« Lettre de Ferragus, dans Le Figaro , 23 janvier 1868, La littérature putride » : différence entre les versions

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Mais la monotonie de l’ignoble est la pire des monotonies. Il semble, pour rester dans les comparaisons de ce livre, qu’on soit étendu sous le robinet d’un des lits de la morgue, et jusqu’à la dernière page, on sent couler, tomber goutte à goutte sur soi cette eau faite pour délayer des cadavres.
 
Les deux époux, de fureur en fureur, de dépravations en dépravations, en viennent à se battre, à vouloir se dénoncer. Thérèse
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Thérèse se prostitue, et Laurent, « dont la chair est morte », regrette de ne pouvoir en faire autant.
 
Enfin, un jour, ces deux forçats de la morgue tombent épuisés, empoisonnés, l’un sur l’autre, devant le fauteuil de la vieille mère paralytique de Camille Raquin, qui jouit intérieurement de ce châtiment par lequel son fils est vengé.
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Ferragus
 
* * *
 
=== La réponse de Zola dans « Le Figaro », 31 janvier 1868 ===
 
Vous êtes chef des Dévorants, monsieur, et vous m’avez dévoré en toute conscience ! Je vous jure que j’aurais eu la bonté d’âme de me laisser manger sans me plaindre, si vous vous étiez contenté du misérable morceau que je pouvais offrir personnellement à votre furieux appétit. Mais vous attaquez toutes mes croyances, vous mordez MM. de Goncourt que j’aime et que j’admire, vous écrivez un réquisitoire contre une école littéraire qui a produit des œuvres vivantes et fortes. J’ai droit de réponse, n’est-ce pas ? non pour me défendre, moi chétif, mais pour défendre la cause de la vérité.
 
C’est entendu, je me mets à part, je ne me rappelle plus même que je suis l’auteur de Thérèse Raquin. Vous avez parlé de charnier, de pus, de choléra, je vais parler à mon tour des réalités humaines, des enseignements terribles de la vie.
 
Je vous avoue, monsieur, que je vous aurais répondu tout de suite si je n’avais éprouvé un scrupule bête. J’aime à savoir à qui je m’adresse, votre masque me gêne. J’ai peur de vous dire des choses désagréables sans le vouloir. Oh ! je me suis creusé la tête. J’ai épelé votre article, fouillant chaque mot, cherchant une personnalité connue au fond de vos phrases. Je déclare humblement que mes recherches ont été vaines. Votre style a un débraillé violent qui m’a dérouté. Quant à vos opinions, elles sont dans une moyenne honnête ne portant pas de signature individuelle.
 
On m’a bien cité quelques noms : mais, vraiment, monsieur, si vous êtes un de ceux que l’on m’a nommés, il est à croire que le masque vous a donné le langage bruyant et lâché de nos bals publics. Quand on a le visage couvert, on peut se permettre l’engueulement classique, surtout en un temps de carnaval. Je me plais à penser que, dans un salon, vous dévorez les gens avec plus de douceur.
 
Donc, monsieur, je n’ai pu vous reconnaître. J’essaie de répondre posément et sagement à un inconnu déguisé en Matamore qui, en se rendant un samedi à l’Opéra, a rencontré un groupe de littérateurs, et qui a voulu les effrayer en faisant la grosse voix.
 
Vous avez émis, monsieur, une étrange théorie qui inaugure une esthétique toute nouvelle. Vous prétendez que si un personnage de roman ne peut être mis au théâtre, ce personnage est monstrueux, impossible, en dehors du vrai. Je prends note de cette incroyable façon de juger deux genres de littérature si différents : le roman, cadre souple, s’élargissant pour toutes les vérités et toutes les audaces, et la pièce de théâtre qui vit surtout de conventions et de restrictions.
 
Certes non, on ne pourrait mettre Germinie Lacerteux sur les planches où gambade Mlle Schneider. Cette « cuisinière sordide », selon votre expression, effaroucherait le public qui se pâme devant les minauderies poissardes de la Grande-Duchesse. Oh ! le public de nos jours est un public intelligent, délicat et honnête : Molière l’ennuie ; il applaudit la musique de mirliton de MM. Offenbach et Hervé ; il encourage les niaiseries folles des parades modernes. Évidemment, ce public-là sifflerait Germinie Lacerteux, coupable d’avoir du sang et des nerfs comme tout le monde.
 
Et pourtant je jurerais qu’un faiseur se chargerait de la lui imposer. Il s’agirait simplement de transformer Germinie en une cuisinière délaissée par son sapeur, qui se lamente et va se faire périr. Au dénouement, pour ne pas troubler la digestion du public, le sapeur viendrait rendre la vie à sa payse. Thérésa serait superbe dans un pareil rôle, et l’on irait à la centième représentation, n’est-ce pas ?
 
Sans plaisanter davantage, monsieur, comment n’avez-vous pas compris que notre théâtre se meurt, que la scène française tend à devenir un tremplin pour les paillasses et les sauteuses ? Et vous voulez, avant d’accepter et d’admirer les personnages d’un roman, les faire rebondir sur ce tremplin et savoir s’ils exécutent la cabriole des poupées applaudies ! Mais ne voyez-vous pas qu’en France on ne va au théâtre que pour digérer en paix. Demandez aux auteurs dramatiques de quelque talent les rages qu’ils ont parfois contre ce public pudibond et borné, qui ne veut absolument que des pantins, qui refuse les vérités âpres de la vie. Nos foules demandent de beaux mensonges, des sentiments tout faits, des situations clichées ; elles descendent souvent jusqu’aux indécences, mais elles ne montent jamais jusqu’aux réalités.
 
Lisez l’Histoire de la littérature anglaise de M. Taine, et vous verrez ce qu’on peut oser sur la scène chez un peuple auquel son tempérament permet d’assister au spectacle réel de nos passions. Vycherley et Swift n’auraient pas hésité à mettre Germinie au théâtre. Nous autres, nous préférons les vaudevillistes gais ou funèbres : Scribe sera toujours le maître de la scène française.
 
Ah ! monsieur, si le théâtre se meurt, laissez vivre le roman. Ne mettez pas le romancier sous le joug du public. Accordez lui le droit de fouiller l’humanité à son aise, et ne déclarez pas ses créations monstrueuses, parce que les spectateurs, qui ont lu les Mémoires d’une femme de chambre, se prétendent révoltés par le spectacle d’une vérité humaine qui passe.
 
Vous ne comprenez que le nu de mademoiselle***. C’est plastique, dites-vous. Les charmes de mademoiselle*** n’avaient pas besoin de cette réclame, je crois ; mais je suis heureux de savoir comment vous comprenez la chair.
 
Ainsi, monsieur, il ne vous déplairait pas trop que Germinie Lacerteux fût en maillot, pourvu qu’elle eût les jambes bien faites. Je commence à soupçonner ce qu’il vous faut ; une peau soyeuse, des contours fermes et arrondis, une gaze transparente voilant à peine des trésors de volupté.
 
Le malheur est que Germinie n’est pas en maillot, la pauvre femme ; il n’est même pas certain qu’elle ait les jambes bien faites. Puis elle sent le graillon ; elle ne vaut pas mademoiselle***, en un mot. C’est une misérable proie pour le plaisir, tel que vous paraissez l’entendre. Elle a encore un défaut immense : c’est qu’elle ne s’est pas vendue dès l’âge de seize ans ; elle a grandi dans des pensées d’honneur, dans des répugnances invincibles pour le vice, et elle n’a roulé au fond de l’égout que poussée par les faits, poussée par ses nerfs et son sang. Que voulez-vous ? Germinie n’est pas une courtisane ; Germinie est une malheureuse que les fatalités de son tempérament ont jetée à la honte. Toutes les femmes ne sont pas « plastiques ».
 
Vous restez à fleur de peau, monsieur, tandis que les romanciers analystes ne craignent pas de pénétrer dans les chairs. C’est moins voluptueux, et moins agréable, je le sais ; les tableaux vivants, les apothéoses de féerie sont excellents pour procurer des rêves amoureux : la vue d’une salle d’amphithéâtre est au contraire écœurante pour ceux qui n’ont pas l’amour austère de la vérité. Je crains bien que nous ne nous entendions pas. Je trouve fort indécente l’exhibition de certaines actrices, et je n’éprouve qu’une douleur émue en face des plaies intérieures du corps humain.
 
S’il est possible, ayez un instant la curiosité du mécanisme de la vie, oubliez l’épiderme satiné de telle ou telle dame, demandez-vous quel tas de boue est caché au fond de cette peau rose dont le spectacle contente vos faciles désirs. Vous comprendrez alors qu’il a pu se rencontrer des écrivains qui ont fouillé courageusement la fange humaine. La vérité, comme le feu, purifie tout. Il y a des gens qui emmènent le soir des filles et qui les renvoient le lendemain matin après s’être assurés si elles ont la taille mince et les bras forts ; il y en a d’autres qui préfèrent étudier les drames intérieurs de la femme, qui ne touchent à la chair que pour en expliquer les fatalités.
 
D’ailleurs, monsieur, je vous l’accorde, on doit fouiller la boue aussi peu que possible. J’aime comme vous les œuvres simples et propres, lorsqu’elles sont fortes et vraies en même temps. Mais je comprends tout, je fais la part de la fièvre, je m’attache surtout dans un roman à la marche logique des faits, à la vie des personnages ; j’admire Germinie Lacerteux, moins dans les pages brutales du livre que dans l’analyse exacte des personnages et des faits. Vous déclarez l’œuvre putride parce que certains tableaux vous ont choqué ; c’est là de l’intolérance.
 
Passez outre, et dites-moi si les auteurs n’ont pas créé des personnes vivantes, au lieu des poupées mécaniques que l’on rencontre dans les romans de M. Feuillet par exemple.
 
Je vous avertis que je suis de l’avis de Stendhal. Je crois qu’un romancier doit d’abord écrire ses œuvres pour lui : le souci du public vient ensuite.
 
Le roman n’est pas comme l’auteur dramatique, il ne dépend pas de la foule. Si vous voulez, nous appellerons Germinie Lacerteux un traité de physiologie, nous le mettrons dans une bibliothèque médicale, nous recommanderons aux jeunes filles et aux gens délicats de ne jamais le lire. Tout cela n’empêchera pas que Germinie Lacerteux ne soit un livre des plus remarquables.
 
Vous dites qu’il est facile de travailler dans l’horrible. Oui et non. Il est facile – et vous l’avez prouvé – d’écrire une page violente, sans y mettre autre chose que de la violence ; mais il n’est plus aussi facile d’avoir une fièvre toute personnelle, et d’employer l’activité que vous donne cette fièvre, à observer et à sentir la vie. Demandez à M. Claretie s’il renie ses premiers livres, comme vous paraissez le dire. Quant à moi, je ne pense pas qu’il renonce à l’étude de la vie moderne, et je crois qu’il y reviendra tôt ou tard avec un égal amour pour la réalité.
 
Les Derniers Montagnards, un beau livre que je viens de lire, ne sont qu’une ode en l’honneur de l’héroïsme et de l’amour patriotique. Au-dessous des ses folies généreuses, la nature humaine a ses misères de tous les jours, qui sont moins consolantes, mais aussi intéressantes à étudier.
 
D’ailleurs, ne tremblez pas, monsieur. La « littérature putride » ne nourrit pas ses auteurs. Le public n’aime pas les vérités, il veut des mensonges pour son argent. Vous accusez presque MM. de Goncourt d’être « trivialistes », uniquement pour être lus. Eh ! bon Dieu ! vous ne savez donc pas qu’on a vendu trente mille exemplaires de Monsieur de Camors, et que Germinie Lacerteux n’en est qu’à sa seconde édition.
 
Croyez-moi, monsieur, laissez en paix les romanciers consciencieux. S’il vous faut dévorer quelqu’un, dévorez nos petits musiciens, nos petits faiseurs de parades, ceux qui font vivre le public de platitudes.
 
Un dernier mot. J’ai évité de parler de moi. Permettez-moi pourtant de vous dire que, si j’ai été parfois intolérant, comme vous me le reprochez, jamais je n’ai écrit un article qui pût écœurer et faire rougir mes lectrices. Je vous défie de trouver dans la collection de L’Événement, une seule phrase signée de mon nom que vous ne puissiez mettre sous les yeux d’une jeune fille.
 
Quand j’écris un livre, j’écris pour moi comme je l’entends ; mais, quand j’écris dans un journal, je le fais de façon à pouvoir être lu de tout le monde.
 
Si j’avais une fille, monsieur, après avoir jeté un coup d’œil sur le numéro du Figaro où se trouve votre lettre, j’aurais brûlé ce numéro.
 
Émile Zola
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