« Entre paysans » : différence entre les versions

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{{sc|Jacques}}. — Tiens, cela tombe bien ! Il y a longtemps que je désirais te parler et je suis content de te rencontrer… Ah ! Pierre, Pierre ! Qu’ai-je appris sur ton compte ! Quand tu étais au pays, tu étais un brave fils, le modèle des jeunes gens de ton âge… Ah ! si ton père vivait encore…
 
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{{sc|Jacques}}. — Ah ! ah ! nous y voilà. Eh ! Parbleu ! Je le sais bien que tu travailles et que tu aides ton prochain. Tu es un brave garçon, tout le monde le dit au pays. Mais il n’en est pas moins vrai que tu as été plusieurs fois en prison. On prétend que les gendarmes te surveillent et que, seulement à se montrer sur la place avec toi, on risque de s’attirer des désagréments… Qui sait si je ne me compromets pas moi-même en ce moment… Mais je te veux du bien et je te parlerai quand même. Pierre, écoute les conseils d’un vieillard ; crois-moi, laisse les messieurs qui n’ont rien à faire parler politique, et toi, pense à travailler et à bien agir. De cette manière, tu vivras tranquille et heureux, sinon tu perdras ton âme et ton corps. Ecoute-moi : laisse les mauvaises compagnies. Ce sont elles, on le sait, qui détournent les pauvres garçons.
 
{{sc|Pierre}}. — Jacques, croyez-moi, mes compagnons sont de braves jeunes gens ; le pain qu’ils mangent leur coûte des larmes et est arrosé de leur sueur. Laissez-en dire du mal par les patrons, qui voudraient nous sucer jusqu’à la dernière goutte de notre sang et nous traitent ensuite
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de canailles et de gibier de galère si nous cherchons à améliorer notre sort, à nous soustraire à leur tyrannie. Mes compagnons et moi, nous avons été en prison, c’est vrai, mais c’était pour une cause juste ; nous irons encore, et peut-être nous arrivera-t-il quelque chose de pire, mais ce sera pour le bien de tous, et parce que nous voulons détruire les injustices et la misère. Et vous qui avez travaillé toute votre vie et souffert comme nous de la faim, vous qui serez peut-être forcé d’aller mourir à l’hôpital quand vous ne pourrez plus travailler, vous ne devriez pas vous mettre avec les messieurs et le gouvernement pour tomber sur ceux qui cherchent à améliorer le sort des pauvres gens.
 
{{sc|Jacques}}. — Mon cher enfant, je sais bien que le monde va mal, mais vouloir le changer, c’est comme si tu voulais redresser les jambes à un chien cagneux. Prenons-le donc comme il est, et prions Dieu qu’au moins la soupe ne nous manque point. Il y a toujours eu des riches et des pauvres ; nous qui sommes nés pour travailler, nous devons travailler et nous contenter de ce que Dieu nous envoie, sinon c’est au détriment de la paix et de l’honneur.
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Ah, si la misère, l’ignorance forcée, les habitudes contractées pendant des siècles d’esclavage n’expliquaient pas ce fait douloureux, je dirais que ce sont eux qui sont sans honneur et sans dignité, ces pauvres qui se font les suppôts des oppresseurs de l’humanité, et non pas nous qui sacrifions ce misérable morceau de pain et ce lambeau de liberté pour tâcher de réaliser l’état où tous seront heureux.
 
{{sc|Jacques}}. — Oui, certainement, tu dis de belles choses ; mais, sans la crainte de Dieu, on ne fait rien de bon. Tu ne m’en feras pas accroire. J’ai
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entendu parler notre saint homme de curé, et il disait que toi et tes compagnons, vous êtes une bande d’excommuniés ; j’ai entendu M. Antoine, qui a étudié et qui lit toujours les journaux, et lui aussi prétend que vous êtes ou des fous ou des bandits qui voudriez manger et boire sans rien faire, et qui, au lieu de réaliser le bien des travailleurs, empêchez les messieurs d’arranger les choses le mieux possible.
 
{{sc|Pierre}}. — Jacques, si nous voulons raisonner, laissons en paix Dieu et les saints, parce que, voyez-vous, le nom de Dieu sert de prétexte et de justification à tous ceux qui veulent tromper et opprimer leurs semblables. Les rois prétendent que Dieu leur a donné le droit de régner, et quand deux rois se disputent un pays, ils prétendent tous les deux être les envoyés de Dieu. Dieu, cependant, donne raison à celui qui a le plus de soldats et les meilleures armes. Le propriétaire, l’exploiteur, l’accapareur, tous parlent de Dieu. Le prêtre catholique, le protestant, le juif, le musulman se disent aussi représentants de Dieu ; c’est au nom de Dieu qu’ils se font la guerre et essaient chacun à faire arriver l’eau à leur moulin. Du pauvre, aucun d’eux ne s’inquiète. À les entendre, Dieu leur aurait tout donné et nous aurait condamnés, nous, à la misère et au travail. À eux le paradis dans ce monde et dans l’autre ; à nous l’enfer sur cette terre, et le paradis seulement dans l’autre monde, si toutefois nous avons été des esclaves bien obéissants.
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Si Dieu existe, ce qu’il veut, il ne l’a dit à personne. Pensons donc à faire dans ce monde notre bonheur et celui de nos semblables. S’il y avait un Dieu dans l’autre monde, et que ce Dieu fût juste, il ne nous en voudrait pas d’avoir lutté pour faire du bien, au lieu d’avoir fait souffrir ou permis qu’on fit souffrir les hommes, qui, d’après ce qu’a dit le curé, sont tous des créatures de Dieu, et par conséquent nos frères.
 
Et puis, croyez-moi, aujourd’hui que vous êtes pauvre, Dieu vous condamne au labeur le plus pénible ; si demain vous réussissez à gagner beaucoup d’argent par un moyen quelconque, même en commettant l’action la plus vile, vous acquerrez immédiatement le droit de ne plus travailler,
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de rouler carrosse, de maltraiter les paysans, de séduire les filles du pauvre… et Dieu vous laissera faire, comme il laisse faire votre patron.
 
{{sc|Jacques}}. — Par ma foi ! depuis que tu as appris à lire et à écrire et que tu fréquentes les citadins, tu es devenu si beau parleur que tu embrouillerais un avocat. Et, à te parler franc, tu as dit des choses qui m’ont produit une certaine impression. Figure-toi que ma fille, Rosine, est déjà grande. Elle a trouvé un bon parti, un brave jeune homme qui l’aime ; mais, tu comprends, nous sommes pauvres ; il faudrait fournir le lit, le trousseau et un peu d’argent pour lui ouvrir une boutique ; car le gars est serrurier, et s’il pouvait sortir de chez le patron qui le fait travailler presque pour rien et se mettre à son compte, il aurait les moyens d’élever la famille qu’il se créerait. Mais je n’ai rien, lui non plus. Le patron pourrait m’avancer un peu d’argent que je lui rendrais peu à peu. Eh bien ! le croirais-tu ? Quand je lui ai parlé de la chose, il m’a répondu en ricanant que c’étaient des affaires de charité et que cela regardait son fils. Le jeune patron, en effet, est venu nous trouver ; il a vu Rosine, lui a caressé le menton et nous a dit que justement il avait à sa disposition un trousseau qui avait été fait pour une autre ; Rosine n’avait qu’à venir le chercher elle-même. Et il avait dans ses yeux, tandis qu’il disait cela, un tel regard que j’ai failli faire un malheur… Oh ! si ma Rosine… Mais laissons cela…
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{{sc|Jacques}}. — Là-dessus, tu as pleinement raison ; mais revenons à la question. Est-il vrai, oui ou non, que vous voulez voler les biens de ceux qui possèdent ?
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{{sc|Pierre}}. — Ce n’est pas vrai : nous ne voulons rien voler du tout, nous ; mais nous désirons que le peuple prenne la propriété des riches pour la mettre en commun au profit de tous.
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{{sc|Jacques}}. — C’est vrai ; cela me paraît juste : la terre et toutes les choses que personne n’a faites devraient appartenir à tous… Mais il y a des choses qui ne se sont pas faites toutes seules.
 
{{sc|Pierre}}. — Certainement, il y a des choses qui sont produites par le travail de l’homme, et la terre elle-même n’aurait que peu de valeur si elle n’était pas défrichée par la main de l’homme. Mais, en toute bonne justice, ces choses devraient appartenir à celui qui les a produites. Par quel miracle
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se trouvent-elles précisément dans les mains de ceux qui ne font rien et qui n’ont jamais rien fait ?
 
{{sc|Jacques}}. — Mais ces messieurs prétendent que leurs pères ont travaillé et épargné.
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{{sc|Jacques}}. — Tout cela est très beau et je n’y contredis pas, mais enfin les messieurs ont de la fortune, et à la fin du compte, nous devons les remercier, parce que, sans eux, on ne pourrait pas vivre.
 
{{sc|Pierre}}. — S’ils ont la fortune, c’est qu’ils l’ont prise de force et l’ont augmentée en prenant la fruit du travail des autres. Mais il peuvent la perdre de la même manière qu’ils l’ont acquise. Jusqu’ici, dans ce monde, les hommes se sont fait la guerre les uns contre les autres ; ils ont cherché à s’enlever mutuellement le pain de la bouche et chacun d’eux s’est estimé heureux s’il a pu soumettre son semblable et s’en servir comme d’une bête de somme. Mais il est temps de mettre un terme à cette situation. A se faire la guerre on ne gagne rien, et l’homme n’a récolté de tout cela que la misère, l’esclavage, le crime, la prostitution et, de temps à autre, de ces saignées qui s’appellent guerres et révolutions. S’ils voulaient, au
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contraire, se mettre d’accord, s’aimer et s’aider les uns les autres, on ne verrait plus ces malheurs ; il n’y aurait plus de gens qui possèdent beaucoup pendant que d’autres n’ont rien, et l’on ferait en sorte que tous soient aussi bien que possible.
 
Je sais bien que les riches, qui se sont habitués à commander et à vivre sans travailler, ne veulent pas entendre parler d’un changement de système. Nous agirons en conséquence. S’ils veulent enfin comprendre qu’il ne doit plus y avoir de haine ni d’inégalité entre les hommes et que tous doivent travailler, tant mieux ; si, au contraire, ils prétendent continuer à jouir des fruits de leurs violences et des vols commis par eux ou par leurs pères, alors, tant pis pour eux : ils ont pris par force tout ce qu’ils possèdent ; par la force aussi, nous ne leur enlèverons. Si les pauvres savent s’entendront, ils seront les plus forts.
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{{sc|Jacques}}. — Oui, c’est bien nous, en effet, qui produisons tout ; mais comment ferais-je, moi, pour produire du blé si je n’ai ni terre, ni animaux, ni semence ? Crois-moi, il n’y a pas moyen de faire autrement ; il faut nécessairement être sous la dépendance des patrons.
 
{{sc|Pierre}}. — Voyons, Jacques, est-ce que nous nous comprenons, oui ou non ? Il me semble vous avoir déjà dit qu’il faut enlever aux maîtres ce
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qui sert à travailler et à vivre : la terre, les outils, les semences, tout. Je le sais bien, moi : tant que la terre et les instruments de travail appartiendront aux maîtres, le travailleur devra être toujours un sujet et ne récoltera qu’esclavage et misère. C’est pourquoi, retenez bien ceci, la première chose à faire, c’est d’enlever la propriété aux bourgeois ; sans cela, le monde ne pourra jamais s’améliorer.
 
{{sc|Jacques}}. — Tu as raison, tu l’avais dit. Mais, que veux-tu, ce sont pour moi des choses si nouvelles que je m’y perds.
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Maintenant, si vous réfléchissez bien, vous verrez que toutes les richesses, c’est-à-dire tout ce qui existe d’utile à l’homme, peuvent se diviser en deux parts. L’une qui comprend la terre, les machines et tous les instruments de travail, le fer, le bois, les pierres, les moyens de transport, etc., etc., est indispensable pour travailler et doit être mis en commun, pour servir à tous comme instrument de travail. Quant au mode de travail, c’est une chose qu’on verra plus tard. Le mieux serait, je crois, de travailler en commun parce que, de cette manière, on produit plus avec moins de fatigue. D’ailleurs, il est certain que le travail en commun sera adopté partout, car, pour travailler chacun séparément, il faudrait renoncer à l’aide des machines qui simplifient et diminuent le travail de l’homme. Du reste, quand les hommes n’auront plus besoin de s’enlever le pain de la bouche les uns aux autres, ils ne seront plus comme chiens et chats et trouveront du plaisir à être ensemble et à faire les choses en commun. On laissera, bien entendu, travailler seuls ceux qui voudront le faire ; l’essentiel c’est que personne ne puisse vivre sans travailler, obligeant ainsi les autres à travailler pour son compte ; mais cela ne pourra plus arriver. En effet, chacun ayant droit à la matière du travail, nul ne viendra certainement se mettre au service d’un autre.
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L’autre partie des richesses comprend les choses qui servent directement aux besoins de l’homme, comme les aliments, les vêtements, les maisons. Celles-ci, il faut les mettre en commun et les distribuer de manière qu’on puisse aller jusqu’à la prochaine récolte et attendre que l’industrie ait fourni de nouveaux produits. Quant aux choses qui seront produites après la révolution, alors qu’il n’y aura plus de patrons oisifs vivant sur les fatigues de prolétaires affamés, on les répartira suivant la volonté des travailleurs de chaque pays. Si ceux-ci veulent travailler en commun, tout sera pour le mieux : on cherchera alors à régler la production de manière à satisfaire les besoins de tous et la consommation de manière à assurer à tous la plus grande somme de bien-être, et tout sera dit.
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{{sc|Jacques}}. — Il y a une chose pourtant : prendre la fortune aux messieurs qui ont volé et affamé les pauvres gens, c’est bien ; mais si un homme, à force de travail et d’économie, est parvenu à mettre de côté quelques sous, à acheter un petit champ ou à ouvrir une petite boutique, de quel droit pourrais-tu lui enlever ce qui est vraiment le fruit de son travail ?
 
{{sc|Pierre}}. — Vous me dites là une chose bien invraisemblable. Il est impossible de faire des économies aujourd’hui que les capitalistes et le gouvernement prennent le plus clair des produits ; et vous devriez le savoir, vous qui, après tant d’années de travail assidu, êtes aussi pauvre que devant. Du reste, je vous ai déjà dit que chacun a droit aux matières
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premières et aux instruments de travail ; c’est pourquoi si un homme possède un petit champ, pourvu qu’il le travaille de ses mains, il pourra bien le garder et on lui donnera en outre les outils perfectionnés, les engrais et tout ce qui sera nécessaire pour qu’il puisse faire produire à la terre le plus possible. Certainement, il serait préférable qu’on mette tout en commun, mais pour cela, il n’y aura pas besoin de forcer personne, parce que le même intérêt conseillera à tous d’adopter le système du communisme. Avec la propriété et le travail communs, tout ira beaucoup mieux qu’avec le travail isolé, d’autant plus qu’avec l’invention des machines, le travail isolé devient, relativement, toujours plus impuissant.
 
{{sc|Jacques}}. — Ah ! les machines ! voilà des choses qu’on devrait brûler ! Ce sont elles qui cassent les bras et enlèvent le travail aux pauvres gens. Ici, dans nos campagnes, on peut compter que, chaque fois qu’il arrive une machine, notre salaire diminue, et qu’un certain nombre de nous restent sans travail, forcés de partir ailleurs pour ne pas mourir de faim. A la ville, cela doit être pire. Au moins, s’il n’y avait pas de machines, les messieurs auraient beaucoup besoin de notre travail et nous vivrions un peu mieux.
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{{sc|Jacques}}. — Mais pour que tout allât bien avec ce système, il faudrait que tout le monde travaillât de bonne volonté. N’est-ce pas ?
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{{sc|Pierre}}. — Certainement.
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Quand, au contraire, le travail se fera dans des conditions humaines, pour un temps raisonnable, et conformément aux lois d’hygiène ; quand le travailleur saura qu’il travaille pour le bien-être des siens et de tous les hommes ; quand le travail sera la condition indispensable pour être estimé dans la société et que le paresseux sera livré au mépris public comme aujourd’hui l’espion et l’entremetteur, qui voudra alors renoncer à la joie de se savoir utile et aimé, pour vivre dans une oisiveté aussi funeste à son corps qu’à son esprit ?
 
Aujourd’hui même, à part quelques rares exceptions, tout le monde éprouve une répugnance invincible, comme instinctive, pour le métier de mouchard ou pour celui d’entremetteur. Et pourtant, en faisant ces métiers abjects, on gange beaucoup plus qu’à piocher la terre ; on travaille peu ou point et l’on est plus ou moins protégé par l’autorité. Mais comme ce sont des métiers infâmes, qui marquent une profonde abjection morale, presque tous les hommes préfèrent la misère à cette infamie. Il y a, c’est vrai, des exceptions ; il y a des hommes faibles et corrompus qui préfèrent l’infamie, mais c’est parce qu’il ont été obligés de choisir entre celle-ci et la misère. Quel est, au contraire, celui qui choisirait une vie infâme et méprisable s’il pouvait, en travaillant, avoir le bien-être et l’estime publique ? Certes, si un tel fait venait à se
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produire, il serait si contraire au naturel de l’homme qu’on devrait le considérer comme un cas de folie quelconque ;
 
Et n’en doutez pas : la réprobation publique contre la paresse ne manquerait pas de se produire, parce que le travail est le premier besoin d’une société ; le paresseux non seulement ferait du mal à tous en vivant sur le produit des autres, sans contribuer par son travail aux besoins de la communauté, mais il romprait l’harmonie de la nouvelle société et serait l’élément d’un parti de mécontents qui pourrait désirer le retour au passé. Les collectivités sont comme les individus : elles aiment et honorent ce qui est ou qu’elles croient utiles ; elles haïssent et méprisent ce qu’elles savent ou croient nuisible. Elles peuvent se tromper et se trompent même trop souvent ; mais dans le cas dont il s’agit, l’erreur n’est pas possible, parce qu’il est de toute évidence que celui qui ne travaille pas, mange et boit aux dépens des autres et fait du tort à tous.
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{{sc|Jacques}}. — Donc chacun sera libre de choisir le métier qu’il voudra ?
 
{{sc|Pierre}}. — Certainement, en ayant soin que les bras ne se portent pas exclusivement sur certains métiers et ne manquent pas à d’autres. comme
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on travaillera dans l’intérêt de tous, il faut faire en sorte que tout ce qui est nécessaire soit produit, en conciliant autant que possible l’intérêt général et les préférences individuelles. Mais vous verrez que tout s’arrangera pour le mieux, quand il n’y aura plus de patrons qui nous font travailler pour un morceau de pain, sans que nous puissions nous occuper de savoir à quoi et à qui sert notre travail.
 
{{sc|Jacques}}. — Tu dis que tout s’arrangera, et moi, au contraire, je crois que personne ne voudra faire les métiers pénibles ; tous voudront être avocats ou docteurs. Qui labourera la terre ? Qui voudra risquer sa santé et sa vie dans les mines ? Qui voudra entrer dans des puits noirs et toucher au fumier ?
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Aujourd’hui nous préférons un métier à un autre, non parce qu’il est plus ou moins conforme à nos facultés et à nos goûts, mais parce qu’il est plus facile à apprendre, parce que nous gagnons ou espérons gagner plus, parce que nous pensons trouver plus facilement de l’occupation, et, en seconde ligne seulement, parce que tel ou tel travail peut être moins pénible qu’un autre. En somme, le choix d’un métier nous est surtout imposé par notre naissance, le hasard et les préjugés sociaux. Par exemple, le métier de laboureur est un métier qui ne plairait à aucun citadin, même parmi les plus misérables. Et pourtant l’agriculture n’a rien de répugnant en soi, et la vie des champs ne manque pas de plaisirs. bien au contraire, si vous lisez les poètes, vous les voyez pleins d’enthousiasme pour la vie champêtre. Mais la vérité est que les poète qui font des livres n’ont jamais labouré la terre, tandis que les cultivateurs se tuent de fatigue, meurent de faim, vivent plus mal que les bêtes et sont traités comme des gens de rien, tellement que le dernier vagabond des villes se trouve offensé de s’entendre appeler paysan. Comment voulez-vous alors que les gens travaillent volontiers la terre ? Nous-mêmes, qui sommes nés à la campagne, nous la quittons aussitôt que nous en avons la possibilité, parce que, quoi que nous fassions, nous sommes mieux ailleurs et plus respectés. Mais qui de nous voudrait quitter les champs, s’il travaillait pour son compte et trouvait dans le travail de la terre bien-être, liberté et respect ?
 
Il en est de même pour tous les métiers, parce que le monde est ainsi fait qu’aujourd’hui plus un travail est nécessaire, pénible, plus il est mal rétribué, méprisé et fait dans des conditions inhumaines. Par exemple, allez dans l’atelier d’un orfèvre et vous trouverez que, en comparaison des immondes taudis dans lesquels nous vivons, nous, le local est propre, bien aéré, chauffé l’hiver, que le travail quotidien n’est pas très long et que les ouvriers, quoique mal payés, car le patrons leur prend encore le
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meilleur de leur produit, sont cependant assez bien traités par rapport aux autres travailleurs ; la soirée, pour eux, est une fête ; quand ils ont quitté la veste de travail, ils vont où ils veulent sans craindre que les gens les toisent et les bafouent. Au contraire, allez dans une mine, et vous verrez de pauvres gens qui travaillent sou terre, dans un air pestilentiel et qui consument en peu d’années leur vie pour un salaire dérisoire ; si, par hasard, après avoir fini leur travail, ils se permettent d’aller là où se réunissent les messieurs, bien heureux si on ne les en chasse que par des railleries ! Comment s’étonner après cela qu’un homme préfère être orfèvre que mineur ?
 
Je ne vous dit rien de ceux qui manient d’autres ustensiles que la plume. Figurez-vous de cela : un homme qui ne fait que de mauvais articles de journaux gagne dix fois plus qu’un paysan et il est estimé bien plus qu’un honnête travailleur.
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{{sc|Pierre}}. — Tous, parce que tout en étudiant les lettres et les sciences, on doit faire aussi un travail physique ; tous doivent travailler avec la tête et les bras. Ces deux genres de travail, loin de se nuire, se soutiennent, parce que l’homme, pour bien se porter, a besoin d’exercer tous ses organes : le cerveau aussi bien que les muscles. Celui qui a l’intelligence développée et qui est habitué à penser réussit mieux dans le travail manuel ; et celui qui est en bonne santé, comme on est lorsqu’on exerce ses membres dans des conditions hygiéniques, a aussi l’esprit plus éveillé et plus pénétrant.
 
Du reste, puisque les deux genres de travail sont nécessaires, puisque
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l’un d’eux est plus agréable que l’autre et que, grâce à lui, l’homme acquiert la conscience et la dignité, il n’est pas juste qu’une partie de l’humanité soit condamnée à l’abrutissement du travail exclusivement manuel, pour laisser à quelques hommes seulement le privilège de la science et par suite du pouvoir ; par conséquent, je le répète, tous doivent travailler à la fois physiquement et intellectuellement.
 
{{sc|Jacques}}. — Cela aussi, je le comprends ; mais, parmi les travaux manuels, il y en aura toujours qui seront durs et d’autres faciles, il y en aura de beaux et de laids. Qui voudra, par exemple, se faire mineur ou vidangeur ?
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{{sc|Jacques}}. — Tu sais que tu commences à me persuader. Pourtant il y a encore quelque chose qui n’entre pas bien dans ma tête. C’est une grosse affaire d’enlever la propriété aux messieurs. Je ne sais pas, mais… est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire autrement ?
 
{{sc|Pierre}}. — Et comment voulez-vous faire ? Tant qu’elle restera entre les mains des riches, ce sont eux qui commanderont et chercheront leurs
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intérêts sans s’occuper des nôtres. Mais pourquoi ne voulez-vous pas enlever la propriété aux messieurs ? Croyez-vous par hasard que ce serait une chose injuste, une mauvaise action ?
 
{{sc|Jacques}}. — Non pas ; après ce que tu m’as dit, il me paraît que ce serait une sainte chose, puisque, en la leur arrachant, nous leur arracherons aussi notre chair dont ils se gorgent. Et puis, si nous prenons la fortune, ce n’est pas la prendre pour nous seuls, c’est pour la mettre en commun et faire le bien de tous, n’est-ce pas ?
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{{sc|Jacques}}. — Tout cela est juste ; mais ne pourrait-on pas chercher à faire les choses peu à peu, par un accord mutuel ? On laisserait la propriété à ceux qui la possèdent, à condition cependant qu’ils augmentent les salaires et nous traitent comme des hommes. Ainsi, graduellement, nous pourrions mettre quelque chose de côté, acheter, nous aussi, un morceau de terre, et alors, quand nous serions tous propriétaires, on mettrait tout en commun comme tu dis. J’en ai entendu un qui proposait quelque chose dans ce genre.
 
{{sc|Pierre}}. — Comprenez bien : pour s’arranger à l’amiable, il n’y a qu’un seul moyen : c’est que les propriétaires renoncent volontairement à
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leurs propriétés. Mais il ne faut pas penser à cela, vous le savez.
 
Tant qu’existera la propriété individuelle, c’est-à-dire que la terre, au lieu d’appartenir à tous, appartiendra à Pierre ou à Paul, il y aura toujours de la misère et tout ira de mal en pis. Avec la propriété individuelle, chacun cherche à tirer l’eau à son moulin et les propriétaires, non seulement, tâchent de donner aux travailleurs le moins qu’ils peuvent, mais encore se font-ils la guerre entre eux : en général, chacun cherche à vendre ses produits le plus qu’il peut et chaque acheteur, de son côté, cherche à payer le moins possible. Alors, qu’arrive-t-il ? C’est que les propriétaires, les fabricants, les grands négociants, qui ont les moyens de fabriquer et de vendre en gros, de se pourvoir de machines, de profiter de toutes les conditions favorables du marché et d’attendre, pour la vente, le moment favorable, et même de vendre à perte pendant quelque temps, finissent par ruiner les petits propriétaires et négociants, qui tombent dans la pauvreté et doivent, eux et leurs fils, aller travailler à la journée. Ainsi (et c’est une chose que nous voyons tous les jours) les patrons qui travaillent seuls, ou avec peu d’ouvriers, sont forcés, après une lutte douloureuse, de fermer boutiques et d’aller chercher du travail dans les grandes fabriques ; les petits propriétaires, qui ne peuvent même pas payer les impôts, doivent vendre champs et maisons aux grands propriétaires, et ainsi de suite. De telle sorte que si un propriétaire ayant bon cœur voulait améliorer les conditions de ses travailleurs, il ne ferait que se mettre en état de ne plus pouvoir soutenir la concurrence ; il serait infailliblement ruiné.
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C’est grâce à cette situation que tout progrès même devient un malheur. On invente une machine ; aussitôt un grand nombre d’ouvriers restent sans travail ; ne gagnant plus, ils ne peuvent pas consommer et ainsi, indirectement, ils enlèvent du travail à d’autres. En Amérique, on met maintenant en culture d’immenses espaces et l’on produit beaucoup de grain ; les propriétaires de là-bas, sans s’inquiéter, bien entendu, de savoir si en Amérique les gens mangent à leur faim, envoient le blé en Europe pour gagner davantage. Ici, le le prix du blé baisse, mais les pauvres, au lieu d’être mieux, s’en trouvent plus mal, car les propriétaires, ne pouvant s’arranger de ce bon marché, ne font plus cultiver la terre ou font seulement travailler la petite partie où le sol est le plus productif ; par suite, un grand nombre de travailleurs restent inoccupés. Le blé coûte peu, c’est vrai, mais les pauvres gens ne gagnent même pas les quelques sous qu’il faut pour en acheter !
 
{{sc|Jacques}}. — Ah ! maintenant, je comprends. J’avais entendu dire qu’on
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ne voulait pas faire venir le blé du dehors, et cela me semblait une grande coquinerie de repousser ainsi cette nourriture ; je croyais que les bourgeois voulaient affamer le peuple. Mais à présent, je vois qu’ils avaient leurs raisons.
 
{{sc|Pierre}}. — Non, non, parce que si le blé n’arrive pas, c’est mauvais à un autre point de vue. Les propriétaires, alors, ne craignant plus la concurrence extérieure, vendent aux prix qu’ils veulent, et…
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A ce propos, je veux répondre à une objection qu’on nous fait souvent.
 
Les économistes, qui sont des gens payés par les riches pour s’entendre dire qu’ils ont le droit d’être riches aux dépens du travail d’autrui, les économistes et tous les savants au ventre plein disent souvent que la misère ne dépend pas de l’accaparement de la propriété par les hautes classes, mais bien du manque de produits naturels : d’après eux, ces produits seraient tout à fait insuffisants, si on les distribuait à tous. Il disent cela évidemment afin de pouvoir conclure que la misère est une chose fatale, contre laquelle il n’y a rien à faire : c’est ainsi qu’agit le prêtre qui vous tient dociles et soumis en vous disant que telle est la volonté de Dieu. Mais il ne faut pas croire un mot de tout cela. Les produits de la terre et de l’industrie, même avec l’organisation actuelle, sont suffisants pour que chacun puisse vivre dans l’aisance, et s’ils ne sont pas encore plus abondants, la faute en est aux patrons qui ne pensent qu’à gagner le plus possible et qui iront même jusqu’à laisser perdre certains
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produits pour empêcher la baisse des prix. Et, en effet, tandis qu’il prétendent qu’il n’y a pas assez de richesses naturelles, ils laissent incultes de grands espaces de terre, et sans travail un grand nombre d’ouvriers.
 
Mais à cela, ils vous répondent que, quand bien même toutes les terres seraient mises en culture et exploitées par tous les hommes de la manière la plus intelligente, la production de la terre étant limitée alors que l’accroissement de la population ne l’est pas, il arriverait toujours un moment où la production des substances alimentaires resterait stationnaire, tandis que la population augmenterait indéfiniment, et la disette avec elle. C’est pour cela, disent-ils, que l’unique remède aux maux sociaux est que les pauvres ne fassent point d’enfants ou du moins n’en fassent qu’un tout petit nombre. J’ai peu étudié et j’ignore si leur principe est vrai, mais ce que je sais, c’est que leur remède ne remédie à rien. Nous le voyons bien dans les pays où la terre est abondante et la population faible : il y a autant et même plus de misère que dans les pays où la population est dense. Il faut donc changer l’organisation sociale, mettre toutes les terres en culture. Plus tard, si la population tendait à trop augmenter, il serait temps de songer à limiter le nombre des enfants…
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{{sc|Jacques}}. — Mais si les gouvernements faisaient de bonnes lois pour obliger les riches à ne pas faire souffrir les pauvres gens ?
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{{sc|Pierre}}. — Nous revenons toujours au même point. Le gouvernement est composé des messieurs, et il n’y a pas à supposer que ces gens-là veuillent faire des lois contre eux-mêmes. Et quand bien même les pauvres pourraient arriver à commander à leur tour, serait-ce une raison de laisser aux riches les moyen de nous remettre le pied dessus ? Croyez-moi, là où il y a des riches et des pauvres, ceux-ci peuvent élever la voix un moment, en temps d’émeute, mais les riches finissent toujours par commander. C’est pour cela que si nous réussissons à être un moment plus forts, il nous faudra enlever immédiatement la propriété aux riches pour qu’ils n’aient plus en main le moyen de remettre les choses en l’état d’auparavant.
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{{sc|Jacques}}. — Comment cela ? Et moi qui croyais que république voulait dire égalité !
 
{{sc|Pierre}}. — Oui, ce sont les républicains qui le disent et ils tiennent le raisonnement suivant : « En république, disent-ils, les députés, qui font des lois, sont élus par tout le peuple ; par conséquent, lorsque le peuple n’est pas content, il envoie de meilleurs députés et tout s’arrange ;
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or, comme ce sont les pauvres qui sont la grande majorité, ce sont eux en réalité qui commanderont. »
 
Voilà ce qu’ils disent, mais la réalité est bien différente. Les pauvres, qui, par le fait même qu’ils sont pauvres, sont en même temps ignorants et superstitieux, resteront tels, comme le veulent les prêtres et les patrons, tant qu’ils ne jouiront pas de l’indépendance économique et n’auront pas la pleine conscience de leurs intérêts.
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{{sc|Pierre}}. — Et qu’a-t-on besoin d’être commandé ? Pourquoi ne ferions-nous pas nos affaires nous-mêmes ?
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Celui qui commande cherche toujours son avantage, et, soit par ignorance, soit par malveillance, il trahit le peuple. Le pouvoir fait monter des bouffées d’orgueil à la tête même des meilleurs.
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Il vaudrait bien mieux que nous fissions nous-mêmes nos affaires en nous mettant d’accord avec les travailleurs des autres métiers et des autres pays, non seulement de France et d’Europe, mais du monde entier, parce que les hommes sont tous frères et ont intérêts à s’entr’aider. Ne vous semble-t-il pas ?
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{{sc|Jacques}}. — Tu as raison. Mais les méchants, les voleurs, les bandits, qu’est-ce qu’on en fera ?
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Je vous le répète, cela dépend de nous. Si nous travaillons à faire la révolution, elle aura lieu en 1889 et même avant ; si, au contraire, nous nous endormons, si nous attendons que les alouettes nous tombent toutes rôties du ciel, il pourra se passer des siècles avant qu’elle ait lieu.
 
{{sc|Jacques}}. — Je comprends ; mais puisque nous sommes ensemble, je
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voudrais te demander encore quelques explications avant de nous quitter. J’entends souvent parler de communistes, de socialistes, d’internationalistes, de collectivistes, d’anarchistes, que signifient tous ces noms ?
 
{{sc|Pierre}}. — Ah ! justement, vous faites bien de me demander cela, parce qu’il n’y a rien de tel que de s’entendre sur la valeur des mots.
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Il y a quelques années, on le comprenait ainsi et il suffisait de se dire socialistes pour être haï et poursuivi par les bourgeois qui auraient préféré cent fois voir un million d’assassins qu’un seul socialiste. Mais quand les bourgeois virent sue, malgré toutes leurs persécutions et leurs calomnies, le socialisme faisait son chemin, que le peuple commençait à ouvrir les yeux, alors ils pensèrent qu’il fallait chercher à embrouiller la question pour pouvoir mieux tromper les gens, et beaucoup d’entre eux commencèrent à dire qu’eux aussi étaient socialistes, parce qu’ils voulaient le bien du peuple et pensaient à détruire ou à diminuerla misère. Autrefois donc, ils disaient que la question sociale, c’est-à-dire la question de la misère, n’existait pas ; aujourd’hui, au contraire, que le socialisme leur fait peur, ils affirment que tout homme qui étudie la question dite sociale est lui aussi un socialiste, comme si on pouvait appeler médecin celui qui étudie une maladie dans l’intention, non de la guérir, mais bien de la faire durer.
 
C’est ainsi qu’aujourd’hui vous trouvez des personnes qui se disent socialistes, parmi les républicains, parmi les royalistes, parmi les cléricaux, parmi les magistrats, partout enfin, mais leur socialisme consiste à se faire
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nommer députés, à force de promesses qu’ils seraient incapables de tenir.
 
Aussi, voyez-vous, quand un homme vous dira qu’il est socialiste, demandez-lui s’il veut abolir la propriété individuelle et mettre les biens en commun. Si oui, embrassez-le comme un frère ; si non, défiez-vous de lui, c’est un ennemi.
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{{sc|Jacques}}. — Pas si vite ; d’abord explique-moi ce que signifie le mot solidarité.En effet, tu m’as dit qu’il doit y avoir solidaritéentre les hommes, et, à vrai dire, je ne t’ai pas bien compris.
 
{{sc|Pierre}}. — Voici : dans votre famille, par exemple, tout ce que vous gagnez, vous et vos frères, votre femme et vos fils, vous le mettez en commun ; puis vous faites la soupe et vous mangez tous ensemble, et s’il n’y en a pas assez, vous vous serrez tous un peu le ventre. Maintenant, si l’un de vous a plus de chance, s’il trouve à gagner un peu plus, c’est un bien pour tous ; si au contraire un reste sans travail ou tombe malade, c’est
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un malheur pour tous, car certainement, parmi vous, celui qui ne travaille pas mange cependant à la table commune et celui qui tombe malade est en outre cause de dépenses plus grandes. C’est ainsi que, dans votre famille, au lieu de chercher à vous enlever le travail et le pain l’un l’autre, vous cherchez à vous entr’aider, parce que le bien de l’un est le bien de tous, comme le mal de l’un est aussi le mal de tous. ainsi s’éloignent la haine et l’envie, ainsi se développe cette affection réciproque qui n’existe jamais au contraire dans une famille dont les intérêts sont divisés.
 
C’est là ce qu’on appelle solidarité ; il faut donc établir entre les hommes le même rapport que ceux qui existent entre les membres d’une famille bien unie.
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{{sc|Pierre}}. — Ni d’argent, ni d’autre chose qui en tienne lieu. rien qu’un registre des objets nécessaires et des produits pour chercher à tenir toujours la production à la hauteur des besoins.
 
La seule difficulté sérieuse serait que beaucoup d’hommes ne voulussent pas travailler, mais je vous ai déjà dit les rasions pour lesquelles le travail, qui est aujourd’hui une peine si lourde, deviendra un plaisir et en même temps une obligation morale à laquelle bien peu d’individus pourraient
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vouloir se soustraire. D’ailleurs, si, par le fait de la mauvaise éducation que nous avons reçue, il se trouve au début de la nouvelle société des hommes qui refusent de travailler, on en sera quitte pour les laisser en dehors de la communauté, en leur donnant la matière première et les outils. Ainsi, s’ils veulent manger, ils se mettront au travail. Mais vous verrez que ces cas ne se produiront pas.
 
Du reste, ce que nous voulons réaliser pour le moment, c’est la mise en commun du sol, de la matière première, des instruments de travail, des maisons et de toutes les richesses existantes. Quant au mode d’organisation, le peuple fera ce qu’il voudra. C’est seulement à la pratique qu’on pourra voir quel est le meilleur système. ainsi, on peut prévoir que dans bien des endroits, on établira le communisme, ailleurs le collectivisme ; quand on les aura vus l’un et l’autre à l’épreuve, on acceptera certainement partout le meilleur des deux systèmes.
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{{sc|Pierre}}. — Et que font-ils de bon, ces ministres et ces députés, pour que vous ayez à vous lamenter de ne pas savoir le aire ? Ils font des lois et organisent la force publique pour tenir le peuple sous le joug dans l’intérêt des propriétaires. Voilà tout. De cette science, nous n’avons pas besoin.
 
Il est vrai que ministres et députés s’occupent de choses qui, en elles-mêmes, sont bonnes et nécessaires, mais c’est seulement pour les
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faire tourner au profit d’une certaine classe et en arrêter les progrès par des règlements inutiles et vexatoires. Par exemple, ces messieurs s’occupent des chemins de fer ; mais qu’a-t-on besoin d’eux là-dedans ? Les ingénieurs, les mécaniciens, les ouvriers de toutes les catégories ne suffisent-ils pas et les locomotives ne marcheront-elles plus quand le ministres, les députés, les actionnaires et autres parasites auront disparu ?
 
Il en est de même pour la poste, les télégraphes, la navigation, l’instruction publique, les hôpitaux, toutes choses qui sont faites par des travailleurs de différentes catégories et dans lesquelles le gouvernement n’intervient que pour mal faire.
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{{sc|Jacques}}. — Mais si, dans un pays ou dans une association, il y en a qui sont d’un avis différent de celui des autres, comment fera-t-on ? Ce sont bien les plus nombreux qui auront le dessus, n’est-il pas vrai ?
 
{{sc|Pierre}}. — En droit, non, parce que, en regard de la vérité et de la justice, le nombre ne doit compter pour rien et qu’un seul peut avoir raison contre cent, contre cent mille, contre tous. en pratique, on fait comme on peut. Si l’unanimité n’est pas obtenue, ceux qui sont d’accord et qui constituent la majorité agissent conformément à leur idée, dans la limite de leur groupe, et si l’expérience leur donne raison, nul doute qu’ils ne soient imités. sinon, la preuve est faite en faveur de la minorité et l’on agit en conséquence. Ainsi sera maintenue l’inviolabilité des principes
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d’égalité et de justice sur lesquels doit être basée la société.
 
Notez bien cependant que les questions sur lesquelles on ne pourra se mettre d’accord seront peu nombreuses et peu importantes, parce qu’il n’y aura plus les divisions d’intérêts qui existent aujourd’hui, parce que chacun pourra choisir le pays et l’association, c’est-à-dire les compagnons avec lesquels il voudra vivre, et, par-dessus tout, parce qu’il ne s’agira de prendre une décision que sur des choses claires, que chacun peut comprendre et se rapportant plutôt au domaine de la pratique, de la science positive, qu’à celui des théories où les opinions varient sans fin. Lorsqu’on aura trouvé, grâce à l’expérience, la meilleure solution de tel ou tel problème donné, il s’agira de persuader les gens en leur démontrant pratiquement la chose, et non pas de les écraser sous le poids d’une majorité de suffrages. Est-ce que cela ne vous ferait pas rire aujourd’hui si l’on appelait les citadins à voter sur l’époque à laquelle on doit faire les semailles, alors que c’est une chose déjà consacrée par l’expérience ? Et si cette chose n’était pas encore parfaitement fixée, est-ce que vous recourriez pour la faire au vote et non à l’expérience ?
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ACQUES. — Par conséquent, tous ceux qui embrassent les principes communistes anarchiques appartiennent à l’Internationale ?
 
{{sc|Pierre}}. — Pas nécessairement, parce qu’on peut être convaincu de la vérité d’un principe et cependant rester chez soi, sans s’occuper de propager ce qu’on croit juste. Cependant, pour agir ainsi, il faut avoir une conviction bien faible et une âme bien mal trempée, car, lorsqu’on voit
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les terribles maux qui affligent ses semblables et qu’on en connaît le remède, comment peut-on, si l’on a un peu de cœur, rester inactif ?
 
Celui qui ne connaît pas la vérité n’est pas coupable, mais il l’est grandement celui qui, la connaissant, fait comme s’il l’ignorait.
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{{sc|Jacques}}. — Cela est bien ; et moi aussi, lorsque j’aurai un peu réfléchi à tout ce que tu m’as dit, je veux me mettre à propager ces grandes vérités ; si les bourgeois me traitent de bandit et de malfaiteur, je leur dirai de venir travailler et souffrir comme moi. C’est seulement après qu’ils auront le droit de parler.
=== no match ===
 
 
(1) La première édition de cette brochure date de 1885.