« Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/45 » : différence entre les versions

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{{t3|chapitre 45}}
 
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Convaincue comme Élisabeth l’était maintenant,
que l’antipathie de Mlle Bingley pour elle avait été causée
par la seule jalousie, elle ne put s’empêcher de penser combien
son apparition à Pemberley serait peu agréable à cette
dame. Elle était donc curieuse de voir si elle pourrait même
se contraindre assez pour lui adresser, avec quelques dehors
de politesse, les phrases d’usage.
 
Arrivés au château, on les fit entrer dans le salon,
dont l’exposition septentrionale était délicieuse en été.
Les croisées ouvertes jusqu’à terre laissaient apercevoir ces
montagnes couronnées de bois où le soleil semblait n’oser
pénétrer, et les chênes majestueux, épars çà et là sur la
pelouse voisine.
 
Elles furent reçues par Mlle Darcy, qui y travaillait
avec Mme Hurst, Mlle Bingley, et la dame avec laquelle
elle demeurait à Londres. La réception que leur fit Georgiana
fut parfaitement polie, mais accompagnée de cet air
embarrassé, qui, bien que provenant de son extrême timidité
et de sa crainte de mal faire, aurait pu facilement faire
croire à ceux qui se sentaient ses inférieurs, qu’elle était
fière et réservée. Mme Gardener et sa nièce lui rendirent
cependant justice, et la plaignirent.
 
Elles ne reçurent de Mme Hurst et de Mlle Bingley
qu’une simple révérence ; et, s’étant assises, un silence assez
désagréable suivit pour quelques instants ; il fut d’abord
interrompu par Mme Annesley, femme aimable et gracieuse,
et entre elle et Mme Gardener, avec quelques secours
d’Élisabeth, la conversation se soutint. Mlle Darcy paraissait
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désirer de parler, mais n’en avait pas le courage, et
parfois hasardait une courte phrase, lorsqu’elle avait le
moins de chance d’être entendue.
 
Élisabeth s’aperçut bientôt qu’elle était elle-même
étroitement observée par Mlle Bingley, et qu’elle ne pouvait
dire un mot, surtout à Mlle Darcy, sans exciter toute son
attention. Cette remarque ne l’aurait point empêchée de
chercher à causer avec cette dernière, si elle eût été assise
moins loin d’elle, mais elle n’était nullement fâchée de ne
se trouver point dans la nécessité de parler beaucoup, ses
pensées l’occupaient assez ; elle s’attendait à tout instant à
voir entrer au salon quelques-uns de ces messieurs ; elle
craignait, elle désirait que le maître de la maison vînt avec
eux. Après être restée ainsi plus d’un quart d’heure sans
entendre la voix de Mlle Bingley, Élisabeth reçut d’elle
une froide question sur la santé de sa famille ; elle y répondit
brièvement avec une égale indifférence, et Mlle Bingley ne
dit plus rien.
 
Quelques moments après, l’arrivée de deux domestiques
avec des pâtisseries, des biscuits et les plus beaux
fruits de la saison, vint un peu varier la scène, mais cela
n’eut lieu qu’après que plus d’un regard et plus d’un sourire
fort expressifs de Mme Annesley à Mlle Darcy, eurent rappelé
à celle-ci la place qu’elle devait prendre. Il y avait maintenant
de quoi occuper toute la société, car si ces dames ne
pouvaient toutes discourir, elles pouvaient du moins se
mettre à table : les belles pyramides de raisins, de brugnons
et de pêches, étaient un motif pour se rapprocher.
 
Pendant que chacun était ainsi occupé, Élisabeth
eut une bonne occasion de décider si vraiment elle désirait
ou craignait l’arrivée de M. Darcy par les sentiments qui
la dominèrent en le voyant entrer ; et bien que peu d’instants
auparavant elle se fût imaginé que le désir prédominait,
elle commença à regretter qu’il fût venu.
 
Il avait été quelque temps avec M. Gardener, qui,
avec deux ou trois autres personnes, était occupé près la
rivière, et ne l’avait quitté qu’en apprenant que Mme Gardener
et sa nièce devaient rendre visite à Georgiana dans
 
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le courant de la matinée. Dès qu’il entra, Élisabeth résolut
tort sagement de paraître parfaitement calme et aisée : résolution
bien nécessaire à prendre, quoique difficile à garder,
car elle vit bien qu’ils excitaient l’un et l’autre les soupçons
de toute la société ; et à peine y avait-il un seul regard, qui
ne se fixât sur lui, étudiant sa conduite, lorsque d’abord il
entra au salon ; mais la physionomie où une vive curiosité
se laissait le mieux apercevoir, fut celle de Mlle Bingley,
malgré l’air riant qu’elle s’efforçait de prendre en parlant
à ceux qui {{corr|existaient|excitaient}} sa jalousie ; car ce sentiment ne l’avait
point encore mise au désespoir, et ses attentions pour M.
Darcy n’étaient nullement finies. Mlle Darcy, à la vue de
son frère, s’efforça de nouveau de prendre part à la conversation,
et Élisabeth vit qu’il désirait beaucoup qu’elle et
Georgiana se connussent, et cherchait, autant que possible,
à les faire causer ensemble. Mlle Bingley s’en aperçut également,
choisit le premier moment de silence pour dire, d’un
air moqueur :
 
« Est-il vrai, mademoiselle Élisa, que le régiment de
milice a quitté Meryton ? Cette perte a dû être vivement
sentie par votre famille. »
 
En présence de Darcy, elle n’osait prononcer le
nom de Wickham, mais Élisabeth comprit facilement que
c’était de lui qu’elle voulait parler, et les divers souvenirs
attachés à cette idée l’affligèrent un moment ; mais, faisant
un effort sur elle-même pour repousser cette attaque si
méchante, elle put bientôt répondre à la question d’un air
assez indifférent. Comme elle parlait, un coup d’œil involontaire
lui montra Darcy, dont le teint animé trahissait
l’émotion, la regardant attentivement, et sa sœur accablée de
honte et n’osant lever les yeux. Si Mlle Bingley avait su la
peine qu’elle causait en ce moment à sa chère amie, elle
n’eût sans doute pas fait une semblable allusion, mais tout
son désir se bornait à embarrasser Élisabeth, en retraçant
à sa pensée l’homme auquel elle la croyait attachée, et à
lui faire montrer une sensibilité qui aurait pu lui nuire dans
l’esprit de Darcy : peut-être aussi voulait-elle rappeler à ce
dernier les folies et les inconvenances que ce corps avait
 
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fait faire à quelques-uns des parents d’Élisabeth. Jamais
un seul mot sur l’enlèvement projeté de Mlle Darcy ne lui
était parvenu ; ce secret n’avait été révèlé à aucun étranger,
excepté à Élisabeth, et Darcy l’avait surtout soigneusement
caché à la famille Bingley, ayant quelque désir (comme
Élisabeth le croyait depuis longtemps) qu’elle en fît un jour
partie. Ce projet, il est vrai, était le sien, et s’il ne fut point
un des motifs qui le déterminèrent à éloigner Bingley de
Mlle Bennet, toutefois il pouvait ajouter encore à l’intérêt
si vif qu’il prenait au bonheur de cet ami.
 
Cependant le calme d’Élisabeth le tranquillisa bientôt,
et comme Mlle Bingley, chagrine et désappointée, n’osait
approcher plus près de Wickham, Georgiana se remit aussi,
quoique difficilement. Son frère, dont elle craignait de
rencontrer le regard, se rappelait à peine ce qui la devait
troubler en ce moment, et cette même circonstance, destinée
à détourner les pensées d’Élisabeth, semblait, au contraire,
les avoir fixées sur elle encore plus agréablement.
 
Leur visite ne se prolongea guère après la question
et la réponse dont on vient de faire mention ; et tandis que
M. Darcy les conduisait à leur voiture, Mlle Bingley soulageait
quelque peu son ennui, en critiquant impitoyablement
les manières, la tournure et la toilette d’Élisabeth, mais
Georgiana ne la voulut nullement seconder ; l’opinion de
son frère était sacrée pour elle, il ne pouvait s’abuser ; et il
avait parlé d’Élisabeth de manière à ne plus laisser à Georgiana
la possibilité de ne pas la trouver jolie et tout aimable.
Lorsque M. Darcy revint au salon, Mlle Bingley ne put
s’empêcher de lui répéter une partie de ce qu’elle venait
de dire à sa sœur.
 
« Comme Élisa Bennet a mauvaise mine ce matin !
s’écria-t-elle, de ma vie je n’ai vu quelqu’un changer autant
en quelques mois ; elle est devenue si brune, elle a l’air si
commun ! Louisa avouait avec moi qu’elle était méconnaissable. »
 
 
Quelque peu agréable que pût être pour M. Darcy
une semblable remarque, il se contenta de répondre d’un air
indifférent qu’il n’avait aperçu en Mlle Bennet aucun
 
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changement, sinon que son teint était un peu hâlé effet
assez ordinaire d’un voyage dans une saison aussi chaude.
 
« Quant à moi, continua-t-elle, je dois avouer que
jamais je n’ai pu la trouver jolie ; sa figure est trop maigre,
son teint n’a point d’éclat, et ses traits certainement ne sont
point réguliers ; son nez est trop court ; ses dents sont passables,
il est vrai, mais on en voit beaucoup de plus belles ;
et quant à ses yeux, que parfois on s’est plu à trouver si
beaux, je n’ai jamais pu les admirer : ils ont une expression
dure, méchante même, que je ne puis souffrir, et dans toute
sa personne, il y a un air de suffisance sans dignité, qui est
vraiment insupportable. »
 
Mlle Bingley étant intimement convaincue que Darcy
chérissait Élisabeth, ne choisissait pas le vrai moyen de se
rendre agréable auprès de lui, mais quand l’amour-propre
est blessé, on ne réfléchit guère ; le voyant enfin
un peu piqué, elle obtint tout le succès qu’elle pouvait se
promettre ; il garda cependant le silence, c’est ce qui la
contrariait fort, et voulant absolument le forcer à parler, elle
ajouta :
 
« Je me rappelle lorsque d’abord nous fîmes connaissance
avec elle, combien notre étonnement fut grand
d’apprendre qu’elle était en réputation de beauté ; il me
souvient même de ce que vous nous dîtes à ce sujet, un jour
que tous les Bennet avaient dîné à Netherfield ; <i>elle une
jolie femme</i>, ce furent vos paroles ; on pourrait aussi justement
nommer sa mère un bel esprit, mais ensuite elle vous
plut davantage, et je crois même que dans un temps, vous
la trouviez presque jolie.
 
— Oui, repartit Darcy, qui ne se pouvait plus
contraindre, mais quand je pensais ainsi, je la connaissais
peu, car il y a déjà longtemps que je la regarde comme une
des plus belles femmes de ma connaissance. »
 
Il quitta alors l’appartement laissant Mlle Bingley
jouir de la triste satisfaction de l’avoir forcé à dire ce qui ne
pouvait causer de peine qu’à elle seule.
 
Mme Gardener et Élisabeth s’entretinrent en chemin
de tout ce qui était arrivé pendant leur visite, excepté de ce
 
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qui les avait toutes deux le plus intéressé ; les manières de
tous ceux qu’elles venaient de voir furent examinées, hormis
celles de la personne qui plus qu’aucune autre avait mérité
leur attention ; elles parlèrent de sa sœur, de ses amis, de
sa maison, de ses fruits, mais de lui pas un mot. Cependant
Élisabeth désirait extrêmement savoir ce que Mme Gardener
aurait été vraiment contente de dire, si sa nièce eût la
première abordé ce sujet.