« Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/6 » : différence entre les versions

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{{T3|chapitre 6}}
 
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Les dames de Longbourn et celles de Netherfield ne
tardèrent pas à se voir ; des visites réciproques furent faites
et rendues, selon l’usage : les manières engageantes de
Mlle Bennet plurent à Mme Hurst et à miss Bingley, et,
bien qu’elles eussent trouvé Mme Bennet insupportable
et les jeunes sœurs insipides, elles témoignèrent cependant
aux deux aînées le désir de les voir souvent. Hélen reçut
leurs attentions avec plaisir, mais Élisabeth, y voyant une
certaine hauteur, même à l’égard de sa sœur, ne pouvait
s’en accommoder, quoiqu’elle reconnût d’ailleurs le prix
de leurs bontés pour Hélen comme provenant probablement
de l’influence du frère. Il était évident qu’en toutes occasions
M. Bingley témoignait à Hélen une préférence marquée.
Élisabeth s’aperçut que sa sœur pensait à lui avec
plaisir et ne tarderait pas à l’aimer sérieusement, mais
elle sentit quelque joie à penser que le monde ne découvrirait
pas facilement cette inclination, car Hélen unissait
à une extrême sensibilité une tranquillité d’âme et une
humeur égale, qui la préservaient des soupçons des curieux.
Elle confia cette pensée à Mlle Lucas.
 
« On peut désirer, en pareil cas, répondit Charlotte,
de cacher au public ses sentiments ; mais quelquefois il y
a un désavantage à être tellement sur ses gardes. Si une
femme cache avec le même soin son inclination à celui qui
en est l’objet, elle peut perdre les moyens de le fixer, et
alors ce ne sera pour elle qu’une triste consolation de
savoir que le monde ignore son chagrin. Il y a tant de reconnaissance
ou de vanité dans un attachement, en général,
 
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qu’il n’est pas prudent de concentrer tout en soi. Nous
commençons facilement ; une légère préférence est une chose
naturelle, mais peu de personnes ont la constance de former
un attachement sérieux sans quelque encouragement.
Il y a mille circonstances où une femme fait mieux de témoigner
plus qu’elle ne sent. Votre sœur plaît à M. Bingley,
sur cela il ne peut y avoir de doutes ; mais il est bien possible
qu’il en demeure là, à moins qu’elle ne l’aide un peu.
 
— Mais elle l’encourage autant que possible : si
moi je m’aperçois de la préférence qu’elle a pour lui, il
faudrait qu’il fût bien simple pour ne le pas voir aussi.
 
— Rappelez-vous, Éliza, qu’il ne connaît pas comme
vous le caractère de votre sœur.
 
— Mais si une femme éprouve un sentiment particulier
pour un homme et ne cherche pas à le cacher, c’est
à lui à le découvrir.
 
— Cela peut être s’il la voit très souvent ; mais, bien
que Bingley et Hélen se rencontrent fréquemment, ils ne
sont jamais ensemble que quelques heures ; et alors, entourés
d’une nombreuse société, ils ne peuvent converser que
peu de temps l’un avec l’autre : Hélen devrait donc profiter
des moments où elle le voit ; quand elle sera sûre de ses
sentiments, alors elle pourra l’aimer tout à son aise.
 
— Votre plan est fort bon, dit Élisabeth, lorsqu’il
ne s’agit que du désir d’être bien mariée, et je l’adopterais,
je crois, si j’étais déterminée à avoir un mari quelconque ;
mais ce ne sont pas là les sentiments d’Hélen : elle n’agit
par aucun dessein prémédité, je suis même très persuadée
qu’elle ne croit pas, jusqu’à présent, être attachée à M. Bingley.
Elle ne le connaît que depuis quinze jours, ils ont
dansé ensemble quatre contredanses à Meryton, et elle a
dîné cinq fois avec lui ; cela n’est vraiment pas suffisant
pour connaître le caractère d’un homme.
 
— Non, si elle n’eût fait que dîner avec lui, elle n’aurait
pu que s’assurer quel était son appétit, mais il faut vous
rappeler qu’ils ont passé cinq soirées ensemble, et cinq
soirées font beaucoup !
 
— Oui, ces cinq soirées les ont mis à même de savoir
 
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qu’ils préfèrent tous deux le vingt et un au jeu de commerce,
mais je ne vois pas que par là ils se puissent bien
connaître.
 
— Eh bien, dit Charlotte, je souhaite à Hélen bien
du succès ; et si elle épousait M. Bingley demain, je pense
qu’elle aurait autant de chances d’être heureuse que si elle
eût étudié son caractère pendant un an. Le bonheur, dans
le mariage, n’est que l’effet du hasard : les personnes ont
beau sympathiser avant de se marier, elles changent toujours
trop tôt, et, selon moi, il est bon de connaître aussi
peu que possible les défauts de celui avec lequel vous devez
passer votre vie.
 
— Vous plaisantez, Charlotte, mais ce que vous dites
n’est pas judicieux, vous le savez, et je suis sûre que vous
ne vous conduiriez pas d’après ces maximes-là. »
 
Occupée à observer la conduite de M. Bingley envers
Hélen, Élisabeth était loin de soupçonner qu’elle devenait
elle-même un objet intéressant aux yeux de M. Darcy.
D’abord, à peine avait-il avoué qu’elle fût jolie ; il la regarda
au bal sans le moindre plaisir, et, lorsqu’il la rencontra
le jour suivant, il ne la considérait que pour la critiquer ;
mais il n’eut pas plutôt démontré à ses amis qu’elle
avait à peine un joli trait qu’il s’aperçut que sa physionomie
était remarquablement animée par l’expression de ses
beaux yeux noirs. À cette découverte il en succéda d’autres
également mortifiantes : bien qu’à force de chercher il
eût surpris quelques défauts dans ses formes, il se vit
forcé d’avouer que sa taille, tout ensemble, était légère et
gracieuse ; et, après avoir assuré que ses manières n’étaient
pas celles d’une femme du bel air, il se laissa séduire par
son aisance et sa gaieté. Elle, de son côté, ignorant tout
cela, ne voyait en lui que l’homme qui ne plaisait à personne
et qui ne l’avait pas trouvée assez jolie pour la faire
danser.
 
Il désira la mieux connaître, et, avant de discourir
avec elle, voulut écouter sa conversation : elle s’en aperçut
bientôt. C’était chez sir William Lucas, où une nombreuse
société se trouvait assemblée.
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« Quel motif peut avoir M. Darcy, dit-elle à Charlotte,
de m’écouter ainsi lorsque je m’entretiens avec le colonel
Forster ?
 
— Voilà une question à laquelle M. Darcy peut
seul {{corr|résoudre|répondre}}.
 
— Mais, s’il m’écoute encore, je lui ferai certainement
connaître que je m’en aperçois : il a un regard très
moqueur, et si je ne commence moi-même à être impertinente,
il finira par m’intimider. »
 
Un instant après il s’approcha d’elles, mais sans
paraître désirer leur parler. Mlle Lucas défiant alors son
amie d’aborder ce sujet, Élisabeth se tourne vers lui et
lui dit :
 
« Ne trouvez-vous pas, monsieur, que je me suis
fort bien exprimée lorsque je demandais au colonel Forster
de nous donner un bal à Meryton ?
 
— Avec beaucoup d’énergie, mademoiselle, mais
c’est un sujet qui rend toujours une dame éloquente.
 
— Vous êtes un peu sévère envers notre sexe.
 
— Ce sera bientôt votre tour d’être tourmentée, dit
miss Lucas ; je vais ouvrir le piano, Éliza, et vous savez
ce que cela veut dire.
 
— Pour une amie, vous êtes une étrange créature ;
vous voulez toujours me faire chanter et jouer devant tout
le monde. Si j’eusse désiré briller par la musique, vous
seriez impayable ; mais comme il n’en est rien, je ne souhaite
nullement jouer du piano devant des personnes accoutumées
à entendre les meilleurs artistes. » Mlle Lucas l’ayant
priée avec instance, elle ajouta : « Eh bien, puisque vous
le voulez, il faut prendre son parti », et, jetant un coup
d’œil sérieux sur M. Darcy, elle dit : « Je m’attends à la
critique, mais elle ne saurait me faire impression. »
 
Elle jouait agréablement, mais, après une ou deux
ariettes, et avant qu’elle eût le temps de répondre aux instances
qu’on lui fit de continuer, elle fut remplacée au
piano par sa sœur Mary, qui, étant la seule de la famille
qu’on ne pût louer sur sa beauté, avait beaucoup travaillé
pour acquérir du talent et était impatiente de le montrer.
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Mary n’avait ni goût ni génie, et encore que la vanité
lui eût donné de l’application, elle lui avait aussi donné un
certain air de pédanterie et de suffisance qui aurait gâté un
plus haut degré de perfection que celui qu’elle avait atteint.
 
Élisabeth, simple, sans affectation, avait été écoutée
avec plaisir, quoiqu’elle ne touchât pas, à beaucoup près,
aussi bien que Mary : celle-ci, à la fin d’un très long concerto,
se trouva heureuse d’acheter quelques faibles louanges en
jouant des airs écossais, à la demande de ses sœurs cadettes,
qui, avec les jeunes Lucas et quelques officiers, se mirent
à danser dans un des coins du salon.
 
M. Darcy les regardait en silence, indigné d’une
telle manière de passer la soirée, qui le privait de toute
conversation, et trop absorbé dans ses pensées pour s’apercevoir
que sir William était près de lui ; mais sir William
lui adressa enfin la parole :
 
« Voilà une charmante récréation pour les jeunes
gens, monsieur Darcy ; il n’y a rien, après tout, de comparable
à la danse ; je la regarde comme un des plus grands
raffinements de la civilisation.
 
— Je le crois, monsieur, et, de plus, elle a l’avantage
d’être en vogue parmi les peuples les moins civilisés : les
sauvages savent danser. »
 
Sir William sourit. « Votre ami joue son rôle parfaitement
bien, continua-t-il, après un moment de silence,
en voyant M. Bingley joindre le groupe, et je ne doute
nullement que vous ne soyez bien capable de suivre son
exemple, monsieur Darcy ?
 
— Il me semble, monsieur, que vous m’avez vu
danser à Meryton ?
 
— Oui, monsieur, et cela me fit grand plaisir. Dansez-vous
souvent à Saint-James ?
 
— Jamais.
 
— Vous avez, sans doute, une maison en ville ? »
 
M. Darcy répondit par un salut affirmatif.
 
« J’avais eu quelque envie de me fixer à Londres,
car j’aime la haute société, mais j’ai craint que l’air de la
ville ne convînt pas à lady Lucas. »
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Il se tut, espérant recevoir une réponse, mais M. Darcy
n’était pas disposé à lui en faire ; et en ce moment Élisabeth
s’étant approchée d’eux, il lui vint à l’idée une galanterie ;
il l’appelle :
 
« Ma chère miss Éliza, lui dit-il, pourquoi ne dansez-vous
pas ? Monsieur Darcy, vous me permettrez de vous
présenter cette demoiselle comme une danseuse fort désirable.
Vous ne pouvez refuser de danser, je suis sûr, lorsqu’une
si jolie femme est devant vous » ; et prenant la
main d’Élisabeth, il la donna à M. Darcy, qui, bien que
surpris, n’était pas fâché de la recevoir ; mais elle se retira
en arrière et dit avec embarras à sir William :
 
« En vérité, monsieur, je n’ai point envie de danser ;
je vous conjure de ne pas croire que je me sois avancée de
ce côté-ci pour mendier un danseur. »
 
M. Darcy, avec gravité, la pria de l’honorer de
sa main, mais ce fut inutilement : Élisabeth était
décidée, et sir William essaya en vain de changer sa
résolution.
 
« Vous dansez si bien, mademoiselle ! Par votre refus,
vous me privez d’un vrai plaisir, et, quoique monsieur ait,
en général, peu de goût pour cet exercice, il ne peut se
refuser à nous obliger pendant une demi-heure.
 
— M. Darcy est un modèle de civilité, dit Élisabeth
en souriant.
 
— Cela est vrai, mais, considérant le motif, mademoiselle,
on ne saurait s’étonner de sa complaisance : qui
est-ce qui pourrait refuser une telle danseuse ? »
 
Élisabeth le regarda d’un air malin, et s’éloigna.
 
Son refus ne lui avait pas nui auprès de M. Darcy ;
au contraire, il pensait à elle avec plaisir lorsqu’il fut joint
par Mlle Bingley.
 
« Je devine le sujet de votre rêverie, lui dit-elle.
 
— Je ne le crois pas, mademoiselle.
 
— Vous pensez combien il serait ennuyeux de passer
beaucoup de soirées comme celle-ci, avec une pareille
société : je suis bien de votre avis, je ne m’étais jamais
autant ennuyée ; l’insipidité et le bruit, la petitesse
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et cependant
les prétentions de tous ces gens-là… que ne donnerais-je
pas pour vous entendre les critiquer !
 
— Vous conjecturez mal, je vous jure ; mon imagination
était plus agréablement occupée ; je méditais sur
l’extrême plaisir que peuvent causer les beaux yeux d’une
jolie femme. »
 
Mlle Bingley le regarda fixement et manifesta le
désir de savoir laquelle de ces deux dames avait su lui inspirer
ces réflexions. M. Darcy répondit avec assurance :
 
« Mlle Élisabeth Bennet.
 
— Élisabeth Bennet ! répéta miss Bingley, vous
m’étonnez beaucoup ; et depuis quand a-t-elle ce bonheur ?
Quand pourra-t-on vous faire compliment du vôtre ?
 
— Voilà justement la question à laquelle je m’attendais ;
l’imagination d’une femme est bien vive, elle passe
en un instant de l’admiration à l’amour, et de l’amour au
mariage. Je prévoyais votre compliment.
 
— Oh ! oh ! si vous êtes si sérieux, je croirai que c’est
un parti pris absolument. Vous aurez vraiment une charmante
belle-mère, et qui, sans doute, sera toujours avec
vous à Pemberley. »
 
Il l’écoutait avec une parfaite indifférence, et cette
tranquillité l’ayant rassurée, elle s’égaya longtemps sur
le même sujet.