« Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/33 » : différence entre les versions

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Élisabeth, dans ses promenades au parc, avait rencontré,
plus d’une fois, M. Darcy ; elle s’étonnait de le
trouver où personne autre n’avait coutume d’aller, et pour
éviter que le hasard l’y ramenât encore, elle prit soin dès la
première fois de l’avertir que cette allée était sa promenade
favorite ; comment donc se pouvait-il qu’elle l’y retrouvât
une seconde, même une troisième fois ? c’est ce qu’elle ne
put comprendre. Il semblait qu’il se plût à la contrarier, ou
à s’imposer à lui-même une mortification volontaire, car
dans ses rencontres, il ne la quittait point après quelques
questions polies, mais toujours il se faisait un devoir de
l’accompagner jusqu’au presbytère. D’ordinaire il parlait
peu, et elle ne se donnait pas la peine de discourir, ni
d’écouter beaucoup ; dans le cours de leur troisième
rencontre, le langage qu’il lui tint éveilla son attention :
il lui demandait si elle se plaisait fort à Hunsford, si elle
avait toujours un goût si décidé pour les promenades solitaires,
et surtout quelle était son opinion du bonheur de
M. et Mme Colins ; il semblait aussi qu’en parlant de
Rosings, il cherchât à lui faire entendre que lorsqu’elle
reviendrait dans Kent, ce serait au château et non à Hunsford
qu’elle résiderait. Que signifiait ce discours ? Pensait-il
au colonel Fitz-William ; elle présuma que s’il voulait dire
quelque chose, ce ne devait être qu’une allusion à ce qui
pouvait arriver de ce côté-là. Cette idée la tourmenta un
peu, et elle fut aise de se trouver enfin à la grille, en face
du presbytère.
 
Un jour en se promenant, elle s’occupait à relire la
 
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dernière lettre d’Hélen, remarquant avec chagrin que son
style était moins gai qu’autrefois, lorsque, au lieu d’être
encore surprise par M. Darcy, elle vit en levant les yeux que
le colonel Fitz-William venait à sa rencontre ; serrant
aussitôt sa lettre, elle s’efforça de sourire et lui dit :
 
« Je croyais que vous ne vous promeniez jamais de
ce côté-ci.
 
— Je viens de faire le tour du parc, ainsi que j’ai
coutume de faire tous les ans et je comptais le finir par une
visite au presbytère ; avez-vous dessein d’aller beaucoup
plus loin ?
 
— Non j’allais retourner sur mes pas. »
 
Alors ils prirent ensemble le chemin du presbytère.
 
« Quittez-vous décidément Kent samedi prochain ?
lui dit-elle.
 
— Oui, si Darcy ne diffère encore notre départ : je
suis à ses ordres ; s’il veut partir, je suis prêt ; s’il reste, je
resterai aussi.
 
— M. Darcy doit être bien aise que vous le laissiez
ainsi agir à sa guise. Je ne connais personne qui semble
goûter mieux que lui, le plaisir de faire sa propre volonté.
 
— Il est vrai ; aussi peut-il mieux qu’un autre se
satisfaire ; il est riche, et beaucoup d’autres ne le sont pas.
Je parle par expérience ; un fils cadet doit, vous le savez,
s’accoutumer aux privations et à la dépendance.
 
— Selon moi, le fils cadet d’un comte ne les peut
guère connaître… Allons, dites-moi sérieusement, avez-vous
jamais connu les privations et la dépendance ? Quand le
manque d’argent vous a-t-il empêché d’aller où bon vous
semblait, ou de vous procurer quelque objet dont vous aviez
fantaisie ?
 
— Ce sont là des questions bien directes, et peut-être
ne puis-je dire que j’ai beaucoup souffert de ce côté-là,
mais dans des matières plus importantes je puis souffrir
du manque de fortune. Des fils cadets ne peuvent se marier
par inclination.
 
— À moins que leur inclination ne les porte à épouser
une femme riche, et je crois que cela arrive souvent.
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— Notre manière de vivre nous rend dépendants ;
il y a peu d’hommes de mon rang qui puissent se marier,
sans avoir égard à la fortune. »
 
« Ce discours, pensa Élisabeth, s’adresse-t-il à moi ? »
Cette idée la fit rougir, mais se remettant aussitôt, elle dit
avec gaieté : « Et quel est le prix ordinaire du fils cadet
d’un comte ? À moins que l’aîné ne soit d’une bien mauvaise
santé, vous ne demanderiez pas, je présume, plus de cinquante
mille livres sterling ? »
 
Il lui répondit sur le même ton, et cette conversation
finit. Pour interrompre un silence, qui aurait pu donner lieu
à Fitz-William de la croire mal satisfaite de ce qu’il venait
de dire, elle reprit ainsi :
 
« Votre cousin, je pense, vous a amené ici avec lui, pour
le plaisir d’avoir quelqu’un à sa disposition, je m’étonne
qu’il ne se marie pas, afin de s’assurer cette jouissance, mais
maintenant sa sœur peut-être lui suffit, comme elle ne
dépend que de lui, il en peut faire ce qu’il veut.
 
— Non vraiment, dit Fitz-William, car il n’est point
seul chargé de la tutelle de Miss Darcy ; je partage avec lui
ce soin.
 
— Ah ! et comment vous en acquittez-vous ? Êtes-vous
un tuteur bien sévère ? Votre pupille vous donne-t-elle
beaucoup d’embarras ? Les jeunes personnes à son âge
sont souvent difficiles à conduire, et si elle a du caractère
de son frère, elle doit aimer à faire sa propre
volonté. »
 
Comme elle parlait, Fitz-William la regardait attentivement,
elle s’en aperçut ; et la manière dont il lui demanda
pourquoi elle pensait que Mlle Darcy leur pouvait donner
de l’inquiétude la convainquit que, sans le savoir, elle avait
de quelque manière ou autre approché de la vérité. Elle
répondit sur-le-champ :
 
« Oh ! ne vous effrayez point ; je n’ai jamais entendu
mal parler d’elle, et je ne doute point qu’elle ne soit un
modèle de douceur et de docilité ; elle est fort liée avec deux
femmes de ma connaissance, Mme Hurst et sa sœur : je
crois vous avoir ouï dire que vous les connaissiez.
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— Je les ai vues une ou deux fois ; leur frère est un
homme aimable et, de plus, l’intime ami de Darcy.
 
— Oui, repartit sèchement Élisabeth, M. Darcy
s’intéresse vivement à M. Bingley, il prend de lui un soin
extrême.
 
— Soin de lui ! Oui, je crois vraiment que Darcy prend
soin de lui, dans les occasions où il en a le plus de besoin.
Quelque chose qu’il m’a dit pendant notre dernier voyage
me fait croire que Bingley lui a de grandes obligations,
mais je devrais lui demander pardon, car je n’ai nul droit
de supposer, que Bingley fût la personne en question. Ce ne
sont que des conjectures.
 
— Que voulez-vous dire ?
 
— C’est une chose que Darcy naturellement ne désire
pas qu’on rende publique ; si elle venait à être sue des parents
de la demoiselle, cela serait désagréable.
 
— Vous pouvez compter sur ma discrétion.
 
— Rappelez-vous aussi, mademoiselle, que je n’ai
nulles raisons de supposer, qu’il ait voulu parler de M. Bingley.
Il m’a simplement dit qu’il se félicitait d’avoir récemment
empêché un de ses amis de faire un fort mauvais
mariage, sans toutefois me nommer aucune des personnes
intéressées ; mais ce qui m’a fait penser que ce pouvait être
Bingley, c’est que je le crois d’un caractère à se laisser facilement
séduire, d’ailleurs ils ont passé tout l’été dernier
ensemble.
 
— M. Darcy vous a-t-il dit les motifs qui l’avaient
engagé à intervenir dans cette affaire ?
 
— J’ai compris qu’il y avait contre la demoiselle de
très fortes objections.
 
— Et de quelles ruses s’est-il servi pour les séparer ?
 
— Il ne m’a point parlé de ses ruses, dit Fitz-William
en riant, il ne m’a confié que ce que je vous viens de dire. »
 
Élisabeth ne répondit point et continua son chemin,
s’efforçant vainement de cacher son émotion. Après l’avoir
regardée quelques instants, Fitz-William lui demanda
pourquoi elle était si pensive.
 
— Je songe à ce que vous venez de me dire, répliqu
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a-t-elle ;
la conduite de votre cousin ne me plaît pas : pourquoi
s’est-il érigé en juge ?
 
— Vous êtes peut-être tentée de nommer sa conduite
offensante ?
 
— Je ne vois point quel droit avait M. Darcy de
contrarier l’inclination de son ami, ou pourquoi sur son
propre jugement il devait décider d’une chose d’où pouvait
dépendre le bonheur de cet ami ; mais, continua-t-elle, se
remettant, comme nous ignorons les détails de cette affaire
il ne serait pas juste de le condamner. D’ailleurs, il n’est
pas à supposer que les personnes intéressées fussent vraiment
attachées l’une à l’autre.
 
— Cette supposition est assez naturelle, dit Fitz-William,
mais elle diminue cruellement le triomphe de
mon cousin. »
 
Fitz-William plaisantait ; mais ces paroles parurent à
Élisabeth une si juste critique de M. Darcy, qu’elle n’osat
se hasarder à y répondre. Changeant donc brusquement
de conversation, elle parla de choses indifférentes, jusqu’à
leur arrivée au presbytère. Là, enfermée dans sa chambre,
dès que le colonel les eut quittés, elle put à son aise réfléchir
à ce qu’elle venait d’apprendre. Il n’était pas présumable
qu’il fût question d’autres personnes que de celles qui
l’intéressaient. Pouvait-il exister deux hommes sur lesquels
M. Darcy eût un pouvoir si absolu ? Jamais elle n’avait
douté qu’il n’eût contribué à éloigner M. Bingley d’Hélen,
mais elle pensait aussi qu’il n’avait en cela agi que par le
désir de Mlle Bingley, et que c’était elle qui d’abord avait
formé ce projet. Si sa vanité cependant ne le trompait point,
il était cause… Son orgueil, son caprice étaient cause de
tout ce qu’Hélen avait souffert, de tout ce qu’elle souffrait
encore, et nul ne pouvait dire combien les maux qu’il avait
infligés seraient durables.
 
« Il y avait contre la demoiselle de très fortes objections. »
Telles étaient les paroles du colonel Fitz-William,
et ces fortes objections provenaient sans doute de ce qu’elle
avait un oncle procureur dans une petite ville, et l’autre
négociant à Londres.
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« Ô Hélen ! s’écria-t-elle, peut-on lui trouver le moindre
défaut ? Elle est si belle, si bonne, son esprit est si cultivé,
ses manières si charmantes ! Quant à mon père, bien qu’il
ait quelques singularités, on ne lui peut rien reprocher. Il
possède des connaissances que M. Darcy lui-même ne
saurait dédaigner, et jouit d’une réputation que sans doute
il n’acquerra jamais. » Lorsqu’elle pensait à sa mère, son
assurance, il est vrai, l’abandonnait un peu, mais elle ne
voulut point avouer que les faiblesses de Mme Bennet
eussent fait impression sur M. Darcy, étant persuadée que
des titres de noblesse, non les qualités du cœur, étaient ce
qu’il voulait le plus trouver dans les parents de son ami ; et
elle décida enfin qu’il s’était laissé conduire par le plus vil
orgueil, puis un peu par le désir de garder M. Bingley pour
Mlle Darcy.
 
L’émotion et les pleurs, causés par ces réflexions,
lui donnèrent un violent mal de tête, qui, joint au peu de
désir qu’elle avait de revoir M. Darcy, la décida à ne pas
accompagner ses hôtes à Rosings, où ils étaient invités à
passer la soirée. Mme Colins la voyant réellement indisposée
ne la pressa point d’y aller, et fit ce qu’elle put pour empêcher
son mari de le faire, mais M. Colins ne put cacher sa
crainte que lady Catherine ne fût mécontente de ne la
voir point se rendre à son invitation.