaient inachevés, le désordre était partout. L’idée d’un investissement subit, d’un siège immédiatement entrepris, n’était entrée, au début, dans l’imagination de personne. Aucun des résidens européens ne s’était approvisionné, aucun n’avait fait d’arrangemens spéciaux en vue d’une situation si exceptionnelle et si périlleuse. Le 30 juin au matin par exemple, bon nombre de domestiques étaient allés en ville comme d’ordinaire; le soir, ils ne pouvaient déjà plus rentrer dans l’enceinte de la résidence, entourée d’un cercle de feu par les tirailleurs ennemis embusqués sur toutes les avenues. A part cet obstacle, il est douteux qu’il en fût revenu beaucoup, car de ceux qui étaient restés auprès de leurs maîtres le plus grand nombre s’échappa dès les premières journées du siège. La désertion commença par eux, et dans cette série de misères qui tour à tour vinrent assaillir les défenseurs de Lucknow, l’obligation de se servir eux-mêmes n’est pas celle qui tint le moins de place. Leurs doléances à cet égard sont unanimes, et font comprendre à quel degré peut arriver l’amour des habitudes indolentes que fait contracter un séjour dans l’Inde.
 
Les insurgés cependant n’osèrent pas risquer le passage des deux ponts, le pont de fer et le pont de pierres, que dominait l’artillerie soit de la résidence, soit de la Muchie-Bhaoun. Ils se bornèrent à élever en hâte, au-delà de la rivière Goumti, une batterie où prit place l’obusier qu’ils avaient enlevé le matin, et qu’ils manœuvrèrent de manière à prouver que les artilleurs exercés ne manquaient pas dans leurs rangs. Puis, pratiquant des meurtrières dans toutes les maisons d’où l’on avait vue sur l’enclos tant bien que mal fortifié par les Anglais, ils ouvrirent un feu de mousqueterie qui ne discontinua pas de toute la nuit et de toute la journée suivante (1er juillet). Le matin, ils avaient essayé une attaque de vive force; mais elle n’aboutit qu’à les rendre un peu plus circonspects. Retirés à l’abri des maisons et surtout des mosquées voisines que sir Henry Lawrence, arrêté par d’honorables scrupules, avait trop hésité à faire abattre, ils passèrent la journée à mettre en position les canons qui leur arrivaient.
 
Pour se faire une idée générale de l’attaque et de la défense, il faut se représenter l’enclos fortifié (''compound'') autour de la résidence comme un pentagone irrégulier s’étendant en longueur du nord-est au sud-ouest. La rivière Goumti coule au nord de cette enceinte, dont la séparent deux mosquées, un vaste bazar (''Captan-Bazar''), et trois ou quatre palais occupant un terrain considérable (''Tarie-Khotie, Dil-Aram, Feradbouksh, Chuttur-Munzil Palaces''). A la pointe nord du pentagone est une éminence au pied de laquelle coule un canal dérivé de la Goumti, et qui de ce côté forme une sorte de fossé naturel. Là se trouvent des habitations d’officiers disposées en forteresse et occupées par un de ces petits corps qu’on regardait comme autant de ''garnisons'' détachées : la garnison ''Innes'', ainsi désignée du nom de l’officier qui la commandait (1). Sur la face, assez développée, qui de ce point mène à l’angle le plus en relief dans la direction du sud, sont deux batteries inachevées. La face méridionale, la plus attaquée, est tournée vers la route de Cawnpore. C’est là qu’est la garnison commandée par le capitaine Anderson; c’est là qu’est la maison de ce Français dont nous avons déjà parlée M. Deprat ou Duprat; c’est là qu’est la batterie dite de Cawnpore; Deux autres ouvrages reliés à ceux-ci (''Judicial-Garrison, Sago’s-Garrison'') leur prêtent et en reçoivent secours. De la maison Sago à l’angle occupé par le corps de garde dit ''Baily-Guard'', lequel défend une des deux portes de l’enceinte, trois postes retranchés (''Fayrer’s-Garrison, Financial-Garrison, Baily-Guard'') et quatre pièces en position battent l’entrée de la ''Baily-Guard-Gate'' (2). La face suivante s’étend presque à la pointe extrême du redan, espèce de promontoire fortifié à qui son escarpement permet de dominer la rivière et de balayer le pont suspendu, le plus voisin de la résidence. Sur cette face ouvre la ''Porte d’eau (Water-Gate''), du côté de la Goumti. En arrière de cette issue est une autre batterie (''Alexander’s-Battery''), qui, avec les canons du redan, tient en respect les insurgés installés soit dans le ''Captan-Bazar'', soit dans la mosquée voisine. Enfin, de la pointe du redan à cette autre pointe extrême où se trouvent les ''bungalows'' occupés par la garnison Innés, s’élève un dernier front, au-devant duquel sont des huttes ruinées et une grève marécageuse au bord de la rivière : c’est le mieux protégé par les difficultés du terrain et celui qu’on devait le moins assaillir.
 
Cette enceinte, dont nous venons de faire rapidement le tour, n’a pas, dans sa plus extrême longueur, plus de deux mille deux cents pieds anglais, et plus de treize cents dans sa largeur la plus développée. Sur cet étroit plateau, derrière un réseau de fossés, de parapets, d’estacades, s’entassaient cinq ou six cents hommes armés pour le défendre, environ deux cent cinquante malheureuses femmes européennes (3), et à peu près pareil nombre d’enfans à elles, tous voués au massacre, si, sur un seul point de l’enceinte, une brèche livrait passage aux bandes furieuses qui les cernaient de tous côtés.
 
A peine sir Henry Lawrence s’y vit-il enfermé, que l’impossibilité de diviser la défense lui apparut bien évidente. Il ne pouvait ni se passer des soldats européens qui formaient la garnison de la Muchie-Bhaoun, cette forteresse détachée qu’il avait munie avec tant de soin et de dépenses, ni compter même que ses murailles, imposantes par leur hauteur massive, mais en réalité fort délabrées, pussent résister longtemps, ne fût-ce qu’à l’action destructive des canons dont il les avait armées. La possession de la Muchie-Bhaoun lui avait servi jusqu’alors par le prestige de force qu’elle lui prêtait, et qui avait maintenu la ville dans l’obéissance. A présent il fallait l’évacuer, et l’évacuer sans laisser aux insurgés les immenses approvisionnemens qu’on y avait entassés. Dans la première journée du siège, deux ou trois émissaires, porteurs des ordres relatifs à cette opération délicate, quittèrent successivement la résidence; mais comme on avait fort à craindre qu’ils ne pussent remplir leur périlleuse mission on eut en outre recours à un système de communication télégraphique convenu d’avance. Le télégraphe fort élémentaire qu’on avait établi sur le point culminant de la résidence se composait d’un poteau surmonté d’une barre transversale où pendait une rangée de sacs de toile noire, bourrés de paille, à chacun desquels correspondait une poulie qui servait à le manœuvrer. Quand il fallût s’en servir, la simple apparition de quelques hommes sur la terrasse de la résidence y attira aussitôt une véritable pluie de balles qui coupèrent les cordes de plusieurs des sacs. De plus, les poulies jouaient mal. Il fallut à deux reprises différentes démonter et replacer l’appareil entier. On en vint à bout après trois heures de travail accompli sous un soleil ardent et un feu soutenu de mousqueterie. Un message put être lancé qui prescrivait au capitaine Francis, commandant du fort (4), d’en sortir le soir même à minuit, emportant avec lui les canons et le trésor de la place, et après avoir autant que possible détruit les munitions qu’il ne pourrait enlever. Cet ordre était-il exécutable? L’ennemi, avec tous les avantages de sa position, n’intercepterait-il pas le faible convoi qu’on appelait ainsi à travers ses lignes? Questions par elles-mêmes d’un intérêt poignant, et de plus questions vitales pour la défense, dont l’organisation s’achevait en toute hâte.
 
Les insurgés, fort heureusement fidèles à leur respect traditionnel pour la Muchie-Bhaoun, qu’ils persistaient à regarder comme imprenable, ne pouvaient prévoir la mesure adoptée par sir Henry Lawrence, Celui-ci de plus; aux approches de l’heure indiquée, prit soin de détourner leur attention par un feu d’artillerie qu’on ouvrit à la fois dans toutes les directions, mais principalement du côté du pont de fer, à l’extrémité duquel passe la route qui de la Muchie-Bhaoun conduit à la ''Porte d’eau'' de la résidence. Les obus jetés de ce côté peu d’instans avant minuit écartèrent les piquets de l’ennemi, et la manœuvre ordonnée s’accomplit si ponctuellement, avec si peu de bruit, dans un ordre si parfait, qu’à minuit et quart la petite garnison de la Muchie-Bhaoun, se glissant silencieusement au milieu des ténèbres, était arrivée au pied de la résidence sans avoir reçu ou tiré un coup de fusil. Cette exactitude même faillit causer un désastre : la colonne arrivant plutôt qu’on ne l’attendait, la porte n’était pas encore ouverte pour la recevoir. — ''Open the gates'' ! (ouvrez les portes!) crièrent les premiers arrivés. Les artilleurs, qui, mèche en main, étaient près de leurs canons chargés à mitraille, crurent entendre l’ordre de tirer (''open with grape''!), et un affreux malentendu était imminent, lorsqu’un officier, doué de plus de sang-froid et d’une oreille plus fine, prévint les effets de ce zèle intempestif.
 
Le capitaine Francis, laissant derrière lui dûment encloués ceux de ses canons qu’il n’avait pu emmener, avait, au moment de son départ, mis le feu à une mèche lente (5) aboutissant à une traînée de poudre qui elle-même communiquait au magasin de la forteresse. Il venait à peine de faire entrer dans l’enceinte de la résidence le dernier des hommes sous ses ordres, que la Muchie-Bhaoun s’écroulait après une magnifique explosion : deux cent quarante barils de poudre et près de six cent mille cartouches venaient de sauter en l’air. Circonstance étrange, un pauvre diable de soldat que l’ordre d’évacuation avait trouvé ivre mort, et qu’on avait dû laisser au sein de ce volcan près d’éclater, en sortit le lendemain matin parfaitement sain et sauf. On le vit arriver, nu comme un ver, aux portes de la résidence. Pas un ennemi ne s’était rencontré sur sa route. Peut-être aussi l’indécence même de sa tenue l’avait-elle sauvé : on l’avait pris pour quelqu’un de ces mendians insensés en qui le fatalisme oriental respecte les suprêmes rigueurs du sort.
 
En tête du curieux volume de M. Rees se trouve, admirablement reproduite par la gravure, une photographie prise à Lucknow. Elle représente un homme assis, les mains sur ses genoux : c’est à peu près la pose que M. Ingres a donnée à M. Bertin dans ce beau portrait que personne, l’ayant une fois vu, n’a dû oublier. Une simple casquette couvre les cheveux gris de ce personnage, vêtu comme un bon bourgeois à l’ombre de sa tonnelle. Sans le crachat de l’ordre du Bain à demi caché sous le revers du paletot, sans l’épaisseur exceptionnelle des moustaches et de la barbe, qui ruisselle en deux pointes grisonnantes sur la poitrine de ce vieillard fatigué, il serait difficile de reconnaître en lui un de ces capitaines qu’on se représente si volontiers en grand harnais de guerre, le panache au front, l’épée en main. Cette gravure représente cependant sir Henry Lawrence, « l’homme de guerre et l’homme d’état, » comme le qualifie si bien un de ses plus vaillans compagnons d’armes (6). Sa physionomie est austère et pensive; son front et ses joues labourés de rides profondes, ses yeux caves et abrités sous d’épais sourcils, ses épaules voûtées, sa poitrine comme rétrécie, tout exprime dans cette figure imposante l’énergie de la volonté survivant à toute espérance. Le sentiment d’un devoir inflexible y lutte, ce semble, contre les anxiétés poignantes d’une prévoyance sans illusions.
 
Depuis quelques semaines, nous l’avons dit, l’intrépide vétéran n’avait pas cessé un seul instant de songer à toutes les éventualités d’une résistance dont il sentait peser sur lui seul la responsabilité. Il était resté libre jusqu’au dernier moment d’évacuer Lucknow, d’abandonner l’Oude tout entier aux cipayes rebelles. Ses pouvoirs étaient illimités; le gouverneur-général s’en remettait absolument à sa discrétion. Si donc à Lucknow comme à Cawnpore, et nécessairement alors sur une plus vaste échelle, la fortune des armes livrait aux insurgés ce noyau de population européenne réfugié là comme sur une espèce d’arche au milieu d’un pays submergé, lui seul porterait le faix de ce dénoûment terrible, et après une vie héroïque, dût-il lui-même périr avec les victimes qu’il aurait faites, l’auréole glorieuse attachée à son nom s’éteindrait dans une sorte de sanglant nuage. Qui dira les mortelles inquiétudes d’une pareille situation? et qui ne comprendra la tâche immense dévolue à l’homme dont elle stimule jour et nuit la conscience épouvantée? Aussi, de l’aveu de tous, sir Henry Lawrence s’était-il condamné à une existence sans repos ni trêve. Tout arrivait à ses mains, tout passait sous ses yeux, qui ne se fermaient pour ainsi dire plus. Il courait sans cesse d’un poste à l’autre, pressant encourageant, dirigeant les efforts de chacun. Une sorte de fièvre le soutenait. La nuit, il dormait au hasard dans quelque batterie où dès l’aurore on le voyait debout, prêt à recommencer l’œuvre de la veille. Un respect enthousiaste, une chaleureuse reconnaissance, le payaient de cette activité dévorante. Les ''vivats'' éclataient fréquemment sur son passage, et son énergie communicative passait d’homme à homme dans tous les rangs de sa petite armée.
 
Le 1er juillet, au sein de ce désordre universel qui avait suivi le désastre de Chinhut, le commissaire en chef s’était prodigué plus encore que de coutume. On l’avait vu partout où le feu de l’ennemi semblait annoncer quelques projets d’attaque. Ce jour-là, dans la chambre même qu’il occupait à la résidence, un obus vint éclater entre sir Henry Lawrence et son secrétaire, sans blesser ni l’un ni l’autre. Les officiers de l’état-major insistèrent pour lui faire quitter cette pièce, sur laquelle les artilleurs ennemis, qu’un espionnage intelligent et actif aidait dans leurs manœuvres, paraissaient de préférence diriger leurs coups. Il repoussa en plaisantant cette inspiration d’une prudence qui lui semblait exagérée. « Jamais, disait-il, on ne logera un second obus dans un si petit cabinet. » Le lendemain matin, un peu après huit heures, accablé de fatigue, le général rentrait chez lui et se jetait pour quelques instans sur son lit. Quelques minutes plus tard, une bombe entrait par la fenêtre et venait éclater dans cette petite chambre, qui, en ce moment même, renfermait quatre personnes. Le général fut frappé à la hanche droite. Sa blessure était effrayante. Son neveu, couché sur un second lit, échappa comme par miracle à toute atteinte. Le capitaine Wilson, qui, un genou sur le lit du général, lui donnait lecture d’un document, fut renversé par des éclats de briques et légèrement frappé dans les reins par un fragment du projectile. Un domestique indigène eut le pied emporté.
 
Le premier examen suffit pour s’assurer que sir Henry Lawrence était frappé à mort. Lui-même ne se fit pas la moindre illusion, et au milieu de souffrances atroces perdit à peine, dans quelques accès passagers, l’usage de sa ferme et lucide intelligence. Transporté dans un des postes qui paraissaient le moins exposés au feu, il désigna le major Banks pour lui succéder en sa qualité de commissaire en chef, et plaça les troupes sous les ordres du colonel Inglis; puis il enjoignit de cacher sa mort aussi longtemps que faire se pourrait, et il attendit ensuite, sans l’éloigner ou l’appeler de ses vœux, l’heure qui devait finir ses tortures : elles durèrent deux jours entiers. Le 4 juillet seulement, il rendit à Dieu son âme vaillante. Peu d’instans après, son neveu, si miraculeusement sauvé dans la matinée du 2, recevait une balle à l’épaule, sur le perron même de la maison où le général venait d’expirer.
 
Le journal du siège tenu avec une si grande exactitude par un ''officier d’état-major'' ne mentionne même pas les funérailles de sir Henry Lawrence. M. Rees est heureusement plus explicite. «Le moment, dit-il, était trop critique pour le consacrer à de vaines démonstrations de respect! Une prière hâtive fut récitée sur ses restes au bruit des canons ennemis et des balles sifflant sur nos têtes, après quoi on les laissa tomber dans la fosse où l’on venait de précipiter quelques autres de ses plus humbles compagnons d’armes. Que de reconnaissance ne devons-nous pas à ce héros ! La paix du ciel soit donnée à son âme ! »
 
 
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<small> (1) Le lieutenant J. J. Macleod Innes, officier du génie dans l’armée du Bengale. Il a écrit, lui aussi, un récit du siège de Lucknow, plus particulièrement curieux comme étude militaire : ''Rough Narrative of the siege of Lucknow'', Calcutta 1857.</small><br />
<small>(2) Fermée d’ailleurs par un terrassement. </small><br />
<small> (3) Une liste nominative porte leur nombre à 238, dont 69 dames (''ladies'') avec 67 enfans. Les 169 autres ''femmes'' européennes avaient 196 enfans. Il faut ajouter à ces deux groupes les femmes et enfans de sang mêlé (''eurasians'') et les subalternes non combattans, les élèves du collège La Martinière, etc. C’est ainsi que peut s’expliquer le calcul de M. Rees, qui, après avoir porté à 600 hommes le chiffre de la garnison proprement dite, ajoute que les femmes ou enfans dont elle avait à garantir l’existence menacée s’élevaient « au triple de ce nombre. »</small><br />
<small>(4) Blessé quelques jours après (le 8 juillet) dans sa chambre même (''brigade-mess'') par un boulet de canon, qui, perçant la muraille, lui brisa les deux jambes. L’amputation amena des accidens mortels, ce qui, au dire des journaux du siège, arrivait presque inévitablement. </small><br />
<small>(5) Le mètre de la mèche lente brûle en 93, 99, 228, 720 secondes, suivant la proportion du soufre mêlé au pulvérin. </small><br />
<small>(6) Le brigadier-général Inglis, sous les ordres duquel s’est achevée la seconde période du siège de Lucknow. Les mots cités se trouvent dans son rapport du 26 septembre 1857. </small><br />
 
 
<center>VI</center>
 
Le détail des premières journées du siège fait comprendre cette apparente indifférence. Les insurgés dirigés dans leurs opérations par des militaires expérimentés (1), avaient mis en position un certain nombre de pièces fort habilement servies. Leurs boulets atteignaient tous les points de l’enclos fortifié. Une belle jeune fille, miss Palmer (2), avait été atteinte, comme sir Henry Lawrence, dans la résidence même. Des malades étaient tués dans leur lit d’hôpital. Perçant les murailles derrière lesquelles on se croyait abrité, maint boulet arrivait tantôt sur le bureau d’un employé civil (M. Ommaney), tantôt sur la table où quelques officiers prenaient leur repas. On évalue à dix mille le nombre des tirailleurs embusqués dans les maisons voisines de la résidence, et qui, sans presque se donner de relâche, y envoyaient leurs balles dans toutes les directions. A ce métier continuel, leurs munitions parurent d’abord s’épuiser, et on tua plusieurs d’entre eux qui se hasardaient hors de leurs abris pour ramasser les balles qu’on leur avait envoyées en leur ripostant. Également à court de boulets et d’obus, ils y suppléaient en chargeant leurs canons avec des rondins de bois, des morceaux de fer, des monnaies de cuivre et même des cornes de bœuf taillées en mitraille; mais peu après ils furent ravitaillés, et leur éternelle canonnade ne manqua plus d’alimens.
 
D’autres dangers non moins redoutables naissaient du désordre qui régnait encore, dans ces premières journées, au sein de la garnison elle-même Les liens de la discipline s’étaient relâchés tout naturellement dans ses rangs, où une sévérité inopportune pouvait faire germer l’idée de la désertion. Les maisons particulières, occupées, comme elles l’étaient presque toutes, par des garnisons mixtes, furent peu à peu mises au pillage. Il n’était guère de cave si bien fermée dont on ne s’ouvrît l’accès, et il arriva fréquemment que des postes entiers, abrutis par l’abus des liqueurs fortes (le ''claret'' et les autres vins de France n’étant pas du goût des Sikhs), restèrent à la discrétion de l’ennemi. Ceci toutefois ne fut qu’un inconvénient passager, et de l’excès même du désordre naquit la sécurité. Les caves une fois vides, l’ivrognerie se trouva naturellement réprimée.
 
En attendant, il est vrai, peu s’en fallut que la garnison ne pérît tout entière. Faute de surveillance, un des assiégeans avait pu se glisser tout près d’un amas de ''bhousa'' (3) fort imprudemment laissé dans le voisinage d’un des principaux magasins de poudre. Il y mit le feu et s’échappa nonobstant deux coups de fusil tirés sur lui, et qui le manquèrent. L’incendie se propageait rapidement et sans que personne fût assez osé pour essayer de l’éteindre, car il fallait pour cela s’offrir aux coups des centaines de tirailleurs qui faisaient pleuvoir leurs balles sur l’espace découvert où il s’agissait de se risquer. Tout semblait donc perdu et l’était inévitablement, car le terrain, s’échauffant par degrés, devait à la longue faire sauter le magasin dont il recouvrait les voûtes, lorsqu’une pluie providentielle vint arrêter les progrès du feu.
 
Cette pluie bienfaisante rendit encore d’autres services. C’était la première qui tombât depuis sept jours que durait le siège, et il est aisé de se figurer ce qui s’était amoncelé d’immondices de tout genre dans une enceinte comme celle que nous avons décrite. Les domestiques et les subalternes indiens ayant pour la plupart déserté dans les premiers jours, et la garnison ayant à peine assez de bras pour suffire à toutes les nécessités de la défense, les bœufs, les chevaux conservés dans les écuries de la résidence demeurèrent privés de soins et de nourriture. Ces animaux s’échappaient, erraient au hasard, misérablement affamés, et allaient périr çà et là. Leurs cadavres empestaient l’air, déjà chargé de miasmes impurs qui allaient bientôt engendrer des maladies contagieuses. La pluie venait donc pourvoir fort à propos aux soins hygiéniques que le manque d’hommes ne permettait plus de se procurer. Elle tempérait de plus, non sans quelques inconvéniens, une chaleur presque intolérable pour les Européens, et malgré laquelle il leur fallait, sous peine de mort, à peine relevés de garde ou revenus des tranchées, quittant le mousquet pour la bêche et la pelle, creuser des fossés, réparer des épaulemens écroulés, le tout sans préjudice de ce que chacun d’eux avait de soins à prendre pour s’assurer le pain quotidien, l’entretien des vêtemens, la satisfaction de ces mille et une habitudes qui, pour l’homme civilisé, deviennent autant d’impérieux besoins.
 
On se prend à chercher, dans les récits personnels de quelques-uns des assiégés, l’effet que tant de privations et de fatigues devaient produire sur leur moral. Cette étude faite, on est étonné de la force de résistance que la nécessité trouve au fond des natures en apparence les moins préparées. Après le premier ébranlement et la première agitation causés par le sentiment d’une situation critique et d’un imminent péril, l’âme se rasseoit et se fait à toutes les exigences de la crise. S’il n’est pas d’espoir fondé, raisonnable, où elle puisse se réfugier, elle se forge des illusions consolantes, elle se repaît de quelques riantes chimères. Elle résiste aux accablemens extérieurs, elle se raidit contre le fardeau qui la surcharge et va l’écraser, et en somme, à quelques rares exceptions près, elle finit par retrouver l’équilibre, sans lequel l’être lui-même s’anéantirait. Remarquons aussi que, dans ces circonstances extraordinaires, tout incident nouveau retrempe l’homme, et, favorable ou contraire, ranime sa force défaillante.
 
Ces incidens ne manquaient pas, on peut le croire, aux défenseurs de Lucknow. Jacques Cipaye ou ''Baba log'' (4), — ces sobriquets grotesques donnés aux insurgés disent assez que la gaieté même n’avait pas disparu tout entière, — s’étudiait à les harasser par des menaces continuelles. L’heure du repos venue, ou bien lorsque le feu des assiégeans, ralenti depuis quelques heures, faisait croire à une espèce de trêve, on entendait tout à coup des clameurs assourdissantes. Le clairon résonnait de tous côtés. La grosse artillerie retentissait, mêlée aux crépitations de la fusillade... Cependant après tout ce bruit pas un homme ne se montrait. Il n’en fallait pas moins, l’arme au pied, se tenir prêt à tout événement. Une partie de la nuit et du jour s’écoulait ainsi, interrompant les travaux de la garnison sans lui permettre pourtant de se livrer au repos. D’ailleurs, de tant de balles et de boulets lancés au hasard, quelque mal résultait toujours. Chaque journée avait ses morts et ses blessés, de huit à dix en moyenne. Encore ne comptait-on que les Européens, ainsi que nous l’apprend naïvement M. Rees. «''Naturellement'', dit-il, les soldats indigènes n’entrent pas dans mon calcul : la perte, nous le sentons bien, n’en est pas grande; mais le cœur nous saigne quand on nous apprend qu’un Européen a été atteint. Ce n’est pas à l’homme lui-même, il faut en convenir, que nos regrets sont voués : notre égoïsme déplore cette unité dont s’affaiblit le chiffre de la garnison, et cette perte nous montre l’avenir sous un jour peu flatteur. Si nous ne sommes pas secourus d’ici à un mois, il nous faudra devenir la proie de ces ingrats coquins (''those ungrateful scoundrels'') dont nous sommes environnés. »
 
Ces phrases significatives figurent dans le journal du jeune professeur sous la rubrique du 15 juillet, et nous pourrions en citer bien d’autres (5) où se peint le mépris dans lequel, après quelques jours, les assiégés de Lucknow avaient fini par tenir les ''ingrats coquins'' en question. Jacques Cipaye allait bientôt se montrer sous un aspect nouveau.
 
Le 20 juillet, vers neuf heures du matin, toutes les batteries assiégeantes ouvrirent leur feu, et de tous côtés on vit se mettre en mouvement les colonnes des insurgés. Les canons de la résidence, braqués sur ces masses mouvantes, entrèrent dès lors en fonctions, et le combat s’engagea simultanément sur tous les fronts de la petite enceinte. L’effort principal néanmoins se portait sur le redan. Les insurgés avaient, sans qu’on s’en fût rendu compte, poussé une mine dans la direction de cet important ouvrage. Fort heureusement elle n’était pas arrivée assez loin, quand ils y mirent le feu, pour lui porter dommage; mais à peine avait-elle éclaté, que, se croyant certains de trouver la brèche ouverte, les cipayes s’y précipitèrent plus audacieusement qu’on ne s’y fût attendu. La fumée de l’explosion venant à se dissiper, ils se trouvèrent arrêtés, par des obstacles imprévus, sous le feu combiné de deux ou trois batteries et sous celui des tireurs accourus de ce côté. Toute la garnison avait compris que cette fois la partie se jouait sérieusement. Pas un homme ne manquait à son poste. Les malades et les blessés eux-mêmes, quittant les matelas sanglans de l’hôpital, accouraient, pâles et suant la fièvre, à ce dernier rendez-vous de la mort. On vit derrière les créneaux se traîner jusqu’à un malheureux amputé qui, de son unique bras, déchargeait les fusils qu’on lui passait l’un après l’autre. Épuisé par ce dernier effort, il mourut le jour même.
 
L’énergie de la résistance eut quelque peine à dominer celle de l’attaque. Les chefs des insurgés donnaient l’exemple, s’élançant jusqu’aux palissades, leur bonnet au bout de leur épée; leurs hommes les suivaient et vinrent en plusieurs endroits se coller aux remparts, là où ni boulets ni balles ne les pouvaient aller chercher. Quelquefois on les délogeait avec des grenades. Sur un point où les grenades manquaient, on recourut à l’un de ces expédiens singuliers qui s’improvisent dans la mêlée, et jaillissent, comme l’étincelle, du choc où l’on s’entre-tue. On jeta sur les cipayes des substances que M. Rees qualifie d’''éminemment impures'', et les cipayes, redoutant plus que la mort le contact dégradant de ces « substances innomées, » retraversèrent sous une pluie de balles l’espace périlleux qu’ils avaient franchi dans leur premier élan.
 
Sans entrer dans plus de détails stratégiques, bornons-nous à dire que chacune des garnisons attaquées, Innés comme Anderson, Gubbins comme Sago, se défendit avec la même intrépidité, le même bonheur, et que les cipayes se retirèrent vers quatre heures de l’après-midi, c’est-à-dire après sept heures de lutte, laissant des centaines de cadavres autour de la redoutable enceinte. Les Européens n’eurent que quatre tués et douze blessés. On évalue la perte des rebelles à un millier d’hommes. Pendant le combat, les cipayes avaient emporté bon nombre de leurs camarades; ils sollicitèrent après l’assaut la permission d’enlever le reste. Peut-être la leur eût-on refusée en d’autres circonstances, pour ne pas traiter selon les usages ordinaires de la guerre des misérables qui jamais ne s’astreignaient à les respecter; mais la crainte de la contagion fut plus forte que tout autre calcul, et plutôt que de laisser se décomposer sous les ardeurs du soleil tant de débris humains, on consentit à la demande des cipayes, qui vinrent, avec des charrettes, enlever dans un horrible pêle-mêle leurs blessés et leurs morts.
 
De cette lutte acharnée, nous ne voulons détacher que deux épisodes caractéristiques. Un des ''civilians'', M. Hardingham, embusqué à côté d’une meurtrière, entend tout à coup siffler à ses oreilles une balle partie derrière lui. En se retournant vivement, il se trouve en face d’un des cipayes de la garnison, dont la physionomie terrifiée semble accuser les desseins perfides, et qui tient encore son arme fumante. L’Européen, furieux, court sur lui, baïonnette en avant : « Pas encore, Hardingham! lui crie le commandant du poste. Vous en aurez plus tard tout le loisir... » De fait, on constata que le fusil du cipaye était parti par accident. L’autre anecdote (je l’emprunte à M. Rees) nous rend dans toute sa verve un dialogue vraiment homérique entre un volontaire anglais parlant à merveille l’hindostani et les insurgés qui essayaient d’enlever le petit réduit confié à sa garde. Se méprenant à son accent et croyant avoir affaire soit à un mahométan, soit même à un des leurs, ils l’interpellent à travers la palissade qui les sépare, et lui offrent la vie sauve, s’il veut mettre bas les armes.
 
« — Voyons, criait un des rebelles, abrité dans une de ces nombreuses huttes qui subsistaient encore à quelques mètres du rempart... Venez à nous!... Abandonnez ces maudits ''Feringhis'', dont nous avons déshonoré les mères et les sœurs, et que nous exterminerons aujourd’hui même... Venez à nous!... Qu’espérez-vous d’eux?... Voulez-vous donc qu’ils vous fassent chrétien?....— Ici deux coups de fusil. (Pan ! pan!) — ...Ou bien avez-vous déjà perdu votre caste? — A vous ceci! répond Bailey, déchargeant son arme... Pensez-vous donc que je me sois nourri de porc comme vous autres?... Croyez-vous que je vais me déshonorer en me montrant ''infidèle à mon sel'' (6)?... A vous, fils de chien! (Pan!) A toi, j’ai souillé le tombeau de ton grand-père. (Pan!) — Attends, crie un troisième interlocuteur, attends, rejeton impur d’une mère déshonorée!... Nous t’aurons bientôt rejoint... Attends que nous ayons franchi ta muraille.... Mon sabre a le fil.... — Peut-être, répond Bailey; mais le cœur te manque... Viens donc, fanfaron! ma baïonnette est toute prête... Voyons ton escalade!... Mais prends garde à la pointe qui te recevra... Et en attendant voici pour toi!... »
 
Ainsi parlait le brave petit Bailey, pour qui les deux cipayes placés sous ses ordres chargeaient tour à tour une douzaine de fusils. En fin de compte et à force de tirer, les cartouches vinrent à lui manquer. Or il ne se souciait ni de quitter son poste pour en aller chercher, car ses deux cipayes n’y fussent pas demeurés sans lui, ni d’envoyer l’un d’eux, qui certainement ne reviendrait pas, ni même de crier trop haut pour en avoir, de peur que l’ennemi ne comprît sa situation critique et ne tentât un coup de main qui eût immanquablement réussi. Comment il se tira de ce mauvais pas, Dieu le sait; mais peu d’instans avant la fin de l’assaut le pauvre diable reçut une balle qui, après lui avoir écrasé le menton, sortit derrière le cou.
 
M. Rees, à qui nous devons ces curieux détails, avait passé lui-même toute la journée dans un état d’excitation fiévreuse qui lui a laissé, le croirait-on? d’agréables souvenirs. « Je dois avouer, dit-il, qu’au début de l’affaire je sentis, pendant quelques minutes, la crainte de la mort prédominer en moi. J’étais certain, et c’était notre pensée à presque tous, que nous touchions à notre dernière heure. Je fis donc une courte prière, me remettant absolument à la garde de Dieu, et après avoir mentalement fait mes adieux à ceux que j’aime le mieux ici-bas, je chargeai mon fusil, et me préparai à combattre avec la ferme résolution qui convient au soldat... J’en eus bientôt fini avec ces craintes égoïstes. A mesure que le feu devenait de plus en plus intense, et lorsque je vis ces hommes avancer hardiment sur nous, la peur que j’avais éprouvée fit place à une excitation nerveuse, et finalement le désir de tuer, la soif de la vengeance l’emporta sur tout autre sentiment... Je n’avais rien pris depuis le matin, ajoute M. Rees après avoir rendu compte des événemens de la journée, et le combat fini, quand je me retrouvai en vie, sain et sauf, la peau intacte, je remerciai le ciel ''in petto''; puis je savourai mes ''chupatties'' (7) et un verre d’eau-de-vie que me donna Deprat avec un plaisir que les mots ne peuvent rendre. J’étais noir de poussière et de poudre, sale à faire peur; mais une ablution, quelques instans de repos, mon pauvre dîner et un cigare pour dessert me mirent dans une situation d’esprit tout à fait digne d’envie. Depuis bien longtemps, je ne m’étais trouvé si heureux, — non, pas même avant d’avoir été cerné par ces damnés rebelles. »
 
Comme on peut le croire, cet état de bien-être tout à fait relatif ne dura pas au-delà de quelques heures. Dès le lendemain, le découragement, l’ennui, la fatigue, revinrent plus poignans que jamais. Le lendemain en effet, le successeur désigné par sir Henry Lawrence, le major Banks, qui s’était montré digne de ce choix flatteur et périlleux, fut atteint par un boulet pendant qu’il examinait, du haut de la batterie Gubbins, quelques maisons occupées par l’ennemi. La tête fracassée, il tomba mort sans pousser un cri. Le commandement suprême se trouva ainsi dévolu au colonel (depuis brigadier-général) Inglis, qui le conserva jusqu’à la fin du siège, non sans rencontrer quelque opposition de la part du commissaire fiscal, M. Gubbins. Il pourra sembler étrange qu’en des circonstances si particulièrement critiques des questions d’amour-propre, de prérogative, aient encore le privilège de soulever quelques susceptibilités entre frères d’armes. La chose est pourtant ainsi. Le commissaire fiscal s’était mis en rapport direct avec le gouverneur-général, auquel il adressait lettres sur lettres par des messagers plus où moins adroits, plus ou moins fidèles, et qui, sortis une fois de l’enceinte assiégée, n’y reparaissaient jamais. Le colonel Inglis, supposant avec quelque raison que ces dépêches réitérées pouvaient bien tomber aux mains de l’ennemi, à qui elles donnaient sur la situation intérieure de la place des renseignemens propres à l’encourager, voulut faire cesser une correspondance si compromettante. A des observations mal accueillies il fit succéder des ordres formels, qui ne furent pas écoutés, et il se vit enfin obligé de revendiquer dans toute leur étendue les droits incontestables que la situation donnait à l’autorité militaire, responsable de la défense et par-là même investie de pouvoirs littéralement absolus. M. Gubbins, menacé des arrêts forcés nonobstant son grade élevé dans la hiérarchie civile, finit par céder, mais non sans avoir à se reprocher un éclatant exemple d’indiscipline fort mal à propos donné (8).
 
Cinq jours s’étaient écoulés depuis l’assaut du 20 juillet, cinq jours pluvieux, où une vapeur lourde, montant de la terre alternativement échauffée et mouillée, aggravait l’état hygiénique de la garnison. La fièvre, la dyssenterie et le choléra sévissaient à la fois. L’hôpital était encombré, les soins manquaient forcément. De malheureux blessés, se tordant sur quelques lambeaux d’étoffe jetés à terre, demandaient en vain quelque assistance, et n’obtenaient même pas toujours le verre d’eau qu’ils mendiaient en gémissant. Ils respiraient un air infect dans ces salles basses dont la moitié des fenêtres demeuraient closes, afin de mettre les malades à l’abri des balles, et où les balles et les obus pénétraient encore quelquefois, tantôt tuant le chapelain qui récitait au chevet d’un agonisant les prières suprêmes, tantôt brisant la main exercée du chirurgien tandis qu’elle bandait une plaie (9). C’est au milieu de scènes semblables que mainte pauvre femme, s’arrachant au chevet de son enfant malade, dut venir assister aux derniers momens de son époux moribond, et il arriva parfois que l’enfant et la mère, que dis-je? la mère et les enfans allèrent en quelques jours rejoindre le mari, le père qu’ils avaient perdu.
 
Pendant ces tristes journées, le moral de la petite garnison, relevé un moment par l’exaltation d’une victoire inespérée, baissait de nouveau et rapidement. Chaque soir, on faisait le compte des ''casualties'', — morts ou blessés, ce qui revenait à peu près au même, les blessés étant d’avance envisagés comme morts, surtout s’il y avait lieu à pratiquer une opération, — et on calculait qu’en un temps donné ces disparitions quotidiennes, jointes à de fréquentes désertions des soldats indigènes, devaient rendre la défense littéralement impossible (10). Or ce temps arriverait-il avant les secours attendus? Les dernières nouvelles reçues remontaient au 27 juin, et on était au 23 juillet; depuis vingt-sept jours, on n’avait aucun renseignement, absolument aucun, sur ce qui se passait au dehors. Le 23 cependant, vers une heure du matin, un ''pensionné indigène'' (cipaye retiré du service avec une pension à vie), qui avait quitté Lucknow le 27 juin, y revint pour rendre compte de sa mission. Retenu prisonnier par les insurgés pendant treize jours, il avait pu néanmoins aller à Cawnpore, d’où il était parti l’avant-veille. Il y avait laissé une colonne anglaise (celle du général Havelock) avec douze canons. A trois reprises différentes, cette colonne en était venue aux mains avec les troupes de Nana-Sahib, et chaque fois elle les avait battues, leur prenant un grand nombre de pièces d’artillerie. Maintenant elle organisait le passage du Gange, préliminaire indispensable de sa marche vers Lucknow. L’intrépide espion n’apportait aucun document écrit qui pût tomber avec lui aux mains des rebelles; il attestait simplement la vérité de son rapport, refusa toute récompense pécuniaire, et voulut, à peine arrivé, sortir de la résidence à la faveur d’une pluie battante qui rendait bien moins redoutable la surveillance des postes ennemis. On lui confia un petit billet pour le commandant de la colonne de secours, puis on attendit avec une impatience joyeuse la réalisation des espérances qui étaient si à propos venues ranimer les courages abattus.
 
Sous l’influence du mauvais temps, le feu de l’ennemi avait sensiblement diminué. On profitait de cette bonace provisoire pour mille travaux urgens : la poudre à extraire des souterrains où elle était cachée, les tranchées à réparer, les animaux morts à enfouir, les provisions de blé à réduire en farine, mais surtout les travaux de l’assiégeant à surveiller. On remarquait en effet une activité extraordinaire sur plusieurs points à l’extérieur de l’enceinte, et notamment en face du redan. Négliger ces inquiétans symptômes eût été une grave imprudence. Aussi, par les nuits sombres et pluvieuses, les officiers du génie, se glissant furtivement hors de l’enceinte, allaient-ils fréquemment, au risque imminent de leur vie, examiner autant que possible dans quelle direction étaient poussées les approches souterraines que l’ennemi se ménageait.
 
Le 25 juillet, les nouvelles apportées le 23 avaient été pleinement confirmées. Un autre ''pensionné'' nommé Ungud, qu’on avait dépêché le 22 dans la direction de Cawnpore, parvint à rentrer dans la résidence. Il apportait une lettre du quartier-maître-général de la petite armée commandée par le général Havelock. Ungud, il est vrai, ne parlait, comme étant en marche vers Lucknow, que de sept cents soldats anglais, plus un régiment de l’armée indigène; mais ce n’était là sans doute qu’une avant-garde, puisqu’il annonçait en même temps plusieurs engagemens heureux, la délivrance de Cawnpore arrachée au féroce Nana, et Bénarès, Allahabad, Agra, restés aux mains des Anglais. On continua donc à espérer, à se réjouir. Chaque soir, des chants d’allégresse, entonnés en chœur, portaient aux assiégeans des défis indirects, auxquels presque chaque soir ils répondaient par de fausses attaques qui interrompaient les couplets commencés, et cela au grand détriment du repos de la nuit. « Mais, nous dit M. Rees, arriva le 27, jour où nous attendions la venue de nos amis, et pas un soldat ne parut; le 28, et pas de secours! Le 29, le 30, le 31, aucun symptôme de délivrance prochaine ! Aussi quelle torture !... Le cœur commençait à nous manquer. Beaucoup d’entre nous (je n’étais pas de ceux-là) perdirent alors jusqu’à la dernière lueur d’un espoir quelconque, et s’abandonnèrent à un découragement sombre, amer, obstiné, qui ne leur laissait plus qu’une pensée, tuer avant de périr. L’existence était devenue pour ces malheureux un insupportable fardeau, et j’en surpris plus d’un jetant un regard d’envie aux cadavres de leurs infortunés camarades qu’on emportait le soir pour les précipiter dans la fosse toujours béante et toujours remplie... »
 
D’où venait la navrante déception qui portait ainsi le désespoir dans des cœurs intrépides? Nous n’avons pas besoin de le dire à ceux qui se rappellent cette première campagne de Havelock et de Neill, si remplie de palpitantes péripéties. Cawnpore à peine repris, et lorsque le colonel Neill (bientôt après nommé général de brigade), à la tête de ses terribles fusiliers de Madras, eut exercé sur les misérables auteurs de ce massacre à jamais célèbre des vengeances ''à la Montluc''; quand il eut forcé les fanatiques brahmines à balayer de leurs mains, à essuyer de leurs lèvres, avant de marcher à la mort, souillés à jamais et privés de leur caste, le sang séché à l’orifice du ''puits'' où Nana-Sahib avait fait précipiter les corps mutilés de ses victimes, les deux chefs de cette mémorable expédition avaient voulu marcher immédiatement sur Lucknow. Entre eux malheureusement et la résidence assiégée se trouvait comme un épais rideau de corps armés qui, à chaque étape, se refermait obstinément devant les Anglais. Chaque jour, il fallait forcer un passage plus ou moins disputé par un ennemi dont les rangs brisés se reformaient, à peine un peu moins nombreux, à deux ou trois lieues en avant du champ de bataille abandonné. La colonne anglaise au contraire n’avait derrière elle aucune réserve où il lui fût permis de puiser pour réparer ses pertes quotidiennes. Invariablement victorieuse, chaque succès la laissait affaiblie, et le choléra venant en aide au feu des cipayes; cette poignée d’hommes, après quelques jours de marche, fut obligée de faire halte et de rétrograder vers Cawnpore. Les détails stratégiques de cette pointe aventureuse demeurée sans résultats sont consignés tout au long dans d’excellens rapports militaires dont une note peut résumer la substance (11). La physionomie toute particulière du général Havelock s’y révèle, et nous remet en mémoire les plus beaux types du temps des grandes guerres civiles. Havelock eût été sous Cromwell le modèle de ces soldats dévoués que le protecteur appelait ses ''côtes de fer''. Religieux et brave, prédicant et soldat, convertisseur par instinct, exterminateur par devoir, Havelock est à l’heure présente un des ''saints'' de l’Angleterre en même temps qu’un de ses héros et de ses bannerets. Parmi ces ''tracts'' dont les sociétés bibliques propagent l’édifiante lecture en les mettant au plus bas prix possible, vous trouvez déjà la ''Biographie de Sir Henry Havelock'' (12). Et pourquoi pas? Le plus surprenant n’est pas qu’il y ait çà et là un cœur de prêtre sous une cuirasse; la merveille au contraire est que l’idée de la mort toujours présente, toujours imminente, ne fasse pas de nos militaires, des plus vieux surtout, autant de moines armés.
 
Mais, sans nous écarter davantage, rentrons à Lucknow, où une nouvelle phase du siège allait commencer.
 
 
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<small> (1) M. Rees désigne en quelque sorte nominativement un militaire anglais soupçonné de s’être vendu aux rebelles. Il parle aussi, mais en termes moins précis, d’agens russes qui, après avoir fomenté la révolte dans les rangs des cipayes, auraient pris part aux opérations du siège.</small><br />
<small> (2) Fille du colonel du 48e indigène. Elle était fiancée depuis trois mois à un des officiers de la garnison. </small><br />
<small> (3) Paille hachée pour la nourriture du bétail. </small><br />
<small> (4) « ''Baba log'', mot à mot ''cher enfant''; c’était le mot favori dont se servaient les vieux officiers parlant à ces honnêtes cipayes dont la loyauté leur inspirait une si entière confiance. » La note est de M. Rees : ''Personal Narrative'', p. 128.</small><br />
<small> (5) « 18 juillet. — Les clairons de l’ennemi résonnent encore, et ils crient à tue-tête : ''Liai liai Jallou, bahadour''! « Il est pris! il est pris! (sous-entendu le retranchement.) Avancez, mes braves! » Mais la petite forteresse tient encore, et les ''bahadours ne jallonent'' pas. » ''Personal Narrative''. </small><br />
<small> (6) Nous ayons déjà mentionné cette expression proverbiale qui revient à ceci : « mordre la main dans laquelle j’ai mangé. » Le mot indien est ''nimakhalaly''. C’est le seul, au dire de M. Rees, par lequel un Hindou peut exprimer l’idée de ''reconnaissance'', et il en conclut que « désormais les indigènes doivent être menés avec une verge de fer; » Bel échantillon de philologie appliquée à la politique!</small><br />
<small> (7) Gâteaux de farine.</small><br />
<small> (8) On doit comprendre que nous sommes ici tout simplement les échos des censures portées par des témoins oculaires sur la conduite du commissaire fiscal. Aussi tenons-nous à dire qu’on annonce de M. Gubbins un ouvrage où sans doute il veut expliquer et justifier sa conduite dans des circonstances si délicates. En voici le titre : ''An Account of the Mutinies in Oude and the Siege of Lucknow Residency, with some observations on the cause of the mutiny'', by Martin Richard Gubbins, financial commissioner for Oude.</small><br />
<small> (9) Qu’on ne nous accuse pas d’amplifier. Nous racontons, et sans pouvoir tout dire. Le chapelain s’appelait Polehampton; M. Rees le dépeint comme un modèle de charité chrétienne. Le chirurgien s’appelait Brydon; il fut blessé tandis qu’il faisait une opération. Regardée de prime abord comme très dangereuse, sa blessure guérit pourtant.</small><br />
<small> (10) Dans ''le journal du staff-officer'', sous la rubrique du 22 juillet, nous lisons : « Le choléra sévit encore. Notre force numérique est bien diminuée, puisque seulement dans le 32e (anglais) nous avons eu déjà cent cinquante et une ''casualties''. » Au 24 juillet, le journal constate que les débris du 48e régiment comptaient déjà sept déserteurs, ceux du 71e plus de cinquante.</small><br />
<small>(11) Havelock, arrivé de Bushir (Perse) à Bombay, puis de Bombay à Calcutta, n’avait pu se trouver à Allahabad que le 30 juin. Il ne put en partir que le 7 juillet avec moins de douze cents hommes, dont mille Européens. Une avant-garde de huit cent vingt hommes, envoyée par le colonel Neill, le précédait vers Cawnpore. En somme, il n’eut pour cette première campagne que quatorze cents baïonnettes anglaises et huit canons. Le 12 juillet, il vainquit les insurgés à Futtehpore, le 15 à Pandoo-Nuddie (ce qui détermina le massacre des Européens prisonniers à Cawnpore). Le 16, il reprit Cawnpore après un combat en règle avec les troupes de Nana-Sahib. Le 19, il alla chercher le féroce rajah dans son repaire de Bithoor, où ce dernier ne l’attendit pas, et qui fut livré aux flammes. Ce fut en revenant de Bithoor à Cawnpore qu’il apprit la mort de sir Henry Lawrence. Le 20, il fut rejoint par Neill à la tête de deux cent soixante-dix hommes. Le 21, il traversa le Gange. Le 25, il commença sa première marche sur Lucknow par un temps de pluies torrentielles qui entravaient sa marche. Le 29, il prenait d’abord Unao, puis Busserut-Gunge, en deux combats successifs, livrés le même jour, qui lui coûtèrent douze morts et soixante-seize blessés. Cependant le choléra faisait plus de ravages que le feu de l’ennemi. La colonne expéditionnaire comptait déjà près de trois cents malades. Pour les renvoyer à Cawnpore, il fallait une escorte au moins aussi nombreuse, et Lucknow était encore à douze lieues. Ce fut alors que Havelock se décida à battre en retraite jusqu’à Munghowur, où il attendit de nouveaux renforts, que Neill, resté à Cawnpore, put lui envoyer encore. Dès qu’il se vit à la tête de quatorze cents hommes, il se remit, le 4 août, en marche sur Lucknow. </small><br />
<small>(12) Il existe deux biographies d’Havelock, toutes deux par de révérends ministres (MM. Owen et Brock). Une troisième est annoncée par un allié, un ami et un frère d’armes du général. Celle-ci sera certainement plus complète et probablement mieux écrite que les deux premières. </small><br />
 
 
<center>VII</center>
 
Le mois d’août, dans cette histoire de quatre-vingt-sept jours, s’appelle le ''mois des mines'', désignation qui s’explique assez d’elle-même. Renonçant aux attaques de vive force, ou ne voulant plus les risquer que sur une enceinte moins bien prémunie, les cipayes avaient changé de tactique. Celle qu’ils adoptèrent leur assurait de grands avantages. Déjà nombreux par eux-mêmes (on a évalué au chiffre de quarante ou soixante mille hommes, et même à un chiffre supérieur, les forces, d’ailleurs flottantes, qu’ils ont pu grouper sous les murs de la résidence), ils disposaient en outre de la population ouvrière de Lucknow. Tous les ''coolies'' de cette vaste cité étaient à leurs ordres. Employer la sape et la mine leur était donc facile, et il l’était beaucoup moins aux assiégés, si peu nombreux, affaiblis par les privations, les maladies, le manque de sommeil, de suffire aux travaux indispensables pour combattre ces approches à couvert. Aussi, dès qu’on eut parlé de « mines, » l’anxiété fut-elle grande parmi eux. Ce furent d’abord de vagues rumeurs, commentées, discutées, démenties. S’agissait-il de véritables galeries ou de simples tranchées? Les ingénieurs penchaient pour cette dernière hypothèse, la plus consolante des deux, mais ils ne trouvaient pas crédit chez tout le monde, témoin cet ami de M. Rees qui ne le rencontrait jamais sans lui parler des progrès souterrains faits par les insurgés. Se regardant comme parfaitement sûr de sauter un jour ou l’autre : « Hourra! mon bon ami, lui criait-il, hourra pour un céleste voyage en l’air ! »
 
Ce parti-pris philosophique n’était pas, naturellement et heureusement, à l’usage des officiers du génie. Or parmi eux s’en trouva un, porteur d’un nom célèbre, à qui, après sir Henry Lawrence, l’opinion de bien des gens attribue le salut de Lucknow. Le capitaine Fulton, investi de toute la confiance du général Inglis, et placé par les circonstances (1) à la tête des ingénieurs militaires qui aidaient à défendre la résidence, s’adjugea le soin périlleux de deviner, sous la terre fouillée dans tous les sens, le trajet des galeries percées par l’ennemi; il se promit de veiller à ce qu’elles fussent détruites en temps utile. Les travaux commencèrent le 26 juillet devant la batterie dite ''de Cawnpore''. Le 27, à travers deux planches jetées, comme par hasard, sur la route qui séparait des palissades anglaises une maison (''Johannes-House'') occupée par les cipayes, on aperçut, en y regardant bien, la main d’un homme soulevée à temps égaux. Ces planches, qu’on avait posées là pendant la nuit, abritaient son travail mystérieux. Peu après, la terre, creusée presqu’à la surface et détrempée par la pluie, s’éboula près de ces planches sur une longueur de sept ou huit pieds, révélant ainsi la direction de la mine pressentie. Elle traversait la route et poussait droit à l’estacade élevée du côté opposé. Six pieds de plus, elle y arrivait. Il était donc grand, temps et de l’apercevoir et d’y opposer une autre mine, ce qu’on fit pendant que, du haut de la ''brigade-mess'', quelques bons tireurs, entretenant un feu nourri dans la direction de l’éboulement, empêchaient l’ennemi de réparer le dommage causé à sa galerie.
 
Il serait fastidieux d’entrer dans le détail des opérations de ce genre, qui devinrent, à partir de ce moment, des incidens de chaque jour et de chaque nuit. Ce que nous en avons dit suffira pour montrer quel surcroît de fatigues et de périls, quel surcroît d’anxiétés et de secrètes angoisses il en résulta désormais pour la petite garnison de Lucknow. Sur le plan de la résidence qui accompagne le ''Personal Narrative'' de M. Rees, on peut suivre le tracé de toutes ces mines successivement creusées par les cipayes. Nous en avons compté ''quatre'' sur un front de rempart qui n’excède guère deux cents yards ou cent quatre-vingt-deux mètres. Ce sont celles qui éclatèrent le 27 juillet, le 10 et le 18 août, le 5 septembre.
 
Laissons là cette horrible guerre de taupinières, ces puits creusés par des muets, ces routes tracées par des aveugles, ces outils qu’on assourdit, ces combats au fourneau, à l’asphyxie, au camouflet, aux pots à feu, qu’on appelle aussi pots infects (''slink-pots'') ; sortons même un instant de cette résidence où l’on étouffe, et demandons-nous ce qui se passait alors dans la ville de Lucknow. Un jour, — le 5 août, ce semble (2), — le canon retentit dans la cité: non point le canon quotidien, celui qui démolissait lentement, pan de mur après pan de mur, les bâtimens de la forteresse improvisée. Non, cette fois c’étaient des salves d’artillerie comme celles qui annoncent les fêtes publiques. Un instant les assiégés s’y trompèrent. Ce canon lointain ne pouvait être que celui de l’armée de secours, et les têtes de se monter, et les hourras de retentir!... La nuit passa là-dessus, nuit fiévreuse où certes on ne dormit guère; mais le lendemain l’énigme fut éclaircie, et derechef l’espoir s’envola. Les insurgés n’étaient point aux prises avec les soldats de Havelock; ils étaient en grande joie au contraire et en grand travail : ils venaient de faire un roi.
 
Ce roi donc, — Burges-Kadr, un des fils naturels de Wajid-Ali, — entrait tout justement dans sa dixième année. Aussi régnait-il sans gouverner, cela va sans dire. Le véritable roi était l’amant de sa mère, laquelle exerçait de droit la régence. Munimou-Khan (ainsi se nommait cet heureux favori) comprenait le gouvernement comme une exploitation régulière de la fortune publique et privée. Il vendait les places au plus offrant et dernier enchérisseur. L’acheteur ne devait toucher d’appointemens qu’après l’expulsion définitive des Anglais. En attendant, congé lui était donné d’exploiter de son mieux sa position officielle, et Dieu sait s’il y manquait. Tout privilège s’affermait à l’encan. Un des fermiers, nommé Mussumut-Abassie, avait pris à bail les tribunaux et les mauvais lieux de la ville. Des tribunaux (civils et criminels, s’il vous plaît), il ne donnait, bon an, mal an, que 18,000 roupies. Il payait au contraire 60,000 roupies le second fermage, tout autrement fructueux à ce qu’il paraît. Une autre bizarrerie de ce gouvernement improvisé fut de donner pour généraux à ses troupes les eunuques du palais, nécessairement sinécuristes sous un roi de dix ans (3). Ceci semblera peut-être moins bizarre et moins invraisemblable, si l’on se dit que ces eunuques, sous le régime qui venait de finir, avaient cumulé avec leurs fonctions les plus essentielles celles d’officiers des chasses royales. En cet emploi, ils étaient devenus fort habiles à manier le mousquet. De là une supériorité quelconque, — peut-être pas la plus rationnelle, — sur les soldats dont ils reçurent le commandement. De là aussi les duels engagés entre ces grands généraux et les plus francs tireurs de la résidence. On a l’histoire d’un de ces noirs gardiens du harem que son adresse avait fait surnommer ''Bob the Nailer'', Robert le Cloueur. Embusqué dans la ''Johannes-House'' et armé d’un fusil à deux coups, il abattait, il ''clouait'' quiconque se hasardait à découvert dans le rayon où ses balles pouvaient atteindre. Las de servir de poupées à cet adroit tireur, les Anglais dirigèrent le 5 août contre la maison qui l’abritait une sortie qui réussit parfaitement. Une petite porte céda brusquement à l’explosion d’un pétard au moment où les cipayes étaient pour la plupart profondément endormis. Ceux que l’on surprit ainsi furent expédiés à coups de baïonnette (''bayoneted in grand style'', dit le narrateur de ce fait d’armes). Bob, perché au plus haut de la maison, et tout occupé des coups de feu que quelques officiers dirigeaient vers lui du haut des terrasses qui dominaient sa position, n’avait rien entendu. On le trouva tranquillement assis, chargeant et déchargeant son mousquet. Inutile de dire qu’il alla rejoindre ses camarades égorgés. A une époque postérieure, un autre eunuque, du haut de la tour dite de l’Horloge (''Clock-Tower'') (4), avait pris pour ainsi dire la suite des affaires de ''Bob the Nailer''. De son embuscade élevée, il décimait tout à loisir les soldats du poste opposé, et se rendit enfin si incommode qu’on ouvrit sur lui tout exprès un bombardement en règle. Les bombes, lancées avec une admirable précision, éclataient justement à l’endroit d’où partaient les coups de cet ennuyeux voisin; mais, lorsqu’on devait le supposer mis en pièces, une balle arrivait en sifflant pour témoigner de l’étrange invulnérabilité qui le protégeait. On n’eut le mot de l’énigme que lorsque, après l’arrivée des renforts, il fut possible de s’emparer de la tour. Cette tour, nous l’avons dit, dominait la résidence et par conséquent les batteries d’où on tirait sur elle. Notre eunuque, pourvu d’un bon télescope, guettait le moment où la bombe allait partir, et, par une échelle à cet effet préparée, il courait s’abriter dans un réduit qu’il s’était fait creuser dans l’épaisseur des murs. Immédiatement après l’explosion, le drôle revenait à son poste, et reprenait « la conversation » interrompue. Lorsque les soldats anglais, maîtres de la tour, montèrent jusqu’à lui et l’eurent tué, on le trouva étendu entre son fusil et son télescope.
 
Le mois d’août s’écoulait, et chaque jour apportait son contingent de désastres. Pour se faire une idée des angoisses qui planaient sur ce groupe d’hommes voués, selon toute apparence, à la plus horrible mort, il faut se dire que parmi eux se trouvaient, et par centaines, des chefs de famille. Figurons-nous, dans les tranchées infectes où, presque à bout de forces, il passe une nuit fiévreuse, figurons-nous ce malheureux que poursuit jusque-là, jusque sous les balles ennemies, jusque sur ce terrain miné peut-être, l’image désolante de son enfant qui se meurt faute de soins, faute d’alimens. Il n’a pu le veiller; il a fallu le laisser à sa mère, elle-même épuisée, affamée, désespérée! Cette nuit-là même, l’enfant meurt, et, des larmes dans les yeux, son père raconte à un ami (M. Rees) les dernières heures de ce pauvre petit Herbert, si doux, si aimable. « Songez donc!... c’était justement l’anniversaire de ma naissance... Oui, j’avais hier vingt-neuf ans,... et mon enfant m’a été pris... A la volonté de Dieu!... Mais ce sont là d’affreux momens! Cette nuit, ma femme et moi, nous avons creusé un trou dans le jardin, et nous avons couché le petit, enveloppé dans sa couverture... Oh ! mon Dieu (5) ! »
 
À la sympathie que ces paroles excitent succède chez celui qui les écoute un retour égoïste, mais bien naturel : « Eh bien! oui, se dit-il, c’est ainsi pour lui, et demain, ce soir, tout à l’heure peut-être, que m’arrivera-t-il? C’est bien vite fait ». On roule mon cadavre dans quelque lambeau d’étoffe; un ''doulie'' (6) porté par des balayeurs me sert de char mortuaire; la fosse, creusée à la hâte, n’est pas profonde; une prière vite marmottée, cinq ou six corps jetés sur le mien, et tout est dit, et personne jamais ne retrouvera mes os!... Telles sont les réflexions qui fréquemment me reviennent, mais que je chasse le plus vite possible. »
 
Le 18 août fut marqué par l’explosion d’une mine qui emporta toute une face du ''Seikh-Square''. Trois officiers et trois sentinelles, postés dans le haut du bâtiment, sautèrent en l’air juste au moment où le bruit de la mine venait d’appeler l’attention d’un des soldats. Cinq hommes restés en bas furent écrasés sous les décombres. Des trois officiers, pas un seul ne fut blessé; ils s’échappèrent tous les trois. Une des sentinelles, lancée du côté de l’ennemi, périt misérablement; son cadavre, décapité, demeura exposé toute la journée du lendemain aux regards des assiégés. La brèche faite, une brèche de trente pieds, les insurgés s’étaient présentés à l’assaut; mais, comme à l’ordinaire, une fois leurs chefs couchés par terre, ils battirent en retraite, se contentant d’entretenir une vive fusillade sur le point où la nécessité de réparer le rempart appelait impérieusement les assiégés. Ceux-ci cependant s’avançaient à l’abri de portes en planches qui, à l’épreuve de la balle, leur servaient de boucliers. Ils parvinrent à réoccuper la position et à la remettre en état sous la protection d’une pièce d’artillerie amenée là et mise en position après d’incroyables efforts. La nuit venue, une brusque sortie délogea l’ennemi des mines où il s’était maintenu jusqu’alors, et fît tomber provisoirement aux mains des assiégés quelques-unes des maisons qu’il occupait depuis le commencement du siège. On se hâta de les faire sauter.
 
Ce fut dans cette attaque, hardiment conçue et hardiment exécutée, que tomba, frappé à mort d’une balle en plein visage, notre compatriote Deprat. Il nous est impossible de ne pas nous arrêter un instant au moins devant ce type original dont nous avons déjà eu occasion de parler. Cœur chaud et généreux, imagination vive et prompte, courage brillant, bonté inépuisable et prodigue, humeur sereine résignation facile et gaie, tel nous apparaît, dans les souvenirs de ses compagnons d’armes, ce caractère bien français, où l’éclat des qualités jetait dans l’ombre, si graves, si essentiels qu’ils fussent, les défauts qu’on pouvait lui reprocher : paresse insouciante, inconstance de vues, manque de suite dans la volonté, absence d’ordre en tout ce qui en demande le plus; — négociant fort incomplet, on le voit, mais ami dévoué, honnête homme dans la moins étroite acception du mot. M. Rees, son associé, ne peut retenir quelques plaintes motivées par les pertes qui ont été pour lui le résultat de leurs affaires communes; mais on voit en même temps qu’il n’en gardé aucun ressentiment à l’ancien officier des chasseurs d’Afrique, devenu marchand par hasard. Moins que personne effectivement, il pouvait avoir le plus léger doute sur le désintéressement et la loyauté de Deprat.
 
« Le nana de Cawnpore (7), nous dit-il, qui, dès longtemps avant l’explosion de la révolte, le visitait fréquemment à Lucknow, savait parfaitement que Deprat avait fait toutes les campagnes d’Algérie sous Lamoricière, Cavaignac, Changarnier, Pélissier et Canrobert. A l’instigation d’Azimoullah, son principal conseiller, qui, ayant voyagé en Europe, parlait l’anglais parfaitement et le français assez bien, il dépêcha un messager et une lettre à Deprat, lui offrant, s’il voulait le venir rejoindre, le commandement de ses troupes et une somme considérable, une vraie fortune. Peu familier avec l’hindostani, mon ami dut avoir recours à moi et me mettre dans le secret de cette proposition. Je fus par lui prié d’y répondre. — « Non, m’avait-il chargé de dire au messager; ceci n’est pas possible pour moi. Il est maintenant trop tard : je me suis placé sous la protection des Anglais, et je ne les abandonnerai pas en de pareilles circonstances. Que puis-je d’ailleurs avoir de commun avec des gens qui assassinent des femmes et des enfans?... Chargez-vous de ceci pour le nana et pour Azimoullah,... et maintenant partez vite!... Si vous êtes encore ici dans une demi-heure, je vous fais pendre. Prenez ces vingt roupies, et décampez ! » Je pressai Deprat de faire son rapport au commandant, et de lui livrer le misérable embaucheur, — par lequel, soit dit en passant, nous fûmes les premiers à apprendre ce qu’il appelait « la grande victoire » du nana, c’est-à-dire le massacre de Cawnpore ; mais mon ami ne voulut pas entendre parler de ceci, et comme il avait pris la précaution de m’engager d’honneur au secret, je ne pus moi-même intervenir... Au surplus, un quart d’heure après, ma dénonciation n’eût déjà plus été de mise. Le messager n’avait pas attendu le résultat de nos réflexions pour retourner à Cawnpore.
 
« Deprat, pendant tout le siège, se montra sous le jour le plus brillant. Il servait à la batterie Gubbins tantôt comme officier d’artillerie, tantôt comme simple ''rifleman'', et on le vit accomplir là quelques-unes de ces témérités sans profit dont un Français et un fou peuvent seuls s’aviser : « Arrivez, arrivez ! criait-il parfois dans son mauvais jargon hindostani... Arrivez, fils poltrons de mères mises à mal!... Avez-vous donc si grand peur?... Êtes-vous des hommes ou des femmes?» La réplique suivait: « Oh! je te connais bien, maudit chien d’infidèle ! Tu es Deprat le Français... Tu habites près du pont de Fer. Sois tranquille, va!... Tu n’en seras pas moins tué pour attendre... Attrape ceci!... » Et une balle sifflait à ses oreilles.
 
« Deprat mourut dans des souffrances atroces. L’os facial avait été mis en pièces. Il se rétablissait cependant, lorsqu’une imprudence qu’il commit vint aggraver sa blessure, et il expira un mois après l’avoir reçue. Quelque temps auparavant, nous avions eu, lui et moi, une discussion théologique. « Je nie formellement, disait-il, qu’il y ait une Providence. Voyez donc un peu la belle justice qu’elle ferait ici-bas! Ce modèle de brave homme, Polehampton (8), le voilà mort. Et un gredin comme moi,... vous verrez que je m’en tirerai, allez! Je parie que je sortirai d’ici sain et sauf. » Il se trompait. A l’heure présente, il sait s’il y a, oui ou non, une Providence (ajoute pieusement M. Rees). »
 
Qu’on relise maintenant le dernier chapitre de la ''Chronique du temps de Charles IX'', et on verra si Deprat n’était pas de même race que « le capitaine George. » Voici encore une figure qui semble étudiée par M. Mérimée.
 
« Trois amis de Deprat et moi portâmes ses restes au cimetière. Le cadavre du capitaine Cunliffe, mort le même jour, fut jeté dans la même fosse, et une courte prière acheva la cérémonie. En cette occasion, j’eus lieu de remarquer une différence frappante entre notre chapelain protestant et le prêtre catholique. Personne, du vivant de M. Deprat, n’avait été plus généreusement traité par lui que le père B... (9). Cependant, comme il pleuvait fort ce soir-là, — pluie d’eau et pluie de balles, ma foi, — le ''padre'' semblait peu disposé à suivre le corps, alléguant que M. Deprat, fort relâché dans ses principes religieux, ne méritait pas d’être enterré chrétiennement. Pourtant, comme M. Harris (l’ecclésiastique protestant) se préparait pour la cérémonie, l’autre, un peu honteux, se vit amené par cela même à composition. Il vint de mauvaise grâce marmotter quelques mots inintelligibles, qui étaient censés du latin, et se retira bien vite, laissant enfouir à peu près comme un chien son compatriote et coreligionnaire. Je dis comme un chien, car les fossoyeurs manquaient en ce moment, et en conséquence nous fûmes obligés de le descendre nous-mêmes dans une fosse à moitié remplie d’eau. M. Harris cependant lisait à loisir sur le corps du capitaine Cunliffe nos belles prières pour les morts, et nous en adjugeâmes sa part au pauvre Deprat. J’ai connu du reste de très excellens prêtres appartenant au clergé catholique, gens qui méritaient toute espèce d’estime et de respect; mais le père B... n’est certainement pas de ceux-là. »
 
Un autre Français, M. Geoffroi, un Italien, M. Barsotelli, sont fréquemment nommés dans les récits du siège de Lucknow. Tous deux firent bravement leur devoir de volontaires, et le dernier nommé, avec son imperturbable politesse, son optimisme persistant, sa ferme croyance aux principes de la phrénologie, le grand sabre de cavalerie qu’il traînait partout après lui, n’est pas une physionomie sans relief. Toutefois Deprat était un homme de trempe supérieure, et dans ces critiques circonstances commandait bien autrement l’attention.
 
Vers la fin du mois d’août, les privations matérielles, s’aggravant de jour en jour, vinrent ajouter leur inutile surcroît aux désastres de ce long siège. Le sucre et le thé manquaient dès le 20 aux habitans de la résidence, le peu qui restait étant réservé aux malades et aux blessés. Le savon n’existait plus depuis longtemps; les vêtemens étaient dans un état déplorable, et les officiers eux-mêmes faisaient leur service dans les plus étranges costumes dont on se puisse aviser. Beaucoup n’avaient plus que leur caleçon, leur chemise et des pantoufles. Un d’eux portait une chemise taillée dans une nappe. Un des ''civilians'' avait pour uniforme une sorte de jaquette fabriquée avec le drap vert dont il avait dépouillé un billard. Le tabac manquait aussi; on le remplaçait tant bien que mal en fumant des feuilles de thé ou de goyavier. Un cigare avait fini par se vendre 3 roupies (environ 7 francs). Tout montait à l’avenant. Le 27 août, à la vente aux enchères des objets laissés par sir Henry Lawrence, on paya l’eau-de-vie sur le pied de 400 francs la douzaine de bouteilles, la bière (même quantité) 175 francs, le vin de Xérès à peu près le même prix, les jambons en boîte 180 francs pièce, une bouteille de miel 112 francs, la poudre de chasse 40 francs la livre. « Quant au sucre, s’il y en eût eu, nous dit l’''officier d’état-major'', on ne peut savoir à quel prix il serait arrivé (10). » L’argent perd singulièrement de sa valeur relative dans des situations aussi exceptionnelles. « Je n’aurais jamais pensé, dit M. Rees, qu’on pût tenir les roupies en si petite estime que je les ai, et je m’émerveille seulement de ceci, c’est qu’il y ait parmi nous des gens qui leur attribuent encore un prix quelconque. »
 
La farine même, la farine de blé, commençait à être rare, et dès le 22 août on ne distribua plus aux non combattans, à ceux qui avaient le temps de moudre, que du maïs en nature. Des germes d’épizootie commençaient à se manifester parmi le bétail, et plus d’une fois on se vit obligé d’abattre de jeunes bœufs tenus soigneusement en réserve, pour ne pas risquer de les perdre absolument.
 
Le 12 août, une vieille femme était sortie de la résidence, emportant, roulée dans un tuyau de plume, une dépêche adressée au général Havelock. Vingt autres lettres, dans les quarante-cinq jours précédens, étaient parties ainsi, et restées sans réponse. Cette fois on fut plus heureux : le 28 au soir, une lettre du général Havelock, datée de Cawnpore le 24 (11), pénétra dans la place, grâce à l’adresse d’Ungud le pensionné indigène qu’on a déjà vu remplir avec succès une mission de ce genre. Elle annonçait que les secours ne pouvaient pas arriver avant vingt-cinq jours. Ungud complétant la dépêche, nécessairement très laconique, raconta la retraite forcée d’Havelock après qu’il avait déjà quitté Cawnpore et franchi le Gange pour marcher sur Lucknow; il annonça aussi que, dans la première de ces deux villes, des renforts arrivaient journellement. Excellentes nouvelles sans doute, mais espérances bien atermoyées: telles qu’elles étaient, on s’en contenta. Les cipayes eux-mêmes, tout en grommelant, se montrèrent un peu moins abattus. Ils venaient, au surplus, de donner un gage expressif de leur bonne volonté en refusant un mois de paie qui leur était dû et qu’on voulait leur compter. Aucun d’eux, il est vrai, ne manquait d’argent, une assez forte prime étant attachée au travail de mines qu’eux seuls pouvaient faire par certaines journées de chaleur accablante.
 
Vingt-cinq jours! il fallait tenir vingt-cinq jours encore, alors que déjà on semblait arrivé à la dernière limite des forces physiques et de l’énergie morale! L’ennemi, lui, ne se lassait pas. Ses tranchées se multipliaient dans tous les sens, lacis incompréhensible, labyrinthe mystérieux et menaçant. Chaque jour, à des heures différentes, la canonnade, la mousqueterie, reprenaient de plus belle. ''Baba log'' brûlait sa poudre sans marchander, et quand il y mettait de l’économie, la garnison s’inquiétait. On avait remarqué en effet que les journées relativement tranquilles présageaient pour le lendemain quelque explosion démines ou quelque attaque. Ces jours-là d’ailleurs on était moins sur ses gardes, on se laissait plus facilement apercevoir, et les francs tireurs ennemis, toujours embusqués aux meurtrières, ne manquaient guère de mettre ces imprudences à profit. En moyenne, ils tuaient de trois à cinq hommes par jour. La nuit, pour garder tous les postes, il ne fallait pas moins de trois cents hommes. Il fallait en outre des corvées nombreuses pour le service des mines et contre-mines. Le manque de sommeil, l’humidité des tranchées, l’infection de l’air, tout conspirait pour que la dyssenterie, la fièvre, la petite-vérole, le choléra, vinssent ajouter leurs ravages à ceux de la guerre.
 
Au milieu de ces terribles fléaux, croira-t-on qu’un des plus ressentis fut le nombre immense de mouches attirées sur ce point où la chaleur et les pluies intermittentes mettaient tant de substances animales en état de putréfaction? Pas un des annalistes du siège qui ne se rappelle cette plaie d’Egypte, et cela dans des termes encore empreints de la colère nerveuse que cause l’attaque réitérée de ces odieux insectes. « Le sol en était noir, nos tables en étaient couvertes, s’écrie l’un d’eux. Elles nous ôtaient notre sommeil du jour; elles nous empêchaient de manger... Quand j’avalais ma misérable ''dall-rotie'' (12), ces maudites bêtes se jetaient par escouades dans ma bouche à peine ouverte, et de là retombaient pêle-mêle dans mon assiette, où elles flottaient, poivre improvisé, puis... mais je m’arrête avant de me laisser aller à quelque impertinence. Le fait est que le seul souvenir de cette agaçante misère suffirait à faire blasphémer un saint... »
 
Depuis une attaque repoussée le 10 août, et dont le récit ne nous a paru présenter aucun intérêt particulier, les rebelles avaient cessé de tenter l’assaut. On s’attendait à quelques entreprises prochaines à l’occasion des fêtes du Mohurrum (13), qui s’annonçaient par le bruit, devenu plus fréquent, des tam-tams et des cornets à bouquin. Le neuvième des quarante jours du Mohurrum arrive la ''Kutl-ka-Rath'', — la ''nuit de la boucherie'', — où les musulmans schiites sont dans l’usage d’immoler des chèvres par manière de sacrifice propitiatoire. La garnison de Lucknow pensait à bon droit que le massacre des Feringhis devait être regardé par ces fanatiques comme bien autrement agréable à leur divinité. Quiconque d’entre eux mourrait cette nuit-là, et pour une cause aussi sacrée, était certain au surplus d’aller tout droit au sixième ciel. La ''nuit de la boucherie'' était donc attendue avec une certaine anxiété qui se trouva trop forte pour certains courages. Une douzaine d’eurasiens, poussés par un sergent ivrogne qu’exaspérait le manque d’opium, résolurent de ne pas l’attendre. Profitant d’une nuit noire, ils défirent une barricade, rompirent la porte qu’elle masquait, et, laissant cette porte ouverte, sortirent de la résidence sans avoir été aperçus. Ces misérables ne faisaient que courir ainsi au danger dont ils prétendaient se garder. Les insurgés s’emparèrent d’eux, les tuèrent, et firent des libations de leur sang sur les ''tazias'' ou images du tombeau de Hossein. Cette désertion n’en détermina pas moins plusieurs autres. La place devenait peu à peu intenable pour tous ceux que l’honneur d’une part, et de l’autre la certitude de ne trouver aucune merci, n’y attachaient point. Dans la seule nuit du 28 août, sept domestiques désertèrent. On put prévoir que bientôt, si les secours tardaient encore, il n’en resterait plus un seul.
 
L’assaut prévu pour quelques jours auparavant fut donné le 5 septembre. Après la plus violente canonnade qu’on eût encore essuyée, on vit au lever du soleil environ huit mille hommes d’infanterie et cinq cents chevaux manœuvrer autour de l’enclos fortifié de manière à faire prévoir une attaque. A dix heures du matin, l’explosion de deux mines en donna le signal. Aucune des deux fort heureusement n’avait été poussée assez loin et ne fit brèche aux remparts. Du double nuage que formaient la poussière et la fumée, les plus intrépides d’entre les cipayes sortirent assez résolument, et ceux qui attaquaient la batterie Gubbins plantèrent contre le bastion une échelle énorme où plusieurs se hasardèrent jusqu’au sommet. Pas un d’eux cependant n’arriva sur le terre-plein. Parmi les officiers, les meilleurs tireurs les attendaient au dernier échelon, et les abattaient à peine entrevus. Du côté de la ''Baily-Guard'', ils furent accueillis par des décharges à mitraille « qui ouvraient dans leurs rangs de larges rues, et les dispersaient, dit M. Rees, comme la paille chassée par le vent. » Bientôt des centaines de cadavres jonchèrent le sol, et les assaillans se retirèrent derrière leurs abris, repoussés comme toujours, mais en apparence plus découragés qu’ils ne l’avaient jamais été.
 
Ce fut leur dernière attaque à force ouverte. Ils parurent désormais décidés à user lentement, patiemment, cette énergie désespérée contre laquelle échouaient successivement tous leurs coups de main. Après deux jours de tranquillité relative, ils se remirent à canonner aussi régulièrement que par le passé les murailles démantelées qui tant bien que mal servaient de remparts à la vaillante garnison de Lucknow. Dès l’aurore et jusqu’à neuf heures du matin, puis de quatre heures du soir au coucher du soleil, chaque jour ce travail de destruction recommençait (14). La direction du feu était excellente, et on pouvait s’assurer, en voyant les boulets arriver plus nombreux vers les bâtimens où ils pouvaient causer le plus de dommage, que les insurgés étaient exactement renseignés sur tout ce qui se passait à l’intérieur des remparts. Pour ceux que ces remparts abritaient au contraire, le monde connu finissait à la limite de cette étroite enceinte; « nous ne savions pas plus ce qui se passait dans Lucknow, à quelque cent mètres de nous, que nous n’étions au courant des affaires du Kamtchatka, » nous dit M. Rees. Cette ignorance était à elle seule un malheur de nature à entraîner des conséquences terribles. On pouvait en effet remarquer chez les cipayes restés fidèles jusqu’alors les symptômes évidens d’une démoralisation, d’un découragement bien naturels après tout. Or, s’ils venaient à manquer, c’en était fait des Européens, trop peu nombreux dès lors pour suffire à la défense de leurs fortifications si incomplètes, si endommagées (15). Cette éventualité était prévue, discutée d’avance. Il n’y avait plus, si elle se réalisait, qu’à faire sauter la résidence, et avec elle les femmes, les enfans, qu’on savait promis à l’infamie et à la mort s’ils tombaient aux mains des rebelles. Ensuite chacun se ferait tuer et vendrait sa vie le plus cher possible. Ces résolutions désespérées, ces hypothèses effrayantes agissaient sur certaines imaginations avec une irrésistible puissance. Il faut sans doute leur attribuer la mort tragique d’un excellent et brave officier (le lieutenant Graham) qui, le lendemain même de l’assaut du 5 septembre, se fit sauter la cervelle. Un suicide en de pareilles circonstances n’étonne-t-il pas?
 
Ungud, l’adroit émissaire déjà nommé, fut dépêché le 16 septembre vers le général Havelock, avec un message qui contenait sans doute un dernier appel. La réponse, s’il parvenait à la rapporter, devait lui être payée à très haut prix. Du haut de la tour de la résidence, d’où la vue s’étendait au loin sur les trois ponts, et de la terrasse du ''Post-office'', qui dominait une grande partie de la ville et la route de Cawnpore, des officiers, relevés toutes les deux heures, et tenant registre de leurs moindres observations, ne cessaient d’interroger tous les points de l’horizon, épiant les symptômes avant-coureurs de la délivrance. Ils remarquaient bien quelque agitation dans les rangs ennemis; des corps nombreux allaient et venaient; on entendait moins de clairons, ce qui paraissait indiquer que l’état-major des régimens révoltés avait quitté la ville. Quelques ''doulies'' observés sur la route de Cawnpore, un homme richement vêtu qu’on voyait haranguant la populace, il n’en fallait pas davantage pour éveiller l’attention et donner l’essor aux chimères. En attendant, la fusillade continuait sans relâche, et chaque jour faisait quelques victimes. L’une d’elles fut un pauvre porteur d’eau, tué tandis qu’il était à sa besogne, et dont le cadavre tomba dans le puits sur lequel il était penché : « grand malheur! dit le ''staff-officer'', car aucun des indigènes ne voudra plus boire de cette eau (16). »
 
Le 22 septembre, la désertion avait recommencé sur une grande échelle : un cipaye du 13e, un artilleur indigène, deux domestiques et trois faucheurs (''grass-cutters'') disparurent pendant la nuit. Dans la matinée, profitant de la pluie qui tombait à flots, quatre autres subalternes parvinrent à s’échapper. Quelques heures plus tard cependant, ces petits malheurs étaient largement compensés : Ungud revenait, porteur d’une lettre qui annonçait positivement l’arrivée des secours si longtemps attendus.
 
 
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<small> (1) Son supérieur hiérarchique, le major Anderson, était alors dans un état de santé si précaire, qu’il avait dû renoncer à toute fonction active. Le capitaine Fulton, du reste, fut tué le 14 septembre. Un boulet de canon lui emporta la tête pendant que, du haut de la batterie Gubbins, il examinait les travaux de l’ennemi. Nous trouvons consignés dans tous les récits du siège les témoignages les plus expressifs de la reconnaissance que lui avaient vouée les assiégés, et des regrets que sa perte leur laissa. Le corps de mineurs formé pour la circonstance par le capitaine Fulton n’était que de vingt-quatre hommes, dont six Européens seulement Les insurgés avaient à leurs ordres tous les ''coolies'' disponibles à Lucknow.</small><br />
<small> (2) Notre formule dubitative tient à la divergence des témoignages. M. Rees donne une date, l’''officier d’état-major'' en donne une autre. Si la date importait, on chercherait un troisième témoignage (qui peut-être ne ferait qu’accroître l’embarras); mais ici nous pouvons sans inconvénient passer outre.</small><br />
<small> (3) Il y avait aussi un conseil d’état et un commandant en chef, beau-frère de Wajid-Ali, mais aucune autorité bien définie et bien reconnue. Les cipayes eux-mêmes élisaient leurs officiers, et les officiers choisissaient en définitive les commandans à qui il leur plaisait d’obéir. Que si un officier venait à déplaire, ses subordonnés, se formant en conseil de guerre, lui notifiaient parfois sa dégradation, parfois plus simplement se jetaient sur lui et le fusillaient. Volontiers aurait-on refusé un grade à ces conditions exorbitantes; mais le refus d’un grade était puni de mort.</small><br />
<small> (4) Située en face de la ''Baily-Guard-Gate''. </small><br />
<small> (5) Nous avons relevé sur les listes nominatives les noms de ''vingt-trois'' enfans appartenant aux ''ladies'' de la garnison de Lucknow et morts dans le cours du siège Vingt-trois sur soixante-sept! Les ''femmes'' en perdirent trente et un sur cent quatre-vingt-seize. Les premières virent périr un enfant sur trois, les secondes un peu moins de un sur six. La Providence, on le voit, a ses compensations.</small><br />
<small>(6) Palanquin fabriqué pour les usages les plus communs. </small><br />
<small>(7) Le fameux Nana-Sahib. </small><br />
<small> (8) Le ministre protestant dont nous avons déjà raconté la mort.</small><br />
<small> (9) Nous supprimons naturellement le nom de cet ecclésiastique.</small><br />
<small> (10) La cherté des subsistances alla toujours en augmentant. Le 12 septembre, un des ''civilians'' paya 20 roupies ou 50 francs une petite volaille qu’il achetait pour sa femme malade. Une bouteille de curaçao se vendit 16 roupies ou 40 francs, et 40 francs aussi deux livres de sucre. Les vêtemens n’étaient guère moins chers. Le 19 septembre, à la vente aux enchères des effets d’un officier récemment tué, une chemise de flanelle neuve fut poussée jusqu’à 40 roupies (100 francs); cinq autres, qui avaient servi, se vendirent en bloc 380 francs, etc.</small><br />
<small> (11) Dans une des notes qui précèdent, nous avons suivi Havelock jusqu’au début de sa seconde marche sur Lucknow, le 4 août. Le 5, à Bnsserut-Gunge, sur le même champ de bataille où il avait triomphé une première fois, il fut contraint d’enlever les mêmes positions, réoccupées après sa retraite par les insurgés. Faute de cavalerie, cette victoire nouvelle resta sans résultats; elle avait été livrée sur un terrain couvert de marécages, d’où s’exhalaient des miasmes pestilentiels. Le choléra se remit à sévir dès le soir même avec une intensité qui ne permettait pas de se risquer plus avant. Il fallut revenir à Munghowur, position élevée et salubre. Le 11 août, apprenant que les rebelles étaient rassemblés près d’Unao en force considérable, on alla leur livrer bataille et enlever un village où ils s’étaient fortement retranchés, au nombre d’environ vingt mille. Havelock n’avait guère plus de mille hommes; il en perdit près de cent quarante dans cette victoire désastreuse. Aussi dut-il, ajournant décidément son entreprise, revenir le 12 à Munghowur, retraverser le Gange dans la journée du 13, et aller ensuite à Cawnpore rejoindre Neill, mis dans un grand péril par un retour hostile de Nana-Sahib. La cavalerie du nana était déjà dans les faubourgs de la ville, et les communications avec Allahabad pouvaient être coupées d’un moment à l’autre. Havelock chassa Nana-Sahib jusqu’à Bithoor, puis s’en revint à Cawnpore, pour n’en sortir de nouveau que le 19 septembre.</small><br />
<small>(12) Soupe au bouillon de lentilles mêlé à des tranches de pain sans levain. C’est le plus grossier aliment des soldats hindous. A Delhi, les cipayes victorieux demandaient à être nourris par les plus riches négocians de la ville. Ceux-ci, intimidés, proposaient de la ''dall-rotie''. «Comment? de la ''dall-rotie'' pour quelques jours qui nous restent à vivre? » s’écriaient les cipayes dans un curieux accès de sincérité découragée et d’indignation gastronomique. </small><br />
<small> (13) Fête mahométane, où est honorée la mort de Hossein et de Hussen, regardés par les schiites comme deux martyrs de leur foi, et comptés parmi leurs douze ''imaums'' ou saints. </small><br />
<small> (14) On a évalué à plus de dix mille coups de canon la somme de ces décharges quotidiennes. On cite un bâtiment qui avait reçu pour sa part près de quatre cents boulets, retrouvés dans les diverses parties de sa coque. Voyez le ''Journal de l’officier et état-major'' sous la rubrique du 8 septembre (''the Defence of Lucknow'', p. 152).</small><br />
<small> (15) Depuis le commencement du siège jusqu’au 25 septembre, terme de la première période, la garnison perdit plus de quatre cents combattans, européens ou cipayes. Ce chiffre est donné par M. Rees, p. 249. Les termes dont il se sert excluent l’idée que les déserteurs figurent dans ce chiffre, proportionnellement si élevé. </small><br />
<small> (16) Déjà le 1er septembre l’''officier d’état~major'' inscrit dans son ''journal'' la mention suivante : « Pour transporter quelques morceaux de bœuf pris à l’abattoir, on s’est servi d’une des charrettes de l’entrepôt. Or on s’en sert aussi parfois pour porter le grain. Ceci a suscité de la part des Sikhs des observations dont il faut tenir compte. La charrette en question a été marquée en présence de tous les employés du commissariat, et des ordres stricts ont été donnés pour qu’on eût à cesser de s’en servir. On ne saurait être trop scrupuleux en ce qui touche aux idées de caste. »</small><br />
 
 
<center>VIII</center>
 
« ... J’ai une rude tâche devant moi, car il me faut secourir Lucknow, et je ne dispose que de forces à peine suffisantes. Je ferai de mon mieux, mais l’opération est bien délicate, et il n’est que trop probable que la résidence sera tombée aux mains de l’ennemi avant que nous puissions la délivrer. Les misérables passeront tout au fil de l’épée, et cette pauvre Mary est enfermée là dedans, elle et son époux (1) ! »
 
Nous relevons ces lignes dans une lettre de Havelock datée de Cawnpore le 12 septembre. Le 16 arrivait le général sir James Outram, nommé au commandement militaire du district, et, parmi, les généraux anglais, celui de tous qui connaissait le mieux le pays où la guerre se concentrait définitivement. Havelock venait de servir en Perse sous ses ordres. Vieux compagnons d’armes, ils se connaissaient à fond et comptaient l’un sur l’autre. Le premier acte officiel du général Outram fut empreint d’une générosité chevaleresque. Déposant provisoirement tous les privilèges de son grade, il déclara, par un ordre du jour spécial, qu’il se mettait en qualité de volontaire à la disposition de son digne camarade. Il accompagnerait l’armée simplement en cette qualité, et aussi à titre de commissaire en chef de l’Oude, Havelock devant conserver la direction de l’entreprise qu’il avait si vaillamment commencée.
 
Avec les forces que lui amenait le général Outram (2), et en y joignant, en sus des blessés qu’on avait remis en état de faire campagne, les cholériques qu’un mois de repos avait rétablis, Havelock disposait de deux mille six cents combattons. Le 19, il traversait le Gange, grossi par les pluies, et faire franchir le fleuve à cette longue suite de chariots, de canons, de bœufs, de chameaux, d’éléphans, à ces nombreux valets d’armée et ''coolies'' qui constituent les ''impedimenta'' d’une armée anglo-indienne (3), ceci sous le feu des tirailleurs ennemis qu’il fallut disperser, constituait déjà une difficulté assez notable. Par-delà le Gange, on trouva l’inondation. Le soleil dardait de puissans rayons sur les champs submergés où la colonne se traînait lentement. Elle n’emportait que quinze jours de vivres, mais en revanche un parc d’artillerie au complet et des munitions en quantité considérable. Après les marais vinrent les sables brûlans. L’ennemi battait en retraite; déjà pourtant, sur les derrières de la colonne, il avait repris la campagne. Pas un des messagers (''cossids'') que Havelock dépêcha vers Cavvnpore ne put franchir la ligne des insurgés, qui s’étendait le long des rives du Gange. La journée du samedi avait été consacrée au passage du fleuve; le dimanche, on fit halte : Havelock n’aimait pas, sauf les cas d’urgente nécessité, à violer le sabbat. L’ennemi, campé à deux milles de lui, harcelait la cavalerie de l’avant-garde; on ne répondit pas à ses provocations, et le lendemain seulement la marche recommença par une pluie diluvienne. A peine avait-on fait une demi-lieue, que les boulets des insurgés arrivaient aux premiers rangs. On avait cette fois de quoi leur répondre. Les batteries ennemies furent réduites au silence; la cavalerie et les canons que les rebelles avaient jetés sur les flancs de la colonne furent obligés de se retirer sans avoir achevé leur mouvement. Enfin, se voyant tournés par l’infanterie anglaise, qui s’avançait sur leur droite, les ennemis réattelèrent leurs pièces, dont deux cependant furent abandonnées, et quittèrent précipitamment leur position. Ce mouvement avait été prévu et devancé : sir James Outram, à la tête d’un petit corps de cavalerie volontaire auquel il avait mêlé quelques irréguliers à cheval, les attendait dans la plaine, où ils eurent une centaine d’hommes sabrés et laissèrent encore deux canons. Ce combat, dit de Mungarwar, eut pour effet d’ouvrir la route jusque dans le voisinage de Lucknow. L’ennemi, cherchant une position plus forte encore que celle d’où il venait d’être délogé, ne la trouva qu’à l’Alumbagh.
 
L’Alumbagh (jardin de la dame Alum) (4) est un édifice comprenant plusieurs corps de bâtimens, mosquées, ''imanbaragh'', puits couverts, etc., situé au sud et un peu en avant de Lucknow, sur la route de Cawnpore, au milieu d’un beau jardin qu’entoure un parc admirable. L’armée anglaise, qui avait fait vingt milles dans la journée même du 21 septembre après le combat de Mungarwar, quatorze dans la journée suivante, et qui, toujours sous la pluie, avait passé deux nuits dans de misérables villages abandonnés par les habitans, n’arriva que le 23, dans l’après-midi, à l’Alumbagh. L’armée ennemie était en bataille sur les hauteurs voisines, sa droite masquée en partie par ces hauteurs, sa gauche appuyée aux murs de clôture du parc. Ayant appris à leurs dépens la tactique familière de Havelock, ceux qui commandaient cette armée avaient tout fait pour qu’il ne pût pas la tourner par un mouvement de flanc. La route que suivait la colonne avait été ouverte à travers des marécages réputés infranchissables, qui la bordaient encore à droite et à gauche. Là où ils cessaient et où le sol s’élevant permettait de prendre pied, les bataillons ennemis étaient massés avec leur nombreuse artillerie, et leurs cavaliers dispersés au centre et sur les ailes. Sur la route même convergeait le feu de leurs batteries. Havelock vit qu’il n’y avait pas un moment à perdre. Les boulets ennemis décimaient déjà ses soldats, massés trop près les uns des autres. Il donna l’ordre d’attaquer, et sous une pluie de fer, sous celle aussi que comme les jours précédens leur envoyaient les nuages, ces intrépides soldats, qui avaient déjà marché sept heures, se jetèrent sur la droite de l’ennemi. La terre détrempée cédait sous eux, mais à travers ces marécages qu’on avait crus inaccessibles, ils chassèrent les rebelles de village en village. L’artillerie anglaise en même temps frappait à coups redoublés le centre de l’armée ennemie, dont la déroute commença bientôt.
 
Le bruit de la canonnade arrivait cependant jusqu’à la résidence, où il éveillait mille espérances, mille inquiétudes. Dans l’après-midi, vers cinq heures, ce bruit sembla se rapprocher. On avait vu toute la journée des mouvemens de troupes fort inusités dans les rues de la ville. Sur ces bataillons, qui le matin se dirigeaient vers la droite, le soir au contraire vers la gauche de la résidence, le général Inglis faisait tirer ses obusiers. Le lendemain soir vint sans qu’on eût d’autres nouvelles, et la pluie tombait toujours à flots. La nuit fut tranquille. A huit heures et demie, on entendit de nouveau dans le lointain le bruit de l’artillerie. Le jour entier se passa dans des anxiétés inexprimables. Sur les huit heures, les assiégés eurent à repousser une fausse attaque dirigée contre la batterie de Cawnpore. On tirait d’ailleurs sur la résidence exactement comme à l’ordinaire. Pendant la nuit, on entendit encore le canon, et l’éclair même de chaque décharge se distinguait dans les ténèbres à travers une distance que les officiers d’artillerie évaluaient à sept milles environ.
 
La journée du 24 avait été employée par Havelock et sir James Outram à rassembler les bagages et les munitions, que l’on voulait laisser dans l’Alumbagh, sous bonne garde, avant de pénétrer à Lucknow. Le 25, ils abordèrent enfin l’épreuve décisive, et, si braves qu’on les suppose, il est permis de penser que ce ne fut pas sans quelque secrète anxiété. L’avant-veille, en rase campagne, ils avaient éprouvé bon nombre de pertes : que serait-ce une fois dans la ville, où peu à peu s’étaient concentrées toutes les forces de la révolte? Le cipaye, timide quand on l’aborde baïonnette baissée, tient bon derrière un abri quelconque, et on savait que des barricades, des tranchées profondes, des murs crénelés et percés de meurtrières étaient préparés dans toutes les directions, en vue de l’attaque imminente. Entre l’Alumbagh et la ville s’étend un jungle épais dont les herbes avaient à ce moment six ou sept pieds de haut, et que coupent çà et là des bouquets de bois. A peine hors de leur camp, les soldats de la première brigade, sous les ordres de sir James Outram, se virent assaillis par les tirailleurs cipayes, cachés de tous côtés dans ces fourrés si favorablement disposés. La route était aussi balayée par la mitraille de quelques pièces de campagne mises en position la veille : il fallut les enlever. Un peu plus loin, masquée par un pli du chemin, était une autre batterie, placée de manière à commander le pont des Char-Bagh (5), où l’ennemi avait laissé, embusqués derrière les murs de clôture, bon nombre de ''sharpshoolers''. Il fallut déloger ces francs tireurs et prendre les pièces qu’ils défendaient. Le général Outram reçut une balle dans le bras; mais, tout affaibli qu’il fût par la perte de son sang, il ne descendit pas de son cheval. On traversa le pont, on avança toujours sous le feu d’un ennemi invisible. On était maintenant sur la route qui mène directement à la résidence, et à deux milles environ de ses portes, en suivant la route de Cawnpore; mais prendre ce chemin, c’était (les renseignemens reçus en faisaient foi) s’exposer aux chances les plus hasardeuses : partout des palissades, des fossés profonds et larges, et, parmi les maisons qui bordaient la route, une sur deux était garnie de cipayes. Comme alternative, on avait après cela le grand détour que devait suivre quelques mois plus tard sir Colin Campbell. Il fallait alors s’écarter à l’est de la ville et revenir vers le nord en passant par ce parc immense [''Dilkousha'') au sortir duquel, dans cette direction, se trouvent les bâtimens du collège La Martinière, le Secunder-Bagh et le Motie-Mahal; mais après d’aussi fortes pluies ce chemin à travers champs n’était praticable ni pour les canons ni pour les wagons de munitions. Restait, à droite, une route étroite, presque une ruelle, longeant le canal sur lequel est jeté le pont des Char-Bagh. Là effectivement on ne trouva aucun préparatif de résistance jusqu’au moment où, quelques heures plus tard, on parvint sous les murs du Kayserbagh. Il fallut de toute nécessité y faire halte. On venait d’apprendre que les ''highlanders'', laissés sur le pont des Char-Bagh pour protéger le passage de la grosse artillerie restée à l’arrière-garde, à peine séparés du reste de la colonne, avaient été aux prises avec des masses de cipayes, et se trouvaient fort compromis. Il fallait avant tout les dégager. On leur envoya des canons qui les rencontrèrent à mi-chemin du pont et de la colonne, avançant lentement, au pas des bœufs qui traînaient le convoi, et assaillis à chaque minute par des essaims d’insurgés. Quelques coups à mitraille dispersèrent ces incommodes compagnons, et la colonne se trouva de nouveau réunie en face du palais du roi. Là, le feu des insurgés était formidable. « On n’y pouvait vivre, » a écrit Havelock dans une de ses dépêches. Or il n’y savait qu’un remède, c’était de donner tête baissée sur les batteries et de les enlever à la baïonnette. Ainsi fit-on deux fois encore avant de se trouver à peu près à l’abri sous les murs du palais Feradbouksh, situé au nord de la ville, sur les bords de la Goumti, et séparé par un seul autre palais (''Tarie-Kothie'') de la résidence elle-même.
 
Les deux généraux y arrivèrent par divers chemins, mais après une lutte si acharnée, des pertes si notables, et avec des soldats tellement harassés par six mortelles heures de combat sous un ciel d’airain et un feu d’enfer, que même là, à deux cent cinquante mètres de la ''Baily-Guard-Gate'', ils se demandèrent s’il fallait risquer de pénétrer immédiatement dans la résidence. L’idée d’ajourner au lendemain ce dernier effort ne tint pas contre celle d’exposer les assiégés à une suprême attaque de nuit, où peut-être ils succomberaient en vue même de l’armée de secours, arrivée jusqu’à eux au prix de tant de périls. Qui savait d’ailleurs si les cinquante mille ennemis dont on avait traversé les masses n’organiseraient pas autour du palais Feradbouksh un blocus tellement étroit, que dès le lendemain la délivrance des assiégés fût devenue impossible? Havelock ne put se faire à cette pensée. Laissant dans les palais qu’il venait d’occuper ceux des blessés qui avaient pu arriver jusque-là (6) et les bagages qui ne cessaient de se présenter aux portes, il s’élança vers la résidence avec les ''highlanders'' du 78e et le régiment sikh de Ferozepore.
 
De tous les points de la vaste cité, les insurgés étaient accourus sur les traces sanglantes de la colonne de secours, et avaient rempli les maisons situées autour des deux palais où elle venait de s’installer. Un feu terrible accueillit donc les deux régimens, à peine sortis de l’enceinte du palais Feradbouksh. Ils ripostaient au hasard, tirant contre les murs dans l’espoir que quelques balles pénétreraient par les meurtrières jusqu’à leurs ennemis embusqués. Sous un portique « ruisselant de feu » qu’ils eurent à traverser, l’intrépide Neill, le vengeur de Cawnpore, tomba pour ne plus se relever, la tête fracassée par une balle. A chaque pas, nouvelles pertes. La nuit était venue, et l’on marchait littéralement à la clarté de la mousqueterie. Enfin parurent les portes de la résidence!... Il faut ici laisser la parole aux témoins de cette scène vraiment émouvante.
 
« A quatre heures de l’après-midi, on avait signalé quelques officiers en veste de chasse et en ''solah-caps'' (7), un régiment européen, pantalons bleus et chemises bleues, et enfin une batterie attelée de bœufs dans le voisinage du Motie-Mahal. A cinq heures, les volées de mousqueterie se suivaient de plus en plus près au cœur de la ville. Enfin une balle Minié, sifflant au-dessus de nos têtes, attesta que nos amis se rapprochaient de nous. On n’avait encore vu jusque-là que les insurgés tirant sur eux du haut des terrasses, Cinq minutes plus tard, nous distinguâmes nos soldats se frayant passage dans une des principales rues. A chaque instant, il en tombait quelqu’un; mais la colonne avançait toujours, sans que rien pût tenir devant elle. Une fois ''vus'', plus de doutes, plus de craintes ni pour eux ni pour nous, et les longues anxiétés de la garnison, comprimées depuis si longtemps, éclatèrent en une clameur assourdissante. De chaque trou, de chaque fossé, de chaque batterie, de derrière les sacs-à-terre qui protégeaient les maisons à moitié démolies, ce cri se propagea, se répéta, trouvant partout de l’écho, même dans les salles de l’hôpital. Plus d’un blessé, se traînant péniblement hors de son lit, venait joindre sa voix à celle qui envoyait cette joyeuse bienvenue au-devant de nos glorieux libérateurs. Ce fut un de ces momens à ne jamais oublier (8).
 
« ... A ces bruyans hourras répondaient ceux de nos libérateurs, à mesure qu’ils franchissaient le seuil de l’enceinte... Qu’elles étaient douces à contempler, ces figures amies! Nous courions au-devant de ces braves compatriotes, officiers, soldats, et c’étaient des serremens de main... Qui les décrira? Les notes aigres et perçantes de la cornemuse écossaise déchiraient nos oreilles. La plus admirable musique nous eût-elle autant émus? Et ces braves camarades, rendus de fatigue, couverts de sang, ils oubliaient tout, eux aussi; leurs compagnons d’armes tombés derrière eux, leurs propres blessures, leur épuisement, tout disparaissait devant le bonheur qu’ils éprouvaient à se dire qu’ils nous avaient enfin sauvés (9). »
 
Un tragique et touchant épisode de cette journée doit encore trouver place dans les souvenirs qu’elle a laissés. « En arrivant dans la ''Baily-Guard-Battery'', dit encore M. Rees, les ''highlanders'' du 78e la trouvèrent gardée par nos cipayes, et, ne se sachant pas dans l’intérieur de nos fortifications, ils crurent avoir affaire à l’ennemi. En un clin d’œil, trois de nos hommes, qu’ils prenaient pour des insurgés, tombèrent percés de baïonnettes. Ils ne firent pas ombre de résistance, et l’un d’eux, en se laissant aller sur le sol, où il expira quelques minutes après, leur dit, les saluant de la main : « Ce n’est rien (''koutch purouanni'') ! L’intention est bonne. Soyez les bienvenus, camarades! »
 
Affaiblie, dans cette seule journée du 25 septembre, de près de cinq cents hommes (un cinquième de son effectif) (10), l’armée de secours apportait certainement le salut, mais non pas la délivrance immédiate. Les soldats qui la composaient avaient rêvé sans doute une triomphale entrée à Lucknow et la déroute soudaine des cipayes épouvantés; mais ils comptaient sans ce génie tenace des Hindous qui, par l’obstination, essaie de suppléer au courage. Partout où il croit pouvoir demeurer sans trop de périls, ''Baba log'' attend qu’on l’expulse de vive force. Dès le lendemain du jour où les soldats de Havelock et d’Outram eurent pénétré au cœur de Lucknow, ils se sentirent bloqués comme l’étaient la veille ceux qu’ils venaient délivrer. La ceinture de feu, quelque peu élargie, entourait, non plus seulement la résidence, mais les palais voisins, militairement occupés, et que leurs nouveaux hôtes s’appliquèrent immédiatement à fortifier. Toute communication avec le dehors se trouva rompue, et la petite garnison laissée à l’Alumbagh avec le gros des bagages et des approvisionnemens s’y vit, elle aussi, parfaitement cernée. On en fut réduit, pour communiquer avec elle, à inventer un système fort imparfait, paraît-il, de langage télégraphique. A la rigueur, on aurait pu l’aller rejoindre, en laissant à la résidence un renfort de trois ou quatre cents hommes; mais comme il eût fallu y laisser aussi les blessés, en nombre considérable, qui ne pouvaient se transporter, le secours eût été presque dérisoire, compensé surtout par l’augmentation des bouches à nourrir et l’insuffisance numérique de la garnison pour tout ce qui lui restait à faire. De plus la retraite exigeait de nouveaux combats, imposait de nouvelles pertes. Enfin que ferait-on dans l’Alumbagh des femmes et des enfans qu’on y aurait transférés, et qui n’y trouveraient pas les approvisionnemens indispensables? Cette idée fut donc abandonnée. La prise de Delhi, qu’on apprit le 10 octobre, faisait espérer de prompts renforts. On résolut de les attendre. Peu à peu, à la suite de sorties nombreuses, la ligne de défense s’étendit. On détruisit celles des batteries ennemies qui gênaient le plus. On disposait de bras nombreux, qu’on utilisa pour les ouvrages de défense, tranchées, mines, contre-mines, etc. Dans cette seconde période du siège, l’ennemi ne poussa pas moins de vingt mines sous les murs des palais nouvellement occupés, et, au rapport de sir James Outram, la défense exécuta vingt et un puits, comprenant une profondeur de 209 pieds, et 5,291 pieds de galeries souterraines. Ces chiffres donnent une idée de l’activité qu’on déployait de part et d’autre.
 
Comme on le pense bien, après les premières journées d’enthousiasme, la vie des assiégés avait repris son caractère monotone et triste. C’étaient les mêmes devoirs que par le passé, c’étaient aussi les mêmes privations (11). A part ce qu’on avait trouvé dans les trois palais occupés par les troupes de renfort, et qui malheureusement consistait surtout en objets de luxe, châles, pipes et poignards incrustés de pierreries, selles brodées de perles, porcelaines de prix, etc., les approvisionnemens ne s’étaient point accrus, et il y avait bien plus de monde à nourrir. Aussi les alimens gardaient-ils des prix exorbitans, dont profitèrent amplement certaines personnes douées de cet esprit commercial que nulle circonstance ne trouve en défaut. M. Rees nous parle entre autres d’un ingénieux négociant, qui, à échanger du thé contre des brocarts tissés d’or et du sucre contre des diamans, réalisa une petite fortune en quelques semaines. Encore eut-il la chance de l’emporter dans une magnifique calèche attelée de bœufs, le tout faisant partie de ses propriétés nouvellement acquises.
 
L’histoire du second siège est celle du premier, moins ce que celle-ci a de plus dramatique, le nuage de terreur, l’auréole de sang, qui planaient sur le sort des assiégés. Nous passerons donc rapidement sur le mois d’octobre et les premiers jours de novembre, qui n’apportèrent aucun changement essentiel à la position des Anglais. Le 12, ils apprirent que sir Colin Campbell marchait sur Lucknow à la tête de cinq mille hommes. Le même soir, son arrivée fut signalée de l’Alumbagh. Dans la matinée du 15, le télégraphe annonça qu’il se portait en avant. Ainsi que nous l’avons dit, il évita, en faisant un long circuit, les dangers affrontés par Havelock, chassa les insurgés qui occupaient le grand parc Dilkousha, s’empara des bâtimens du collège La Martinière, par eux transformé en forteresse, et s’y établit jusqu’au lendemain. Les rebelles se portèrent aussitôt en grand nombre dans tous les édifices qui se trouvaient entre La Martinière et la résidence. Le Secunder-Bagh était le mieux fortifié : il fut d’autant plus vigoureusement défendu que la garnison s’y trouva cernée, et n’avait pas de capitulation à espérer. La brèche faite, une brèche de deux pieds carrés, les Sikhs et les ''highlanders'' y pénétrèrent pour ainsi dire un à un, et un horrible combat corps à corps commença dans cette enceinte close de toutes parts, un vrai massacre s’il est vrai, comme on l’affirme, que deux mille cadavres nageant dans leur sang encombraient après l’assaut les salles du Secunder-Bagh. Jamais les atrocités de Cawnpore n’avaient été mieux vengées. Il fallut ensuite emporter une mosquée, la Shah-Nujjif, à laquelle l’assaut ne put être donné qu’après une canonnade de trois heures : ce fut la seconde journée. La garnison de son côté s’avançait à la rencontre de l’armée de secours, et les chefs se rejoignirent enfin le troisième jour sous les murailles de la ''Mess-House'', le dernier point dont les cipayes eussent essayé de disputer la possession (12). Sir Colin Campbell arrivait dans tout l’enthousiasme de la victoire. Havelock se mourait déjà.
 
Lucknow n’était pas repris cependant. Y rester avec six ou sept mille hommes était une entreprise chimérique; dès lors il n’y avait pas une minute à perdre pour en sortir avec la moindre perte possible. Le plan de sir Colin Campbell était fait d’avance. Les rebelles purent croire, le voyant continuer son feu contre les bâtimens voisins de la ''Mess-House'', qu’il voulait les déloger de toutes leurs positions autour de la résidence. Il ne songeait qu’à en tirer sains et saufs les quinze cents malheureux dont elle était le refuge depuis près de six mois.
 
Les prisonniers d’état, les femmes et les enfans, enfin le trésor, devaient partir les premiers. Une longue chaîne de piquets était établie de manière à protéger leur marche jusqu’à La Martinière. Les combattans restaient à leurs postes, chargés de détruire peu à peu tout ce que la résidence renfermait d’engins ou d’approvisionnemens militaires hors d’état d’être transportés. Ce fut à quatre heures du matin, le 18 novembre, que le précieux convoi se mit en marche. Mistress Inglis, la femme du commandant de Lucknow, a décrit avec une incomparable naïveté les émotions de ce qu’elle appelle un « exode. » Elle raconte comment John (son mari), n’ayant pu l’escorter en personne, lui donna pour l’accompagner son aide-de-camp, ''a very nice créature'', dit-elle en propres termes. Et devant ces familiarités de style nous serions tentés de sourire si nous ne savions, à n’en pas douter, que cette noble femme avait donné, pendant toute la durée du siège, les plus beaux exemples d’abnégation et de dévouement. Ce matin-là même, refusant le palanquin préparé pour elle, mistress Inglis avait voulu faire route à pied comme toutes ses compagnes d’infortune. Or, parlant de ceci, elle dit simplement : « Il fallut marcher, n’ayant plus d’attelage pour la voiture. » N’y a-t-il pas dans cette réticence une exquise délicatesse? « Nous ne courûmes aucun danger, continue-t-elle, sauf en trois endroits où l’ennemi nous dominait, et où il fallut prendre le pas de course. » A Secunder-Bagh, les dames trouvèrent des palanquins préparés pour elles et furent, sous bonne escorte, conduites jusqu’aux tentes dressées à leur usage dans le beau parc de Dilkousha.
 
Le 20, le 21 et le 22 se passèrent à bombarder le Kayserbagh, comme si on prétendait l’enlever d’assaut. Le capitaine Peel, dont on vient d’apprendre la mort (13), dirigeait cette opération simulée. Ainsi, dans l’évacuation provisoire de Lucknow, rien ne fut laissé au hasard. Cette opération s’exécuta selon les règles de la stratégie, en face d’un ennemi exaspéré, et que son immense supériorité numérique rendait, après tout, assez redoutable. A minuit, dans la nuit du 22 au 23 novembre, l’ordre de départ, donné à l’improviste, passa de rang en rang et pour ainsi dire d’homme à homme. On n’éteignit aucuns feux, et la garnison sortit en silence, sans que rien pût trahir l’abandon où elle laissait tout à coup ces fortifications, jusque-là si vaillamment défendues. Un seul homme resta dans la place, un capitaine, plongé dans un sommeil profond, et que personne ne s’avisa d’aller avertir dans l’obscur recoin qu’il avait choisi pour y passer la nuit en pleine tranquillité. Le malheureux se réveilla deux heures après, seul, absolument seul dans cette enceinte déserte, autour de laquelle rugissaient encore, sans oser y pénétrer, cinquante mille démons à face humaine. Une terreur profonde s’empara de lui dès qu’il put se rendre compte de sa situation. S’élançant à toute course, il traversa les cours emmêlées, les corridors tortueux, les allées inextricables du Feradbouksh et du Tarie-Kothie. Partout la même solitude, partout le même silence, interrompu çà et là par quelques coups de canon, quelque volée de mousqueterie que l’ennemi envoyait au hasard. Enfin, hors d’haleine, à moitié mort de fatigue, il rejoignit le dernier peloton de l’arrière-garde; mais le choc nerveux qu’il avait ainsi reçu à l’improviste ne le laissait déjà plus maître de lui-même. Il était à peu près fou, et ne recouvra l’usage entier de sa raison qu’après quelques jours de repos.
 
Attaqué, dès le 20, du mal qui allait l’emporter, Havelock était encore sous le charme de cette gloire qu’il avait longtemps méritée sans l’acquérir, et qui venait comme un rayon de soleil couchant dorer le soir de sa vie. « Je ne vois pas encore, après tout, ma nomination dans la gazette (14); mais sir Colin n’adresse plus ses lettres qu’à sir Henry Havelock, » écrivait-il dans les dernières lignes qu’il ait pu tracer : singulier témoignage du prestige que garde encore la distinction aristocratique dans ces âmes héroïques et détachées, en apparence, de tout ce qui tient aux vanités de la terre! Transporté à l’Alumbagh, le pieux vétéran y reçut la visite de son compagnon de gloire, sir James Outram. « Pendant plus de quarante ans, lui dit-il, j’ai réglé ma vie de manière que la mort me trouvât toujours prêt... Aussi n’ai-je pas peur... Mourir, c’est gagner; ''to die is gain''. » Et ses dernières paroles, adressées au fils qui, grièvement blessé, le soignait cependant avec une infatigable tendresse, furent, dit-on, celles-ci : « Venez, mon enfant, venez voir mourir un chrétien. »
 
Les opérations militaires qui, quatre mois plus tard (du 2 au 19 mars 1858), ramenèrent les Anglais dans Lucknow, soumis cette fois et pacifié, n’entrent pas dans le cadre de ce récit (15). Chacun a pu lire d’ailleurs la relation de ces événemens, due à une plume ingénieuse et facile, celle du correspondant du ''Times'', M. Russell, qui avait déjà si bien raconté les divers épisodes du siège de Sébastopol, et qui semble, depuis lors, être attaché en qualité d’historiographe à toutes les armées anglaises entrant en campagne. On n’a certainement pas oublié les pages étincelantes où il nous faisait pénétrer avec lui dans le Kayserbagh reconquis et livré au pillage, et il serait plus que superflu de résumer aujourd’hui ces scènes étranges où se reflètent et miroitent les splendeurs du ciel oriental, les lueurs de l’incendie, l’éclair des canons et le ruissellement fauve des trésors amoncelés dans l’ancienne demeure des rois d’Oude. Bornons-nous donc à rappeler ces récits où l’imagination irlandaise de l’écrivain, comme emportée sur l’aile des ''djinns'', effleure avec une vertigineuse rapidité les sites merveilleux de l’Orient, les scènes pittoresques d’une marche à travers les plaines brûlées de l’Inde, et les incidens inouis de ces campagnes fabuleuses qui mettent aux prises, comme jadis, la petite phalange macédonienne avec les innombrables armées de Darius et de ses satrapes. Revenons dans notre vieille Europe, où un autre spectacle, moins brillant, mais plus instructif, sollicite notre curiosité.
 
Nous sommes en plein sénat. Une lutte acharnée met aux prises ces hommes d’état émérites, ces orateurs experts, qui, du haut de la tribune anglaise, prétendent régler les destinées du monde en réglant celles de leur pays. L’Oude, la compagnie, les directeurs, le gouverneur-général, ces mots reparaissent à chaque instant dans les discours amers qu’ils échangent. D’où vient que ce sujet, tant rebattu naguère et si froidement accueilli, si discrédité comme ''topic'' oratoire, passionne aujourd’hui tous les esprits? Ce phénomène s’explique aisément. Le sort de l’Oude, c’est la destinée d’un cabinet. Lord Canning, le gouverneur-général, c’est le ministère Palmerston, brisé naguère sur un récif à fleur d’eau. Le blâme infligé à lord Canning par un membre de l’administration tory, c’est le terrain sur lequel on veut la faire combattre, la désarmer, la tuer. Vous comprenez maintenant d’où vient ce chaleureux intérêt porté aux dépêches datées de Calcutta. Calcutta, c’est Londres, puisqu’on y fait et défait les ministres. Rome n’est plus dans Rome, elle est au Bengale.
 
Au fond, de quoi s’agit-il, et à travers tout ce bruit parviendrons-nous à le savoir? En deux mots, voici le fait. Lord Canning, pour aider autant qu’il est en lui aux efforts de sir Colin Campbell et de sir James Outram, a lancé une proclamation aux habitans de l’Oude. Voulant être compris d’eux, il leur a parlé leur langue. Ignorant que son œuvre officielle, adressée au cabinet whig, aurait à obtenir l’approbation de ses ennemis politiques, devenus, sans qu’il le sût encore, maîtres de l’administration, il a oublié précisément les scrupules libéraux, les exigences constitutionnelles du torysme au pouvoir. Il a parlé en souverain d’Orient. Il a revendiqué, au profit de l’Angleterre, les droits absolus que naguère le Grand-Mogol exerçait sans contrôle. Dans l’Inde, comme jadis en Europe, ''la terre est au roi'', qui la donne ou la reprend à son gré. L’impôt n’est pas autre chose que le loyer de cette terre donnée à bail. Partant de là, — tout autre principe étant incompréhensible pour le peuple qui l’écoute, — que dit lord Canning dans cette fameuse proclamation du 14 mars, inspirée par le sentiment du triomphe obtenu à Lucknow? « L’empire nous est rendu sur cette partie du pays. Le temps est venu de récompenser et de punir. Des grands propriétaires du sol, il en est six (et il les nomme) (16) qui se sont distingués par leur fidélité au gouvernement anglais. Ceux-là, sans préjudice des récompenses qui leur seront plus tard décernées, restent seuls propriétaires héréditaires des biens qu’ils possédaient dans l’Oude quand ce royaume a été annexé au domaine britannique. A part ces exceptions ''le droit de propriété sur le sol de ces provinces est confisqué au profit du gouvernement anglais, qui disposera de ce droit comme il le jugera convenable''. » Lord Canning propose ensuite à ceux des propriétaires révoltés qui feront immédiatement leur soumission l’honneur et la vie saufs, pourvu qu’ils n’aient pas trempé dans un meurtre proprement dit pratiqué sur un sujet anglais. « En ce qui touche, ajoute-t-il, le surplus d’indulgence qui pourra s’étendre jusqu’à eux et la situation qui leur sera faite désormais, il faut qu’ils s’en remettent absolument à la justice et à la clémence du gouvernement anglais. Ceux qui se hâteront de se montrer et de venir en aide au commissaire en chef de la province pour rétablir l’ordre et la paix trouveront cette justice et cette clémence largement appliquées. Le gouverneur-général envisagera d’un œil très libéral les titres qu’ils pourront ainsi acquérir à la restitution de leurs anciens droits. » Certes, pour des oreilles européennes, ce langage est singulier. Les droits revendiqués sont exorbitans, l’opportunité de cette altière revendication peut être contestée: qui le niera? Encore faut-il apprécier les circonstances de temps et de lieu, et savoir si une parole moins énergique eût suffi pour obtenir les résultats désirés, et qui paraissent en voie de réalisation (17). Est-ce au peuple qu’on s’adresse? Menace-t-on les ''ryots'' de les chasser de leurs huttes de boue, de leur enlever leur pauvre champ de blé ou leur rizière? Non, ceux-là sont inviolables dans leur misère insouciante. Ceux qu’on veut atteindre, ce sont les grands propriétaires, les grands barons du pays, ces ''zemindars'', ces ''taloukdars'', dont nous avons, au début de cette étude, éclairci les droits, expliqué la situation. De leur résistance obstinée ou de leur prompte soumission dépend non le sort, mais la durée de la campagne qui s’ouvre, et où a déjà coulé tant de sang anglais. Humilierez-vous devant eux votre drapeau victorieux? Non sans doute. Procéderez-vous par simple injonction ? Habitués à un autre langage, ils trouveront celui-ci peu concluant. Menacerez-vous leur vie? Mais vos baïonnettes et vos canons s’expliquent là-dessus plus catégoriquement que toutes les proclamations du monde, et cependant on ne les a pas intimidés. Restent ces biens immenses sur la possession desquels repose toute leur grande existence féodale et presque dynastique. Eh bien! on les leur reprend, non pas ''en fait'', mais ''en principe''. On rétablit à leur usage la fiction qui a existé pour eux de tout temps. La terre était au souverain, la Grande-Bretagne est souveraine, donc la terre est à la Grande-Bretagne. Elle la laisse aux sujets fidèles, elle la rendra aux sujets repentans, elle ne l’enlèvera qu’aux rebelles obstinés. Voilà ce que ''dit'' lord Canning, voilà ce que tous ses prédécesseurs ont ''fait'' sans hésiter et sans encourir le moindre blâme. Qu’il y ait mieux à dire et surtout mieux à faire, cela n’est pas douteux; mais une fois qu’on sort du domaine du droit pur et qu’on se résigne à subir la nécessité politique, où n’est-on pas entraîné! L’Europe n’est pas l’Inde, et que n’y voit-on pas dans les temps de crise? Demain, qu’une émeute éclate à Barcelone, et on peut savoir d’avance par quels sauvages ''bandos'' le capitaine-général essaiera d’intimider les mutins : état de siège, justice militaire, fusillades sans jugement, il ne promettra rien de moins. Pour une parole provocatrice, la mort; pour une arme de guerre indûment détenue, la mort; pour un délit qui, en temps ordinaire, s’expie par une amende de cinquante francs, la mort, toujours la mort! Est-ce à dire que la vie humaine soit devenue tout à coup en Espagne un objet de si mince valeur? Va-t-on réellement recommencer à Barcelone les massacres de Cabrières ou ceux de Nantes? Pas le moins du monde. Ces terribles formules, purement comminatoires, sont destinées à frapper les esprits simples, à donner une haute idée d’un pouvoir qui se déclare indépendant de toutes les lois, à relever le prestige défaillant d’une autorité menacée. On espère, à l’aide des mots, se passer des actes; on menace pour ne pas sévir. Ainsi a fait lord Canning. Il lui eût fallu les trésors de l’Hindostan tout entier pour acheter la soumission des ''taloukdars''; il paiera cette soumission avec les biens mêmes qu’il leur reprend aujourd’hui pour les leur rendre demain. Quoi de si terrible après tout?
 
Qu’on se soit trompé de bonne foi sur le caractère essentiellement modéré de lord Canning et sur le vrai sens de sa proclamation, il ne nous est vraiment pas permis de le croire. Le bénéfice d’une telle erreur, nous ne l’accordons qu’à lord Ellenborough, personnage singulier, esprit ''sui generis'', animé des intentions les plus loyales, mais pétri des préjugés les plus bizarres. Il fut sincère, nous le croyons, dans le blâme précipité dont il foudroya immédiatement la proclamation de son successeur (18). Ce blâme pourtant était une imprudence pour le moins égale à celle de la proclamation, et détermina un retour d’opinion qui menaça d’emporter le cabinet tory. La démission spontanée de lord Ellenborough devait apaiser la tempête; mais les membres du dernier ministère whig ne l’entendaient pas ainsi, et voulaient pousser à bout ce commencement de succès pour eux, d’échec pour leurs rivaux. À leur tour, ils dépassaient le but, et leurs efforts échouèrent devant le ''refus de concours'' que leur opposa la fraction la plus radicale de la chambre des communes. Il y a là des hommes que lasse le vieux libéralisme, exclusif et trompeur, des grands meneurs whigs, et qui savent maintenant à merveille tout ce qu’on peut obtenir des ''tories'' en leur marchandant un appui indispensable.
 
Elevons-nous quelque peu au-dessus de ces combinaisons parlementaires, qui jamais n’auront que l’intérêt du jour ou de la semaine, et demandons-nous si le temps de la justice est enfin venu pour l’Inde. — Cette simple question ouvre d’immenses horizons, sur lesquels il semble que le jour commence à poindre. L’Angleterre comprend, — ses généraux eux-mêmes le lui disent (19), — que la force matérielle ne peut lui assurer longtemps la domination de cette vaste agglomération de territoires et de peuples qu’elle appelle son empire indien. Elle comprend aussi que de tous les moyens de « conquête morale » qu’elle peut employer, le plus irritant, le plus périlleux serait celui que lui proposent les fanatiques d’Exeter-Hall, la propagation presque forcée du christianisme tel qu’ils l’entendent. Elle sait en outre que sa domination, aisément subie par les ''ryots'', dont elle peut et devrait améliorer la condition, est odieuse et le sera toujours aux classes autrefois dominantes, dont elle doit tendre peu à peu sans secousses, sans tyrannie, à réduire, à limiter l’influence. Elle sait enfin que l’impôt excessif sous lequel se débat, depuis des siècles, la misérable agriculture de la péninsule indienne devra, quoi qu’il en puisse coûter d’abord, être ramené à des proportions plus équitables et perçu par des moyens moins violens. Ces idées, facilement intelligibles, ont fait leur chemin, grâce à la terrible insurrection dont nous avons voulu raconter quelques épisodes, et un premier pas a été fait dans une voie de sages innovations par la destruction du monopole de la compagnie. Aucun intérêt tiers ne viendra se placer désormais entre celui de la nation anglaise et celui des cent cinquante millions de ''fellow subjects'' dont elle s’est déclarée la tutrice. Humainement et, si l’on veut, chrétiennement compris, ces deux intérêts, loin d’être opposés l’un à l’autre, devront finir par n’en faire qu’un jusqu’au jour où l’émancipation intellectuelle des peuples hindous leur donnera le droit de réclamer une indépendance qu’ils obtiendront très probablement avant d’en être complètement dignes, car il en est de la liberté, comme de la grâce divine, qu’on a ''par surcroît'', si peu qu’on fasse pour l’obtenir. Certains peuples l’ont eue qui, la comprenant peu, l’avaient, quoi qu’on en dise, à peine désirée. Il est vrai qu’ils n’ont pas su la garder longtemps.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Mary Thornhill, nièce du général Havelock, mariée l’année précédente a un emploie du service civil. Son mari, Bensley Thornhill, fut mortellement blessé le jour même de l’entrée à Lucknow, au moment où il allait au-devant du capitaine Havelock, frappé lui aussi, et qu’on amenait à la résidence.</small><br />
<small>(2) Le 5e fusiliers, quelques compagnies du 78e et une portion du 90e régiment. </small><br />
<small> (3) Un seul détail peut en donner une idée. A chaque compagnie sont attachés dix palanquins. A chaque palanquin il faut ''six'' porteurs, payés chacun 16 roupies ou 20 fr. par mois. Donc, ''pour le seul transport des malades ou blessés'', chaque régiment traîne après lui quatre cent quatre-vingts ''coolies'', ce qui suppose une dépense annuelle d’au moins 103,200 fr. C’est M. Russell, le correspondant du ''Times'', qui nous donne ce curieux renseignement.</small><br />
<small> (4) ''Alum'' veut dire Beauté-du-Monde.</small><br />
<small> (5) ''Char-Bagh'', Quatre-Jardins.</small><br />
<small>(6) Pendant la terrible marche du 25, on avait laissé sur différens points des groupes de blessés, chacun avec une escorte. L’ennemi s’acharnait sur ces malheureux. Un des chirurgiens restés avec eux a raconté en détail, avec beaucoup de verve, le sort d’un de ces convois, escorté par cent cinquante hommes, et qu’il avait ordre de conduire, comme il le pourrait, jusqu’à la résidence. Une fois engagés dans les rues de Lucknow, les cent cinquante hommes d’escorte périrent ou furent dispersés. Les blessés furent noyés en partie au passage d’un ruisseau. Le reste, abandonné par les porteurs de palanquins, resta sur la route exposé aux balles des cipayes, qui finirent par descendre des maisons d’où ils tiraient, et par brûler vifs, dans leurs ''doulies'', ces malheureux, incapables de se défendre. Le chirurgien en question échappa miraculeusement à cette boucherie. On trouvera son récit dans la ''Biographical Sketch of sir Henry Havelock'', par M. Brock, p. 232. </small><br />
<small>(7)Ce sont ces casquettes dont la partie postérieure se rabat sur la nuque, qu’elle protège contre le soleil. </small><br />
<small> (8)Relation de l’officier d’état-major, p. 174. </small><br />
<small> (9) Ruutz Rees, ''Personal Narrative'', p. 223-24.</small><br />
<small> (10) Le rapport de Havelock dit cinq cent trente-cinq hommes tués, blessés ou ''manquant''.</small><br />
<small> (11) « Nous avons pour vivres, dit Havelock dans une lettre à sa femme (10 novembre), une ration réduite de bœuf pris au train d’artillerie, des ''chupatties'' et du riz ; mais le thé, le café, le sucre et le savon sont des objets de luxe qui nous demeurent inconnus... Je dîne un jour par semaine chez le commissaire fiscal (Gubbins), qui m’a fait boire d’excellent ''sherry'' (vin de Xérès), sans lequel je crois qu’il me serait advenu malheur, car la disette n’est pas si aisément supportable à soixante-trois ans qu’elle l’était à quarante-sept. » Ces derniers mots renferment une allusion au siège de Jellalabad en 1841-42, où Havelock avait eu à supporter des privations du même ordre.</small><br />
<small> (12) Les pertes de sir Colin. Campbell dans ces trois journées furent de quatre cent soixante-sept tués ou blesses, dont dix officiers tués et trente-trois blessés.</small><br />
<small> (13) Fils de sir Robert Peel et officier de grande espérance. Il s’était distingué devant Sébastopol, où il dirigeait la batterie anglaise empruntée aux vaisseaux, et qu’on appelait batterie de la marine.</small><br />
<small> (14) Sa nomination comme ''baronet'', titre que la reconnaissance nationale a fait passer à son fils, sir Henry Marshman Havelock, avec une pension de 1,000 livres sterling. Pareille pension a été accordée à la veuve du général.</small><br />
<small> (15) Remarquons seulement que sir James Outram, laissé dans l’Alumbagh avec quatre mille hommes, s’y était maintenu, nonobstant plusieurs attaques des rebelles de Lucknow, depuis le 26 novembre 1857 jusqu’au jour où sir Colin Campbell l’y vint rejoindre avec environ quarante mille hommes, dont vingt-cinq mille européens, et cent vingt pièces d’artillerie de siège.</small><br />
<small> (16) Les ''rajahs'' de Bulrampore, Padnaha et Kultiarie, le ''taloukdar'' de Sissaindie, les ''zemindars'' de Gopaul, de Kheir, et de Moraon.</small><br />
<small> (17) Les dernières nouvelles reçues de l’Oude attestent que le commissaire Montgomery, appliquant la proclamation selon l’esprit et non selon la lettre, a déjà opéré la soumission de la grande majorité des ''zemindars'' et ''talouhdars'', lesquels, à peine rentrés dans le devoir, obtiennent, avec la rémission de leurs crimes, la restitution complète et de leurs propriétés et même de leurs privilèges. L’annulation de ceux-ci est sans doute remise à des temps plus opportuns.</small><br />
<small>(18) Lord Ellenborough a été, comme chacun sait, gouverneur-général de l’Inde anglaise, et son administration, bien intentionnée d’ailleurs, n’y a pas laissé les plus heureux souvenirs. </small><br />
<small>(19) Sir James Outram dans ses remontrances à lord Canning, le général Jacob dans une lettre curieuse adressée aux ''Daily-News''. </small><br />
 
===La révolte des cipays, l'insurrection de Meerut et le siège de Delhi===
1 décembre 1858
 
===Les massacres du Pendjab, le général Nicolson et la prise de Delhi===
15 décembre 1858
 
===Les campagnes du major Hodson===
1 mai 1859
 
===La fuite et les aventures du juge Edwards===
 
: ''Personal Adventures during the Indian Rebellion in Rohilcund, Futtekghur and Oude'', by William Edwards, judge of Benares; fourth edition, 1 vol. London, Smith, Elder and C°, 1859.
 
 
<center>I</center>
 
Sur une bonne carte de l’Inde, cherchez à cent cinquante-deux milles de Delhi, dans la direction de l’est, la ville importante de Bareilly. De ce point, abaissez vers le raidi une ligne qui incline légèrement à l’ouest, et vous trouverez la station de Budaon ou Budaouan, un des centres politiques du Rohilcund. Le Rohilcund lui-même est un district oriental du royaume de Delhi qu’envahit à la fin du XVIIe siècle une belliqueuse tribu des Afghans du Kaboul, les Rouillas, et qui est compris dans le territoire borné par le Gange et la Gogra. C’est à Budaon qu’un juge de Benarès dont le caractère ne semble pas moins fortement trempé que celui du major Hodson (1), M. William Edwards, exerçait paisiblement depuis dix-huit mois les fonctions, à la fois judiciaires et fiscales, de ''magistrale'' et de ''collectors'' lorsque la nouvelle y parvint de la révolte de Meerut. Huit jours s’étaient à peine écoulés, qu’une sourde agitation se manifestait dans tout le district. M. Edwards, justement inquiet pour sa femme et ses enfans, les dirigea sans retard vers un de ces établissemens qui, profondément abrités dans les gorges de l’Himalaya, devaient rester jusqu’à la dernière heure préservés des contre-coups du mouvement insurrectionnel. Cette précaution, justifiée par l’événement, ne fut pas prise un jour trop tôt, car, pour arriver à Nynee-Tal (2), le but de leur voyage, mistress Edwards et ses enfans avaient à traverser Bareilly, qu’ils trouvèrent déjà évacuée par toutes les familles européennes. Huit jours après leur passage éclatait l’insurrection militaire de cette ville, insurrection marquée au coin de la préméditation la plus cruelle et la mieux dissimulée. Les officiers anglais, trompés jusqu’à la dernière minute par des protestations de fidélité cent fois réitérées, ne doutèrent point de leurs soldats jusqu’au moment où commença le massacre. A huit heures du matin, le 31 mai 1857, le major Pearson, commandant le 18e indigène, attestait encore l’inébranlable loyauté de ses hommes; à onze heures, un coup de canon avertissait les cipayes restés dans leurs lignes que le moment d’agir était venu pour eux. Les sentinelles tiraient sur ces mêmes officiers auxquels cinq minutes plus tôt elles avaient présenté l’arme avec tout le respect imaginable. Les canons étaient braqués sur les divers points de réunion de l’état-major, anglais, et ce fut à grand’peine que, sous l’escorte du 8e de cavalerie, encore indécis, ceux des officiers que les balles n’avaient pas atteints purent sortir de Bareilly dans la direction de Nynee-Tal. Une petite colonne de cipayes, munie d’un canon, les suivait de loin. Les cavaliers du 8°, à quelques milles de la cité, demandèrent eux-mêmes un retour offensif qui leur fournît l’occasion de sabrer cet audacieux détachement. On applaudit à leur zèle inespéré, le capitaine Mackensie les conduisit au feu; mais à peine furent-ils en face de leurs camarades et eurent-ils vu déployer l’étendard vert, symbole de leur foi commune, qu’ils hésitèrent et finirent par passer du côté des rebelles. Le canon amené par ceux-ci fut tourné à l’instant même sur le capitaine anglais et le petit nombre de ''sowars'' encore groupés autour de lui : on leur enjoignit de s’éloigner sous peine de mort, et ils partirent en effet au grand galop. Quant au major Pearson, il avait péri des premiers.
 
Ainsi se trouvait accomplie en quelques heures la révolte du Ro-hilcund, dont Bareilly était le centre militaire (3). Un capitaine d’artillerie indigène devenait chef militaire du pays, et on choisissait pour rajah un juge retraité de la compagnie, Khan-Bahadour. Ce magistrat, devenu prince, entrait aussitôt en fonctions par un bel et bon procès, intenté selon toutes les formes aux deux juges de Bareilly, MM. Raikes et Robertson, qui furent jugés, condamnés et pendus pour crimes dûment qualifiés, sinon prouvés. Avec eux périt le collecteur, M. Wyatt, auteur d’un livre assez curieux, le ''Gil Blas hindou''. A Shahjehanpore, le même jour qu’à Bareilly, l’insurrection se déclarait, et, surpris pendant le service divin, —-c’était un dimanche, — presque tous les résidens européens furent égorgés. A Mooradabad, bien que fort déconcertés de ne trouver que 2,5001, st. Dans la caisse du gouvernement, les cipayes, qui d’abord avaient voulu attacher à la bouche d’un canon le trésorier si mal en fonds, se laissèrent rappeler qu’ils avaient juré « par les eaux du Gange» de ne pas faire tomber un cheveu de la tête des Européens. Liés par leur redoutable serment, ils se retirèrent avec leur butin, et accordèrent aux résidens deux heures pour quitter la ville. Ceux-ci en profitèrent pour se retirer à Nynee-Tal, où les accompagnèrent quelques poignées de cipayes demeurés « fidèles à leur sel. » Ce dernier épisode se passait le 3 juin 1857.
 
Rétrogradons de quelques jours et revenons à Budaon, où nous avons laissé M. Edwards aux prises avec les difficultés croissantes d’une administration de moins en moins obéie. Le premier acte des insurgés de Mooradabad avait été, selon la coutume généralement adoptée, de donner la clé des champs aux prisonniers. Or parmi ceux-ci se trouvait un gentilhomme-bandit, nommé Nujjoo-Khan, sous le coup d’un arrêt de déportation perpétuelle pour une tentative de meurtre suivie d’effet sur la personne d’un magistrat adjoint. Après avoir échappé deux années entières aux conséquences de cette condamnation rendue par contumace, ce notable personnage avait pu être appréhendé, grâce à l’active surveillance de M. Edwards, et, à peine libre, il avait juré de se venger. En toute circonstance, les menaces d’un pareil homme pouvaient être comptées pour quelque chose. Au moment où M. Edwards apprit que sa mort était décrétée par un de ces désespérés qui naturellement devaient jouer un des premiers rôles dans la rébellion (4), il put se considérer à son tour comme condamné sans appel, et, seul agent du gouvernement en face de onze cent mille administrés plus ou moins hostiles, il lui fut certainement permis de croire que la sentence sortirait, comme on dit, son plein et entier effet.
 
Déjà le 25 mai 1857 il avait eu comme un avant-goût des angoisses et des périls qui allaient l’assaillir. Informé que les mahométans de Budaon voulaient profiter de la solennité religieuse de ce jour-là pour exciter des troubles que l’agitation générale du pays pouvait rendre décisifs, il avait convoqué les principaux d’entre eux à une conférence où ils arrivèrent fort excités, fort arrogans, presque intraitables. Tandis que, profitant de leurs animosités privées, il travaillait à les désunir par d’adroites insinuations, il vit entrer, le débat s’échauffant, un de ses ''péons'', Sikh de naissance, mais déjà chrétien de religion, bien que non encore baptisé, et qu’il avait attaché à son service personnel. Wuzeer-Sing, — c’était le nom de ce fidèle acolyte, — entra sans prononcer un mot, et vint se placer presque inaperçu derrière le fauteuil de son maître. Il avait un ''revolver'' à la ceinture, et à la main le fusil de chasse de M. Edwards. « Pour la première fois alors, nous dit celui-ci, j’eus pleine assurance que je pouvais compter sur cet homme, en quelque danger, en quelque difficulté que nous fussions placés lui et moi. »
 
Grâce à cette réunion des notables mahométans, habilement prolongée, leur fête de l’''Eed'' n’amena aucun désordre grave; mais ce n’était là qu’un répit, et le ''magistrate-collector'' ne pouvait se faire à cet égard aucune illusion. La police indigène, qu’il avait pris sur lui de doubler, ne devait lui offrir, en cas de conflit, aucun élément de résistance militaire. Quant aux cipayes du 68e régiment, détachés de la garnison de Bareilly pour garder la trésorerie de Budaon, il était plus que probable que, leur régiment venant à s’insurger, ils saisiraient avidement cette occasion de piller la caisse placée sous la protection de leurs baïonnettes.
 
Le 31 mai, — qui fut, comme on sait, le jour même de l’insurrection du Rohilcund, — quelques lueurs d’espérance étaient venues rasséréner cet horizon si ténébreux. Des nouvelles arrivées du district d’Etah, situé de l’autre côté du Gange, en face de celui de Budaon, annonçaient l’arrivée de deux régimens fidèles à Puttialee, chef-lieu de ce district. Une lettre de Bareilly, émanée des commissaires en personne, mentionnait le départ d’une compagnie de cipayes qui, sous les ordres d’un officier européen, venait prêter main-forte au collecteur de Budaon. Sur cette double assurance, M. Edwards et M. Phillips, son cousin, le magistrat d’Etah, arrivé à Budaon depuis quatre jours, s’étaient tranquillement endormis. Au point du jour, un ''chuprassie'' (messager) entrait tout haletant dans la chambre du collecteur, et lui annonçait que le cavalier envoyé la veille au-devant de la compagnie annoncée avait trouvé la route de Bareilly à Budaon couverte des prisonniers délivrés par les rebelles. Près de quatre mille scélérats se trouvaient ainsi déchaînés tout à coup sur la province. Le massacre, l’incendie arrivaient à leur suite, et d’ailleurs un détachement des cipayes insurgés s’était mis immédiatement en marche vers Budaon, où les attirait le pillage espéré des deniers publics.
 
M. Phillips, dix minutes après que ces nouvelles lui eurent été communiquées par son cousin, sautait en selle et partait au galop, escorté par une douzaine de cavaliers, dans la direction du Gange. Sa meilleure, son unique chance de salut était de devancer les rebelles, qui déjà inévitablement marchaient sur les passages guéables de ce fleuve, — les ''ghants'', comme on dit dans l’Inde, — et allaient travailler à les rendre infranchissables, soit aux troupes envoyées du dehors, soit aux fugitifs cherchant à quitter le district. M. Edwards pouvait accompagner son cousin, et la prudence la plus vulgaire lui conseillait hautement de s’éloigner de Budaon avec M. Phillips. Le sentiment rigoureux du devoir lui enjoignait au contraire de demeurer à son poste. « Aussi longtemps que le navire était à flot, je m’estimais obligé d’y rester cloué, » dit-il lui-même, et cette métaphore de marin exprime mieux que toute autre les idées d’abnégation puisées par la race anglaise à la rude école de l’Océan. Quelle espérance pourtant pouvait-il raisonnablement concevoir? « J’étais encore à même, répond-il, de préserver la ville du pillage en empêchant les ''convicts'' fugitifs d’y pénétrer avant l’arrivée des cipayes mutinés. » C’était là effectivement tout ce qu’il avait à se promettre, et pour le maintien de cette sécurité provisoire il n’hésita point à risquer sa vie.
 
Cependant quelques Européens, — rares épaves de la grande tempête indienne, — venaient d’instinct se grouper autour de l’unique représentant de l’autorité officielle : deux planteurs d’indigo, MM. Donald père et fils; un employé des douanes, M. Gibson; un commis d’administration avec sa famille, M. Stewart, chaque nouveau-venu apportant son contingent de terreur, son contingent d’embarras, et le danger devenant plus terrible à mesure que grossissait la petite famille européenne, poursuivie de plus de haines, offrant plus de prises à la cupidité. Ces haines dont nous parlons, M. Edwards les signale lui-même. « Seul, dit-il, j’aurais trouvé dans le district bon nombre d’amis et de protecteurs; mais ils ne voulaient pas se compromettre pour d’autres que moi, et d’autant moins que quelques-uns des compatriotes ainsi réunis étaient en hostilité réglée avec les gens du pays pour s’être rendus acquéreurs de propriétés vendues, dans des circonstances rigoureuses, par ordonnance de nos tribunaux civils (5). »
 
A midi, après une prière en commun, M. Edwards crut devoir remontrer à ses compagnons de péril que plus tôt ils fuiraient, plus de chances leur seraient acquises. Son devoir le retenait, lui, mais rien ne s’opposait à leur départ; ils n’avaient à consulter que l’intérêt de leur sûreté personnelle. Argumens, instances, tout fut vain. Profondément terrifiés et comme paralysés par l’effroi, ils refusèrent tous de quitter cette maison protectrice sur laquelle ils appelaient la foudre. La journée s’avançait, toujours plus sombre. Les avis du dehors devenaient de plus en plus sinistres : soulèvemens partiels dans tel ou tel quartier, défection de tel ou tel agent, et les cipayes de Bareilly plus rapprochés d’heure en heure. Vers quatre heures du soir, l’officier indigène commandant la garde du trésor, — une centaine d’hommes, — vient, comme de coutume, faire son rapport. Comme de coutume, il déclare que «tout va bien.» Cette fois M. Edwards le prend à part et le presse de questions. Toujours avec l’accent de la franchise la plus entière, toujours avec les formes du respect le plus vrai, l’officier indigène proteste que la prétendue insurrection de Bareilly lui est, ainsi qu’à ses hommes, tout à fait inconnue. Ils n’ont reçu, ni lui ni eux, aucune communication de ce côté. Il ne croit pas, quant à lui, à ce mouvement insurrectionnel. S’il a quelques craintes, — et telle est aussi l’appréhension de ses soldats, — c’est que la canaille, les ''budmashes'' de la ville ne viennent fondre sur eux en tel nombre que toute résistance soit inutile. Pour rendre un peu de cœur aux cipayes, la présence du magistrat serait du meilleur effet... Tout ceci, dit sur le ton de la conviction la plus sincère, déroutait complètement les soupçons de M. Edwards, qui finit par se rendre aux bons avis de son interlocuteur; en effet, après l’avoir envoyé en avant, il allait monter dans son boghey pour se rendre à la trésorerie, lorsque Wuzeer-Singh, l’honnête et loyal péon, vint dévoiler à temps le piège tendu à la confiance de son maître. Le fait est que les cipayes attendaient bien le magistrat, déjà rangés en bon ordre devant la ''kutcherry'', comme pour une revue; mais ils s’apprêtaient à le tuer aussitôt qu’il se serait remis en leurs mains. C’était chose convenue depuis le matin avec un messager des révoltés de Bareilly. Après une heure et demie d’inutile attente, ne voyant pas arriver leur victime, ils perdirent patience, et se mirent en révolte ouverte. Il leur eût encore été facile de se saisir du collecteur, qui n’avait pas quitté sa maison ; mais aucun d’eux ne voulait, sans autre intérêt que celui du meurtre, s’éloigner de la trésorerie, promise au pillage. A six heures, d’horribles cris s’élevèrent de ce côté. Les cipayes venaient de briser les portes de la prison, située à une centaine de ''yards'' de leur corps de garde, et de mettre en liberté trois cents malfaiteurs qu’elle renfermait. Au même moment, on annonça l’arrivée des insurgés de Bareilly. Tout était décidé, irrévocablement et irrésistiblement fini. Le vaisseau ne « flottait » plus. M. Edwards, quitte envers ses fonctions, ne se devait plus qu’à sa famille et à lui-même. Monté sur un petit poney gris du Kaboul, dont, en des jours plus heureux, il avait fait cadeau à sa femme, et dont les précieuses qualités lui étaient connues, il quitta sans trop de hâte sa résidence, vers laquelle les « libérés » de l’heure précédente accouraient déjà en vociférant. Les deux planteurs d’indigo, MM. Donald, et l’employé des douanes, M. Gibson, s’étaient attachés à sa fortune et le suivaient pas à pas. On ne nous demandera pas si Wuzeer-Singh fut du voyage.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Voyez, sur le major Hodson, la ''Revue'' du 1er mai. </small><br />
<small> (2) La station de Nynee-Tal est à quatre-vingt-dix milles au nord de Bareilly.</small><br />
<small> (3) Il y avait à Bareilly le 31 mai, outre le 8e de cavalerie irrégulière, deux régimens d’infanterie indigène, une compagnie d’artillerie à pied, également indigène, et une batterie d’artillerie à cheval; — à Mooradabad, un régiment d’infanterie indigène et quelques artilleurs à pied; — à Shahjehanpore, mêmes forces ; — à Almorah, un régiment de Ghoorkas (soldats du Népaul ) et une compagnie d’artillerie : — six mille hommes en tout pour le Rohilcund. Les Ghoorkas seuls ne s’insurgèrent point.</small><br />
<small> (4) Nujjoo-Khan est en effet devenu un des meneurs de la révolte. Il n’a été pris que vers le mois d’avril 1858, par le brigadier Jones, après la réoccupation de Mooradabad.</small><br />
<small>(5) Cet aveu significatif est suivi de phrases encore plus explicites. « C’est au grand nombre de ces ventes pendant les dix ou douze dernières années, c’est aux conséquences de notre système d’impôt qui a ruiné l’aristocratie (''gentry'') du pays et dissous les communautés villageoises, que j’attribue ''uniquement'' la désorganisation de ce district (Budaon) et do ceux qui l’avoisinent, etc. » ''Personal Adventures'', p. 12 et suiv. </small><br />
 
 
<center>II</center>
 
On a déjà vu que le 31 mai Mooradabad n’était pas encore soulevée. Par cette ville, située au nord de Budaon, M. Edwards pouvait arriver aux montagnes et rejoindre sa famille. Malheureusement, pour gagner la route de Mooradabad, il fallait traverser Budaon dans toute sa longueur, ou tourner la ville par un long circuit : c’est à ce dernier parti que s’était arrêté notre magistrat fugitif, lorsqu’à cent mètres de sa maison il rencontra un des principaux mahométans du pays, — un riche propriétaire terrien, quelque chose comme un baron féodal, — le cheik ou seigneur de Shikooporah, avec lequel il s’était trouvé en relations assez suivies. Ce puissant personnage, qui parut s’intéresser immédiatement au sort de M. Edwards, le dissuada fortement de s’engager sur des routes peuplées de cipayes insurgés et de criminels arrachés à leurs prisons. Il lui offrit en même temps de le recevoir chez lui, à trois milles de la cité. Cette proposition fut acceptée avec reconnaissance, quoiqu’elle modifiât du tout au tout le plan de voyage d’abord adopté, M. Edwards espérant qu’il pourrait se tenir caché dans le voisinage de la ville, où il rentrerait aussitôt que les rebelles en seraient sortis, pour y reprendre l’exercice de son autorité. Le cheik disposé à lui donner asile déclara, il est vrai, ne vouloir étendre sa protection à aucun des autres fugitifs. Cette première objection ne découragea point les compagnons de M. Edwards; ils avaient lieu de croire que le cheik se laisserait ramener à des sentimens plus humains. Il fallut donc revenir sur ses pas, et en longeant les murs de la maison qu’il venait d’abandonner, M. Edwards eut la douleur de la voir au pillage. Ses gens eux-mêmes s’étaient jetés tout des premiers sur le butin offert à leur convoitise, et un des cipayes d’ordonnance du collecteur, — celui qu’il regardait comme un des plus dévoués, — était déjà paré de la brillante épée que son maître portait les jours de cérémonie. Quant à celui-ci, les seuls objets qu’il avait pu emporter dans sa fuite précipitée étaient, avec 150 roupies (1) cachées dans la ceinture de ses deux serviteurs indigènes, un habit de rechange (qui lui fut volé quelques heures après par le ''groom'' auquel il l’avait donné en garde), une bible petit format, et une bourse particulièrement chère qu’on venait de lui envoyer d’Angleterre pour l’anniversaire de sa naissance (''a darling may’s purse'', dit-il avec une sorte de tendresse), plus l’inévitable montre et le non moins inévitable ''revolver''.
 
A peine entrés, après une heure de route accomplie sans encombre, dans la cour murée de Shikooporah, et comme ils venaient de mettre pied à terre, les fugitifs virent venir à eux le frère du cheik, chargé de leur notifier respectueusement, mais en termes absolus, qu’il fallait ou se séparer ou pousser plus loin. On n’avait promis abri qu’à M. Edwards : s’il faisait décidément cause commune avec ses compatriotes, trop nombreux pour qu’on pût les recevoir sans danger si près de la ville en révolte, on les cacherait, eux et lui, mais dans un des villages du cheik, situé à dix-huit milles plus loin, et sur la rive gauche du Gange. Résolus à ne se point séparer, les quatre Anglais (2) n’avaient plus qu’à obéir. Ils repartirent incontinent, et bien leur en prit. Une heure ou deux après leur départ, quelques cavaliers cipayes, arrivés de Bareilly avec le détachement de l’infanterie insurgée, ventaient, à la recherche du collecteur, faire une descente chez le bienfaisant propriétaire qu’on leur avait signalé comme l’ayant pris sous sa protection.
 
Nos Anglais cependant, guidés par un des cheiks, traversaient par les routes les moins frayées le pays déjà soulevé. Dans tous les villages où ils passaient, les paysans étaient sur pied, armés de sabres et de piques. Avertis d’avance par précaution, ces fidèles tenanciers accueillaient sans aucunes manifestations hostiles, et dans un silence de mort, la petite caravane, à la tête de laquelle marchait un de leurs seigneurs. Ce fut ainsi que vers minuit elle atteignit une misérable bourgade nommée Kukorah. Une maison moins délabrée que les chaumières groupées autour d’elle y servait de pied-à-terre au cheik en tournée dans ses domaines. Elle fut assignée aux voyageurs, qui passèrent le reste de la nuit en plein air, sur la terrasse de cette humble ''villa''. Vers quatre heures, M. Edwards, qui, malgré son excessive fatigue, n’avait pu fermer l’oeil, fut averti que s’il voulait ne pas tomber aux mains des cavaliers lancés à sa poursuite, il fallait quitter immédiatement le district de Budaon, et, traversant le Gange, passer dans celui d’Etah. Il y consentit d’autant plus volontiers qu’il espérait, à Puttialee, retrouver son cousin, M. Phillips, en état de lui fournir quelques secours militaires qui le mettraient à même de rentrer à Budaon. A cinq heures donc, prenant congé du cheik, les voyageurs repartirent dans la direction du Gange, qu’ils traversèrent dans une barque préparée à cet effet par les soins de leur hôte. En face d’eux, au moment même où ils quittaient le rivage, se rassemblaient des groupes nombreux, préparant une de ces expéditions de maraude appelées ''pukars''. Ce sont des espèces de ''razzias'' que plusieurs petits villages organisent à frais communs pour le pillage et la mise à sac de quelque gros bourg dont la richesse les tente. La barque fut signalée à ces pillards, qui lui envoyèrent quelques coups de fusil, mais sans essayer de la poursuivre. Aussi put-elle aborder un mille environ au-dessous de l’endroit occupé par les maraudeurs; et les Anglais arrivèrent sans accident à Kadir-Chouk, vieux fort en ruines, situé à deux milles du Gange, où les attendait un nouveau protecteur, un ''zemindar'' plein de bon vouloir pour la cause anglaise. Ce beau zèle venait d’ailleurs d’être réchauffé par la nouvelle qu’un gros corps de cavalerie était en ce moment à Puttialee sous les ordres d’un officier anglais, M. Bramley. M. Edwards, qui connaissait cet officier, se mit tout aussitôt en communication avec lui; mais la réponse qu’il reçut au bout de quelques heures, — Puttialee n’étant qu’à huit milles de Kadir-Chouk, — ne confirma pas les espérances qu’il avait pu concevoir. MM. Phillips et Bramley lui faisaient savoir qu’ils avaient à peine quelques ''sowars'', avec lesquels ils comptaient essayer de se frayer un chemin vers Agra. Ils l’invitaient naturellement à partager leurs chances de salut et à les venir rejoindre aussitôt, ce qu’il fit dans la soirée même du 2 juin. Le 3 et le 4 furent employés à voir clair dans la situation qui leur était faite et à préparer leur périlleux voyage. Le 5, avertis par quelques symptômes significatifs, ils éloignèrent de Puttialee la majeure partie du petit détachement qui les avait protégés jusqu’alors. Cette mesure dé sûreté personnelle fut prise sous le prétexte d’une caisse publique à préserver du pillage. Les cavaliers désignés partirent en effet pour la ''tchseeldaree'' au secours de laquelle on les envoyait; mais une fois là, c’est-à-dire à vingt milles de Puttialee, ils pillèrent eux-mêmes le trésor et se dispersèrent aussitôt. Cet incident n’avait rien de fort imprévu.
 
Avec MM. Phillips, Bramley, Edwards et leurs compagnons, il n’était resté qu’une vingtaine de cavaliers commandés par un ''ressaldar'' (capitaine indigène), lequel répondait de leurs bonnes dispositions. Fréquemment interrogé par M. Edwards sur les causes du mécontentement qui avait poussé les cipayes à la révolte, jamais cet officier ne lui parla des « cartouches graissées » ni des craintes ou scrupules inspirés aux soldats anglo-indiens pour le compte de leur religion. Leurs griefs, selon lui, étaient d’un autre ordre. Ils se plaignaient qu’on eût abrégé la durée des congés, qu’on leur fît payer, contrairement à un de leurs anciens privilèges, la légère taxe du passage à gué, lorsque, rentrant chez eux, ils avaient des rivières à traverser, et aussi les frais de séjour dans les ''serais'' établis aux frais de l’état. Ils se plaignaient également de ce qu’on les faisait servir trop loin de leurs pays respectifs.
 
Quelques heures après le départ des cavaliers suspects, un avis anonyme annonçait à M. Phillips que deux cents cipayes se dirigeaient sur Puttialee. D’un autre côté, un messager envoyé, disait-il, par les amis que M. Edwards avait laissés à Budaon venait avertir ce dernier que, cette station étant évacuée par les rebelles, il pouvait y rentrer sans aucun risque. Un appel si direct à sa fermeté officielle le fit hésiter un instant sur le parti qu’il avait à prendre. Il ne fallut rien moins que les remontrances pressantes et les instances réitérées de ses deux collègues pour le confirmer dans sa première résolution. Il ne se doutait pas alors et il apprit seulement plus tard qu’il échappait à un nouveau piège. Le message supposé n’existait pas, et c’étaient les insurgés de Budaon qui le rappelaient ainsi au milieu d’eux, enragés qu’ils étaient d’avoir laissé échapper leur proie.
 
En partant de Puttialee, — ce qu’ils firent sans plus de retard, — les trois agens anglais n’étaient pas tellement sûrs des soldats de leur escorte qu’ils n’eussent jugé prudent d’y joindre quelques officiers municipaux indigènes [''thakoors''), dont la présence pouvait à certains égards paralyser les mauvaises dispositions des ''sowars''. Ceux-ci marchaient en avant, les Européens formaient au contraire l’arrière-garde. Les ''thakoors'', placés au centre de la petite colonne, étaient comme interposés, et devaient, sinon défendre les magistrats anglais attaqués par les cavaliers de leur escorte, au moins les prémunir contre un premier choc, une charge à l’improviste. En de telles circonstances, le moindre incident peut prendre des proportions singulièrement exagérées; il y eut un moment où nos voyageurs se crurent perdus. Une halte soudaine de la colonne, des cris aux premiers rangs leur parurent le signal de l’attaque prévue et redoutée. Somme toute, il ne s’agissait que d’un cheval vicieux, qui, après avoir jeté bas son cavalier, rebroussait chemin au grand galop, renversant bêtes et gens sur son passage. Un coup de lance mit fin à ses périlleuses fantaisies.
 
Après avoir marché toute la nuit dans la direction de Mynpoorie, les voyageurs se trouvèrent au petit jour près d’un fortin situé à quelques milles de la grande voie centrale (''great Trunk road''). Le ''zemindar'' entre les mains duquel était ce poste, création du régime anglais, allait faire tirer sur le cortège suspect, lorsque M. Bramley, dont il était connu, put montrer à temps son visage et prévenir ainsi un malentendu fatal. Une fois leur identité reconnue, les Anglais furent admis avec leur escorte, et tandis qu’ils prenaient quelques heures de repos, on faisait explorer par quelques batteurs d’estrade la route qu’ils devaient suivre. Cette précaution ne fut point inutile. Un corps d’insurgés, infanterie et cavalerie, en route pour Delhi, avait justement fait halte dans le voisinage presque immédiat du petit fort où ils étaient réfugiés. Le ''zemindar'', fort inquiet, les pressa de partir aussitôt, leur présence le mettant sous le coup d’une attaque à laquelle il n’était pas en mesure de résister. Ils quittèrent effectivement leur asile et se décidèrent, après mûre délibération, à regagner un village qu’ils avaient traversé quelques heures auparavant, et où ils comptaient demeurer jusqu’au soir, décidés, la nuit venue, à pousser en avant, nonobstant la présence des insurgés. A l’approche du village cependant, l’idée leur vint de le faire explorer par un des leurs, dont ils attendirent le retour, cachés dans un petit bois des environs. Cet homme leur rapporta bientôt la nouvelle que deux cents cipayes, — les mêmes qu’on leur avait signalés comme se dirigeant sur Puttialee, — changeant tout à coup de dessein, étaient justement venus camper en cet endroit. La route se trouvait donc fermée derrière comme devant eux. Il ne restait qu’une ressource, c’était de se rabattre sur Puttialee par des sentiers de traverse et, s’il le fallait, à travers les jungles; mais, cette résolution prise, il devenait à peu près indispensable de se débarrasser des ''sowars'', dont l’attitude et les propos, de plus en plus insolens, indiquaient, à ne s’y pas méprendre, les dispositions menaçantes. M. Bramley leur notifia donc, par l’intermédiaire du ''ressaldar'', que leurs services n’étant plus requis, ils pouvaient se retirer soit à Furruckabad, soit, à leur choix, dans toute autre direction. Il y eut après cette déclaration un instant de terrible anxiété. Les cavaliers, évidemment animés de sentimens fort peu pacifiques, hésitaient sur le parti qu’ils avaient à prendre. Obéiraient-ils purement et simplement? Tomberaient-ils au contraire sur ce petit nombre d’Européens que le sort leur livrait ainsi? Décidés tout à coup, ils firent volte-face et s’éloignèrent. Les Anglais partirent aussi à l’instant même, mais non dans la direction qu’ils avaient résolu de prendre. Ils attendirent que leurs ''sowars'' fussent hors de vue, et seulement alors marchèrent vers Puttialee. Dans l’après-midi, le hasard les dirigea vers un petit hameau, où ils arrivèrent épuisés par la chaleur et mourant de soif. Un vieillard auquel ils demandèrent un peu d’eau, prenant en pitié leur état misérable, leur apporta du lait et des ''chupatties'' (3). C’était un ancien soldat de la compagnie, pensionné pour ses services dans l’Afghanistan. Jamais on ne put lui faire accepter le prix des modestes provisions qu’il avait mises à la disposition des voyageurs anglais. « Non, disait-il, vous êtes plus misérables que moi. Si jamais votre ''raj'' (empire) est rétabli, eh bien ! alors vous vous souviendrez du petit service que je vous rends aujourd’hui. »
 
Une fois rentrés à Puttialee, — ils étaient restés en selle vingt heures consécutives, — la nécessité de donner quelque repos à leurs montures y retint nos voyageurs une journée entière. Ils la passèrent à concerter leur départ. Maintenant qu’ils n’avaient plus d’escorte, chacun sentait qu’il fallait disperser un groupe trop nombreux pour marcher de conserve, et sur lequel son importance même devait attirer des poursuites plus acharnées. La séparation fut résolue. MM. Phillips et Bramley se décidèrent à repartir pour Agra. M. Edwards, ne pouvant ni quitter les compatriotes qui s’étaient placés sous sa protection, ni les imposer à celle d’autrui, prit au contraire le parti de revenir à Budaon, d’où il espérait pouvoir gagner les montagnes. Ce fut avec ce projet qu’il partit, dans la matinée du 7 juin, en compagnie de MM. Donald et de M. Gibson, se dirigeant vers ce même fort de Kadir-Chouk, qui avait été, après la traversée du Gange, leur première station dans le district d’Etah. Les routes étaient encombrées de paysans en armes qui, profitant de la licence des temps, avaient exécuté la nuit précédente un de ces ''pukars'' dont on a déjà parlé. Ils rentraient chargés de butin, et semblaient à peine prendre garde aux voyageurs européens. Quant aux villageois que ceux-ci trouvaient groupés à l’entrée de chaque bourgade, ils étaient encore moins hostiles. — « Quand, votre ''raj'' sera-t-il rétabli? quand donc, dites? demandaient-ils en toute révérence aux Européens fugitifs. Sera-ce dans dix jours? dans quinze, voyons? Nous sommes ennuyés, nous sommes las d’avoir à veiller, à nous garder sans cesse, toujours en alerte, toujours sous le coup du pillage. Ce n’est pas vivre. Il nous tarde que la paix et le bon ordre nous soient rendus. »
 
En revanche, les favorables dispositions du zemindar de Kadir-Chouk s’étaient modifiées depuis quarante-huit heures. Il était encore assez poli, mais infiniment moins zélé que l’avant-veille. Cependant il promit une barque, et les fugitifs attendaient le moment où ils pourraient de nouveau traverser le Gange, lorsque, de la salle intérieure où ils étaient assis, ils entendirent un voyageur qui, sans se douter de leur présence, dépeignait sous les couleurs les plus sombres l’état où il venait de laisser le district de Budaon. Les villages étaient livrés au pillage. Plusieurs avaient subi les horreurs de l’incendie. Un corps de cavalerie parcourait le pays, cherchant partout le collecteur fugitif. La veille, ce détachement était à Kukorah (l’endroit même où M. Edwards et ses compagnons avaient passé la nuit du 1er au 2 juin). En ce moment, il campait dans un village de la rive opposée, justement en face de Kadir-Chouk. Ces renseignemens, fournis par le hasard, déterminèrent les voyageurs à prolonger quelque peu leur halte; mais leur hôte, que contrariait évidemment cette détermination, limitait de plus en plus l’hospitalité qu’il leur donnait à contre-cœur. Les vivres étaient dispensés d’une main avare, et le soir même, la barque se trouvant prête, il fut déclaré aux voyageurs qu’il fallait se décider à passer le Gange. L’avis était donné sous forme trop péremptoire pour laisser place à la moindre alternative. Ils partirent donc à l’instant même. Malheureusement le bateau qui les attendait se trouva de dimensions insuffisantes pour les recevoir, eux et leurs chevaux. Après de vains efforts pour se procurer une autre embarcation, il fallut revenir à Kadir-Chouk et subir la mauvaise humeur du zemindar, qui voyait fort à regret rentrer sous son toit ces malencontreux personnages. Il finit pourtant par s’apaiser, et leur conseilla de renoncer au passage du fleuve. Mieux valait, selon lui, rester dans le district d’Etah et descendre jusqu’à Furruckabad (4). De ce côté, les routes étaient libres, et l’insurrection n’avait pas encore bouleversé cette importante station. On devait du moins le croire, au dire du zemindar, puisque plusieurs de ses tenanciers, enfermés dans les prisons de Furruckabad, n’avaient pas encore recouvré leur liberté. « Si les drôles étaient libres, ajoutait-il, nous les aurions déjà revus par ici. »
 
Ces conseils, plus ou moins éclairés, équivalaient à des ordres. Du reste, ils sauvèrent la vie de M. Edwards, qui, rentré dans Budaon, y eût été infailliblement massacré. Les cipayes lui en voulaient tout particulièrement de ce qu’en vue des événemens sinistres qui s’annonçaient, l’intelligent collecteur avait refusé de recevoir les taxes et revenus que les zemindars du pays lui apportaient à jour fixe. Par suite de cette mesure si bien justifiée, au lieu de 7 à 8 ''lakhs'' de roupies sur lesquels les révoltés avaient compté, la caisse de Budaon en renfermait à peine un et demi le jour où ils purent s’en approprier le contenu, et cette déception, pour eux, criait vengeance.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) 375 francs environ. </small><br />
<small> (2) M. Stewart et sa famille n’avaient pu suivre M. Edwards dans sa fuite. Ils ne disposaient que d’une voiture légère, une espèce de tilbury qui ne pouvait servir que sur les routes régulières. Réduits en conséquence à se cacher près de Budaon, ils parvinrent à y demeurer impunément, ce qui s’explique par cette circonstance, que c’étaient des ''eurasians'', et que leur teint, aussi brun que celui des indigènes, ne les désignait pas à la vengeance ou aux trahisons populaires.</small><br />
<small>(3) Gâteaux indiens qui remplacent le pain. </small><br />
<small> (4) Furruckabad est à soixante milles de Budaon, dans la direction du sud-est; — plus bas, dans la même direction, se trouve Cawnpore.</small><br />
 
 
<center>III</center>
 
Les malheureux fugitifs ont repris leur chevauchée, sans autre protection que celle de deux guides à pied fournis par le zemindar de Kadir-Chouk. Vers minuit, après avoir traversé plusieurs villages où leur présence n’a été saluée par aucun acte d’hostilité, ils voient tout à coup un des conducteurs s’arrêter brusquement. Du geste, il leur commande de faire halte, et, revenu près d’eux, il leur montre, cachés dans un pli de terrain ombragé de quelques arbres, une troupe d’hommes immobiles et muets. Un instant on a pu les croire livrés au sommeil; mais, relevés soudain, ils accourent au nombre de deux ou trois cents. Nulle chance de fuite pour nos cavaliers, qui, s’ils quittaient une fois leurs guides, se trouveraient absolument perdus dans cette contrée, qu’ils parcourent pour la première fois. Il faut donc attendre de pied ferme et faire face à ce nouveau danger. Par bonheur, cette embuscade, étrangère à la révolte, n’a été placée en cet endroit que pour préserver d’un ''pukar'' quelqu’un des villages du district. Les guides répondent hardiment aux paysans que les « sahibs » dont ils dirigent la marche vont au-devant de quelques troupes envoyées de Furruckabad pour rétablir l’ordre. Cette explication trompeuse est bien accueillie. Les soldats du gouvernement sont attendus avec impatience par ces populations menacées du pillage. On se remet donc en route, on traverse le village si bien gardé. Il est plein de gens en armes, mais qui laissent passer paisiblement les voyageurs, examinés aux avant-postes. Deux heures après, M. Edwards et ses compagnons se trouvent sur une route qui conduit en droite ligne à Futtehghur. Leurs guides les quittent alors. Laissés à eux-mêmes, les voyageurs marchent tout le reste de la nuit, sans autre trêve qu’une halte de dix minutes pour abreuver leurs chevaux. Vers huit heures du matin (le 8 juin), ils arrivent devant un gros bourg pathan, appelé Kaïm-Gunge, où un vieux ''tehseeldar'' indigène les reçoit chez lui sans hésiter. Peu après cependant, la foule s’amassant autour de la ''teliseeldaree'', ce brave homme comprend que sa protection ne suffit pas, et il conduit ses hôtes chez le ''nawab'', c’est-à-dire le plus noble, le plus riche et le plus influent propriétaire de la petite cité.
 
L’hospitalité d’Ahmed-Yar-Khan, — c’était le nom de ce gentilhomme, — fut d’abord accordée avec une certaine répugnance. Il fallut plus d’un appel à sa courtoisie, à sa générosité, pour qu’il accordât l’entrée de sa maison aux fugitifs, presque morts de fatigue et de chaleur. Leur promesse de repartir pour Futtehghur aussitôt qu’on leur aurait procuré une barque en état de les transporter jusque-là fut évidemment, de tous les argumens qu’ils firent valoir, le plus persuasif. Pendant le repas qu’on leur avait servi sur la terrasse du nawab, survint un messager dont quelques paroles, murmurées à l’oreille de ce personnage, modifièrent à l’instant même ses résolutions. « Vous allez, dit-il à M. Edwards, partir immédiatement pour Shumshabad, sous une escorte de cinq cavaliers que je vais vous fournir et que commandera un de mes parens. Arrivés là, vous serez sous la protection du nawab Doollah, qui consent à vous recevoir. » Ahmed-Yar-Khan exigeait de plus un certificat signé du collecteur et attestant les bons procédés dont il avait été l’objet. Cette demande était fort suspecte, la remise de pareils certificats étant assez communément le prélude de quelque trahison; mais tout refus était impossible dans les circonstances données. Les quatre Anglais se remirent donc en route, n’ayant pour garantie que la bonne foi du cavalier pathan placé à la tête de leur petite escorte. Il s’appelait Mooltan-Khan, et les dispositions de cet homme (quelques jours après, il allait se faire tuer dans les rangs des rebelles) ne pouvaient inspirer qu’une médiocre sécurité aux malheureux fugitifs.
 
«Il vaut mieux éviter les villages. Au galop donc, et à travers champs! » telles furent les premières paroles de ce nouveau guide, et, tout fatigués qu’ils fussent, les voyageurs durent le suivre de leur mieux. Cependant après une course de quatre milles il fallut bien s’arrêter. M. Gibson et Wuzeer-Singh, montés sur le même chameau, et M. Donald le père, dont le cheval ne pouvait soutenir une si vive allure, étaient restés en arrière. A peine avaient-ils rejoint, que M. Donald, prenant à part M. Edwards, lui transmit, de la part de Wuzeer-Singh, un renseignement de sinistre augure. Le fidèle péon, resté dans la cour d’Ahmed-Yar-Khan pendant que son maître déjeunait à l’étage supérieur, avait entendu les gens du nawab et les cavaliers de l’escorte comploter le massacre des quatre Européens pour le moment même où ils monteraient dans la barque destinée à les emmener. Ce ne fut pas sans une cruelle angoisse que M. Edwards reçut de la bouche même de Wuzeer-Singh la confirmation de cette menaçante découverte. Que faire pourtant et que résoudre? Il fallait affronter la trahison préméditée, et le seul moyen de s’en préserver était peut-être de la supposer impossible. Les scènes qui suivirent l’arrivée des fugitifs chez le nawab Doollah nous seront racontées par M. Edwards lui-même.
 
« Nous fûmes reçus, dit-il, avec la plus grande civilité par l’intendant du nawab, qui, sous une verandah, et entouré d’une foule de cliens, s’occupait du règlement de quelques affaires. Il échangea immédiatement plusieurs messages avec son maître, et finit par aller le trouver à l’intérieur de la maison. Je saisis cette occasion pour faire passer mes complimens au nawab, lui exprimant le désir de le voir et l’espérance qu’il nous procurerait une barque pour Futtehghur. L’homme revint presque aussitôt, disant que le nawab ne nous voulait point voir (ce que j’estimai un fort mauvais symptôme), mais que nous aurions, dans le plus bref délai possible, les moyens de nous embarquer. Il me recommanda aussi d’annoncer notre arrivée au ''kotwal'' (préfet de police) de Futtehghur, et il écrivit pour moi un ordre ou ''purvannah'' qu’il me demandait de contre-signer. Pour sceller cet ordre, je me servis de ma bague à cachet, qui parut exciter une certaine curiosité dans le groupe dont j’étais entouré. Quelques-uns des assistans la voulurent voir; elle fit le tour du cercle, et me fut ensuite restituée en toute civilité. Il fallait un certain effort pour garder, pendant tout ce temps-là, une contenance enjouée et sereine. Nous y réussîmes cependant, et nous causâmes sur le ton le plus familier avec les personnes présentes. Au bout d’une heure environ, nous fûmes conviés à nous rendre dans un ''bungalow'', bâti et meublé à l’européenne, où le nawab nous avait fait préparer un repas. Notre ''kardar'' hindou, Mooltan-Khan, et les cavaliers d’escorte nous accompagnèrent dans le ''bungalow'', et prirent place à la même table que nous. Je mangeai, par grand bonheur, quelques oeufs durcis, qui ne contribuèrent pas médiocrement à me soutenir pendant les dix-huit heures suivantes.
 
« J’allais m’étendre et tâcher de prendre quelque repos, — car j’étais horriblement fatigué, — lorsque mes soupçons se réveillèrent à ces mots de Mooltan-Khan, revenu tout à coup près de moi : « Vous me faites profondément pitié! » Je lui demandai pourquoi. Il me répondit qu’aucune barque n’avait été préparée pour nous, et que jamais nous n’arriverions en vie à Futtehghur à cause de l’état des routes et des villages à traverser. Tandis qu’il s’expliquait là-dessus, M. Donald le fils, debout auprès de la fenêtre, me cria, tout alarmé, qu’une quantité d’hommes armés se réunissaient autour de la maison et pénétraient dans l’enceinte murée de la cour. Le ''kardar'', presque au même moment, se rapprochait de moi, et me dit : « Il faut partir sans perdre une minute. Si vous restez ici, vous êtes tous morts. Retournez d’où vous venez, et ne quittez pas d’une semelle les cavaliers qui vous ont accompagnés depuis Kaïm-Gunge. » Je demandai les chevaux à l’instant même, et nous fûmes bientôt en selle. Comme je sortais de l’enclos, je cherchai des yeux mes deux serviteurs; mais l’encombrement était déjà tel que je ne pus les voir. Mon cheval de rechange, monté jusqu’alors par mon domestique afghan, était devant la porte, et nous suppliâmes M. Gibson de le prendre; mais, fort médiocre écuyer, il préféra remonter sur son chameau. Jusqu’à ce moment, la foule ne nous gênait en rien et ouvrait passage devant nous.
 
« M. Donald fils et moi nous trouvions alors en avant avec Mooltan-Khan, et nous étions à quelque deux cents mètres de la maison, lorsque nous aperçûmes sous un petit bois en face de nous, et nous barrant absolument la route, un petit corps de cavalerie. Mooltan-Khan serra aussitôt la bride à son cheval et nous enjoignit de rebrousser chemin. C’était, disait-il, notre unique chance de salut, attendu que ni lui, ni un seul de ses hommes, ne feraient un pas de plus avec nous. Il ne pouvait être question de nous faire jour en chargeant à nous quatre ces maudits cavaliers. En conséquence nous revînmes du côté de l’habitation.
 
«J’étais un peu en avant, et longeais le mur de l’enclos dont elle est entourée, j’approchais même de la porte, lorsque des cris affreux partirent du sein de la foule, qui se mit à tirer sur nous. Comment j’échappai, je n’en sais rien, car les balles tout autour de moi venaient frapper la muraille. Il est vrai que mon cheval, effarouché par la fusillade, ruait et se cabrait de telle sorte qu’il était impossible à ces gens de viser ni lui ni moi. Me retournant pour me rendre compte de ce qui se passait derrière moi, je vis M. Donald le père, la tête nue, essayant de se dégager de la foule, et un certain nombre de ces misérables qui, se jetant sur M. Gibson, le frappaient de leurs bâtons et de leurs sabres. En même temps je vis s’enfuir au galop Mooltan-Khan et ses cavaliers, qui décidément nous abandonnaient à notre malheureux sort. Je n’avais d’autre chance que de les rejoindre. Je criai donc à M. Donald le père de me suivre, et, mettant le ''revolver'' à la main, je lançai mon cheval à toute vitesse sur la foule qu’il s’agissait de traverser : elle s’ouvrit à droite et à gauche, et je passai tout auprès de l’infortuné M. Gibson. Je n’oublierai jamais l’agonie peinte sur ses traits, tandis qu’il essayait de se défendre contre les scélérats qui se multipliaient autour de lui. Je ne pouvais, quant à moi, lui être d’aucun secours, et tout au plus me tirai-je d’affaire, grâce à la force et à l’agilité de mon cheval. Une ou deux fois je fus sur le point de faire feu sur ces drôles, mais je m’en abstins, et avec raison, car mon arme, braquée sur eux, les tenait mieux à distance que si, après une décharge, ils avaient pu la supposer vide; tous alors se seraient jetés sur moi, me croyant désormais sans défense.
 
« J’eus bientôt franchi les groupes ennemis, et je rejoignis Mooltan-Khan, qui, une fois hors de la portée des balles, avait fait halte. M. Donald le père me suivait de fort près : son cheval était grièvement blessé d’un coup de mousquet à l’arrière-train ; lui-même n’avait pas la moindre égratignure. Le fils de M. Donald arriva presque aussitôt, également intact; il n’avait pu s’échapper qu’en traversant le village dans toute sa longueur, et grâce à un ravin qu’il avait pu franchir, mais qui avait arrêté court les meurtriers lancés sur ses traces. Un homme vint encore à nous, monté sur mon cheval de rechange; mais il avait affaire à un animal difficile, qui bientôt le jeta par terre et s’échappa. Je crus bien qu’il était perdu pour moi.
 
« Mooltan-Khan et ses gens ne paraissaient guère ravis que nous eussions échappé; leur attitude était même assez menaçante. Je m’approchai de notre guide en chef, et, lui posant la main sur l’épaule : — Voyons, lui dis-je, avez-vous une femme, avez-vous des enfans? — Il me répondit par un signe affirmatif. — Et sans doute, repris je, ils n’ont que vous pour les faire vivre? — Oui, dit-il. — Eh bien ! continuai-je, il en est de même chez moi. Aussi ai-je droit de compter que vous n’êtes pas homme à m’ôter la vie en les privant ainsi de tout moyen d’existence. — Il me regarda un instant, et me dit ensuite : —- Soit. Je vous sauverai, si je le puis. Suivez-moi. — Puis il fit prendre le galop à son cheval, et nous nous lançâmes après lui. »
 
La bonne volonté de Mooltan-Khan n’écartait qu’une partie du péril, tant qu’on ne pouvait compter sur les mêmes dispositions chez les cavaliers en sous-ordre. L’un d’eux proposait insolemment à M. Edwards un troc de chevaux qu’il fallut décliner avec toute la courtoisie possible. Cet homme, indigné, chercha, sans y réussir, à provoquer le massacre des Européens, et, voyant que ses camarades s’y refusaient, il devança la petite troupe dans un village où elle devait passer, afin d’ameuter les paysans. Mooltan-Khan devina le projet, et par un habile circuit évita ce danger nouveau. Ses protégés arrivèrent sains et saufs à Kaïm-Gunge, où l’on se hâta de les cacher, et où ils apprirent que le malheureux Gibson avait été massacré et mis en pièces immédiatement après leur départ de Shumshabad.
 
Le nawab, qui sans doute avait cru se débarrasser d’eux pour jamais en les expédiant à son perfide collègue, n’hésita pas à leur déclarer qu’ils n’avaient rien à attendre de sa protection. La désastreuse exhibition du cachet de M. Edwards avait, disait-il, donné l’idée que les voyageurs étaient couverts de bijoux et de pierres précieuses. L’idée de les tuer pour les dépouiller ensuite était devenue immédiatement très populaire à Kaïm-Gunge, et pour le moment il ne fallait songer qu’à partir : dans quelle direction, il l’ignorait. Aucun guide ne se chargerait de les conduire. L’armée anglaise passait alors pour avoir été détruite devant Delhi, et la mort du général en chef, attribuée au choléra, était regardée comme un suicide. Bref, le nawab n’avait aucun secours à fournir, et tout au plus obtint-on de lui que, moyennant une cinquantaine de roupies, il procurât un mauvais bidet à M. Donald, dont le cheval blessé ne pouvait plus mettre un pied devant l’autre.
 
La situation des fugitifs était plus critique qu’elle ne l’avait jamais été. On leur montrait fermées toutes les routes, hormis celle de Futtehghur, et, laissés à eux-mêmes, ils se savaient hors d’état de gagner cet unique refuge. Après une ardente prière adressée en commun à l’Être providentiel, qui semblait jusqu’alors avoir veillé sur eux, M. Edwards manda le bon vieux ''tehseeldar'' qui déjà leur avait été si utile. Lui seul, par ses instantes remontrances, pouvait fléchir le nawab. Voudrait-il se charger de cette délicate mission? L’honnête employé y consentit sans trop d’hésitation, mais aussi sans la moindre espérance de succès. « Si je réussis, dit-il à M. Edwards, vous me reverrez; sinon, je ne reviendrai plus auprès de vous : il me serait trop pénible d’avoir à vous annoncer que toute chance de salut vous est enlevée. » Frappé de ces tristes paroles et s’estimant à peu près perdu, M. Edwards remit au ''tehseeldar'', avant de le laisser s’éloigner, sa montre et le précieux anneau gravé qui lui avait joué un si mauvais tour, avec mission de les faire passer à sa famille par l’entremise des premiers officiers européens qui viendraient à traverser le district. Pendant cette conférence décisive, les deux Donald s’étaient endormis, tant leur épuisement était complet, et au bout d’une heure d’attente M. Edwards lui-même se sentait gagné par le sommeil, lorsqu’il entendit la voix du nawab : — Il est endormi, murmurait-il. Ne le réveillez pas, il a tant besoin de repos. — Mais le vieux ''tehseeldar'' répondait, tout en frappant le plancher de son pied boiteux : — Il n’est jamais trop tôt pour réveiller un homme quand on lui apporte de bonnes nouvelles.
 
Les nouvelles étaient bonnes effectivement. Le nawab avait fini par trouver deux hommes sûrs, alliés de sa famille, qui consentaient à escorter les voyageurs, préalablement déguisés. Il prêtait les costumes nécessaires, et deux heures après on serait en route pour Futtehghur. Par surcroît de bonheur, on venait de retrouver et de ramener le cheval de rechange de M. Edwards, et M. Donald se trouvait ainsi monté comme il convenait à sa pesante stature, tandis que la misérable rosse qu’on venait de lui vendre eût été incapable de le porter une lieue de suite. Au temps marqué, ce projet de départ s’effectuait de point en point, et, revêtus du costume indigène, du turban surtout, dont la pose régulière demande une expérience de plusieurs années, les trois Anglais quittaient Kaïm-Gunge. Leurs habits avaient été brûlés sous leurs yeux, afin qu’il ne restât aucune trace de l’hospitalité compromettante dont le nawab se sentait responsable envers ses compatriotes.
 
 
<center>IV</center>
 
Les vingt-quatre milles qui séparent Kaïm-Gunge de Futtehghur furent franchis en quelques heures de nuit, mais non sans incidens. Dans des fuites pareilles, tout est danger. Ici c’est une branche d’arbre qui enlève le turban si savamment arrangé sur le front de M. Edwards, et le met ainsi en passe d’être découvert; plus loin, c’est la jument rétive de son guide qui, par ses caprices indomptables, menace de les arrêter net. A mi-chemin environ, il faut passer entre deux villages, dont l’un est livré aux flammes par les maraudeurs qui sont venus le piller. A la lueur de l’incendie, ils aperçoivent les voyageurs, et, poussant des cris furieux, se précipitent vers la route de manière à les y devancer. De leur côté, les fugitifs lancent leurs chevaux à toute vitesse. La vie est pour eux l’enjeu de la course. Deux cents mètres d’avance les tirent d’affaire, et ils laissent derrière eux, désappointée et rugissante, la canaille altérée de sang et de butin. Vers huit heures du matin (le 9 juin), ils arrivaient enfin à Futtehghur, où la révolte s’était déjà propagée, mais sans succès. Six jours auparavant, le 10e d’infanterie (cipayes) avait donné de graves craintes à ses chefs en refusant de s’enfermer dans la forteresse avec le trésor de la station, qu’on y voulait transporter à l’approche d’une colonne rebelle. On avait dû, faute de moyens coercitifs, subir leurs exigences et laisser impunie leur indiscipline (1); mais les résidens civils européens, qui depuis le 1er juin s’étaient munis de bateaux où beaucoup se retiraient chaque nuit, justement effarouchés par cette conduite de la garnison, s’étaient embarqués pour descendre à Cawnpore. Cette fuite et la disparition de quatre officiers anglais, qui, aux premières menaces de sédition, avaient ignominieusement déserté leur poste, laissaient depuis lors l’esprit des soldats du 10e dans des dispositions assez incertaines. Ils semblaient honteux de leur conduite, mais en même temps, l’œil ouvert sur toutes les démarches de leurs officiers, « ils les guettaient, dit un témoin oculaire (2), comme le chat guette la souris. » Le 6, néanmoins, ils prêtèrent serment par Gunga-Panee (3) et sur le Koran de demeurer « fidèles à leur sel, » et de défendre, fût-ce au péril de leur vie, les officiers restés à leur tête. Le 8, les malfaiteurs détenus dans la prison de Futtehghur se mirent en insurrection. Quelques-uns s’étaient débarrassés de leurs fers; ils refusaient de se laisser enfermer la nuit. Le capitaine anglais, qui vint avec un détachement de cipayes pour les contraindre à rentrer dans leurs dortoirs, fut assailli à coups de briques et blessé assez grièvement. Ses soldats pourtant ouvrirent aussitôt le feu sur les prisonniers insurgés, les réduisirent à l’obéissance, et fusillèrent séance tenante les promoteurs de la révolte. Tel était l’état des choses au moment où M. Edwards et ses deux compagnons arrivèrent, le lendemain même de cette échauffourée, chez M. Probyn, le collecteur du district. Ce magistrat ne se fiait qu’à demi aux bonnes dispositions des cipayes du 10e, nonobstant les sanglans témoignages de fidélité qu’ils venaient de donner si récemment. Sa femme, partie dès le 3, s’était réfugiée chez un zemindar de l’Oude, dont les domaines étaient situés de l’autre côté du Gange, et qui avait spontanément offert sa protection aux Européens menacés. Selon M. Probyn, c’était chez ce riche et puissant propriétaire, nommé Hurdeo-Buksh, que son collègue et les deux Donald devaient se rendre sans retard en sa compagnie. Les fugitifs de Budaon voulaient au contraire aller à Cawnpore, — c’était se livrer infailliblement à Nana-Sahib, — et il fallut pour les détourner de cette résolution l’arrivée providentielle des premiers bruits de l’insurrection qui venait d’éclater, le 5 juin, parmi les troupes du général Wheeler. Ils voulurent alors partir pour Agra; mais les routes, dans cette direction, étaient obstruées par les colonnes rebelles, qui, de vingt points différens, convergeaient vers Delhi. Dès lors il ne restait d’autre alternative que de se rendre aux conseils de M. Probyn. Le 10 juin, dans l’après-midi, M. Edwards et les Donald quittèrent Futtehghur, où ils avaient pris quarante-huit heures de repos, et le même soir, traversant le Gange, ils arrivaient à Dhurumpore, la forteresse de Hurdeo-Buksh, déjà encombrée d’Européens fugitifs. Ceux-ci, établis là depuis plusieurs jours, commençaient à s’y trouver assez mal et assez peu en sûreté. Aussi, en apprenant les marques de dévouement données par la garnison de Futtehghur, projetaient-ils déjà de rentrer en masse dans cette ville, et de s’aller mettre sous la protection du brave et fidèle 10e, nonobstant les avis réitérés de M. Probyn, qui, mieux instruit qu’eux, ne se fiait que de bonne sorte aux belles protestations et aux sermens de ces inconstans et perfides soldats. Ni les sages conseils, ni l’exemple même du collecteur, qui était venu se placer sous la sauvegarde du bienveillant zemindar Hurdeo-Buksh, ne réussirent à les convaincre. Les Européens de Dhurumpore partirent en masse dès le lendemain pour rentrer à Futtehghur, et les Donald se laissèrent entraîner par eux. Quant à M. Edwards, une inspiration soudaine, le retint au moment même du départ. Il fit demander à Hurdeo-Buksh, par l’agent de ce dernier, s’il voudrait bien le comprendre dans les promesses de protection sur lesquelles comptait M. Probyn, et, cordialement invité par le zemindar à ne pas quitter Dhurumpore, il tint bon, malgré les lettres qui arrivaient de Futtehghur, et qui l’engageaient toutes à y rentrer.
 
Il était depuis trois jours seulement dans son nouvel asile, quand Wuzeer-Singh, son fidèle péon, dont il n’avait plus entendu parler depuis le tragique épisode de Shumshabad, vint l’y rejoindre bien à l’improviste. Outre l’argent confié à sa probité et qui était resté intact dans sa ceinture, outre le fusil de son maître, dépôt plus précieux encore, Wuzeer-Singh lui apportait le récit de tout ce qui s’était passé à Shumshabad après leur séparation forcée. Témoin de l’assassinat de M. Gibson, il avait vu son cadavre mutilé rester, après le départ des meurtriers, comme une vile charogne à la porte même de la demeure du nawab. De tous les villages environnans, les paysans accouraient en foule pour en repaître leurs yeux. Cette vue leur arrachait des cris de joie, et ils se réjouissaient là, disait Wuzeer-Singh, « comme à une cérémonie nuptiale. » A la nuit, deux balayeurs, de la caste immonde par excellence, étaient venus prendre le cadavre, qu’ils avaient traîné avec des crocs jusque sur un tas de fumier, où il avait été presque immédiatement dévoré par les chiens. Tout cela s’était fait avec le plein assentiment du nawab Doollah, auquel avait été conduit en offrande triomphale le chameau de M. Gibson. Wuzeer-Singh lui-même, caché dans les bosquets du jardin, y était resté vingt-quatre heures de suite sans alimens, et, découvert en fin de compte, n’avait dû son salut qu’à la pitié d’un subalterne, qui, après l’avoir fait manger, lui indiqua la direction dans laquelle M. Edwards avait dû s’éloigner.
 
Le lendemain même de l’arrivée de Wuzeer-Singh, c’est-à-dire le 14 juin, la révolte du 10e, prévue et prédite par M. Probyn, fut décidée par l’approche du 41e, insurgé à Seetapore. Le mouvement de Futtelighur se prononça heureusement de fort bonne heure, et les résidens européens, qui couchaient tous dans le fort, échappèrent ainsi au massacre. Les insurgés adoptèrent au reste, contre toute attente, une marche assez régulière : formés en bon ordre, ils allèrent tout droit au palais du nawab de Furruckabad, déposèrent leurs drapeaux à ses pieds, lui offrirent officiellement de passer à son service, et, lorsqu’il eut accepté, tirèrent en son honneur une salve d’artillerie. L’écho apporta jusqu’à Dhurumpore, le bruit de cette canonnade, et ce fut ainsi que les protégés de Hurdeo-Buksh apprirent la désastreuse nouvelle. A la consternation profonde des gens qui les entouraient, ils purent s’assurer qu’il fallait compter assez peu sur leur dévouement et leur courage. Il leur fut enjoint, au nom de leur hôte, de se tenir strictement enfermés et de ne se laisser voir par qui que ce fût. Pendant la première journée de cette réclusion absolue, un singulier bruit frappait constamment leurs oreilles : les murailles retentissaient de coups violens, on entendait crouler des maçonneries; puis ce tapage cessa tout à coup, et nos prisonniers en eurent l’explication la première fois que, le soir venu, on leur permit de prendre l’air sur les terrasses du fort. Ils y virent en effet un beau canon de 18, caché naguère dans l’épaisseur des murs à la suite de la proclamation par laquelle, après l’annexion de l’Oude, il fut interdit aux ''talookdars'' de conserver leur artillerie. Quatre autres pièces de différens calibres furent amenées le même jour par les chefs de village auxquels le zemindar en avait confié le dépôt provisoire; une autre de 24 fut déterrée dans un champ, à 50 mètres d’un arbre qui servait de repère aux enfouisseurs, et toutes six furent promptement montées et mises en batterie dans la cour intérieure. Pour le moment, cela parut suffire; mais on ne cacha pas aux deux magistrats que, si besoin était, on saurait bien où trouver encore quelques-uns de ces engins prohibés.
 
Ces précautions n’étaient ni vaines ni prématurées. Dès le lendemain en effet, tout fut en l’air dans la petite forteresse. Des messagers, partis dans toutes les directions, y ramenèrent bientôt les vassaux du zemindar, convoqués pour sa défense. Il eut en quelques heures autour de lui près d’un millier de paysans bien armés. On avait appris qu’un fort détachement d’insurgés avaient traversé le Gange et se dirigeaient vers Dhurumpore, attirés par le bruit, dénué de tout fondement, que le collecteur de Futtehghur y avait transporté une forte partie des fonds confiés à sa garde. Hurdeo-Buksh savait pertinemment à quoi s’en tenir sur ce point, mais il insistait cependant auprès de ses protégés pour qu’ils s’éloignassent sans retard; il voulait, si les insurgés venaient chez lui, pouvoir leur prouver, en leur laissant visiter la forteresse, qu’elle ne recelait ni trésors ni trésoriers. Du reste, il assurait M. Probyn et M. Edwards qu’ils trouveraient un abri sûr à trois milles de Dhurumpore, dans un petit village situé derrière la rivière Ramgunga. Des parens à lui les y recevraient sur sa recommandation. M. Probyn préférait rester et combattre au besoin les révoltés; mais M. Edwards vit qu’il fallait de toute nécessité céder au vœu de leur unique protecteur. « J’allai donc à lui, dit-il, et, me saisissant de sa main droite, je lui déclarai que nous partirions à l’heure même, s’il se portait garant de notre salut ''sur son honneur de Rajpoute''. Il le fit sans hésiter, et avec l’accent le plus cordial. — Mon sang coulera (telles furent ses propres paroles) avant qu’on ne touche à un cheveu de vos têtes! Si je ne suis plus là, naturellement mon pouvoir, mort avec moi, ne vous servira de rien, et vous n’aurez plus à compter que sur vous-mêmes. — Je savais depuis longtemps que, lorsqu’un chef rajpoute a une fois donné sa main droite et engagé son honneur, on peut pleinement se fier à sa parole. Je persuadai donc à M. Probyn et à sa femme qu’il fallait, sans perdre de temps, nous conformer au désir de Hurdeo-Buksh. »
 
Les fugitifs partirent à pied, n’emportant avec eux que quelques objets de literie et des vêtemens de rechange pour les ''quatre'' enfans de mistress Probyn. Cette courageuse mère avait l’un d’eux dans ses bras; M. Edwards s’était chargé du plus jeune, Wuzeer-Singh et le domestique de M. Probyn, des deux autres. M. Probyn enfin portait trois fusils sur quatre, et les munitions nécessaires à ce petit arsenal. Arrivés ainsi, après un mille de marche, sur les bords de la Ramgunga, ils y attendirent longtemps un bateau, et ne traversèrent cette rivière que vers minuit. Deux milles plus loin, ils atteignirent le petit village de Kussowrah, où ils étaient attendus par les ''thakoors'' de l’endroit, propres oncles de Hurdeo-Buksh, mais d’un rang inférieur à cause de leur naissance illégitime. Ces nouveaux hôtes, les guidant à travers plusieurs enceintes successives, les conduisirent dans un enclos intérieur où parquaient, parmi quelques chèvres, une jument et son poulain. C’étaient là les quartiers assignés, pour plus de sûreté, aux malheureux fugitifs. Une partie du bétail fut éloignée pour leur faire place, et on leur promit que dès le lendemain cette espèce d’étable à ciel ouvert leur serait livrée sans partage. En attendant, il fallut essayer de camper et de dormir sur ce fumier, au sein d’une atmosphère viciée, et dans un état d’agitation morale qui ne permettait guère de se livrer au sommeil.
 
 
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<small> (1) On alla même jusqu’à promettre aux soldats du 10e une avance de paye, à laquelle assez naturellement ils devaient préférer le pillage de la station et du trésor, où se trouvaient alors deux lakhs et demi de roupies (625,000 francs environ).</small><br />
<small> (2) Lettre adressée le 6 juin au ''Moffussilite''. Elle est citée tout au long dans l’ouvrage de M. Mead, ''The Sepoy Revolt'', pages 146 et suivantes.</small><br />
<small> (3) L’eau du Gange.</small><br />
 
 
<center>V</center>
 
Après une chasse aussi acharnée que celle dont il avait été l’objet, M. Edwards dut nécessairement savourer, au moins comme trêve, les cinq jours de repos qui suivirent son installation à Kussowrah. Du 15 au 20 juin, aucune alerte, aucune nouvelle; mais à l’aurore de cette dernière journée le bruit sinistre du canon réveilla la petite colonie. Moins expérimentés, les deux collecteurs eussent peut-être pris pour une salve d’honneur ces détonations matinales; mais ils reconnurent à merveille, au son particulier des pièces chargées à boulet, qu’il s’agissait de guerre et non de fête. Effectivement le siège du fort de Futtehghur venait de commencer, et ''trente-deux'' Européens enfermés dans son enceinte avec leurs familles s’y défendaient héroïquement contre le 10e et le 41e, maintenant réunis sous les ordres du nawab de Furruckabad.
 
Il est à peine nécessaire d’avoir traversé les crises de nos discordes civiles pour comprendre les sentimens des réfugiés de Kussowrah pendant les journées qui suivirent. Désespérés de leur impuissance, ils tentaient par toute sorte de moyens d’entraîner le zemindar de Dhurumpore à se prononcer en faveur de la cause anglaise et à faire une diversion en faveur des assiégés. Hurdeo-Buksh n’était qu’un honnête homme et nullement un héros; il avait d’ailleurs une excellente excuse dans les dispositions de ses vassaux. « Pour nous défendre, répondit-il à MM. Edwards et Probyn, pour repousser une attaque sur Dhurumpore, nul doute que mes gens ne se battissent volontiers; mais pas un ne passerait le Gange, si je voulais les conduire contre les révoltés de Futtehghur. » Et comme ils sentaient qu’il disait vrai, les deux collecteurs, réduits au silence, n’avaient plus qu’à mettre en commun leur découragement et leurs ardentes prières. De temps en temps, pendant ces pénibles journées, un messager dépêché par eux se risquait du côté de Futtehghur; il s’en trouva même un assez hardi pour pénétrer jusque dans le fort et rapporter aux deux collecteurs un billet écrit par M. Robert Thornhill, un de leurs collègues. Il les informait qu’attaqués sans relâche depuis quarante-huit heures par les cipayes, auxquels un grand nombre de Pathans s’étaient venus joindre, les assiégés n’avaient rien à espérer que du ciel et de Hurdeo-Buksh, si à force de promesses on pouvait le gagner à leur cause. M. Probyn tenta un nouvel essai... par écrit, car le prudent zemindar ne voulait plus voir ses protégés; mais il échoua comme devant. Deux jours plus tard, les assiégés tenaient encore, grâce à des prodiges d’héroïsme. Déjà le nombre des combattans était bien réduit. La veuve de l’un des morts, un sergent d’artillerie, avait pris courageusement la place de son mari, et s’était fait tuer au même poste, non sans avoir abattu plusieurs des rebelles du haut du bastion où elle se tenait, le ''rifle'' à l’épaule. Les survivans combattaient avec la sombre énergie du désespoir et la triste certitude de combattre en vain. L’ennemi, repoussé dans plusieurs assauts, commençait à miner les remparts et avait ainsi pratiqué déjà une large brèche, sur laquelle vint se faire tuer, à la tête d’une colonne de Pathans, ce même Mooltan-Khan, qu’on a vu quinze jours auparavant se dévouer au salut de M. Edwards. A partir du 24, plus de nouvelles directes : la canonnade seule, continuant sans interruption pendant deux longues journées, disait que les Anglais tenaient encore; le 27 au matin, elle cessa tout à coup. « Nous pensâmes tous, dit M. Edwards, que la place venait d’être enlevée d’assaut, et nous ne pûmes que nous renvoyer l’un à l’autre un morne regard d’angoisse: nous étions convaincus qu’en ce moment même nos pauvres amis, hommes, femmes, enfans, étaient sous le couteau d’un ennemi altéré de sang et inaccessible à toute pitié. »
 
Deux ou trois heures s’écoulèrent ainsi dans une sombre stupeur. Tout à coup le bruit de la grosse artillerie vibre de nouveau. Les détonations sont rapides, irrégulières; elles retentissent dans une autre direction que celle des jours précédens, et toujours sur les bords du Gange, mais bien plus bas que Futtehghur. Qu’est-il donc arrivé d’inattendu?... Les fugitifs de Russowrah ne l’apprirent complètement que quelques semaines après. Voici ce qui se passait à l’heure même.
 
Dès le début du siège, les défenseurs de Futtehghur avaient amarré au pied du fort trois grandes barques destinées à une tentative suprême, quand tout autre espoir serait perdu. Le 26 au soir, la place étant déclarée intenable, on fit les préparatifs du départ, qu’il fallait effectuer de nuit afin d’être hors de vue à l’aurore, et d’avoir une certaine avance sur l’ennemi, s’il essayait de poursuivre les fugitifs. Par malheur, encombrés de femmes, d’enfans, de bagages, les chefs de la petite garnison perdirent un temps précieux. Quand le jour parut, les trois barques venaient à peine de démarrer et voguaient lentement sur des eaux trop basses. Au premier signal d’alarme, parti du camp des assiégeans, elles se rapprochèrent de la rive opposée â celle qu’elles venaient de quitter; mais cette évolution, exécutée avec peu de prudence, amena l’une d’elles, la derniètje, sur un banc de sable, où elle s’engrava profondément, à trois milles seulement au-dessous de Futtehghur. Vainement tous ceux qui la montaient se jetèrent-ils à l’eau pour la dégager : elle résista, chargée d’un poids énorme, à tous leurs efforts. Il fallut rappeler la seconde barque, qui dut remonter le courant pour venir au secours et prendre à son bord les fugitifs ainsi arrêtés.
 
Pendant toutes ces opérations, les heures s’écoulaient, et les cipayes mettaient le temps à profit pour amener sur le bord du fleuve, en face du banc d’échouage, quatre gros canons qui tirèrent sans relâche sur les malheureux équipages. C’était cette horrible canonnade qui tenait en suspens les résidens de Kussowrah. Par bonheur, cette batterie improvisée et mal pointée ne produisit à peu près aucun mal. Le transbordement s’effectua sans accident grave, et les deux barques continuèrent à descendre le Gange; mais quelques milles plus bas, vis-à-vis le village de Singheerampore, l’une d’elles toucha le fond et s’y incrusta solidement. Les cipayes, manœuvrant au bord du fleuve de manière à ne point perdre de vue la proie qui venait d’échapper à leur sanglante convoitise, amenèrent aussitôt deux pièces d’artillerie, et la canonnade du matin reprit de plus belle. En outre, deux grandes barques arrivaient de Futtehghur, chargées de soldats, et sous le double feu du rivage et de ces redoutes flottantes, quelques-uns des plus hardis en vinrent à l’abordage. Un des témoins, un des acteurs de ces horribles scènes les racontait quelques semaines plus tard à M. Edwards. C’était M. Jones, autre protégé de Hurdeo-Buksh :
 
« J’étais au départ, lui disait-il, dans la troisième des embarcations, et je passai dans la seconde après le premier échouage. A Singheerampore, les paysans, nous voyant ensablés, ouvrirent sur nous un terrible feu de mousquets à mèche. Puis deux canons furent braqués sur nous, et nous mitraillèrent à loisir. J’étais dans l’eau, poussant, soulevant la maudite barque toujours immobile, quand j’aperçus les deux bateaux armés qui descendaient en droite ligne sur nous. Je remontai aussitôt pour prendre ma carabine, restée fort heureusement sous le pavillon de poupe. Au moment où je mettais la main dessus, je vis un cipaye qui lentement soulevait le ''chappur'' (la tenture) de la barque, et regardait à l’intérieur. Celui-là ne vécut pas longtemps, je le tuai raide ; mais aussitôt, décharge générale de mon côté. Un de nos négocians, M. Churcher l’aîné, fut blessé à mort. L’abordage eut lieu ensuite, et ''gentlemen, ladies'', nous nous jetâmes tous dans le Gange. Ce que je vis en dernier lieu sur notre bateau, ce fut le pauvre M. Churcher se débattant au milieu d’une mare de sang dans les convulsions de l’agonie, et le capitaine Fitz-Gerald, qui soutenait d’une main sa femme assise sur son genou, tandis que de l’autre, restée libre, il tenait un fusil braqué sur l’ennemi. Nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture, et le courant était très fort. Le fond se trouvant d’ailleurs un sable très fondant, très mobile, il était excessivement difficile d’y garder pied. Aussi plusieurs d’entre nous furent-ils bientôt entraînés et noyés. A peine dans l’eau, j’avais pour ma part attrapé une balle qui m’avait entamé l’épaule droite, mais sans briser l’os. Le major Robertson, à quelques pas de moi, résistait au courant, soutenant sa femme d’une main, portant de l’autre leur petit enfant, et, lui aussi, blessé à la cuisse. Mistress Robertson échappa bientôt à l’étreinte de son mari, et disparut sous l’eau. Robertson alors, plaçant l’enfant sur ses épaules, se mit à nager dans le courant (1). Je n’étais plus bon à rien : je songeai donc à me tirer d’affaire en nageant, soit que je pusse aborder plus bas, ou rejoindre la première barque...»
 
M. Jones rejoignit en effet la barque, après avoir alternativement nagé ou ''fait la planche'' pendant un espace de cinq ou six milles, et il ne fut pas le seul à exécuter ce qui semble, dans les circonstances données, un tour de force presque miraculeux. Le lendemain, au point du jour, un autre échappé de Futtehghur, M. Fisher, blessé très grièvement à la jambe, regagna, lui aussi, la barque d’avant-garde, tantôt en se soutenant sur l’eau, tantôt en se traînant sur le rivage, «Il fut hissé à bord plus mort que vivant, raconte M. Jones, et tenant les discours les plus incohérens sur sa femme et son fils, tous deux noyés sous ses yeux. » Le destin de ces deux hommes si singulièrement arrachés à la mort devait être bien différent. M. Jones se trouva si à l’étroit sur la barque, où se pressaient près de quatre-vingts fugitifs, qu’il saisit avec empressement l’occasion de la première halte pour descendre dans un village de l’Oude, en face duquel on avait fait escale afin de se procurer quelques vivres, et dont les habitans se montraient favorablement disposés. Une fois à terre et couché sur un lit de camp (''charpoy'') qu’un des paysans avait mis gracieusement à sa disposition, le pauvre blessé se sentit si à l’aise d’une part, si épuisé de l’autre, que lorsqu’on vint le réveiller de la part du colonel Smith pour lui enjoindre de rentrer à bord, il n’hésita point à refuser net. Se regardant déjà comme à peu près mort, il demandait qu’on l’abandonnât à son destin, et il résista si bien qu’en fin de compte la barque partit sans lui. Or, quelques heures plus tard, elle longeait le territoire de Bithoor, le domaine du terrible Nana-Sahib, dont les échappés de Futtehghur ignoraient encore les abominables trahisons. Les promesses les plus formelles de sauvegarde et de protection, transmises de sa part au colonel Smith, trouvèrent malheureusement créance chez cet honorable officier. Une fois à terre, le massacre commença immédiatement sous les yeux du sanguinaire rajah. « Les femmes et les enfans, a dit M. Mead, furent expédiés à coups de sabre et de lance. Les hommes étaient rangés sur une seule ligne, les bras attachés derrière le dos, et maintenus ensemble par de longs bambous passés sous leurs aisselles. Les cavaliers couraient à cheval tout autour de cette longue file de suppliciés, les accablant des plus grossières injures, et savourant par avance les tortures qu’ils allaient leur infliger. Quand ils étaient las d’insulter, l’un d’eux déchargeait son pistolet à la figure d’un des fugitifs, dont la tête brisée s’inclinait alors, sans que le corps pût s’affaisser, soutenu qu’il était à droite et à gauche par ceux des condamnés qui restaient debout, et qu’il éclaboussait de son sang ou de sa cervelle. L’assassinat suivant se consommait à sept ou huit pas plus loin, afin de laisser subsister cette hideuse chaîne, et de prolonger l’horrible contact des vivans et des morts (2). »
 
Détournons les yeux de ces scènes atroces; elles ne doivent pas nous faire oublier plus longtemps les tristes résidens de Kussowrah, dont la position se trouva fort aggravée par la prise de Futtehghur. Leur présence sur les domaines de Hurdeo-Buksh avait été révélée aux chefs de l’insurrection par deux misérables trafiquans venus en personne de Furruckabad à Kussowrah, sous prétexte de charitable intérêt, mais en réalité pour y constater l’existence de quelques fugitifs à dénoncer. Le nawab de Furruckabad, même avant la fin du siège, avait sommé le zemindar de Dhurumpore de lui livrer les deux collecteurs, ou plus simplement de lui envoyer leurs têtes, en échange desquelles il lui ferait remise d’un ''lakh'' de roupies (250,000 fr.) qu’il le déclarait tenu de verser pour sa part contributive aux impôts du nouveau ''raj''. Hurdeo-Buksh, fidèle à sa parole, n’entendait pas livrer ses protégés; mais en face des dangers immédiats qu’un refus positif pouvait attirer sur lui, il ne se souciait pas non plus de résister ouvertement au nawab. Celui-ci, d’autre part, hésitait devant une expédition contre Dhurumpore, pour laquelle il fallait traverser le Gange, et qui ne pouvait se faire sans artillerie de campagne. Entre les deux Hindous s’établit alors une sorte de duel diplomatique, ou le plus faible, en cédant toujours, travaillait à gagner du temps. « Laissez-moi, faisait-il dire à ses deux protégés, tenus soigneusement à distance de sa personne, — laissez-moi, sans inquiétude, amuser le rajah par mes excuses dilatoires. Je lui ai mandé que j’entrais dans ses vues, mais que je n’osais agir ouvertement comme son subordonné sans en avoir l’autorisation du gouvernement rétabli à Lucknow par les insurgés, puisqu’avant l’annexion de l’Oude c’était de ce gouvernement que ressortissait mon autorité féodale. Il s’est payé provisoirement de ces bonnes paroles, et les jours passent, et la saison des pluies arrive. Quand elle sera venue, nous aurons devant nous plusieurs semaines. Le Gange grossi, la Ramgunga débordée, inonderont tout ce plat pays qui s’étend sous vos yeux. Dhurumpore deviendra une île, Kussowrah de même, et les gens de Futtehghur ne songeront plus à nous amener leurs canons. Or, s’ils venaient sans artillerie, nous n’avons pas à les craindre. »
 
Ce langage n’avait rien que de très rassurant. Jusqu’à quel point devait-on s’y fier? Question d’autant plus douteuse que les plus proches parens de Hurdeo-Buksh se montraient, depuis le désastre de Futtehghur, malveillans, arrogans, hostiles aux réfugiés. Hurdeo-Buksh lui-même exigeait qu’ils ne parussent jamais hors de l’espèce d’étable où on les avait cachés par son ordre, et où il vint à peine les visiter une ou deux fois. Et encore le jour arriva-t-il où par son ordre les deux vieux ''thakoors'' notifièrent aux deux collecteurs que de nouveaux dangers exigeaient impérieusement des précautions plus rigides encore. Il fallait quitter les bords du Gange, s’enfoncer dans le jungle parmi les Aheers. Les nouvelles devenaient de plus en plus désastreuses. Les Européens de Cawnpore avaient péri jusqu’au dernier. Agra était prise. L’armée de Bombay se soulevait. Il fallait donc partir au plus tôt et s’enfouir dans une solitude encore plus profonde que celle où ils vivaient depuis trois semaines. Accablés par ces désastreuses nouvelles (dont rien ne leur dénonçait la fausseté), MM. Edwards et Probyn ne pouvaient que subir la volonté de leurs protecteurs; mais quand on voulut leur persuader de laisser les quatre enfans à Kussowrah, l’instinct maternel se révolta. Mistress Probyn déclara que, vivante, elle ne se séparerait pas d’eux; M. Probyn à son tour ne pouvait abandonner sa femme, et, malgré les insistances réitérées des ''thakoors'', qui dans leurs idées indiennes ne comprenaient pas cet attachement à de petits êtres « qu’on pouvait après tout remplacer, » les fugitifs refusèrent absolument de s’isoler les uns des autres. Ce fut donc ensemble, avec Wuzeer-Singh, avec l’''ayah'' (la nourrice) et un des domestiques de M. Probyn (l’autre ayant déserté la nuit précédente) qu’ils partirent au jour choisi par l’astrologue du village. Encore fallait-il, pour assurer l’heureuse influence de cette journée d’élection, qu’un objet appartenant aux voyageurs les précédât sur le chemin, et fût enterré sur un point quelconque du trajet. Une fourchette d’acier fut sacrifiée à cette superstition locale. Notre respect pour les sciences occultes ne nous empêche pas de supposer que l’astrologue sut bien déterrer ce petit ustensile de ménage, quitte, avant de s’en servir, à le purifier de manière ou d’autre.
 
Kussowrah n’était point, tant s’en faut, un paradis; mais que dire du misérable hameau perdu au sein des solitudes dans lequel furent conduits les malheureux réfugiés? C’étaient quatre ou cinq chaumières délabrées, habitées par de pauvres bergers et par leurs bestiaux. On y était dans le fumier jusqu’à l’orteil, et on y pouvait à grand’peine respirer quelques bouffées d’un air impur. Ferme et courageuse jusqu’alors, mistress Probyn versa des larmes en présence de ces rebutantes demeures où elle pressentait que ses enfans ne pourraient vivre. M. Edwards était profondément abattu; M. Probyn au contraire, tout à fait exaspéré. «Mieux vaudrait, s’écriait-il, nous tuer tout de suite. » En examinant plus à loisir les masures où, il fallait s’installer, M. Edwards finit par découvrir sous le toit de l’une d’elles un coin à peu près habitable. Ce galetas était vide, propre et sec. Le toit paraissait à peu près étanche. Huit personnes trouvèrent moyen de s’y caser, avec ordre de n’en sortir sous aucun prétexte, et de ne jamais s’exposer à la vue en regardant elles-mêmes au dehors. La nuit seulement, elles pouvaient se hasarder à respirer l’air libre; mais tant que durait le jour, — un jour de juillet sous le ciel de l’Inde, — la dimension de ce réduit ne laissait à ceux qu’il renfermait d’autre alternative que de se tenir tour à tour sur le dos, sur le flanc, ou de s’asseoir. Rester debout ou se transporter d’un point à l’autre était littéralement impossible. « Les pauvres enfans, dit M. Edwards, se trouvaient ainsi dans la plus misérable condition. Nous n’avions pas le droit de leur laisser quitter la chambre, et ils ne pouvaient pas même s’y promener à quatre pattes ; ils se montrèrent plus patiens qu’on n’aurait pu s’y attendre, et, prenant leur parti, ''dormaient, beaucoup''. Pour toute nourriture, nous avions un peu de lait et des ''chupatties'' de l’espèce la plus grossière. Encore les dimanches le lait manquait-il, les bergers abeers ce jour-là l’appliquant à leur usage. »
 
Si on ajoute à tout ceci l’incommode familiarité, la curiosité importune de ces grossiers paysans, si on tient compte des misères que les pluies torrentielles allaient apporter par surcroît à la déplorable situation des fugitifs, si l’on veut bien réfléchir que les plus cruelles anxiétés morales aggravaient pour eux le dénûment, la gêne, le malaise matériel, poussés à ce degré inouï que M. et mistress Probyn voyaient dépérir et s’étioler leurs pauvres enfans, privés de mouvement, d’air et d’alimens substantiels, et que M. Edwards, séparé des siens, pouvait et devait les croire emportés dans la vaste tourmente indienne, morts peut-être, ou captifs, ou fuyant, comme lui-même fuyait quelques jours auparavant; si l’on songe, disons-nous à cette complication de tortures morales et physiques, on aura lieu de s’étonner qu’elles ne se soient pas trouvées au-dessus des forces humaines et du courage humain.
 
 
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<small> (1) Hâtons-nous de dire que le major Robertson fut du très petit nombre des sauvés ; il dut la vie à la protection de Hurdeo-Buksh, ainsi que M. Churcher le cadet.</small><br />
<small> (2) ''The Sepoy Revolt'', chap. X, p. 138. M. Mead porte à cent vingt-sept le nombre des fugitifs de Futtehghur ainsi massacrés. D’après le récit de M. Jones, leur nombre serait exagéré d’un bon tiers.</small><br />
 
 
<center>VI</center>
 
Les pluies dont nous venons de parler, et, qui aggravaient à certains égards la condition des malheureux proscrits, ils les avaient longtemps attendues, espérées, appelées de leurs vœux. Maintenant encore ils avaient à les bénir. En effet, les prédictions de Hurdeo-Buksh se réalisaient : tous les cours d’eau déversant à la fois leur trop-plein sur le pays inondé, le district de Dhurumpore était devenu un vaste lac, semé çà et là de rares îlots formés par la cime de quelques monticules, sur lesquels, de longue date, existaient les centres de population réfugiés là chaque année, à la même époque. Le pauvre hameau qui abritait M. Edwards et ses compagnons, — il portait un nom singulièrement approprié à leurs idées, ''Rungepoorah'', c’est-à-dire ''le lieu désolé'',— ce pauvre hameau était, lui aussi, comme un navire à l’ancre sur les flots, navire d’une centaine de mètres carrés. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, au midi, à l’est, à l’ouest, on ne voyait plus que de l’eau, et cette eau, fort profonde à certains endroits, atteignait, là où elle l’était le moins, une hauteur de quatre ou cinq pieds (anglais). Dans la direction du nord, à trois milles, on apercevait un plateau couvert de hautes herbes : c’était la lisière du jungle et l’unique pâturage où l’on pût conduire les bestiaux. Bergers et troupeaux s’y rendaient chaque matin et en revenaient chaque soir littéralement à la nage. C’était une des rares distractions accordées à nos proscrits que de voir les troupeaux reprendre d’instinct chacun la direction de son étable, les pasteurs les suivant au lieu de les diriger, et parfois, pour se soustraire aux fatigues de la traversée, se plaçant à califourchon sur les plus robustes de ces buffles amphibies. Mistress Probyn, accablée de soins, avait loué les services d’une vieille femme de Kussowrah (inondé aussi, comme de raison), et c’était en nageant que, chaque matin, cette aide-ménagère se rendait à son poste. M. Edwards remarque à ce sujet qu’à part ces services mercenaires, la malheureuse Anglaise n’obtint aucun secours, aucune marque de sympathie des personnes de son sexe. Ceci en dit long, ce nous semble, sur l’état de dégradation morale auquel les religions de l’Orient ont réduit la femme.
 
Le dernier des enfans de M. Probyn, encore au maillot, commençait à dépérir. Le lait de buffle, sa seule nourriture, ne lui passait plus, et jamais ses parens ne purent obtenir qu’on leur envoyât de Kussowrah les chèvres laitières qu’ils y avaient achetées et laissées. En général, leur situation empirait. On ne répondait plus aux sollicitations pressantes qu’ils adressaient chaque jour aux ''thakoors'', afin d’être réintégrés dans leur première résidence. Bientôt leurs serviteurs reçurent ordre de ne quitter Rungepoorah sous aucun prétexte. Un charitable brahmine, qui, une ou deux fois, avait consenti gratuitement à faire pour eux le voyage de Futtehghur, fut sévèrement réprimandé par les ''thakoors''. Ce fut néanmoins ce brahmine, nommé Seetah-Ram, qui, un beau jour (le 22 juillet), leur apporta la bonne nouvelle de la marche d’Havelock sur Cawnpore et des premières défaites de Nana-Sahib. Une partie des troupes battues à Pandoo-Nuddee avait fui, dans un complet désarroi, jusqu’à Furruckabad. Le lendemain 24, une forte canonnade retentit du côté de Futtehghur. On juge de l’émotion qu’elle causa dans le petit groupe des proscrits. Nul doute que ce ne fût là un signal de rescousse; les Anglais vainqueurs poursuivaient leurs avantages. Hélas! Seetah-Ram vint, quelques heures après, remplacer ces beaux rêves par une sinistre réalité. Ces détonations, saluées comme gages de délivrance, étaient celles des canons qui venaient de servir au massacre de tous les Européens restés au pouvoir du nawab, et entre autres de trois ou quatre dames faites prisonnières après l’échouage de Singheerampore. Les victimes de cette triste journée furent au nombre de soixante-cinq, mitraillées de sang-froid ou attachées à la bouche des canons (1). Dix-huit mois seulement après ces atrocités, le monstre qui en avait assumé la responsabilité devait rendre ses comptes à la justice anglaise : l’exécution du nawab de Furruckabad était mentionnée dans un des derniers bulletins envoyés de l’Inde.
 
La panique, au reste, était déjà parmi les rebelles. Le jour même de cette sanglante exécution, sur le simple cri de quelques poltrons: « Voici les Européens qui arrivent! » la ville s’était trouvée vide en quelques minutes tant de ses habitans que des cipayes réunis autour du nawab. Eu revanche, les proscrits s’aperçurent immédiatement d’un changement de dispositions très notable, et tout en leur faveur. Les ''thakoors'' vinrent les féliciter. Un des anciens de Kussowrah, monté sur un éléphant, leur apporta des friandises. Enfin Hurdeo-Buksh envoya son propre beau-frère pour constater leurs besoins et veiller à ce qu’ils ne manquassent de rien. « Il n’était pourtant pas bien clair, malgré ce revirement, remarque finement M. Edwards, que la défaite du ''nana'' fût absolument de leur goût. » Profitant néanmoins de ces dispositions, les deux collecteurs obtinrent de revenir à Kussowrah, ce séjour d’abord tant dédaigné, puis tant regretté. Le beau-frère de Hurdeo-Buksh leur accorda d’autant plus volontiers cette requête, que, disait-il, « les cipayes de Futtehghur, frappés de terreur, n’étaient plus à craindre. » Ce retour s’effectua le 26 juillet, en bateau, car l’inondation durait encore, et de nuit, car on n’en était pas à négliger toute précaution. Un triste incident vint jeter un voile de deuil sur cette nuit de délivrance.
 
« Le pauvre petit ''baby'', dit M. Edwards, était depuis quelques heures tout à fait épuisé. Sa respiration devenait de plus en plus pénible. Sa mère, dont les soins incessans et l’ingénieuse sollicitude avaient seuls prolongé jusqu’alors sa frêle vie, se procura, non sans difficulté, de l’eau chaude pour un bain qu’elle lui administra, et qui parut le rétablir ; ensuite elle le coucha sur un ''charpoy'' et s’étendit auprès de lui. Elle était à bout de forces, n’ayant pas dormi depuis plusieurs nuits qu’elle avait passées à le tenir dans ses bras; aussi s’endormit-elle immédiatement. J’étais couché moi-même non loin de là, et tout à coup, n’entendant plus cette forte respiration du petit dormeur, je m’approchai du lit pour voir ce qui en était. Pas un mouvement : l’âme innocente s’était envolée. J’éveillai les pauvres parens, qui, dans leur désespoir, trouvèrent encore à se féliciter que l’enfant fût mort selon les lois de nature, et n’eût pas péri de la main des assassins. Nous nous agenouillâmes tous, et auprès du petit cadavre nous priâmes. Ensuite, vers deux heures du matin, j’allai avec Wuzeer-Singh chercher un endroit sec où la fosse pût être creusée. Nous eûmes quelque peine à découvrir un pli de terrain, ombragé de quelques arbres, qui n’était pas inondé, et, selon toute apparence, ne devait jamais l’être. Quand tout fut prêt, le pauvre père prit dans ses bras le petit corps enveloppé d’un linceul, et mistress Probyn suivit, s’appuyant à moi. Il fallut se presser de lire quelques fragmens du service funèbre, car le jour allait naître, et il eût été téméraire à nous de nous montrer en plein soleil hors du village. Aussi nous hâtâmes-nous de coucher l’enfant dans son petit abri, confiant « la poussière à la poussière, les cendres aux cendres, avec un sûr et certain espoir (2). » Pour moi, je lui enviais presque son immuable repos. »
 
Ce fut quelques jours après, le 2 août, que les fugitifs virent arriver à l’improviste devant eux, pâle comme un spectre et sans autre vêtement qu’un morceau de drap roulé de sa ceinture à ses genoux, ce même M. Jones dont on a lu plus haut les étranges aventures. Il avait été recueilli, lui aussi, par Hurdeo-Buksh et caché dans un des villages environnans; mais il avait fallu l’éclatant retour de fortune qui rendait la victoire aux Anglais pour qu’on lui permît de communiquer avec ses compatriotes. Ils n’apprirent qu’alors et par lui que MM. Robertson et Churcher cadet survivaient également, cachés comme eux dans de pauvres villages aheers.
 
Les prières de cette journée, — c’était un dimanche, et jamais les proscrits anglais n’avaient manqué de célébrer la solennité chrétienne, — furent particulièrement ferventes. M. Edwards déclare dans son journal qu’il y puisa une confiance, une sérénité depuis bien longtemps bannies de son âme. Quelques heures après, un messager qu’il avait dépêché vers sa femme, et qui, arrêté à Budaon par suite de la trahison d’un ancien ''chuprassie'' de M. Edwards, avait failli périr dans les cachots des insurgés, lui rapporta quelques nouvelles de ce district. Les mahométans et les Hindous, déjà revenus à leurs inimitiés natives, avaient des rixes presque quotidiennes. À l’entrée de Budaon, un certain nombre de têtes coupées et plantées au bout de pieux, fichés en terre annonçaient assez un régime violent; mais du reste presque tous les employés de l’administration anglaise, et ceux-là mêmes qui se recommandaient à la confiance de M. Edwards par d’excellens et longs services, avaient passé sans la moindre hésitation à la paye du nawab. Le messager constatait d’ailleurs une singulière différence entre les provinces du nord-ouest et celles de l’ancien royaume d’Oude. Dans les premières, le système en vigueur, fonctionnant depuis longues années, avait absolument ruiné l’aristocratie territoriale. Tout y était anarchie, confusion sanglante, rapines, meurtres, incendies. Dans l’Oude au contraire, où les zemindars et les talookdars conservaient à peu près intact leur ascendant quasi-féodal, la révolte, cantonnée dans les villes ne s’était pas propagée parmi les populations rurales, qui, détournées d’y prendre part, continuaient paisiblement leur vie régulièrement laborieuse.
 
Les dernières pages du journal de M. Edwards ne comportent pas une longue analyse. Quelques extraits suffiront pour noter ce qu’elles ont de plus saillant.
 
« Mardi 4 août. — Je me promenais aujourd’hui de long en large dans le petit espace laissé libre devant notre unique chambre, lorsque le retour de Rohna, le messager que j’avais fait partir pour Nynee-Tal, est venu réjouir mon cœur. Il me rapportait une lettre de ma femme, datée du 27 juillet, la première que j’aie eue d’elle depuis le 26 mai. Rohna les a vues, elle et Gracey (3), parfaitement bien portantes. Il me raconte qu’à son arrivée, il l’a trouvée vêtue de noir, et qu’immédiatement agrès avoir lu ma lettre elle a couru mettre une robe blanche... Nynee-Tal est sauvé, Agra aussi. Delhi d’est pas pris, mais le sera infailliblement. Le Punjaub et tout le pays inférieur jusqu’à Meerut n’ont vu se produire aucun mouvement sérieux. Depuis le 18 juin, voici les premiers renseignemens positifs qui m’arrivent sur l’état du nord-ouest... J’envoie Wuzeer-Singh dire à Hurdeo-Buksh que j’ai reçu d’excellentes nouvelles de ma femme. Il me répond par des félicitations et des nouvelles encore meilleures. La barque de Futtehghur est arrivée saine et sauve à Allahabad (4). Agra est renforcé de trois régimens européens et de deux régimens sikhs. Si tout cela est vrai, il faut que Delhi ait succombé, car de tels renforts ne pouvaient venir d’ailleurs.
 
«5 août. — Hier soir, on nous a permis une promenade ; c’est la première depuis notre arrivée à Kussowrah... Aujourd’hui j’ai fait partir une autre lettre pour ma femme. Le messager n’a voulu s’en charger qu’après bien des objections, et lorsqu’il a vu que ce document compromettant, roulé avec soin, tiendrait dans un tuyau de plume bien scellé aux deux bouts, qu’il pourrait placer dans sa bouche et avaler au moindre péril... J’ai appris par cet homme que les mahométans persécutent déjà les Hindous dans le Rohilcund, tuent des vaches dans l’enceinte de leurs temples, et les empêchent de sonner leurs ''sonks'' (5). Les ''thakoors'' ont en conséquence provoqué le peuple à s’armer et à tomber sur leurs persécuteurs. Si cet appelest entendu, les Hindous, fort supérieurs en nombre, expulseront peut-être l’autre secte, et, cela étant, les Européens ont chance de rentrer dans le Rohilcund.
 
« Que de consolations dans la Bible! Depuis notre retour, mistress Probyn a reçu une malle d’effets que Burdeo-Buksh gardait en dépôt à Dhurumpore; sa Bible s’y trouvait. Qu’il nous a été doux de relire ensemble les psaumes ! Il n’est pas de jour où je n’y trouve quelque passage qu’on dirait écrit tout spécialement pour des gens placés dans une situation comme la nôtre, et qui répond à nos sentimens, à nos besoins intellectuels. Ce matin par exemple, j’ai tiré une consolation indicible des 15e et 20e versets du 25e psaume, et ce soir des versets 5, 6, 7, 12, 13, 14 du 27e (6).
 
«Jeudi 6 août. — Si telle est la volonté de Dieu, et si ce petit journal arrive jamais à ma chère femme, à mes enfans bien-aimés, à tous ceux de la maison, peut-être seront-ils bien aises de savoir comment ma journée sa passe. Je m’éveille au point du jour, ordinairement vers quatre heures, et après la prière je vais me promener dans la cour; où les bestiaux sont parqués, aussitôt du moins que le départ des animaux l’a laissée disponible. C’est un espace à ciel ouvert, long de trente à quarante ''yards'', et où il nous est loisible de nous promener le matin et le soir. Je prends ainsi un peu d’exercice, à moins que, assis sur un bloc de bois, je ne lise les psaumes du matin jusqu’à l’heure où le soleil devient gênant. Je me réfugie alors dans ma petite tanière, où Wuzeer-Singh, dès que je suis levé, a soin de transporter mon ''charpoy''. Le temps se passe de la sorte jusqu’à ce que l’aspect du ciel me semble indiquer qu’il est dix heures. Nous nous rassemblons alors pour prier en commun et lire les Écritures. Vient ensuite le déjeuner, composé de ''chupatties'' et de thé, dont, par bonheur pour nous, il nous est échu bonne provision. La caisse qui le renferme appartenait au malheureux Robert Thornhill ; il l’avait laissée à Dhurumpore quand1 il eut la désastreuse idée de rentrer à Futtehghur.
 
« La chaleur, l’irradiation éblouissante, les mouches qui fondent sur nous par myriades, deviennent, à ce moment du jour, presque intolérables. Pour échapper à ces deux derniers fléaux, je me retire ordinairement dans mon obscur réduit, que j’obscurcis encore au moyen de ma couverture tendue devant la seule ouverture par laquelle le jour y pénètre. L’atmosphère y devient bientôt étouffante; mais je préfère encore respirer cet air épais et ne pas ressentir les douleurs d’yeux cuisantes que m’occasionnent les reflets solaires... Je lis et relis la Bible, que mistress Probyn veut bien me prêter quand elle ne s’en sert pas elle-même ; mais, à travers les consolations que cette étude me prodigue, une amère pensée se glisse toujours : « Ces enseignemens, qui vous aideraient à mener une vie chrétienne, ne vous sont plus applicables. C’est à subir la mort en chrétien qu’il faut maintenant vous préparer... »
 
« Vers trois heures, chaque jour, Wuzeer-Singh vient me trouver. Je lui lis quelques pages des saints livres, et je prie avec lui en hindoustani... Deux heures plus tard, je m’arrange pour prendre un bain dans le hangar à bestiaux situé justement à côté de la maison. Le temps de me rhabiller, et déjà les ombres du soir s’allongent, et le dîner est servi sous la verandah. Ce repas consiste généralement en un plat de riz, des ''chupatties'', et une sorte de légume indigène, fort aqueux, dans le genre du concombre, cuit dans son jus. De temps en temps l’occasion se présente d’acheter, soit un chevreau, soit un mouton, et alors le luxe des côtelettes vient décorer notre table modeste; mais ceci est fort rare. A Rungepoorah, ni viande, ni riz. Nous étions strictement réduits à des ''poorees'' (la pire espèce des ''chupatties''), du thé et du lait de buffles. Cette insuffisante alimentation nous rendait faibles et maigres, les enfans surtout. Le repas, dans de telles conditions, ne se prolonge guère. Nous demeurons ensuite réunis, et passons le temps à bavarder, à moins que nous ne sortions pour aller échanger quelques mots avec les ''thakoors'', tandis qu’ils s’occupent à traire leur bétail. Dès qu’il fait nuit, la prière, et ensuite le lit, car nous n’avons aucune sorte d’éclairage, et dès lors rien de mieux à faire qu’à dormir.
 
« Notre sommeil est naturellement fort léger, car l’habitude d’être constamment au guet a donné à nos sens une acuité tout exceptionnelle. Le moindre bruit inusité, — fût-ce le frisson des ailes d’un oiseau voletant sur les arbres voisins, — suffit pour nous réveiller en sursaut. Il se passe rarement une nuit sans que nous entendions fort loin, dans la direction de Lucknow, le bruit de la grosse artillerie. Nous supposons que c’est le feu des troupes qui assiègent la résidence.
 
« Dimanche 9 août. — Un messager envoyé par Probyn du côté de Cawnpore revient, disant que Lucknovv est pris par les insurgés, et Cawnpore bloqué de manière à être bientôt forcé de se rendre. Vérification faite, cet homme nous a trompés indignement. Il est tout simplement resté chez lui après s’être fait payer son voyage.
 
« 11 août. — Hurdeo-Buksh nous a déclaré ce soir qu’il ne pouvait plus nous garder. Il faut ou que je parte pour Nynee-Tal, ou que j’aille avec les Probyn, qu’il veut expédier par terre à Cawnpore. Des messagers envoyés par lui ont préparé nos stations chez des amis, le long de la route. Jussah-Singh, entre autres, se charge de nous recevoir et de nous faire arriver sains et saufs au camp anglais. Probyn est fort effarouché de ce dernier nom. Jussah-Singh a été, dit-il, un des confédérés de Nana-Sahib. Il a été blessé en combattant contre nous. Hurdeo-Buksh ne nie rien de tout cela, mais nous n’avons, selon lui, rien à redouter, car Jussah-Singh est un Rajpoute et s’est engagé vis-à-vis de lui sur son honneur. D’ailleurs il faut, vaille que vaille, nous en aller. Lucknow une fois pris, on enverra de tous côtés les ''aumils'' avec des détachemens, et toute issue alors nous sera fermée... Puisque la question est ainsi posée, nous allons essayer d’entrer en communication avec le général Havelock, pour savoir de lui, après lui avoir exposé notre situation désespérée, quelle voie nous devons préférer, de celles qui peuvent nous conduire vers lui. Seetah-Ram se charge de notre lettre, écrite par Probyn en caractères grecs.
 
« 20 août. — Seetah-Ram est revenu ce soir de Cawnpore, mais, à notre amère déception, sans aucune réponse du général Havelock pour Probyn. Arrivé au camp, notre messager s’est remis aux mains de quelques Sikhs, qui l’ont conduit à la tente du général. Sa lettre rendue, on lui a dit d’attendre la réponse. Vingt-quatre heures s’écoulèrent ensuite sans qu’il entendit parler de rien. Le second jour, la colonne partit pour Bithoor, et Seetah-Ram suivit la colonne, mêlé aux domestiques du général Havelock. Vers le milieu du jour, il y eut une bataille où les insurgés furent battus avec des pertes sensibles. Après l’action, à laquelle il avait assisté, notre messager essaya de se rappeler au général. Celui-ci était trop affairé pour prendre garde à lui. Le lendemain, nouvelle marche et nouveau combat près de Shedrajpore, après quoi ordre de se retirer vers Cawnpore. Seetah-Ram, désespérant d’obtenir une réponse, est parti alors pour venir nous retrouver. Havelock étant un de mes vieux amis, je me décide à lui écrire moi-même. Seetah-Ram se charge de cette seconde missive.
 
« 21 août. — La petite fille du pauvre Probyn est morte ce matin. Depuis nos privations et nos misères de Rungepoorah, cette enfant n’a fait que languir et s’affaiblir de jour en jour malgré les soins incessans de sa malheureuse mère. Encore une victime de ces tristes agitations! Laissée à son développement naturel, cette enfant devait vivre et prospérer; toutes chances étaient pour elle. A mon arrivée à Dhurumpore, rien de plus beau, de plus frais, de plus sain que cette jolie enfant, dont les magnifiques cheveux tombaient à grosses boucles autour de sa tête rose... La nuit venue, nous l’avons portée auprès de son petit frère. Je n’oublierai jamais l’agonie de ses parens. C’est elle qu’ils aimaient le mieux.
 
« Hurdeo-Buksh nous apporte une proclamation des ''subahdars'' commandant les insurgés de Dehli et de Lucknow adressée à tous les grands propriétaires de l’Oude. On reproche à ceux-ci de n’avoir pas fait cause commune avec l’armée. Les subahdars croient en conséquence devoir les avertir du projet formé par les Anglais, qui est, après avoir étouffé l’insurrection militaire, de rassembler tous les hommes de haute caste et tous les balayeurs du pays à un énorme repas, où on les forcera de manger ensemble. Pour éviter cette effroyable catastrophe, qui leur ferait perdre leur caste, ils doivent donc se soulever à leur tour et provoquer de tous côtés l’extermination des Européens. — Je sais tout comme vous, ajoute Hurdeo-Buksh, que ce sont là pures extravagances et absurdités palpables; mais les masses croient à ces sottises, et l’exaspération des classes inférieures augmente à vue d’oeil. On m’en veut de vous donner asile, et cette mauvaise disposition s’est aggravée depuis qu’on empêche nos gens, par ordre du nawab, d’aller s’approvisionner à Furruckabad, comme par le passé, soit de sel, soit de sucre, et de bien d’autres denrées encore. Les eaux baissent d’ailleurs, et je vous ai prévenus qu’avec l’inondation expirerait le pouvoir que j’ai eu de vous tenir à l’abri. Il faut donc vous décider à partir, et c’est encore par le fleuve qu’il vous sera le plus aisé de gagner Cawnpore.— Nous sommes tombés d’accord que ce parti était en effet le meilleur, et que nous l’adopterions aussitôt après avoir reçu la réponse du général Havelock.
 
« Lundi 24 août. — Hier soir, au moment de nous endormir, on nous annonce un messager du général Havelock. Nous bondissons de joie à l’espoir de cette réponse si longtemps différée. Encore une chimère! Le général écrit à Hurdeo-Buksh pour le louer de sa loyauté, de son humanité, et lui promettre une récompense signalée, s’il parvient à nous faire arriver sains et saufs au camp anglais, ''dès que l’armée aura repris Futtehghur''. Le messager nous dissuade de descendre le Gange du coté de Cawnpore. Nous serions infailliblement massacrés en route.
 
« 25 août. — Un homme arrive de Dhurumpore pour nous dire, de la part de Hurdeo-Buksh, qu’un messager chargé par le zemindar d’explorer le fleuve rapporte qu’on peut arriver à Cawnpore sans le moindre danger. »
 
La nécessité de concilier ces renseignemens et avis contradictoires força Hurdeo-Buksh à différer encore le renvoi de ses protégés. Le 20 août, Havelock écrivait aux deux collecteurs « de rester où ils étaient,... que tous les chemins étaient infestés de rebelles et le passage à peu près impossible. » Nonobstant cette lettre, Hurdeo-Buksh, suffisamment rassuré, déclara qu’il les ferait partir dès le lendemain, et de fait le 30 au matin, par une matinée pluvieuse, un bateau couvert emportait les proscrits, bien dissimulés sous l’habitacle, avec une escorte de onze ''matchlockmen'' (paysans armés de fusils à mèche). Hurdeo-Buksh avait voulu les mettre lui-même à bord, et c’était un beau-frère à lui qui avait charge de la petite expédition. Pour plus de sûreté, le digne zemindar avait mis l’embargo sur toutes les barques qui, le long des deux fleuves (le Gange et la Ramgunga), se trouvaient amarrées au territoire sur lequel il avait juridiction. Par ce moyen, il paralysait les poursuites qu’on voudrait diriger de Furruckabad contre les Européens fugitifs. Ceux-ci n’en coururent pas moins d’assez graves dangers pendant les vingt-sept mortelles heures que dura la traversée mystérieuse. A plusieurs reprises, hélés du rivage, ils purent se croire dénoncés ou découverts; mais leur guide, le ''thakoor'' Perthee-Pal, avait la riposte toujours prête et le mensonge facile. « Où allez-vous? lui criait-on d’un village riverain. — Aux bains de Tirhowah-Pulleah, où je mène la famille de Hurdeo-Buksh.— Arrêtez-vous!— Je n’ai pas le temps. — Vous avez des Feringis à bord. Abordez sur l’heure ! — Je voudrais bien que vous dissiez vrai. Nous les aurions promptement expédiés, et vous donnerions part au butin... » Pendant ce dialogue, la barque avait franchi l’endroit périlleux. Devant Bithoor, devant ce lieu sinistre dont le nom est irrévocablement associé à celui de Nana-Sahib, la situation devint plus critique.
 
«Nous commencions à nous féliciter d’être enfin hors de tout danger. Dhunna-Singh lui-même, notre providence (7), écartant le rideau qui nous masquait par devant : « Vous voilà, disait-il, sur vos terres. Venez regarder et respirer un peu. Il n’y a plus besoin de mystère. » Jones allait profiter de la permission, et quitter l’étroit abri où nous avions passé la nuit dans toute la gêne imaginables lorsqu’au moment où il enjambait par-dessus moi, poussé par un singulier instinct, je lui saisis le pied en le priant d’attendre encore un peu... Ces mots venaient à peine de franchir mes lèvres, que le rideau antérieur fut brusquement replacé. Un homme nous hélait du rivage. Dhunna-Singh lui ayant demandé qui il était : « Je suis, répliqua l’autre, un des cipayes de Jussah-Singh. On m’a donné mission de venir avec quelques-uns des hommes du ''nana'' chercher par ici quelques-uns de ses effets, qu’il a laissés derrière lui quand il a dû s’éloigner après la prise du fort. » Dhunna-Singh, par ses adroites réponses, réussit à tromper complètement son interlocuteur, et à lui persuader qu’il était le partisan zélé tant de Nana-Sahib que de Jussah-Singh, son fidèle coopérateur. Au moment où nous reprenions notre voyage le long de quelques bâtimens élevés, plusieurs coups de fusil partirent successivement, et nous vîmes quelques centaines d’hommes éparpillés à l’entour de ces bâtimens. Comme au reste nous n’entendîmes siffler aucune balle, il est à croire que ces décharges de mousqueterie avaient lieu en l’honneur de la grande fête mahométane du Mohurrum. Il est vraiment singulier que nous ayons réussi à passer complètement inaperçus de ces nombreux soldats, au service de nos plus mortels ennemis. »
 
Au moment même d’arriver, et lorsque déjà ils entrevoyaient les remparts de Cawnpore, un simple accident faillit encore les perdre. Poussée par un coup de vent contraire et nonobstant les efforts des rameurs complètement épuisés, la barque dévia du côté de l’Oude. Or il se trouvait là, — et ils ne s’en aperçurent qu’alors, — un: avant-poste ennemi chargé d’observer les troupes campées à Cawnpore. Ses tentes étaient visibles, et quand les soldats aperçurent une embarcation qui se rapprochait du rivage sans qu’ils pussent s’expliquer cette manœuvre suspecte, leurs tambours, leurs clairons sonnèrent l’alarme; on put croire un instant qu’ils allaient faire feu sur le bateau dont la présence les inquiétait; mais il n’en fut rien. A grand renfort de bras, les fugitifs regagnèrent le milieu du Gange, et bien peu d’instans après ils voyaient accourir d’autres soldats amorçant déjà leurs fusils pour tirer sur eux... Heureusement ceux-ci étaient les Sikhs du général Havelock.
 
Deux heures plus tard, débarquant en face du camp anglais, les proscrits étaient salués de hourrahs enthousiastes. Les soldats de garde se disputaient le bonheur de soutenir mistress Probyn, de porter ses enfans, ses bagages, et les heureux fugitifs apparaissaient comme ressuscités devant leurs amis, qui ne pouvaient encore les croire vivans.
 
Le touchant récit qu’on a voulu suivre ici pas à pas est une œuvre sincère et, comme disent nos voisins, véritablement ''genuine''. L’auteur s’est évidemment refusé toute espèce d’artifice, même le plus permis, le plus innocent. Aussi sa relation a-t-elle produit une impression profonde. Quatre éditions, tour à tour épuisées dans le cours d’un an, nous fournissent à cet égard un témoignage irrécusable. Nous comprenons ce succès, et nous en félicitons le public anglais tout au moins autant que nous en félicitons M. Edwards lui-même. Ce public, qu’on a vainement essayé de blaser, est demeuré fidèle à la vérité sérieuse, au bon sens pratique; il a conservé une droiture de jugement, une naïveté d’appréciation que rien n’égare et ne trompe. Comme ces experts lapidaires dont on parlait dernièrement dans la ''Revue'' (8), il distingue au premier coup d’œil, sans qu’il soit aisé de tromper son instinct, de la pierre vraiment précieuse celle qui en reproduit à peu près le poids, la dureté, les nuances éblouissantes. Il aime d’ailleurs et il honore le vrai jusque dans la fiction. Le mensonge ne l’amuse que lorsqu’il ''joue'' à s’y méprendre la réalité. Pour lui faire prendre le change, il lui faut des chefs-d’œuvre comme ceux de Fielding et de Defoë. En revanche, l’authentique le passionne vite, et, quel qu’en soit l’assaisonnement, il se repaît avec un insatiable et robuste appétit de cette nourriture qui profite par-dessus toutes : — la ''matter of fact''. Or, comme à ceux qui cherchent avant tout « le royaume de Dieu et sa justice, » il lui arrive que « le reste lui est donné comme surcroît. » En dressant une enquête, en rédigeant un procès-verbal, en dépouillant un dossier, — et aussi en écrivant, comme M. Edwards, un journal de famille, — il trouve la vérité romanesque, la vérité dramatique. C’est justice.
 
 
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<small> (1) «..... Seetah-Ram nous raconte, dit M. Edwards, que la petite-fille de M. Jones, âgée de neuf ans seulement, ayant comme par miracle échappé sans blessure à plusieurs mitraillades, un cipaye s’élança sur elle et la mit en morceaux à coups de sabre.</small><br />
<small> (2) ''Dust to dust, ashes to ashes, in sure and certain hope''..., paroles textuelles du service liturgique anglican.</small><br />
<small>(3) La fille de M. Edward. </small><br />
<small> (4) Fait controuvé, comme on l’a déjà vu.</small><br />
<small> (5) Cornets à bouquin.</small><br />
<small> (6) Parmi ces versets-talismans, que nous avons, eu la curiosité de relire, on remarque ceux-ci comme plus directement applicables, à la situation du juge proscrit : « Ne me livre point au désir de mes adversaires, car de faux témoins et ceux qui ne soufflent que violence se sont élevés contre moi... N’eût-ce été que j’ai cru que je verrais les biens de l’Éternel en la terre des vivans, ''c’était fait de moi''... Attends-toi à l’Éternel, et demeure ferme, et il fortifiera ton cœur; attends-toi, dis-je, à l’Éternel. » — ''Psaumes de David'' (versets 12, 13 et 14 du 27e psaume), édit. de David Martin, Paris 1820.</small><br />
<small>(7) Dhunna-Singh, de Tirowah Pulleah, était un ''zemindar'' de l’Oude étroitement lié avec Hurdeo-Buksh, et que les fugitifs avaient pris à bord en passant devant sa forteresse. </small><br />
<small> (8) Voyez la livraison du 15 mai 1859.</small><br />
 
===Le drame de Cawnpore et le quartier-général de lord Clyde===
 
:I. ''My Diary in India in the year 1858-1859'', by William Howard Russell, special correspondent of the ''Times''. — II. ''Eight Months Campaign against the Bengal Sepoys'', by colonel George Bourchier. — III. ''The Mutiny of the Bengal army, an historical narrative'', by one who bas served under sir Charles Napier.
 
Un guide sûr nous manquait pour reprendre et achever notre récit des principaux épisodes de la grande révolte indienne. Nous avons raconté le siège héroïque soutenu à Lucknow par les Anglais enfermés dans la Résidence, la prise de Delhi, les terribles exécutions du Pendjaub. Sans prétendre compléter ici l’histoire très compliquée de cette insurrection dispersée, multiple, incohérente, qui, vaincue dans un district, renaissait sur un autre point, éteinte en apparence à un moment donné, se ranimait le lendemain plus ardente que jamais, nous tenons à en esquisser les traits principaux, et à ne laisser de côté aucun des détails qui la caractérisent le mieux à notre sens. Les deux volumes que le correspondant du ''Times'' vient de publier répondent à cette pensée. M. William Russell, parti de Londres dans les dernières semaines de 1857, n’est arrivé sur le théâtre des événemens qu’après les temps héroïques de la crise anglo-indienne. Il débarquait à Calcutta, vers la fin de janvier 1858, au moment où les esprits les plus timorés commençaient à se rasseoir et à ne plus douter de la victoire finale. Sans doute il restait beaucoup à faire, sans doute il y avait encore place pour mainte erreur et maint désastre, sans doute il fallait s’attendre à voir couler encore bien du sang; mais le premier choc de la révolte, choc effrayant, imprévu, qu’on avait pu croire irrésistible, avait en définitive laissé debout l’édifice, un moment ébranlé, de la puissance britannique dans l’Inde. L’Oude cependant et le Rohilcund étaient encore en armes. Agra tremblait, sans cesse menacée. À Lucknow, cent cinquante mille rebelles armés et organisés s’appuyaient sur une population énorme (un million d’âmes, dit-on), leur complice plus ou moins volontaire. Les derniers mouvemens de l’armée anglaise, alors commandée par sir Colin Campbell, avaient pour but d’en finir avec cet immense foyer de révoltes.
 
On se souvient peut-être des deux entreprises successivement tentées sur Lucknow : la première (25 septembre 1857) pour dégager l’héroïque petite garnison qui défendait contre tout espoir les murs démantelés de la Résidence; la seconde (17 novembre) pour retirer de ce poste périlleux les braves soldats qui, sous Havelock, s’y étaient jetés et maintenus. Cette fois les Anglais avaient complètement évacué la capitale du royaume d’Oude; mais, dans un des palais voisins, dans une des résidences royales (nommée l’Alumbagh), ils avaient laissé, à quelques milles de Lucknow, sous les ordres de sir James Outram, une garnison d’environ deux mille hommes, comme pour braver les rebelles, défier leurs bandes innombrables et attester leur impuissance flagrante. Maintenant il s’agissait de reprendre l’offensive et de les chasser de la grande cité où régnait, sous le patronage d’une altière ''begum'', un fantôme de roi, un enfant, Brijeis-Kuddr, c’est-à-dire, en bon français, « l’Égal de la planète Mercure; » mais auparavant il fallait débarrasser Cawnpore, placée sur la ligne de communication qu’on laissait derrière soi, d’un corps de troupes ennemies qui, profitant d’un moment où cette ville était incomplètement défendue (1), était audacieusement venu la menacer. C’était le fameux « contingent de Gwalior » levé, commandé, aux frais du marahajah, par les officiers anglais, mais qui, dès le début de l’insurrection, à Hattrass comme à Neemuch, à Augur, à Sullutpore comme à Gwalior même, s’était soulevé, circonstance notable, malgré le prince dont il reconnaissait les droits héréditaires. Le maharajah effectivement, devenu le'' protégé'' des Anglais dès 1843 et formé dès son plus jeune âge à son rôle de sujétion royale, éprouvait d’ailleurs la répulsion de tout bon Mahratte contre la race musulmane, dont la révolte, partie de Delhi, semblait devoir, en cas de succès, rétablir la suprématie. Le premier coup de sir Colin Campbell fut donc porté contre cette petite armée, bien disciplinée et pourvue d’une artillerie nombreuse. La rencontre eut lieu sous les murs mêmes de Cawnpore le 6 décembre 1857 (2). Le contingent de Gwalior fut contraint à battre en retraite dans un grand désordre, et le général sir Hope Grant, détaché à sa poursuite, lui enleva la plus grande partie des canons qui avaient pu, sur le champ de bataille même, échapper aux charges des Anglais.
 
Une seconde opération préliminaire dut être tentée avant de marcher vers Lucknow. Futtehghur était encore au pouvoir; de l’insurrection. Le nawab à qui elle avait provisoirement décerné l’autorité suprême était noté pour ses crimes abominables et pour le nombre d’Européens qui tour à tour avaient été accrochés à la potence établie en permanence aux portes de son palais. De plus, il existait à Futtehghur, en affûts d’artillerie et en vêtemens militaires, d’immenses approvisionnemens dont il était fort utile de s’emparer au début de la campagne. Les diverses colonnes qui battaient le pays reçurent donc ordre de rallier l’armée anglaise sous les murs de cette ville; leur jonction eut lieu dans les premiers jours de janvier. Le 3, sir Colin Campbell rencontra les révoltés, qui venaient, en rase campagne, lui disputer audacieusement les approches de Futtehghur; il les battit, leur tua beaucoup de monde, et leur prit douze canons. Le lendemain, il entrait vainqueur à Futtehghur, d’où le nawab s’était enfui après avoir, on ne sait trop pourquoi, fait sauter son magnifique palais, tandis qu’il laissait intacts des approvisionnemens précieux pour ses ennemis. Un de ses principaux agens et l’instigateur bien connu de ses mesures les plus sanguinaires, un certain Nazir-Ali-Khan, fut livré par les habitans de Futtehghur, et faillit être arraché, dès son arrivée au camp, par les marins de la brigade navale (3), Il la justice prévôtale anglaise, bien expéditive cependant, mais trop lente au gré de ces rudes canonniers.
 
Nous trouverions sans doute, en y regardant de près, quelques mouvemens militaires et quelques combats sans importance dans le courant du mois de janvier 1858; mais nous n’écrivons pas une histoire, et on nous excusera de les passer sous silence. Revenons donc vers Cawnpore, où, après la réoccupation de Futtehghur, sir Colin Campbell était venu achever ses préparatifs de marche.
 
 
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<small> (1) Le brigadier Wyndham y avait été laissé avec un très petit nombre de troupes, et, attaqué, dit-on, à l’improviste, avait couru des dangers assez sérieux. La panique à laquelle, en cette occasion, les soldats anglais se laissèrent aller étonna singulièrement les Sikhs, appelés à combattre à côté d’eux. « Vous n’êtes donc pas de la race qui nous a vaincus? » demandait l’un de ces braves montagnards aux jeunes recrues qu’il voyait se réfugier en désordre derrière les batteries du pont de Cawnpore.</small><br />
<small>(2) Nous renvoyons, pour les détails militaires de ce combat, assez intéressant parce qu’il fut vigoureusement disputé, à l’ouvrage du colonel Bourchier (''Eight Months Campaign'', etc., chap. XII, p. 162 et suiv.). Ce volume est accompagné de plans fort exacts, et que les écrivains spéciaux consulteront avec fruit. </small><br />
<small> (3) Commandée par William Peel (le fils de sir Robert), officier des plus remarqués, mort quelques semaines plus tard. </small><br />
 
 
<center>I</center>
 
Dûment muni d’un ''post-dâk'' qui équivaut à ce que les Russes appellent un ''padarodjnie'', c’est-à-dire d’un passeport officiel donnant droit à un ''dâk'' ou relais de chevaux sur tout le parcours d’une route déterminée, M. William Russell, qui voyageait avec tout l’empressement réclamé par son importante mission, partit le 4 février 1858 de Calcutta par un chemin de fer de cent vingt milles de long, qui le conduisit, en sept ou huit heures, jusqu’à Raneegunj. Là cessait le ''railway'', là commençait le ''gharry''. Le ''gharry'' est une litière sur quatre roues, percée de deux ouvertures latérales, au-dessus desquelles une espèce de tendelet en toile fait comme une sorte de parasol à demeure. Le fond de la voiture devient lit au besoin, grâce à un matelas de forme spéciale qu’on établit entre les banquettes et des coffres qui, servant de sièges, recèlent en outre les provisions de bouche. Les armes sont accrochées aux parois de cette alcôve roulante; sur l’impériale s’amoncellent les caisses et paquets. Le valet de chambre y perche comme il peut. Le tout est qualifié par M. Russell de « chariots de blanchisseuses passés à l’état de pénitentiaires. » D’après lui cependant, le boyard moscovite n’est pas plus mal à l’aise dans son ''tarantasse'' que le voyageur anglo-indien étendu dans son ''gharry''; donc l’amour-propre est sauf : c’est l’essentiel. Une roue cassée, un orage tropical, mais surtout l’avis charitable donné au voyageur que, peu de jours auparavant, un tigre s’était embusqué sur la route même où galopait son rapide attelage, lui firent nettement comprendre en quel pays il courait la poste. Beaucoup d’oiseaux au bord des nombreux étangs ou perchés sur les fils télégraphiques, de charmans écureuils zébrés sur les arbres qui bordent la route (''great Trunk Road''), — peu de villages en perspective, — ils se cachent volontiers derrière d’épais bouquets d’arbres et loin des chemins publics, — d’affreux vautours étirant leurs longs cous chauves sur les branches nues de quelque arbre flétri, des nuages de poussière et de moustiques, voilà les principaux traits du paysage entrevu. Quand on fait halte au ''dâk-bungalow'', c’est-à-dire au relais, on trouve à peu près invariablement le même quadrangle de maçonnerie, haut d’un étage, surmonté d’un toit, chaume ou tuile, qui déborde les murs où il s’appuie de manière à former des portiques ou ''verandahs''. À l’intérieur, des appartemens de deux ou trois chambres plus ou moins bien pourvues de ''charpoys'' (bois de lits), de tables en bois blanc et de chaises à deux ou trois pieds. Les fenêtres sont également plus ou moins pourvues de vitres. Les portes, mal en ordre, semblent peu disposées à remplir leur mission providentielle. Chaque chambre, en revanche, a son cabinet de bain, avec d’immenses jarres de terre emplies d’eau fraîche. Le ''khitmutgar'', — c’est-à-dire l’aubergiste, — est en général un malheureux vieillard, à la mine effarouchée, qui, à chaque question, à chaque requête du voyageur, levant vers le ciel ses mains suppliantes, répond par la même formule : ''Nae-hai, kodawun'' (il n’y en a pas, monseigneur!). Notez que ces splendides établissemens, dus à la munificence du gouvernement de l’Inde, et pour la jouissance desquels il perçoit la taxe uniforme d’un shilling (1), ne servent, très exclusivement, qu’au voyageur de race européenne. Le plus riche banquier parsis, le ''baboo'' le plus familiarisé avec la littérature anglaise, un prince indigène lui-même s’abstient scrupuleusement d’y entrer. Le voyageur anglais ne les y verrait pas admettre sans indignation. Il trouve déjà fort mauvais qu’un de ces ''niggers'' se permette à Calcutta de pénétrer plans un wagon de première classe, au risque d’y déranger une ''lady'' ou un ''gentleman''.
 
A Dinapore, le 8 février, M. William Russell rencontra les premiers vestiges de l’insurrection. Le bungalow, incendié quelque temps auparavant par les rebelles, avait un toit neuf, et les murs étaient noircis par la fumée. Partout où était resté un espace à peu près blanc se lisaient des inscriptions laissées par les divers détachemens anglais qui avaient fait halte en cet endroit : — Vengez vos concitoyennes massacrées !... En enfer les sanguinaires cipayes (2) ! Et autour de ces inscriptions des images grossières représentaient les divers supplices destinés à ces « rebelles exécrés : » potences, pals, haches, canons, tristes symboles d’une rage qui a pu se satisfaire tout à l’aise.
 
Aux approches de Bénarès, la route se peuple ; on dirait presque une procession se dirigeant vers la cité sainte des musulmans. Les Hindous voyagent volontiers par groupes nombreux, jeunes hommes et vieillards, enfans et femmes, tous pêle-mêle; leurs pieds nus ou leurs souliers à pointes soulèvent une poussière étouffante. Leur aspect frappe vivement le voyageur anglais, habitué à tenir grand compte des signes physiques, à y chercher l’expression visible d’un état social; M. Russell remarque donc que les jeunes gens ont la poitrine large, les muscles saillans ; du genou à la hanche, les reliefs musculeux sont déprimés, la cuisse semble creuse, les genoux énormes. Les vieillards sont excessivement maigres, plies en deux, affaiblis; leur peau, sillonnée de rides innombrables, pend de tous côtés en plis flasques, et sous cette enveloppe, en quelque sorte détachée, on voit se mouvoir autour de la charpente osseuse, comme autour d’un squelette, le double jeu des muscles et des nerfs; on dirait le cuir d’un animal plutôt qu’un épidémie humain.
 
« Chaque homme, poursuit M. Russell, porte son ''latee'' de bambou garni de fer, à l’une des extrémités duquel pend un paquet, et de l’autre invariablement le ''lotah'', le vase de bronze poli qui sert de casserole, de verre à boire, et remplace au besoin le seau des puits, ce qu’indique la longue corde attachée à son anse. Bien pauvre celui dont le ''lotah'' est en faïence, et tout pauvre qu’il est, cette économie lui coûte cher, puisqu’après chaque repas, sous peine de souillure, le vase doit être brisé. Ceci vous explique, sous les arbres où se font les haltes de piétons, ces tas de poterie brisée mêlés aux ossemens des animaux de boucherie. Les femmes ont leurs fardeaux, animés et autres. Les premiers, accroupis les jambes croisées sur le fort relief d’une hanche bien accusée, se cramponnent au cou de la personne qui les porte; les seconds sont posés plus simplement sur l’épaule. Des enfans de tout âge, depuis cinq ans jusqu’à douze, vaguent sur le chemin, prenant leur petite part des travaux de leur famille. Jamais, de ces groupes divers, un regard ami ne se dirige sur la voiture de « l’homme blanc. » Oh! ce langage des yeux!... qui peut douter de ce qu’il exprime? qui peut lui donner une fausse interprétation? J’ai appris de lui seul que notre race, moins généralement redoutée qu’on ne le croit, est en revanche l’objet d’une aversion générale. Plaise au ciel que j’aie mal traduit! Ces gens en voyage sont merveilleusement sordides et pauvrement vêtus; mais on m’a déjà charitablement averti que dans l’Inde l’habit ne fait pas le moine. Le climat, ajoute-t-on, rend à peu près superflue toute espèce de vêtement. Une fois dans son intérieur, l’Hindou met bas le plus qu’il peut de ses enveloppes de coton. Voici cependant un «élégant» qui me ''contre-passe'' dans son ''shigram'' de va-nu-pieds, — un petit hangar roulant très original, espèce d’auge encadrée de bambous, — et il est drapé dans une quantité de châles, noyé dans des vêtemens aux plis nombreux. Cela, paraît-il, ne signifie rien. Ces gens-là aiment à montrer qu’ils sont riches en faisant étalage de leurs cachemires et de leurs tuniques brodées d’or. — Donc, quand ils sont riches, ils se parent de leur mieux; donc la nudité, les haillons signifient qu’on est pauvre? — Point, point, cher monsieur ! Vous êtes un ''griff'' (3) ; vous ne comprenez encore, rien à ces ''niggers''. »
 
Bénarès (4) elle-même passe devant nos yeux, comme devant ceux du voyageur, à l’état de vision splendide, avec ses minarets, ses coupoles, ses colonnes, son pont de bateaux jeté sur le Gange, ses jardins peuplés de perroquets, sa haute forteresse dominant le fleuve sacré. Pour en donner une idée, le pittoresque écrivain suppose le Rhin coulant au pied de la vieille ville d’Edimbourg. Il ôte seulement au paysage son arrière-plan de montagnes. Et les brouillards, qu’en fait-il?
 
Reparti le 9 au matin de Bénarès, et toujours pressant le pas de ses chevaux, M. Russell était le soir même à Allababad, où l’avait précédé le gouverneur-général de l’Inde, lord Canning, qui s’était montré à Calcutta rempli d’égards pour le représentant du « quatrième pouvoir, » c’est-à-dire de la presse anglaise, — anglaise et non autre, qu’on n’aille pas s’y tromper. Admis, de nouveau près de lord Canning, il ne sortit de son cabinet qu’avec une excellente recommandation pour le surintendant délégué des télégraphes de l’Inde, le lieutenant Patrick Stewart, en compagnie duquel désormais il allait faire la plus grande partie de sa campagne. Ce jeune officier, le plus complaisant des ''ciceroni'', lui expliqua, en lui faisant visiter les fortifications d’Allahabad, qu’à la possession de cette place centrale avait tenu le sort de l’empire anglo-indien, et qu’Allahabad cependant avait échappé aux rebelles par une pure et simple faveur de la Providence. L’extrême lâcheté des insurgés les empêcha seule d’enlever une forteresse que défendaient une poignée d’Européens, aidés de quelques Sikhs, ceux-ci fort tentés de se révolter. Havelock et Neill trouvèrent la ville encore soumise, et c’est de là qu’ils purent marcher sur Cawnpore et Lucknow. Les plus grandes choses humaines ont ainsi leurs momens de défaillance imprévue où il semble que le moindre effort suffirait pour faire crouler en quelques heures un énorme monument, produit d’un travail séculaire. Il ne fallait le 14 mai 1857, jour où la nouvelle de l’insurrection de Meerut arriva aux cipayes d’Allahabad, qu’un simple mouvement du 6e d’infanterie indigène pour que le fort, l’arsenal, la trésorerie, qui renfermait 170,000 livres sterling ''en argent'', — soit 4,250,000 fr., — tombassent aussitôt en leur pouvoir. Qui les arrêta? Pas un soldat européen, à l’exception de leurs officiers, n’était en ce moment dans la place. Il s’écoula neuf jours entiers avant que parût le premier détachement envoyé au secours de l’une des plus importantes stations de l’Inde. Ce détachement se composait, — le croira-t-on? — de soixante-cinq ''invalides'' pris dans le dépôt de Chunar (5). Encore une fois, pourquoi ces mêmes cipayes qui, le 6 juin, après avoir vingt fois fait solennelle profession de leur fidélité au drapeau, massacraient traîtreusement leurs officiers, attendirent-ils jusqu’alors?
 
D’Allahabad à Cawnpore, une partie du chemin se fait sur un tronçon de ''railway'' long de soixante-cinq milles : quatre heures et demie de trajet. À Khaga, c’est le nom de la station finale, du ''terminus'') comme disent nos voisins, les ''gharrys'' manquaient. Le voyageur employa en promenades ses trois heures de halte forcée autour de quelques misérables tentes. Il errait au hasard parmi les champs de ''dall'' (plante légumineuse à hautes tiges), effrayant au même degré les femmes jeunes ou vieilles et les familles ombreuses de quadrumanes qui s’ébattaient parmi les arbres. À l’aspect de l’homme blanc, » les singes grinçaient des dents et lui envoyaient des malédictions expressives, les guenons emportaient leurs petits sur les plus hautes branches : antipathie de race après tout!
 
Les ''gharrys'' arrivés, on repartit sur les cinq heures de l’après-midi. A sept heures, on fit halte à Futtehpore, afin de ne pas débarquer en pleines ténèbres dans une ville où l’on n’avait pas de gîte assuré. Le 12 février, à six heures et demie du matin, — après une nuit où les voyageurs avaient souffert du froid plus qu’ils ne s’y attendaient sous ce brûlant climat, — le lieutenant Stewart réveilla son compagnon par ces mots expressifs : « Regardez,... voici Cawnpore! »
 
 
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<small> (1) Cette taxe représente simplement le droit d’entrée dans le bungalow. Les ustensiles ou alimens que fournit le ''khitmutgar'' font l’objet d’un compte particulier qui se règle à prix débattu.</small><br />
<small> (2) ''Revenge your slaughtered countrywomen!... To the... (devil'' sous-entendu) ''with the bloody sepoys''!</small><br />
<small> (3) ''Griff'', abréviation de ''griffin'', griffon, appellation ironique décernée par les vieux Anglo-Indiens à ceux de leurs compatriotes qui font encore l’apprentissage de la vie orientale.</small><br />
<small> (4) Bénarès est à quatre cent vingt milles au nord de Calcutta, et à quatre-vingts milles à l’est d’Allahabad, sur la rive gauche du Gange. Cette ville eut aussi sa velléité de révolte, contenue d’abord par la ferme attitude des autorités anglaises (MM. F. Gubbins et Lind), puis définitivement réprimée par l’arrivée du terrible colonel Neill. Du reste, les Anglais furent puissamment aides par le rajah de Bénarès et par un autre noble hindou immensément riche et très influent, le Rao Deo-Narain-Singh.</small><br />
<small> (5) Le 27 mai arrivèrent les premières troupes envoyées de Calcutta. Il fallut les expédier immédiatement à Cawnpore. Le jour de la révolte (6 juin), il n’y avait pas deux cents Européens dans le fort d’Allahabad. Sur ces deux cents hommes, soixante-cinq invalides et cent individus n’appartenaient pas à l’armée. Nous ne parlons pas de quatre cents soldats sikhs, d’une loyauté fort douteuse et fort ébranlée, dont on n’obtenait, à force de complaisances, qu’un semblant de discipline. Neill arriva le 11 juin. Sait-on ce qu’il amenait? ''Quarante-trois'' hommes. Une de ses premières mesures fut d’expulser du fort les Sikhs, dont il se méfiait à bon droit, et de les loger dans quelques masures protégées et dominées par son artillerie. Sept jours après son arrivée cependant, il prenait l’offensive, et faisait évacuer la ville par les rebelles, tout à coup saisis d’une terreur panique.</small><br />
 
 
<center>II</center>
 
Cawnpore! nom tragique qui sonne à l’oreille comme un glas, et saisit l’imagination par les sanglans souvenirs qu’il évoque!... Pour un Anglais surtout, ces deux syllabes magiques, d’une sonorité mate, qui semble celle du cadavre précipité dans un gouffre, rappellent la trahison la plus infâme, le crime le plus monstrueux que les annales humaines aient jamais signalé à l’horreur des siècles. Cependant, — la remarque est de M. W. Russell, — il faut se défendre de ce que cette impression peut avoir d’outré. Il faut en déduire tout ce qui appartient aux récits fabuleux dont on a grossi une tragédie assez horrible déjà, et qui n’avait nul besoin d’être ainsi surchargée de détails abominables. Dans la crise anglo-indienne, Cawnpore et Nana-Sahib ont été le prétexte d’abord, l’excuse ensuite des représailles parfois atroces qui ont souillé la victoire des Anglais. C’est au nom du massacre de la ''charnel-house'', c’est pour faire expier au «tigre de Bithoor» ses abominables perfidies, que les ''highlanders'' de Havelock et les ''madrassees'' de Neill, après avoir bravement enlevé des batteries sur le champ de bataille, se transformaient en bourreaux, et pendaient aux arbres de la route pêle-mêle tout ce qu’ils rencontraient de plus ou moins suspect. Pour les exalter ainsi et les pousser à cette guerre de héros et de cannibales, la vérité n’eût peut-être pas suffi : nous n’avons, nous, fort heureusement qu’à la rétablir de notre mieux.
 
Sir Hugh Massy Wheeler, qui commandait la station de Cawnpore lorsqu’y parvint la nouvelle de l’insurrection de Meerut (13 mai 1857), était un des vétérans les plus estimés de l’armée anglo-indienne, où il comptait cinquante-quatre années de bons et glorieux services. Presque toujours placé à la tête de corps indigènes, on le regardait comme un des hommes les mieux au fait du naturel, des préjugés, des instincts, des manies du soldat cipaye, et aussi comme un des chefs qui savaient le mieux se concilier l’affection de ces « grands enfans armés » qu’il avait tant de fois menés à la victoire (1). Peut-être la confiance qu’il inspirait fit-elle sa ruine; c’est du moins à cette confiance qu’on attribue la situation de Cawnpore au début de l’insurrection. Dès les derniers mois en effet, on avait retiré de cette importante station, pour l’envoyer à Umballah, un bataillon de fusiliers du Bengale, qu’on y laissait, depuis l’annexion du royaume d’Oude, à la requête du ''chief commissioner'' chargé d’organiser la nouvelle conquête. Il ne restait à sir Hugh Wheeler, après cette imprudente mesure, que ''soixante et un'' artilleurs européens, et — à côté d’eux en temps ordinaire, en face d’eux en cas d’insurrection, — trois mille cinq cents soldats indiens des mieux disciplinés et des mieux aguerris (2).
 
Si beaucoup d’officiers anglais mirent une confiance aveugle dans la fidélité des soldats indigènes, sir Hugh Wheeler ne fut point de ce nombre. Après les premiers symptômes de désaffection à Berhampore (24 février 1857), il avait, comme bien d’autres, blâmé les indécisions, l’indulgence à contre-temps des autorités de Calcutta, et prévu que ce défaut d’énergie devait tendre à propager l’agitation. Les événemens de Meerut ne le surprirent donc pas; mais ils le trouvèrent désarmé de tout moyen d’action immédiate. Seulement ils lui donnaient une liberté d’action dont jusqu’alors il n’avait pas osé se prévaloir, craignant que la moindre manifestation de méfiance ne fût de sa part un démenti donné à la politique du gouvernement central. La position de sir Hugh était critique; l’Oude s’ébranlait, et il n’était séparé de l’Oude que par le Gange. Le cantonnement militaire de Cawnpore ne lui offrait aucun point retranché où il pût se retirer en cas d’attaque; en revanche, il y avait là des munitions de guerre en quantités énormes, et le magasin qui les renfermait, placé à sept milles de la ville, ne pouvait être un abri que si d’avance on prenait le parti de s’y réfugier avec toute la population européenne. Or c’était là une mesure des plus graves, à laquelle était attachée une immense responsabilité. Elle pouvait être regardée, si on l’adoptait, comme la cause du soulèvement des cipayes, irrités par d’injustes précautions, encouragés par cet étalage de craintes anticipées. Somme toute cependant, il fallait avoir et préparer un refuge.
 
Ce fut alors que l’idée vint à sir Hugh Wheeler, — idée trop amèrement critiquée depuis, — d’approprier aux besoins d’une défense qui, à ses yeux, ne devait jamais durer au-delà de quelques heures, peut-être de quelques journées, un double corps de bâtiment servant jadis d’hôpital au régiment européen qui avait été longtemps regardé comme indispensable à la sûreté de Cawnpore. Ces ''barracks'', situées au centre d’une vaste plaine, n’avaient, pour attirer le choix du vieux général, que leur isolement relatif (3), qui permettait à l’artillerie de déployer ses feux sans obstacles immédiats. A cela près, on ne pouvait guère choisir une position plus insuffisante. Les deux bâtimens de l’hôpital étaient construits pour renfermer cent hommes chacun : l’un de ces bâtimens était couvert en chaume; tous deux étaient entourés d’une de ces arcades à toit plat, une de ces ''verandahs'' qu’on retrouve partout où l’intensité du soleil est à craindre. Les murs, en brique, n’avaient qu’un pied et demi d’épaisseur. Devant la façade s’étendait un grand terrain destiné aux jeux des convalescens [''cricket-ground''), terrain bordé à gauche, et en retour sur la face opposée, par des casernes en construction, mais non achevées. En arrière s’élevait une église (Saint-John’s-Church). En avant et à droite, on rencontrait la caserne et l’école de cavalerie des dragons; plus à droite encore, deux routes bordées de maisons, et, par-delà ces maisons, le fleuve, dont le « retranchement » se trouvait ainsi tout à fait séparé. Ce « retranchement, » — c’est à dessein que nous ne lui donnons pas d’autre nom, — consistait en un simple fossé dont la terre avait été rejetée à l’extérieur de manière à former, tant bien que mal, un grossier parapet. Ce parapet pouvait bien avoir cinq pieds de haut; mais vers sa crête, graduellement amincie, il n’offrait aux boulets qu’un obstacle dérisoire, et les larges embrasures pratiquées pour les canons laissaient les servans à peu près découverts. Ni les hommes dans la tranchée, ni les bâtimens eux-mêmes ne se trouvaient réellement protégés.
 
Le commerce florissant de Cawnpore avait attiré dans cette ville maint négociant européen. Les soldats et sous-officiers du 32e régiment de ligne (anglais), cantonnés pour le moment à Lucknow, avaient laissé là, comme en dépôt, leurs femmes et leurs enfans. Lors donc que, le 21 mai, averti que le 2e régiment de cavalerie se disposait à l’insurrection, sir Hugh Wheeler fit enjoindre aux résidens européens de venir, avant la fin du jour, s’abriter dans l’asile qu’il leur préparait depuis le 15, la population mélangée qui s’entassa derrière ces faibles remparts, — employés civils, ingénieurs du canal et du chemin de fer, négocians, etc., — ne comptait pas moins de sept ou huit cents âmes, dont trois cent trente femmes ou enfans. La première nuit passée dans l’enceinte du « retranchement, » — nuit d’angoisses, de terreurs vagues, de malaise moral et physique auquel on n’était pas encore fait, — a été racontée avec plus de détails et dans des termes plus pathétiques encore que toutes les horreurs qui suivirent. Une vive alerte fut donnée aux dames, qui venaient à peine d’arriver et commençaient leur installation de nuit, par l’apparition d’une bande de soldats indiens qui venaient prendre les ordres de sir H. Wheeler : c’étaient deux cents Mahrattes envoyés par Nana-Sahib.
 
Depuis quelque temps déjà, Dhondoopunt Nanajee, se disant rajah de Bithoor, était entré en négociations suivies avec le collecteur du revenu, M. Hillersdon, et lui avait proposé son aide pour le cas où les cipayes (dont il raillait volontiers les manies superstitieuses) viendraient à se soulever. En vertu de plans concertés entre eux, le prétendu rajah devait organiser un corps de quinze cents ''nujeebs'' ou volontaires, à l’aide desquels, aux premiers symptômes de révolte, on espérait ménager aux cipayes une surprise sanglante. En attendant, il avait offert de placer autour de la trésorerie ses gardes du corps ordinaires, et de défendre envers et contre tous les caisses publiques. Peut-être se fût-on méfié d’une offre qui avait bien son côté suspect, mais les cipayes avaient déjà manifesté la plus vive indignation quand ils avaient pu supposer qu’on voulait leur retirer la garde du trésor, et d’ailleurs on savait que l’opulent rajah n’avait pas placé moins de 500,000 livres sterling (12,500,000 francs) dans les fonds publics anglo-indiens; seulement on ignorait que peu à peu, par d’insensibles retraits, il avait réduit à des proportions relativement insignifiantes cette créance, qui en quelque sorte cautionnait son dévouement.
 
Ses antécédens ne le recommandaient guère à la confiance des Anglais. Fils de Ramchundur-Punt, ''subadar'' (capitaine) au service de Bajee-Rao, dernier ''peshwah'' de Poonah, il avait grandi dans la maison de ce prince, mort sans enfans en 1852. Avait-il été adopté par son protecteur? Les uns le nient, les autres l’admettent. En somme, il avait reçu, grâce au ''peshwah'', une éducation assez soignée, il avait même appris assez d’anglais non-seulement pour causer avec les employés de la compagnie, mais pour lire au besoin leurs lettres et y répondre en bons termes. La mort du ''peshwah'', aux termes de la loi hindoue, laissait sa veuve en possession de tous les biens de la communauté. Nana-Sahib, — laissons-lui ce nom devenu historique, — demeura auprès d’elle dans la situation subordonnée et légèrement équivoque d’un enfant étranger, traité comme membre de la famille, mais sans titre légal, sans droits reconnus. Son ambition ne pouvait se contenter de si peu. Il fabriqua un testament qui lui attribuait toutes les richesses mobilières de son défunt patron. La veuve du ''peshwah'' contesta la validité de ce document; des juges, peut-être corrompus, lui donnèrent tort; elle s’enfuit alors à Bénarès, décidée à déférer au gouvernement anglais la sentence qui la dépouillait. Nana-Sahib la suivit, la circonvint par mille artifices, fit appel aux sentimens presque maternels que jadis elle lui avait témoignés, et parvint, diplomate déjà consommé, à lui persuader de rentrer à Bithoor. Elle y resta depuis, déchue de ses droits par l’abandon tacite qu’elle en faisait ainsi. Nana-Sahib ne s’en tint pas à ce coup de maître. Riche désormais, il voulut être puissant, et réclama non plus seulement les trésors de l’ancien ''peshwah'', mais son titre et son rang presque royal, qu’il revendiquait cette fois, non plus à titre de légataire, mais comme enfant adoptif. Le gouvernement anglais n’eut pas à vérifier si l’adoption était réelle, et si toutes les formes légales qu’elle exige avaient été remplies. Lord Dalhousie venait d’établir en principe que l’adoption, en matière pareille, ne conférerait plus de droits héréditaires. Cette fin de non-recevoir mit à néant les prétentions de Nana-Sahib, qui avait déjà fait partir pour l’Angleterre un agent chargé d’y plaider sa cause.
 
Cet agent n’était autre qu’un certain Azimoollah-Khan, jeune et joli garçon, d’une familiarité insinuante, bon convive, un peu fat, et se vantant de bonnes fortunes qu’il prétendait avoir eues à Londres, dans le meilleur monde. Tel il apparut un beau jour à M. William Russell, devant Sébastopol, au moment le plus critique de la guerre de Crimée. Cet homme en effet, en voie de retour dans l’Inde, avait entendu parler à Malte des échecs subis le 18 juin par l’armée alliée, et avait voulu vérifier l’état des choses. Les souvenirs du correspondant du ''Times'' nous le montrent, observateur sardonique, embusqué derrière les murailles du fameux cimetière et contemplant de là, par une belle soirée d’été, le duel d’artillerie engagé entre les batteries russes et les canons anglais (4).
 
Nana-Sahib apprit par Azimoollah que les autorités anglaises étaient irrévocablement décidées à lui refuser ce qu’il regardait comme son droit légitime. C’est cependant au prétendu héritier adoptif de l’ancien ''peshwah'' que se confiaient au mois de mai 1857 les principaux fonctionnaires de Cawnpore; c’est entre ses mains qu’ils plaçaient leur trésor, et le rajah venait aussitôt, suivi du reste de sa garde (5), s’établir dans leur voisinage immédiat. Logé à côté de « son ami » le collecteur, il ne perdait pas de vue le trésor, et pouvait tout à son aise communiquer avec les cipayes. Le 22, la situation parut s’éclaircir. On vit arriver de Lucknow quatre-vingt-quatre hommes du 32e (anglais), commandés par un officier à qui la destinée réservait une fin tragique, le capitaine Moore, le plus vaillant auxiliaire de sir Hugh Wheeler et bientôt le véritable chef de la garnison de Cawnpore. Ils étaient envoyés par sir Henry Lawrence, qui se dépouillait ainsi, avec un magnifique désintéressement, des rares soldats à l’aide desquels il allait avoir à braver une des plus formidables insurrections de l’Inde. Une semaine entière s’écoula ensuite (du 22 au 31 mai) sans amener d’incidens nouveaux. On dormait sur le volcan. Jamais expression ne fut plus juste et ne caractérise mieux l’impassible courage des officiers anglais attachés aux régimens de cipayes. Chaque soir, ils quittaient le retranchement, pour passer la nuit au milieu de ces hommes que beaucoup d’entre eux savaient disposés à les égorger et n’attendant pour pela qu’un signal, un moment favorable. Le 31, on se crut sauvé. Les premiers renforts envoyés de Calcutta parurent enfin (6), et ce n’était qu’une avant-garde : lord Canning annonçait au général Wheeler que, soit par bateaux à vapeur, soit par trains à bœufs et même par les ''dâks'', c’est-à-dire en poste, il ferait partir pour Cawnpore et Lucknow toutes les forces disponibles. Malheureusement cette lueur d’espérance s’évanouit bientôt. L’insurrection d’Allahabad (6 juin) vint barrer le passage aux troupes ainsi expédiées, et sir Hugh Wheeler, qui, sur la foi des promesses de Calcutta, avait renvoyé à Lucknow, dès le 3 juin, une portion des hommes du 32% plus une compagnie entière du 84e, se trouva définitivement réduit à un chiffre de 210 baïonnettes (7).
 
Dès le lendemain, les symptômes de rébellion s’aggravèrent au point que l’ordre de service prescrivit aux officiers de ne plus coucher aux cantonnemens cipayes. L’employé chargé du magasin reçut en même temps pour instructions de faire sauter, en cas d’émeute, les munitions de guerre qu’il avait sous sa garde, mais quand il voulut remplir cette mission, il était déjà trop tard, et les cipayes de garde ne le lui permirent pas. Un immense arsenal allait donc se trouver à la disposition des insurgés. La révolte éclata dans la nuit du 4 au 5 juin. Les cavaliers du 2e déclarèrent tout à coup qu’ils étaient l’objet de méfiances insupportables; ils s’élancèrent à cheval après avoir mis le feu aux bungalows de leurs sergens, se rendirent aux écuries du commissariat, où ils s’emparèrent de trente-six éléphans, et se dirigèrent ensuite vers la trésorerie, où, de concert avec les fidèles Mahrattes de Nana-Sahib, ils firent main-basse sur l’or et l’argent des caisses publiques. Elles renfermaient, selon les lins, huit lackhs et demi, selon les autres, neuf lackhs de roupies (8). Sir Hugh Wheeler n’avait pu en distraire qu’un lackh (250,000 francs), transporté presque furtivement dans la nouvelle enceinte retranchée.
 
Le 1er régiment d’infanterie (cipayes), invité à se soulever, hésitait encore. Le bruit de ce qui se passait à la trésorerie, arrivant jusque dans ses lignes, dissipa tous ses scrupules. Seulement, par un reste d’honneur militaire, au lieu de massacrer ses officiers, accourus pour le maintenir dans le devoir, il les somma, il les contraignit même, de se retirer dans le «retranchement,» leur déclarant qu’à partir de ce moment il ne se regardait plus comme tenu de leur obéir; puis il partit pour se rendre à la trésorerie, brûlant et pillant au passage les ''bungalows'' dont l’apparence tentait la cupidité de ses hommes.
 
Sir Hugh Wheeler, en se plaçant à l’est de la ville et sur la route d’Allahabad, au lieu de se retrancher dans le ''magazine'' placé sur celle de Delhi, avait raisonné d’après ce qui s’était passé à Meerut. Les cipayes, selon lui, devaient, une fois en révolte, aller rejoindre le gros de l’insurrection et courir au-devant des récompenses que le monarque mogol décernait aux insurgés qui venaient se ranger sous son drapeau. Cette prévision du vieux général parut se vérifier. Lorsque le lendemain (6 juin) les deux autres régimens cipayes se décidèrent à suivre l’exemple de leurs camarades, ils ne firent du côté du «retranchement» qu’une démonstration insignifiante. Au premier boulet, on les vit se disperser, et, tournant la ville, se rendre du côté de Nawabgunge, c’est-à-dire du côté de la trésorerie et du magasin. Les artilleurs d’une batterie indigène (3rd ''Oudh horse battery''), qu’on avait crus assez fidèles pour les lancer avec une compagnie anglaise à la poursuite des rebelles, allèrent bientôt grossir les rangs de l’insurrection. A partir de ce moment, la station proprement dite ne comptait plus un insurgé. Si le général Wheeler avait été libre de ses mouvemens, et simplement à la tête de ses trois ou quatre cents hommes, rien ne s’opposait à ce qu’il prît la Toute d’Allahabad; mais d’abord qu’y pouvait-il trouver? La brusque cessation de l’arrivée des renforts lui disait assez clairement que la révolte sévissait aussi de ce côté. Comment d’ailleurs faire voyager sans chariots, sans éléphans, sans protection contre l’impitoyable soleil de l’Inde, toutes ces femmes, tous ces enfans, fragile et cher dépôt dont il devait compte à la patrie?
 
Les révoltés cependant ne semblaient nourrir aucuns desseins hostiles. Leur butin chargé sur leurs charrettes et sur les bêtes de somme dont ils s’étaient munis avec tant de prévoyance, ils prenaient, dès le 5 au soir, le chemin de Delhi. Leur première halte fut à Kullianpore (on écrit aussi Kullumpore), où Nana-Sahib vint les rejoindre. On n’a jamais su au juste quelle part ses Mahrattes lui avaient faite dans le partage du trésor; il est à supposer qu’elle fut considérable. On n’a jamais su non plus de quels argumens il se servit pour décider les cipayes insurgés à le reconnaître pour chef. Les raisonnemens qu’on lui a prêtés sont plausibles. «Pourquoi, aurait-il dit à ces hommes, pourquoi laisser vos officiers derrière vous? Si l’Angleterre vient à triompher, vous êtes perdus, vous êtes marqués. Vos anciens chefs sauront vous traquer partout et vous reconnaître. Pourquoi laisser la vie à ces odieux ''Fering-hees''? Pourquoi leur laisser les trésors qu’ils ont entassés derrière ce retranchement dont vos canons : et les miens auront si facilement raison (9)? » Quand on s’adresse en même temps à la couardise et à la cupidité des hommes, on a grande chance d’être écouté. L’éloquence de Nana-Sahib, stimulée par ses projets ambitieux, — il ne rêvait pas moins que de redevenir, comme son père adoptif, ''peskwah'', c’est-à-dire vice-roi, du riche district de Poonah, — changea les projets des cipayes. Le 6 juin, à huit heures du matin, ils revinrent vers Cawnpore. Le Nana marchait cette fois à leur tête; il posa son camp au centre même de la station, et ce brahmine de haute caste, — mais au fond dépourvu de tout préjugé religieux, — hissa deux étendards devant sa tente, l’un pour Mahomet, l’autre pour Hunaman, la divinité des Hindous. Les fidèles de tout culte avaient ainsi satisfaction, et devaient, faisait-il proclamer, le rejoindre sans retard. Puis, par son ordre, cinquante ''sowars'' (cavaliers) fouillaient la ville de tous côtés, avec ordre de sabrer impitoyablement d’abord tous les Européens qui s’offriraient à leurs coups, puis les natifs même qu’on saurait convertis au christianisme. Dès le lendemain 7, le général Wheeler recevait une lettre où Nana-Sahib, jetant enfin le masque, lui annonçait une attaque très prochaine. Deux canons, mis en batterie au nord-ouest de l’enceinte fortifiée, ouvrirent le feu presque aussitôt. Une vive fusillade commença de tous côtés. Le 8, trois canons de plus furent mis en position, et enfin, dès le 11, l’ennemi battait jour et nuit le misérable «retranchement» et ses deux casernes avec treize pièces d’artillerie (10).
 
 
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<small> (1) Sir Hugh Wheeler servait déjà sous lord Lake. Il avait pris part aux guerres de l’Afghanistan, aux deux campagnes contre les Sikhs, etc.</small><br />
<small> (2) Trois régimens d’infanterie (1er, 53e, 56e) et un régiment de cavalerie légère (le 2e).
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<small> (3) Un plan de Cawnpore dans des proportions réduites, mais d’ailleurs bien exécuté, est annexe à l’ouvrage du colonel Bourchier (''Eight Months Campaign'', etc., page 108). La ville couvre un espace d’environ cinq milles, sur la rive droite du Gange, qui se rapproche d’elle par une courbe assez prononcée. Un canal se détache du fleuve, à la droite du pont de bateaux qui aboutit à la route de Lucknow, et coupe en deux l’extrémité orientale de la cité. Les ''barracks'' où sir H. Wheeler se retrancha sont plus à l’est, au-delà de ce canal. Le ''magazine'' est au contraire à l’ouest de la ville, à peu près à la même distance, et tout au bord du fleuve.</small><br />
<small> (4) « Jamais voua ne viendrez à bout de cette grande cité, » disait-il en ricanant à M. Russell. Il raillait aussi l’état un peu ''déprimé'' de l’armée anglaise. Enfin il se proclamait fort supérieur aux préjugés religieux de la race musulmane, et n’affectait parfois quelques scrupules mahométans que pour s’en moquer ensuite avec un laisser-aller parfait. De retour auprès de Nana-Sahib, ces deux hommes, différens de race et de culte, firent ensemble un prétendu « pèlerinage aux ''montagnes'' » qui avait pour but réel, à ce qu’on pense, de passer en revue les stations militaires du nord de l’Inde, et d’y nouer des relations secrètes avec les différens corps cipayes. M. Russell ne paraît pas éloigné de croire que Nana-Sahib a pris parti contre les Anglais en vertu des récits qu’Azimoollah lui avait rapportés de la Crimée.</small><br />
<small> (5) Le rajah de Bithoor était autorisé à entretenir cinq cents hommes de troupes et une artillerie de six pièces. — Bithoor est à dix milles à l’ouest de Cawnpore.</small><br />
<small> (6) Quinze fusiliers de Madras et cent cinquante hommes du 84e arrivèrent dans les journées du 31 mai et du 1er juin.</small><br />
<small> (7) Soixante et un artilleurs, quatre-vingt-quatre hommes du 32e, quinze fusiliers de Madras et cinquante hommes du 84e (tous Anglais). Il faut y joindre, pour arriver au total de la garnison, une centaine d’officiers de tout grade, à peu près autant de négocians ou employés civils capables de quelque service, et enfin une quarantaine de tambours, somme toute, quatre cent cinquante Européens avec six canons. </small><br />
<small> (8) 2,125,000 dans la première hypothèse, et, dans la seconde, 2,250,000 fr.</small><br />
<small> (9) Ce dernier argument était appuyé du témoignage des artilleurs de l’Oude, éblouis sans doute par ce qu’ils avaient pu voir d’amoncelé dans l’étroite enceinte où toute une population avait emporté ses effets les plus précieux.</small><br />
<small> (10) Trois mortiers, deux canons de 24, trois de 18, deux de 12, deux de 9 et un de 6.</small><br />
 
 
<center>III</center>
 
Nous n’essaierons pas de dire ce que dut être au mois de juin 1857 l’intérieur de ces deux hôpitaux où s’entassait un millier de misérables sur qui le soleil dardait ses rayons implacables, tandis qu’un ennemi lâche et féroce, qui jamais n’osa tenter un assaut, les accablait à distance de ses boulets, de ses obus, de ses projectiles incendiaires. Il suffit de rappeler un tableau déjà tracé dans la ''Revue'' (1), celui des souffrances qu’eurent à supporter les assiégés de Lucknow, pour donner une idée des scènes, plus tristes encore et plus poignantes, dont Cawnpore fut le théâtre. Comment décrire d’ailleurs la scène horrible qu’offrit l’une des deux ''barracks'' recouverte de chaume, quand elle prit feu et brûla de fond en comble avec les blessés et une partie des femmes malades qu’elle abritait (2)? comment dépeindre ces deux puits dont il fallut consacrer l’un à la sépulture des cadavres qu’on y précipitait la nuit sans aucune des solennités de l’ensevelissement chrétien, et dont l’autre, devenu le point de mire des rebelles, n’était accessible qu’à travers une pluie de balles? Comment montrer ces faibles murailles chaque jour ébréchées, chaque jour croulant, les toitures effondrées, et les assiégés n’ayant plus pour couvrir leur tête que quelques lambeaux de tentes, obligés de se creuser à la base des murs détruits des terriers où les balles ennemies ne venaient plus les chercher, mais où les poursuivaient des myriades d’insectes impurs, voltigeant dans une atmosphère infectée? Voilà vraiment ce qui passe notre courage. Aussi laisserons-nous à l’imagination épouvantée du lecteur le soin de deviner ce que contenait d’angoisses, de larmes, de frénésies, chacune de ces journées sans, espérance, chacune de ces nuits sans sommeil.
 
La résistance fut héroïque. Sir Hugh Wheeler, accablé par l’âge, les soucis, la maladie, avait cessé de pouvoir y prendre une part active, tout en conservant l’autorité hiérarchique qui lui appartenait et la déférence respectueuse due à son caractère. Le vrai chef des assiégés était le capitaine Moore, du 32e. C’était lui qui par son exemple soutenait le moral des soldats, par sa surveillance incessante déconcertait les tentatives de l’ennemi. Un bras en écharpe (car il était blessé), le revolver à la ceinture, le capitaine menait toujours en personne les sorties de jour et de nuit au moyen desquelles on empêchait les cipayes de s’établir dans les bâtimens à moitié construits qui occupaient un des côtés de l’enceinte fortifiée. Une double ligne de chariots formait, tant bien que mal, le chemin couvert par lequel on s’y glissait. L’ennemi n’essaya jamais d’y tenir; les ''hourrahs'' anglais et les baïonnettes anglaises effarouchaient ces Hindous si fermes devant la torture, si timides dans la lutte armée. Par deux fois la nuit, à la tête d’une vingtaine d’Européens, le capitaine Moore alla impunément enclouer les canons dont le feu gênait le plus les assiégés; mais ces canons étaient bientôt remplacés, et, grâce aux munitions inépuisables du magasin (3), le feu des assiégeans continuait sans relâche, et les assiégés au contraire, dont les approvisionnemens militaires diminuaient rapidement, ne pouvaient plus riposter qu’à bon escient et lorsque la nécessité les y forçait. Chaque jour leur position devenait plus intolérable. Jusqu’au 14 juin, ils avaient espéré quelque secours, soit de Lucknow, soit d’Allahabad; mais à Lucknow sir Henri Lawrence, complètement cerné, ne pouvait même plus communiquer par lettres avec sir Hugh Wheeler, et le colonel Neill, arrivé le 11 juin seulement dans le fort d’Allahabad, n’avait encore le 18, quand il reprit si audacieusement l’offensive, que trois cent soixante combattans européens à mettre en ligne. Le 24 à la vérité, l’ordre, pu ce qu’on pouvait alors appeler de ce nom, était à peu près rétabli : les pendaisons se succédaient sans fin ni trêve, — ''the gallows were well at work'', dit tranquillement un des historiens de cette crise (4) ; — mais au moment où Neill songeait à marcher, quelques jours plus tard, au secours de Cawnpore, son remplacement par Havelock était venu paralyser ses mouvemens. Ce fut le 30 juin seulement, le jour même où Havelock prenait possession de son commandement, qu’une colonne d’avant-garde, sous les ordres du major Renaud, put se mettre en route pour aller délivrer sir Hugh Wheeler... Il était trop tard.
 
Six jours auparavant, le 24, dans l’après-midi, une lettre de Nana-Sahib, apportée par une de ses prisonnières (5), offrait une capitulation à sir Hugh Wheeler. Les termes en étaient simples. Les voici textuellement : « Tous soldats ou autres individus qui n’ont point été mêlés aux œuvres de lord Dalhousie (6), et qui mettront bas les armes pour se rendre, seront épargnés et envoyés à Allahabad. » Le conseil de défense eut à délibérer sur ces préliminaires : si les officiers qui le composaient eussent été au courant de ce qui s’était passé à Cawnpore pendant les dix-huit jours qui venaient de s’écouler, ils eussent rejeté avec mépris les propositions du chef des rebelles ; mais ils ne le connaissaient encore que par leurs rapports antérieurs, comme un hôte prodigue, empressé, dont les procédés étaient empreints d’une courtoisie tout européenne, dont les équipages de chasse, les chevaux, les éléphans étaient toujours à leurs ordres. Ils se rappelaient aussi les professions de foi d’Azimoollab, toutes en faveur de la cause anglaise; ils le croyaient secrètement acquis à cette cause et ne cherchant qu’à détourner d’eux la colère des insurgés. S’ils ne s’étaient point bercés de cette illusion, s’ils avaient su que le 10 juin, par exemple, Nana-Sahib avait fait tuer sous ses yeux, l’un après l’autre, une infortunée lady, arrivée en poste à Cawnpore, et ses quatre jeunes enfans, — que le 11 il avait accepté, à titre de ''nuzzur'' ou don royal, la tête d’une autre Anglaise, massacrée par ses cipayes, — que le 14 enfin il avait fait sabrer ou fusilier en masse les malheureux fugitifs de Futtehghur (7), — ils n’auraient sans doute admis aucune négociation. Mieux valait cent fois mourir les armes à la main, en essayant de se faire jour, que de se livrer, pour ainsi dire pieds et poings liés, à la bonne foi d’un brigand déjà couvert du sang de leurs compatriotes. D’autre alternative, les assiégés de Cawnpore n’en avaient point. Les vivres commençaient à manquer; les maladies sévissaient avec une rage croissante; les femmes étaient à moitié folles de désespoir et de terreur. Les pluies, dont la saison allait commencer, ne pouvaient manquer de rendre complètement intenables les terriers qu’ils s’étaient creusés. Toutes ces considérations pesées, Moore lui-même, le plus intrépide de tous ces braves soldats, fut d’avis qu’il fallait traiter. Il fut chargé de conclure la capitulation, et dut s’aboucher à cet effet avec Azimoollah, délégué du Nana. Le rusé musulman voulut ouvrir la conférence en anglais; mais, aux premiers mots, les ''sowars'' qui l’accompagnaient se récrièrent : « Parlez notre langue, nous voulons tout entendre, » disaient-ils impérieusement. Il fallut leur obéir. Le traité fut discuté et rédigé en hindostani. Il stipulait que l’argent appartenant à l’état, le magasin dû fort, les canons seraient remis au Nana, lequel s’obligeait, pour sa part, à fournir les moyens de transport sur le fleuve, et à laisser s’embarquer sains et saufs, pour Allahabad, tous les individus compris dans la capitulation. Ceci fut écrit, signé, scellé par les deux chargés de pouvoirs, et ratifié de plus par Nana-Sahib, avec un serment solennel, le tout dans la journée du 25 juin 1857. Le 26 au matin, une commission d’officiers sortit du « retranchement » pour aller examiner les barques proposées. Elles étaient au nombre de trente, parfaitement en état et dûment équipées. Tout fut préparé pour le départ du lendemain.
 
L’évacuation du « retranchement » eut lieu à sept heures du matin. Les soldats anglais (plus de cent avaient péri pendant le siège) emportaient leurs fusils et leurs gibernes garnies. L’armée entière du Nana était sous les armes et formait l’escorte. On arriva aux bords du fleuve sans qu’aucun symptôme alarmant se fût produit. Les Anglais prirent place dans les barques, au fond desquelles leurs fusils furent couchés. Quelques-unes de ces embarcations se détachèrent même du rivage et commencèrent à nager... Tout à coup, au signal de Nana-Sahib, deux pièces de canon, jusqu’alors masquées par un bouquet d’arbres, arrivèrent au grand trot. Les cabines des barques, recouvertes en chaume, flambèrent en même temps; les bateliers, qui venaient d’y mettre le feu, sautèrent sur le rivage. La fusillade éclatait de toutes parts. Des malheureux ainsi attaqués à l’improviste, les uns tombaient sous les balles, les autres cherchaient la mort dans les flots; d’autres enfin, revenant au rivage, se rendaient et demandaient merci (8).
 
Sur les trente barques cependant ''deux'' étaient parvenues au milieu du courant. L’une d’elles fut bientôt coulée bas par les boulets. Une partie des hommes qui la montaient put passer à bord de celle qui voguait en avant. Une centaine de fugitifs s’y trouvèrent entassés. Ils descendaient le fleuve, suivis sur les deux bords par les cipayes du Nana, qui ne cessèrent de tirer sur eux. A une distance d’environ six milles, cette barque s’engrava sur un banc de sable. Les passagers se tinrent immobiles, attendirent la nuit, et parvinrent alors à la dégager. Huit milles plus bas, à Mussapghur, même désastre, suivi d’une attaque en règle, les cipayes se jetant à l’eau pour monter à bord de cette misérable épave. Repoussés bravement, mais non sans avoir tué plusieurs des passagers, les cipayes retournèrent à Cawnpore, d’où le Nana fit immédiatement partir deux régimens entiers à la poursuite de cette poignée de fugitifs. Un orage favorable les avait remis à flot pendant la nuit. Quand le jour revint, il les trouva devant Sooragpoor, à trente milles de Cawnpore; mais le rivage était encore garni de cipayes, et la barque venait de s’arrêter pour la troisième fois.
 
Il fallait prendre un parti décisif; on ne pouvait rester immobile, pendant toute une journée, sous un feu continuel parti des deux rives. Chaque fois qu’un des fugitifs sautait à l’eau pour essayer de pousser l’embarcation, trente ou quarante balles arrivaient à son adresse. Quatorze hommes alors, les moins épuisés, se dévouèrent; parmi eux était le lieutenant Delafosse, un des héros de la défense (9). Le capitaine Moore était aussi dans la barque, mais trop grièvement blessé pour se mouvoir. Il vit partir ses braves compagnons, il les vit arriver sur le rivage et chasser l’ennemi devant eux; peut-être comprit-il qu’ils s’écartaient trop, car l’écho lui apportait toujours plus faible le bruit de leurs coups de fusil. Bientôt cependant il fallut songer à se défendre : une barque arrivait de Cawnpore, montée par des cipayes. Ceux-là furent encore repoussés. Le soir vint, le fleuve grossit, la barque, remise à flot, descendit encore... Ce fut la dernière faveur de la destinée. Trois compagnies de soldats arrivèrent, et, s’emparant de bateaux de passage que manœuvraient et poussaient des pêcheurs experts en ce métier, vinrent aborder cette barque, où il ne restait plus que des blessés et des femmes. Après une courte lutte, il fallut céder au nombre. Les fugitifs furent ramenés au rivage et chargés sur des chariots qui prirent la route de Cawnpore. Là, s’il faut ajouter une foi complète au récit du cipaye Nunjour Tewarree, voici ce qui se passa :
 
« A leur arrivée, on les fit descendre de charrette et asseoir à terre. Il y avait soixante hommes, vingt-cinq femmes et quatre enfans. Le Nana lui-même donna ordre de fusiller les hommes; mais les cipayes du 1er régiment, dont le fils du général Wheeler avait été quartier-maître, firent quelque difficulté. Un des régimens d’Oude fut appelé pour l’exécution. Ordre fut donné de séparer les femmes d’avec leurs maris. A cette indignité les pauvres prisonniers refusèrent de se soumettre; la force vint à bout de leur résistance. Une femme et son mari se tinrent si étroitement, si fermement embrassés, qu’après bien des tentatives on dut renoncer à les séparer. Les cipayes s’apprêtaient alors à commencer le feu quand le chapelain de Cawnpore, le révérend E. Moncrieff, antérieurement ''curate'' de Tooting, demanda la permission de lire les prières; elle lui fut accordée. Les condamnés prièrent ensemble; ensuite ils se serrèrent les mains à la ronde. Le signal fut donné, les cipayes firent feu; plusieurs furent tués sur le coup, d’autres seulement blessés; ces derniers furent promptement dépêchés par le sabre. On conduisit les femmes, quand tout fut fini, dans la maison où étaient déjà déposées celles qu’on avait prises antérieurement. »
 
Revenons sur nos pas, et voyons ce que devenaient les quatorze vaillans soldats qui combattaient si témérairement et si vainement, hélas! pour sauver leurs malheureux compagnons de fuite. Arrivés à gué, le mousquet au-dessus de la tête, sur le rivage où les cipayes n’eurent garde de les attendre, ils s’engagèrent imprudemment à la poursuite de ces ennemis toujours lâches, mais redoutables par leur nombre. Bientôt ils se virent coupés de la rivière, et, craignant d’être entourés, durent faire retraite. Ils marchèrent alors parallèlement au Gange, qu’ils rejoignirent un mille plus bas. Le traverser était inutile. Une nombreuse bande de cipayes les attendait à l’autre bord. Plus nombreux encore étaient les ennemis, qui, les ayant devancés, leur coupaient le chemin, tandis que d’autres, ceux qu’ils avaient d’abord poursuivis, se ralliaient derrière eux. Tout espoir semblait perdu. Ils ne voulurent cependant pas désespérer. Près de la rivière, en face d’eux, et très près aussi de l’ennemi, qui les attendait au passage, était un petit temple de forme circulaire, n’ayant qu’une issue. Après une décharge qui disperse l’ennemi, ils s’élancent vers ce petit bâtiment et s’y réfugient. Un des leurs fut tué, un autre blessé sur le seuil même de cet asile. De là ils tiraient sur tout Indien qui osait se montrer. Nul moyen pour des cipayes d’aborder une position pareille. En revanche ils pouvaient, sans risque, tourner le bâtiment, et arriver par derrière, jusqu’au pied des murailles. Ils profitèrent de cet avantage pour entasser, du bois tout autour de l’édifice et ils y mirent le feu. La brique s’échauffait sans brûler, mais bientôt la fumée devint insupportable, et pour aggraver encore cet inconvénient, les cipayes jetaient de temps en temps sur le feu quelques poignées de poudre. Les Anglais alors, à demi étouffés, mirent habits bas, et complètement nus, mais encore armés, prirent leur course vers le fleuve. Sept d’entre eux y arrivèrent. Les six autres (on a présumé qu’ils ne savaient pas nager) se jetèrent en furieux sur l’ennemi et tombèrent percés de coups. De ceux que le Gange avait reçus et qui s’échappaient à la nage sous une grêle de balles, deux furent tués presque immédiatement. Un troisième, un artilleur, qui pour se reposer un moment se mit à nager sur le dos, à ''faire la planche'', comme on dit vulgairement, dériva trop près du bord, où il fut traîtreusement harponné, puis sabré. Les quatre autres, dont le lieutenant Delafosse était un, — trois d’entre eux étaient blessés, — lassèrent la persévérance diabolique des cipayes. Après avoir fait, toujours nageant, près de six milles, ils s’entendirent héler en termes à peu près rassurans par deux ou trois cipayes, appartenant, disaient-ils, à un rajah du parti anglais. Confiance ou désespoir, les fugitifs se livrèrent. On ne les avait pas trompés. Ils furent conduits au rajah de Raïswarra (10) (Oude), qui les accueillit, les protégea, les fit vivre du 29 juin au 28 juillet. Alors ils purent rejoindre une des colonnes anglaises qui sillonnaient le pays.
 
Nous touchons, Dieu merci, au dénoûment de ce drame affreux, et ce dénoûment, sur lequel plane comme un nuage, comme une vapeur de sang, n’en a peut-être frappé que davantage l’imagination publique : elle a rempli de formes hideuses, d’apparitions fantastiques, ce théâtre vide, muet, sanglant, où l’appelaient cent relations vengeresses. On lui a donné en pâture quelques débris mutilés, un puits comblé de cadavres, un édifice à jamais flétri, la Maison-du-Massacre (''Massacre-House''), quelques murailles rayées de coups de sabre, des dalles humides encore où le pied glissait sur une fange noirâtre qui devait être du sang figé : çà et là une poignée de cheveux blonds, un vêtement d’enfant, un feuillet de Bible, un jouet brisé; puis on l’a conviée à deviner ce qui avait dû se passer en ce lieu funeste. Ce qu’elle a rêvé, ce qu’elle s’est représenté, passe tout ce que les plus sombres poètes ont écrit des derniers ''cercles'' de l’enfer. Ce qui est résulté de cette fièvre de pensée a, nous le croyons sincèrement, dépassé par malheur ce qu’elle avait enfanté de plus monstrueux. Nous estimons au centuple, — et sans croire exagérer d’un seul meurtre, — le nombre des malheureux Hindous qui ont souffert la torture et subi les plus ignominieux supplices pour expier un forfait dont ils étaient innocens, un forfait qui a peut-être été l’œuvre de quelques misérables chassés du champ de bataille, ivres de honte, altérés de vengeance. Examinons en effet ce qu’on sait de positif.
 
Cent quatre-vingts femmes tombées, à différentes dates, entre les mains du Nana étaient prisonnières dans une petite chartreuse divisée en deux pièces et située au milieu d’un jardin, ou, pour mieux dire, d’un ''compound'', d’un enclos planté. Cette maison, entourée de pilastres qui soutiennent une verandah, et percée de trois grandes portes sur chaque façade, est marquée sur les plans de Cawnpore (11) à peu près au milieu de l’espace compris entre la portion centrale de la ville et le pont de bateaux jeté sur le Gange. Le terrain où elle est bâtie forme l’angle de deux routes. Dans le choix de cette prison, rien n’annonce une préméditation sanguinaire. Le ''bungalow'' dont elle dépend était jadis celui d’un officier anglais. Le petit bâtiment accessoire dont nous parlons paraît avoir été ce qu’on appelle une ''bee-bee-house'', c’est-à-dire, en termes décens, une « petite maison, » la résidence d’une de ces pauvres filles indiennes qui, sans que la pruderie anglaise s’en effarouche, — elle feint de n’y pas prendre garde, — charment les loisirs du célibat militaire. Les prisonnières y étaient l’objet de peu de soins : on ne leur distribuait qu’une nourriture assez grossière, on ne paraissait point s’inquiéter de ce qui pouvait contrarier leurs habitudes de comfort ou d’élégance ; mais rien n’établit qu’elles aient été l’objet d’aucun mauvais traitement, d’aucun outrage, pendant les vingt journées qu’elles passèrent en captivité. Parti le 7 juillet d’Allahabad, Havelock brisait cependant, un à un, tous les obstacles jetés sur sa route. Le 15, il arrivait à Pandoo-Nuddee, où l’attendaient les meilleures troupes que Nana-Sahib pût mener à sa rencontre. La victoire resta aux Anglais. Les révoltés rentrèrent à Cawnpore, — qu’ils n’allaient pas oser défendre et qu’il fallait évacuer sans trop de retard, — dans une rage facile à concevoir. On dit qu’ils demandèrent à grands cris à leur chef, comme une vengeance, le droit d’immoler les prisonnières, et que Nana-Sahib, loin de s’y opposer, les encouragea, leur donna des ordres précis; on le dit, mais où est la preuve? Quel témoignage a-t-on jamais fourni à l’appui de cette version si peu vraisemblable d’un fait si facile à expliquer différemment? Le plan de Cawnpore, bien étudié, met en effet les choses sous un autre jour. On y voit que les insurgés, chassés par Havelock de la route d’Allahabad, et se retirant vers celle de Bithoor, c’est-à-dire poussés de l’est à l’ouest et de la pleine campagne vers les bords du Gange, ont nécessairement dû se jeter — sinon tous, du moins le plus grand nombre — sur deux routes latérales qui, derrière le « retranchement » vont, du ''great Trunk Road'', rejoindre un chemin longeant précisément les murailles du ''compound'' au milieu duquel s’élève la Maison-du-Massacre. Dans les circonstances que nous venons d’énumérer, faites défiler, non pas des cipayes, mais des Croates autrichiens, — voire des soldats plus civilisés encore, — le long d’une enceinte facile à franchir, sans défenseurs, sans protection quelconque, où se trouvent les êtres pour lesquels la victoire a été disputée, ceux que les soldats anglais venaient chercher la baïonnette basse et le sabre au poing, ceux qu’ils redemandaient à grands cris, ceux dont, par représailles anticipées, ils avaient déjà vengé la captivité en immolant Dieu sait combien de victimes. Qu’un mot, un seul, parte d’une âme ulcérée; que ce mot circule dans les rangs des fuyards; qu’une voix s’élève, qu’un sabre sorte du fourreau, qu’un cri de mort retentisse, qu’une seule femme tombe égorgée au milieu de ces brutes qui ont vu, la veille encore, leur sang couler comme l’eau : — qu’arrivera-t-il?
 
Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, selon nous plus vraisemblable que toute autre, nous dirons que sur ce point on en est réduit aux conjectures. En effet, quand les soldats de Havelock arrivèrent, le 17 juillet, dans la station reconquise, où ils trouvèrent à peine quelques traînards prompts à s’échapper (12), un homme, barbouillé de noir, les cheveux hérissés, à moitié fou de terreur, se jeta au-devant d’eux : il s’annonçait comme l’unique Européen qui eût survécu au massacre; c’était M. Shepherd, un des ''écrivains'' du commissariat. Deux jours avant la capitulation du 26 juin, il avait quitté le « retranchement » déguisé en cuisinier. Reconnu et saisi presque aussitôt, il fut conduit au Nana, qui l’envoya travailler sur les routes par mesure de pénalité. Le 16, pendant la panique, on l’avait sans doute oublié, car il put s’échapper sans le moindre obstacle. Tel est le seul témoin des événemens qui se passaient à l’intérieur de Cawnpore; — nous ne comptons guère cette ''ayah'' dont nous avons déjà parlé, cette nourrice attachée à la famille de sir Hugh Wheeler; la pauvre femme, à peu près idiote, s’est mille fois contredite dans son récit. M. William Russell, qui lui a parlé, qui l’a interrogée, n’a pu en tirer quatre paroles de bon sens. M. Shepherd, disions-nous, était le seul Européen resté dans l’intérieur de Cawnpore; mais Cawnpore est une grande cité, qui s’étend sur cinq milles de terrain, — plus d’une lieue et demie. Il est hors de toute probabilité que M. Shepherd se tînt à portée du Nana et de son quartier-général. Il avait d’excellentes raisons pour se faire petit et se rendre invisible. Il n’était pas non plus, sans doute, sur le passage des troupes en retraite, et par conséquent il n’était pas dans le voisinage de la ''charnel-house''. Il n’a donc pu attester avec certitude ni que le massacre eût été sollicité, ni qu’il eût été autorisé, ni même raconter comment il eut lieu.
 
Le crime a été commis, c’est tout ce qu’on sait positivement, et il est bien à parier qu’on n’en saura jamais davantage. Nous comprenons la fureur des soldats anglais quand ils mirent le pied dans cette enceinte encore chaude de carnage, et où les vestiges d’une horrible lutte appelaient de tous côtés le regard; nous comprenons leur serment de vengeance, légitime à ce moment, trop bien tenu depuis. — Ce que nous comprenons moins, c’est qu’animés de ces sentimens, et roulant en eux-mêmes des pensées, des projets sanguinaires, ils aient placé, sur le puits où les victimes encore pantelantes avaient été précipitées pêle-mêle, une croix de pierre, c’est-à-dire le symbole de l’expiation, du pardon, de la clémence infinie.
 
Le 26 octobre 1857, — un peu plus de trois mois après la catastrophe que nous venons de raconter, — le colonel Bourchier arrivait à Cawnpore avec la colonne envoyée de Delhi pour balayer le Döab et rejoindre l’armée qui allait au secours d’Havelock, encore enfermé dans Lucknow. On appréciera les sentimens dont les soldats anglais étaient animés en écoutant cet officier supérieur, représentant distingué d’une arme savante :
 
«... Ces scènes horribles étaient déjà bien loin; mais les murailles percées à jour (les murailles du «retranchement») récitaient haut ce poème de misères. On pouvait voir, à chaque heure du jour, des soldats anglais de tout grade errant dans cette enceinte désolée, où ils cherchaient quelque ''memento'' de leurs compatriotes si lâchement assassinés. D’amères promesses, des élans partis du cœur vouaient à de cruelles vengeances les auteurs de ces atrocités énormes. Je confesse que je ne pus me soustraire à l’influence que de pareilles scènes exercent sur la pensée. Les pires sentimens montent alors à la surface. Je ne voyais pas impunément passer un dragon portant une blouse d’enfant au bout de sa lance et jurant que cette lance n’épargnerait jamais un cipaye ; ailleurs c’était un fantassin qui, nouant autour de sa baïonnette une tresse blonde, se repaissait déjà de la vengeance à venir. Et comment s’en étonnerait-on? Deux fois je traversai ces ruines, deux fois les mêmes impressions m’assaillirent malgré moi. Je résolus de ne plus entrer dans la fatale enceinte, et bien que, dans des circonstances ultérieures, j’aie eu ma tente appuyée, six jours durant, à un des angles du « retranchement de Wheeler, » je me suis religieusement tenu parole...
 
«... Si le « retranchement» avait cet aspect sinistre, que dire de la Maison-du-Massacre? Dans la cour intérieure était un arbre sur lequel se voyaient encore des traces du meurtre de ces pauvres petits innocens; leurs cheveux, collés à l’écorce, disaient assez quelle mort terrible avait été la leur... L’intérieur des deux chambres était criblé de balles, le sol saturé de sang; çà et là se lisaient des sentences que les ongles des victimes avaient gravées sur le mur (13) (''scratched upon the walls''). Les malheureuses prisonnières y dépeignaient leurs souffrances, et conviaient leurs compatriotes à des représailles expiatoires. »
 
Quatre mois plus tard (février 1858), c’est M. William Russell qui traverse à son tour la « cité dolente. » Ses impressions ne ressemblent en rien à celles du colonel Bourchier. Le temps a calmé les esprits, éteint les colères trop vives. M. Russell d’ailleurs, sur toute sa route, a pu s’assurer que l’expiation a égalé, si horribles qu’ils fussent, les crimes commis. Il a entendu, non sans dégoût, des officiers, des ''gentlemen'', se vanter de leurs expéditions à la Montluc. Son esprit pénétrant et juste, son remarquable bon sens, l’avertissent qu’il ne faut plus échauffer, mais calmer les passions jusque-là surexcitées, « Prenons garde, dit-il, de nous placer à un point de vue trop exclusivement anglais; évitons surtout de prendre au mot ces fabricateurs de récits mensongers qui ont grossi de tant de fables un récit déjà bien assez chargé d’horreurs. Ce n’est pas la première fois qu’au mépris d’une capitulation, des garnisons désarmées ont été massacrées; ce n’est pas la première fois que des hommes, des femmes, des enfans, ont péri sous le glaive des ennemis de leur race. Rappelons-nous, sous Mithridate, la révolte du Pont; celle des catholiques d’Irlande contre les colons protestans (1641); rappelons-nous les vêpres siciliennes et les assassins de la Saint-Barthélémy... Ce qui caractérise d’une manière spéciale les tueries de Cawnpore, c’est qu’elles sont le fait d’une race courbée sous le joug, d’''hommes noirs'' qui ont osé verser le sang de leurs maîtres et celui des femmes, des enfans appartenant à leurs maîtres. Il n’y a point eu ici simplement une guerre servile et une espèce de jacquerie combinées: il y a eu guerre de religions, guerre de races, guerre de vengeance, d’espoir indéfini, d’instincts patriotiques, qui poussaient à briser une domination étrangère, à rétablir le plein pouvoir des chefs indigènes, la pleine suprématie des cultes nationaux. Quelles qu’aient été les causes de la révolte, il est assez évident que ceux qui la dirigeaient, — mus en quelque sorte par une impulsion commune, — comptaient, parmi les moyens de la rendre efficace et d’arriver à leurs fins, la destruction de tout individu de race blanche, — homme, femme, enfant, — qui tomberait dans leurs mains : dessein qu’ont frustré en mainte et mainte occasion l’humanité populaire ou certains calculs d’une politique raffinée. De plus, il faut se souvenir que le code des Hindous n’est pas ménager de supplices, et l’Hindou lui-même, bon ou mauvais, — pas plus au reste que le musulman, — ne s’est jamais distingué par sa clémence envers l’ennemi (14)... »
 
L’aspect des lieux réveilla aussi chez M. Russell plus de dégoût matériel que d’indignation rétrospective. — « Le ''retranchement'', dit-il, sert de ''cloaca maxima'' aux indigènes, aux valets de camp, aux ''coolies'', bref, à tous ceux qui bivouaquent dans la plaine sablonneuse au milieu de laquelle il s’élève. De révoltantes odeurs s’en exhalent. Des rangées de vautours rassasiés, et les ailes à demi ouvertes, siègent sur les parapets qui peu à peu s’écroulent, ou perchent par groupes sur deux ou trois arbres dénudés qui se dressent à l’angle par lequel nous avions pénétré dans cette misérable enceinte. J’en tuai un avec mon ''revolver'', et tandis que ce dégoûtant animal vomissait, dans les tortures de l’agonie, son dernier repas, en déroulant à droite et à gauche son cou chauve et noir, aux allures serpentines, je fis en moi-même un serment solennel de ne plus me procurer ce hideux spectacle. »
 
Quant à la Maison-du-Massacre, le voyageur laisse entendre incidemment qu’il la visita au moins deux fois; mais il ne la décrit point, probablement pour ne pas répéter ce qu’il en avait dit dans sa correspondance adressée au ''Times''.
 
 
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<small>(1) 1er et 15 décembre 1858. </small><br />
<small> (2) Tout le matériel d’hôpital, pharmacie, bandages, instrumens de chirurgie, fut détruit du même coup.</small><br />
<small> (3) Il y avait au moment de l’insurrection, umarrée sur le Gange, au pied du ''magasine'', une flottille entière, — cinquante-quatre bateaux, — chargée de boulets, de bombes, etc., laquelle tomba naturellement au, pouvoir de Nana-Sahib.</small><br />
<small> (4) ''The Mutinu of the Bengal Army'', p; 121. — Supposons (ce qui est après tout possible) que Nana-Sahib ait su ce qui se passait à Allahabad du 18 au 24 juin : croit-on que les crimes dont lui ou ses soldats se rendirent coupables quelques jours après n’en seraient pas atténués dans une certaine mesure?</small><br />
<small> (5) Mistress Greenway, femme d’un négociant établi à Cawnpore.</small><br />
<small> (6) Les griefs personnels du Nana contre l’ex-gouverneur-général de l’Inde étaient : 1° le refus de reconnaître au fils adoptif du ''peslwah'' un droit héréditaire sur la principauté de Poonah; 2° une mesure financière qui avait converti en 4 pour 100 l’intérêt, primitivement à 5, d’un emprunt dans lequel Nana-Sahib avait pris une forte part. </small><br />
<small> (7) Voyez les détails de cette catastrophe dans le récit du juge Edwards. (''Revue des Deux Mondes'' du 1er mai 1859.)</small><br />
<small>(8) Sir Hugh Wheeler, déjà grièvement blessé à la jambe (si l’on en croit la première note officielle insérée par ordre de lord Canning dans les journaux de Calcutta), l’était-il mortellement? Périt-il dans ce tumulte? Fut-il massacré de sang-froid par les ordres du Nana? Aucun des récits que nous avons sous les yeux ne résout ces questions, et cependant ils analysent le récit de l’''ayah'' (nourrice) attachée à la famille de sir Hugh Wheeler, celui du cipaye Nunjour Tewarree, que ses tendances anglophiles avaient fait emprisonner avec les Européens captifs à Cawnpore, celui du brave lieutenant Delafosse, celui de M. Shepherd, etc. L’''ayah'', pressée de questions, finit par dire à M. William Russell « qu’on avait coupé la tête de sir Hugh au moment où il se penchait hors de son ''dooly''; » mais le journaliste expérimenté ne parait pas avoir regardé ce renseignement comme très digne de foi. </small><br />
<small> (9) On peut lire, dans le récit de M. Shepherd, un trait de courage qui assimile ce jeune officier aux plus vaillans et dévoués soldats dont l’histoire fasse mention. Un obus ennemi avait mis le feu à un des wagons pleins de cartouches placés au nord-est du « retranchement. » Le feu menaçait de se propager, et la défense absorbait en ce moment tous les bras. Le lieutenant s’élança sous les boulets jusqu’au chariot enflammé, se glissa dessous, et arrachant comme il pouvait les écailles embrasées des planches que le feu consumait, les éteignit ''avec de la terre''. Son exemple encouragea deux soldats qui lui apportèrent deux seaux d’eau à l’aide desquels il accomplit ce prodige de sauvetage. Le feu éteint, tous les trois revinrent intacts.</small><br />
<small> (10) Maharajah Dig-Bajah-Singh.</small><br />
<small>(11) Voyez celui du colonel Bourchier. (''Eight Months Campaign'', etc.) </small><br />
<small> (12) Les troupes du Nana avaient évacué Cawnpore le 16 au soir, et pris la route de Bithoor après avoir fait sauter le magasin militaire, situé au bord du Gange et non loin de cette route.</small><br />
<small> (13) Après une longue et inutile conversation avec l’''ayah'' de sir Hugh Wheeler, — conversation a laquelle cette vieille femme mit fin par un soudain éclat de larmes, — M. William Russell écrit ces lignes dans son ''journal'' : « Un seul fait est clairement établi, c’est que l’inscription placée, disait-on, derrière la porto de la ''Slaughter-house'', — paroles qui remuèrent si fort Calcutta, qui de là retentirent par toute l’Inde, et rendirent furieux tant de braves soldats, — cette inscription n’existait pas lorsque Havelock pénétra dans ce lieu fatal. En revanche, elle a été gravée, à la pointe des sabres ou des baïonnettes, sur le mur du « retranchement de Wheeler » et sur ceux de plusieurs ''bungalows''. » (''My Diary'', etc., t.Ier, p. 191.)</small><br />
<small> (14) ''My Diary in India'', t. Ier, p. 164-165. — Ceci est plutôt une analyse qu’une traduction.</small><br />
 
 
<center>IV</center>
 
L’écrivain n’est pas entouré en Angleterre de toute la considération à laquelle il a très certainement droit; le journaliste, presque toujours anonyme, semble plus particulièrement encore se regarder comme « déclassé. » M. Russell lui-même se qualifie quelque part de « bédouin de la presse, » et il ajoute, en riant, il faut le croire, que le bédouin de cette caste est un ''paria''. Il avait cependant été, on l’a vu, parfaitement accueilli par lord Canning. Il fut reçu de même à Cawnpore par le commandant en chef de l’armée. À peine avait-il fait remettre sa carte par l’aide-de-camp de service, que le rideau de la tente se soulevait pour lui donner accès auprès de sir Colin Campbell (qui n’était pas encore lord Clyde). Après quelques souvenirs donnés à la campagne de Crimée, que le général et le correspondant du ''Times'' avaient faite ensemble : « — Voyons, monsieur Russell, dit le premier au second, je vais vous parler net. Nous ferons ensemble un petit traité : vous saurez sans réserve tout ce qui se passe, vous verrez tous mes rapports, vous prendrez connaissance de tous les renseignemens qui m’arrivent, mais à une condition, c’est que vous n’en parlerez dans le camp à âme qui vive, et n’en laisserez rien percer, sinon dans les lettres que vous envoyez en Angleterre. » La condition fut acceptée et la promesse tenue, nous n’en doutons pas; mais nous nous demandions, en lisant cette page, si, en pareille circonstance, le correspondant accrédité d’un de nos plus importans journaux aurait trouvé le même accueil auprès de n’importe lequel des généraux placés à la tête de nos troupes.
 
Sir Colin Campbell ajouta un bon procédé de plus à cette courtoisie déjà si remarquable : il offrait sa table au pauvre « paria » du ''Times''. Celui-ci refusa discrètement, et préféra la ''mess-tent'' du quartier-général, où il lui était permis de payer son écot. Partageant d’ailleurs le sort de son ami le lieutenant Stewart, et comme associé par là au service télégraphique, si important pour les opérations militaires qui allaient s’ouvrir, il était bien certain de faire campagne dans les meilleures conditions possibles.
 
Pendant ses quinze jours de halte à Cawnpore, M. Russell étudiait son terrain, hommes et choses, nouait ses relations, assurait sa petite influence. On peut s’en fier à cet habitué des camps de Crimée pour ne pas faire fausse route, et utiliser ses qualités de bon convive, d’obligeant camarade, les amitiés formées jadis sous les murs de Sébastopol, la confiance qui s’établit après les longs repas arrosés de ''hock'' et de madère, pendant qu’on fume le ''cheroot'' en se promenant au clair de lune sur les bords du Gange. Le récit détaillé de ces heures de loisir nous fait pénétrer plus avant que jamais dans les régions ordinairement assez closes de la haute aristocratie militaire anglaise, et même dans le secret des plans de campagne qui semblaient alors défier le mieux la perspicacité critique des juges du camp. Fidèle à son engagement, sir Colin Campbell expliquait tout à son nouvel hôte, et répondait sans réserve à toutes les questions que lui adressait cet acolyte volontaire, dont la présence eût semblé gênante à bien d’autres. Le général lui disait par exemple : « Si je ne marche pas immédiatement sur Lucknow (et je ne me dissimule pas la curiosité malveillante que suscitent ces retards), c’est que deux bonnes raisons m’arrêtent : d’abord je veux réunir autour de moi jusqu’au dernier homme, jusqu’au dernier canon disponible; puis il faut que le convoi de femmes et d’enfans qui, venant d’Agra, descend le long du ''great Trunk-Road'', ne cesse d’être escorté, protégé, mis à l’abri de toute insulte. Or il a sur sa gauche, de l’autre côté du Gange, les ennemis aux aguets; à droite, Calpee est occupé par un autre corps de rebelles; enfin, partout où nos troupes ne couvrent pas le terrain, circulent des bandes tellement nombreuses, qu’on pourrait presque les qualifier de corps d’armée. Un nouveau massacre d’Européens en ce moment détruirait d’avance l’effet de la prise de Lucknow. »
 
Le général Mansfield, le chef d’état-major de sir Colin Campbell, à qui M. William Russell se fit présenter aussitôt que possible, ne se montra pas moins franc, moins ouvert que son supérieur hiérarchique. Il prit la peine, cartes en mains, d’analyser pour le correspondant du ''Times'' et les opérations déjà terminées, et celles qui se préparaient. Il lui expliqua comment sir Colin, marchant de Cawnpore sur Futtehghur, après avoir battu, comme nous l’avons dit, le contingent de Gwalior, voulait immédiatement passer dans le Rohilcund pour le nettoyer des bandes de rebelles qui infestaient cette province, et comment lord Canning, usant de la prédominance qui, dans les affaires militaires elles-mêmes, appartient au gouverneur-général de l’Inde, avait décidé qu’avant tout, au point de vue politique, il importait d’enlever Lucknow aux rebelles. De là ce temps passé à Futtehghur pour y attendre le matériel de siège, qui arrivait d’Agra et d’ailleurs : « temps perdu! » disaient les bavards de Calcutta, mais en réalité délai nécessaire, indispensable, inévitable.
 
Une autre cause de retard était la lenteur que Jung-Bahadour mettait à amener ses Ghoorkas. Dans cette lenteur, s’il fallait du moins en croire le résident britannique (M. Mac-Gregor), il n’y avait ni calcul ni arrière-pensée de trahison; l’allié des Anglais péchait seulement par vice d’organisation militaire, manque de moyens de transport, etc. Lord Canning n’entendait pas qu’on se mît en marche sans les Ghoorkas, non peut-être qu’il regardât leur concours comme indispensable; mais il savait Jung-Bahadour avide de gloriole militaire : il prévoyait donc que si on semblait tenir sa coopération en trop petite estime, la vanité du prince se hérisserait, et qu’il rentrerait, blessé au cœur, dans ses montagnes du Népaul. « On n’y mettait pas tant de façons du temps de Clive, » remarque M. Russell. Et il ajoute, parlant de ''son altesse royale'' le maharajah Jung-Bahadour : « Le gaillard n’est point d’une moralité fort scrupuleuse : même parmi les princes hindous, qui ne se contraignent guère sur ce chapitre, il passe pour un sensualiste effréné. ''Eh bien''! il a si complètement ''empaumé'' (1) notre commissaire, le colonel Mac-Gregor, et il en a fait son confident si intime, qu’il met au supplice ce malheureux presbytérien, ce chrétien si rigide, en le consultant avec affectation sur les détails les plus intimes de sa ''vie de jeune homme'', La situation est vraiment plaisante, et nous voudrions tous savoir ici quels sont les avis donnés au maharajah sur ces sujets croustilleux par notre digne et sévère ''commissioner''. »
 
L’analyse des entretiens que le correspondant du ''Times'' eut dans ces premiers jours avec le général en chef donne une valeur historique à son journal. On nous permettra donc d’en détacher quelques passages caractéristiques :
 
« 18 février 1858. — Il était tard, ce soir, quand nous nous sommes séparés après avoir dîné à la ''mess'', car nos amis ont toujours beaucoup à bavarder sur cette guerre de Crimée, déjà si loin de nous ; mais il faisait un magnifique clair de lune, et la route seule sépare le bosquet dans lequel se dresse le camp des ''rifles'' de la plaine sablonneuse où s’élèvent les tentes du quartier-général. Pas un être vivant ne se montrait ni sur la route ni dans la plaine. Les tentes brillaient comme des cônes de neige. Aucune sentinelle ne me cria ''qui vive''? quand je pénétrai dans la principale avenue du camp, la ''grande rue'', c’est ainsi que nous l’appelons. On n’entendait pas une voix humaine ; pourtant mon regard, qui parcourait cette rue d’un bout à l’autre, rencontra, tout à l’extrémité, la forme mouvante d’un individu, qui se promenait, la tête basse, comme absorbé en ses pensées. En m’approchant, je reconnus le général en chef, sa figure bien caractérisée, sa taille et sa démarche de soldat. C’était sir Colin, qui peut-être se perdait dans le même ordre de méditations que Shakspeare attribue à son Henry la veille de la Saint-Crispin. Nous eûmes là une longue et intéressante conversation. Sir Colin attache la plus grande, la plus vitale importance à ce qu’on ''manie'' habilement les soldats qui pour la première fois vont au feu. — Il se passera quelquefois des années, disait-il, avant qu’une infanterie à laquelle on a fait essuyer quelque rude échec ait repris quelque confiance en elle-même. Peut-être même cette confiance ne renaîtra-t-elle jamais, à moins qu’elle ne passe sous les ordres des chefs les plus judicieux. La cavalerie, une fois battue, est peut-être plus longtemps encore à recouvrer cet entrain (''dash''), cet esprit d’aventure, qui constituent la meilleure portion de son mérite. — J’ai cru comprendre que sir Colin faisait allusion à la manière dont certains régimens, sous les ordres de Wyndham, viennent de se conduire à Cawnpore. C’étaient de fait les mêmes qui, devant le redan, à Sébastopol, ont subi successivement deux échecs assez connus.
 
« 20 février. — ... Vu le chef et acquis une prénotion assez claire de son plan d’attaque. Nous nous emparerons d’abord de la ''Delkooshat'' (un palais entouré d’un vaste parc très bien clos), située sur la rivière Goumti, au sud-est de la ville. De là nous marcherons contre les ouvrages élevés par l’ennemi, et qui, à partir de la Goumti, bordent la cité sur toute la ligne du Vieux-Canal jusqu’au pont que Havelock et Outram traversèrent pour entrer à Lucknow. La ville prisé en bloc (un labyrinthe de petites ruelles étroites et tortueuses presque aussi vaste que Paris) s’étend au nord et à l’ouest de ce pont, d’où part une route qui mène à la Résidence. Sir Colin ne veut point de combats de rues. Il jettera bas, à coups de canon, leurs murailles de boue, puis bombardera les palais qui forment le centre et la véritable défense des positions de l’ennemi. Ils sont situés à l’est de la ville, et presque en ligne parallèle avec la route de la Résidence, au nord et au sud des faubourgs qui confinent la rivière. Le chemin que compte suivre sir Colin lui est familier, car c’est celui qu’il a déjà parcouru lorsqu’il allait relever la garnison commandée par Havelock et Outram. Tout ce qu’on a dit des forces qu’il dirigeait lors de cette mémorable expédition, d’après les calculs faits en Angleterre, est marqué au coin de l’exagération la plus ridicule. Ceci vient du mystère tout à fait ''vénitien'' que le gouvernement de l’Inde affecte si volontiers. De là des méprises inévitables qui égarent l’opinion publique, obligée d’établir ses calculs sur les données fausses que lui fournit la presse de Calcutta. Quand sir Colin, au mois de novembre dernier, marcha sur Lucknow, — j’ai vu aujourd’hui même les rapports et tableaux officiels, — il n’avait en tout, infanterie et cavalerie, que 5,536 hommes (dont 946 cavaliers) (2). Là-dessus il fallut prélever à peu près mille hommes, qu’il laissa dans la Delkooshat, lorsqu’il se mit en route pour percer jusqu’à la Résidence. À Cawnpore, en novembre dernier, Wyndham commandait à 2,402 hommes. Lorsque Havelock et Outram se jetèrent dans la Résidence, ils avaient 2,683 hommes et 527 chevaux. »
 
Dans l’intervalle de ces confidences stratégiques, le spirituel voyageur aimait à étudier l’organisation de ces villes bicéphales qu’on appelle des ''stations''. Ses observations méritent d’être rapidement analysées. Deux populations parfaitement isolées l’une de l’autre habitent une cité anglo-indienne. Le ''cantonnement'' européen est d’un côté; de l’autre, la ville indigène et le bazar. Aucun trait d’union entre les deux : ni le langage, ni la foi, ni la nationalité ne les rattache. Le cantonnement sis à l’ouest est séparé de la ville sise à l’est par un grand terrain vague, ou par des champs, ou par des jardins. L’''occident'' gouverne, recueille les impôts, donne des bals, se promène en carrosse, suit les courses, fréquente l’église, améliore les routes, se bâtit des théâtres, organise ses loges maçonniques, tient séance à la ''cutcherry'' (3), et boit sa ''pale ale''. L’''orient'' paie les taxes en raison de ce qu’il a fait pousser sur le sol taxé, grogne et rugit sourdement, fabrique des enfans en grand nombre, se chamaille, prie accroupi dans ses temples en ruine, hante ses autels qui pourrissent, se lave dans ses ''tanks'' qui se dessèchent faute d’entretien, et en boit l’eau à demi putréfiée. Entre les deux populations est un vaste abîme; celui qui trouvera moyen d’y jeter un pont méritera bien certainement une statue. De larges rues séparent les bâtimens vastes et réguliers où se carre à l’aise le résident européen. La cité indigène est un agrégat de maisons perforé ça et là de sentiers tortueux. Le plan exact d’une de ces ruches ressemblerait à un morceau de vieille charpente rongé par des termites. Les Européens, — une poignée d’hommes, — occupent avec leurs cours, leurs jardins, leurs ''communs'' de toute espèce, quatre fois autant d’espace qu’il en faudrait aux Hindous et aux musulmans pour loger une population de cent mille malheureux, mis en presse dans d’étroites et sales habitations. Au milieu du quartier indigène pourtant se dresse un édifice d’architecture indienne, au sommet duquel flotte un drapeau, et devant cet édifice, un groupe de natifs en tunique de cotonnade bleue se tient à poste fixe, le ''tulwar'' (sabre) au côté. Ce bâtiment est la ''kotwalee'', la résidence et le bureau du ''kotwal'' ou maire et préfet indigène. Tout cela ressemble merveilleusement aux ''stations'' des Russes en Géorgie. Seulement la Géorgie est chrétienne et ''russifiée [russianized'') depuis déjà bien des années.
 
« A qui est (continue notre observateur), à qui est ce ''buggy'' (4) précédé de deux cavaliers indigènes et suivi de cinq ou six piétons armés qui galopent tant bien que mal pour ne pas le perdre de vue? — C’est celui du ''magistrat-collecteur''. — Quel est son emploi? — Il siège dans la ''cutcherry'' pour juger les procès civils ; il fait rentrer les impôts; il a un contrôle arbitraire sur tout ce qui concerne l’administration civile de la province, car toute une province dépend de lui ; c’est le ''burra-sahib'', le « grand personnage » de la station.
 
« Et qui vient à nous dans cet élégant ''gharry'', avec des domestiques en livrée? — C’est le chapelain de la station, qui marie, baptise, prêche les Européens et leur dit l’office. — Va-t-il parfois du côté des indigènes? — Lui?... Vraiment non. Il laisse ceci aux missionnaires, dont nous avons ici un nombre considérable; mais il tient une école où les enfans viennent ou non, comme cela leur convient. C’est un très bon chapelain, très aimé, très respecté.
 
« — A merveille’. Et cet autre, encore en ''buggy'', très fringant, très leste, qui conduit si bien cette belle jument baie? — Ceci, c’est le docteur de la station. Il soigne les malades européens. En certaines circonstances, il entreprend aussi, à forfait, de veiller sur la santé des soldats indigènes de la garnison. — Et... les soigne-t-il réellement?... — Je... je ne crois pas.» Comment diable s’occuperait-il de ce tas de ''niggers'' ? — Et cependant il est payé? Pourquoi cette anomalie? — Ah! ceci est une autre affaire. Il faut embrasser l’ensemble du système avant de prétendre expliquer tous ces détails.
 
«Voici un cavalier de bonne et joyeuse mine, monté sur un arabe au poil gris : qui donc est-ce? — Le juge de la station, un brave garçon s’il en fut... Maintenant, vous savez,... tous les juges sont un peu flâneurs... Les causes criminelles rentrent dans leurs attributions, et s’ils se trompent par-ci par-là, il n’y a pas grand mal, vu qu’ils n’ont pas d’Européens parmi leurs justiciables. Lorsque, dans le service civil, on ne peut rien tirer de quelqu’un, ce quelqu’un-là est bien près d’être nommé juge. »
 
Après ces vives esquisses, signalons aussi ce mouvement de répulsion, de plus en plus accentué, que provoquent chez M. Russell les forfanteries cruelles, les bravades sanguinaires dont il a les oreilles rebattues. Après un dîner où a fait son apparition un brillant officier récemment revenu d’une tournée à la ''Jack-Ketch'' (5), voici les réflexions indirectement dédaigneuses de l’impartial narrateur : — « Charmante soirée, remplie de discussions sur les affaires indiennes, et qui serait fort instructive pour un ''griffin'' comme moi, n’était que chacune de ces autorités si compétentes diffère de toutes les autres sur presque tous les points. Au surplus, j’ai constaté que les gens stupides sont en même temps féroces...en raison, le dirai-je? de leur stupidité même... »
 
Cependant les divers corps de l’armée anglaise avançaient lentement, sûrement, vers Lucknow, à la manière du serpent qui, pour chaque pas en avant, replie sur eux-mêmes et déroule un peu plus loin ses anneaux élastiques. L’avant-garde était à Bunnee, c’est-à-dire au-delà d’Oonao, lorsque le signal du départ fut donné au quartier-général. Le 27 février 1858, on se mit en route; le bruit lointain des canons de l’Alumbagh. où sir James Outram avait presque chaque jour à repousser quelques attaques des insurgés de Lucknow, animait la marche et faisait pressentir de rudes combats. Etrange et curieux tableau que celui d’une armée anglo-indienne ! il a trouvé cette fois, pour le reproduire, un de ces peintres qui allient un coloris brillant à une exactitude presque photographique.
 
« Quelle infinie variété d’aspects et de bruits! quelle multitude d’objets nouveaux! quelles étranges combinaisons de couleurs et de formes! Secoué dans mon ''gharry'', à demi étouffé, presque cuit au four, riant des mensonges pompeux du ''sycee'', qui court en avant, proclamant mes titres fantastiques pour que la foule me livre passage, je ne puis m’empêcher d’admirer, — et je suis peut-être le seul à voir tes choses ainsi, — ce vaste fleuve qui va se jeter dans l’océan de guerre épandu devant, moi, ces hommes, ces femmes, ces enfans, animés, joyeux, qui courent à flots pressés vers Lucknow pour aider le Feringhee à subjuguer... leurs frères... J’ai là sous les yeux comme une scène des vieux âges du monde, alors que, de l’Orient et du Nord, des tribus nomades se jetaient à la conquête de pays inconnus. Ces gens qui dévalaient près de moi portaient avec eux toute leur richesse domestique, lares et pénates : pour maisons, leurs tentes ; pour rues, le bazar du camp; pour maître, le ''kotwal'' (préfet de police) du bazar; pour politique, la hausse ou la baisse du riz; pour destinée, celle du camp auquel ils adhèrent, comme les moules au flanc du navire en marche. Il y avait là des vieillards qui se souvenaient de Lake, de Holkar et de Sindyah, puis des jeunes gens qui auraient pu raconter les campagnes du Pendjaub ou du Scinde, des enfans qui venaient de faire leur noviciat dans la campagne de l’Oude. Élevés dans les camps, mais non guerriers, — toujours derrière les canons, jamais en face, — l’aptitude des innombrables ''natifs'' de l’Hindostan pour cette vie étrange manifeste assez clairement leur origine, ou tout au moins l’histoire de leur pays depuis dix siècles. La plupart sont des Hindous du Bengale ou des provinces du nord-ouest; quelques-uns viennent de l’Inde centrale. Les musulmans ne sont pas nombreux, sinon parmi les domestiques d’officier. L’Afghan à la lourde structure, avec son turban énorme et son teint clair, traîne la jambe à côté de son chameau chargé de fruits secs. Le Sickh, dont les moustaches longues et retroussées vont se nouer l’une à l’autre au-dessus de la tête, épargne à sa précieuse toison le contact impur de la poussière au moyen d’un mouchoir fixé sous son menton : son allure est celle du chat, tandis qu’arpentant le terrain de ses longues jambes nerveuses, il hâte le pas pour rejoindre ses camarades. L’obèse ''bunneah'' (petit marchand forain) presse sa charrette de bambous sans s’inquiéter de ses subordonnés, qui le suivent comme ils peuvent. Les femmes des ''bunneahs'', à califourchon sur les plus maigres ânes qui soient au monde, et de leurs orteils rasant presque le sol, forment, — avec les enfans qu’elles tiennent embrassés, ceux qui s’accrochent à leur dos, et la masse de bagages qu’elles trouvent moyen d’entasser par-dessus tout cela, — une montagne sous laquelle disparaît leur monture. On ne voit plus que la triste et patiente figure de l’animal surchargé, ses longues oreilles, sa queue pelée par la rogne, et ses quatre petits pieds noirs, comme plies en dehors, autour desquels, à chaque pas, ballottent des fanons touffus. Le Madrassee grêle, à la physionomie subtile, grimace et rit, du haut de l’éléphant sur lequel il est perché, avec les coolies efflanqués, mais nerveux, qui halètent autour de lui sous leurs fardeaux de chaises, tables, paniers de bière ou de vin, marchandises de bazar, etc. »
 
Ces armées traînent avec elles tout ce qu’exige le comfort anglais : des chèvres laitières, des moutons gras, des troupeaux de dindons ont place dans l’interminable cortège. Sur le dos des chameaux s’amoncellent des caisses de bière, de conserves alimentaires, de viandes en terrine, de ''soda-water''. Des singes, juchés et attachés par-dessus tout cela, peu familiers avec l’allure des chameaux ou des ''poneys'', se démènent, avec d’horribles cris et de bizarres grimaces, à chaque secousse un peu trop accentuée. Abrités dans mille et mille recoins, d’invisibles perroquets emplissent l’air de leur ramage aigu. Çà et là quelque daim apprivoisé soupire et fait halte, las de cette marche lente et régulière pour laquelle la nature ne l’a point formé. «Enfin, dit M. Russell en terminant cette énumération vraiment homérique, des meutes de ''parias'' précèdent, accompagnent et suivent la marche, enviant ceux d’entre eux, — en bien petit nombre, — que le sort a favorisés, et qui, passés domestiques, ont désormais un serviteur à leurs ordres. »
 
Tel était l’aspect général de l’avalanche humaine qui, le 27 février 1858, traversant le Gange et franchissant la frontière de l’Oude, se déroulait sur plusieurs lieues de route, et allait porter le dernier grand coup à la révolte indienne. On s’avançait à travers des plaines dépouillées de leurs moissons. Les villages étaient déserts, et cela depuis le premier passage de Havelock. Bâties en terre sèche, leurs maisons, dont les toits s’effondraient déjà, offraient l’aspect le plus misérable. Chacun de ces villages a son lac (''tank'') creusé de main d’homme, presque tous s’abritent d’un petit bois : quelques-uns ont une enceinte, misérable rempart d’argile que le soleil et les pluies battent bien vite en brèche ; mais ces murs, parfois crénelés et bastionnés, réveillent l’idée des guerres intestines auxquelles se livrent, de bourgade à bourgade, les populations de l’Oude, guerrières et déprédatrices. A quelques milles du Gange, on rencontra la première trace des combats encore récens livrés par Havelock aux rebelles; c’était un ouvrage en terre, dominant la route. Les parapets noircis par le feu des canons attestaient que là s’était livré un de ces engagemens nombreux qui avaient signalé au mois de juillet précédent, la marche de la première colonne envoyée au secours des assiégés de Lucknow. Huit mois s’étaient écoulés depuis lors, et Lucknow était encore aux mains des révoltés. L’heure était venue d’en finir ; — la campagne était ouverte.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Ces mots sont en français dans l’original. </small><br />
<small> (2)Les chiffres du colonel Bourchier sont tout à fait d’accord avec ceux-ci. Les voici :</small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Hommes
|-----
| Brigade navale et artillerie
| 400
|-{{ligne grise}}
| Cavalerie
| 900
|-----
| Infanterie
| 3,200
|-{{ligne grise}}
| Sapeurs
| 200
|-----
|
| 4,700 hommes.
|}
<small> Dans ce chiffre n’est pas comprise la petite garnison laissée à l’Alumbagh. Quant à l’artillerie, elle se composait de 12 pièces de siège, 10 mortiers et 27 pièces de campagne, — total, 49 pièces.</small><br />
<small> (3) La ''cutcherry'' est le tribunal à la fois administratif et judiciaire où siège le représentant de l’autorité britannique. </small><br />
<small>(4) Espèce de cabriolet. </small><br />
<small>(5) On sait que ''Jack-Ketch'' est le surnom populaire de l’exécuteur des hautes œuvres. </small><br />
 
===Fin de la guerre, reprise de Lucknow, la chasse aux rebelles===
 
:I. ''My Diary in India in the year 1858-1859'', by William Howard Russell, special correspondent of the ''Times''. — II. ''Eight Months Campaign against the Bengal Sepoys'', by colonel George Bourchier. — III. ''The Muting of the Bengal army, an historical narrative'', by one who bas served under sir Charles Napier.
 
 
<center>V</center>
 
A deux heures de la nuit, les clairons sonnent, et l’armée anglaise s’éveille. Un étrange bruit occupe l’espace, jusque-là silencieux. On dirait des milliers de chevaux foulant de leurs sabots la terre dure et sonore. Sortez de votre tente, et au clair de lune vous verrez les ''khelassies'' (ouvriers du camp) frappant de leurs maillets de bois les innombrables piquets qui soutiennent les tentes : ébranlés ainsi et se maintenant à peine dans leurs trous élargis, les piquets laisseront tomber au moindre effort l’abri mobile. Sur le ciel clair et profond, semé d’innombrables étoiles, se détachent de tous côtés les blanches fumées qui s’envolent des feux du bivouac, et dont la lune argenté les orbes légers. Autour de ces feux s’agitent les noires silhouettes des ''camp-followers'', ou parasites d’armée. Un vaste murmure de voix humaines, le craquement de milliers d’essieux, annoncent que la masse énorme se met en mouvement. Les bazars volans sont en route. Peu à peu le tumulte s’accroît d’une rumeur inexplicable, grognemens d’abord faibles et plaintifs, qui deviennent de plus en plus rudes et prennent l’accent de la fureur : ce sont les chameaux, éveillés plus tôt qu’ils ne voudraient, et qui protestent à leur manière contre les mauvais procédés passés et futurs dont ils ont gardé mémoire, dont ils prévoient le retour. Au moment où le ''dood-wallah'' (le cornac) tire la corde fixée au morceau, de bois fiché dans la cloison cartilagineuse qui sépare ses naseaux, le pauvre animal ouvre son immense bouche garnie de dents noirâtres qui se projettent, comme des chevaux de frise, en avant de ses lèvres retroussées, et du fond de ce merveilleux appareil hydraulique qui absorbe et retient si bien la rare boisson fournie par les puits du désert, partent des clameurs, des rugissemens à étourdir même une oreille habituée au canon. Tout en criant, il obéit pourtant aux secousses réitérées de sa longe; il replie sous lui ses longues jambes et s’agenouille. Une corde qu’on passe autour de son cou et sous ses genoux l’empêche de se relever à l’improviste. Pendant qu’on empile sur son dos le fardeau qui l’effraie, il crie de plus belle, et crie encore longtemps après qu’il s’est relevé, mis en marche, et qu’il suit, attaché par le nez à la queue du chameau qui le précède, l’interminable file,dont ils font tous deux partie. Il s’en exhale d’abominables odeurs auxquelles ne s’habituent guère certains chevaux, volontiers rétifs quand on veut les faire marcher côte à côte de ces exotiques compagnons.
 
L’une après l’autre, les tentes tombent; roulées autour de leurs piquets, elles vont prendre place sur le dos des chameaux. Les officiers qu’elles abritaient, restaurés par une tasse de thé, le cigare aux lèvres, cheminent déjà sur les flancs du long cortège. La route est large, mais le flot humain la déborde des deux côtés, et se fait, aux dépens des champs qu’elle traverse, deux autres chemins supplémentaires. Une poussière blanche, soulevée de tous côtés par les roues des chars et des caissons d’artillerie, emplit l’air de molécules calcaires ; elle forme une espèce de rideau très favorable aux petites excursions que les fourrageurs se permettent à droite et à gauche vers les villages en vue, d’où ils rapportent des fagots de bois sec pour le feu du soir, avec des feuilles vertes qui défraieront au souper l’appétit des ''doods'' et des ''hathees'' (les chameaux et les éléphans).
 
Après plusieurs heures de marche, on aperçoit, planant au-dessus des nuages de poussière, une multitude de milans et de vautours. Ces avides oiseaux sont d’un heureux présage; au-dessous d’eux est le camp. En effet voici dans la plaine les tentes déjà dressées. L’étendard national, l’''Union-Jack'', planté devant celle du général, indique à chacun dans quelle direction il doit chercher son quartier. Les ''khelassies'' ont marqué avec des cordes et des piquets chaque grande division de la cité improvisée. Telle on a quitté sa tente le matin, telle on la retrouve; le mobilier est en place, vos serviteurs, vêtus de blanc, les bras croisés, vous attendent respectueusement. Après quelques ablutions indispensables, vous vous rendez à la ''mess-tent'', où le dîner est servi, suivant toutes les lois de l’étiquette, dans la porcelaine et l’argent. La chère est peut-être un peu moins délicate qu’au ''Bengal-Club'', mais si le ''khansamah'' (l’intendant pourvoyeur) n’est pas un maladroit à fustiger et à destituer sur place, vous aurez le ''curry'', les ''steaks'', les côtelettes, l’''ale'', le ''porter'', voire les vins de France ou de Portugal, absolument comme si vous étiez l’hôte bien venu et bien traité de la ménagère la plus entendue. De la table, après une causerie émaillée de ''cheroots'', vous regagnez votre ''charpoy'', où votre valet de chambre vous enferme soigneusement sous le moustiquaire impénétrable; demain, bien avant l’aurore, les ''bugles'' vous éveilleront; vous quitterez frissonnant vos couvertures; aux pâles clartés d’une bougie, vous avalerez une tasse de thé, vous allumerez votre cigare, et en route jusqu’au soir, sous le soleil, en pleine poussière !
 
Pour distractions, çà et là, quelque alerte, quelque panique. Les ''grass-cutters'' (1) (chargés d’approvisionner de foin la cavalerie) se sont éparpillés un peu loin. La peur les prend tout à coup; ils se rabattent à grand train vers la colonne. Les ''sycees'' (valets d’écurie), les gens du bazar s’effraient à leur tour; grand reflux d’hommes, de chevaux, d’ânes et d’éléphans, confusion, désordre, cris d’alarme : on annonce l’ennemi. «. — Si c’est bien réellement l’ennemi, que faire? demande, étonné, le voyageur que nous connaissons, M. Russell. Comment les distinguer de nos propres hommes? — Ne vous inquiétez pas pour si peu, lui répond son ami Stewart. Tirez sur tout cavalier vêtu de blanc et armé d’un sabre; vous ne risquez guère de vous tromper. » Par bonheur, cette fois il n’y eut pas à dégainer. Les ''sowars'' ennemis battaient, il est vrai, la campagne; mais ils n’en étaient pas à ce point d’oser se jeter sur l’armée dont ils observaient la marche.
 
Ceci se passait le 1er mars 1858, entre Oonao, qu’on avait quitté le matin, et Buntheerah, où l’on fit halte. Le 2, au lever du jour, sir Colin Campbell, à la tête d’un détachement, devançait la colonne et allait choisir dans les environs de Lucknow l’assiette du camp où il voulait s’établir. On n’avait plus qu’une journée de marche pour se trouver enfin devant la ville promise. En effet, le 3, de bonne heure, la colonne défilait devant Jellalabad, petit fort aux murailles croulantes, occupé par une partie des défenseurs de l’Alumbagh. Plus d’une fois, les cipayes étaient venus de Lucknow attaquer cette extrémité de la ligne ennemie ; leurs échelles étaient encore renversées le long des fossés; parmi les buissons, maint et maint squelette était resté sans sépulture. « Mais que fait là cet officier? se demande M. Russell; pourquoi pousse-t-il ainsi son cheval sur ces ossemens à demi recouverts par quelques rouges lambeaux de l’uniforme cipaye?. Les vrais braves ne font point la guerre aux morts. »
 
Au-delà de Jellalabad apparaissent quelques bois, puis une vaste plaine inculte que bornent à gauche des bois encore et des plantations de cannes : une hauteur limite cet horizon. Derrière cette hauteur, quand on arrive au sommet, on trouve l’enceinte murée d’un vaste enclos planté d’arbres; c’est là un des parcs royaux situés à l’est de Lucknow, et dans lesquels l’armée de siège va s’établir. Sir Colin Campbell y a déjà sa tente, et les ''khelassies'' sont à l’œuvre. L’endroit s’appelle Bibiapore; il est en arrière et au sud de la Dilkoosha, autre parc bien plus vaste et plus découvert, d’où l’on a déjà chassé l’ennemi. L’enclos de La Martinière, qui confine à la Dilkoosha comme ce parc confine à Bibiapore, est encore occupé par les cipayes : « Mais le général n’a qu’à parler, dit à M. Russell l’honnête sergent qui le guide (vieille connaissance de Crimée), nous serions bientôt dans La Martinière ! »
 
Arrêtons un instant nos yeux sur l’ensemble du paysage, si nous voulons bien nous rendre compte des combats qui vont y être livrés.
 
De Cawnpore, la route remonte vers Lucknow dans la direction du nord-est. Cette route côtoie les murs de l’Alumbagh, et l’armée anglaise ne l’a point suivie jusque-là; deux ou trois milles en-deçà, elle s’est rabattue par sa droite (autant vaut dire à l’est) jusqu’au fort de Jellalabad, qu’elle a tourné; puis, se dirigeant à nouveau vers le nord, elle est venue se placer entre la Goumti, à laquelle elle s’adosse, et la face orientale de l’énorme cité qu’elle veut réduire. Lucknow, dont la circonférence n’a pas moins de trente milles (environ 53 kilomètres), présente un front redoutable. Au nord, la Goumti couvre la ville et lui sert de fossés. Un ancien canal qui se détache de cette rivière à l’endroit même où un méandre bien marqué ramène ses eaux dans la direction du midi protège la place à l’est et forme, en face de la Dilkoosha, de La Martinière, etc., sa première ligne de défense. Inclinant ensuite par une courbe dans la direction de l’ouest et enveloppant ainsi la capitale au midi, ce canal continue l’enceinte. On peut, comme Havelock, attaquer Lucknow par le sud, en forçant l’unique pont jeté sur ce canal, près du palais appelé le Charbagh; mais alors on en est réduit, pour arriver jusqu’aux points fortifiés intérieurs (le Kaiserbagh, la Résidence, l’Imanbarra, le ''Begum’s Kothie''), à traverser la ville dans presque toute son épaisseur. C’est là ce que ne veut pas sir Colin Campbell, instruit justement par cette fatale expérience, et qui se souvient du sang inutilement versé dans « la guerre de rues » que Havelock et Neill ont affrontée. Plus prudent, plus ménager de la vie de ses soldats, il entend renouveler l’attaque du 17 novembre 1857, qui, somme toute, lui a si bien réussi. C’est la ligne orientale des défenses ennemies qu’il veut forcer, et qu’il veut forcer à son extrémité nord, c’est-à-dire au point même où le Vieux-Canal se réunit à la Goumti. S!il y parvient, il prend à revers toute cette première ligne, et, sans rien avoir à démêler avec la ville proprement dite, se trouve en face d’une seconde ligne de fortifications, parallèle à la première, mais beaucoup plus restreinte. Celle-ci part de la Goumti, passe devant le Kaiserbagh, et, se rapprochant de la première enceinte, vient envelopper le Begum-Kothie et l’Imanbarra. La troisième et dernière ligne de défense s’appuie aux murailles mêmes du Kaiserbagh; elle couvre la Résidence, et s’étend jusqu’aux deux ponts (Iron bridge'' et ''Stone bridge'') qui permettent seuls de passer la Goumti.
 
À défaut de plan qui parle aux yeux, et afin d’être mieux compris, nous supposerons la Seine coulant de l’ouest à l’est. Nous lui ferons contourner au nord les fortifications de Paris, d’Asnières, si l’on veut, jusqu’à Joinville-le-Pont. Le parc de la Dilkoosha devient le bois de Vincennes, compris dans la courbe que forme le fleuve. Belleville, Ménilmontant, la place de la Bastille, le Jardin des Plantes et les boulevards du midi marqueraient alors assez bien la ligne de retranchemens opposés à l’armée anglaise. Ce rapprochement n’est pas si singulier qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil. Lucknow a plus d’une fois rappelé Paris au correspondant du ''Times'', qui, sur les terrasses de la Dilkoosha, songeait aux perspectives de Saint-Cloud. Lucknow seulement jette plus de feux que Paris. Ses coupoles dorées, ses dômes d’azur, ses minarets, ses palais, ses toits plats et brillans, miroitent sous l’ardent soleil de l’Inde. De hautes colonnes se détachent du sein des massifs de verdure et portent haut dans l’espace des sphères dorées qui ressemblent à des constellations. La rivière roule des flots d’acier liquide, d’où jaillissent des reflets diamantés. Un moment ébloui par cette vision splendide, M. Russell cherche pourtant à se reconnaître, et, familier avec l’usage des lunettes d’approche, il a bientôt saisi les traits distinctifs de ce vaste panorama.
 
Du haut de la Dilkoosha, édifice d’architecture italienne dans le style du XVIIIe siècle, son œil embrasse toute la partie nord de Lucknow. A sa droite, en dehors des retranchemens, est l’enclos de La Martinière, ainsi nommé d’un brave Français, Claude Martin, enrichi dans les guerres de l’Inde, et dont le magnifique mausolée est encore debout à côté du palais qu’il s’était donné (2). Au premier coup d’oeil jeté sur cette bizarre fabrique, on pousse un cri d’admiration; le second provoque un éclat de rire. Rien de plus fantastique, en effet, que cette architecture incohérente, où des maçons dociles ont essayé de réaliser les rêves d’un millionnaire en délire. Colonnes, arceaux, piliers s’amalgament et s’agencent sans ombre de raison : ici un escalier qui ne mène à rien, là des fenêtres sans emploi possible ; en saillie, hors des murs, sans motif, sans symétrie, d’énormes têtes de lions grotesques. Une porte inutile sert de prétexte à deux pilastres incongrus. Des statues partout : au bord des perrons, au sommet des tourelles, à l’angle des terrasses, rangées, pressées l’une contre l’autre, et de là se répandant, comme la foule un jour de fête, dans le parc et jusque sur les murailles qui le bornent.
 
Par-delà ce singulier monument, à droite, au bord de la Goumti, commence le rempart élevé par les cipayes, et qui a dû coûter un travail énorme. Il ressemble de loin à ces longs remblais sur lesquels courent nos railways quand ils ont un vallon à traverser. On remarque ici une redoute accotée à ce rempart (moins solide en réalité qu’en apparence), plus loin une batterie, çà et là quelques canons en ''barbette''. Justement en face du camp anglais, un ouvrage assez bien établi couvre un bâtiment à deux étages, le ''Bank’s Bungalow''. A gauche de cet édifice s’élèvent le palais de la begum (''Begum’s Kothie''); en arrière, le petit Imanbarra (temple musulman) ; plus en arrière encore, et dans le même axe, le Kaiserbagh, groupe énorme de bâtimens aux coupoles étincelantes. Si le regard s’en détache et se détourne vers la droite (ou vers le nord), il rencontre la Résidence aux murailles démantelées et les trois ou quatre palais adjacens où Havelock s’était établi (Chuttur-Munzil, Motie-Mahal, etc.); s’il franchit la rivière, il aperçoit à l’autre bord le Badshahbagh, autre château de plaisance entouré d’un parc magnifique, puis de vastes plaines que traverse de l’ouest à l’est la route qui mène à Fyzabad, C’est par-delà cette route, et dans la même direction, qu’est le village de Chinhut, resté célèbre depuis l’échec subi par sir Henry Lawrence.
 
Au premier plan de ce vaste tableau, et pour ainsi dire au pied même de la Dilkoosha, M. Russell plongeait sur les tranchées en zigzag creusées sur la droite de La Martinière, et reliant à cette forteresse improvisée les fossés où se cachaient les tirailleurs cipayes, les ''rifle-pits'', comme il les appelle.
 
« Tandis que nous regardions, dit-il, un grand mouvement se manifeste tout à coup dans ces voies profondes. Des murs du parc on voit ruisseler dans les tranchées comme un flot d’hommes vêtus de blanc. Une fusillade irrégulière s’établit le long de ces boyaux anguleux; on dirait une traînée de poudre qui s’enflamme. Cette mousqueterie est à l’adresse de la Dilkoosha. Les balles passent dans l’air en frissonnant par-dessus nos têtes, ou viennent de temps en temps s’aplatir contre le toit; mais la grande majorité des coups ne porte pas jusqu’à nous, on le voit de reste aux petites éruptions de poussière que les balles font jaillir du sol en avant du château. ''Grâce à Dieu'', l’ennemi ne possède encore que « la brune Bess (3). » Encore quelques années, et pas un de nous ne fût impunément resté sur cette terrasse, car nos bons amis des tranchées auraient été pourvus d’excellentes armes de précision, Enfield ou tout autres, bien rayées et portant à mille mètres. — Voyez donc, sergent... Faites tirer sur ces drôles, là-bas, autour de cet arbre ! — En effet, d’une tranchée pratiquée en travers de la route qui mène directement de la Dilkoosha vers le ''Bank’s Bungalow'', venaient de sortir sept ou huit hommes, qui, s’abritant d’un gros arbre, s’amusaient à tirer sur nous. — Allons, Mac-Alister, dit le sergent, il me semble que vous pouvez calculer sur sept cents ''yards'' (4). — Laissez-moi essayer à six cent cinquante. — Et la balle vibre dans l’air. Nos bons amis saluent et courent se réfugier dans la tranchée. Un d’eux, au moment de sauter dans cet asile sauveur, a levé ses deux bras en l’air. — M’est avis, dit Mac-Alister, bourrant une autre cartouche dans son fusil, m’est avis que cette fois je les ai ''pincés''. »
 
Peu à peu la fusillade gagnait du terrain, les Anglais se faisant un point d’honneur de répondre au feu des tranchées. Leurs balles coniques écrêtaient le bord de ces fosses sablonneuses; mais ni de part ni d’autre on ne se faisait grand mal. Tout à coup cependant, derrière un groupe d’arbres à la droite de La Martinière, un épais nuage de fumée s’envola, et un boulet passa sur la tourelle où le correspondant du ''Times'' s’était perché pour mieux voir. En même temps, une autre pièce placée devant le ''Bank’s Bungalow'' ouvrait aussi son feu, et, par trois ricochets successifs, le projectile qu’elle expédiait aux Anglais, arrivant jusqu’au seuil même de la Dilkoosha, mit en déroute un groupe de curieux. Bref, il devint évident qu’on était sous le feu de l’artillerie des rebelles. Aussi un officier vint-il faire taire les tirailleurs qui garnissaient les fenêtres inférieures du château ; leur feu ne servait à rien et attirait les boulets ennemis.
 
Sous ces boulets, et sans s’en inquiéter autrement, les chefs de l’armée anglaise, plans et cartes en main, délibéraient sur leurs attaques futures ou discutaient les rapports de leurs espions. Ceux-ci racontaient que les assiégés étaient loin d’être d’accord entre eux. Leprincipal agent de la résistance était toujours la begum Huzrut Mahul, mère du prétendu roi Brijeïs-Kuddr, femme énergique, passionnée, rompue aux intrigues du ''zenanah'', mais gouvernée par un imbécile favori, nommé Mummoo-Khan (5). A la tête de l’opposition, et prêchant plus haut que le gouvernement lui-même la résistance aux Anglais, était le fameux ''moulvie'' de Fyzabad, — celui qu’on a longtemps appelé le ''moulvie'' sans trop savoir de qui l’on parlait (6).
 
Le 5 mars au soir, après un excellent dîner fourni par la ''mess'' des ingénieurs, — le vin de Bordeaux et le vin de Champagne y avaient représenté la France très honorablement, — la causerie se prolongeait et les pipes allaient s’éteindre, quand un jeune officier d’artillerie, la mine assez piteuse, vint s’enquérir « de la route à suivre pour aller au pont. » Il avait des canons à y conduire, et ne savait quel chemin prendre. Cette simple question n’était rien moins qu’un grand secret divulgué, un secret caché, même à M. Russell, par la prudence du général en chef. Le pont en question ne pouvait être qu’un pont en construction. Il ne s’agissait donc que de savoir où on travaillait à l’établir, et là n’était pas le difficile. On n’avait qu’à suivre les pièces envoyées pour couvrir et protéger le travail des ingénieurs.
 
Les vastes prairies comprises dans le parc de Bibiapore descendent par une pente adoucie jusqu’au bord de la Goumti. Là, tout à fait à l’arrière du camp, un corps de sapeurs était à l’œuvre, aidé par des centaines de coolies, ils ajustaient, ils reliaient ensemble des barriques jadis pleines de ''porter'', et qui allaient, disposées en radeau, former un pont mobile d’un bord à l’autre de la rivière, profondément encaissée en cet endroit et large de quarante yards. Cette opération, mystérieuse de sa nature, s’accomplissait à grand bruit. Les charretiers criaient, les roues gémissaient, et pour peu que l’ennemi eût mis en campagne des patrouilles vigilantes, ce tapage risquait fort de leur donner l’éveil. Or il eût suffi d’une centaine de fusiliers tapis dans les hautes herbes de la rive gauche pour gêner singulièrement les travaux entamés sur la rive droite. Pas un cipaye ne se montra. M. Russell put admirer tout à son aise l’adresse des pontonniers formés à Chatham et le talent de l’ingénieur Nicholson (le même, par parenthèse, qui, après la prise de Sébastopol, fut chargé de faire sauter les fameux docks); puis il s’alla paisiblement coucher et revint le lendemain, tout à loisir, s’informer des progrès qu’avait faits l’ouvrage. Un des deux radeaux destinés à soutenir le pont flottait déjà d’un bord à l’autre, et un détachement d’infanterie l’avait franchi pour protéger au besoin les ouvriers. Tandis que, télescope en main, il admirait la sérénité du paysage, l’opulence paisible des champs de blé, la fraîcheur veloutée des prairies, il entrevit tout à coup, parmi les arbres et au-dessus des épis, quelques ''blancheurs'' mobiles. Son œil exercé ne pouvait s’y tromper : c’était l’ennemi. Un corps de cavalerie effectivement ne tarda point à se montrer hors des bois qui avaient d’abord masqué ses approches. M. Russell discernait d’ailleurs derrière les chevaux quelques têtes de bœufs, ce qui annonçait de l’artillerie. Prédire les boulets en pareil cas n’est point le fait d’un nécroman très subtil. Les boulets arrivèrent au moment dit, pendant que la cavalerie déployée dans la plaine s’avançait en bon ordre avec toute sorte de triomphantes allures :
 
« En tête, dit M. Russell, galopait un ''swell'' (7), — c’est le surnom que lui donnèrent aussitôt nos soldats, — coiffé d’un turban vert, vêtu de châles jaunes, monté sur un bel étalon blanc, et suivi d’une sorte d’état-major. Ses ''sowars'', habillés de blanc et marchant sur; trois de front, le suivaient la lance haute. On les reconnut aussitôt pour avoir appartenu à l’un des régimens révoltés. — Coquins d’enfer ! grommelait près de moi un officier de l’armée indigène, ils ont tué leur colonel, et les infâmes poltrons ont échappé à la potence !... — Ils avançaient pourtant, déployaient leurs escouades, paradaient avec une sorte d’affectation, et furent bientôt sur notre droite à cinq ou six cents yards de l’endroit où nous nous tenions. C’était pour nos plus jeunes soldats une bravade un peu trop insolente... Au lieu d’attendre les ''sowars'' à trois ou quatre cents yards, le piquet de droite se leva tout d’un coup et leur envoya sa volée, au petit bonheur. Jamais changement à vue plus rapide que celui de ces vaillans paladins. Ils piaffaient, caracolaient, tranchaient du victorieux, brandissaient leurs sabres l’instant d’avant ; mais à peine la première balle vint-elle, égratignant le sol, soulever une traînée de poussière aux pieds du cheval monté par le capitaine, que celui-ci, laissant retomber son sabre et piquant des deux, se déroba par une volte rapide à un danger sur lequel il ne comptait pas. Il fut suivi de près par tout son essaim de cavaliers, et pas un d’entre eux ne parut songer à retenir sa monture avant d’être à un bon mille de nos tireurs. »
 
Les canons en revanche se mirent de la partie, la batterie anglaise établie en-deçà de la Goumti s’empressa de leur répondre, et le spirituel correspondant jugea qu’il était temps de déjeuner. Il revint au camp, suivi et parfois précédé de quelques boulets lancés à toute volée qui ne laissèrent pas de blesser et tuer quelques bœufs et quelques chameaux.
 
Ce siège ne rappelait en rien les sièges ordinaires. Il n’y avait ni tranchée ouverte, ni travaux de sape, ni sorties à repousser, ni batteries à faire taire, ni murs à battre en brèche. Les cipayes étaient mal pourvus d’artillerie. Mieux armés sous ce rapport, ils auraient rendu la Dilkoosha inhabitable. Un édifice pareil devant Sébastopol eût été jeté par terre en moins de douze heures; c’est ce que se disait M. Russell, réduit à philosopher, n’ayant rien à voir, sur les droits incontestables de la begum, sa légitimité vainement mise en doute par les Anglais, son habileté opiniâtre, les motifs sérieux de sa haine contre la race ingrate qui avait détrôné, oublieuse des immenses services qu’elle leur devait, les souverains héréditaires du royaume d’Oude. Si de temps en temps il sortait de ces méditations profondes, c’était pour catéchiser les généraux et les harceler de ses innombrables questions. Sa curiosité satisfaite et ses dépêches quotidiennes une fois livrées à la poste, il n’avait plus d’autre ressource pour tuer le temps que la bonne chère ou la pêche à la ligne. Ce dernier plaisir, assez fade en lui-même, était relevé par la chance attrayante de servir de cible aux ''budmashes'' errans sur la rive gauche de la Goumti. On était fréquemment exposé à périr ainsi, victime d’un affût perfide. Un mot tout exprès avait été forgé pour ce genre de péril : c’était le verbe ''to pot. Poter'' quelqu’un voulait dire en 1858, devant Lucknow, le canarder à loisir sans qu’il pût vous apercevoir. Être ''potted'' ou ''empoté'', c’était jouer le rôle de ces poupées de tir qu’on s’amuse à mettre en pièces. Nous laissons à de plus savans étymologistes que nous ne le sommes le soin de chercher et le plaisir de trouver une origine rationnelle à cette expression du langage militaire anglo-indien.
 
Pourtant, le 6 mars, une manœuvre importante avait éclairci les plans ultérieurs du général en chef, qui prit alors la peine de les expliquer, cartes en main, au correspondant du ''Times''. Sur ce pont de bateaux jeté à l’arrière du camp, une division tout entière allait franchir la Goumti. S’élevant ensuite au nord jusqu’au viaduc de Kokraul, ou en d’autres termes jusqu’à la route de Lucknow à Fyzabad, elle se porterait par un ''à-gauche'' rapide sur la face nord de la ville assiégée. Côtoyant alors au plus près possible la rivière, dont elle remonterait ainsi le cours, elle devait établir ses batteries de manière à prendre en enfilade les ouvrages extérieurs construits sur la ligne du Vieux-Canal; en avançant un peu plus à l’ouest, elle pourrait même les prendre à revers. L’extrémité septentrionale de la première ligne de défense, à la fois attaquée de front par sir Colin Campbell et balayée de côté ou même en arrière par les canons de la division détachée, ne pouvait tenir longtemps. Inutile d’ajouter qu’une manœuvre pareille eût été parfaitement insensée en face d’une garnison bien composée et bien commandée, et qu’en isolant de lui un tiers de sa petite armée, sir Colin Campbell se fût exposé à le voir écrasé sans pouvoir lui porter secours (8); mais son calcul avait pour base l’ignorance et la lâcheté des innombrables soldats entassés dans Lucknow, et ce calcul devait se trouver juste.
 
Pendant que sir Colin entrait dans ces intéressans détails, la colonne détachée que commandait sir James Outram défilait sur le pont-radeau sans que l’ennemi fît mine de mettre obstacle à son passage, qui dura plus de quatre heures; elle emmenait trente canons, deux bataillons de ''rifles'', deux régimens anglais, un régiment de fusiliers du Bengale, un régiment d’infanterie du Pendjab, un régiment de dragons, un de lanciers, trois régimens de cavaliers du Pendjab, sans parler de la multitude d’indigènes attachés à ces divers corps. Ceux-ci défilaient encore la nuit venue, et alors que la colonne elle-même avait disparu à l’horizon, derrière les bois qui en forment la limite.
 
Braquant sa lunette sur la plaine qu’allait bientôt avoir à franchir la division de sir James Outram, M. Russell voyait ce vaste espace littéralement couvert de petits groupes armés, sortis de Lucknow par les deux ponts, et qui se répandaient en désordre le long de la route de Fyzabad, dans les champs, derrière les arbres, dans les chaumières éparses, chacun s’embusquant à sa guise. Çà et là, dans cette foule éparpillée, se traînait un canon tiré par des bœufs ; çà et là, dans son palanquin doré ou sur quelque éléphant, à l’ombre d’un immense parasol, se prélassait quelque chef, quelque haut fonctionnaire, allant en guerre avec toute la pompe, toutes les aises imaginables. Cavaliers et fantassins pêle-mêle marchaient ainsi au-devant des ''Feringhees''. Alléchés par les promesses d’un pareil spectacle, les officiers de l’état-major se pressaient sur les terrasses de la Dilkoosha; leurs yeux sondaient la profondeur des bois et guettaient le moment où la tête de la colonne anglaise se montrerait enfin aux rebelles.
 
« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?... La ville cesse de vomir ses essaims de soldats, la poussière s’épaissit dans la plaine et semble se rapprocher de nous. A travers le tapage que font nos canons en batterie presque sous nos pieds, il me semble que j’entends comme un bruit lointain d’artillerie... Tenez, tenez!... les bois fourmillent de blancs soldats, qui cette fois rebroussent chemin vers Lucknow...Voyez plutôt ce torrent de cavalerie qui se précipite vers le pont du Kokraul!. Que de poussière! quelle course effrénée! Outram est donc sur leurs talons?... L’instant d’après, dans un désordre impardonnable, apparaît un escadron de nos ''bays'', reconnaissables seulement à leurs vestes rouges, et courant le sabre haut sur les fugitifs, qui çà et là se retournent pour faire feu. La masse se jette dans ces terrains bouleversés, coupés de fossés, qui s’étendent entre le Kokraul et la rivière, terrains impraticables pour la cavalerie qui les poursuit. Une minute plus tard débouche une batterie d’artilleurs à cheval affamés de carnage. On détache les pièces, on les place. De ces points noirs jaillit un éclair, et dans le rayon que la mitraille a parcouru on voit la poussière monter plus épaisse... C’est en vain cependant que nos boulets cherchent la masse compacte des fuyards; ils sont déjà trop loin pour être vus, pour être atteints, tant le bruit de nos canons et la charge impétueuse de nos cavaliers ont accéléré leur retraite! Outram est maître du terrain et va poser son camp à l’issue même des bois qu’on prétendait lui disputer. »
 
Le lendemain (7 mars), les cipayes, qui, pendant la nuit, avaient incendié les hautes herbes des ravins, afin de mieux juger la position de ce nouveau camp, firent mine d’attaquer ses piquets et postes avancés: vain et ridicule effort après l’éclatant échec de la veille! Outram était désormais inébranlable. Aussi lui fit-on passer immédiatement vingt-deux canons de 16, avec leurs attelages d’éléphans et tout le matériel que comportait l’active coopération qu’on espérait de cette grosse artillerie. Les assiégés cependant, convaincus que le dimanche, à certaine heure, l’armée chrétienne devait être absorbée en ses dévotions, voulurent essayer une surprise; mais, bien qu’ils s’y reprissent à deux fois, ils purent s’apercevoir que l’office divin laissait beaucoup de bras disponibles, et que les soins du culte ne sont pas incompatibles avec la plus stricte observance des précautions militaires. Leur double tentative échoua misérablement. Trente-six heures se passèrent alors en préparatifs pour la journée décisive qui allait suivre. On brûlait force poudre de part et d’autre sans grands résultats, et de son observatoire élevé le correspondant du ''Times'' admirait le sang-froid de certains habitans de Lucknow qui, se livrant au passe-temps chéri des Hindous, lançaient leurs cerfs-volans dans l’azur par-delà les minarets dorés du Kaiserbagh. « Ces braves gens (se disait-il, moralisant toujours à sa manière), si nous tombions dans leurs mains, nous dépèceraient, nous Centreraient avec la même sérénité qu’ils mettent à ces jeux puérils. C’est leur nature, c’est celle de tous les Orientaux, participant à la fois du singe et du tigre. Et nous autres d’ailleurs, n’avons-nous pas traité les Juifs autrefois comme les Hindous et les mahométans traitent aujourd’hui les chrétiens? Nos croisés de Palestine, ou du moins leurs farouches soldats, ne faisaient guère quartier, que je sache, à l’infidèle que leur livrait une victoire; mais que dis-je? nous-mêmes, nous accordons rarement la vie à nos ennemis. Et nos auxiliaires, ces farouches ''Pendjabees'', renchériraient, s’ils l’osaient, sur les cruautés que nous reprochons aux Poorbeahs... »
 
 
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<small> (1) Ils coupent l’herbe jusqu’à la racine avec un outil semblable au tranchet de nos cordonniers.</small><br />
<small> (2) Ce palais, à l’époque de l’insurrection, était une grande et riche institution, une sorte d’université anglo-indienne. Voyez, sur Claude Martin et son rôle à Lucknow, l’étude de M. le major Fridolin sur ''les Grandes Villes de l’Inde, Revue'' du 15 mars 1857.</small><br />
<small> (3) ''Brown-Bess'' (Élisabeth-la-Brune), nom donné à l’ancienne carabine de munition, dont le canon était bruni.</small><br />
<small> (4) Le ''yard'' est à peu de chose près le mètre français,</small><br />
<small> (5) Le même dont les dépêches de l’Inde reçues en avril 1860 annoncent le procès et l’exécution.</small><br />
<small> (6) Les ''moulvies'' sont des prêtres mahométans. </small><br />
<small> (7) Élégant de bas étage, qui fait montre de beaux habits, de bijoux, etc.</small><br />
<small> (8) C’est ce qui eût pu arriver devant Toulouse à l’une des divisions de l’armée anglaise, que la Garonne, grossie tout à coup, isola pendant deux jours de lord Wellington. Le maréchal Soult a été vivement blâmé par les historiens militaires de n’avoir pas mis cette occasion à profit.</small><br />
 
 
<center>VI</center>
 
Les préparatifs de l’attaque étaient achevés. Un fil télégraphique, installé par le lieutenant Stewart, mettait en communication instantanée les deux fractions de l’armée assiégeante, et le concert parfait de leurs opérations se trouvait ainsi assuré. Sir Colin Campbell et sir James Outram devaient ce jour-là (9 mars) pousser en même temps l’ennemi. La colonne jetée au-delà de la Goumti s’ébranla de bonne heure, et, marchant derrière son artillerie, s’avança vers Lucknow, dans la plaine labourée par ses boulets. Les canons ennemis ripostaient faiblement, et, successivement ramenés de position en position, se rabattaient dans la direction des deux ponts. Du reste, un immense rideau de poussière enveloppait les combattans, et du haut de la Dilkoosha on ne distinguait les progrès de sir James Outram qu’au bruit de la mousqueterie et de la canonnade, apporté par l’écho dans une direction toujours plus voisine de la place. De temps en temps, un message arrivait, annonçant que la marche en avant continuait de ce côté sans rencontrer de trop sérieux obstacles. L’ennemi, chassé par le canon de toutes ses embuscades, se rejetait du côté du Badshahbagh, ce palais qui fait presque face à la Résidence, sur l’autre bord de la Goumti; il paraissait cependant vouloir défendre auparavant un autre palais baigné par la rivière, le Chuckerwallah-Kothie.
 
En même temps que ces nouvelles arrivaient au camp de la Dilkoosha, l’ordre y circulait, donné sans trop de bruit, de faire dîner les soldats à midi précis. On sait, en campagne, ce que présage une mesure de ce genre. Les officiers, entrevoyant du nouveau, questionnaient à l’envi l’impassible correspondant du ''Times'', qu’on savait au courant de plus d’un mystère. Il était en effet prévenu qu’à deux heures on attaquerait La Martinière. Ceci lui gâtait le spectacle, et il se prenait à regretter la précision des ordres, les combinaisons trop méthodiques de la stratégie civilisée. Dans l’attaque préméditée, rien, d’imprévu, rien de livré au hasard. En termes aussi clairs, aussi froids qu’une démonstration géométrique, le général Mansfield assignait à chacun son poste, son rôle, et chacun devait à ces indications de l’état-major une obéissance mécanique. Moyennant cette stricte observance des ordres reçus, la position de l’ennemi, en un temps donné, devait être occupée par ''a'' plus ''b''; procédé merveilleux d’exactitude, de netteté, qui aboutit à épargner beaucoup d’hommes, mais laisse peu de place à la curiosité, à l’émotion du spectateur.
 
A droite et à gauche de la Dilkoosha, deux batteries, dont l’une était commandée par William Peel, redoublaient leur feu contre La Martinière; elles y envoyaient une pluie d’obus, de boulets et de fusées. Les parapets s’ébréchaient, les murs croulaient, les statues de plâtre volaient en éclats : ''Pandy'' (1), malgré tout, tenait bon. Turbans blancs et faces noires fourmillaient encore dans ce palais en démolition. A couvert, et de loin, Pandy supporte le feu avec assez de constance. Cependant deux heures sonnent : à la minute même, au milieu des éclats de la canonnade, on entend de cour en cour passer le signal : ''en avant'' ! Massées derrière le château, qui les abritait jusque-là, les colonnes d’attaque se mettent en marche. Elles ont l’ordre de ne pas tirer; c’est à la baïonnette que la position doit être enlevée. À peine les premiers pelotons de ''highlanders'' se sont-ils montrés, l’artillerie se tait tout à coup. C’en est assez pour que l’ennemi comprenne de quoi il s’agit. Du haut des terrasses, on voit les cipayes fuir de tous côtés dans les zigzags des tranchées et déserter à l’envi leurs fossés de tir; on les voit se presser à toutes les issues et se précipiter de toutes parts vers La Martinière. Un bien petit nombre songe à faire feu pendant cette brusque retraite. Les ''highlanders'' se déploient; les Sikhs se jettent pêle-mêle sur les flancs de la ligne formée par les ''highlanders''. Tous prennent bientôt la course, c’est à qui rejoindra plus tôt l’ennemi. Cet élan rapide les met promptement à l’abri du feu de flanc que leur envoie, dès qu’ils sont à découvert, toute l’artillerie placée en écharpe sur la ligne du Vieux-Canal. Les boulets à leur adresse arrivent en plein sur les porte-brancards (''dooly-bearers'') qui marchent à l’arrière pour recueillir les blessés. Ces pauvres coolies tombent çà et là, victimes obscures auxquelles personne n’accorde même un regard. En revanche, sir Colin se fâche sérieusement contre « un imbécile » qui mène son régiment sous le feu en bon ordre et massé comme à la parade... « Allez!... courez lui dire d’éparpiller ses hommes... Peut-on commettre de pareilles bévues?... » Quand il s’agit d’économiser le sang anglo-saxon, le général en chef est intraitable. Il peut d’ailleurs se rassurer. Arrivés aux tranchées que les cipayes viennent d’évacuer, les ''highlanders'' et les Sikhs s’y jettent à l’envi et gagnent ainsi, à l’abri des boulets, les murs de La Martinière. On voit bientôt les cipayes s’élancer sur les degrés du palais et fuir par les longs corridors. Quelques minutes plus tard, le général en chef interpelle le correspondant du ''Times '': « Tenez, monsieur Russell, je vous fais mon aide-de-camp provisoire... Prenez cette lunette,... vos yeux valent mieux que les miens... Sous ces arbres, sur la droite de La Martinière, quels sont ces hommes que je distingue à peine ?... » C’étaient les ''highlanders'' et les Sikhs, déjà installés dans l’enceinte ennemie, où ils faisaient des progrès rapides au milieu d’une fusillade enragée. «Eh bien! reprit tranquillement sir Colin, c’est le moment d’aller à La Martinière. » Les chevaux amenés, l’état-major partit pour aller prendre possession de la nouvelle conquête. Quelques boulets passèrent, en déchirant l’air, bien près de ces hardis cavaliers; mais pas un d’entre eux ne fut atteint, et bientôt ils s’accoudaient aux balcons du palais de Claude Martin, ayant alors, sous les yeux, dans toute sa splendeur, le panorama de Lucknow, dont, sur les terrasses de la Dilkoosha, l’œil n’embrasse qu’une partie. On voyait de là sans obstacle les mouvemens de la division Outram, s’avançant en bon ordre vers le Chuckerwallah-Kothie et le Badshahbagh, tandis qu’une partie de ses canons, déjà mise en batterie sur la marge sablonneuse de la Goumti, commençait à prendre en flanc la première ligne de défense. Le plan de sir Colin se réalisait de point en point.
 
Cette première ligne du reste était déjà presque abandonnée. Les artilleurs cipayes n’avaient pas même attendu la complète occupation de La Martinière pour se rabattre en arrière sur le palais de la begum (''Begum’s Kothie''), l’Imanbarra et la ligne bastionnée qui partait de la rivière presque parallèlement au Badshahbagh. Pour renouveler la manœuvre qui venait de lui réussir si bien, le général Outram avait à s’emparer de tous les points encore défendus sur la rive gauche de la Goumti. Il continua donc avec vigueur son mouvement en avant, tandis que, satisfait d’avoir vu tomber la ligne du Vieux-Canal, sir Colin permettait simplement aux montagnards et aux Sikhs de s’établir dans les faubourgs situés entre cette ligne et la cité proprement dite.
 
Le Chuckerwallah-Kothie est ou plutôt était un grand édifice peint en jaune, situé sur le champ de courses, tout au bord de la rivière. Quelques vingtaines de cipayes s’y étaient enfermés, avec la ferme résolution de s’y défendre et la certitude, une fois cernés, de n’en pas sortir vivans. L’héroïsme de leur sacrifice aurait dû toucher les soldats d’Outram comme il a touché M. Russell :
 
« On les a traités d’insensés, de fanatiques, nous dit-il ; ce qu’ils firent était tout simplement cligne d’être chanté par un Tyrtée de leur race. Ils combattirent jusqu’au bout, tuant ou blessant tout ce qui venait à eux. Leurs balles ayant frappé à mort un des officiers anglais qui commandaient les Sikhs, et gravement blessé deux ou trois autres, on retira les troupes d’assaut, et on ouvrit sur cette habitation une canonnade terrible. Quand les murs furent percés, abattus en vingt endroits par les boulets et les obus, quand on devait croire que pas un homme de la petite garnison n’était debout, un détachement de Sikhs se précipita dans ces ruines. Quelques cipayes y respiraient encore. On les acheva: c’était clémence; mais par une raison ou par une autre, qu’on n’a jamais bien éclaircie, un de ces malheureux fut tiré par les jambes hors de ces décombres; on le traîna sur le sable jusqu’à un endroit commode pour l’opération qui se préparait, et là, quelques-uns de ses bourreaux le tenant, d’autres lui lardaient la figure et tout le corps à coups de baïonnette, pendant que d’autres encore rassemblaient à grand-peine quelques fragmens de charpente dont ils formèrent une espèce de petit bûcher. Quand tout fut prêt, cet homme fut brûlé vif!...
 
« Plus d’un Anglais assistait à cette scène atroce, plus d’un officier en fut témoin ; pas un n’intervint. Un incident imprévu vint encore aggraver cette cruauté vraiment infernale. Ce fut la tentative que fit le malheureux, à moitié brûlé, pour se soustraire à la torture qu’on lui infligeait ainsi. Par un soudain effort, il bondit hors du brasier, et traînant après lui des lambeaux de chair fumans, il put encore fuir à quelques pas de là; mais on le saisit de nouveau, de nouveau il fut couché sur son lit de flammes, où on le maintint à la pointe des baïonnettes jusqu’à ce que la mort fût venue l’y clouer. — Je n’oublierai jamais, me disait l’ami qui me racontait cette horrible scène, je n’oublierai jamais les hurlemens de cet homme, et la hideuse image de son supplice m’accompagnera jusqu’à ma dernière heure. — Et vous n’avez pas essayé d’intervenir? — Je n’ai pas osé. Les Sikhs étaient enragés. Ils vengeaient la mort d’Anderson, et nos hommes, au lieu de les retenir, les encourageaient. Impossible de rien faire. »
 
Après la prise du Chuckerwallah-Kothie, le Badshahbagh ne fit pas très longue résistance. Dès le 9 au soir, maître de cette position importante, le général Outram put y établir trois batteries dont les feux convergens tombaient sur le Kaiserbagh, position centrale et dernier refuge de l’ennemi. Dans la soirée de ce jour, M. Russell alla rendre visite à William Peel, blessé grièvement, et qui, nonobstant des pronostics d’abord favorables, devait peu après mourir de sa blessure, aggravée par un accès de petite vérole. En le quittant, il s’assit à la même table que le major Hodson, officier encore plein de vie, d’ardeur, d’espérances guerrières; Hodson, quarante-huit heures plus tard, allait être mortellement frappé (2). Que de braves, que d’éminens soldats cette guerre d’esclaves aura coûtés à l’Angleterre ! Ils ne figurent pas au bilan de ses pertes tel que le donnent les statisticiens de la trésorerie.
 
La journée du 10 mars fut consacrée tout entière à s’établir dans les positions enlevées le 9, et à bombarder impitoyablement les points fortifiés où l’ennemi tenait encore. Sir Colin prodiguait les boulets pour économiser les hommes. Ses troupes, bien abritées dans les maisons et jardins clos compris entre le Vieux-Canal et le ''Begum’s Kothie'', perçaient l’une après l’autre les murailles qui les séparaient de ce palais, transformé en forteresse. Les Anglais se dérobaient, en se frayant ainsi une espèce de chemin couvert, aux dangers d’un combat de rues qu’auraient rendu formidable les préparatifs de l’ennemi: des barricades dans toutes les rues, la plupart armées de canons, partout des fenêtres crénelées, partout des meurtrières pratiquées dans les murs, et derrière tous ces abris près de soixante mille cipayes, appuyés par environ soixante-dix mille ''nujeebs'' ou soldats volontaires, simples paysans armés il est vrai, mais qui se battaient plus énergiquement et avec plus d’enthousiasme que les anciens soldats de la compagnie.
 
Le lendemain, rien ne faisait prévoir de graves événemens. L’affaire importante de la journée était un ''durbar'' (assemblée solennelle) préparé en l’honneur de Jung-Bahadour, qui arrivait enfin, ouvrier de la dernière heure. Les troupes du maharajah, établies sur la gauche de l’armée anglaise, menaçaient l’angle sud-ouest de Lucknow, le pont du Charbagh et cette partie de la ville qui s’étend au-dessous du ''Bank’s Bungalow''. Son altesse en personne s’était annoncée et avait fait demander, par l’entremise du colonel Mac-Gregor, un « salut royal. » Obligé de l’accorder, sir Colin se plaignait de l’extrême condescendance qu’on témoignait ainsi au souverain du Népaul. « Un officier d’artillerie, disait-il, proposer une telle dérogation à tous les usages!... Ne pouvait-il dire à ce Jung-Bahadour que pendant les sièges les salves de cérémonie sont interdites?... »
 
La réception devait avoir lieu à quatre heures. Tous les officiers disponibles, en grande tenue, entouraient le général en chef, lui-même en grand uniforme. D’épais tapis couvraient le sol de la tente devant laquelle l’''Union-Jack'' flottait déployé. Deux escadrons et deux canons étaient allés chercher l’altesse népaulaise, qui se faisait attendre. Vers quatre heures et demie, le bruit des canons qui grondaient sans relâche depuis le matin cessa tout à coup. L’écho n’apportait plus sous la tente que le crépitement sec de la mousqueterie. A ces signes certains, on pouvait reconnaître l’assaut du ''Begum’s Kothie''. Décidément Jung-Bahadour prenait mal son temps, et les braves militaires condamnés à l’attendre rongeaient leur frein avec une impatience toujours croissante. Sir Colin lui-même avait l’air d’un chasseur qui prête l’oreille aux aboiemens significatifs de la meute lointaine.
 
« Justement alors, dit M. Russell, une certaine agitation dans la foule des camp-followers, et les « garde à vous (3)! » lancés aux soldats qui formaient la haie nous avertirent que le maharajah se décidait enfin à paraître. Bien lui en prit. Un quart d’heure plus tard, il risquait fort de trouver la tente vide. Son altesse arrivait, se prélassant, à pas comptés et majestueux, accompagnée de ses frères et du capitaine Metcalfe, chargé du rôle d’introducteur et d’interprète. Un état-major ghoorka suivait à distance. Nos yeux étaient fixés sur le prince, mais au fond nous étions tout oreilles et ne pensions qu’à l’assaut.
 
« Sir Colin vint jusque sur le seuil de la tente à la rencontre du maharajah, lui prit la main et le fit entrer. Alors commença une série de révérences et de ''salaams'', réitérés sans fin ni trêve, à mesure que le prince présentait au général en chef d’abord les altesses ses frères, puis, un à un, tous ses grands officiers. Il s’écoula quelque temps avant que le général eût pu s’établir sur son fauteuil, placé au fond de la tente. Le prince ghoorka était à sa droite, et avec lui tous les hôtes qu’il nous avait amenés. Les Anglais occupaient la gauche. Le ''durbar'' était ouvert; il consistait en quelques discours fleuris que traduisait avec un sérieux parfait le capitaine Metcalfe, tandis que les Népaulais et les Anglais ne cessaient de s’examiner. Les premiers étaient en général d’assez gros hommes, à face de Kalmouk, hauts d’épaules, les jambes fortement arquées, richement vêtus d’une sorte d’uniforme d’ordre composite, mi-parti oriental et européen. Jung lui-même resplendissait comme une queue de paon étalée en plein soleil, et ses frères ne brillaient guère moins, il faut en convenir; mais ce qui jetait plus de feux que toutes les joailleries du maharajah, c’était son œil, dont la prunelle phosphorescente émettait je ne sais quels froids rayons, insupportables à contempler. Dans ce regard de tigre, que de cruauté, que de subtilité, que de ruse ! Et comme il sondait, avide et brillant, toutes les profondeurs de la tente! « Voilà bien, murmurait un de mes plus proches voisins, le drôle le mieux conditionné qu’on ait jamais acquitté ou pendu. »
 
« Le ''durbar'' durait encore lorsqu’arrive un des aides-de-camp chargés par le général Mansfield d’annoncer à sir Colin que le ''Begum’s Kothie'' est à nous. Nous avons peu de pertes à regretter. L’ennemi a laissé plus de cinq cents morts. Le ''hourrah'' qui s’arrête sur nos lèvres, chacun l’a poussé au fond du cœur. Jung essaie de paraître charmé de cette nouvelle, que sir Colin lui communique avec une certaine vivacité. Malgré tout, la conférence officielle avait duré trop longtemps, et quand les cornemuses écossaises se mirent de la partie, un vrai désespoir gagna l’assistance ; mais pas un de nous n’osait bouger. Enfin le général en chef et le maharajah se levèrent, et alors commença la présentation des officiers anglais à son altesse. Arrivant à moi : « Désirez-vous, me dit sir Colin, être présenté au prince? — Excellence, je n’en ai pas la moindre envie. » J’échappai par cette simple réponse à la nécessité de presser une main qui a commis plus d’un meurtre. Son altesse et ses frères se hissèrent ensuite sur l’éléphant de cérémonie que le général avait mis à leur disposition, et dont j’admirais pour la première fois le ''howdah'' d’argent, le masque et la trompe, peints des plus vives couleurs, les formes massives qu’un harnachement somptueux semblait avoir incrustées d’or. Ce fut ainsi que, suivi de son cortège à cheval, Timur-Leng prit congé de nous! »
 
Le ''Begum’s Kothie'' était pris, le petit Imanbarra fort menacé, le Kaiserbagh en échec et bombardé sur deux de ses faces. C’était assez pour une journée. Le général en chef s’attendait à une résistance encore énergique; mais, le Kaiserbagh dût-il tenir bon, la résistance qu’il pouvait offrir n’était plus qu’une question de temps. « Or, quelque temps qu’il nous prenne, j’aime encore mieux cela que de voir mes soldats dans les rues, exposés au feu des maisons. » Ainsi parlait sir Colin Campbell dans sa prudence tout écossaise.
 
Pendant que, le 12 et le 13 mars, fidèle à son système, il faisait canonner la seconde ligne de défense et occuper un à un tous les postes d’où l’on délogeait les cipayes, M. Russell, avide d’informations, courait à cheval dans toutes les directions, visitant le Secunderbagh, le Shah-Nujeef, le Kuddom-Russoul, édifices épars le long de la Goumti (rive droite), et qui, lors de la première expédition de sir Colin (novembre 1857), avaient coûté de rudes combats. Cette fois l’ennemi les abandonnait sans coup férir. Un pont de bateaux jeté sur la rivière, non loin du Secunderbagh, lui permit d’aller rendre visite au général Outram. Le « Bayard de l’Inde, » — ainsi l’avait surnommé sir Charles Napier, — fit un excellent accueil au correspondant du ''Times'', et, après l’avoir gardé toute une nuit sous sa tente, l’emmena, par mesure de bienvenue, dans une reconnaissance périlleuse qu’il allait faire du côté des deux ponts. À un moment donné, cette double issue pouvait être, pour les opérations à venir, d’une importance majeure. En attendant, les ponts, bien barricadés, étaient aux mains des rebelles, qui occupaient aussi en grand nombre les maisons les plus voisines. Dès que le général et ses compagnons se montrèrent dans une des rues que dominait le feu des cipayes, ils furent exposés à une véritable grêle de balles que le « Bédouin de la presse, » déjà fait au péril, affronta bravement, mais dont on s’aperçoit qu’il garda quelque rancune au Bayard de l’Inde. « Supposons, lui disait-il assez raisonnablement pendant que la mousqueterie sifflait autour d’eux, que vous succombiez ici, on dira, — et on dira vrai, — que votre mort est celle d’un soldat tombé en faisant son devoir et couvert de lauriers glorieux ; mais si le crâne de votre serviteur n’était pas de force à résister aux instances d’une de ces balles qui viendrait frapper à sa porte en lui demandant l’hospitalité, que dirait-on, je vous le demande? Qu’il est mort en véritable imbécile, pour s’être fourré où il n’avait que faire, et qu’il s’en va couvert, non de lauriers, mais de ridicule. » La différence effectivement méritait d’être prise en considération.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Surnom générique donné aux cipayes.</small><br />
<small> (2) Voyez, sur ce brillant militaire, la ''Revue'' du 1er mai 1859.</small><br />
<small> (3) ''Stand to your arms''!...</small><br />
 
 
<center>VII</center>
 
Ce jeu fatal qu’on appelle la guerre a des chances tout à fait imprévues. Le programme du siège que nous racontons portait, à la date du 14, l’occupation du temple musulman (l’Imanbarra), vers lequel, depuis quarante-huit heures, les assiégeans se frayaient péniblement un chemin parallèle à la rue principale de Lucknow, — la Huzrutgung, — où Havelock avait fait jadis décimer sa colonne d’attaque, imprudemment engagée. L’assaut était annoncé pour le milieu du jour, on venait de déjeuner, et les officiers de l’état-major que la rédaction des ordres ne retenait pas à leur bureau fumaient tranquillement leurs cigares, quand une ordonnance parut qui arrivait au galop, tenant à la main un papier plié en quatre. Un aide-de-camp passait quelques secondes plus tard. Le correspondant du ''Times'', toujours aux aguets, crut devoir l’interpeller. « Eh bien! Norman?... l’Imanbarra est à nous?... — L’Imanbarra, mon cher?... Plaisantez-vous?... Nous sommes dans le Kaiserbagh !... »
 
Rien de plus imprévu, et pourtant rien de plus vrai. Deux officiers du génie (le lieutenant-colonel Harness et M. Napier) venaient d’annoncer que les défenses extérieures du palais impérial étaient tournées, et la vive fusillade qu’on entendait dans cette direction prouvait que les assiégeans avaient pénétré dans la place. A travers les jardins encombrés de soldats, parmi les ''doolies'' qui revenaient du combat et rapportaient les blessés, gravissant des brèches, se glissant d’issue en issue, M. Russell, à qui l’excitation du moment faisait oublier ses principes de prudence, parvint bientôt jusque dans l’Imanbarra, où sir Colin arrivait en même temps que lui, au milieu des immenses clameurs poussées par les troupes victorieuses. Le temple était jonché de débris. La joie farouche des soldats se donnait carrière, et pêle-mêle saccageait tout. Le pillage et les dévastations de Kertch revinrent à la mémoire de l’ancien « Criméen, » qui passa, haussant les épaules, et courut s’installer sur les terrasses de l’Imanbarra. Un certain nombre de ''pandies'', postés sur les toits des environs, y envoyaient bien encore de temps en temps quelques balles perdues; mais « ils étaient trop agités pour bien viser, » et notre observateur put examiner en détail le curieux tableau qu’il avait sous les yeux : devant lui, les dômes bombés, les clochers-coupoles, les toits pointus du Kaiserbagh, où on se battait encore, où « la poudre parlait » à mots pressés; derrière la Goumti, sur la droite, les batteries d’Outram, tirant sans relâche, non pas sur le Kaiserbagh lui-même, mais sur l’espace compris entre le palais et les deux ponts, espace où s’entassaient les cipayes en retraite; dans les cours de l’Imanbarra, aux pieds du spectateur, tout le désarroi d’une évacuation soudaine : vêtemens, armes de tout genre, ''tulwars'', mousquets à mèche, boucliers, etc., sur lesquels couraient de tous côtés les highlanders et les Sikhs, fouillant partout, pillant partout, et de temps à autre ramenant du fond de quelque retraite obscure, avec d’horribles cris de joie, quelque malheureux cipaye, bientôt immolé.
 
M. Russell ne resta pas longtemps au milieu de ce tumulte sans intérêt, et descendit dans la Huzrutgung, maintenant encombrée de troupes anglaises, qui, haletantes de chaleur, bouillonnant d’impatience, attendaient l’ordre de marcher en avant. « Savez-vous pourquoi on nous fait languir ainsi? » lui demanda le lieutenant Ingram, dont l’impatience semblait au comble. Peu d’instans après, arrivait l’ordre attendu, et presque au seuil de ce palais fatal où s’élançait le jeune officier, animé d’une ardeur fiévreuse, il allait tomber, frappé à mort.
 
Le correspondant du ''Times'', dans cette bagarre périlleuse, marchait escorté de son fidèle compagnon « Pat Stewart. » Ce fut avec lui qu’évitant une barricade incendiée, où deux canons peut-être chargés montraient leurs gueules noires au milieu des flammes, il parvint, le long d’un mur crénelé, à une grande porte murée, dans laquelle un détachement de sapeurs venait justement de faire brèche. Le porche était encore encombré de briques et de gravois, mais en somme le passage était praticable. Une fois franchi, on se trouvait dans une des cours du Kaiserbagh. Au fond de cette cour, sous une porte intérieure percée dans le même axe, les sapeurs, lancés à toute course, disparurent comme l’éclair. « Attention ! disait un officier qui venait de rejoindre nos deux ''promeneurs''... Tous ces appartemens qui entourent la cour sont encore pleins de cipayes... Je les vois,... je les entends... » Il n’y avait pourtant pas à reculer. Les trois curieux s’élancèrent sur la trace des sapeurs. Vingt balles se croisèrent sur leurs têtes, vingt autres rasèrent le sol à leurs pieds; mais « hors d’haleine et mourant de rire, » ils traversèrent sains et saufs l’espace ouvert. La seconde porte donnait accès dans une autre cour garnie de statues, plantée d’orangers et d’arbustes en fleurs, bordée de palais italiens, — petit paradis où l’enfer déchaîné prenait ses ébats. Un peloton de soldats en uniformes rouges, à peu près formé en bon ordre, envoyait ses volées à un ennemi invisible. Tout le reste était tumulte et chaos.
 
« Tableau plus étrange et plus navrant ne se voit guère, — continue M. Russell, — mais il avait quelque chose d’enivrant. Figurez-vous des cours aussi vastes que Temple-Gardens; tout autour d’élégans pavillons revêtus de stuc et d’or, dont les fausses fenêtres sont çà et là décorées de peintures à fresques, tandis que de vertes jalousies et des tendelets à l’italienne protègent le double rang des croisées où l’air et le soleil peuvent pénétrer. Des statues, des candélabres, des fontaines, des massifs d’orangers, des aqueducs, des kiosques recouverts en métal bruni occupent ces riches ''squares''. Là, de tous côtés, dans toutes les directions, courent au hasard, avec de grands cris, soldats d’Europe, soldats indigènes, tirant aux fenêtres, d’où partent de temps en temps quelques mousquetades, quelques balles isolées. Devant chaque porte se presse un groupe ardent et avide qui cherche à l’enfoncer, tantôt à coups de crosse, tantôt en faisant sauter la serrure d’un coup de fusil. Quelques-uns de ces palais à colonnades, résidences des grands officiers de la couronne, ont déjà livré passage aux assiégeans, qu’on voit courir le long des corridors; on s’y fusille encore de chambre en chambre. Des cris sauvages, le bruit des glaces qu’on brise, parfois un jet de fumée à travers les treillis des jalousies, disent assez ce qui s’y passe. Parmi les orangers, dans les allées qu’ils abritent, gisent des cipayes morts ou mourans, et les blanches statues sont parfois teintes d’un rouge suspect. Un de nos soldats, adossé contre une Vénus de marbre, au sourire impassible, aspire péniblement l’air qui manque à ses poumons, et chaque aspiration lui coûte un flot de sang. Une balle lui a traversé le cou. Des officiers vont de çà, de là, courant après leurs soldats : promesses, menaces, rien n’y fait. La discipline n’existe plus. Par les portes enfoncées débouchent les pillards, chargés de butin, enivrés par la colère, altérés d’or. Châles, riches tapis, brocarts d’or et d’argent, écrins de pierreries, armes incrustées, vêtemens splendides, ils plient sous le faix. Quelques-uns, chargés de porcelaines ou de glaces magnifiques, les brisent de dépit sur la dalle, et retournent chercher un butin de meilleur aloi. D’autres s’occupent à détacher, des poignées d’épées, des canons de pistolets, des pommeaux de selles, des tuyaux de pipes, les pierreries qui les ornaient. Ceux- ci se traînent sous d’épais et lourds tissus, où, dans une trame de métal précieux, s’incrustent des arabesques de perles. Ceux-là, prenant tout ce qui se trouve sous leurs mains, arrivent chargés de vases en bronze ou en jade, de tableaux, de monstrueuses terres cuites.
 
« Sous les voûtes qu’on traverse pour passer d’une cour à l’autre, — toutes offrant à peu près le même spectacle, — une épouvantable odeur de ''grillé'' vous saisit parfois à la gorge. C’est quelque cipaye tué à bout portant, dont les vêtemens de cotonnade ont pris feu, et qui se consume lentement sous la flamme que son cadavre alimente.
 
«Nous voici dans un véritable cul-de-sac, une cour étroite, dont un côté est occupé par des hangars ouverts. Là sont entreposés toute sorte de voitures, calèches, coupés, ''broughams'', — et des palanquins garnis de velours à franges d’or, — bref, un vrai magasin de carrosserie. De l’autre côté sont des entrepôts surmontés d’un étage de chambres, le tout bien clos et barricadé; dans un recès passablement ombragé, une fontaine construite en pierre; tout auprès, une porte donnant accès dans l’un des entrepôts dont il vient d’être question. Cette porte, enfoncée par quelques maraudeurs, est demeurée ouverte. Nous entrons : une montagne de caisses, pleines, à déborder, de porcelaines bien emballées et de vases énormes, de coupes, de gobelets, tous du plus beau jade. Quelques-unes ne renferment que des bouts de pipes, des cuillers, des tasses, des soucoupes, également en jade, et par conséquent d’un assez haut prix. Il y avait là, en fait de bric-à-brac et de curiosités, au moins une charge de chameau. Nous choisîmes, Stewart et moi, ainsi que deux ou trois autres officiers qui s’étaient joints à nous, quelques objets à notre convenance que nous mîmes de côté autour de la fontaine. Bien nous en prit, car tout aussitôt, dans l’hémicycle lumineux qui de l’arceau de la porte venait s’inscrire sur le pavé de la cour, l’ombre d’un homme s’allonge : une baïonnette se montre d’abord, évidemment à la hauteur de l’œil, puis l’extrémité d’une carabine Enfield, puis, ne se hasardant qu’à bon escient, la tête d’un soldat anglais. — Qui vive?... amis?... c’est entendu... Arrivez, vous autres !... — Et trois ou quatre bandits, appartenant à un régiment de sa majesté la reine, entrent en scène au pas de charge : faces noires de poudre, buffleteries rouges de sang, poches gonflées de toute espèce d’objets de prix. Le pillage s’organise alors sous nos yeux. La première porte attaquée résiste à toute sorte d’efforts, jusqu’au moment où on fusille la serrure à bout portant. Nos hommes se précipitent, on entend un cri de joie : ils reviennent, rapportant à brassées des coffrets de fer, des écrins, des caisses. Ce sont des joyaux, des armes incrustées, des parures. Un de ces gaillards, qui vient de faire sauter une charnière qu’on eût crue en plomb, — mais elle était en bel et bon argent, — tire de la boîte qu’elle fermait un bracelet d’émeraudes, diamans et perles, le tout de dimensions si extraordinaires, que je ne pouvais le prendre au sérieux. Ce devait être, pensai-je, quelque fragment de lustre à girandoles en pierres fausses. — Qu’en donne votre honneur? me dit-il. Je le lâche pour cent roupies, vaille que vaille. — Malheur! trois fois malheur! je n’avais pas un ''penny'' dans mes poches, Stewart pas davantage, ni les autres officiers présens. C’est l’usage de l’Inde : le valet de chambre est chargé de la caisse. Le mien veillait avec un soin tout particulier sur mes poches, où il ne laissait jamais résider ni mohur d’or ni roupie d’argent. — Voyons, dis-je à mon brocanteur, vous aurez vos cent roupies; mais je dois vous prévenir que si les pierres que voilà ne sont pas fausses, le bracelet vaut bien davantage. — Soit, soit,... et tant mieux pour votre honneur... Vraies ou fausses, je les lui laisse pour cent roupies... Prenez, voici. — Alors vous viendrez toucher ce soir à l’état-major,... ou bien donnez-moi votre nom et le numéro de votre compagnie; je vous ferai passer cet argent. — Ah! mais votre honneur plaisante... Est-ce que je sais où je serai ce soir?... Peut-être à tous les diables, avec une bonne balle dans le coffre... Tenez, je me contenterai de deux mohurs (1) payés comptant, plus une bouteille de rhum fournie sur place... Ce n’est pas un jour, vous comprenez, à faire crédit. — L’axiome était incontestable, et toute discussion d’ailleurs tout à fait superflue. Le bijoutier improvisé remit dans leur écrin ces magnifiques émeraudes, dont le souvenir m’éblouit encore,... et ma fortune, du coup, se trouva manquée (2).
 
« En nous quittant, au reste, — comme s’il avait eu quelques remords de sa rigueur commerciale, — cet homme prit dans l’écrin deux colifichets qu’il nous offrit à titre de bon souvenir et à charge de revanche. Celui qui m’échut ainsi était un anneau de nez, orné de perles et de petits rubis. Stewart, plus heureux, fut gratifié d’un papillon, formant broche, dont les ailes étaient d’opale et de diamant.
 
« Mais ceci n’était qu’un épisode. Pendant que nous débattions notre marché, le pillage prenait des proportions fantastiques. Les soldats entassaient dans la cour des vêtemens brodés, de la vaisselle plate, des manteaux de brocart, des bannières, des tambours, des châles, des écharpes, des instrumens de musique, des miroirs, des tableaux, des livres, des fioles de médecines, des lances, des boucliers, que sais-je encore? Un catalogue complet tiendrait vingt pages. Ivres de pillage, — jamais je n’ai mieux compris la valeur de ce mot, que j’avais entendu plus d’une fois, — ils brisaient les armes, pour ne garder que l’or et les pierreries des montures, et brûlaient les tissus d’or et d’argent dans un feu allumé tout exprès, afin de les réduire en lingots portatifs. Ils cassaient la porcelaine et le jade par pure fantaisie de destruction; ils crevaient les tableaux et les lançaient par lambeaux sur l’ardent brasier. Les meubles servaient à l’alimenter. Peu à peu, une vingtaine de pillards se trouvèrent ensemble dans la cour envahie. La plupart étaient Anglais; mais il y avait aussi quelques Sikhs. Plus d’une querelle s’élevait déjà, qui menaçait de mal finir. Les choses prenaient une physionomie de plus en plus sombre. Notre présence n’était d’aucune utilité, et comme un sapeur indigène vint justement à se montrer, nous nous emparâmes de lui pour faire transporter nos vases dans une autre cour. Tout s’y passait à peu près de même, mais elle était plus vaste, et dès lors on y courait moins de risques. »
 
Le Kaiserbagh était occupé, irrévocablement occupé; mais on se battait encore dans les rues de Lucknow, et plusieurs points plus ou moins importans, sur la rive droite de la Goumti (le grand Imanbarra, la Muchie-Baoun, etc.), étaient encore occupés par les rebelles en force. Le, général Outram, établi dans le Badshahbagh, tenait fermé le pont de fer (le plus à l’est, le pont inférieur); mais le pont de pierre, situé à quelque cent mètres plus haut, était ouvert aux fuyards, qui s’y jetaient par milliers. Les batteries d’Outram leur envoyaient des boulets, et une fusillade bien nourrie se continuait dans cette direction ; encore eût-il fallu, pour rendre la journée plus décisive, enlever le pont de fer, passer la rivière, et se placer avec une partie de la division sur la route même des fugitifs, tandis que le reste, avançant à l’ouest, irait leur fermer le ''Stone bridge''. Par cette manœuvre, que la situation des choses indiquait nettement, on aurait décimé ces masses désordonnées et découragées. Peut-être aussi, à vrai dire, les eût-on réduites au désespoir, et une fois acculés, peut-être les cipayes se fussent-ils décidés à combattre plus énergiquement. Quoi qu’il en soit, ce grand ''coup de filet'' ne fut pas même essayé. Sir Colin Campbell avait donné au général Outram des instructions positives : ce dernier ne devait traverser le pont de fer que si cela se pouvait « sans risquer la perte d’un seul homme. » Entre le général en chef et son vaillant collègue, il existait, sinon une mésintelligence absolue, du moins une certaine ''raideur'' qui ne permettait pas à sir James Outram de prendre sur lui une infraction formelle à des ordres si positifs. Il se sentait les mains liées, et laissa perdre, — au grand regret de sir Colin lui-même, — une occasion qui ne devait plus s’offrir, celle de frapper sur la masse des révoltés, qui allaient, une fois hors de Lucknow, se disperser en ''guérillas'' encore redoutables.
 
Pendant toute la journée du 14 et une partie du 15 mars, Lucknow fut livré au pillage, malgré la résistance obstinée d’un grand nombre de retardataires qui défendaient ça et là certains quartiers, certaines rues, certains édifices d’où il fallut successivement les déloger. Quand on parvenait à cerner quelqu’une de ces garnisons éparpillées, — comme cela eut lieu à l’''Engine-house'', un peu au-dessous du Chuttur-Munzil, près de la Goumti, — on les mitraillait, on les fusillait en masse. Trois ou quatre cents d’entre eux périrent à l’''Engine-house'' sans qu’on fît quartier à un seul. M. Russell, toujours aux avant-postes, prit part, le 16, à l’expédition envoyée contre la Résidence et le grand Imanbarra, défendus encore par des révoltés pourvus de canons et abrités derrière des barricades qu’il fallut enlever à la baïonnette. Plus d’une poignée de mitraille, plus d’une balle isolée passèrent à quelques pouces de l’intrépide observateur, qui n’en prenait pas moins ses notes, le cigare aux lèvres, sous un ciel embrasé, dans une atmosphère infectée par la décomposition des cadavres, qui de tous côtés gisaient au soleil. On ne faisait pas encore quartier, et certains exemples de férocité individuelle déshonorèrent la victoire aux yeux mêmes des vainqueurs. Les fusiliers du Bengale venaient d’occuper la porte du grand Imanbarra, donnant sur la place qui sépare ce temple du Hosseinabad. « Un enfant kaschmyrien arriva au poste, conduisant par la main un vieillard aveugle, et, se jetant aux pieds d’un officier, implora sa protection. L’officier, — je le tiens de ses camarades, — prit son ''revolver'', et, le dirigeant vers la tête du suppliant, lâcha la détente : — ''Shame ! shame'' (honte! honte!) criaient les soldats. Le coup ne partit pas. L’officier arma de nouveau son pistolet, dont la capsule refusa encore service. Une troisième fois la détente fut pressée, une troisième fois l’arme rata. A la quatrième seulement, — il avait eu, à trois reprises, l’occasion de se laisser fléchir, — le noble officier en vint à ses fins! Le sang qui battait dans les veines de l’enfant ruissela aux pieds de son meurtrier, tandis que les assistans poussaient une clameur indignée (3). »
 
On se battait encore le 18 mars 1858, mais le pillage était arrêté. Des postes établis aux extrémités des rues faisaient rendre gorge aux déprédateurs qui circulaient chargés de dépouilles; la plupart étaient des valets de camp qui s’étaient abattus, comme des vautours, sur la grande cité presque morte. La begum, avec son fils Brijeis-Kuddr et le fameux moulvie de Fyzabad, était restée jusqu’alors à la tête de cinq ou six mille hommes campés autour du Moosabagh, vaste palais entouré de jardins et ceint de fortes murailles, situé à l’extrémité occidentale des faubourgs, bien au-delà du grand Imanbarra et du Hosseinabad. Sir Colin conçut un moment l’espoir de les enlever au moyen d’une triple expédition, qui, si elle était menée avec ensemble, devait tourner la position et fermer toute chance à la retraite de ces chefs de la révolte, soit qu’ils voulussent fuir à l’ouest, soit que, traversant la rivière, ils songeassent à se jeter vers le nord ; mais pour l’agilité, la dextérité des retraites, les cipayes en remontrent aux Anglais. Comme à travers les réseaux d’un filet mal tendu, la begum et ses adhérens se dérobèrent aux trois détachemens envoyés pour les envelopper. Les ''bays'' (cavalerie) que commandait le brigadier Campbell, et qui devaient fermer le côté sud du Moosabagh, ne mirent ni assez de promptitude dans leur marche, ni assez de décision dans leurs attaques. Le prétendu roi d’Oude, sa mère, et le prêtre fanatique qui, de tous les chefs de la révolte, a déployé le plus d’instinct militaire, s’échappèrent ensemble, et on sut bientôt qu’ils étaient dans le Rohilcund à la tête de plusieurs corps d’armée encore en état de tenir la campagne.
 
Lucknow pris, l’Oude n’était point rentré sous le joug; les grands chefs féodaux se maintenaient dans leurs « forteresses de boue (4), » et attendaient pour se soumettre des indications précises sur le sort qui leur était réservé par l’Angleterre victorieuse. De tous côtés erraient des bandes armées, levant les impôts au nom de l’insurrection. La begum était à Bitowlee, sur la Gogra; Koer-Singh battait le district d’Azimghur; un ancien ''chuckledar'' de l’Oude, Mehndie-Hossein, rassemblait à l’ouest, dans le Goruckpore, des forces qu’on disait formidables. Nana-Sahib était du côté de Calpee. Aussi fallut-il bientôt rompre l’armée (5) en plusieurs colonnes volantes qui, sous les ordres de sir Hope Grant, du général Rose, etc., marchèrent de tous côtés pour balayer le pays. M. Russell, atteint d’une forte dyssenterie, resta au quartier-général de Lucknow jusqu’au jour où sir Colin Campbell quitta la capitale conquise après y avoir installé le ''commissioner'' Montgomery. On était alors à la moitié d’avril. Le général en chef revenait à Cawnpore, d’où il allait bientôt, à la tête de forces respectables, se porter vers Futtehghur. Là, le brigadier Walpole, — qui, soit dit en passant, avait essuyé un rude échec devant un de ces « forts de boue » si dédaignés (6), — vint le rejoindre avec sa colonne. Le 27 avril, les deux généraux passèrent ensemble le Gange et pénétrèrent dans le Rohilcund. Deux jours après, le correspondant du ''Times'' reçut à l’intérieur de la cuisse un coup de pied de cheval qui allait lui rendre fort pénible le reste de la campagne. Cet accident le réduisit bientôt à ne plus marcher qu’en ''doolie'', et parfois, quand le ''doolie'' manquait, à monter dans le ''howdah'' de quelque éléphant, ressource extrême dont il parle avec une rancune amère. De plus, il dut être saigné plusieurs fois, couvert d’emplâtres, bref traité de telle sorte que sa constance à marcher en avant, son rôle d’informateur public, sa curiosité qui le maintenait toujours en tête du long cortège formé par les troupes, prennent vraiment des proportions héroïques.
 
Arrivé à Shahjehanpore, sur la route de Bareilly, le corps d’armée de sir Colin Campbell y fit halte le 1er mai. On venait d’apprendre le désastre du vieux général Penny, tombé dans une embuscade de nuit et tué par les rebelles dans les rangs desquels son cheval l’avait emporté (7). Il fut en conséquence décidé que Shahjehanpore demeurerait occupé pendant qu’on marcherait en avant. Les colonels Hale et Percy Herbert y furent laissés avec quelques troupes, établies tant bien que mal dans la prison de la ville, le seul bâtiment propre à recevoir garnison que Nana-Sahib eût laissé debout dans cette place quittée par lui quelque temps auparavant. Le 2 mai, sir Colin Campbell se remit en route dès le matin. Il venait d’arriver à Tilhour (à douze milles de Shahjehanpore) quand le vent lui apporta un bruit de grosse artillerie. A peine avait-il perdu de vue Shahjehanpore que l’habile et obstiné moulvie de Fyzabad était accouru, menaçant la petite garnison dont nous avons parlé. Cette manœuvre si hardiment conçue et si adroitement exécutée fit froncer le sourcil du général en chef; mais il comptait sur l’énergique résistance des vaillans soldats qu’il avait laissés derrière lui, et continua flegmatiquement à marcher sur les rebelles, qui, disait-on, voulaient lui disputer Bareilly. Les espions racontaient qu’il y avait là 30,000 fantassins, 6,000 cavaliers et quarante pièces de canon.
 
 
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<small> (1) Le ''mohur'' vaut 32 shillings, soit 40 francs.</small><br />
<small> (2) M. Russell a ouï dire que les pierres de ce bracelet, arrivées dans les mains d’un officier, ont été revendues par lui à un joaillier 7,500 livres sterling (187,500 francs). </small><br />
<small> (3) ''My Diary in India'', tome Ier, page 348.</small><br />
<small> (4) ''Mud-forts''. Cette expression revient à chaque instant sous la plume de M. Russell.</small><br />
<small> (5) Avant cette dislocation, en avril 1858, l’armée de sir Colin Campbell se composait (d’après les états officiels que cite M. Russell dans l’appendice de son ''Diary'') de 18,278 hommes de toutes armes, dont 1,745 soldats ou officiers d’artillerie, 865 du génie, 3,169 sabres et 12,498 baïonnettes. </small><br />
<small> (6) Roya ou Royea, défendu par Nerput-Singh, un des chefs rebelles. Un des plus brillans officiers de l’armée anglaise, le jeune Adrian Hope, périt misérablement devant cette bicoque, imprudemment attaquée de front. </small><br />
<small> (7) Cette affaire eut lieu près d’Oosaite, sur la route du Budaon, dans un endroit nommé le Kukrowlee. La colonne du général Penny était de 1,550 hommes, dont 553 Anglais, un bataillon de Beloutchies, quelques fantassins du Pendjab, et 250 cavaliers du Moultan. Il menait avec lui six pièces de campagne. Plusieurs officiers furent grièvement blessés dans ce combat, qui eut tous les caractères d’une surprise.</small><br />
 
 
<center>VIII</center>
 
Cette affaire de Bareilly (5 mai 1858), où, faute d’informations suffisantes, sir Colin Campbell devait voir encore une fois lui échapper les rebelles alors qu’il se croyait certain de frapper un grand coup, un coup décisif, n’est pas en elle-même plus intéressante que vingt autres combats livrés à cette époque, ou dans les mois qui suivirent, aux sept ou huit principales fractions de l’armée insurgée qui parcouraient le pays dans toutes les directions. Les vaincre, si elles avaient voulu combattre en rase campagne, rien de plus facile; mais les traquer, les surprendre, les acculer, telle était la mission des généraux anglais, et il faut convenir qu’elle n’était pas des plus simples. La connaissance imparfaite des localités, les divergences des rapports d’espions (1), les chaleurs excessives qui tuèrent plusieurs centaines de soldats européens, les terribles orages de l’Inde, ces ''tempêtes de sable'', comme on les appelle, où le simoun balaie devant lui des montagnes d’une poussière qu’on dirait empoisonnée, voilà ce qui, mieux que leurs fusils et leurs canons, protégeait les cipayes, favorisés d’ailleurs par le concours tacite des populations indigènes. Il a fallu plusieurs mois consécutifs, et plus d’expéditions encore que de mois, pour arriver peu à peu à les refouler vers la frontière du nord, les chasser vers le Népaul, les fatiguer, les réduire en détail : œuvre complexe dont nous n’aborderons pas le récit.
 
Ce qui nous ramène à Bareilly, c’est le souvenir que nous a laissé le récit de cette bataille (ou de ce combat) tel qu’il se trouve dans le journal du courageux correspondant. Jamais M. Russell n’avait couru de telles chances ou vu la mort de si près. Ses impressions furent vives; elles ont chaudement coloré la chronique de cette journée, mémorable à ses yeux. Nous nous permettons, tout en lui laissant la parole, d’abréger quelque peu sa vive et pittoresque narration.
 
« Nous marchions sur Bareilly par une chaussée élevée au-dessus du plat pays; on Ta ainsi construite pour la mettre à l’abri des inondations. La plaine est coupée de nombreux ''nullahs'' (ravins), ce qui gêne en bien des endroits les évolutions des troupes régulières. Le colonel Jones, qui vient pour prendre la ville à revers, est, on le suppose, à une journée de marche. Bareilly se trouve donc bloqué sur deux faces; mats il reste deux côtés par lesquels la plus grande partie des rebelles pourra s’échapper, attendu qu’ils ont une cavalerie bien plus nombreuse que la nôtre.
 
« J’ai dit ce matin à mon ''sycee'' qu’il eût à tenir mon cheval toujours à portée de la litière où je voyage. Alison et Baird (2) ont donné des instructions analogues à leurs serviteurs. L’ennemi a des milliers de ''sowars'', nous avons seulement quelques centaines de cavaliers. Notre ligne de marche sera très longue, très imparfaitement protégée. Les indigènes aiment beaucoup les attaques de flanc et d’arrière-garde. Notre position spéciale nous expose particulièrement, car nos porteurs, en butte aux insultes des soldats qui encombrent la chaussée, s’écartent volontiers, et prennent à droite ou à gauche, à travers champs, sur les flancs de la colonne.
 
« Les mouches me persécutent, la poussière m’étouffe, la chaleur m’abat. Le sang qu’on m’a ôté, les récentes piqûres des sangsues, le vésicatoire posé récemment à l’intérieur de ma cuisse, viennent ajouter à mes souffrances. La belladone a perdu son influence calmante sur les douleurs du membre si rudement atteint. — Je ne vois, par l’interstice de mes rideaux, que les jambes des chameaux, des chevaux, des éléphans et des hommes, comme perdus dans un nuage de poussière. Pas d’arbres au bord de la route, un soleil de feu! Mes sensations sont à peu près celles d’un homme qu’on étoufferait dans un bain de boue. Les haltes fréquentes de la colonne sont ''agaçantes'' au dernier point. Quelques coups de feu à l’avant-garde,... je m’informe : c’est une patrouille ou un piquet ennemi auquel on vient d’enlever un canon destiné à balayer la route. Un escadron ou deux de carabiniers sont dans les champs à ma gauche, et se dirigent vers des bois qui bordent la plaine richement cultivée. Un nuage de fumée s’élève à la base d’un bouquet d’arbres. Arrive un boulet de l’ennemi qui ricoche dans la direction de ma litière, au grand émoi des ''camp-followers'' occupés à récolter les champs de légumes. Second coup de canon. Les carabiniers se retirent au petit trot hors de la ligne du feu. Sir Colin passe, suivi d’un petit état-major et d’une pièce attelée. L’ennemi semble les prendre pour but. Tout à coup cependant son feu cesse. Je regarde, penché hors de mon ''doolie'', et je vois notre infanterie qui se développe sur les côtés de la route. On aperçoit à travers les arbres quelques blanches maisons : — ''Bareilly hai, sahib''! me disent mes porteurs.
 
« Un officier passe près de moi et m’aperçoit dans le ''doolie'' : — Dites-moi, Russell, savez-vous où est Tod Brown (3)?... Le ''chef'' (général en chef) demande du gros canon... L’ennemi est bien retranché, il paraît nombreux; sir Colin, avant d’aller à lui, veut le régaler de quelques boulets... Il y a des masses de cavalerie sur nos deux flancs.
 
« J’avais vu Tod Brown une heure auparavant, cherchant à se frayer passage à travers les chariots et l’infanterie qui encombraient la route. Je le dis à mon questionneur, qui me quitta pour continuer ses recherches.
 
« La chaleur devenait de plus en plus écrasante. A chaque instant, des soldats européens se trouvaient mal, et je les voyais emporter. Le major Metcalfe m’avait donné le matin fort obligeamment deux bouteilles de vin de France; j’en fais porter une tasse à un pauvre diable étendu près de ma litière. On lui ingurgite le vin non sans difficulté, car il avait déjà les dents serrées et la langue collée au palais. Il reprend quelque peu connaissance, me regarde et me dit : ''Dieu vous récompense''! puis il fait un effort pour se relever, aspire l’air avec peine, et retombe... mort.
 
« La route s’encombre de plus en plus. Ma litière subit de rudes chocs et menace de rouler en bas de la chaussée. J’aperçois sur notre gauche un petit bouquet d’arbres qui me semble à un petit quart de mille, et où nous serions à l’ombre. Tout autour, dans les champs, nos valets de camp continuent à piller les légumes, les salades, les grains de toute espèce qui semblent abonder en ce fertile pays. Ce bouquet de bois, si attrayant de loin, n’est en somme qu’un groupe de bambous et d’autres arbustes donnant peu d’ombrage. Nous nous y installons cependant, et nos porteurs se dispersent dans les bambous pour y bavarder et y dormir tout à leur aise.
 
«De l’armée, plus de vestige; elle a disparu comme si un gouffre se fût ouvert sous elle. Nos troupes sont dans les ravins en avant de nous, et peut-être aussi dans la plaine à droite, dont la chaussée nous isole; derrière nous, assez loin, l’arrière-garde et les bagages. Ça et là des nuages de poussière indiquent la marche d’un corps de cavalerie. Grâce à nos moissonneurs, le paysage a l’aspect paisible de ceux d’Angleterre au temps des récoltes; mais le soleil nous avertit que nous ne sommes point dans le comté de Kent.
 
«Toutes mes plaies piquent ferme. J’ai, l’un après l’autre, dépouillé tous mes vêtemens, sauf ma chemise, et je demeure haletant au fond de mon ''doolie''. Une demi-heure se passe ainsi dans une espèce de rêverie nuageuse et troublée. J’ai cessé de m’étonner de toutes ces lenteurs inexplicables. Un bruit de mousqueterie me réveille. Je regarde, penché à ma portière, et je vois une longue ligne de ''highlanders'' en avant de nous, qui, paisiblement, fermes à leur poste, les yeux fixés au loin, tiraillent isolément... sur quoi, je ne puis le deviner; on entrevoit cependant quelques troupes indigènes défilant en avant d’eux dans le lointain. Le feu, soudainement ouvert, s’éteint tout à coup. — Qu’y a-t-il donc? demandai-je à Baird. — Ah! je n’en ai pas la moindre idée... on tire... voilà tout... Quelle damnée chaleur!... Je me sens mourir... Suit une longue pause. Je regarde une ou deux fois vers la route, cherchant des yeux quelques symptômes de marche en avant ; puis le sommeil me gagne... Quels rêves je fis, je ne m’en souviens guère; mais le réveil... oh ! je me le rappelle bien......
 
« Une clameur, des cris étourdissans à mon oreille ; mon ''doolie'' brusquement soulevé retombe à terre : ''Sowar! sowar'' ! criaient mes porteurs. Je les vois gagner pays tout effarés. Les ''camp-followers'' en grand désordre galopent tous vers la route ; hommes, animaux battent le sol de leurs pieds tumultueux; les éléphans poussent des cris aigus, les chameaux, le cou tendu, allongent leur trot irrégulier. Chevaux, ânes, femmes, enfans, une véritable marée déferle, blanche et rapide, vers la chaussée en relief : bref, une panique monstre; puis, ciel miséricordieux! à quelques centaines de mètres, un grand flot de blancs ''sowars'', le sabre haut et brillant au soleil! L’air ébranlé s’emplit de leurs cris et de leur galop sonore ; sur leur passage, les ''camp-followers'' tombent la tête fendue, les bras sanglans, et l’aile gauche de cette cavalerie enragée arrive en droite ligne vers le bouquet d’arbres qui nous abrite!...
 
« Un clin d’œil suffit pour embrasser un tableau que la langue ou la plume serait une bonne heure à rendre incomplètement.
 
« En ce moment, mon fidèle ''sycee'', — la sueur perlant sur sa face noire, — accourait vers la litière, et tirait après lui mon cheval, qui se défendait et se cabrait; le brave homme poussait des gémissemens à fendre l’âme. A peine pouvais-je me mouvoir dans le ''doolie''. Je ne sais donc comment je m’y pris, mais enfin je trouvai moyen, aidé par le pauvre Ramdeen, de me mettre en selle. Je crus enfourcher une plaque de fer rougi. La peau de ma cuisse, brûlée par les vésicatoires, se détacha et roula sur elle-même comme un parchemin qu’on approche du feu. Les piqûres de sangsue se remirent à couler. Le fer des étriers me paraissait du charbon incandescent. La mort semblerait douce auprès d’une torture pareille.
 
« Je n’avais sur moi, — je l’ai dit, — que ma chemise. Pieds et jambes nus, la tête découverte, escorté de Ramdeen, qui avait saisi la courroie d’un de mes étriers, et poussait le cheval autant par ses cris qu’avec la branche épineuse dont il lui labourait les flancs, je traversai la plaine sous cet effrayant soleil. Je me trouvai bientôt dans un tohu-bohu d’animaux empêtrés les uns avec les autres, et quand je vis une compagnie de ''sowars'' se ruer sur nous, je dis adieu à toute espérance. Ramdeen poussa un grand cri, et, jetant par-dessus son épaule un regard effrayé, lâcha tout à coup mon étrier, puis disparut. Je suivis la direction de son regard, et aperçus un grand coquin à barbe noire, accompagné de trois ''sowars'', qui venait droit à moi. Je n’avais ni sabre, ni pistolets. Précisément alors un pauvre ''doodwallak'' (4), menant sa bête par l’anneau passé dans le nez, se jeta en travers de moi, et voyant le ''sowar'' si près, se coula sous le ventre du chameau. Prompt comme la pensée, le ''sowar'' fît passer son cheval autour de l’obstacle qu’on lui opposait ainsi, et au moment où l’homme baissé se redressait, je vis, comme on voit l’éclair, le ''tulwar'' levé fondre sur sa tête. La lame traversa les deux mains qu’il avait machinalement portées en l’air pour parer le coup, et avec un faible cri de ''Ram ! Ram'' ! qui s’éteignit au fond de sa gorge, le chamelier tomba tout à côté de moi, la tête fendue jusqu’au nez.
 
« Je compris que mon heure était arrivée. Mes talons nus ne produisaient aucun effet sur les flancs de mon cheval essoufflé. J’entrevis bien un nuage de poussière et un groupe d’hommes qui, de la route, venaient sur nous; mais au même moment je sentis une douleur poignante, et il me sembla que deux éclairs jaillissaient de mes yeux. Cependant un sentiment net de la situation me restait encore : je compris que je venais d’être sabré; je portai ma main à ma tête, et la retirai non ensanglantée. Alors me vint un rêve joyeux, qui tout à coup me transporta dans mon pays. J’étais en pleine chasse, la meute aboyait autour de mon cheval lancé au galop ; mais je ne pouvais plus me tenir en selle, un brouillard passait devant mes yeux, et tout ce qui me revient de mes sensations à cette minute même, c’est que je faisais un délicieux plongeon dans les fraîches eaux d’un lac, où j’enfonçais à des profondeurs inouïes ; puis les eaux pénétraient dans mes poumons avec ce bruit particulier qu’elles font à l’issue évasée d’un étroit conduit,... et je me sentis étouffé...
 
« En recouvrant mes sens, je me trouvai sur le bord de la route, couché dans un ''doolie''. Tout ce qui m’était arrivé me faisait l’effet d’un rêve. Je voulus parler; ma bouche était pleine de sang. De violens spasmes dans les poumons me firent expectorer, pendant une heure et plus, des mucosités sanguinolentes. Des médecins m’ont dit depuis, — ce que j’ignorai dans le moment, — qu’un de mes poumons ne fonctionnait déjà plus, et que, sans l’événement qui détermina cette évacuation abondante, je serais infailliblement mort, non d’un coup de sabre, mais d’un coup de soleil. »
 
A cette même journée de Bareilly, un incident caractéristique faillit priver l’armée anglaise de son général. Ce fut une charge de ces guerriers fanatiques qu’on appelle ''ghazies''. Les ghazies sont liés par un serment religieux; d’avance ils ont fait le sacrifice de leur vie quand ils marchent contre les infidèles. Ceux-ci, coiffés de turbans verts, ceints d’écharpes vertes, arrivèrent, le ''tulwar'' en main, la tête abritée sous le bouclier, ayant au doigt l’anneau d’argent sur lequel est gravée une sentence du Koran. Ils criaient : ''Deen! deen''! et se livraient à des danses frénétiques. Leur charge inattendue fut si rapide que sir Colin Campbell eut à peine le temps de commander aux grenadiers de son escorte de recevoir ces gens à la baïonnette. Quelques soldats malheureusement perdirent la tête et firent feu. À la faveur du désordre, les ghazies pénétrèrent derrière les soldats du 62e jusqu’au groupe de l’état-major, et quelques officiers, arrachés de leurs chevaux, faillirent être mis en pièces. Des ghazies, un ou deux à peine échappèrent. Leur chef ou champion était arrivé, avec des cris de défi et à travers les balles, jusqu’à un mètre de la ligne formée par les soldats. L’un de ceux-ci fit un pas en avant, et, lui appuyant sa carabine entre les deux yeux, lui cassa la tête à bout portant.
 
Tout semblait fini quand le regard de sir Colin Campbell, errant sur cette scène de carnage, rencontra celui d’un ghazie étendu à terre et qui faisait le mort, mais dont la main serrait étroitement le manche de son sabre : « Un coup de baïonnette à cet homme-là! » dit froidement le général. Un grenadier exécute l’ordre : la pointe de son arme s’engage sans pouvoir le percer dans l’épais tissu de coton maillé qui protégeait la poitrine du ghazie, et celui-ci se relève par un élan de bête fauve ; mais un Sikh qui se trouvait là par hasard, d’un revers de son sabre bien affilé, fait rouler aux pieds de sir Colin la tête de son féroce ennemi.
 
La chance avait définitivement tourné contre M. Russell, déjà malade et blessé deux fois. Après une dizaine de jours passés à Bareilly, — que les rebelles avaient évacué, — il rebroussa chemin avec l’état-major, et, non sans dangers nouveaux, non sans fatigues nouvelles, se retrouva le 24 mai à Futtehghur. De là seulement il put se mettre en route pour Simla, où les médecins l’envoyaient respirer l’air vivifiant des montagnes. Ce fut à cette occasion qu’il vint à Delhi et fut admis à contempler dans sa misérable déchéance le vieillard à peu près idiot en qui se sera éteinte la dynastie mogole. Il en partit le 10 juin, et trois jours après il était au bord de cette fraîche zone qui enveloppe au nord les plaines brûlantes de l’Hindoustan. Son séjour à Simla, interrompu par deux excursions dont le récit offre de curieux détails, dura jusqu’au 6 octobre. A cette époque, lord Clyde (sir Colin Campbell) préparait une nouvelle expédition contre ceux des grands feudataires de l’Oude qui n’avaient pas encore déposé les armes. M. Russell, bien rétabli et nullement rebuté par ses mésaventures de guerre, courut rejoindre l’état-major. Sur sa route se trouvaient Meerut, Agra, Mynpoorie, qu’il visita pour la première fois, et Cawnpore, qu’il revit avec de moins sombres préoccupations. D’Allahabad, où le 23 octobre il reprenait sa position quasi-officielle auprès de lord Clyde, il commençait le 1er novembre une seconde campagne qui dura deux mois.
 
Cette « chasse aux taloukdars,» — lui-même l’appelle ainsi, — fut un tissu de mécomptes quotidiens, de fausses manœuvres, d’avortemens stratégiques. L’ennemi était partout et n’était nulle part. Tantôt il offrait la bataille et disparaissait au moment où on croyait en venir aux mains, tantôt la forteresse où on pensait avoir cerné quelqu’un de ces chefs rebelles, — Bene-Madhoo, Mehndie-Hoosein, Tantia-Topee ou tout autre, — se trouvait évacuée de nuit par ces insaisissables fuyards. Cependant, au prix de marches et de fatigues énormes, on repoussait peu à peu les insurgés vers le nord, et les postes de police établis derrière l’armée dans chacun des districts qu’elle venait de balayer replaçaient le pays sous l’autorité britannique. Un moment vint où les corps insurgés furent rejetés derrière la Gogra. Les soumissions individuelles commencèrent dès le 18 novembre; les fiers ''zemindars'' venaient, l’un après l’autre, faire leur traité de paix. La misère sévissait dans les rangs des rebelles. On savait par le rapport des espions que de graves dissensions s’étaient glissées parmi leurs chefs. Enfin, après un dernier combat (30 décembre 1858), le dernier corps qui restait en-deçà de la Raptie fut rejeté derrière ce cours d’eau et se trouva ainsi sur le territoire du Népaul. Allié plus fidèle et moins indécis, Jung-Bahadour n’aurait pas eu grand’peine à dissoudre ce qui survivait de ces bandes amoindries et désorganisées; mais soit inertie, soit pour témoigner au gouvernement anglais qu’il ne se regardait pas comme assez largement payé de ses services passés, soit enfin, — ce qui est moins probable, — par un reste de compassion pour des hommes de même race et de même religion, le maharajah ne prit aucune mesure sérieuse contre les insurgés réfugiés chez lui. Pénétrer au-delà de la frontière anglaise était une mesure grave. Lord Clyde ne se croyait pas autorisé à la prendre sans consulter le gouverneur-général. Une chute de cheval était d’ailleurs venue tempérer son ardeur, et lui rendait le repos fort nécessaire. Aussi, dès la première quinzaine de janvier, après avoir reçu à merci plusieurs des principaux chefs rebelles, — mais sans s’être saisi du Nana, dont on avait presque constamment suivi la trace dans les derniers jours de l’expédition, — il reprenait la route de Lucknow, où M. Russell se sépara de lui définitivement le 18 janvier 1859. Sa mission était terminée, et, parti le 3 mars de Cawnpore, il courut à Calcutta s’embarquer pour le ''home, sweet home'', après une année qui doit compter au moins double dans les états de service de « la plume de guerre (5). »
 
L’impression générale que traduit son ''journal'', et que, de retour en Angleterre, il paraît avoir conservée, est celle d’une surprise découragée. Bien évidemment, il ne s’attendait point à ce qu’il a vu. Bien évidemment aussi, ce qu’il a vu ne lui a point laissé sur l’avenir de l’empire anglo-indien des espérances trop flatteuses. Quelques vérités, bien constatées pour lui, attestent à ses yeux la fragilité de cette immense construction. La première est celle-ci : sans le concours des populations indigènes elles-mêmes, les Anglais ne pourraient pas se maintenir dans l’Inde. Supposez que les Sikhs et les Ghoorkas eussent refusé de marcher, la révolte des cipayes n’eût pu être domptée; elle l’eût été difficilement, même avec l’aide des Sikhs et des Ghoorkas, sans les services actifs de quelques puissans ''rajahs'' (6) demeurés fidèles à une cause qui leur était étrangère. Ces misérables ''camp-followers'' eux-mêmes, ces valets de camp, porteurs d’eau, porteurs de litières, marchands de lait, faucheurs, chameliers, cornacs d’éléphans, que l’Anglais hautain et brutal injurie ou frappe à tort et à travers, sont les agens indispensables de sa puissance. — Sans eux, disait un sergent à M. Russell, nous ne tiendrions pas huit jours la campagne. — Par un simple acte de mauvaise volonté, purement passive, en protestant, selon la mode du pays, par cet abandon collectif de toute industrie, de toute activité, (''dhurna'') que se sont quelquefois imposé les habitans d’une ville ou d’un district tout entier, l’Inde se débarrasserait, sans coup férir, de ses maîtres. Ces maîtres, elle les hait sans les comprendre. Les deux races juxtaposées sont une énigme l’une pour l’autre. L’Anglais ne peut se faire à ce calme du fatalisme oriental qui laisse si peu d’essor à la volonté, à l’activité humaine. Lui, l’homme glouton du Nord, il méprise ce sensualisme subtil qui se nourrit de parfums, de rêverie, de paresse et de voluptés. Lui, l’aristocrate laborieux, armé, dompteur d’hommes et d’animaux, écuyer, boxeur, rameur, orateur, voyageur, il prend pitié de cet autre aristocrate bien autrement fier, qui de ses pieds sacrés dédaigne de toucher le sol immonde, pour qui tout travail est une œuvre servile, tout trafic une souillure, tout effort un supplice infamant. Diplomate courtois et rusé, dont les lèvres distillent le miel au moment même où sa main cherche, sous le ''cummerbund'' de soie, le khanjiar empoisonné dont il va vous frapper, l’Hindou, par sa duplicité, révolte, exaspère l’honnêteté farouche de John Bull, qui oublie, en s’indignant, de combien de promesses violées, de combien de traités menteurs, de combien d’attaques imprévues, de corruptions largement payées se compose le pouvoir qu’il est appelé à maintenir. Aux yeux de l’Hindou, qu est-il donc? Pas même un homme, une créature étrange, — un orang-outang si l’on veut, très perfectionné, — qui sait se battre, envoyer des boules de feu qui tuent de très loin, faire marcher des voitures avec de l’eau chaude, obtenir à coups de bâton la rentrée de l’impôt, du reste sans aucune notion de la vie civilisée. Ne mange-t-il pas du porc ? n’immole-t-il pas à son appétit insatiable le bœuf lui-même, animal sacré? Ne mêle-t-il pas à ses goinfreries l’abus des liqueurs qui rendent fou? Puis, les joues animées, la langue épaisse, après avoir hurlé on ne sait quels discours sauvages terminés par des cris de chien [''toasts'' et ''hurrahs''), ne le voit-on pas aller rejoindre; dans Je salon voisin, des ''mems (madams'') éhontées qui, le visage nu, les bras nus, les épaules nues, se laissent prendre à bras-le-corps et dansent comme des ''nautch-girls'' (bayadères)? Le domestique qui se tient debout, grave et vêtu de blanc, derrière chaque, convive anglais à la table du ''deputy commissioner'', ne pense et ne peut pas penser autre chose de ces ''burra-sahibs'' inexplicables, pour lesquels il a toutes les génuflexions qu’ils voudront, mais pas d’autre respect que celui dont le nègre entoure le commandeur qui le fouaille. Grave malentendu que des siècles ne détruiraient pas ! Et l’Angleterre a-t-elle des siècles à rester maîtresse de cette colonie lointaine, coûteuse, énorme? Au fond du cœur, qu’en pensent ses hommes d’état? N’en est-il pas qui, s’ils osaient dire toute leur pensée, avoueraient qu’ils subissent l’Inde comme une succession acceptée, dont les charges passent les bénéfices? Mais comment donner cours à cette opinion quand l’abandon de l’Inde est reconnu impossible ?
 
« Puisqu’il en est ainsi, disent certains politiques, convertissons, moralisons notre conquête. » Convertir et moraliser cent cinquante millions d’hommes, petite difficulté ! Comment s’y prendre ?— Comme s’y prenaient les lieutenans de Mahomet : le crucifix ou le sabre. — A merveille ! Mais ce n’était pas le crucifix que l’on imposait en février 1857 aux cipayes de Berhampore : on leur demandait de porter à leurs lèvres un morceau de papier où pouvait se trouver l’arrière-trace de quelque substance réputée impure. De cette exigence, bien innocente à coup sûr, qu’est-il résulté? Nous ne savons trop ce que valent, comme engin de guerre, les cartouches Enfield; mais nous savons, en revanche, qu’elles coûtent présentement à l’Angleterre, qui liquide les frais de l’insurrection, plus d’un milliard de francs. A ce prix-là, que représente la conversion de l’Inde, chiffrée en livres sterling?
 
Sur tous ces sujets, réforme religieuse, réforme morale, réforme militaire, réforme administrative de l’empire anglo-indien, les livres abondent (7). Il faut les parcourir pour se faire une idée juste de l’incohérence qui règne dans les vues, les déductions, les raisonnemens de tous ces réformateurs. Tout vient, selon l’un, de ce qu’on a laissé « déshonorer le Christ. » Cela veut dire qu’il fallait abolir l’idolâtrie des Hindous et forcer les mahométans à ne plus haïr Jésus. Encore une fois, détruire trois cent trente-trois millions de dieux, — c’est le chiffre du panthéon hindou, — adorés par deux cent millions d’êtres humains, cela n’est point une œuvre légère. Hunooman, le singe à face noire (8), Indra, Doorga, Shiva, Yuma, Gunesha, Puvuna et Brahma, ainsi que les animaux qu’ils montent, éléphant, lion, taureau, buffle, rat, daim, chèvre, etc., ont autant d’adorateurs que les saints de notre calendrier, et, — il faut bien le dire, — des adorateurs plus convaincus, plus fervens, plus exacts à pratiquer leur culte. Presque tous ces dieux ont une biographie romanesque, qui terrifie et réjouit l’imagination des croyans. L’Évangile leur paraît bien pâle quand ils le comparent aux incarnations de Wishnou, lequel eut deux femmes légitimes et en séduisit une foule d’autres : Rhada, par exemple, sa maîtresse favorite, dont l’image figure sans cesse, dans les cortèges solennels, à côté de celle du dieu, tandis que les épouses légitimes y brillent par leur absence. Que de gaieté dans les querelles de Shiva et de sa femme Parvutee, jalouse et fière comme Junon, et qui reproche à son Jupiter de courtiser « des filles de basse caste ! » Indra, le roi du ciel, a violé la femme de son guide spirituel; Yuma, le Pluton hindou, a frappé sa mère d’un coup de pied; Doorga épouse deux fois son mari Shiva, sous un nom d’abord, puis sous un autre (Suttee et Parvutee); Kali (c’est encore Doorga), pour avoir bu le sang des géans vaincus par elle, a sur la poitrine un éternel ruisseau de sang. C’est Kali qu’invoquent de préférence les voleurs et les courtisanes, dévots et dévotes étranges, mais sincères, et qui ne manquent jamais de prier soit pour le succès d’une embuscade, soit pour la rencontre d’un riche amoureux.
 
Nous voilà un peu loin du christianisme ; serions-nous par hasard plus près de la grande charte et du régime constitutionnel? Il est permis d’en douter, et d’admettre, au moins comme solution provisoire, celle qu’ont adoptée les maîtres de l’Inde, à savoir qu’il faut laisser subsister, comme instrument nécessaire, le pouvoir féodal des grands propriétaires terriens, les confirmer dans leurs privilèges, les avoir pour intermédiaires entre les foules assujetties et la poignée de conquérans qui vient leur dicter des lois. Quant au mécanisme administratif à l’usage de ceux-ci, la conclusion le plus généralement acceptée à l’heure présente est qu’il faut le simplifier autant que possible, en donnant l’autorité la plus absolue, la plus arbitraire, aux représentans supérieurs du gouvernement britannique, tout en les maintenant sous un contrôle sévère, et en laissant peser sur eux de tout son poids la responsabilité de leurs erreurs ou de leurs crimes. C’est ce qu’on appelle le système du Pendjab. Mais tous ces changemens, toutes ces réformes seront vainement essayés, si le niveau moral de la race conquérante ne s’élève pas à la hauteur de sa tâche. Depuis les soldats anglais que M. Russell nous montre crevant les barils d’or placés sous leur escorte (9) jusqu’aux officiers et employés supérieurs qui, de leur propre aveu, « ne resteraient pas vingt-quatre heures dans l’Inde sans les roupies qu’on y récolte, » nous ne rencontrons que des hommes poussés par un mobile unique, l’amour du gain. C’est là, nous le savons de reste, la grande préoccupation des temps actuels, c’est le grand ressort de l’activité des nations. Cependant, pour résoudre un problème comme celui que l’Inde pose à l’Angleterre, il faut d’autres pensées, des vues plus hautes, un désintéressement, une abnégation dont quelques-uns de ses plus grands hommes d’état et de guerre lui ont, en divers temps, donné le glorieux exemple. Une immense part lui a été faite dans la tutelle du monde. L’Angleterre s’en est montrée digne à certains égards, ce n’est pas nous qui le contesterons jamais. La Providence semble lui demander plus encore, et certes la révolte de 1857 est une injonction solennelle s’il en fut jamais. Le moment est donc venu de ceindre ses reins, non pas comme le mineur rapace qui va creuser son filon dans la roche obscure, mais comme le pasteur d’hommes qui mène dans la bonne voie son troupeau docile. Le rôle de cette île riche et puissante lui interdit le repos. Pour elle, ne pas grandir est déchoir; s’arrêter, c’est ne plus vivre. Heureuse, après tout, la nation à qui Dieu dit : « Sois héroïque ou meurs! » Il ne peut parler ainsi qu’à celles qu’il a mises au premier rang.
 
 
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<small> (1) La veille de la bataille de Bareilly, par exemple, plusieurs rapports signalaient la présence à Furreedpore de plusieurs corps ennemis bien pourvus de canons. Un voyageur qui arrivait de cette ville déclara qu’il n’y avait laissé ni un soldat ni une pièce d’artillerie. Le mensonge parut flagrant, et le quartier-maître général fit raser les sourcils, la barbe et les cheveux de l’imposteur, à qui ou administra ce que les Anglo-Indiens appellent « un ''backshish'' de bambou, » savoir une forte bastonnade. Le lendemain, il fut constaté que lui seul avait dit vrai. (''My Diary'', t. Ier, p. 407.)</small><br />
<small> (2) Les deux premiers aides-de-camp de sir Colin Campbell, tous les deux malades, le dernier de la petite vérole. </small><br />
<small> (3) Officier d’état-major attaché à l’artillerie.</small><br />
<small> (4) ''Dood'', chameau; ''dood-wallah'', conducteur de chameaux.</small><br />
<small>(5) ''Pen-of-War''; c’est le surnom populaire qu’on a donné à M. William Russell. </small><br />
<small> (6) Le rajah de Puttiala, celui de Jheend, etc. </small><br />
<small>(7) ''England and India, an Essay on the duties of Englishmen towards the Hindoos'', by Baptist Wriothesley Noël; 500 pages (London, Nisbet, 1859). — ''Topics for Indian Statesmen'', by John Bruce Norton, barrister at law, Madras, 400 pages (London, Richardson brothers, 1858), etc. </small><br />
<small> (8) Fils de Puvuna et d’une guenon. </small><br />
<small> (9) Il ajoute, — et ceci est une honte pour l’Angleterre, — qu’on en était venu à ne plus faire voyager les caisses publiques autrement que sous la garde des soldats indigènes!</small><br />
 
 
 
E.-D. FORGUES.