« La Science et le réalisme naïf » : différence entre les versions

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{{t2|LA SCIENCE ET LE REALISME NAIF}}
 
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Les termes «données positives», «science positive» qui sont
devenus courants, renferment, semble-t-il, une pétition de principe.
En effet le terme positif, selon la définition d’Auguste Comte
et l’usage constant qu’il en a fait et dont ses sectateurs ne
se sont pas sensiblement écartés depuis, revêt cette signification
précise: «dont toute métaphysique est exclue». Ainsi, on suppose
qu’il est possible de recueillir des données scientifiques qui
ne soient pas «entachées» d’ontologie, de spéculations sur la
nature de la chose en soi et l’on semble même affirmer que la
science, telle que nous la connaissons, est conforme à ce schéma.
Nous croyons au contraire qu’il est possible de montrer que ni
la science actuelle, ni aucun système de savoir que l’humanité ait
réellement connu n’y correspondent de près ni de loin.
 
En ouvrant les yeux le matin, en étendant la main hors de
mon lit, je perçois toute une série d’objets qui constituent le
monde matériel. On ne saurait douter que cette opération n’apparaisse
à mon sens intime uniquement comme une action des
objets, mon rôle à moi étant purement passif. Il est également
certain que cette perception, cette constitution du monde matériel
est un fait tout à fait général, elle s’opère d’une manière à peu
près semblable chez tous les êtres humains, du moins en tant
qu’ils sont doués de sens et d’un intellect fonctionnant normalement.
 
Elle s’opère irrésistiblement, nous sommes tout à fait
impuissants à l’empêcher ; on a beau nourrir les convictions métaphysiques
les plus idéalistes, on voit la matière et on la touche.
Il n’empêche que ce n’est là qu’une apparence; il est aisé d’établir
que l’acte de la perception est loin d’être simple et que l’intellect
y joue un rôle fort actif; la vision notamment contient, comme
l’ont établi Berkeley et Helmholtz, toute une série de jugements
condensés assez malaisés à suivre. Mais ce n’est qu’à grand
peine que nous dépouillons nos actes de perception de ce qu’y
apportent la mémoire et le raisonnement inconscients, pour
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/164]]==
parvenir,
avec M. Bergson, jusqu’aux «données immédiates de la
conscience», très différentes, il faut l’avouer, de ce que nous
avons jugé d’abord être notre perception purement passive.
 
Ces sortes d’analyses ne sont pas entièrement étrangères à la
science dite positive: l'Optique physiologique de Helmholtz que
nous venons de citer en témoigne éloquemment. Mais il est
à remarquer que ce grand physicien, qui était en même temps un
profond penseur, considère sans aucun doute les recherches de
cet ordre comme appartenant à la partie la plus avancée de la
science, à son couronnement, et il est certain que cette disposition
est conforme à la bonne méthode scientifique.
 
Quelle est donc la manière dont procède la science? Ouvrez
un manuel de physique; on y dissertera parfois, aux premières
pages, sur les propriétés générales de la matière, sur sa divisibilité,
son impénétrabilité, etc., mais on s’abstiendra soigneusement
de rechercher la sensation immédiate, de la distinguer d’avec
la perception. Qu’est-ce à dire ? Tout simplement que la science
— provisoirement s’entend et en tant que point de départ —
se sert des perceptions en leur entier, telles que les sens semblent
les offrir dès l’abord à l’homme non prévenu.
 
L’ensemble de ces perceptions est désigné en philosophie
comme le monde du «réalisme naïf». Ce n’est en effet autre chose
qu’un système métaphysique ou ontologique, une théorie posant
l’existence d’objets «en soi», en dehors de la conscience. On
a quelquefois feint d’en douter; on a prétendu que le sens commun
n’affirmait que l'existence d’une «possibilité permanente de
sensation». Mais c’est là une théorie manifestement insuffisante,
le sens commun ne se contente pas de poser la permanence d’une
vague forme d’être en puissance ayant besoin, pour passer à
l’existence, d’une sorte d’entéléchie, il affirme l’existence de la
chose elle-même, entièrement indépendante de la sensation. Cette
table rouge que j ’ai aperçue tout à l’heure, que je n’aperçois plus,
— si je consulte mon sens commun seul — persiste toujours
dans la plénitude de son existence, conservant toutes les qualités
que tout à l’heure j ’ai simplement perçues, et notamment celle
d’être de couleur rouge.
 
Que si, au lieu de m’adresser au sens commun de l’homme
naïf, j’interroge le sens de la réalité d’un physicien, ce dernier
formulera d’abord, en toute clarté et précision, une restriction
importante : il niera que la couleur rouge persiste réellement dans
la table quand
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/165]]==
nous détournons les yeux. Le phénomène que
nous appelons couleur rouge, dira-t-il, est en dehors de nous
une ondulation de l’éther d’une certaine amplitude; en elle-même
cette ondulation n’a rien de rouge ni même de lumineux:
c’est ce qui fait qu’elle est susceptible de faire naître en nous
des sensations diverses, par exemple, si elle frappe notre épiderme,
nous la ressentirons comme chaleur. Le quid-proprium
de la sensation du rouge et même de la sensation lumineuse
en général nous appartient en propre et par conséquent ne persiste
certainement pas dans l’objet détaché de la perception.
 
Que si nous insistons davantage, le physicien nous parlera sans
doute de molécules, d’atomes et d’électrons, probablement de
l’éther et de ses points singuliers, et, en fin de compte, l’image
du monde réel qui paraissait tout d’abord si assurée se résoudra
en tourbillons d’un fluide doué de qualités purement négatives
selon E. du Bois Reymond ou de qualités géométriques seulement,
comme le dit M. H. Poincaré, lequel fluide n’est, comme
l’a déjà reconnu Helmholtz (et comme Kant l’avait du reste vu
avant lui) qu’une hypostase de l’espace.
 
Ainsi donc, le physicien ne conserve le monde du sens commun
que provisoirement, comme point de départ; dès qu’il pousse
ses recherches, il le transforme et le modifie même si profondément
qu’il finit par le faire évanouir.
 
Il est certain qu’à première vue cette opération semble présenter
une grande analogie avec celle à l’aide de laquelle le
philosophe, analysant les éléments de la perception, fait ressortir
de son côté toute l’inconsistance de l’image que nous offre cette
réalité de sens commun. Toutefois, il suffit d’examiner les
choses d’un peu plus près pour constater que l’analogie dont
nous venons de parler est purement apparente, que la science
et la métaphysique, tout en ayant nécessairement le même point
de départ, à savoir la perception, suivent des voies entièrement
distinctes. On pourrait, à la vérité, considérer cette démonstration
comme superflue ; qui donc a jamais prétendu que science et
métaphysique soient une seule et même chose? Mais c’est qu’à
notre avis cette confusion qui paraît impossible à la pensée consciente,
on la commet inconsciemment. C’est cette méprise, c’est
le sentiment d’une analogie entre les deux méthodes, analogie
implicitement postulée, qui nous semble être au fond de cette
affirmation, que la science n’a pas pour base le réalisme naïf
et qu’elle peut même aisément
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/166]]==
être dégagée de toute supposition
sur la nature de la réalité.
 
Nous avons parlé plus haut de la permanence des objets; c’est
en effet, à l’égard de nos sensations, leur trait le plus caractéristique.
«Cette idée de quelque chose qui se distingue de nos
impressions fugitives par le caractère que Kant appelle la perdurabilité,
qui reste fixe et identique, quand nos impressions
varient; qui existe, que nous le sachions ou non, et qui est
toujours carré (ou d’une autre figure) qu’il nous apparaisse carré
ou rond, c’est ce qui constitue toute notre idée de substance
extérieure» dit Stuart Mill. — Observons en passant que Mill
a bien fait de ne parler que de figure; en effet, nous l’avons vu,
il n’en est pas tout à fait de même, du moins pour le physicien,
en ce qui concerne la couleur. Mais il est certain que ce physicien,
pas plus que l’homme naïf, ne se demandera si son
instrument continue à exister quand il détourne la tête. A supposer
qu’il soit, ce qui s’est vu, le partisan en métaphysique d’un
système idéaliste ou solipsiste très avancé, il se gardera soigneusement
de laisser ces convictions intervenir pendant qu’il travaille.
 
Tout comme aux moments où il s’agit de problèmes de la vie
ordinaire, il cessera à ce point de vue d’être philosophe, suivant
le conseil du pyrrhonien Huet, deviendra «idiot, simple, crédule»
et «appellera les choses par leur nom».
 
Mais on peut aller plus loin. Le savant croit si bien à l’existence
des choses permanentes, qu’il en crée de nouvelles. Certains
concepts constitués par la science présentent en effet une complète
analogie avec ceux du sens commun, ne sont, par le fait, que
de véritables objets dans le sens qu’attribue à ce terme le «réalisme
naïf». C’est à cette catégorie qu’appartiennent par exemple quantité
de ceux que la science découvre à l’aide d’instruments de
recherche tels que le microscope ou le télescope. Cela est
si vrai, l’analogie dont nous venons de parler est à ce point complète
que l’on aura probablement quelque peine à expliquer à un
biologiste habitué à suivre sous le microscope les évolutions d’un
microorganisme particulier, que ce dernier n’est pas réel absolument
au même titre que n’importe quel animal visible à l’oeil
nu. Or, il est certain que le consensus omnium, la communauté
d’opinion de l’immense majorité des hommes au sujet de l’existence
du monde réel, fait partie intégrante du concept du sens
commun; alors que le microbe en question est certainement ignoré
par une grande partie de l’humanité, et que la plupart de ceux qui
croient à son existence ne le font que
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/167]]==
sur la foi des savants.
 
On pourrait, à la vérité, objecter que tel animal rare, comme
par exemple l'okapi, n’a été vu jusqu’à ce jour que par un
petit nombre de personnes privilégiées; mais le cas est très
différent au fond. Pour s’en convaincre, il suffit d’avoir observé
un homme à qui, pour la première fois, on montre sous
le microscope le monde grouillant d’une goutte d’eau putride;
évidemment, dès que son oeil est dégagé du microscope, il conçoit
des doutes sur la réalité de l’image qu’il vient de percevoir;
il se demande si c’est la même gouttelette qu’il voit à présent
à l’oeil nu dénuée de toute apparence de vie organisée et s’il
n’y a pas eu supercherie ou erreur du fait de l’instrument. On
sait d’ailleurs que ces doutes ont été partagés, au début des
études microscopiques ou télescopiques, par bien des esprits
éminents; Comte encore, a cru devoir prémunir les biologistes
contre le «crédit exagéré» qu’on attribue aux résultats acquis
par un «moyen d’investigation aussi équivoque» que le microscope.
 
Mais on peut, par une voie plus directe et partant, plus concluante,
montrer qu’en effet la réalité pour les objets de deux
sortes, ceux vus à l’oeil nu et ceux aperçus sous le microscope,
n ’e s t pas e n tiè rem e n t du même ordre. On connaît la théorie
de la «primauté du toucher» qui est celle de Berkeley et qui à
l’heure actuelle est professée par un grand nombre de philosophes
très autorisés. Elle suppose que nos impressions visuelles
ne sont que des signes que nous traduisons, par suite d’associations
d’idées instantanées, en des images tactiles. Nous avons
exposé autre part (Identité et réalité p. 278), les raisons pour
lesquelles cette théorie ne nous semble pas devoir être admise.
 
Mais il ne nous paraît pas niable qu’en tout ce qui concerne
l’espace et l’occupation de l’espace, le sens tactile, ses sensations
et leur souvenir jouent un rôle éminent. La vraie réalité est
tangible. Or, il ne peut être question de toucher un microbe;
sa taille est beaucoup trop réduite pour que ses formes puissent
faire impression sur les terminaisons de nos nerfs tactiles. Quand
nous pensons à cet organisme et à l’espace qu’il occupe, nous
nous figurons en quelque sorte, comme sujet de la sensation, un
être minuscule, mais doué de sens analogues aux nôtres: c’est
à cet être que le microbe paraîtrait réellement comme occupant
un espace, c’est pour lui qu’il serait réel au même degré que
le sont pour nous nos animaux.
 
Mais peut être verrons-nous mieux encore la nature des objets
de cette catégorie, en nous adressant à certains d’entre ceux
que nous
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/168]]==
connaissons à la fois par la sensation directe et par
l’observation scientifique. Descartes déjà remarque que nous
avons «deux idées du soleil toutes diverses»; l’une qui «tire son
origine des sens» et l’autre qui «est prise des raisons de l’astronomie».
 
Pour notre sensation immédiate, le soleil est un tache
lumineuse ; il pourrait à la rigueur être simplement un phénomène
éphémère: on sait qu’Héraclite supposait qu’un nouveau
soleil naît tous les jours à l’aurore pour périr au coucher. C’est
le raisonnement scientifique, appuyé par des observations télescopiques,
qui le transforme en un corps stellaire dont la masse
dépasse immensément celle de notre terre. Ainsi donc la science,
là où le sens commun ne suffisait pas à la constitution d’un
véritable objet matériel, est venue à son aide et a travaillé tout
à fait dans la même direction, en assurant la permanence de
la chose alors qu’elle reste invisible et en lui ajoutant de la réalité
ou de la corporéité, si l’on ose dire, en la constituant d’après
les modèles fournis par le réalisme naïf: le soleil est une masse
incandescente, à peu près comme celles qui coulent d’un convertisseur
de Bessemer. D’ailleurs, une fois cette image du soleil
constituée, la science s’y tient; jamais elle ne revient à la sensation
directe; toutes les fois qu’il sera question du soleil dans
l’astronomie , il vous faudra penser, comme Descartes l’a remarqué,
à l’immense corps stellaire incandescent, jamais vous
n’entendrez plus parler de là petite tache lumineuse et éphémère.
On peut constater quelque chose d’analogue à propos de concepts
scientifiques d’un ordre très différent, tels que la masse,
la force, l'énergie. Nous avons, autre part, étudié plus en détail
la formation de ces concepts et tenté d’établir la véritable nature
des principes de conservation. Contentons-nous d’observer ici
que ces concepts, à l’origine, ne sont évidemment que des rapports.
 
La masse est le coefficient que les corps manifestent lors
de l’action mécanique; la force n’est que la cause de l’accélération,
laquelle est une différence de deux vitesses; l’énergie
est un concept plus compliqué encore, impossible dans certains
cas à définir en totalité: c’est d’ailleurs une simple intégrale,
caractérisant non pas un corps, mais un système et dont on n’étudie
que les variations. Il n’empêche que la physique a manifestement
la tendance de traiter ces concepts en choses réelles.
 
A certains égards la réalité qu’elle leur attribue est même supérieure
à celle que le sens commun suppose aux objets crées par
lui. En effet, le caractère distinctif de ces derniers, la
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/169]]==
perdurabilité,
se trouve ici intensifié. Tous les objets du monde extérieur
que nous connaissons se modifient dans le temps et par l’action
du temps, nous en avons la conviction immédiate et absolue,
cette conviction faisant d’ailleurs partie intégrante de notre concept
du temps lui-même. Mais la masse, la force, l’énergie persistent,
elles sont entièrement indépendantes de l’action du
temps.
 
Nous pouvons confirmer les résultats que nous venons d’acquérir
par une autre voie encore. La perdurabilité, si elle est
le trait distinctif le plus apparent des objets crées par le sens
commun, par rapport à nos sensations, n’est pourtant pas le
seul, ni peut-être même le plus important. Une autre distinction,
au moins aussi essentielle, semble-t-il, apparaît nettement si nous
nous référons aux considérations de quantité. Le monde du sens
commun, nous l’avons vu, est en partie qualitatif ; mais en partie
seulement : pour tout ce qui a trait à l’espace et à l’occupation
de l’espace,il nous apparaît nettement quantitatif, les expressions:
une perche ou une sphère deux fois plus grande qu’une autre
ont un sens fort net pour tout homme. Or, il est certain que
notre sensation immédiate ne peut être que purement qualitative.
 
C’est une remarque qui a été faite bien souvent et que nous
pouvons confirmer par quelques analyses fort simples. La sphère
«de grandeur double» nous donnera-t-elle, à la vue et au toucher,
une sensation double? Il est évident au contraire que toute sensation
ne peut être que simple; dans le cas de deux sphères, les
deux sensations se distingueront uniquement par la qualité, elles
seront semblables sans être identiques, à peu près à la manière
de deux nuances d’une même couleur. De même une perche de
six mètres ne donne pas une image visuelle double d’une perche
de trois mètres, mais une image analogue.
 
On peut pousser plus loin encore et remarquer que non seulement
la grandeur spatiale, continue, mais même la grandeur
discrète, le nombre, apparaît souvent à la sensation immédiate
comme purement qualitative. A supposer que cent hommes passent
à la file devant mes yeux, j'aurais évidemment cent images
distinctes et successives. Le cas sera encore le même s'il s'agit
de cent soldats rangés en file et si j'arrête mon regard sur
chaque soldat en particulier. Mais si, rapidement, j ’embrasse la
file d'un coup d’oeil unique, j ’aurai une seule sensation, celle
que je désigne précisément par ce terme file de soldats; et si
cent hommes sont placés ensemble, sans ordre particulier, ils
me donneront la sensation d'un attrou
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/170]]==
pement, d’une foule, sensations
qui, plus évidemment encore que celle de la file, sont
simples. — Comment suis-je arrivé à des considérations de quantité?
Je sais que cent individus qui, tout à l’heure, considérés
séparément, me donnaient chacun la sensation «homme» ou «soldat
» peuvent me fournir, placés d’une certaine manière, les sensations
«file de soldats» ou «foule». Je sais de même que deux
perches de trois mètres, mises bout à bout, me donneront l’image
d’une perche de six mètres, et que la matière dont sont pétries deux
sphères de grandeur égale, si je la réunis et lui donne la forme
d’une sphère unique, me donnera l’impression que je désigne
comme celle d’une sphère de volume double. Pour me livrer à
ces considérations plus ou moins compliquées, j ’ai besoin de ce
postulat fondamental que la matière est indifférente à son déplacement
dans l’espace, que du fait seul de ce déplacement il ne
peut résulter pour elle aucune autre modification. Or, la sphère,
à mesure que je l’éloigne ou la rapproche de l’oeil, me paraîtra
de grosseur très différente, et il suffira de faire tourner la perche
pour obtenir des images visuelles fort diverses. Pour croire à
l’identité de la matière à travers son déplacement, il faut donc
que je croie tout d’abord à l’existence de l’objet matériel, de ce
substrat de mes sensations «qui reste carré, ou d’une autre figure,
que ma sensation soit ronde ou carrée»; en d’autres termes,
il faut que je croie à la réalité du monde du sens commun.
 
Comme M. Henri Poincaré l’a dit très justement, il n’y aurait
pas de géométrie, s’il n’y avait pas de corps solides se déplaçant
dans l’espace sans être déformés. Mais c’est là une notion entièrement
étrangère à notre sensation immédiate.
 
La science revient-elle sur cette évolution du sens commun,
pénètre-t-elle à travers la perception quantitative jusqu’à la sensation
qualitative? Au contraire elle accentue l’évolution et la
pousse à ses dernières limites. Cette attitude est tellement apparente
qu’elle a été souvent constatée même par des observateurs
superficiels et que l’on a fait, de la substitution progressive de
la quantité à la qualité, un des traits caractéristiques de la science
en général, ou au moins de la science moderne. C’est qu’en
effet la physique, renchérissant sur le sens commun, introduit
des considérations de quantité là où celui-ci les ignore. Elle
déclare que deux lumières de couleur différente ne se distinguent
que par la longueur d’onde laquelle est, incontestablement, un
concept purement quantitatif;
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/171]]==
et finit même par réduire à des
considérations de quantité des distinctions aussi fondamentales
que celles existant entre l’électricité et la lumière.
 
Ainsi, la science, dans la marche qui l’éloigne du sens commun,
ne retourne pas vers la sensation; au contraire elle pousse, toujours
plus avant, dans la voie et dans la direction qui mènent de
la sensation au sens commun. Elle crée de nouveaux objets
qui ressemblent entièrement à ceux du réalisme naïf, ou même
des êtres d’un ordre particulier où le trait distinctif de l’objet, la
perdurabilité, se trouve poussé à l’absolu; elle fait prévaloir le
concept de quantité là où le sens commun a été impuissant à
accomplir cette tâche; et quand elle transforme l’image du réalisme
naïf, ce n’est jamais qu’en substituant à l'objet un autre
objet, dont la première condition est d’exister indépendamment
de notre sensation.
 
La conclusion à laquelle nous venons de parvenir est-elle tout
à fait générale? Il semble que Ton pourrait objecter qu’elle
ne s’applique qu’à la science telle que nous la connaissons
actuellement, celle qui suit les préceptes de Démocrite et de
Descartes, qui tente de réduire la nature entière à la matière et
au mouvement et qui, de ce chef, est farcie de théories explicatives
et de suppositions sur le mode de production. Il est certain
qu’Auguste Comte et ses sectateurs ont bien souvent fait des
déclarations semblant impliquer qu’il suffirait de retrancher ces
théories de la science pour que celle-ci devînt conformé au
schéma positiviste. Mais, précisément, l’analyse à laquelle nous
venons de nous livrer nous démontre que c’est là une prétention
vaine. Quel devrait être le point de départ d’une science réellement
détachée de toute conception ontologique, de toute hypothèse
sur la chose en soi ? Elle ne pourrait évidemment prendre
pour base que la sensation pure. Et, comme celle-ci se transforme
en nous instantanément pour devenir perception,* il faudrait
dissoudre ces associations pour retrouver les éléments primitifs.
On reconstituerait ainsi une série d'états de conscience successifs,
qu’on pourrait répartir entre les divers organes des sens, mais
d’où tout ce qui a trait à une réalité extérieure serait banni.
 
Ces états de conscience variant sans cesse indépendamment de
notre volonté, et la science, selon la définition bien connue d’Auguste
Comte, consistant à prévoir pour agir, on pourrait étudier
cette variation dans le temps, c’est-à-dire en fonction d’autres
sensations dont on connaît et prévoit la périodicité, telles que
le retour du jour et de la
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/172]]==
nuit ou celui des saisons. — On ne
peut donc pas dire, semble-t-il, qu’une telle science serait absolument
impossible; mais on voit tout de suite qu’elle s’écarterait
énormément de la conception que s’en faisait Comte. Ce
serait, en effet, une physique purement qualitative. Non seulement
il faudrait en détacher tous ces développements dont la
science actuelle est si justement fière et qui aboutissent, en dernier
terme, à substituer la quantité à la qualité ; mais encore cette
science nouvelle serait obligée de se passer à peu près complètement
du secours de mathématiques ou du moins de celui
de la géométrie. Il n’y a, semble-t-il, aucun doute qu’une science
de ce genre serait étonnamment courte. Nos sensations sont en
nombre infini et le retour de sensations réellement identiques
est extrêmement rare; or, la science dont nous parlons ignorant
l’existence d’un substrat permanent, d’un lien rattachant ces sensations
l’une à l’autre, serait par là même très embarrassée pour
prévoir leur apparition et leur disparition. Cette situation est la
conséquence d’un fait primordial que nous avons tâché d’exposer
autre part; à savoir que les suppositions sur la constance, la
persistance dans le temps de certains éléments, suppositions qui
ne s’expliquent pas par le postulat seul d’un ordre légal dans
la nature, mais dérivent d’un principe indépendant, celui d’identité,
s’accordent à tel point avec notre sensation, que la prévision
s’en trouve énormément facilitée.
 
Les processus purement qualitatifs sont tellement étrangers
à la marche normale de notre pensée, celle-ci est à tel point
saturée des éléments constitutifs du sens commun, que dès qu’on
essaie de se figurer la science non-substantialiste, on est saisi
de doutes graves. Avons-nous retranché tout ce qui appartient
à la réalité de sens commun? N’avons-nous pas, par l’excès
contraire, enlevé des éléments qui font partie de la sensation
propre? Il ne sera donc peut-être pas inutile de confirmer nos
déductions par l’examen de théories qui se sont réellement produites
dans la science.
 
Il va sans dire qu’une physique absolument qualitative, dans
le sens que nous avons donné à ce terme, n’a jamais existé.
Cependant, on sait que les conceptions qui se rattachent au nom
de Démocrite n’ont pas gouverné la science à toutes les époques.
 
Aristote et ses sectateurs au moyen âge les ont sciemment ignorées
et ont développé des idées qu’on a, non sans fondement, résumé
sous le nom de: physique de la qualité. En effet, la
physique péripatéticienne accepte bien le concept de quantité
partout où l’introduit le sens commun,
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/173]]==
par exemple en tout ce
qui concerne la grandeur spatiale, mais elle ne va pas au delà.
Ainsi la chaleur est traitée en concept véritablement qualitatif;
et l ’on voit dès lors nettement, par la stérilité des essais tentés,
à quel point cette voie est impraticable. Aristote est obligé d’introduire
à côté du chaud le concept du froid, — les deux sensations
étant, en effet, foncièrement différentes — et malgré cela
ni lui, ni ses successeurs ne peuvent parvenir au concept bien
net d’une gradation de la chaleur, concept qui nous paraît à
l’heure actuelle d’une grande simplicité et qui est certainement indispensable
pour établir une liaison entre ce que nous appelons
actuellement les phénomènes caloriques. On y parvient plus
tard, en substituant au chaud et au froid d’Aristote un concept
unique, le calorique. Si l’on oppose la théorie de Black à nos
idées actuelles sur la chaleur comme mouvement, elle apparaît
encore comme jusqu’à un certain point qualitative, puisqu’elle
admet un principe porteur d’une qualité. Mais si on la compare
à l’hypothèse aristotélicienne, elle se présente comme un progrès
vers la quantité. En effet, le fluide calorique, dont la présence
ou l’absence peuvent faire naître en nous au moins trois sensations
complètement différentes: froid, chaud, brûlure, s’écarte
beaucoup plus de la sensation directe que ne le faisait la doctrine
du Stagirite. Il est à remarquer que le souci seul d’étendre
les rapports entre les phénomènes qui est, selon Comte, le propre
mobile de la recherche scientifique, suffit pour expliquer cette
évolution ; observons cependant que la voie que nous suivons ainsi
s’éloigne de plus en plus de la qualité : c’est là une simple conséquence
de cet accord entre la conception substantialiste et la
sensation, dont nous avons parlé tout à l’heure. Cet accord,
évidemment, ne peut-être que partiel; cependant il dépasse les
limites du Sens commun et se manifeste avec beaucoup de force
dans la science. — Il convient également dé constater, à ce point
de vue, qu’à aucun moment, au cours de cette évolution, la science
n’abandonne la supposition d’une substance réelle, extérieure à
notre sensation. Au contraire elle l’intensifie pour ainsi dire.
 
Ainsi le vague qu’avaient gardé les concepts de chaud et de
froid chez les péripatéticiens disparaît dans la théorie de Black:
le calorique est une vraie substance corporelle, un fluide. Et
quand on abandonne ce concept, c’est au profit de l’énergie,
laquelle sans doute n’est plus un corps, mais par contre possède
au suprême degré la propriété caractéristique des substances, la
perdurabilité, et de ce chef devient, chez certains
==[[Page:Revue de métaphysique et de morale, année 16, numéro 6, 1908.djvu/174]]==
théoriciens
énergétistes (comme M. Ostwald) une sorte de véritable substance
métaphysique, un être en soi. Assurément, les mécanistes ne
tombent pas dans cet excès; mais c’est qu’alors chez eux les
atomes, incréés, indestructibles, indéformables, étrangers à notre
sensation, sont, comme chez Démocrite, des substances. En
d’autres termes, l’esprit humain dès que, par le sens commun,
il a saisi le concept d’une réalité extérieure au moi, se montre
impuissant à l’abandonner au cours de l’ensemble des recherches
que nous désignons sous le nom de science. «Seuls les habitants
d’un asile d’aliénés», dit Hartmann, «pourraient tenter des explications
physiques à l’aide de concepts sciemment irréels». Il
n’existe donc pas, il n’a jamais existé et il n’existera sans doute
jamais de science véritablement positive, c’est-à-dire dégagée de
suppositions sur la nature de la chose en soi. La science part du
sens commun; au début le monde du réalisme naïf en fait, nous
l’avons vu, partie intégrante. Si donc on s’interdit toute théorie,
si l’on se contente de rechercher des rapports, ce seront des
rapports non pas, comme on a l’air de le supposer tacitement,
entre des sensations, mais entre des objets que nous percevrons ;
en d’autres termes, la réalité de sens commun restera debout.
Comme l’a bien vu Hartmann, le positivisme revient généralement,
au point de vue métaphysique, à un réalisme naïf à peine
déguisé.