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Dédicace
=== Dédicace ===
I. Un glorieux débris de l’empire
 
II. Un costume comme l’on en voit peu
À Don Michele Angelo Cajetani, prince de Teano.
III. La fin d’un grand prix de Rome
 
IV. Où l’on voit qu’un bienfait est quelquefois perdu
Ce n’est ni au prince romain, ni à l’héritier de l’illustre maison de Cajetani qui a fourni des papes à la Chrétienté, c’est au savant commentateur de Dante que je dédie ce petit fragment d’une longue histoire.
V. Les deux casse-noisettes
 
VI. Un homme exploité comme on en voit tant
Vous m’avez fait apercevoir la merveilleuse charpente d’idées sur laquelle le plus grand poète italien a construit son poème, le seul que les modernes puissent opposer à celui d’Homère. Jusqu’à ce que je vous eusse entendu, la Divine Comédie me semblait une immense énigme, dont le mot n’avait été trouvé par personne, et moins par les commentateurs que par qui que ce soit. Comprendre ainsi Dante, c’est être grand comme lui ; mais toutes les grandeurs vous sont familières.
VII. Une des mille jouissances des collectionneurs
 
VIII. Où l’infortuné cousin se trouve très mal reçu
Un savant français se ferait une réputation, gagnerait une chaire et beaucoup de croix, à publier, en un volume dogmatique, l’improvisation par laquelle vous avez charmé l’une de ces soirées où l’on se repose d’avoir vu Rome. Vous ne savez peut-être pas que la plupart de nos professeurs vivent sur l’Allemagne, sur l’Angleterre, sur l’Orient ou sur le Nord, comme des insectes sur un arbre ; et, comme l’insecte, ils en deviennent partie intégrante, empruntant leur valeur de celle du sujet. Or, l’Italie n’a pas encore été exploitée à chaire ouverte. On ne me tiendra jamais compte de ma discrétion littéraire. J’aurais pu, vous dépouillant, devenir un homme docte de la force de trois Schlegel ; tandis que je vais rester simple docteur en médecine sociale, le vétérinaire des maux incurables ne fût-ce que pour offrir un témoignage de reconnaissance à mon cicerone, et joindre votre illustre nom à ceux des Porcia, des San Severino, des Pareto, des di Negro, des Belgiojoso, qui représenteront dans la Comédie humaine cette alliance intime et continue de l’Italie et de la France que déjà le Bandello, cet évêque, auteur des contes très drolatiques, consacrait de la même manière, au seizième siècle, dans ce magnifique recueil de nouvelles d’où sont issues plusieurs pièces de Shakespeare, quelquefois même des rôles entiers, et textuellement.
IX. Une bonne trouvaille
 
X. Une fille à marier
Les deux esquisses que je vous dédie constituent les deux éternelles faces d’un même fait Homo duplex, a dit notre grand Buffon, pourquoi ne pas ajouter : Res duplex ? Tout est double, même la vertu. Aussi Molière présente-t-il toujours les deux côtés de tout problème humain ; à son imitation, Diderot écrivit un jour : ceci n’est pas un conte, le chef-d’œuvre de Diderot peut-être, où il offre la sublime figure de mademoiselle de Lachaux immolée par Gardanne, en regard de celle d’un parfait amant tué par sa maîtresse. Mes deux nouvelles sont donc mises en pendant, comme deux jumeaux de sexe différent. C’est une fantaisie littéraire à laquelle on peut sacrifier une fois, surtout dans un ouvrage où l’on essaie de représenter toutes les formes qui servent de vêtement à la pensée. La plupart des disputes humaines viennent de ce qu’il existe à la fois des savants et des ignorants, constitués de manière à ne jamais voir qu’un seul côté des faits ou des idées ; et chacun de prétendre que la face qu’il a vue est la seule vraie, la seule bonne. Aussi le Livre Saint a-t-il jeté cette prophétique parole : Dieu livra le monde aux discussions. J’avoue que ce seul passage de l’Écriture devrait engager le Saint-Siège à vous donner le gouvernement des deux Chambres pour obéir à cette sentence commentée, en 1814, par l’ordonnance de Louis XVIII.
XI. Une des mille avanies que doit essuyer un pique-assiette
 
XII. Spécimen de portier (mâle et femelle)
Que votre esprit, que la poésie qui est en vous protègent les deux épisodes des Parents pauvres.
XIII. Profond étonnement
 
XIV. Un vivant exemple de la fable des Deux Pigeons
De votre affectionné serviteur,
XV. Une chasse au testament
 
XVI. Un type allemand
De Balzac
XVIII. Comment on fait fortune
Paris, août - septembre 1846
XIX. À propos d’un éventail
 
XX. Retour des beaux jours
== I. Un glorieux débris de l’empire ==
XXI. Ce que coûte une femme
 
XXII. Où Pons apporte à la présidente un objet d’art un peu plus précieux qu’un éventail
Vers trois heures de l’après-midi, dans le mois d’octobre de l’année 1844, un homme âgé d’une soixantaine d’années, mais à qui tout le monde eût donné plus que cet âge, allait le long du boulevard des Italiens, le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon content de lui-même au sortir d’un boudoir. C’est à Paris la plus grande expression connue de la satisfaction personnelle chez l’homme. En apercevant de loin ce vieillard, les personnes qui sont là tous les jours assises sur des chaises, livrées au plaisir d’analyser les passants, laissaient toutes poindre dans leurs physionomies ce sourire particulier aux gens de Paris, et qui dit tant de choses ironiques, moqueuses ou compatissantes, mais qui, pour animer le visage d’un Parisien, blasé sur tous les spectacles possibles, exigent de hautes curiosités vivantes. Un mot fera comprendre et la valeur archéologique de ce bonhomme et la raison du sourire qui se répétait comme un écho dans tous les yeux. On demandait à Hyacinthe, un acteur célèbre par ses saillies, où il faisait faire les chapeaux à la vue desquels la salle pouffe de rire : "— Je ne les fais point faire, je les garde ?" répondit-il. Eh bien ! il se rencontre dans le million d’acteurs qui composent la grande troupe de Paris, des Hyacinthes sans le savoir qui gardent sur eux tous les ridicules d’un temps, et qui vous apparaissent comme la personnification de toute une époque pour vous arracher une bouffée de gaieté quand vous vous promenez en dévorant quelque chagrin amer causé par la trahison d’un ex-ami.
XXIII. Une idée allemande
 
XXIV. Châteaux en Espagne
En conservant dans quelques détails de sa mise une fidélité quand même aux modes de l’an 1806, ce passant rappelait l’Empire sans être par trop caricature. Pour les observateurs, cette finesse rend ces sortes d’évocations extrêmement précieuses. Mais cet ensemble de petites choses voulait l’attention analytique dont sont doués les connaisseurs en flânerie ; et, pour exciter le rire à distance, le passant devait offrir une de ces énormités à crever les yeux, comme on dit, et que les
XXV. Pons enseveli sous le gravier
acteurs recherchent pour assurer le succès de leurs entrées. Ce vieillard, sec et maigre, portait un spencer couleur noisette sur un habit verdâtre à boutons de métal blanc !… Un homme en spencer, en 1844, c’est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures.
XXVI. Le dernier coup
 
XXVII. Le chagrin passé à l’état de jaunisse
Le spencer fut inventé, comme son nom l’indique, par un lord sans doute vain de sa jolie taille. Avant la paix d’Amiens, cet Anglais avait résolu le problème de couvrir le buste sans assommer le corps par le poids de cet affreux carrick qui finit aujourd’hui sur le dos des vieux cochers de fiacre ; mais comme les fines tailles sont en minorité, la mode du spencer pour homme n’eut en France qu’un succès passager, quoique ce fût une invention anglaise. À la vue du spencer, les gens de quarante à cinquante ans revêtaient par la pensée ce monsieur de bottes à revers, d’une culotte de casimir vert-pistache à nœud de rubans, et se revoyaient dans le costume de leur jeunesse ! Les vieilles femmes se remémoraient leurs conquêtes ! Quant aux jeunes gens, ils se demandaient pourquoi ce vieil Alcibiade avait coupé la queue à son paletot. Tout concordait si bien à ce spencer que vous n’eussiez pas hésité à nommer ce passant un homme-Empire, comme on dit un meuble-Empire ; mais il ne
XXVIII. L’or est une chimère
symbolisait l’Empire que pour ceux à qui cette magnifique et grandiose époque est connue, au moins de visu ; car il exigeait une certaine fidélité de souvenirs quant aux modes. L’Empire est déjà si loin de nous, que tout le monde ne peut pas se le figurer dans sa réalité gallo-grecque.
XXIX. Iconographie du genre brocanteur
 
XXX. Où la Cibot commence sa première attaque
Le chapeau mis en arrière découvrait presque tout le front avec cette espèce de crânerie par laquelle les administrateurs et les pékins essayèrent alors de répondre à celle des militaires. C’était d’ailleurs un horrible chapeau de soie à quatorze francs, aux bords intérieurs duquel de hautes et larges oreilles imprimaient des marques blanchâtres, vainement combattues par la brosse. Le tissu de soie mal appliqué, comme toujours, sur le carton de la forme, se plissait en quelques endroits, et semblait être attaqué de la lèpre, en dépit de la main qui le pansait tous les matins.
XXXI. Beau trait de continence
 
XXXII. Traité des sciences occultes
Sous ce chapeau, qui paraissait près de tomber, s’étendait une de ces figures falotes et drolatiques comme les Chinois seuls en savent inventer pour leurs magots. Ce vaste visage percé comme une écumoire, où les trous produisaient des ombres, et refouillé comme un masque romain, démentait toutes les lois de l’anatomie. Le regard n’y sentait point de charpente. Là où le dessin voulait des os, la chair offrait des méplats gélatineux, et là où les figures présentent ordinairement des creux, celle-là se contournait en bosses flasques. Cette face grotesque, écrasée en forme de potiron, attristée par des yeux gris surmontés de deux lignes rouges au lieu de sourcils, était commandée par un nez à la don Quichotte, comme une plaine est dominée par un bloc erratique. Ce nez exprime, ainsi que Cervantes avait dû le remarquer, une disposition native à ce dévouement aux grandes choses qui dégénère en duperie. Cette laideur, poussée tout au comique, n’excitait cependant point le rire. La mélancolie excessive qui débordait par les yeux pâles de ce pauvre homme atteignait le moqueur et lui glaçait la plaisanterie sur les lèvres. On pensait aussitôt que la nature avait interdit à ce bonhomme d’exprimer la tendresse, sous peine de faire rire une femme ou de l’affliger. Le Français se tait devant ce malheur, qui lui paraît le plus cruel de tous les malheurs : ne pouvoir plaire !
XXXIII. Le grand jeu
 
XXXIV. Un personnage des contes d’Hoffmann
 
XXXV. Où l’on voit que les connaisseurs de peinture ne sont pas tous de l’Académie des Beaux-Arts
== II. Un costume comme l’on en voit peu ==
XXXVI. Ragots et politique des vieilles portières
 
XXXVII. Où l’on voit l’effet d’un beau bras
Un costume comme l’on en voit peu.
XXXVIII. Exorde par insinuation
 
XXXIX. Corruption parlementée
Cet homme si disgracié par la nature était mis comme le sont les pauvres de la bonne compagnie, à qui les riches essaient assez souvent de ressembler. Il portait des souliers cachés par des guêtres, faites sur le modèle de celles de la garde impériale, et qui lui permettaient sans doute de garder les mêmes chaussettes pendant un certain temps. Son pantalon en drap noir présentait des reflets rougeâtres, et sur les plis des lignes blanches ou luisantes qui, non moins que la façon, assignaient à trois ans la date de l’acquisition. L’ampleur de ce vêtement déguisait assez mal une maigreur provenue plutôt de la constitution que d’un régime pythagoricien ; car le bonhomme, doué d’une bouche sensuelle à lèvres lippues, montrait en souriant des dents blanches dignes d’un requin. Le gilet à châle, également en drap noir, mais doublé d’un gilet blanc sous lequel brillait en troisième ligne le bord d’un tricot rouge, vous remettait en mémoire les cinq gilets de Garat. Une énorme cravate en mousseline blanche dont le nœud prétentieux avait été cherché par un Beau pour charmer les femmes charmantes de 1809, dépassait si bien le menton que la figure semblait s’y plonger comme dans un abîme. Un cordon de soie tressée, jouant les cheveux, traversait la chemise et protégeait la montre contre un vol improbable. L’habit verdâtre, d’une propreté remarquable, comptait quelque trois-ans de plus que le pantalon ; mais le collet en velours noir et les boutons en métal blanc récemment renouvelés trahissaient les soins domestiques poussés jusqu’à la minutie.
XL. Assaut d’astuce
 
XLI. Où le nœud se resserre
Cette manière de retenir le chapeau par l’occiput, le triple gilet, l’immense cravate où plongeait le menton, les guêtres, les boutons de métal sur l’habit verdâtre, tous ces vestiges des modes impériales s’harmoniaient aux parfums arriérés de la coquetterie des Incroyables, à je ne sais quoi de menu dans les plis, de correct et de sec dans l’ensemble, qui sentait l’école de David, qui rappelait les meubles grêles de Jacob. On reconnaissait d’ailleurs à la première vue un homme bien élevé en proie à quelque vice secret, ou l’un de ces petits rentiers dont toutes les dépenses sont si nettement déterminées par la médiocrité du revenu, qu’une vitre cassée, un habit déchiré, ou la peste philanthropique d’une quête, suppriment leurs menus plaisirs pendant un mois. Si vous eussiez été là, vous vous seriez demandé pourquoi le sourire animait cette figure grotesque dont l’expression habituelle devait être triste et froide, comme celle de tous ceux qui luttent obscurément pour obtenir les triviales nécessités de l’existence. Mais en remarquant la précaution maternelle avec laquelle ce vieillard singulier tenait de sa main droite un objet évidemment précieux, sous les deux basques gauches de son double habit, pour le garantir des chocs imprévus ; en lui voyant surtout l’air affairé que prennent les oisifs chargés d’une commission, vous l’auriez soupçonné d’avoir retrouvé quelque chose d’équivalent au bichon d’une marquise et de l’apporter triomphalement, avec la galanterie empressée d’un homme-Empire, à la charmante femme de soixante ans qui n’a pas encore su renoncer à la visite journalière de son attentif. Paris est la seule ville du monde où vous rencontriez de pareils spectacles, qui font de ses boulevards un drame continu joué gratis par les Français, au profit de l’Art.
XLII. Histoire de tous les débuts à Paris
 
XLIII. Tout vient à point à qui sait attendre
 
== III. La fin d’unXLIV. grandUn prixhomme de Rome ==loi
XLV. Un intérieur peu recommandable
 
XLVI. Consultation non gratuite
D’après le galbe de cet homme osseux, et malgré son hardi spencer, vous l’eussiez difficilement classé parmi les artistes parisiens, nature de convention dont le privilège, assez semblable à celui du gamin de Paris, est de réveiller dans les imaginations bourgeoises les jovialités les plus mirobolantes, puisqu’on a remis en honneur ce vieux mot drolatique. Ce passant était pourtant un grand prix, l’auteur de la première cantate couronnée à l’Institut, lors du rétablissement de l’Académie de Rome, enfin monsieur Sylvain Pons !… l’auteur de célèbres romances roucoulées par nos mères, de deux ou trois opéras joués en 1815 et 1816, puis de quelques partitions inédites. Ce digne
XLVII. Le fin mot de Fraisier
homme finissait chef d’orchestre à un théâtre des boulevards. Il était, grâce à sa figure, professeur dans quelques pensionnats de demoiselles, et n’avait pas d’autres revenus que ses appointements et ses cachets. Courir le cachet à cet âge !… Combien de mystères dans cette situation
XLVIII. Où la Cibot est prise dans ses propres filets
peu romanesque !
XLIX. La Cibot au théâtre
 
L. Une entreprise théâtrale fructueuse
Ce dernier porte-spencer portait donc sur lui plus que les symboles de l’Empire, il portait encore un grand enseignement écrit sur ses trois gilets. Il montrait gratis une des nombreuses victimes du fatal et funeste système nommé Concours qui règne encore en France après cent ans de pratique sans résultat. Cette presse des intelligences fut inventée par Poisson de Marigny, le frère de madame de Pompadour, nommé, vers 1746, directeur des Beaux-Arts. Or, tâchez de compter sur vos doigts les gens de génie fournis depuis un siècle par les lauréats ? D’abord, jamais aucun effort administratif ou scolaire ne remplacera les miracles du hasard auquel on doit les grands hommes. C’est, entre tous les mystères de la génération, le plus inaccessible à notre ambitieuse analyse moderne. Puis, que penseriez-vous des Égyptiens qui, dit-on, inventèrent des fours pour faire éclore des poulets, s’ils
LI. Châteaux en Espagne
n’eussent point immédiatement donné la becquée à ces mêmes poulets ? Ainsi se comporte cependant la France qui tâche de produire des artistes par la serre-chaude du Concours ; et, une fois le statuaire, le peintre, le graveur, le musicien obtenus par ce procédé mécanique, elle ne s’en inquiète pas plus que le dandy ne se soucie le soir des fleurs qu’il a mises à sa boutonnière. Il se trouve que l’homme de talent est Greuze ou Watteau, Félicien David ou Pagnesi, Géricault ou Decamps, Auber ou David d’Angers, Eugène Delacroix ou Meissonier, gens peu soucieux des grands prix et poussés en pleine terre sous les rayons de ce soleil invisible, nommé la Vocation.
LII. Le fraisier en fleurs
 
LIII. Conditions du marché
Envoyé par l’État à Rome, pour devenir un grand musicien, Sylvain Pons en avait rapporté le goût des antiquités et des belles choses d’art. Il se connaissait admirablement en tous ces travaux, chefs-d’œuvre de la main et de la Pensée, compris depuis peu dans ce mot populaire, le Bric-à-Brac. Cet enfant d’Euterpe revint donc à Paris, vers 1810, collectionneur féroce, chargé de tableaux, de statuettes, de cadres, de sculptures en ivoire, en bois, d’émaux, porcelaines, etc., qui, pendant son séjour académique à Rome, avaient absorbé la plus grande partie de l’héritage paternel, autant par les frais de transport que par les prix d’acquisition. Il avait employé de la même manière la succession de sa mère durant le voyage qu’il fit en Italie, après ces trois ans officiels passés à Rome. Il voulut visiter à loisir Venise, Milan, Florence, Bologne, Naples, séjournant dans chaque ville en rêveur, en philosophe, avec l’insouciance de l’artiste qui, pour vivre, compte sur son talent, comme les filles de joie comptent sur leur beauté. Pons fut heureux pendant ce splendide voyage autant que pouvait l’être un homme plein d’âme et de délicatesse, à qui sa laideur interdisait des succès auprès des femmes, selon la phrase consacrée en 1809, et qui trouvait les choses de la vie toujours au-dessous du type idéal qu’il s’en était créé ; mais il avait pris son parti sur cette discordance entre le son de son âme et les réalités. Ce sentiment du beau, conservé pur et vif dans son cœur, fut sans doute le principe des mélodies ingénieuses, fines, pleines de grâce qui lui valurent une réputation de 1810 à 1814. Toute réputation qui se fonde en France sur la vogue, sur la mode, sur les folies éphémères de Paris, produit des Pons. Il n’est pas de pays où l’on soit si sévère pour les grandes choses, et si dédaigneusement indulgent pour les petites. Bientôt noyé dans les flots d’harmonie allemande, et dans la production rossinienne, si Pons fut encore, en 1824, un musicien agréable et connu par quelques dernières romances, jugez de ce qu’il pouvait être en 1831 ! Aussi, en 1844, l’année où commença le seul drame de cette vie obscure, Sylvain Pons avait-il atteint à la valeur d’une croche antédiluvienne ; les marchands de musique ignoraient complètement son existence, quoiqu’il fit à des prix médiocres la musique de quelques pièces à son théâtre et aux théâtres voisins.
LIV. Avis aux vieux garçons
 
LV. La Cibot se pose en victime
Ce bonhomme rendait d’ailleurs justice aux fameux maîtres de notre époque ; une belle exécution de quelques morceaux d’élite le faisait pleurer ; mais sa religion n’arrivait pas à ce point où elle frise la manie, comme chez les Kreisler d’Hoffmann ; il n’en laissait rien paraître, il jouissait en lui-même à la façon des Hatchischins ou des Tériakis. Le génie de l’admiration, de la compréhension, la seule faculté par laquelle un homme ordinaire devient le frère d’un grand poète, est si rare à Paris, où toutes les idées ressemblent à des voyageurs passant dans une hôtellerie, que l’on doit accorder à Pons une respectueuse estime. Le fait de l’insuccès du bonhomme peut sembler exorbitant, mais il avouait naïvement sa faiblesse relativement à l’harmonie : il avait négligé l’étude du Contrepoint ; et l’orchestration moderne, grandie outre mesure, lui parut inabordable au moment où, par de nouvelles études, il aurait pu se maintenir parmi les compositeurs modernes, devenir, non pas Rossini, mais Hérold. Enfin, il trouva dans les plaisirs du collectionneur de si vives compensations à la faillite de la gloire, que s’il lui eût fallu choisir entre la possession de ses curiosités et le nom de Rossini, le croirait-on ? Pons aurait opté pour son cher cabinet. Le vieux musicien pratiquait l’axiome de Chenavard, le savant collectionneur de gravures précieuses, qui prétend qu’on ne peut avoir de plaisir à regarder un Ruysdaël, un Hobbéma, un Holbein, un Raphaël, un Murillo, un Greuze, un Sébastien del Piombo, un Giorgione, un Albert Durer, qu’autant que le tableau n’a coûté que cinquante francs. Pons n’admettait pas d’acquisition au-dessus de cent francs ; et, pour qu’il payât un objet cinquante francs, cet objet devait en valoir trois mille. La plus belle chose du monde, qui coûtait trois cents francs, n’existait plus pour lui. Rares avaient été les occasions, mais il possédait les trois éléments du succès : les jambes du cerf, le temps des flâneurs et la patience de l’israélite.
LVI. La part du lion
 
LVII. Où Schmucke s’élève jusqu’au trône de Dieu
Ce système, pratiqué pendant quarante ans, à Rome comme à Paris, avait porté ses fruits. Après avoir dépensé, depuis son retour de Rome, environ deux mille francs par an, Pons cachait à tous les regards une collection de chefs-d’œuvre en tout genre dont le catalogue atteignait au fabuleux numéro 1907. De 1811 à 1816, pendant ses courses à travers Paris, il avait trouvé pour dix francs ce qui se paye aujourd’hui mille à douze cents francs. C’était des tableaux triés dans les quarante-cinq mille tableaux qui s’exposent par an dans les ventes parisiennes ; des porcelaines de Sèvres, pâte tendre, achetées chez les Auvergnats, ces satellites de la Bande-Noire, qui ramenaient sur des charrettes les merveilles de la France-Pompadour. Enfin, il avait ramassé les débris du dix-septième et du dix-huitième siècle, en rendant justice aux gens d’esprit et de génie de l’école française, ces grands inconnus, les Lepautre, les Lavallée-Poussin, etc., qui ont créé le genre Louis XV, le genre Louis XVI, et dont les œuvres défraient aujourd’hui les prétendues inventions de nos artistes, incessamment courbés sur les trésors du Cabinet des Estampes pour faire du nouveau en faisant d’adroits pastiches. Pons devait beaucoup de morceaux à ces échanges, bonheur ineffable des collectionneurs ! Le plaisir d’acheter des curiosités n’est que le second, le premier c’est de les brocanter. Le premier, Pons avait collectionné les tabatières et les miniatures. Sans célébrité dans la Bricabraquologie, car il ne hantait pas les ventes, il ne se montrait pas chez les illustres marchands, Pons ignorait la valeur vénale de son trésor.
LVIII. Un crime punissable
 
LIX. Les ruses d’un testateur
Feu Dusommerard avait bien essayé de se lier avec le musicien ; mais le prince du Bric-à-Brac mourut sans avoir pu pénétrer dans le musée Pons, le seul qui pût être comparé à la célèbre collection Sauvageot. Entre Pons et monsieur Sauvageot, il se rencontrait quelques ressemblances. Monsieur Sauvageot, musicien comme Pons, sans grande fortune aussi, a procédé de la même manière, par les mêmes moyens, avec le même amour de l’art, avec la même haine contre ces illustres riches qui se font des cabinets pour faire une habile concurrence aux marchands. De même que son rival, son émule, son antagoniste pour toutes ces œuvres de la Main, pour ces prodiges du travail, Pons se sentait au cœur une avarice insatiable, l’amour de l’amant pour une belle maîtresse, et la revente, dans les salles de la rue des Jeûneurs, aux coups de marteau des commissaires-priseurs, lui semblait un crime de lèse Bric-à-Brac. Il possédait son musée pour en jouir à toute heure, car les âmes créées pour admirer les grandes œuvres, ont la faculté sublime des vrais amants ; ils éprouvent autant de plaisir aujourd’hui qu’hier, ils ne se lassent jamais, et les chefs-d’œuvre sont, heureusement, toujours jeunes. Aussi l’objet tenu si paternellement devait-il être une de ces trouvailles que l’on emporte, avec quel amour ! amateurs, vous le savez !
LX. Le testament postiche
 
LXI. Profond désappointement
Aux premiers contours de cette esquisse biographique, tout le monde va s’écrier : "— Voilà, malgré sa laideur, l’homme le plus heureux de la terre !" En effet, aucun ennui, aucun spleen ne résiste au moxa qu’on se pose à l’âme en se donnant une manie. Vous tous qui ne pouvez plus boire à ce que, dans tous les temps, on a nommé la coupe du plaisir, prenez à tâche de collectionner quoi que ce soit (on a collectionné des affiches !), et vous retrouverez le lingot du bonheur en petite monnaie. Une manie, c’est le plaisir passé à l’état d’idée ! Néanmoins, n’enviez pas le bonhomme Pons, ce sentiment reposerait, comme tous les mouvements de ce genre, sur une erreur.
LXII. Première catastrophe
 
LXIII. Propositions fallacieuses
Cet homme, plein de délicatesse, dont l’âme vivait par une admiration infatigable pour la magnificence du Travail humain, cette belle lutte avec les travaux de la nature, était l’esclave de celui des sept péchés capitaux que Dieu doit punir le moins sévèrement : Pons était gourmand. Son peu de fortune et sa passion pour le Bric-à-Brac lui commandaient un régime diététique tellement en horreur avec sa gueule fine, que le célibataire avait tout d’abord tranché la question en allant dîner tous les jours en ville. Or, sous l’Empire, on eut bien plus que de nos jours un culte pour les gens célèbres, peut-être à cause de leur petit nombre et de leur peu de prétentions politiques. On devenait poète, écrivain, musicien à si peu de frais ! Pons, regardé comme le rival probable des Nicolo, des Paër et des Berton, reçut alors tant d’invitations, qu’il fut obligé de les écrire sur un agenda, comme les avocats écrivent leurs causes. Se comportant d’ailleurs en artiste, il offrait des exemplaires de ses romances à tous ses amphitryons, il touchait le forté chez eux, il leur apportait des loges à Feydeau, théâtre pour lequel il travaillait ; il y organisait des concerts ; il jouait même quelquefois du violon chez ses parents en improvisant un petit bal.
LXIV. Où la femme sauvage reparaît
 
LXV. La mort comme elle est
 
LXVI. Sensibilité d’une garde-malade
== IV. Où l’on voit qu’un bienfait est quelquefois perdu ==
LXVII. Où l’on voit qu’il n’y a que les morts qu’on ne tourmente pas
 
LXVIII. Où l’on apprendra comment l’on meurt à Paris
Les plus beaux hommes de la France échangeaient en ce temps-là des coups de sabre avec les plus beaux hommes de la coalition ; la laideur de Pons s’appela donc originalité, d’après la grande loi promulguée par Molière dans le fameux couplet d’Éliante. Quand il avait rendu quelque service à quelque belle dame, il s’entendit appeler quelquefois un homme charmant, mais son bonheur n’alla jamais plus loin que cette parole.
LXIX. Un convoi de vieux garçon
 
LXX. La mort est un abreuvoir pour bien des gens à Paris
Pendant cette période, qui dura six ans environ, de 1810 à 1816, Pons contracta la funeste habitude de bien dîner, de voir les personnes qui l’invitaient se mettant en frais, se procurant des primeurs, débouchant leurs meilleurs vins, soignant le dessert, le café, les liqueurs, et le traitant de leur mieux, comme on traitait sous l’Empire, où beaucoup de maisons imitaient les splendeurs des rois, des reines, des princes dont regorgeait Paris. On jouait beaucoup alors à la royauté, comme on joue aujourd’hui à la Chambre en créant une foule de Sociétés à présidents, vice-présidents et secrétaires ; Société linière, vinicole, séricicole, agricole, de l’industrie, etc. On est arrivé jusqu’à chercher des plaies sociales pour constituer les guérisseurs en société ! Un estomac dont l’éducation se fait ainsi, réagit nécessairement sur le moral et le corrompt en raison de la haute sapience culinaire qu’il acquiert. La Volupté, tapie dans tous les plis du cœur, y parle en souveraine, elle bat en brèche la volonté, l’honneur, elle veut à tout prix sa satisfaction. On n’a jamais peint les exigences de la Gueule, elles échappent à la critique littéraire par la nécessité de vivre ; mais on ne se figure pas le nombre des gens que la Table a ruinés. La Table est, à Paris, sous ce rapport, l’émule de la courtisane ; c’est, d’ailleurs, la Recette dont celle-ci est la Dépense. Lorsque, d’invité perpétuel, Pons arriva, par sa décadence comme artiste, à l’état de pique-assiette, il lui fut impossible de passer de ces tables si bien servies au brouet lacédémonien d’un restaurant à quarante sous. Hélas ! il lui prit des frissons en pensant que son indépendance tenait à de si grands sacrifices, et il se sentit capable des plus grandes lâchetés pour continuer à bien vivre, à savourer toutes les primeurs à leur date, enfin à gobichonner (mot populaire, mais expressif) de bons petits plats soignés. Oiseau picoreur, s’enfuyant le gosier plein, et gazouillant un air pour tout remerciement, Pons éprouvait d’ailleurs un certain plaisir à bien vivre aux dépens de la société qui lui demandait, quoi ? de la monnaie de singe. Habitué, comme tous les célibataires qui ont le chez soi en horreur et qui vivent chez les autres, à ces formules, à ces grimaces sociales par lesquelles on remplace les sentiments dans le monde, il se servait des compliments comme de menue monnaie ; et, à l’égard des personnes, il se contentait des étiquettes sans plonger une main curieuse dans les sacs.
LXXI. Pour ouvrir une succession, on ferme toutes les portes
 
LXXII. Du danger de se mêler des affaires de la justice
Cette phase assez supportable dura dix autres années ; mais quelles années ! Ce fut un automne pluvieux. Pendant tout ce temps, Pons se maintint gratuitement à table, en se rendant nécessaire dans toutes les maisons où il allait. Il entra dans une voie fatale en s’acquittant d’une multitude de commissions, en remplaçant les portiers et les domestiques dans mainte et mainte occasion. Préposé de bien des achats, il devint l’espion honnête et innocent détaché d’une famille dans une autre ; mais on ne lui sut aucun gré de tant de courses et de tant de lâchetés. - Pons est un garçon, disait-on, il ne sait que faire de son temps, il est trop heureux de trotter pour nous… Que deviendrait-il ?
LXXIII. Apparition de trois hommes noirs
 
LXXIV. Les fruits du fraisier
Bientôt se déclara la froideur que le vieillard répand autour de lui. Cette bise se communique, elle produit son effet dans la température morale, surtout lorsque le vieillard est laid et pauvre. N’est-ce pas être trois fois vieillard ? Ce fut l’hiver de la vie, l’hiver au nez rouge, aux joues hâves, avec toutes sortes d’onglées !
LXXV. Un intérieur peu confortable
 
LXXVI. Où le Gaudissard se montre généreux
De 1836 à 1843, Pons se vit invité rarement. Loin de rechercher le parasite, chaque famille l’acceptait comme on accepte un impôt ; on ne lui tenait plus compte de rien, pas même de ses services réels. Les familles où le bonhomme accomplissait ses évolutions, toutes sans respect pour les arts, en adoration devant les résultats, ne prisaient que ce qu’elles avaient conquis depuis 1830 : des fortunes ou des positions sociales éminentes. Or, Pons n’ayant pas assez de hauteur dans l’esprit ni dans les manières pour imprimer la crainte que l’esprit ou le génie cause au bourgeois, avait naturellement fini par devenir moins que rien, sans être néanmoins tout à fait méprisé. Quoiqu’il éprouvât dans ce monde de vives souffrances, comme tous les gens timides, il les taisait. Puis, il s’était habitué par degrés à comprimer ses sentiments, à se faire de son cœur un sanctuaire où il se retirait. Ce phénomène, beaucoup de gens superficiels le traduisent par le mot égoïsme. La ressemblance est assez grande entre le solitaire et l’égoïste pour que les médisants paraissent avoir raison contre l’homme de cœur, surtout à Paris, où personne dans le monde n’observe, où tout est rapide comme le flot, où tout passe comme un ministère !
LXXVII. Manière de rattraper une succession
 
Le cousin Pons succomba donc sous un acte d’accusation d’égoïsme porté en arrière contre lui, car le monde finit toujours par condamner ceux qu’il accuse. Sait-on combien une défaveur imméritée accable les gens timides ? Qui peindra jamais les malheurs de la Timidité ! Cette situation, qui s’aggravait de jour en jour davantage, explique la tristesse empreinte sur le visage de ce pauvre musicien, qui vivait de capitulations infâmes. Mais les lâchetés que toute passion exige sont autant de liens ; plus la passion en demande, plus elle vous attache ; elle fait de tous les sacrifices comme un idéal trésor négatif où l’homme voit d’immenses richesses Après avoir reçu le regard insolemment protecteur d’un bourgeois roide de bêtise, Pons dégustait comme une vengeance le verre de vin de Porto, la caille au gratin qu’il avait commencé de savourer, se disant à lui-même : — Ce n’est pas trop payé !
 
Aux yeux du moraliste, il se rencontrait cependant en cette vie des circonstances atténuantes. En effet, l’homme n’existe que par une satisfaction quelconque. Un homme sans passion, le juste parfait, est un monstre, un demi-ange qui n’a pas encore ses ailes. Les anges n’ont que des têtes dans la mythologie catholique. Sur terre, le juste, c’est l’ennuyeux Grandisson, pour qui la Vénus des carrefours elle-même se trouverait sans sexe. Or, excepté les rares et vulgaires aventures de son voyage en Italie, où le climat fut sans doute la raison de ses succès, Pons n’avait jamais vu de femmes lui sourire. Beaucoup d’hommes ont cette fatale destinée. Pons était monstre-né ; son père et sa mère l’avaient obtenu dans leur vieillesse, et il portait les stigmates de cette naissance hors de saison sur son teint cadavéreux qui semblait avoir été contracté dans le bocal d’esprit-de-vin où la science conserve certains fœtus extraordinaires. Cet artiste, doué d’une âme tendre, rêveuse, délicate, forcé d’accepter le caractère que lui imposait sa figure, désespéra d’être jamais aimé. Le célibat fut donc chez lui moins un goût qu’une nécessité. La gourmandise, le péché des moines vertueux, lui tendit les bras ; il s’y précipita comme il s’était précipité dans l’adoration des œuvres d’art et dans son culte pour la musique. La bonne chère et le Bric-à-Brac furent pour lui la monnaie d’une femme ; car la musique était son état, et trouvez un homme qui aime l’état dont il vit ? À la longue, il en est d’une profession comme du mariage, on n’en sent plus que les inconvénients.
 
Brillat-Savarin a justifié par parti pris les goûts des gastronomes ; mais peut-être n’a-t-il pas assez insisté sur le plaisir réel que l’homme trouve à table. La digestion, en employant les forces humaines, constitue un combat intérieur qui, chez les gastrolâtres, équivaut aux plus hautes jouissances de l’amour. On sent un si vaste déploiement de la capacité vitale, que le cerveau s’annule au profit du second cerveau, placé dans le diaphragme, et l’ivresse arrive par l’inertie même de toutes les facultés. Les boas gorgés d’un taureau sont si bien ivres qu’ils se laissent tuer. Passé quarante ans, quel homme ose travailler après son dîner ?… Aussi tous les grands hommes ont-ils été sobres. Les malades en convalescence d’une maladie grave, à qui l’on mesure si chichement une nourriture choisie, ont pu souvent observer l’espèce de griserie gastrique causée par une seule aile de poulet. Le sage Pons, dont toutes les jouissances étaient concentrées dans le jeu de son estomac, se trouvait toujours dans la situation de ces convalescents : il demandait à la bonne chère toutes les sensations qu’elle peut donner, et il les avait jusqu’alors obtenues tous les jours. Personne n’ose dire adieu à une habitude. Beaucoup de suicides se sont arrêtés sur le seuil de la Mort par le souvenir du café où ils vont jouer tous les soirs leur partie de dominos.
 
 
== V. Les deux casse-noisettes ==
 
En 1835, le hasard vengea Pons de l’indifférence du beau sexe, il lui donna ce qu’on appelle, en style familier, un bâton de vieillesse. Ce vieillard de naissance trouva dans l’amitié un soutien pour sa vie, il contracta le seul mariage que la société lui permît de faire, il épousa un homme, un vieillard, un musicien comme lui. Sans la divine fable de La Fontaine, cette esquisse aurait eu pour titre les Deux Amis. Mais n’eût-ce pas été comme un attentat littéraire, une profanation devant laquelle tout véritable écrivain reculera ? Le chef-d’œuvre de notre fabuliste, à la fois la confidence de son âme et l’histoire de ses rêves, doit avoir le privilège éternel de ce titre. Cette page, au fronton de laquelle le poète a gravé ces trois mots : les Deux Amis, est une de ces propriétés sacrées, un temple où chaque génération entrera respectueusement et que l’univers visitera, tant que durera la typographie.
 
L’ami de Pons était un professeur de piano, dont la vie et les mœurs sympathisaient si bien avec les siennes, qu’il disait l’avoir connu trop tard pour son bonheur ; car leur connaissance, ébauchée à une distribution de prix, dans un pensionnat, ne datait que de 1834. Jamais peut-être deux âmes ne se trouvèrent si pareilles dans l’océan humain qui prit sa source au paradis terrestre contre la volonté de Dieu : Ces deux musiciens devinrent en peu de temps l’un pour l’autre une nécessité. Réciproquement confidents l’un de l’autre, ils furent en huit jours comme deux frères. Enfin Schmucke ne croyait pas plus qu’il pût exister un Pons, que Pons ne se doutait qu’il existât un Schmucke. Déjà, ceci suffirait à peindre ces deux braves gens, mais toutes les intelligences ne goûtent pas les brièvetés de la synthèse. Une légère démonstration est nécessaire pour les incrédules.
 
Ce pianiste, comme tous les pianistes ; était un Allemand, Allemand comme le grand Listz et le grand Mendelssohn, Allemand comme Steibelt, Allemand comme Mozart et Dusseck, Allemand comme Meyer, Allemand comme Doelher, Allemand comme Thalberg, comme Dreschok, comme Hiller, comme Léopold Mayer, comme Crammer, comme Zimmerman et Kalkbrenner, comme Herz, Woëtz, Karr, Wolff, Pixis, Clara Wieck, et particulièrement tous les Allemands. Quoique grand compositeur, Schmucke ne pouvait être que démonstrateur, tant son caractère se refusait à l’audace nécessaire à l’homme de génie pour se manifester en musique. La naïveté de beaucoup d’Allemands n’est pas continue, elle a cessé ; celle qui leur est restée à un certain âge, est prise, comme on prend l’eau d’un canal, à la source de leur jeunesse, et ils s’en servent pour fertiliser leur succès en toute chose, science, art ou argent, en écartant d’eux la défiance. En France, quelques gens fins remplacent cette naïveté d’Allemagne par la bêtise de l’épicier parisien. Mais Schmucke avait gardé toute sa naïveté d’enfant, comme Pons gardait sur lui les reliques de l’Empire, sans s’en douter. Ce véritable et noble Allemand était à la fois le spectacle et les spectateurs, il se faisait de la musique à lui-même. Il habitait Paris, comme un rossignol habite sa forêt, et il y chantait seul de son espèce, depuis vingt ans, jusqu’au moment où il rencontra dans Pons un autre lui-même. (Voir Une fille d’Ève.)
 
Pons et Schmucke avaient en abondance, l’un comme l’autre, dans le cœur et dans le caractère, ces enfantillages de sentimentalité qui distinguent les Allemands : comme la passion des fleurs, comme l’adoration des effets naturels, qui les porte à planter de grosses bouteilles dans leurs jardins pour voir en petit le paysage qu’ils ont en grand sous les yeux ; comme cette prédisposition aux recherches qui fait faire à un savant germanique cent lieues dans ses guêtres pour trouver une vérité qui le regarde en riant, assise à la marge du puits sous le jasmin de la cour ; comme enfin ce besoin de prêter une signifiance psychique aux riens de la création, qui produit les œuvres inexplicables de Jean-Paul Richter, les griseries imprimées d’Hoffmann et les garde-fous in-folio que l’Allemagne met autour des questions les plus simples, creusées en manière d’abîmes, au fond desquels il ne se trouve qu’un Allemand. Catholiques tous deux, allant à la messe ensemble, ils accomplissaient leurs devoirs religieux, comme des enfants n’ayant jamais rien à dire à leurs confesseurs. Ils croyaient fermement que la musique, la langue du ciel, était aux idées et aux sentiments, ce que les idées et les sentiments sont à la parole, et ils conversaient à l’infini sur ce système, en se répondant l’un à l’autre par des orgies de musique pour se démontrer à eux-mêmes leurs propres convictions, à la manière des amants. Schmucke était aussi distrait que Pons était attentif. Si Pons était collectionneur, Schmucke était rêveur ; celui-ci étudiait les belles choses morales, comme l’autre sauvait les belles choses matérielles. Pons voyait et achetait une tasse de porcelaine pendant le temps que Schmucke mettait à se moucher, en pensant à quelque motif de Rossini, de Bellini, de Beethoven, de Mozart, et cherchant dans le monde des sentiments où pouvait se trouver l’origine ou la réplique de cette phrase musicale. Schmucke, dont les économies étaient administrées par la distraction, Pons, prodigue par passion, arrivaient l’un et l’autre au même résultat : zéro dans la bourse à la Saint-Sylvestre de chaque année.
 
Sans cette amitié, Pons eût succombé peut-être à ses chagrins ; mais dès qu’il eut un cœur où décharger le sien, la vie devint supportable pour lui. La première fois qu’il exhala ses peines dans le cœur de Schmucke, le bon Allemand lui conseilla de vivre comme lui, de pain et de fromage, chez lui, plutôt que d’aller manger des dîners qu’on lui faisait payer si cher. Hélas ! Pons n’osa pas avouer à Schmucke que, chez lui, le cœur et l’estomac étaient ennemis, que l’estomac s’accommodait de ce qui faisait souffrir le cœur, et qu’il lui fallait à tout prix un bon dîner à déguster, comme à un homme galant une maîtresse à… lutiner. Avec le temps, Schmucke finit par comprendre Pons, car il était trop Allemand pour avoir la rapidité d’observation dont jouissent les Français, et il n’en aima que mieux le pauvre Pons. Rien ne fortifie l’amitié comme lorsque, de deux amis, l’un se croit supérieur à l’autre. Un ange n’aurait eu rien à dire en voyant Schmucke, quand il se frotta les mains au moment où il découvrit dans son ami l’intensité qu’avait prise la gourmandise. En effet, le lendemain le bon Allemand orna le déjeuner de friandises qu’il alla chercher lui-même, et il eut soin d’en avoir tous les jours de nouvelles pour son ami ; car depuis leur réunion ils déjeunaient tous les jours ensemble au logis.
 
Il ne faudrait pas connaître Paris pour imaginer que les deux amis eussent échappé à la raillerie parisienne, qui n’a jamais rien respecté. Schmucke et Pons, en mariant leurs richesses et leurs misères, avaient eu l’idée économique de loger ensemble, et ils supportaient également le loyer d’un appartement fort inégalement partagé, situé dans une tranquille maison de la tranquille rue de
Normandie, au Marais. Comme ils sortaient souvent ensemble, qu’ils faisaient souvent les mêmes boulevards côte à côte, les flâneurs du quartier les avaient surnommés les deux casse-noisettes. Ce sobriquet dispense de donner ici le portrait de Schmucke, qui était à Pons ce que la nourrice de Niobé, la fameuse statue du Vatican, est à la Vénus de la Tribune.
 
Madame Cibot, la portière de cette maison, était le pivot sur lequel roulait le ménage des deux casse-noisettes ; mais elle joue un si grand rôle dans le drame qui dénoua cette double existence, qu’il convient de réserver son portrait au moment de son entrée dans cette Scène.
 
Ce qui reste à dire sur le moral de ces deux êtres en est précisément le plus difficile à faire comprendre aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs dans la quarante-septième année du dix-neuvième siècle, probablement à cause du prodigieux développement financier produit par l’établissement des chemins de fer. C’est peu de chose et c’est beaucoup. En effet, il s’agit de donner une idée de la délicatesse excessive de ces deux cœurs. Empruntons une image aux rails-ways, ne fût-ce que par façon de remboursement des emprunts qu’ils nous font. Aujourd’hui les convois en brûlant leurs rails y broient d’imperceptibles grains de sable. Introduisez ce grain de sable invisible pour les voyageurs dans leurs reins, ils ressentiront les douleurs de la plus affreuse maladie, la gravelle ; on en meurt. Eh bien ! ce qui, pour notre société lancée dans sa voie métallique avec une vitesse de locomotive, est le grain de sable invisible dont elle ne prend nul souci, ce grain incessamment jeté dans les fibres de ces deux êtres, et à tout propos, leur causait comme une gravelle au cœur. D’une excessive tendresse aux douleurs d’autrui, chacun d’eux pleurait de son impuissance ; et, pour leurs propres sensations, ils étaient d’une finesse de sensitive qui arrivait à la maladie. La vieillesse, les spectacles continuels du drame parisien, rien n’avait endurci ces deux âmes fraîches, enfantines et pures. Plus ces deux êtres allaient, plus vives étaient leurs souffrances intimes. Hélas ! il en est ainsi chez les natures chastes, chez les penseurs tranquilles et chez les vrais poètes qui ne sont tombés dans aucun excès.
 
Depuis la réunion de ces deux vieillards, leurs occupations, à peu près semblables, avaient pris cette allure fraternelle qui distingue à Paris les chevaux de fiacre. Levés vers les sept heures du matin en été comme en hiver, après leur déjeuner ils allaient donner leurs leçons dans les pensionnats où ils se suppléaient au besoin. Vers midi, Pons se rendait à son théâtre quand une répétition l’y appelait, et il donnait à la flânerie tous ses instants de liberté. Puis les deux amis se retrouvaient le soir au théâtre où Pons avait placé Schmucke. Voici comment.
 
 
== VI. Un homme exploité comme on en voit tant ==
 
Au moment où Pons rencontra Schmucke, il venait d’obtenir, sans l’avoir
demandé, le bâton de maréchal des compositeurs inconnus, un bâton de
chef d’orchestre ! Grâce au comte Popinot, alors ministre, cette place
fut stipulée pour le pauvre musicien, au moment où ce héros bourgeois
de la révolution de Juillet fit donner un privilège de théâtre à l’un
de ces amis dont rougit un parvenu, quand, roulant en voiture, il
aperçoit dans Paris un ancien camarade de jeunesse, triste-à-patte,
sans sous-pieds, vêtu d’une redingote à teintes invraisemblables, et le
nez à des affaires trop élevées pour des capitaux fuyards. Ancien
commis voyageur, cet ami, nommé Gaudissard, avait été jadis fort utile
au succès de la grande maison Popinot. Popinot, devenu comte, devenu
pair de France après avoir été deux fois ministre, ne renia point
l’Illustre Gaudissard ! Bien plus, il voulut mettre le voyageur en
position de renouveler sa garde-robe et de remplir sa bourse ; car la
politique, les vanités de la cour citoyenne n’avaient point gâté le
cœur de cet ancien droguiste. Gaudissard, toujours fou des femmes,
demanda le privilège d’un théâtre alors en faillite, et le ministre, en
le lui donnant, eut soin de lui envoyer quelques vieux amateurs du beau
sexe, assez riches pour créer une puissante commandite amoureuse de ce
que cachent les maillots. Pons, parasite de l’hôtel Popinot, fut un
appoint du privilège. La compagnie Gaudissard, qui fit d’ailleurs
fortune, eut en 1834 l’intention de réaliser au Boulevard cette grande
idée : un opéra pour le peuple. La musique des ballets et des pièces
féeries exigeait un chef d’orchestre passable et quelque peu
compositeur. L’administration à laquelle succédait la compagnie
Gaudissard était depuis trop longtemps en faillite pour posséder un
copiste. Pons introduisit donc Schmucke au théâtre en qualité
d’entrepreneur des copies, métier obscur qui veut de sérieuses
connaissances musicales. Schmucke, par le conseil de Pons, s’entendit
avec le chef de ce service à l’Opéra-Comique, et n’en eut point les
soins mécaniques. L’association de Schmucke et de Pons produisit un
résultat merveilleux. Schmucke, très fort comme tous les Allemands sur
l’harmonie, soigna l’instrumentation dans les partitions dont le chant
fut fait par Pons. Quand les connaisseurs admirèrent quelques fraîches
compositions qui servirent d’accompagnement à deux ou trois grandes
pièces à succès, ils les expliquèrent par le mot progrès, sans en
chercher les auteurs. Pons et Schmucke s’éclipsèrent dans la gloire,
comme certaines personnes se noient dans leur baignoire. À Paris,
surtout depuis 1830, personne n’arrive sans pousser, quibuscumque viis,
et très fort, une masse effrayante de concurrents ; il faut alors
beaucoup trop de force dans les reins, et les deux amis avaient cette
gravelle au cœur, qui gêne tous les mouvements ambitieux.</p><p>
Ordinairement Pons se rendait à l’orchestre de son théâtre vers huit
heures, heure à laquelle se donnent les pièces en faveur, et dont les
ouvertures et les accompagnements exigeaient la tyrannie du bâton.
Cette tolérance existe dans la plupart des petits théâtres ; mais Pons
était à cet égard d’autant plus à l’aise, qu’il mettait dans ses
rapports avec l’administration un grand désintéressement. Schmucke
suppléait d’ailleurs Pons au besoin. Avec le temps, la position de
Schmucke à l’orchestre s’était consolidée. L’illustre Gaudissard avait
reconnu, sans en rien dire, et la valeur et l’utilité du collaborateur
de Pons. On avait été obligé d’introduire à l’orchestre un piano comme
aux grands théâtres. Le piano, touché gratis par Schmucke, fut établi
auprès du pupitre du chef d’orchestre, où se plaçait le surnuméraire
volontaire. Quand on connut ce bon Allemand, sans ambition ni
prétention, il fut accepté par tous les musiciens. L’administration,
pour un modique traitement, chargea Schmucke des instruments qui ne
sont pas représentés dans l’orchestre des théâtres du Boulevard, et qui
sont souvent nécessaires, comme le piano, la viole d’amour, le cor
anglais, le violoncelle, la harpe, les castagnettes de la cachucha, les
sonnettes et les inventions de Sax, etc. Les Allemands, s’ils ne savent
pas jouer des grands instruments de la Liberté, savent jouer
naturellement de tous les instruments de musique.</p><p>
Les deux vieux artistes, excessivement aimés au théâtre, y vivaient en
philosophes. Ils s’étaient mis sur les yeux une taie pour ne jamais
voir les maux inhérents à une troupe quand il s’y trouve un corps de
ballet mêlé à des acteurs et des actrices, l’une des plus affreuses
combinaisons que les nécessités de la recette aient créées pour le
tourment des directeurs, des auteurs et des musiciens. Un grand respect
des autres et de lui-même avait valu l’estime générale au bon et
modeste Pons. D’ailleurs, dans toute sphère, une vie limpide, une
honnêteté sans tache commandent une sorte d’admiration aux cœurs les
plus mauvais. À Paris une belle vertu a le succès d’un gros diamant,
d’une curiosité rare. Pas un acteur, pas un auteur, pas une danseuse,
quelque effrontée qu’elle pût être, ne se serait permis la moindre
mystification ou quelque mauvaise plaisanterie contre Pons ou contre
son ami. Pons se montrait quelquefois au foyer ; mais Schmucke ne
connaissait que le chemin souterrain qui menait de l’extérieur du
théâtre à l’orchestre. Dans les entr’actes, quand il assistait à une
représentation, le bon vieux Allemand se hasardait à regarder la salle
et questionnait parfois la première flûte, un jeune homme né à
Strasbourg d’une famille allemande de Kehl, sur les personnages
excentriques dont sont presque toujours garnies les Avant-scènes. Peu à
peu l’imagination enfantine de Schmucke, dont l’éducation sociale fut
entreprise par cette flûte, admit l’existence fabuleuse de la Lorette,
la possibilité des mariages au Treizième Arrondissement, les
prodigalités d’un premier sujet, et le commerce interlope des
ouvreuses. Les innocences du vice parurent à ce digne homme le dernier
mot des dépravations babyloniennes, et il y souriait comme à des
arabesques chinoises. Les gens habiles doivent comprendre que Pons et
Schmucke étaient exploités, pour se servir d’un mot à la mode ; mais ce
qu’ils perdirent en argent, ils le gagnèrent en considération, en bons
procédés.</p><p>
Après le succès d’un ballet qui commença la rapide fortune de la
compagnie Gaudissard, les directeurs envoyèrent à Pons un groupe en
argent attribué à Benvenuto Cellini, dont le prix effrayant avait été
l’objet d’une conversation au foyer. Il s’agissait de douze cents
francs ! Le pauvre honnête homme voulut rendre ce cadeau ! Gaudissard eut
mille peines à le lui faire accepter. "— Ah ! si nous pouvions, dit-il à
son associé, trouver des acteurs de cet échantillon-là !" Cette double
vie, si calme en apparence, était troublée uniquement par le vice
auquel sacrifiait Pons, ce besoin féroce de dîner en ville. Aussi
toutes les fois que Schmucke se trouvait au logis quand Pons
s’habillait, le bon Allemand déplorait-il cette funeste habitude. "—
Engore si ça l’encraissait !" s’écriait-il souvent. Et Schmucke rêvait
au moyen de guérir son ami de ce vice dégradant, car les amis
véritables jouissent, dans l’ordre moral, de la perfection dont est
doué l’odorat des chiens ; ils flairent les chagrins de leurs amis, ils
en devinent les causes, ils s’en préoccupent.</p><p>
Pons, qui portait toujours, au petit doigt de la main droite, une bague
à diamant tolérée sous l’Empire, et devenue ridicule aujourd’hui, Pons,
beaucoup trop troubadour et trop Français, n’offrait pas dans sa
physionomie la sérénité divine qui tempérait l’effroyable laideur de
Schmucke. L’Allemand avait reconnu dans l’expression mélancolique de la
figure de son ami, les difficultés croissantes qui rendaient ce métier
de parasite de plus en plus pénible. En effet, en octobre 1844, le
nombre des maisons où dînait Pons était naturellement très restreint.
Le pauvre chef d’orchestre, réduit à parcourir le cercle de la famille,
avait, comme on va le voir, beaucoup trop étendu la signification du
mot famille.</p><p>
L’ancien lauréat était le cousin germain de la première femme de
monsieur Camusot, le riche marchand de soieries de la rue des
Bourdonnais, une demoiselle Pons, unique héritière d’un des fameux Pons
frères, les brodeurs de la cour, maison où le père et la mère du
musicien étaient commanditaires après l’avoir fondée avant la
Révolution de 1789, et qui fut achetée par monsieur Rivet, en 1815, du
père de la première madame Camusot. Ce Camusot, retiré des affaires
depuis dix ans, se trouvait en 1844 membre du conseil général des
manufactures, député, etc. Pris en amitié par la tribu des Camusot, le
bonhomme Pons se considéra comme étant cousin des enfants que le
marchand de soieries eut de son second lit, quoiqu’ils ne fussent rien,
pas même alliés.</p><p>
La deuxième madame Camusot étant une demoiselle Cardot, Pons
s’introduisit à titre de parent des Camusot dans la nombreuse famille
des Cardot, deuxième tribu bourgeoise, qui par ses alliances formait
toute une société non moins puissante que celle des Camusot. Cardot le
notaire, frère de la seconde madame Camusot, avait épousé une
demoiselle Chiffreville. La célèbre famille des Chiffreville, la reine
des produits chimiques, était liée avec la grosse droguerie dont le coq
fut pendant longtemps monsieur Anselme Popinot que la révolution de
Juillet avait lancé, comme on sait, au cœur de la politique la plus
dynastique. Et Pons de venir à la queue des Camusot et des Cardot chez
les Chiffreville ; et, de là chez les Popinot, toujours en qualité de
cousin des cousins.</p><p>
Ce simple aperçu des dernières relations du vieux musicien fait
comprendre comment il pouvait être encore reçu familièrement en 1844 :
I° Chez monsieur le comte Popinot, pair de France, ancien ministre de
l’agriculture et du commerce ; 2° Chez monsieur Cardot, ancien notaire,
maire et député d’un arrondissement de Paris ; 3° Chez le vieux monsieur
Camusot, député, membre du conseil municipal de Paris et du conseil
général des manufactures, en route vers la pairie ; 4° Chez monsieur
Camusot de Marville, fils du premier lit, et partant le vrai, le seul
cousin réel de Pons, quoique petit-cousin.</p><p>
Ce Camusot, qui, pour se distinguer de son père et de son frère du
second lit, avait ajouté à son nom celui de la terre de Marville,
était, en 1844, président de chambre à la cour royale de Paris.</p><p>
L’ancien notaire Cardot, ayant marié sa fille à son successeur, nommé
Berthier, Pons, faisant partie de la charge, sut garder ce dîner,
par-devant notaire, disait-il.</p><p>
Voilà le firmament bourgeois que Pons appelait sa famille, et où il avait si péniblement conservé droit de fourchette.</p><p>
De ces dix maisons, celle où l’artiste devait être le mieux accueilli,
la maison du président Camusot, était l’objet de ses plus grands soins.
Mais, hélas ! la présidente, fille du feu sieur Thirion, huissier du
cabinet des rois Louis XVIII et Charles X, n’avait jamais bien traité
le petit-cousin de son mari. À tâcher d’adoucir cette terrible parente,
Pons avait perdu son temps, car après avoir donné gratuitement des
leçons à mademoiselle Camusot, il lui avait été impossible de faire une
musicienne de cette fille un peu rousse. Or, Pons, la main sur l’objet
précieux, se dirigeait en ce moment chez son cousin le président, où il
croyait en entrant, être aux Tuileries, tant les solennelles draperies
vertes, les tentures couleur carmélite et les tapis en moquette, les
meubles graves de cet appartement où respirait la plus sévère
magistrature, agissaient sur son moral. Chose étrange ! il se sentait à
l’aise à l’hôtel Popinot, rue Basse-du-Rempart, sans doute à cause des
objets d’art qui s’y trouvaient ; car l’ancien ministre avait, depuis
son avènement en politique, contracté la manie de collectionner les
belles choses, sans doute pour faire opposition à la politique qui
collectionne secrètement les actions les plus laides.
 
 
== VII. Une des mille jouissances des collectionneurs ==
 
Le président de Marville demeurait rue de Hanovre, dans une maison
achetée depuis dix ans par la présidente, après la mort de son père et
de sa mère, les sieur et dame Thirion, qui lui laissèrent environ cent
cinquante mille francs d’économies. Cette maison, d’un aspect assez
sombre sur la rue où la façade est à l’exposition du nord, jouit de
l’exposition du midi sur la cour, ensuite de laquelle se trouve un
assez beau jardin. Le magistrat occupe tout le premier étage qui, sous
Louis XV, avait logé l’un des plus puissants financiers de ce temps. Le
second étant loué à une riche et vieille dame, cette demeure présente
un aspect tranquille et honorable qui sied à la magistrature. Les
restes de la magnifique terre de Marville, à l’acquisition desquels le
magistrat avait employé ses économies de vingt ans ainsi que l’héritage
de sa mère, se composent du château, splendide monument comme il s’en
rencontre encore en Normandie, et d’une bonne ferme de douze mille
francs. Un parc de cent hectares entoure le château. Ce luxe,
aujourd’hui princier, coûte un millier d’écus au président, en sorte
que la terre ne rapporte guère que neuf mille francs en sac, comme on
dit. Ces neuf mille francs et son traitement donnaient alors au
président une fortune d’environ vingt mille francs de rente, en
apparence suffisante, surtout en attendant la moitié qui devait lui
revenir dans la succession de son père, où il représentait à lui seul
le premier lit ; mais la vie de Paris et les convenances de leur
position avaient obligé monsieur et madame de Marville à dépenser la
presque totalité de leurs revenus. Jusqu’en 1834, ils s’étaient trouvés
gênés.</p><p>
Cet inventaire explique pourquoi mademoiselle de Marville, jeune fille
âgée de vingt-trois ans, n’était pas encore mariée, malgré cent mille
francs de dot, et malgré l’appât de ses espérances, habilement et
souvent, mais vainement, présenté. Depuis cinq ans, le cousin Pons
écoutait les doléances de la présidente qui voyait tous les substituts
mariés, les nouveaux juges au tribunal déjà pères, après avoir
inutilement fait briller les espérances de mademoiselle de Marville aux
yeux peu charmés du jeune vicomte Popinot, fils aîné du coq de la
droguerie, au profit de qui, selon les envieux du quartier des
Lombards, la révolution de Juillet avait été faite, au moins autant
qu’à celui de la branche cadette.</p><p>
Arrivé rue de Choiseul et sur le point de tourner la rue de Hanovre,
Pons éprouva cette inexplicable émotion qui tourmente les consciences
pures, qui leur inflige les supplices ressentis par les plus grands
scélérats à l’aspect d’un gendarme, et causée uniquement par la
question de savoir comment le recevrait la présidente. Ce grain de
sable, qui lui déchirait les fibres du cœur, ne s’était jamais
arrondi ; les angles en devenaient de plus en plus aigus, et les gens de
cette maison en ravivaient incessamment les arêtes. En effet, le peu de
cas que les Camusot faisaient de leur cousin Pons, sa démonétisation au
sein de la famille, agissait sur les domestiques qui, sans manquer
d’égards envers lui, le considéraient comme une variété du Pauvre.</p><p>
L’ennemi capital de Pons était une certaine Madeleine Vivet, vieille
fille sèche et mince, la femme de chambre de madame C. de Marville et
de sa fille. Cette Madeleine, malgré la couperose de son teint, et
peut-être à cause de cette couperose et de sa longueur vipérine,
s’était mis en tête de devenir madame Pons. Madeleine étala vainement
vingt mille francs d’économies aux yeux du vieux célibataire, Pons
avait refusé ce bonheur par trop couperosé. Aussi cette Didon
d’antichambre, qui voulait devenir la cousine de ses maîtres,
jouait-elle les plus méchants tours au pauvre musicien. Madeleine
s’écriait très bien : "— Ah ! voilà le pique-assiette !" en entendant le
bonhomme dans l’escalier et en tâchant d’être entendue par lui. Si elle
servait à table, en l’absence du valet de chambre, elle versait peu de
vin et beaucoup d’eau dans le verre de sa victime, en lui donnant la
tâche difficile de conduire à sa bouche, sans en rien verser, un verre
près de déborder. Elle oubliait de servir le bonhomme, et se le faisait
dire par la présidente (de quel ton ?… le cousin en rougissait), ou
elle lui renversait de la sauce sur ses habits. C’était enfin la guerre
de l’inférieur qui se sait impuni, contre un supérieur malheureux.
 
 
== VIII. Où l’infortuné cousin se trouve très mal reçu ==
 
À la fois femme de charge et femme de chambre, Madeleine avait suivi
monsieur et madame Camusot depuis leur mariage. Elle avait vu ses
maîtres dans la pénurie de leurs commencements, en province, quand
monsieur était juge au tribunal d’Alençon ; elle les avait aidés à vivre
lorsque, président au tribunal de Mantes, monsieur Camusot vint à Paris
en 1828, où il fut nommé juge d’instruction. Elle appartenait donc trop
à la famille pour ne pas avoir des raisons de s’en venger. Ce désir de
jouer à l’orgueilleuse et ambitieuse présidente le tour d’être la
cousine de monsieur, devait cacher une de ces haines sourdes, engendrée
par un de ces graviers qui font les avalanches.</p><p>
— Madame, voilà votre monsieur Pons, et en spencer encore ! vint dire
Madeleine à la présidente, il devrait bien me dire par quel procédé il
le conserve depuis vingt-cinq ans !</p><p>
En entendant un pas d’homme dans le petit salon, qui se trouvait entre
son grand salon et sa chambre à coucher, madame Camusot regarda sa
fille et haussa les épaules.</p><p>
— Vous me prévenez toujours avec tant d’intelligence, Madeleine, que je
n’ai plus le temps de prendre un parti, dit la présidente.</p><p>
— Madame, Jean est sorti, j’étais seule, monsieur Pons a sonné, je lui
ai ouvert la porte, et, comme il est presque de la maison, je ne
pouvais pas l’empêcher de me suivre ; il est là qui se débarrasse de son
spencer.</p><p>
— Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous sommes prises, nous devons maintenant dîner ici.</p><p>
— Voyons, reprit-elle, en voyant à sa chère Minette une figure piteuse, faut-il nous débarrasser de lui pour toujours ?</p><p>
— Oh ! pauvre homme ! répondit mademoiselle Camusot, le priver d’un de ses dîners !</p><p>
Le petit salon retentit de la fausse tousserie d’un homme qui voulait dire ainsi : Je vous entends.</p><p>
— Eh bien ! qu’il entre ! dit madame Camusot à Madeleine en faisant un geste d’épaules</p><p>
— Vous êtes venu de si bonne heure, mon cousin, dit Cécile Camusot en
prenant un petit air câlin, que vous nous avez surprises au moment où
ma mère allait s’habiller.</p><p>
Le cousin Pons, à qui le mouvement d’épaules de la présidente n’avait
pas échappé, fut si cruellement atteint, qu’il ne trouva pas un
compliment à dire, et il se contenta de ce mot profond : — Vous êtes
toujours charmante, ma petite cousine ! Puis, se tournant vers la mère
et la saluant : — Chère cousine, reprit-il, vous ne sauriez m’en vouloir
de venir un peu plus tôt que de coutume, je vous apporte ce que vous
m’avez fait le plaisir de me demander…</p><p>
Et le pauvre Pons, qui sciait en deux le président, la présidente et
Cécile chaque fois qu’il les appelait cousin ou cousine, tira de la
poche de côté de son habit une ravissante petite boîte oblongue en bois
de Sainte-Lucie, divinement sculptée.</p><p>
— Ah ! je l’avais oublié ! dit sèchement la présidente.</p><p>
Cette exclamation n’était-elle pas atroce ? n’ôtait-elle pas tout mérite
au soin du parent, dont le seul tort était d’être un parent pauvre ?</p><p>
— Mais, reprit-elle, vous êtes bien bon, mon cousin. Vous dois-je beaucoup d’argent pour cette petite bêtise ?</p><p>
Cette demande causa comme un tressaillement intérieur au cousin, il
avait la prétention de solder tous ses dîners par l’offrande de ce
bijou.</p><p>
— J’ai cru que vous me permettiez de vous l’offrir, dit-il d’une voix émue.</p><p>
— Comment ! comment ! reprit la présidente ; mais, entre nous, pas de
cérémonies, nous nous connaissons assez pour laver notre linge
ensemble. Je sais que vous n’êtes pas assez riche pour faire la guerre
à vos dépens. N’est-ce pas déjà beaucoup que vous ayez pris la peine de
perdre votre temps à courir chez les marchands ?…</p><p>
— Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cousine, si vous
deviez en donner la valeur, répliqua le pauvre homme offensé, car c’est
un chef-d’œuvre de Watteau qui l’a peint des deux côtés ; mais soyez
tranquille, ma cousine, je n’ai pas payé la centième partie du prix
d’art.</p><p>
Dire à un riche : "Vous êtes pauvre !" c’est dire à l’archevêque de
Grenade que ses homélies ne valent rien. Madame la présidente était
beaucoup trop orgueilleuse de la position de son mari, de la possession
de la terre de Marville, et de ses invitations aux bals de la cour,
pour ne pas être atteinte au vif par une semblable observation, surtout
partant d’un misérable musicien vis-à-vis de qui elle se posait en
bienfaitrice.</p><p>
— Ils sont donc bien bêtes les gens à qui vous achetez ces choses-là ?… dit vivement la présidente.</p><p>
— On ne connaît pas à Paris de marchands bêtes, répliqua Pons presque sèchement.</p><p>
— C’est alors vous qui avez beaucoup d’esprit, dit Cécile pour calmer le débat.</p><p>
— Ma petite cousine, j’ai l’esprit de connaître Lancret, Pater,
Watteau, Greuze ; mais j’avais surtout le désir de plaire à votre chère
maman.</p><p>
Ignorante et vaniteuse, madame de Marville ne voulait pas avoir l’air
de recevoir la moindre chose de son pique-assiette, et son ignorance la
servait admirablement, elle ne connaissait pas le nom de Watteau. Si
quelque chose peut exprimer jusqu’où va l’amour-propre des
collectionneurs, qui, certes, est un des plus vifs, car il rivalise
avec l’amour-propre d’auteur, c’est l’audace que Pons venait d’avoir en
tenant tête à sa cousine, pour la première fois depuis vingt ans.
Stupéfait de sa hardiesse, Pons reprit une contenance pacifique en
détaillant à Cécile les beautés de la fine sculpture des branches de ce
merveilleux éventail. Mais, pour être dans tout le secret de la
trépidation cordiale à laquelle le bonhomme était en proie, il est
nécessaire de donner une légère esquisse de la présidente.</p><p>
À quarante-six ans, madame de Marville, autrefois petite, blonde,
grasse et fraîche, toujours petite, était devenue sèche. Son front
busqué, sa bouche rentrée, que la jeunesse décorait jadis de teintes
fines, changeaient alors son air, naturellement dédaigneux, en un air
rechigné. L’habitude d’une domination absolue au logis avait rendu sa
physionomie dure et désagréable. Avec le temps, le blond de la
chevelure avait tourné au châtain aigre. Les yeux, encore vifs et
caustiques, exprimaient une morgue judiciaire chargée d’une envie
continue. En effet, la présidente se trouvait presque pauvre au milieu
de la société de bourgeois parvenus où dînait Pons. Elle ne pardonnait
pas au riche marchand droguiste, ancien président du tribunal de
commerce, d’être devenu successivement député, ministre, comte et pair.
Elle ne pardonnait pas à son beau-père de s’être fait nommer, au
détriment de son fils aîné, député de son arrondissement, lors de la
promotion de Popinot à la pairie. Après dix-huit ans de services à
Paris, elle attendait encore pour Camusot la place de conseiller à la
Cour de cassation, d’où l’excluait d’ailleurs une incapacité connue au
Palais. Le ministre de la justice de 1844 regrettait la nomination de
Camusot à la présidence, obtenue en 1834 ; mais on l’avait placé à la
chambre des mises en accusation où, grâce à sa routine d’ancien juge
d’instruction, il rendait des services en rendant des arrêts</p>
 
 
== IX. Une bonne trouvaille ==
 
<p>
Ces mécomptes, après avoir usé la présidente de Marville, qui ne
s’abusait pas d’ailleurs sur la valeur de son mari, la rendaient
terrible. Son caractère, déjà cassant, s’était aigri. Plus vieillie que
vieille, elle se faisait âpre et rèche comme une brosse pour obtenir,
par la crainte, tout ce que le monde se sentait disposé à lui refuser.
Mordante à l’excès, elle avait peu d’amies. Elle imposait beaucoup, car
elle s’était entourée de quelques vieilles dévotes de son acabit qui la
soutenaient à charge de revanche. Aussi les rapports du pauvre Pons
avec ce diable en jupons étaient-ils ceux d’un écolier avec un maître
qui ne parle que par férules. La présidente ne s’expliquait donc pas la
subite audace de son cousin, elle ignorait la valeur du cadeau.</p><p>
— Où donc avez-vous trouvé cela ? demanda Cécile en examinant le bijou.</p><p>
— Rue de Lappe, chez un brocanteur qui venait de le rapporter d’un
château qu’on a dépecé près de Dreux. Aulnay, un château que madame de
Pompadour habitait quelquefois, avant de bâtir Ménars ; on en a sauvé
les plus splendides boiseries que l’on connaisse ; elles sont si belles
que Liénard, notre célèbre sculpteur en bois, en a gardé, comme
nec-plus-ultra de l’art, deux cadres ovales pour modèles… Il y avait
là des trésors. Mon brocanteur a trouvé cet éventail dans un
bonheur-du-jour en marqueterie que j’aurais acheté, si je faisais
collection de ces œuvres-là ; mais c’est inabordable ! un meuble de
Riesener vaut de trois à quatre mille francs ! On commence à reconnaître
à Paris que les fameux marqueteurs allemands et français des seizième,
dix-septième et dix-huitième siècles ont composé de véritables tableaux
en bois. Le mérite du collectionneur est de devancer la mode. Tenez !
d’ici à cinq ans, on payera à Paris les porcelaines de Frankenthal, que
je collectionne depuis vingt ans, deux fois plus cher que la pâte
tendre de Sèvres.</p><p>
— Qu’est-ce que le Frankenthal ? dit Cécile.</p><p>
— C’est le nom de la fabrique de porcelaines de l’Électeur Palatin ;
elle est plus ancienne que notre manufacture de Sèvres, comme les
fameux jardins de Heidelberg, ruinés par Turenne, ont eu le malheur
d’exister avant ceux de Versailles. Sèvres a beaucoup copié
Frankenthal… Les Allemands, il faut leur rendre cette justice, ont
fait, avant nous, d’admirables choses en Saxe et dans le Palatinat.</p><p>
La mère et la fille se regardaient comme si Pons leur eût parlé
chinois, car on ne peut se figurer combien les Parisiens sont ignorants
et exclusifs ; ils ne savent que ce qu’on leur apprend, quand ils
veulent l’apprendre.</p><p>
— Et à quoi reconnaissez-vous le Frankenthal ?</p><p>
— Et la signature ! dit Pons avec feu. Tous ces ravissants
chefs-d’œuvre sont signés. Le Frankenthal porte un C. et un T
(Charles-Théodore) entrelacés et surmontés d’une couronne de prince. Le
vieux Saxe a ses deux épées et le numéro d’ordre en or. Vincennes
signait avec un cor. Vienne a un V fermé et barré. Berlin a deux
barres. Mayence a la roue. Sèvres les deux LL, et la porcelaine à la
reine un A qui veut dire Antoinette, surmonté de la couronne royale. Au
dix-huitième siècle, tous les souverains de l’Europe ont rivalisé dans
la fabrication de la porcelaine. On s’arrachait les ouvriers. Watteau
dessinait des services pour la manufacture de Dresde, et ses œuvres
ont acquis des prix fous. (Il faut s’y bien connaître, car,
aujourd’hui, Dresde les répète et les recopie.) Alors on a fabriqué des
choses admirables et qu’on ne refera plus…</p><p>
— Ah bah !</p><p>
— Oui, cousine ! on ne refera plus certaines marqueteries, certaines
porcelaines, comme on ne refera plus des Raphaël, des Titien, ni des
Rembrandt, ni des Van Eyck, ni des Cranach !… Tenez ! les Chinois sont
bien habiles, bien adroits, eh bien ! ils recopient aujourd’hui les
belles œuvres de leur porcelaine dite Grand-Mandarin… Eh bien ! deux
vases de Grand-Mandarin ancien, du plus grand format, valent six, huit,
dix mille francs, et on a la copie moderne pour deux cents francs !</p><p>
— Vous plaisantez !</p><p>
— Cousine, ces prix vous étonnent, mais ce n’est rien. Non seulement un
service complet pour un dîner de douze personnes en pâte tendre de
Sèvres, qui n’est pas de la porcelaine, vaut cent mille francs, mais
c’est le prix de facture. Un pareil service se payait cinquante mille
livres, à Sèvres, en 1750. J’ai vu des factures originales.</p><p>
— Revenons à cet éventail, dit Cécile à qui le bijou paraissait trop vieux.</p><p>
— Vous comprenez que je me suis mis en chasse, dès que votre chère
maman m’a fait l’honneur de me demander un éventail, reprit Pons. J’ai
vu tous les marchands de Paris sans y rien trouver de beau ; car, pour
la chère présidente, je voulais un chef-d’œuvre, et je pensais à lui
donner l’éventail de Marie-Antoinette, le plus beau de tous les
éventails célèbres. Mais hier, je fus ébloui par ce divin
chef-d’œuvre, que Louis XV a bien certainement commandé. Pourquoi
suis-je allé chercher un éventail, rue de Lappe ! chez un Auvergnat ! qui
vend des cuivres, des ferrailles, des meubles dorés ? Moi, je crois à
l’intelligence des objets d’art, ils connaissent les amateurs, ils les
appellent, ils leur font : Chit ! chit !…</p><p>
La présidente haussa les épaules en regardant sa fille, sans que Pons pût voir cette mimique rapide.</p><p>
— Je les connais tous, ces rapiats-là ! "Qu’avez-vous de nouveau, papa
Monistrol ? Avez-vous des dessus de porte ?" ai-je demandé à ce marchand,
qui me permet de jeter les yeux sur ses acquisitions avant les grands
marchands. À cette question, Monistrol me raconte comment Liénard, qui
sculptait dans la chapelle de Dreux de fort belles choses pour la liste
civile, avait sauvé à la vente d’Aulnay les boiseries sculptées des
mains des marchands de Paris, occupés de porcelaines et de meubles
incrustés. "— Je n’ai pas eu grand’chose, me dit-il, mais je pourrai
gagner mon voyage avec cela." Et il me montra le bonheur-du-jour, une
merveille ! C’est des dessins de Boucher exécutés en marqueterie avec un
art… C’est à se mettre à genoux devant ! "Tenez, monsieur me dit-il,
je viens de trouver dans un petit tiroir fermé, dont la clef manquait
et que j’ai forcé, cet éventail ! vous devriez bien me dire à qui je
peux le vendre…" Et il me tire cette petite boîte en bois de
Sainte-Lucie sculptée. "Voyez ! c’est de ce Pompadour qui ressemble au
gothique fleuri." "Oh ! lui ai-je répondu, la boîte est jolie, elle
pourrait m’aller, la boîte ! car l’éventail, mon vieux Monistrol, je
n’ai point de madame Pons a qui donner ce vieux bijou ; d’ailleurs, on
en fait des neufs, bien jolis. On peint aujourd’hui ces vélins-là d’une
manière miraculeuse et assez bon marché. Savez-vous qu’il y a deux
mille peintres à Paris !" Et je dépliais négligemment l’éventail,
contenant mon admiration, regardant froidement ces deux petits tableaux
d’un laissez-aller, d’une exécution à ravir. Je tenais l’éventail de
madame de Pompadour ! Watteau s’est exterminé à composer cela ! "Combien
voulez-vous du meuble ?" "Oh ! mille francs, on me les donne déjà !" Je
lui dis un prix de l’éventail qui correspondait aux frais présumés de
son voyage. Nous nous regardons alors dans le blanc des yeux, et je
vois que je tiens mon homme. Aussitôt je remets l’éventail dans sa
boîte, afin que l’Auvergnat ne se mette pas à l’examiner, et je
m’extasie sur le travail de cette boîte qui, certes, est un vrai bijou.
"Si je l’achète, dis-je à Monistrol, c’est à cause de cela, voyez-vous,
il n’y a que la boîte qui me tente. Quant à ce bonheur-du-jour, vous en
aurez plus de mille francs, voyez donc comme ces cuivres sont ciselés !
c’est des modèles… On peut exploiter cela… ça n’a pas été
reproduit, on faisait tout unique pour madame de Pompadour…" Et mon
homme, allumé pour son bonheur-du-jour, oublie l’éventail, il me le
laisse à rien pour prix de la révélation que je lui fais de la beauté
de ce meuble de Riesener. Et voilà ! Mais il faut bien de la pratique
pour conclure de pareils marchés ! C’est des combats d’œil à œil, et
quel œil que celui d’un juif ou d’un Auvergnat !</p><p>
L’admirable pantomime, la verve du vieil artiste qui faisaient de lui,
racontant le triomphe de sa finesse sur l’ignorance du brocanteur, un
modèle digne du pinceau hollandais, tout fut perdu pour la présidente
et pour sa fille qui se dirent, en échangeant des regards froids et
dédaigneux : — Quel original !…</p><p>
— Ça vous amuse donc ? demanda la présidente.</p><p>
Pons, glacé par cette question, éprouva l’envie de battre la présidente.</p><p>
— Mais, ma chère cousine, reprit-il, c’est la chasse aux
chefs-d’œuvre ! Et on se trouve face à face avec des adversaires qui
défendent le gibier ! c’est ruse contre ruse ! Un chef-d’œuvre doublé
d’un Normand, d’un juif ou d’un Auvergnat ; mais c’est comme dans les
contes de fées, une princesse gardée par des enchanteurs !</p><p>
— Et comment savez-vous que c’est de Wat… Comment dites-vous ?</p><p>
— Watteau ! ma cousine, un des plus grands peintres français du
dix-huitième siècle ! Tenez, ne voyez-vous pas la signature ? dit-il en
montrant une des bergeries qui représentait une ronde dansée par de
fausses paysannes et par des bergers grands seigneurs. C’est d’un
entrain ! Quelle verve ! quel coloris ! Et c’est fait ! tout d’un trait !
comme un paraphe de maître d’écriture ; on ne sent plus le travail ! Et
de l’autre côté, tenez ! un bal dans un salon ! C’est l’hiver et l’été !
Quels ornements ! et comme c’est conservé ! Vous voyez, la virole est en
or, et elle est terminée de chaque côté par un tout petit rubis que
j’ai décrassé !</p><p>
— S’il en est ainsi, je ne pourrais pas, mon cousin, accepter de vous
un objet d’un si grand prix. Il vaut mieux vous en faire des rentes,
dit la présidente qui ne demandait cependant pas mieux que de garder ce
magnifique éventail.</p><p>
— Il est temps que ce qui a servi au Vice soit aux mains de la Vertu !
dit le bonhomme en retrouvant de l’assurance. Il aura fallu cent ans
pour opérer ce miracle. Soyez sûre qu’à la cour aucune princesse n’aura
rien de comparable à ce chef-d’œuvre ; car il est, malheureusement,
dans la nature humaine de faire plus pour une Pompadour que pour une
vertueuse reine !…</p><p>
— Eh bien ! je l’accepte, dit en riant la présidente. Cécile, mon petit
ange, va donc voir avec Madeleine à ce que le dîner soit digne de notre
cousin…</p><p>
La présidente voulait balancer le compte. Cette recommandation faite à
haute voix, contrairement aux règles du bon goût, ressemblait si bien à
l’appoint d’un payement, que Pons rougit comme une jeune fille prise en
faute. Ce gravier un peu trop gros lui roula pendant quelque temps dans
le cœur. Cécile, jeune personne très rousse, dont le maintien, entaché
de pédantisme, affectait la gravité judiciaire du président et se
sentait de la sécheresse de sa mère, disparut en laissant le pauvre
Pons aux prises avec la terrible présidente.</p>
 
 
== X. Une fille à marier ==
 
<p>
— Elle est bien gentille, ma petite Lili, dit la présidente en
employant toujours l’abréviation enfantine donnée jadis au nom de
Cécile.</p><p>
— Charmante ! répondit le vieux musicien en tournant ses pouces.</p><p>
— Je ne comprends rien au temps où nous vivons, répondit la présidente.
À quoi cela sert-il donc d’avoir pour père un président à la Cour
royale de Paris, et commandeur de la Légion-d’Honneur, pour grand-père
un député millionnaire, un futur pair de France, le plus riche des
marchands de soieries en gros ?</p><p>
Le dévouement du président à la dynastie nouvelle lui avait valu
récemment le cordon de commandeur, faveur attribuée par quelques jaloux
à l’amitié qui l’unissait à Popinot. Ce ministre, malgré sa modestie,
s’était, comme on l’a vu, laissé faire comte.</p><p>
— À cause de mon fils, dit-il à ses nombreux amis.</p><p>
— On ne veut que de l’argent aujourd’hui, répondit le cousin Pons, on n’a d’égards que pour les riches, et…</p><p>
— Que serait-ce donc, s’écria la présidente, si le ciel m’avait laissé mon pauvre petit Charles ?…</p><p>
— Oh ! avec deux enfants, vous seriez pauvre ! reprit le cousin. C’est
l’effet du partage égal des biens ; mais, soyez tranquille, ma belle
cousine, Cécile finira bien par se marier. Je ne vois nulle part de
jeune fille si accomplie.</p><p>
Voilà jusqu’où Pons avait ravalé son esprit chez ses amphitryons : il y
répétait leurs idées, et il les leur commentait platement, à la manière
des chœurs antiques. Il n’osait pas se livrer à l’originalité qui
distingue les artistes et qui dans sa jeunesse abondait en traits fins
chez lui, mais que l’habitude de s’effacer avait alors presque abolie,
et qu’on rembarrait, comme tout à l’heure, quand elle reparaissait.</p><p>
— Mais, je me suis mariée avec vingt mille francs de dot, seulement…</p><p>
— En 1819, ma cousine ? dit Pons en interrompant. Et c’était vous, une
femme de tête, une jeune fille protégée par le roi Louis XVIII !</p><p>
— Mais enfin ma fille est un ange de perfection, d’esprit ; elle est
pleine de cœur, elle a cent mille francs en mariage, sans compter les
plus belles espérances, et elle nous reste sur les bras…</p><p>
Madame de Marville parla de sa fille et d’elle-même pendant vingt
minutes, en se livrant aux doléances particulières aux mères qui sont
en puissance de filles à marier. Depuis vingt ans que le vieux musicien
dînait chez son unique cousin Camusot, le pauvre homme attendait encore
un mot sur ses affaires, sur sa vie, sur sa santé. Pons était
d’ailleurs partout une espèce d’égout aux confidences domestiques, il
offrait les plus grandes garanties dans sa discrétion connue et
nécessaire, car un seul mot hasardé lui aurait fait fermer la porte de
dix maisons ; son rôle d’écouteur était donc doublé d’une approbation
constante ; il souriait à tout, il n’accusait, il ne défendait personne ;
pour lui, tout le monde avait raison. Aussi ne comptait-il plus comme
un homme, c’était un estomac ! Dans cette longue tirade, la présidente
avoua, non sans quelques précautions, à son cousin, qu’elle était
disposée à prendre pour sa fille presque aveuglément les partis qui se
présenteraient. Elle alla jusqu’à regarder comme une bonne affaire un
homme de quarante-huit ans, pourvu qu’il eût vingt mille francs de
rente.</p><p>
— Cécile est dans sa vingt-troisième année, et si le malheur voulait
qu’elle atteignît vingt-cinq ou vingt-six ans, il serait excessivement
difficile de la marier. Le monde se demande alors pourquoi une jeune
personne est restée si longtemps sur pied. On cause déjà beaucoup trop
dans notre société de cette situation. Nous avons épuisé les raisons
vulgaires : "Elle est bien jeune. — Elle aime trop ses parents pour les
quitter. — Elle est heureuse à la maison. — Elle est difficile, elle
veut un beau nom !" Nous devenons ridicules, je le sens bien.
D’ailleurs, Cécile est lasse d’attendre, elle souffre, pauvre petite…</p><p>
— Et de quoi ? demanda sottement Pons.</p><p>
— Mais, reprit la mère d’un ton de duègne, elle est humiliée de voir toutes ses amies mariées avant elle.</p><p>
— Ma cousine, qu’y a-t-il donc de changé depuis la dernière fois que
j’ai eu le plaisir de dîner ici, pour que vous songiez à des gens de
quarante-huit ans ? dit humblement le pauvre musicien.</p><p>
— Il y a, répliqua la présidente, que nous devions avoir une entrevue
chez un conseiller à la cour, dont le fils a trente ans, dont la
fortune est considérable, et pour qui monsieur de Marville aurait
obtenu, moyennant finance, une place de référendaire à la Cour des
comptes. Le jeune homme y est déjà surnuméraire. Et l’on vient de nous
dire que ce jeune homme avait fait la folie de partir pour l’Italie, à
la suite d’une duchesse du Bal Mabille. C’est un refus déguisé. On ne
veut pas nous donner un jeune homme dont la mère est morte, et qui
jouit déjà de trente mille francs de rente, en attendant la fortune du
père. Aussi, devez-vous nous pardonner notre mauvaise humeur, cher
cousin : vous êtes arrivé en pleine crise.</p><p>
Au moment où Pons cherchait une de ces complimenteuses réponses qui lui
venaient toujours trop tard chez les amphitryons dont il avait peur,
Madeleine entra, remit un petit billet à la présidente, et attendit une
réponse. Voici ce que contenait le billet :</p><p>
"Si nous supposions, ma chère maman, que ce petit mot nous est envoyé
du Palais par mon père qui te dirait d’aller dîner avec moi chez son
ami pour renouer l’affaire de mon mariage, le cousin s’en irait, et
nous pourrions donner suite à nos projets chez les Popinot."</p><p>
— Qui donc monsieur m’a-t-il dépêché ? demanda vivement la présidente.</p><p>
— Un garçon de salle du Palais, répondit effrontément la sèche Madeleine.</p><p>
Par cette réponse, la vieille soubrette indiquait à sa maîtresse
qu’elle avait ourdi ce complot, de concert avec Cécile impatientée.</p><p>
— Dites que ma fille et moi, nous y serons à cinq heures et demie.</p>
 
 
== XI. Une des mille avanies que doit essuyer un pique-assiette ==
 
<p>
Madeleine une fois sortie, la présidente regarda le cousin Pons avec
cette fausse aménité qui fait sur une âme délicate l’effet que du
vinaigre et du lait mélangés produisent sur la langue d’un friand.</p><p>
— Mon cher cousin, le dîner est ordonné, vous le mangerez sans nous,
car mon mari m’écrit de l’audience pour me prévenir que le projet de
mariage se reprend avec le conseiller, et nous allons y dîner… Vous
concevez que nous sommes sans aucune gêne ensemble. Agissez ici comme
si vous étiez chez vous. Vous voyez la franchise dont j’use avec vous
pour qui je n’ai pas de secret… Vous ne voudriez pas faire manquer le
mariage de ce petit ange ?</p><p>
— Moi, ma cousine, qui voudrais au contraire lui trouver un mari ; mais, dans le cercle où je vis…</p><p>
— Oui, ce n’est pas probable, repartit insolemment la présidente.
Ainsi, vous restez ? Cécile vous tiendra compagnie pendant que je
m’habillerai.</p><p>
— Oh ! ma cousine, je puis dîner ailleurs, dit le bonhomme.</p><p>
Quoique cruellement affecté de la manière dont s’y prenait la
présidente pour lui reprocher son indigence, il était encore plus
effrayé par la perspective de se trouver seul avec les domestiques.</p><p>
— Mais pourquoi ?… le dîner est prêt, les domestiques le mangeraient.</p><p>
En entendant cette horrible phrase, Pons se redressa comme si la
décharge de quelque pile galvanique l’eût atteint, salua froidement sa
cousine et alla reprendre son spencer. La porte de la chambre à coucher
de Cécile qui donnait dans le petit salon était entrebâillée, en sorte
qu’en regardant devant lui dans une glace, Pons aperçut la jeune fille
prise d’un fou rire, parlant à sa mère par des coups de tête et des
mines qui révélèrent quelque lâche mystification au vieil artiste. Pons
descendit lentement l’escalier en retenant ses larmes : il se voyait
chassé de cette maison, sans savoir pourquoi. — Je suis trop vieux
maintenant, se disait-il, le monde a horreur de la vieillesse et de la
pauvreté, deux laides choses. Je ne veux plus aller nulle part sans
invitation. Mot héroïque !…</p><p>
La porte de la cuisine située au rez-de-chaussée, en face de la loge du
concierge, restait souvent ouverte, comme dans les maisons occupées par
les propriétaires, et dont la porte cochère est toujours fermée ; le
bonhomme put donc entendre les rires de la cuisinière et du valet de
chambre, à qui Madeleine racontait le tour joué à Pons, car elle ne
supposa point que le bonhomme évacuerait la place si promptement. Le
valet de chambre approuvait hautement cette plaisanterie envers un
habitué de la maison qui, disait-il, ne donnait jamais qu’un petit écu
aux étrennes !</p><p>
— Oui, mais s’il prend la mouche et qu’il ne revienne pas, fit observer
la cuisinière, ce sera toujours trois francs de perdus pour nous autres
au jour de l’an…</p><p>
— Hé ! comment le saurait-il ? dit le valet de chambre en réponse à la cuisinière.</p><p>
— Bah ! reprit Madeleine, un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’est-ce
que cela nous fait ? Il ennuie tellement les maîtres dans les maisons où
il dîne, qu’on le chassera de partout.</p><p>
En ce moment le vieux musicien cria : "Le cordon s’il vous plaît !" à la
portière. Ce cri douloureux fut accueilli par un profond silence à la
cuisine.</p><p>
— Il écoutait, dit le valet de chambre.</p><p>
— Hé bien ! tant pire, ou plutôt tant mieux, répliqua Madeleine, c’est un rat fini.</p><p>
Le pauvre homme, qui n’avait rien perdu des propos tenus à la cuisine,
entendit encore ce dernier mot. Il revint chez lui par les boulevards
dans l’état où serait une vieille femme après une lutte acharnée avec
des assassins. Il marchait, en se parlant à lui-même, avec une vitesse
convulsive, car l’honneur saignant le poussait comme une paille
emportée par un vent furieux. Enfin, il se trouva sur le boulevard du
Temple à cinq heures, sans savoir comment il y était venu ; mais, chose
extraordinaire, il ne se sentit pas le moindre appétit.</p><p>
Maintenant, pour comprendre la révolution que le retour de Pons à cette
heure allait produire chez lui, les explications promises sur madame
Cibot sont ici nécessaires.</p>
 
 
== XII. Spécimen de portier (mâle et femelle) ==
 
<p>
La rue de Normandie est une de ces rues au milieu desquelles on peut se
croire en province : l’herbe y fleurit, un passant y fait événement, et
tout le monde s’y connaît. Les maisons datent de l’époque où, sous
Henri IV, on entreprit un quartier dont chaque rue portât le nom d’une
province, et au centre duquel devait se trouver une belle place dédiée
à la France. L’idée du quartier de l’Europe fut la répétition de ce
plan. Le monde se répète en toute chose partout, même en spéculation.
La maison où demeuraient les deux musiciens est un ancien hôtel entre
cour et jardin ; mais le devant, sur la rue, avait été bâti lors de la
vogue excessive dont a joui le Marais durant le dernier siècle. Les
deux amis occupaient tout le deuxième étage dans l’ancien hôtel. Cette
double maison appartenait à monsieur Pillerault, un octogénaire qui en
laissait la gestion à monsieur et madame Cibot, ses portiers depuis
vingt-six ans. Or, comme on ne donne pas des émoluments assez forts à
un portier du Marais, pour qu’il puisse vivre de sa loge, le sieur
Cibot joignait à son sou pour livre et à sa bûche prélevée sur chaque
voie de bois, les ressources de son industrie personnelle ; il était
tailleur, comme beaucoup de concierges. Avec le temps, Cibot avait
cessé de travailler pour les maîtres tailleurs ; car, par suite de la
confiance que lui accordait la petite bourgeoisie du quartier, il
jouissait du privilège inattaqué de faire les raccommodages, les
reprises perdues, les mises à neuf de tous les habits dans un périmètre
de trois rues. La loge était vaste et saine, il y attenait une chambre.
Aussi le ménage Cibot passait-il pour un des plus heureux parmi
messieurs les concierges de l’arrondissement.</p><p>
Cibot, petit homme rabougri, devenu presque olivâtre à force de rester
toujours assis, à la turque, sur une table élevée à la hauteur de la
croisée grillagée qui voyait sur la rue, gagnait à son métier environ
quarante sous par jour. Il travaillait encore, quoiqu’il eût
cinquante-huit ans ; mais cinquante-huit ans, c’est le plus bel âge des
portiers ; ils se sont faits à leur loge, la loge est devenue pour eux
ce qu’est l’écaille pour les huîtres, et ils sont connus dans le
quartier !</p><p>
Madame Cibot, ancienne belle écaillère, avait quitté son poste au
Cadran-Bleu par amour pour Cibot, à l’âge de vingt-huit ans, après
toutes les aventures qu’une belle écaillère rencontre sans les
chercher. La beauté des femmes du peuple dure peu, surtout quand elles
restent en espalier à la porte d’un restaurant. Les chauds rayons de la
cuisine se projettent sur les traits qui durcissent, les restes de
bouteilles bus en compagnie des garçons s’infiltrent dans le teint, et
nulle fleur ne mûrit plus vite que celle d’une belle écaillère.
Heureusement pour madame Cibot, le mariage légitime et la vie de
concierge arrivèrent à temps pour la conserver ; elle demeura comme un
modèle de Rubens, en gardant une beauté virile que ses rivales de la
rue de Normandie calomniaient, en la qualifiant de grosse dondon. Ses
tons de chair pouvaient se comparer aux appétissants glacis des mottes
de beurre d’Isigny ; et nonobstant son embonpoint, elle déployait une
incomparable agilité dans ses fonctions. Madame Cibot atteignait à
l’âge où ces sortes de femmes sont obligées de se faire la barbe.
N’est-ce pas dire qu’elle avait quarante-huit ans ? Une portière à
moustaches est une des plus grandes garanties d’ordre et de sécurité
pour un propriétaire. Si Delacroix avait pu voir madame Cibot posée
fièrement sur son balai, certes il en eût fait une Bellone !</p><p>
La position des époux Cibot, en style d’accusation, devait, chose
singulière ! affecter un jour celle des deux amis ; aussi l’historien,
pour être fidèle, est-il obligé d’entrer dans quelques détails au sujet
de la loge. La maison rapportait environ huit mille francs, car elle
avait trois appartements complets, doubles en profondeur, sur la rue,
et trois dans l’ancien hôtel entre cour et jardin. En outre, un
ferrailleur nommé Rémonencq occupait une boutique sur la rue. Ce
Rémonencq, passé depuis quelques mois à l’état de marchand de
curiosités, connaissait si bien la valeur bric-à-braquoise de Pons,
qu’il le saluait du fond de sa boutique, quand le musicien entrait ou
sortait. Ainsi, le sou pour livre donnait environ quatre cents francs
au ménage Cibot, qui trouvait en outre gratuitement son logement et son
bois. Or, comme les salaires de Cibot produisaient environ sept à huit
cents francs en moyenne par an, les époux se faisaient, avec leurs
étrennes, un revenu de seize cents francs, à la lettre mangés par les
Cibot qui vivaient mieux que ne vivent les gens du peuple. "— On ne vit
qu’une fois !" disait la Cibot. Née pendant la révolution, elle
ignorait, comme on le voit, le catéchisme.</p><p>
De ses rapports avec le Cadran-Bleu, cette portière, à l’œil orange et
hautain, avait gardé quelques connaissances en cuisine qui rendaient
son mari l’objet de l’envie de tous ses confrères. Aussi, parvenus à
l’âge mûr, sur le seuil de la vieillesse, les Cibot ne trouvaient-ils
pas devant eux cent francs d’économie. Bien vêtus, bien nourris, ils
jouissaient d’ailleurs dans le quartier d’une considération due à
vingt-six ans de probité stricte. S’ils ne possédaient rien, ils
n’avaient nune centime à autrui, selon leur expression, car madame
Cibot prodiguait les N dans son langage. Elle disait à son mari : "— Tu
n’es n’un amour !" Pourquoi ? Autant vaudrait demander la raison de son
indifférence en matière de religion. Fiers tous les deux de cette vie
au grand jour, de l’estime de six ou sept rues et de l’autocratie que
leur laissait leur propiétaire sur la maison, ils gémissaient en secret
de ne pas avoir aussi des rentes. Cibot se plaignait de douleurs dans
les mains et dans les jambes, et madame Cibot déplorait que son pauvre
Cibot fût encore contraint de travailler à son âge. Un jour viendra
qu’après trente ans d’une vie pareille, un concierge accusera le
gouvernement d’injustice, il voudra qu’on lui donne la décoration de la
Légion-d’Honneur ! Toutes les fois que les commérages du quartier leur
apprenaient que telle servante, après huit ou dix ans de service, était
couchée sur un testament pour trois ou quatre cents francs en viager,
c’était des doléances de loge en loge, qui peuvent donner une idée de
la jalousie dont sont dévorées les professions infimes à Paris. — Ah
çà ! il ne nous arrivera jamais, à nous autres, d’être mis sur des
testaments ! Nous n’avons pas de chance ! Nous sommes plus utiles que les
domestiques, cependant. Nous sommes des gens de confiance, nous faisons
les recettes, nous veillons au grain ; mais nous sommes traités ni plus
ni moins que des chiens, et voilà ! — Il n’y a qu’heur et malheur,
disait Cibot en rapportant un habit. — Si j’avais laissé Cibot à sa
loge, et que je me fusse mise cuisinière, nous aurerions trente mille
francs de placés, s’écriait madame Cibot en causant avec sa voisine les
mains sur ses grosses hanches. J’ai mal entendu la vie, histoire d’être
logée et chauffée dedans une bonne loge et de ne manquer de rien.</p>
 
 
== XIII. Profond étonnement ==
 
<p>
Lorsqu’en 1836, les deux amis vinrent occuper à eux deux le deuxième
étage de l’ancien hôtel, ils occasionnèrent une sorte de révolution
dans le ménage Cibot. Voici comment Schmucke avait, aussi bien que son
ami Pons, l’habitude de prendre les portiers ou portières des maisons
où il logeait pour faire faire son ménage. Les deux musiciens furent
donc du même avis en s’installant rue de Normandie pour s’entendre avec
madame Cibot, qui devint leur femme de ménage, à raison de vingt-cinq
francs par mois, douze francs cinquante centimes pour chacun d’eux. Au
bout d’un an, la portière émérite régna chez les deux vieux garçons,
comme elle régnait sur la maison de monsieur Pillerault, le grand-oncle
de madame la comtesse Popinot ; leurs affaires furent ses affaires, et
elle disait : "Mes deux messieurs." Enfin, en trouvant les deux
Casse-noisettes doux comme des moutons, faciles à vivre, point
défiants, de vrais enfants, elle se mit, par suite de son cœur de
femme du peuple, à les protéger, à les adorer, à les servir avec un
dévouement si véritable, qu’elle leur lâchait quelques semonces, et les
défendait contre toutes les tromperies qui grossissent à Paris les
dépenses de ménage. Pour vingt-cinq francs par mois, les deux garçons,
sans préméditation et sans s’en douter, acquirent une mère. En
s’apercevant de toute la valeur de madame Cibot, les deux musiciens lui
avaient naïvement adressé des éloges, des remerciements, de petites
étrennes qui resserrèrent les liens de cette alliance domestique.
Madame Cibot aimait mille fois mieux être appréciée à sa valeur que
payée ; sentiment qui, bien connu, bonifie toujours les gages. Cibot
faisait à moitié prix les courses, les raccommodages, tout ce qui
pouvait le concerner dans le service des deux messieurs de sa femme.</p><p>
Enfin, dès la seconde année, il y eut, dans l’étreinte du deuxième
étage et de la loge, un nouvel élément de mutuelle amitié. Schmucke
conclut avec madame Cibot un marché qui satisfit à sa paresse et à son
désir de vivre sans s’occuper de rien. Moyennant trente sous par jour
ou quarante-cinq francs par mois, madame Cibot se chargea de donner à
déjeuner et à dîner à Schmucke. Pons, trouvant le déjeuner de son ami
très satisfaisant, passa de même un marché de dix-huit francs pour son
déjeuner. Ce système de fournitures, qui jeta quatre-vingt-dix francs
environ par mois dans les recettes de la loge, fit des deux locataires
des êtres inviolables, des anges, des chérubins, des dieux. Il est fort
douteux que le roi des Français, qui s’y connaît, soit servi comme le
furent alors les deux Casse-noisettes. Pour eux, le lait sortait pur de
la boîte, ils lisaient gratuitement les journaux du premier et du
troisième étage, dont les locataires se levaient tard et à qui l’on eût
dit, au besoin, que les journaux n’étaient pas arrivés. Madame Cibot
tenait d’ailleurs l’appartement, les habits, le palier, tout dans un
état de propreté flamande. Schmucke jouissait, lui, d’un bonheur qu’il
n’avait jamais espéré ; madame Cibot lui rendait la vie facile ; il
donnait environ six francs par mois pour le blanchissage dont elle se
chargeait, ainsi que des raccommodages. Il dépensait quinze francs de
tabac par mois. Ces trois natures de dépenses formaient un total
mensuel de soixante-six francs, lesquels, multipliés par douze, donnent
sept cent quatre-vingt-douze francs. Joignez-y deux cent vingt francs
de loyer et d’impositions, vous avez mille douze francs. Cibot
habillait Schmucke, et la moyenne de cette dernière fourniture allait à
cent cinquante francs. Ce profond philosophe vivait donc avec douze
cents francs par an. Combien de gens, en Europe, dont l’unique pensée
est de venir demeurer à Paris, seront agréablement surpris de savoir
qu’on peut y être heureux avec douze cents francs de rente, rue de
Normandie, au Marais, sous la protection d’une madame Cibot !</p><p>
Madame Cibot fut stupéfaite en voyant rentrer le bonhomme Pons à cinq
heures du soir. Non seulement ce fait n’avait jamais eu lieu, mais
encore son monsieur ne la vit pas, ne la salua point.</p><p>
— Ah bien ! Cibot, dit-elle à son mari, monsieur Pons est millionnaire ou fou !</p><p>
— Ça m’en a l’air, répliqua Cibot en laissant tomber une manche d’habit
où il faisait ce que, dans l’argot des tailleurs, on appelle un
poignard.</p>
 
 
== XIV. Un vivant exemple de la fable des Deux Pigeons ==
 
<p>
Au moment où Pons rentrait machinalement chez lui, madame Cibot
achevait le dîner de Schmucke. Ce dîner consistait en un certain
ragoût, dont l’odeur se répandait dans toute la cour. C’était des
restes de bœuf bouilli achetés chez un rôtisseur tant soit peu
regrattier, et fricassés au beurre avec des oignons coupés en tranches
minces, jusqu’à ce que le beurre fût absorbé par la viande et par les
oignons, de manière à ce que ce mets de portier présentât l’aspect
d’une friture. Ce plat, amoureusement concoctionné pour Cibot et
Schmucke, entre qui la Cibot le partageait, accompagné d’une bouteille
de bière et d’un morceau de fromage, suffisait au vieux maître de
musique allemand. Et croyez bien que le roi Salomon, dans sa gloire, ne
dînait pas mieux que Schmucke. Tantôt ce plat de bouilli fricassé aux
oignons, tantôt des reliefs de poulet sauté, tantôt une persillade et
du poisson à une sauce inventée par la Cibot, et à laquelle une mère
aurait mangé son enfant sans s’en apercevoir, tantôt de la venaison,
selon la qualité ou la quantité de ce que les restaurants du boulevard
revendaient au rôtisseur de la rue Boucherat, tel était l’ordinaire de
Schmucke, qui se contentait, sans mot dire, de tout ce que lui servait
la ponne montame Zipod. Et, de jour en jour, la bonne madame Cibot
avait diminué cet ordinaire jusqu’à pouvoir le faire pour la somme de
vingt sous.</p><p>
— Je vas savoir ce qui lui n’est arrivé, n’à ce pauvre cher homme, dit
madame Cibot à son époux, car v’là le dîner de monsieur Schmucke tout
paré.</p><p>
Madame Cibot couvrit le plat de terre creux d’une assiette en
porcelaine commune ; puis elle arriva, malgré son âge, à l’appartement
des deux amis, au moment où Schmucke ouvrait à Pons.</p><p>
— Qu’as-du, mon pon ami ? dit l’Allemand effrayé par le bouleversement de la physionomie de Pons.</p><p>
— Je te dirai tout ; mais je viens dîner avec toi…</p><p>
— Tinner ! tinner ! s’écria Schmucke enchanté. Mais c’esdre imbossiple !
ajouta-t-il en pensant aux habitudes gastrolâtriques de son ami.</p><p>
Le vieil Allemand aperçut alors madame Cibot qui écoutait, selon son
droit de femme de ménage légitime. Saisi par une de ces inspirations
qui ne brillent que dans le cœur d’un ami véritable, il alla droit à
la portière, et l’emmena sur le palier :</p><p>
— Montame Zipod, ce pon Bons aime les ponnes chosses, hâlez au Catran
Pleu, temandez ein bedid tinner vin : tes angeois, di magaroni ! Anvin
ein rebas de Liquillis !</p><p>
— Qu’est-ce que c’est ? demanda madame Cibot.</p><p>
— Eh pien ! reprit Schmucke, c’esde ti feau à la pourchoise ; ein pon
boisson, eine poudeille te fin de Porteaux, dout ce qu’il y aura te
meilleur en vriantise : gomme des groguettes te risse ed ti lard vîmé !
Bayez ! ne tittes rien, che fus rentrai tutte l’archand temain madin.</p><p>
Schmucke rentra d’un air joyeux en se frottant les mains ; mais sa
figure reprit graduellement une expression de stupéfaction, en
entendant le récit des malheurs qui venaient de fondre en un moment sur
le cœur de son ami. Schmucke essaya de consoler Pons, en lui
dépeignant le monde à son point de vue. Paris était une tempête
perpétuelle, les hommes et les femmes y étaient emportés par un
mouvement de valse furieuse, et il ne fallait rien demander au monde,
qui ne regarde qu’à l’extérieur, "ed bas à l’indérière", dit-il. Il
raconta pour la centième fois que, d’année en année, les trois seules
écolières qu’il eût aimées, par lesquelles il était chéri, pour
lesquelles il donnerait sa vie, de qui même il tenait une petite
pension de neuf cents francs, à laquelle chacune contribuait pour une
part égale d’environ trois cents francs, avaient si bien oublié,
d’année en année, de le venir voir, et se trouvaient emportées par le
courant de la vie parisienne avec tant de violence, qu’il n’avait pas
pu être reçu par elles depuis trois ans, quand il se présentait. (Il
est vrai que Schmucke se présentait chez ces grandes dames à dix heures
du matin.) Enfin, les quartiers de ses rentes étaient payés chez des
notaires.</p><p>
— Ed cebentant, c’esde tes cueirs t’or, reprit-il. Anvin, c’esd mes
bedides saindes Céciles, tes phames jarmantes, montame de Bordentuère,
montame de Fentenesse, montame Ti Dilet. Quante che les fois, c’esd aus
Jambs-Elusées, sans qu’elles me foient… ed elles m’aiment pien, et
che bourrais aller tinner chesse elles, elles seraient bien gondendes.
Che beusse aller à leur gambagne ; mais je breffere te peaucoup edre
afec mon hami Bons, barce que che le fois quant che feux, ed tus les
churs.</p><p>
Pons prit la main de Schmucke, la mit entre ses mains, il la serra par
un mouvement où l’âme se communiquait tout entière, et tous deux ils
restèrent ainsi pendant quelques minutes, comme des amants qui se
revoient après une longue absence.</p><p>
— Tinne izi, dus les churs !… reprit Schmucke, qui bénissait
intérieurement la dureté de la présidente. Diens ! nus pricabraquerons
ensemple, et le tiaple ne meddra chamais sa queu tan notre ménache.</p><p>
Pour l’intelligence de ce mot vraiment héroïque : nous pricabraquerons
ensemple ! il faut avouer que Schmucke était d’une ignorance crasse en
Bric-à-braquologie. Il fallait toute la puissance de son amitié pour
qu’il ne cassât rien dans le salon et dans le cabinet abandonnés à Pons
pour lui servir de musée. Schmucke, appartenant tout entier à la
musique, compositeur pour lui-même, regardait toutes les petites
bêtises de son ami, comme un poisson, qui aurait reçu un billet
d’invitation, regarderait une exposition de fleurs au Luxembourg. Il
respectait ces œuvres merveilleuses à cause du respect que Pons
manifestait en époussetant son trésor. Il répondait : "Ui ! c’esde pien
choli !" aux admirations de son ami, comme une mère répond des phrases
insignifiantes aux gestes d’un enfant qui ne parle pas encore. Depuis
que les deux amis vivaient ensemble, Schmucke avait vu Pons changeant
sept fois d’horloge en en troquant toujours une inférieure contre une
plus belle. Pons possédait alors la plus magnifique horloge de Boule,
une horloge en ébène incrustée de cuivres et garnie de sculptures, de
la première manière de Boule. Boule a eu deux manières, comme Raphaël
en a eu trois. Dans la première, il mariait le cuivre à l’ébène ; et,
dans la seconde, contre ses convictions il sacrifiait à l’écaille ; il a
fait des prodiges pour vaincre ses concurrents, inventeurs de la
marqueterie en écaille. Malgré les savantes démonstrations de Pons,
Schmucke n’apercevait pas la moindre différence entre la magnifique
horloge de la première manière de Boule et les dix autres. Mais, à
cause du bonheur de Pons, Schmucke avait plus de soin de tous ces
prinporions que son ami n’en prenait lui-même. Il ne faut donc pas
s’étonner que le mot sublime de Schmucke ait eu le pouvoir de calmer le
désespoir de Pons, car le : — Nus pricabraquerons ! de l’Allemand voulait
dire : — Je mettrai de l’argent dans le bric-à-brac, si tu veux dîner
ici.</p><p>
— Ces messieurs sont servis, vint dire avec un aplomb étonnant madame Cibot.</p><p>
On comprendra facilement la surprise de Pons en voyant et savourant le
dîner dû à l’amitié de Schmucke. Ces sortes de sensations, si rares
dans la vie, ne viennent pas du dévouement continu par lequel deux
hommes se disent perpétuellement l’un à l’autre : "Tu as en moi un autre
toi-même" (car on s’y fait) ; non, elles sont causées par la comparaison
de ces témoignages du bonheur de la vie intime avec les barbaries de la
vie du monde. C’est le monde qui lie à nouveau, sans cesse, deux amis
ou deux amants, lorsque deux grandes âmes se sont mariées par l’amour
ou par l’amitié. Aussi Pons essuya-t-il deux grosses larmes ! et
Schmucke, de son côté, fut obligé d’essuyer ses yeux mouillés. Ils ne
se dirent rien, mais ils s’aimèrent davantage, et ils se firent de
petits signes de tête dont les expressions balsamiques pansèrent les
douleurs du gravier introduit par la présidente dans le cœur de Pons.
Schmucke se frottait les mains à s’emporter l’épiderme, car il avait
conçu l’une de ces inventions qui n’étonnent un Allemand que
lorsqu’elle est rapidement éclose dans son cerveau congelé par le
respect dû aux princes souverains.</p><p>
— Mon pon Bons ? dit Schmucke.</p><p>
— Je te devine, tu veux que nous dînions tous les jours ensemble..</p><p>
— Che fitrais edre assez ruche bir de vaire fifre tu les churs gomme ça… répondit mélancoliquement le bon Allemand.</p><p>
Madame Cibot, à qui Pons donnait de temps en temps des billets pour les
spectacles du boulevard, ce qui le mettait dans son cœur à la même
hauteur que son pensionnaire Schmucke, fit alors la proposition que
voici : — Pardine, dit-elle, pour trois francs, sans le vin, je puis
vous faire tous les jours, pour vous deux, n’un dîner n’à licher les
plats, et les rendre nets comme s’ils étaient lavés.</p><p>
— Le vrai est, répondit Schmucke, que che tine mieix afec ce que me
guisine montame Zipod que les chens qui mangent le vrigod di Roi…</p><p>
Dans son espérance, le respectueux Allemand alla jusqu’à imiter
l’irrévérence des petits journaux, en calomniant le prix fixe de la
table royale.</p><p>
— Vraiment ? dit Pons. Eh bien ! j’essaierai demain !</p><p>
En entendant cette promesse, Schmucke sauta d’un bout de la table à
l’autre, en entraînant la nappe, les plats, les carafes, et saisit Pons
par une étreinte comparable à celle d’un gaz s’emparant d’un autre gaz
pour lequel il a de l’affinité.</p><p>
— Kel ponhire ! s’écria-t-il.</p><p>
— Monsieur dînera tous les jours ici ! dit orgueilleusement madame Cibot attendrie.</p><p>
Sans connaître l’événement auquel elle devait l’accomplissement de son
rêve, l’excellente madame Cibot descendit à sa loge et y entra comme
Josépha entre en scène dans Guillaume Tell. Elle jeta les plats et les
assiettes, et s’écria : — Cibot, cours chercher deux demi-tasses, au
Café Turc ! et dis au garçon de fourneau que c’est pour moi ! Puis elle
s’assit en se mettant les mains sur ses puissants genoux, et regardant
par la fenêtre le mur qui faisait face à la maison, elle s’écria : —
J’irai, ce soir, consulter madame Fontaine !…</p>
 
 
== XV. Une chasse au testament ==
 
<p>
Madame Fontaine tirait les cartes à toutes les cuisinières, femmes de
chambre, laquais, portiers, etc., du Marais. — Depuis que ces deux
messieurs sont venus chez nous, nous avons deux mille francs de placés
à la caisse d’épargne. En huit ans ! quelle chance ! Faut-il ne rien
gagner au dîner de monsieur Pons, et l’attacher à son ménage ? La poule
à mame Fontaine me dira cela.</p><p>
En ne voyant pas d’héritiers, ni à Pons ni à Schmucke, depuis trois ans
environ madame Cibot se flattait d’obtenir une ligne dans le testament
de ses messieurs, et elle avait redoublé de zèle dans cette pensée
cupide, poussée très tard au milieu de ses moustaches, jusqu’alors
pleines de probité. En allant dîner en ville tous les jours, Pons avait
échappé jusqu’alors à l’asservissement complet dans lequel la portière
voulait tenir ses messieurs. La vie nomade de ce vieux
troubadour-collectionneur effarouchait les vagues idées de séduction
qui voltigeaient dans la cervelle de madame Cibot et qui devinrent un
plan formidable, à compter de ce mémorable dîner. Un quart d’heure
après, madame Cibot reparut dans la salle à manger, armée de deux
excellentes tasses de café que flanquaient deux petits verres de
kirch-wasser.</p><p>
— Fife montame Zipod ! s’écria Schmucke, elle m’a tefiné.</p><p>
Après quelques lamentations du pique-assiette que combattit Schmucke
par les câlineries que le pigeon sédentaire dut trouver pour son pigeon
voyageur, les deux amis sortirent ensemble. Schmucke ne voulut pas
quitter son ami dans la situation où l’avait mis la conduite des
maîtres et des gens de la maison Camusot. Il connaissait Pons et savait
que des réflexions horriblement tristes pouvaient le saisir à
l’orchestre sur son siège magistral et détruire le bon effet de sa
rentrée au nid. Schmucke, en ramenant le soir, vers minuit, Pons au
logis, le tenait sous le bras ; et comme un amant fait pour une
maîtresse adorée, il indiquait à Pons les endroits où finissait, où
recommençait le trottoir ; il l’avertissait quand un ruisseau se
présentait ; il aurait voulu que les pavés fussent en coton, que le ciel
fût bleu, que les anges fissent entendre à Pons la musique qu’ils lui
jouaient. Il avait conquis la dernière province qui n’était pas à lui
dans ce cœur !</p><p>
Pendant trois mois environ, Pons dîna tous les jours avec Schmucke.
D’abord il fut forcé de retrancher quatre-vingts francs par mois sur la
somme de ses acquisitions, car il lui fallut trente-cinq francs de vin
environ avec les quarante-cinq francs que le dîner coûtait. Puis,
malgré les soins et les lazzi allemands de Schmucke, le vieil artiste
regretta les plats soignés, les petits verres de liqueurs, le bon café,
le babil, les politesses fausses, les convives et les médisances des
maisons où il dînait. On ne rompt pas au déclin de la vie avec une
habitude qui dure depuis trente-six ans. Une pièce de vin de cent
trente francs verse un liquide peu généreux dans le verre d’un gourmet ;
aussi, chaque fois que Pons portait son verre à ses lèvres, se
rappelait-il avec mille regrets poignants les vins exquis de ses
amphitryons. Donc, au bout de trois mois, les atroces douleurs qui
avaient failli briser le cœur délicat de Pons étaient amorties, il ne
pensait plus qu’aux agréments de la société ; de même qu’un vieux homme
à femmes regrette une maîtresse quittée coupable de trop d’infidélités !
Quoiqu’il essayât de cacher la mélancolie profonde qui le dévorait, le
vieux musicien paraissait évidemment attaqué par une de ces
inexplicables maladies dont le siège est dans le moral. Pour expliquer
cette nostalgie produite par une habitude brisée, il suffira d’indiquer
un des mille riens qui, semblables aux mailles d’une cotte d’armes,
enveloppent l’âme dans un réseau de fer. Un des plus vifs plaisirs de
l’ancienne vie de Pons, un des bonheurs du pique-assiette d’ailleurs,
était la surprise, l’impression gastronomique du plat extraordinaire,
de la friandise ajoutée triomphalement dans les maisons bourgeoises par
la maîtresse qui veut donner un air de festoiement à son dîner ! Ce
délice de l’estomac manquait à Pons, madame Cibot lui racontait le menu
par orgueil. Le piquant périodique de la vie de Pons avait totalement
disparu. Son dîner se passait sans l’inattendu de ce qui, jadis, dans
les ménages de nos aïeux, se nommait le plat couvert ! Voilà ce que
Schmucke ne pouvait pas comprendre. Pons était trop délicat pour se
plaindre, et s’il y a quelque chose de plus triste que le génie
méconnu, c’est l’estomac incompris. Le cœur dont l’amour est rebuté,
ce drame dont on abuse, repose sur un faux besoin ; car si la créature
nous délaisse, on peut aimer le créateur, il a des trésors à nous
dispenser. Mais l’estomac !… Rien ne peut être comparé à ses
souffrances ; car, avant tout, la vie ! Pons regrettait certaines crèmes,
de vrais poèmes ! certaines sauces blanches, des chefs-d’œuvre !
certaines volailles truffées, des amours ! et par-dessus tout les
fameuses carpes du Rhin qui ne se trouvent qu’à Paris et avec quels
condiments ! Par certains jours Pons s’écriait : "— O Sophie !" en pensant
à la cuisinière du comte Popinot. Un passant, en entendant ce soupir,
aurait cru que le bonhomme pensait à une maîtresse, et il s’agissait de
quelque chose de plus rare, d’une carpe grasse ! accompagnée d’une
sauce, claire dans la saucière, épaisse sur la langue, une sauce à
mériter le prix Montyon ! Le souvenir de ces dîners mangés fit donc
considérablement maigrir le chef d’orchestre attaqué d’une nostalgie
gastrique.</p>
 
 
== XVI. Un type allemand ==
 
<p>
Dans le commencement du quatrième mois, vers la fin de janvier 1845, le
jeune flûtiste, qui se nommait Wilhem comme presque tous les Allemands,
et Schwab pour se distinguer de tous les Wilhem, ce qui ne le
distinguait pas de tous les Schwab, jugea nécessaire d’éclairer
Schmucke sur l’état du chef d’orchestre dont on se préoccupait au
théâtre. C’était le jour d’une première représentation où donnaient les
instruments dont jouait le vieux maître allemand.</p><p>
— Le bonhomme Pons décline, il y a quelque chose dans son sac qui sonne
mal, l’œil est triste, le mouvement de son bras s’affaiblit, dit
Wilhem Schwab en montrant le bonhomme qui montait à son pupitre d’un
air funèbre.</p><p>
— C’esdre gomme ça à soissande ans, tuchurs, répondit Schmucke.</p><p>
Schmucke, semblable à cette mère des chroniques de la Canongate qui,
pour jouir de son fils vingt-quatre heures de plus, le fait fusiller,
était capable de sacrifier Pons au plaisir de le voir dîner tous les
jours avec lui.</p><p>
— Tout le monde au théâtre s’inquiète, et, comme le dit mademoiselle
Héloïse Brisetout, notre première danseuse, il ne fait presque plus de
bruit en se mouchant.</p><p>
Le vieux musicien paraissait donner du cor, quand il se mouchait, tant
son nez long et creux sonnait dans le foulard. Ce tapage était la cause
d’un des plus constants reproches de la présidente au cousin Pons.</p><p>
— Che tonnerais pien tes chausses pir l’amisser, dit Schmucke, l’annui le cagne.</p><p>
— Ma foi, dit Wilhem Schwab, monsieur Pons me semble un être si
supérieur à nous autres pauvres diables, que je n’osais pas l’inviter à
ma noce. Je me marie…</p><p>
— Ed gommend ? demanda Schmucke.</p><p>
— Oh ! très honnêtement, répondit Wilhem qui trouva dans la question
bizarre de Schmucke une raillerie dont ce parfait chrétien était
incapable.</p><p>
— Allons, messieurs, à vos places ! dit Pons qui regarda dans
l’orchestre sa petite armée après avoir entendu le coup de sonnette du
directeur.</p><p>
On exécuta l’ouverture de la Fiancée du Diable, une pièce féerie qui
eut deux cents représentations. Au premier entr’acte, Wilhem et
Schmucke se virent seuls dans l’orchestre désert. L’atmosphère de la
salle comportait trente-deux degrés Réaumur.</p><p>
— Gondez-moi tonc fotre husdoire, dit Schmucke à Wilhem.</p><p>
— Tenez, voyez-vous à l’avant-scène, ce jeune homme ?… le reconnaissez-vous ?</p><p>
— Ti tud…</p><p>
— Ah ! parce qu’il a des gants jaunes, et qu’il brille de tous les
rayons de l’opulence ; mais c’est mon ami, Fritz Brunner de
Francfort-sur-Mein…</p><p>
— Celui qui fenaid foir les bièces à l’orguesdre, brès te fus ?</p><p>
— Le même. N’est-ce pas, que c’est à ne pas croire à une pareille métamorphose ?</p><p>
Ce héros de l’histoire promise était un de ces Allemands dont la figure
contient à la fois la raillerie sombre du Méphistophélès de Goethe et
la bonhomie des romans d’Auguste Lafontaine de pacifique mémoire ; la
ruse et la naïveté, l’âpreté des comptoirs et le laissez-aller raisonné
d’un membre du Jockey-Club ; mais surtout le dégoût qui met le pistolet
à la main de Werther, beaucoup plus ennuyé des princes allemands que de
Charlotte. C’était véritablement une figure typique de l’Allemagne :
beaucoup de juiverie et beaucoup de simplicité, de la bêtise et du
courage, un savoir qui produit l’ennui, une expérience que le moindre
enfantillage rend inutile, l’abus de la bière et du tabac ; mais, pour
relever toutes ces antithèses, une étincelle diabolique dans de beaux
yeux bleus fatigués. Mis avec l’élégance d’un banquier, Fritz Brunner
offrait aux regards de toute la salle une tête chauve d’une couleur
titiannesque, de chaque côté de laquelle se bouclaient les quelques
cheveux d’un blond ardent que la débauche et la misère lui avaient
laissés pour qu’il eût le droit de payer un coiffeur au jour de sa
restauration financière. Sa figure, jadis belle et fraîche, comme celle
du Jésus-Christ des peintres, avait pris des tons aigres que des
moustaches rouges, une barbe fauve rendaient presque sinistres. Le bleu
pur de ses yeux s’était troublé dans sa lutte avec le chagrin. Enfin
les mille prostitutions de Paris avaient estompé les paupières et le
tour de ses yeux, où jadis une mère regardait avec ivresse une divine
réplique des siens. Ce philosophe prématuré, ce jeune vieillard était
l’œuvre d’une marâtre.</p><p>
Ici commence l’histoire curieuse d’un fils prodigue de
Francfort-sur-Mein, le fait le plus extraordinaire et le plus bizarre
qui soit jamais arrivé dans cette ville sage, quoique centrale.</p>
 
 
== XVII. Où l’on voit que les enfants prodigues finissent par devenir
banquiers et millionnaires quand ils sont de Francfort-sur-Mein ==
 
<p>
Monsieur Gédéon Brunner, père de ce Fritz, un de ces célèbres
aubergistes de Francfort-sur-Mein qui pratiquent, de complicité avec
les banquiers, des incisions autorisées par les lois sur la bourse des
touristes, honnête calviniste d’ailleurs, avait épousé une juive
convertie, à la dot de laquelle il dut les éléments de sa fortune.
Cette juive mourut, laissant son fils Fritz, à l’âge de douze ans, sous
la tutelle du père et sous la surveillance d’un oncle maternel,
marchand de fourrures à Leipsick, le chef de la maison Virlaz et
compagnie. Brunner le père fut obligé, par cet oncle qui n’était pas
aussi doux que ses fourrures, de placer la fortune du jeune Fritz en
beaucoup de marcs banco dans la maison Al-Sartchild, et sans y toucher.
Pour se venger de cette exigence israélite, le père Brunner se remaria,
en alléguant l’impossibilité de tenir son immense auberge sans l’œil
et le bras d’une femme. Il épousa la fille d’un autre aubergiste, dans
laquelle il vit une perle ; mais il n’avait pas expérimenté ce qu’était
une fille unique, adulée par un père et une mère. La deuxième madame
Brunner fut ce que sont les jeunes Allemandes, quand elles sont
méchantes et légères. Elle dissipa sa fortune, et vengea la première
madame Brunner en rendant son mari l’homme le plus malheureux dans son
intérieur qui fût connu sur le territoire de la ville libre de
Francfort-sur-Mein où, dit-on, les millionnaires vont faire rendre une
loi municipale qui contraigne les femmes à les chérir exclusivement.
Cette Allemande aimait les différents vinaigres que les Allemands
appellent communément vins du Rhin. Elle aimait les articles-Paris.
Elle aimait à monter à cheval. Elle aimait la parure. Enfin la seule
chose coûteuse qu’elle n’aimât pas, c’était les femmes. Elle prit en
aversion le petit Fritz, et l’aurait rendu fou, si ce jeune produit du
calvinisme et du mosaïsme n’avait pas eu Francfort pour berceau, et la
maison Virlaz de Leipsick pour tutelle ; mais l’oncle Virlaz, tout à ses
fourrures, ne veillait qu’aux marcs banco, il laissa l’enfant en proie
à la marâtre.</p><p>
Cette hyène était d’autant plus furieuse contre ce chérubin, fils de la
belle madame Brunner, que, malgré des efforts dignes d’une locomotive,
elle ne pouvait pas avoir d’enfant. Mue par une pensée diabolique,
cette criminelle Allemande lança le jeune Fritz, à l’âge de vingt et un
ans, dans des dissipations antigermaniques. Elle espéra que le cheval
anglais, le vinaigre du Rhin et les Marguerites de Goethe dévoreraient
l’enfant de la juive et sa fortune ; car l’oncle Virlaz avait laissé un
bel héritage à son petit Fritz au moment où celui-ci devint majeur.
Mais si les roulettes des Eaux et les amis du Vin, au nombre desquels
était Wilhem Schwab, achevèrent le capital Virlaz, le jeune enfant
prodigue demeura pour servir, selon les vœux du Seigneur, d’exemple
aux puînés de la ville de Francfort-sur-Mein, où toutes les familles
l’emploient comme un épouvantail pour garder leurs enfants sages et
effrayés dans leurs comptoirs de fer doublés de marcs banco. Au lieu de
mourir à la fleur de l’âge, Fritz Brunner eut le plaisir de voir
enterrer sa marâtre dans un de ces charmants cimetières où les
Allemands, sous prétexte d’honorer leurs morts, se livrent à leur
passion effrénée pour l’horticulture. La seconde madame Brunner mourut
donc avant ses auteurs, le vieux Brunner en fut pour l’argent qu’elle
avait extrait de ses coffres, et pour des peines telles, que cet
aubergiste, d’une constitution herculéenne, se vit, à soixante-sept
ans, diminué comme si le fameux poison des Borgia l’avait attaqué. Ne
pas hériter de sa femme après l’avoir supportée pendant dix années, fit
de cet aubergiste une autre ruine de Heidelberg, mais radoubée
incessamment par les Rechnungs des voyageurs, comme on radoube celles
de Heidelberg pour entretenir l’ardeur des touristes qui affluent pour
voir cette belle ruine, si bien entretenue. On en causait à Francfort
comme d’une faillite, on s’y montrait Brunner au doigt en se disant : —
Voilà où peut nous mener une mauvaise femme de qui l’on n’hérite pas,
et un fils élevé à la française.</p><p>
En Italie et en Allemagne, les Français sont la raison de tous les
malheurs, la cible de toutes les balles ; mais le dieu poursuivant sa
carrière… (Le reste comme dans l’ode de Lefranc de Pompignan.)</p><p>
La colère du propriétaire du grand hôtel de Hollande ne tomba pas
seulement sur les voyageurs dont les mémoires (Rechnung) se
ressentirent de son chagrin. Quand son fils fut totalement ruiné,
Gédéon, le regardant comme la cause indirecte de tous ses malheurs, lui
refusa le pain et l’eau, le sel, le feu, le logement et la pipe ! ce
qui, chez un père aubergiste et allemand, est le dernier degré de la
malédiction paternelle. Les autorités du pays ne se rendant pas compte
des premiers torts du père, et voyant en lui l’un des hommes les plus
malheureux de Francfort-sur-Mein, lui vinrent en aide ; ils expulsèrent
Fritz du territoire de cette ville libre, en lui faisant une querelle
d’Allemand. La justice n’est pas plus humaine ni plus sage à Francfort
qu’ailleurs, quoique cette ville soit le siège de la Diète germanique.
Rarement un magistrat remonte le fleuve des crimes et des infortunes
pour savoir qui tenait l’urne d’où le premier filet d’eau s’épancha. Si
Brunner oublia son fils, les amis du fils imitèrent l’aubergiste.</p><p>
Ah ! si cette histoire avait pu se jouer devant le trou du souffleur
pour cette assemblée, au sein de laquelle les journalistes, les lions
et quelques Parisiennes se demandaient d’où sortait la figure
profondément tragique de cet Allemand surgi dans le Paris élégant en
pleine première représentation, seul, dans une avant-scène, c’eût été
bien plus beau que la pièce féerie de la Fiancée du Diable, quoique ce
fût la deux cent millième représentation de la sublime parabole jouée
en Mésopotamie, trois mille ans avant Jésus-Christ.</p><p>
Fritz alla de pied à Strasbourg, et il y rencontra ce que l’enfant
prodigue de la Bible n’a pas trouvé dans la patrie de la Sainte
Écriture. En ceci se révèle la supériorité de l’Alsace, où battent tant
de cœurs généreux pour montrer à l’Allemagne la beauté de la
combinaison de l’esprit français et de la solidité germanique. Wilhem,
depuis quelques jours héritier de ses père et mère, possédait cent
mille francs. Il ouvrit ses bras à Fritz, il lui ouvrit son cœur, il
lui ouvrit sa maison, il lui ouvrit sa bourse. Décrire le moment où
Fritz, poudreux, malheureux et quasi lépreux, rencontra, de l’autre
côté du Rhin, une vraie pièce de vingt francs dans la main d’un
véritable ami, ce serait vouloir entreprendre une ode, et Pindare seul
pourrait la lancer en grec sur l’humanité pour y réchauffer l’amitié
mourante. Mettez les noms de Fritz et Wilhem avec ceux de Damon et
Pythias, de Castor et Pollux, d’Oreste et Pylade, de Dubreuil et Pmejà,
de Schmucke et Pons, et de tous les noms de fantaisie que nous donnons
aux deux amis du Monomotapa, car La Fontaine, en homme de génie qu’il
était, en a fait des apparences sans corps, sans réalité ; joignez ces
deux noms nouveaux à ces illustrations avec d’autant plus de raison que
Wilhem mangea, de compagnie avec Fritz, son héritage, comme Fritz avait
bu le sien avec Wilhem, mais en fumant, bien entendu, toutes les
espèces de tabacs connus.</p><p>
Les deux amis avalèrent cet héritage, chose étrange ! dans les
brasseries de Strasbourg, de la manière la plus stupide, la plus
vulgaire, avec des figurantes du théâtre de Strasbourg et des
Alsaciennes qui, de leurs petits balais, n’avaient [rôti] que le
manche. Et ils se disaient tous les matins l’un à l’autre : — Il faut
cependant nous arrêter, prendre un parti, faire quelque chose avec ce
qui nous reste ! — Bah ! encore aujourd’hui, disait Fritz, mais demain…
Oh ! demain… Dans la vie des dissipateurs, Aujourd’hui est un bien
grand fat, mais Demain est un grand lâche qui s’effraie du courage de
son prédécesseur ; Aujourd’hui, c’est le Capitan de l’ancienne comédie,
et Demain, c’est le Pierrot de nos pantomimes. Arrivés à leur dernier
billet de mille francs, les deux amis prirent une place aux messageries
dites royales, qui les conduisirent à Paris, où ils se logèrent dans
les combles de l’hôtel du Rhin, rue du Mail, chez Graff, un ancien
premier garçon de Gédéon Brunner. Fritz entra commis à six cents francs
chez les frères Keller, banquiers, où Graff le recommanda. Graff,
maître de l’hôtel du Rhin, est le frère du fameux tailleur Graff. Le
tailleur prit Wilhem en qualité de teneur de livres. Graff trouva ces
deux places exiguës aux deux enfants prodigues, en souvenir de son
apprentissage à l’hôtel de Hollande. Ces deux faits : un ami ruiné
reconnu par un ami riche, et un aubergiste allemand s’intéressant à
deux compatriotes sans le sou, feront croire à quelques personnes que
cette histoire est un roman ; mais toutes les choses vraies ressemblent
d’autant plus à des fables, que la fable prend de notre temps des
peines inouïes pour ressembler à la vérité.</p><p>
Fritz, commis à six cents francs, Wilhem, teneur de livres aux mêmes
appointements, s’aperçurent de la difficulté de vivre dans une ville
aussi courtisane que Paris. Aussi, dès la deuxième année de leur
séjour, en 1837, Wilhem, qui possédait un joli talent de flûtiste,
entra-t-il dans l’orchestre dirigé par Pons, pour pouvoir mettre
quelquefois du beurre sur son pain. Quant à Fritz, il ne put trouver un
supplément de paye qu’en déployant la capacité financière d’un enfant
issu des Virlaz. Malgré son assiduité, peut-être à cause de ses
talents, le Francfourtois n’atteignit à deux mille francs qu’en 1843.
La Misère, cette divine marâtre, fit pour ces deux jeunes gens ce que
leurs mères n’avaient pu faire, elle leur apprit l’économie, le monde
et la vie ; elle leur donna cette grande, cette forte éducation qu’elle
dispense à coups d’étrivières aux grands hommes, tous malheureux dans
leur enfance. Fritz et Wilhem, étant des hommes assez ordinaires,
n’écoutèrent point toutes les leçons de la Misère, ils se défendirent
de ses atteintes, ils lui trouvèrent le sein dur, les bras décharnés,
et ils n’en dégagèrent point cette bonne fée Urgèle qui cède aux
caresses des gens de génie. Néanmoins ils apprirent toute la valeur de
la fortune, et se promirent de lui couper les ailes, si jamais elle
revenait à leur porte.</p>
 
 
== XVIII. Comment on fait fortune ==
 
<p>
— Eh bien ! papa Schmucke, tout va vous être expliqué en un mot, reprit
Wilhem qui raconta longuement cette histoire en allemand au pianiste.
Le père Brunner est mort. Il était, sans que son fils ni monsieur
Graff, chez qui nous logeons, en sussent rien, l’un des fondateurs des
chemins de fer badois, avec lesquels il a réalisé des bénéfices
immenses, et il laisse quatre millions. Je joue ce soir de la flûte
pour la dernière fois. Si ce n’était pas une première représentation,
je m’en serais allé depuis quelques jours, mais je n’ai pas voulu faire
manquer ma partie.</p><p>
— C’esdre pien, cheûne homme, dit Schmucke. Mais qui ébisez-fus ?</p><p>
— La fille de monsieur Graff, notre hôte, le propriétaire de l’hôtel du
Rhin. J’aime mademoiselle Émilie depuis sept ans, elle a lu tant de
romans immoraux qu’elle a refusé tous les partis pour moi, sans savoir
ce qui en adviendrait. Cette jeune personne sera très riche, elle est
l’unique héritière des Graff, les tailleurs de la rue de Richelieu.
Fritz me donne cinq fois ce que nous avons mangé ensemble à Strasbourg,
cinq cent mille francs !… Il met un million de francs dans une maison
de banque, où monsieur Graff le tailleur place cinq cent mille francs
aussi ; le père de ma promise me permet d’y employer la dot, qui est de
deux cent cinquante mille francs, et il nous commandite d’autant. La
maison Brunner, Schwab et compagnie aura donc deux millions cinq cent
mille francs de capital. Fritz vient d’acheter pour quinze cent mille
francs d’actions de la banque de France, pour y garantir notre compte.
Ce n’est pas toute la fortune de Fritz, il lui reste encore les maisons
de son père à Francfort, qui sont estimées un million, et il a déjà
loué le grand hôtel de Hollande à un cousin des Graff.</p><p>
— Fus recartez fodre hami drisdement, répondit Schmucke qui avait écouté Wilhem avec attention ; seriez-fus chaloux te lui ?</p><p>
— Je suis jaloux, mais c’est du bonheur de Fritz, dit Wilhem. Est-ce là
le masque d’un homme satisfait ? J’ai peur de Paris pour lui ; je lui
voudrais voir prendre le parti que je prends. L’ancien démon peut se
réveiller en lui. De nos deux têtes, ce n’est pas la sienne où il est
entré le plus de plomb. Cette toilette, cette lorgnette, tout cela
m’inquiète. Il n’a regardé que les lorettes dans la salle. Ah ! si vous
saviez comme il est difficile de marier Fritz ; il a en horreur ce qu’on
appelle en France faire la cour, et il faudrait le lancer dans la
famille, comme en Angleterre on lance un homme dans l’éternité.</p><p>
Pendant le tumulte qui signale la fin de toutes les premières
représentations, la flûte fit son invitation à son chef d’orchestre.
Pons accepta joyeusement. Schmucke aperçut alors, pour la première fois
depuis trois mois, un sourire sur la face de son ami ; il le ramena rue
de Normandie dans un profond silence, car il reconnut à cet éclair de
joie la profondeur du mal qui rongeait Pons. Qu’un homme vraiment
noble, si désintéressé, si grand par le sentiment, eût de telles
faiblesses !… voilà ce qui stupéfiait le stoïcien Schmucke, qui devint
horriblement triste, car il sentit la nécessité de renoncer à voir tous
les jours son "pon Bons" à table devant lui ! dans l’intérêt du bonheur
de Pons ; et il ne savait si ce sacrifice serait possible ; cette idée le
rendait fou.</p>
 
 
== XIX. À propos d’un éventail ==
 
<p>
Le fier silence que gardait Pons, réfugié sur le mont Aventin de la rue
de Normandie, avait nécessairement frappé la présidente, qui, délivrée
de son parasite, s’en tourmentait peu ; elle pensait avec sa charmante
fille que le cousin avait compris la plaisanterie de sa petite Lili ;
mais il n’en fut pas ainsi du président. Le président Camusot de
Marville, petit homme gros, devenu solennel depuis son avancement en la
cour, admirait Cicéron, préférait l’Opéra-Comique aux Italiens,
comparait les acteurs les uns aux autres, suivait la foule pas à pas,
répétait comme de lui tous les articles du journal ministériel, et en
opinant, il paraphrasait les idées du conseiller après lequel il
parlait. Ce magistrat, suffisamment connu sur ses principaux traits de
son caractère, obligé par sa position à tout prendre au sérieux, tenait
surtout aux liens de famille. Comme la plupart des maris entièrement
dominés par leurs femmes, le président affectait dans les petites
choses une indépendance que respectait sa femme. Si pendant un mois le
président se contenta des raisons banales que lui donna la présidente,
relativement à la disparition de Pons, il finit par trouver singulier
que le vieux musicien, un ami de quarante ans, ne vînt plus,
précisément après avoir fait un présent aussi considérable que
l’éventail de madame de Pompadour. Cet éventail, reconnu par le comte
Popinot pour un chef-d’œuvre, valut à la présidente, et aux Tuileries,
où l’on se passa ce bijou de main en main, des compliments qui
flattèrent excessivement son amour-propre ; on lui détailla les beautés
des dix branches en ivoire dont chacune offrait des sculptures d’une
finesse inouïe. Une dame russe (les Russes se croient toujours en
Russie) offrit, chez le comte Popinot, six mille francs à la présidente
de cet éventail extraordinaire, en souriant de le voir en de telles
mains, car c’était, il faut l’avouer, un éventail de duchesse.</p><p>
— On ne peut pas refuser à ce pauvre cousin, dit Cécile à son père le
lendemain de cette offre, de se bien connaître à ces petites
bêtises-là…</p><p>
— Des petites bêtises ! s’écria le président. Mais l’État va payer trois
cent mille francs la collection de feu monsieur le conseiller
Dusommerard, et dépenser, avec la ville de Paris par moitié, près d’un
million en achetant et réparant l’hôtel de Cluny pour loger ces petites
bêtises-là. Ces petites bêtises-là, ma chère enfant, sont souvent les
seuls témoignages qui nous restent de civilisations disparues. Un pot
étrusque, un collier, qui valent quelquefois, l’un quarante, l’autre
cinquante mille francs, sont des petites bêtises qui nous révèlent la
perfection des arts au temps du siège de Troie, en nous démontrant que
les Étrusques étaient des Troyens réfugiés en Italie.</p><p>
Tel était le genre de plaisanterie du gros-petit président, il procédait avec sa femme et sa fille par de lourdes ironies.</p><p>
— La réunion des connaissances qu’exigent ces petites bêtises, Cécile,
reprit-il, est une science qui s’appelle l’archéologie. L’archéologie
comprend l’architecture, la sculpture, la peinture, l’orfèvrerie, la
céramique, l’ébénisterie, art tout moderne, les dentelles, les
tapisseries, enfin toutes les créations du travail humain.</p><p>
— Le cousin Pons est donc un savant ? dit Cécile.</p><p>
— Ah çà ! pourquoi ne le voit-on plus ? demanda le président de l’air
d’un homme qui ressent une commotion produite par mille observations
oubliées dont la réunion subite fait balle, pour employer une
expression aux chasseurs.</p><p>
— Il aura pris la mouche pour des riens, répondit la présidente. Je
n’ai peut-être pas été sensible autant que je le devais au cadeau de
cet éventail. Je suis, vous le savez, assez ignorante…</p><p>
— Vous ! une des plus fortes élèves de Servin, s’écria le président, vous ne connaissez pas Watteau ?</p><p>
— Je connais David, Gérard, Gros, et Girodet, et Guérin, et monsieur de Forbin, et monsieur Turpin de Crissé…</p><p>
— Vous auriez dû…</p><p>
— Qu’aurais-je dû, monsieur ? demanda la présidente en regardant son mari d’un air de reine de Saba.</p><p>
— Savoir ce qu’est Watteau, ma chère, il est très à la mode, répondit
le président avec une humilité qui dénotait toutes les obligations
qu’il avait à sa femme.</p><p>
Cette conversation avait eu lieu quelques jours avant la première
représentation de la Fiancée du Diable, où tout l’orchestre fut frappé
de l’état maladif de Pons. Mais alors les gens habitués à voir Pons à
leur table, à le prendre pour messager, s’étaient tous interrogés, et
il s’était répandu dans le cercle où le bonhomme gravitait une
inquiétude d’autant plus grande, que plusieurs personnes l’aperçurent à
son poste au théâtre. Malgré le soin avec lequel Pons évitait dans ses
promenades ses anciennes connaissances quand il en rencontrait, il se
trouva nez à nez avec l’ancien ministre, le comte Popinot, chez
Monistrol, un des illustres et audacieux marchands du nouveau boulevard
Beaumarchais, dont parlait naguère Pons à la présidente, et dont le
narquois enthousiasme fait renchérir de jour en jour les curiosités,
qui, disent-ils, deviennent si rares qu’on n’en trouve plus.</p><p>
— Mon cher Pons, pourquoi ne vous voit-on plus ? Vous nous manquez beaucoup, et madame Popinot ne sait que penser de cet abandon.</p><p>
— Monsieur le comte, répondit le bonhomme, on m’a fait comprendre dans
une maison, chez un parent, qu’à mon âge on est de trop dans le monde.
On ne m’a jamais reçu avec beaucoup d’égards, mais du moins on ne
m’avait pas encore insulté. Je n’ai jamais demandé rien à personne,
dit-il avec la fierté de l’artiste. En retour de quelques politesses,
je me rendais souvent utile à ceux qui m’accueillaient ; mais il paraît
que je me suis trompé, je serais taillable et corvéable à merci pour
l’honneur que je recevais en allant dîner chez mes amis, chez mes
parents… Eh bien ! j’ai donné ma démission de pique-assiette. Chez moi
je trouve tous les jours ce qu’aucune table ne m’a offert, un véritable
ami !</p><p>
Ces paroles, empreintes de l’amertume que le vieil artiste avait encore
la faculté d’y mettre par le geste et par l’accent, frappèrent
tellement le pair de France, qu’il prit le digne musicien à part.</p><p>
— Ah ça, mon vieil ami, que vous est-il arrivé ? Ne pouvez-vous me
confier ce qui vous a blessé ? Vous me permettrez de vous faire observer
que, chez moi, vous devez avoir trouvé des égards…</p><p>
— Vous êtes la seule exception que je fasse, dit le bonhomme.
D’ailleurs, vous êtes un grand seigneur, un homme d’État, et vos
préoccupations excuseraient tout, au besoin.</p><p>
Pons, soumis à l’adresse diplomatique conquise par Popinot dans le
maniement des hommes et des affaires, finit par raconter ses infortunes
chez le président de Marville. Popinot épousa si vivement les griefs de
la victime, qu’il en parla chez lui tout aussitôt à madame Popinot,
excellente et digne femme, qui fit des représentations à la présidente
aussitôt qu’elle la rencontra. L’ancien ministre ayant, de son côté,
dit quelques mots à ce sujet au président, il y eut une explication en
famille chez les Camusot de Marville. Quoique Camusot ne fût pas tout à
fait le maître chez lui, sa remontrance était trop fondée en droit et
en fait, pour que sa femme et sa fille n’en reconnussent pas la vérité ;
toutes les deux, elles s’humilièrent et rejetèrent la faute sur les
domestiques. Les gens, mandés et gourmandés, n’obtinrent leur pardon
que par des aveux complets, qui démontrèrent au président combien le
cousin Pons avait raison en restant chez soi. Comme les maîtres de
maison dominés par leurs femmes, le président déploya toute sa majesté
maritale et judiciaire, en déclarant à ses gens qu’ils seraient
chassés, et qu’ils perdraient ainsi tous les avantages que leurs longs
services pouvaient leur valoir chez lui, si, désormais, son cousin Pons
et tous ceux qui lui faisaient l’honneur de venir chez lui n’étaient
pas traités comme lui-même. Cette parole fit sourire Madeleine.</p><p>
— Vous n’avez même, dit le président, qu’une chance de salut, c’est de
désarmer mon cousin par des excuses. Allez lui dire que votre maintien
ici dépend entièrement de lui, car je vous renvoie tous, s’il ne vous
pardonne.</p>
 
 
== XX. Retour des beaux jours ==
 
<p>
Le lendemain, le président partit d’assez bonne heure pour pouvoir
faire une visite à son cousin avant l’audience. Ce fut un événement que
l’apparition de monsieur le président de Marville, annoncé par madame
Cibot. Pons, qui recevait cet honneur pour la première fois de sa vie,
pressentit une réparation.</p><p>
— Mon cher cousin, dit le président après les compliments d’usage, j’ai
fini par savoir la cause de votre retraite. Votre conduite augmente, si
c’est possible, l’estime que j’ai pour vous. Je ne vous dirai qu’un mot
à cet égard. Mes domestiques sont tous renvoyés. Ma femme et ma fille
sont au désespoir ; elles veulent vous voir, pour s’expliquer avec vous.
En ceci, mon cousin, il y a un innocent, et c’est un vieux juge ; ne me
punissez donc pas pour l’escapade d’une petite fille étourdie qui
voulait dîner chez les Popinot, surtout quand je viens vous demander la
paix, en reconnaissant que tous les torts sont de notre côté… Une
amitié de trente-six ans, en la supposant altérée, a bien encore
quelques droits. Voyons ?… signez la paix en venant dîner avec nous ce
soir…</p><p>
Pons s’embrouilla dans une diffuse réponse, et finit en faisant
observer à son cousin qu’il assistait le soir aux fiançailles d’un
musicien de son orchestre, qui jetait la flûte aux orties pour devenir
banquier.</p><p>
— Eh bien ! demain.</p><p>
— Mon cousin, madame la comtesse Popinot m’a fait l’honneur de m’inviter par une lettre d’une amabilité…</p><p>
— Après-demain donc… reprit le président.</p><p>
— Après-demain, l’associé de ma première flûte, un Allemand, un
monsieur Brunner, rend aux fiancés la politesse qu’il reçoit d’eux
aujourd’hui…</p><p>
— Vous êtes bien assez aimable pour qu’on se dispute ainsi le plaisir
de vous recevoir, dit le président. Eh bien ! dimanche prochain ! à
huitaine… comme on dit au Palais.</p><p>
— Mais nous dînons chez un monsieur Graff, le beau-père de la flûte…</p><p>
— Eh bien ! à samedi ! D’ici là, vous aurez eu le temps de rassurer une
petite fille qui a déjà versé des larmes sur sa faute. Dieu ne demande
que le repentir, serez-vous plus exigeant que le Père Éternel avec
cette pauvre petite Cécile ?…</p><p>
Pons, pris par ses côtés faibles, se rejeta dans des formules plus que
polies, et reconduisit le président jusque sur le palier. Une heure
après, les gens du président arrivèrent chez le bonhomme Pons ; ils se
montrèrent ce que sont les domestiques, lâches et patelins : ils
pleurèrent ! Madeleine prit à part monsieur Pons, et se jeta résolument
à ses pieds.</p><p>
— C’est moi, monsieur, qui ai tout fait, et monsieur sait bien que je
l’aime, dit-elle en fondant en larmes. C’est à la vengeance, qui me
bouillait dans le sang, que monsieur doit s’en prendre de toute cette
malheureuse affaire. Nous perdrons nos viagers !… Monsieur, j’étais
folle, et je ne voudrais pas que mes camarades souffrissent de ma
folie… Je vois bien, maintenant, que le sort ne m’a pas faite pour
être à monsieur. Je me suis raisonnée, j’ai eu trop d’ambition, mais je
vous aime toujours, monsieur. Pendant dix ans je n’ai pensé qu’au
bonheur de faire le vôtre et de soigner tout ici. Quelle belle
destinée !… Oh ! si monsieur savait combien je l’aime ! Mais monsieur a
dû s’en apercevoir à toutes mes méchancetés. Si je mourais demain,
qu’est-ce qu’on trouverait ?… un testament en votre faveur,
monsieur… oui, monsieur, dans ma malle, sous mes bijoux !</p><p>
En faisant mouvoir cette corde, Madeleine livra le vieux garçon aux
jouissances d’amour-propre que causera toujours une passion inspirée,
quand même elle déplaît. Après avoir pardonné noblement à Madeleine, il
reçut tout le monde à merci en disant qu’il parlerait à sa cousine la
présidente pour obtenir que tous les gens restassent chez elle. Pons se
vit avec un plaisir ineffable rétabli dans toutes ses jouissances
habituelles, sans avoir commis de lâcheté. Le monde était venu vers
lui, la dignité de son caractère allait y gagner ; mais en expliquant
son triomphe à son ami Schmucke, il eut la douleur de le voir triste,
et plein de doutes inexprimés. Néanmoins, à l’aspect du changement
subit qui eut lieu dans la physionomie de Pons, le bon Allemand finit
par se réjouir en immolant le bonheur qu’il avait goûté de posséder
pendant près de quatre mois son ami tout entier. Les maladies morales
ont sur les maladies physiques un avantage immense, elles guérissent
instantanément, par l’accomplissement du désir qui les cause, comme
elles naissent par la privation : Pons, dans cette matinée, ne fut plus
le même homme. Le vieillard triste, moribond, fit place au Pons
satisfait, qui naguère apportait à la présidente l’éventail de la
marquise de Pompadour. Mais Schmucke tomba dans des rêveries profondes
sur ce phénomène sans le comprendre, car le stoïcisme vrai ne
s’expliquera jamais la courtisanerie française. Pons était un vrai
Français de l’Empire, en qui la galanterie du dernier siècle s’unissait
au dévouement pour la femme, tant célébré dans les romances de Partant
pour la Syrie, etc. Schmucke enterra son chagrin dans son cœur sous
les fleurs de sa philosophie allemande ; mais en huit jours il devint
jaune et madame Cibot usa d’artifices pour introduire le médecin du
quartier auprès de Schmucke. Ce médecin craignit un ictère, et il
laissa madame Cibot foudroyée par ce mot savant dont l’explication est
jaunisse !</p><p>
Pour la première fois peut-être, les deux amis allaient dîner ensemble
en ville ; mais, pour Schmucke, c’était faire une excursion en
Allemagne. En effet, Johann Graff, le maître de l’hôtel du Rhin, et sa
fille Émilie, Wolfgang Graff, le tailleur, et sa femme, Fritz Brunner
et Wilhem Schwab étaient Allemands. Pons et le notaire se trouvaient
les seuls Français admis au banquet. Les tailleurs qui possédaient un
magnifique hôtel situé rue de Richelieu, entre la rue
Neuve-des-Petits-Champs et la rue Villedot, avaient élevé leur nièce,
dont le père craignit avec raison le contact des gens de toute espèce
qui viennent dans un hôtel. Ces dignes tailleurs, qui aimaient cette
enfant comme si c’eût été leur fille, donnaient le rez-de-chaussée au
jeune ménage. Là devait s’établir la maison de Banque Brunner, Schwab
et compagnie. Comme ces arrangements dataient d’un mois environ, temps
voulu pour recueillir l’héritage dévolu à Brunner, auteur de toute
cette félicité, l’appartement des futurs époux avait été richement mis
à neuf et meublé par le fameux tailleur. Les bureaux de la maison de
Banque étaient ménagés dans l’aile qui réunissait une magnifique maison
de produit bâtie sur la rue à l’ancien hôtel sis entre cour et jardin.</p>
 
 
== XXI. Ce que coûte une femme ==
 
<p>
En allant de la rue de Normandie à la rue de Richelieu, Pons obtint du
distrait Schmucke les détails de cette nouvelle histoire de l’enfant
prodigue, pour qui la Mort avait tué l’aubergiste gras. Pons,
fraîchement réconcilié avec ses plus proches parents, fut aussitôt
atteint du désir de marier Fritz Brunner avec Cécile de Marville. Le
hasard voulut que le notaire des frères Graff fût précisément le gendre
et le successeur de Cardot, ancien second premier clerc de l’Étude,
chez qui dînait souvent Pons.</p><p>
— Ah ! c’est vous, monsieur Berthier, dit le vieux musicien en tendant la main à son ex-amphitryon.</p><p>
— Et pourquoi ne nous faites-vous plus le plaisir de venir dîner chez
nous ? demanda le notaire. Ma femme était inquiète de vous. Nous vous
avons vu à la première représentation de la Fiancée du Diable, et notre
inquiétude est devenue de la curiosité.</p><p>
— Les vieillards sont susceptibles, répondit le bonhomme, ils ont le
tort d’être d’un siècle en retard ; mais qu’y faire ?… c’est bien assez
d’en représenter un, ils ne peuvent pas être de celui qui les voit
mourir.</p><p>
— Ah ! dit le notaire d’un air fin, on ne court pas deux siècles à la fois.</p><p>
— Ah çà ! demanda le bonhomme en attirant le jeune notaire dans un coin,
pourquoi ne mariez-vous pas ma cousine Cécile de Marville ?…</p><p>
— Ah ! pourquoi… reprit le notaire. Dans ce siècle, où le luxe a
pénétré jusque dans les loges de concierge, les jeunes gens hésitent à
joindre leur sort à celui de la fille d’un président à la Cour royale
de Paris, quand on ne lui constitue que cent mille francs de dot. On ne
connaît pas encore de femme qui ne coûte à son mari que trois mille
francs par an, dans la classe où sera placé le mari de mademoiselle de
Marville. Les intérêts d’une semblable dot peuvent donc à peine solder
les dépenses de toilette d’une future épouse. Un garçon, doué de quinze
à vingt mille francs de rente, demeure dans un joli entresol, le monde
ne lui demande aucun tapage, il peut n’avoir qu’un seul domestique, il
applique tous ses revenus à ses plaisirs, il n’a d’autre décorum à
garder que celui dont se charge son tailleur. Caressé par toutes les
mères prévoyantes, il est un des rois de la fashion parisienne. Au
contraire, une femme exige une maison montée, elle prend la voiture
pour elle ; si elle va au spectacle, elle veut une loge, là où le garçon
ne payait que sa stalle ; enfin elle devient toute la représentation de
la fortune que le garçon représentait naguère à lui seul. Supposez aux
époux trente mille francs de rente ? dans le monde actuel, le garçon
riche devient un pauvre diable qui regarde au prix d’une course à
Chantilly. Introduisez des enfants ?… la gêne se déclare. Comme
monsieur et madame de Marville commencent à peine la cinquantaine, les
espérances ont quinze ou vingt ans d’échéance ; aucun garçon ne se
soucie de les garder si longtemps en portefeuille ; et le calcul
gangrène si bien le cœur des étourdis qui dansent la polka chez
Mabille avec des lorettes, que tous les jeunes gens à marier étudient
les deux faces de ce problème sans avoir besoin de nous pour le leur
expliquer. Entre nous, mademoiselle de Marville laisse à ses prétendus
le cœur assez tranquille pour que la tête soit à sa place, et ils se
livrent tous à ces réflexions antimatrimoniales. Si quelque jeune
homme, jouissant de sa raison et de vingt mille francs de rente, se
dessine in petto un programme d’alliance pour satisfaire à
d’ambitieuses pensées, mademoiselle de Marville y répond fort peu…</p><p>
— Et pourquoi ? demanda le musicien stupéfait.</p><p>
— Ah !… répondit le notaire, aujourd’hui, presque tous ces garçons,
fussent-ils laids comme nous deux, mon cher Pons, ont l’impertinence de
vouloir une dot de six cent mille francs, des filles de grande maison,
très belles, très spirituelles, très bien élevées, sans tare, parfaites.</p><p>
— Ma cousine se mariera donc difficilement ?</p><p>
— Elle restera fille, tant que le père et la mère ne se décideront pas
à lui donner Marville en dot ; et, s’ils l’avaient voulu, elle serait
déjà la vicomtesse Popinot… Mais voici monsieur Brunner, nous allons
lire l’acte de société de la maison Brunner et le contrat de mariage.</p><p>
Une fois les présentations et les compliments faits, Pons, engagé par
les parents à signer au contrat, entendit la lecture des actes, et,
vers cinq heures et demie, on passa dans la salle à manger. Le dîner
fut un de ces repas somptueux comme en donnent les négociants quand ils
font trêve aux affaires, et qui d’ailleurs attestait les relations de
Graff, le maître de l’hôtel du Rhin, avec les premiers fournisseurs de
Paris. Jamais Pons ni Schmucke n’avaient connu pareille chère. Il y eut
des plats à ravir la pensée !… des nouilles d’une délicatesse inédite,
des éperlans d’une friture incomparable, un ferrat de Genève à vraie
sauce genevoise, et une crème pour plum-pudding à étonner le fameux
docteur qui l’a, dit-on, inventée à Londres. On sortit de table à dix
heures du soir. Ce qui s’était bu de vin du Rhin et de vins français
étonnerait des dandies, car on ne sait pas tout ce que les Allemands
peuvent absorber de liquides en restant calmes et tranquilles. Il faut
dîner en Allemagne et voir les bouteilles se succédant les unes aux
autres comme le flot succède au flot sur une belle plage de la
Méditerranée, et disparaissant comme si les Allemands avaient la
puissance absorbante de l’éponge et du sable ; mais harmonieusement,
sans le tapage français ; le discours reste sage comme l’improvisation
d’un usurier, les visages rougissent comme ceux des fiancées peintes
dans les fresques de Cornélius ou de Schnorr, c’est-à-dire
imperceptiblement, et les souvenirs s’épanchent comme la fumée des
pipes, avec lenteur.</p><p>
Vers dix heures et demie, Pons et Schmucke se trouvèrent sur un banc
dans le jardin, chacun à côté de l’ancienne flûte, sans trop savoir qui
les avait amenés à s’expliquer leurs caractères, leurs opinions et
leurs malheurs. Au milieu de ce pot-pourri de confidences, Wilhem parla
de son désir de marier Fritz, mais avec une force, avec une éloquence
vineuse.</p><p>
— Que dites-vous de ce programme pour votre ami Brunner ? s’écria Pons à
l’oreille de Wilhem : une jeune personne charmante, raisonnable,
vingt-quatre ans, appartenant à une famille de la plus haute
distinction, le père occupe une des places les plus élevées de la
magistrature, il y a cent mille francs de dot, et des espérances pour
un million.</p><p>
— Attendez ! répondit Schwab, je vais en parler à l’instant à Fritz.</p><p>
Et les deux musiciens virent Brunner et son ami tournant dans le
jardin, passant et repassant sous leurs yeux, l’un écoutant l’autre
alternativement. Pons, dont la tête était un peu lourde et qui, sans
être absolument ivre, avait autant de légèreté dans les idées que de
pesanteur dans leur enveloppe, observa Fritz Brunner à travers ce nuage
diaphane que cause le vin, et voulut voir sur cette physionomie des
aspirations vers le bonheur de la famille. Schwab présenta bientôt à
monsieur Pons, son ami, son associé, lequel remercia beaucoup le
vieillard de la peine qu’il daignait prendre. Une conversation
s’engagea, dans laquelle Schmucke et Pons, ces deux célibataires,
exaltèrent le mariage, et se permirent, sans y entendre malice, ce
calembour : "que c’était la fin de l’homme". Quand on servit des glaces,
du thé, du punch et des gâteaux dans le futur appartement des futurs
époux, l’hilarité fut au comble parmi ces estimables négociants,
presque tous gris, en apprenant que le commanditaire de la maison de
banque allait imiter son associé.</p><p>
Schmucke et Pons à deux heures du matin, rentrèrent chez eux par les
boulevards, en philosophant à perte de raison sur l’arrangement musical
des choses en ce bas monde.</p>
 
 
== XXII. Où Pons apporte à la présidente un objet d’art un peu plus précieux qu’un éventail ==
 
<p>
Le lendemain, Pons alla chez sa cousine la présidente, en proie à la
joie profonde de rendre le bien pour le mal. Pauvre chère belle âme !…
Certainement il atteignit au sublime, et tout le monde en conviendra,
car nous sommes dans un siècle où l’on donne le prix Montyon à ceux qui
font leur devoir, en suivant les préceptes de l’Évangile. — Ah ! ils
auront d’immenses obligations à leur pique-assiette, se disait-il en
tournant la rue de Choiseul.</p><p>
Un homme moins absorbé que Pons dans son contentement, un homme du
monde, un homme défiant eût observé la présidente et sa fille en
revenant dans cette maison ; mais ce pauvre musicien était un enfant, un
artiste plein de naïveté, ne croyant qu’au bien moral comme il croyait
au beau dans les arts ; il fut enchanté des caresses que lui firent
Cécile et la présidente. Ce bonhomme qui, depuis douze ans, voyait
jouer le vaudeville, le drame et la comédie sous ses yeux, ne reconnut
pas les grimaces de la comédie sociale sur lesquelles sans doute il
était blasé. Ceux qui hantent le monde parisien et qui ont compris la
sécheresse d’âme et de corps de la présidente, ardente seulement aux
honneurs et enragée d’être vertueuse, sa fausse dévotion et la hauteur
de caractère d’une femme habituée à commander chez elle, peuvent
imaginer quelle haine cachée elle portait au cousin de son mari, depuis
le tort qu’elle s’était donné. Toutes les démonstrations de la
présidente et de sa fille furent donc doublées d’un formidable désir de
vengeance, évidemment ajournée. Pour la première fois de sa vie, Amélie
avait eu tort vis-à-vis du mari qu’elle régentait. Enfin, elle devait
se montrer affectueuse pour l’auteur de sa défaite !… Il n’y a
d’analogue à cette situation que certaines hypocrisies qui durent des
années dans le sacré collège des cardinaux ou dans les chapitres des
chefs d’ordres religieux. À trois heures, au moment où le président
revint du Palais, Pons avait à peine fini de raconter les incidents
merveilleux de sa connaissance avec monsieur Frédéric Brunner, et le
repas de la veille qui n’avait fini que le matin, et tout ce qui
concernait ledit Frédéric Brunner. Cécile était allée droit au fait, en
s’enquérant de la manière dont s’habillait Frédéric Brunner, de la
taille, de la tournure, de la couleur des cheveux et des yeux, et
lorsqu’elle eut conjecturé que Frédéric avait l’air distingué, elle
admira la générosité de son caractère.</p><p>
— Donner cinq cent mille francs à son compagnon d’infortune ! oh ! maman, j’aurai voiture et loge aux Italiens.</p><p>
Et Cécile devint presque jolie en pensant à la réalisation de toutes
les prétentions de sa mère pour elle, et à l’accomplissement des
espérances dont elle désespérait.</p><p>
Quant à la présidente, elle dit ce seul mot : — Chère petite fillette, tu peux être mariée dans quinze jours.</p><p>
Toutes les mères appellent leurs filles qui ont vingt-trois ans, des fillettes !</p><p>
— Néanmoins, dit le président, encore faut-il le temps de prendre des
renseignements, jamais je ne donnerai ma fille au premier venu…</p><p>
— Quant aux renseignements, c’est chez Berthier que se sont faits les
actes, répondit le vieil artiste. Quant au jeune homme, ma chère
cousine, vous savez ce que vous m’avez dit ! Eh bien, il a quarante ans
passés, la moitié de la tête est sans cheveux, il veut trouver dans la
famille un port contre les orages, je ne l’en ai pas détourné ; tous les
goûts sont dans la nature…</p><p>
— Raison de plus pour voir monsieur Frédéric Brunner, répliqua le
président. Je ne veux pas donner ma fille à quelque valétudinaire.</p><p>
— Eh bien ! ma cousine, vous allez juger de mon prétendu, dans cinq
jours, si vous voulez ; car, dans vos idées, une entrevue suffirait…</p><p>
Cécile et la présidente firent un geste d’enchantement.</p><p>
— Frédéric, qui est un amateur très distingué, m’a prié de lui laisser
voir en détail ma petite collection, reprit le cousin Pons. Vous n’avez
jamais vu mes tableaux, mes curiosités, venez, dit-il à ses deux
parentes, vous serez là comme des dames amenées par mon ami Schmucke,
et vous ferez connaissance avec le futur, sans être compromises.
Frédéric peut parfaitement ignorer qui vous êtes.</p><p>
— À merveille ! s’écria le président.</p><p>
On peut deviner les égards qui furent prodigués au parasite jadis
dédaigné. Le pauvre homme fut, ce jour-là, le cousin de la présidente.
L’heureuse mère, noyant sa haine dans les flots de sa joie, trouva des
regards, des sourires, des paroles qui mirent le bonhomme en extase à
cause du bien qu’il faisait, et à cause de l’avenir qu’il entrevoyait.
Ne devait-il pas trouver dans les maisons Brunner, Schwab, Graff, des
dîners semblables à celui de la signature du contrat ? Il apercevait une
vie de cocagne et une suite merveilleuse de plats couverts ! de
surprises gastronomiques, de vins exquis !</p><p>
— Si notre cousin Pons nous fait faire une pareille affaire, dit le
président à sa femme quand Pons fut parti, nous devons lui constituer
une rente équivalente à ses appointements de chef d’orchestre.</p><p>
— Certainement, dit la présidente.</p><p>
Cécile fut chargée, dans le cas où elle agréerait le jeune homme, de faire accepter cette ignoble munificence au vieux musicien.</p><p>
Le lendemain, le président, désireux d’avoir des preuves authentiques
de la fortune de monsieur Frédéric Brunner, alla chez le notaire.
Berthier, prévenu par la présidente, avait fait venir son nouveau
client, le banquier Schwab, l’ex-flûte. Ébloui d’une pareille alliance
pour son ami (on sait combien les Allemands respectent les distinctions
sociales ! en Allemagne, une femme est madame la générale, madame la
conseillère, madame l’avocate), Schwab fut coulant comme un
collectionneur qui croit fourber un marchand.</p><p>
— Avant tout, dit le père de Cécile à Schwab, comme je donnerai par
contrat ma terre de Marville à ma fille, je désirerais la marier sous
le régime dotal. Monsieur Brunner placerait alors un million en terres
pour augmenter Marville, en constituant un immeuble dotal qui mettrait
l’avenir de ma fille et celui de ses enfants à l’abri des chances de la
Banque.</p><p>
Berthier se caressa le menton en pensant : — Il va bien, monsieur le président !</p><p>
Schwab, après s’être fait expliquer l’effet du régime dotal, se porta
fort pour son ami. Cette clause accomplissait le vœu qu’il avait
entendu former à Fritz de trouver une combinaison qui l’empêchât jamais
de retomber dans la misère.</p><p>
— Il se trouve en ce moment pour douze cent mille francs de fermes et d’herbages à vendre, dit le président.</p><p>
— Un million en actions de la Banque suffira bien, dit Schwab, pour
garantir le compte de notre maison à la Banque, Fritz ne veut pas
mettre plus de deux millions dans les affaires, il fera ce que vous
demandez, monsieur le président.</p><p>
Le président rendit ses deux femmes presque folles en leur apprenant
ces nouvelles. Jamais capture si riche ne s’était montrée si
complaisante au filet conjugal.</p><p>
— Tu seras madame Brunner de Marville, dit le père à sa fille, car
j’obtiendrai pour ton mari la permission de joindre ce nom au sien, et
plus tard il aura des lettres de naturalité. Si je deviens pair de
France, il me succédera !</p><p>
La présidente employa cinq jours à apprêter sa fille. Le jour de
l’entrevue, elle habilla Cécile elle-même, elle l’équipa de ses mains
avec le soin que l’amiral de la flotte bleue mit à armer le yacht de
plaisance de la reine d’Angleterre quand elle partit pour son voyage
d’Allemagne.</p><p>
De leur côté, Pons et Schwab nettoyèrent, époussetèrent le musée de
Pons, l’appartement, les meubles avec l’agilité de matelots brossant un
vaisseau d’amiral. Pas un grain de poussière dans les bois sculptés.
Tous les cuivres reluisaient. Les glaces des pastels laissaient voir
nettement les œuvres de Latour, de Greuze et de Liautard, l’illustre
auteur de la Chocolatière, le miracle de cette peinture, hélas ! si
passagère. L’inimitable émail des bronzes florentins chatoyait. Les
vitraux coloriés resplendissaient de leurs fines couleurs. Tout
brillait dans sa forme et jetait sa phrase à l’âme dans ce concert de
chefs-d’œuvre organisé par deux musiciens aussi poètes l’un que
l’autre.</p>
 
 
== XXIII. Une idée allemande ==
 
<p>
Assez habiles pour éviter les difficultés d’une entrée en scène, les
femmes vinrent les premières, elles voulaient être sur leur terrain.
Pons présenta son ami Schmucke à ses parentes, auxquelles il parut être
un idiot. Occupées comme elles l’étaient d’un fiancé quatre fois
millionnaire, les deux ignorantes prêtèrent une attention médiocre aux
démonstrations artistiques du bonhomme Pons. Elles regardaient d’un
œil indifférent les émaux de Petitot espacés dans les champs en
velours rouge de trois cadres merveilleux. Les fleurs de Van Huysum, de
David de Heim, les insectes d’Abraham Mignon, les Van Eyck, les Albert
Durer, les vrais Cranach, le Giorgione, le Sébastien del Piombo,
Backuysen, Hobbéma, Géricault, les raretés de la peinture, rien ne
piquait leur curiosité, car elles attendaient le soleil qui devait
éclairer ces richesses ; néanmoins, elles furent surprises de la beauté
de quelques bijoux étrusques et de la valeur réelle des tabatières.
Elles s’extasiaient par complaisance en tenant à la main des bronzes
florentins, quand madame Cibot annonça monsieur Brunner ! Elles ne se
retournèrent-point et profitèrent d’une superbe glace de Venise
encadrée dans de monstrueux morceaux d’ébène sculptés, pour examiner le
phénix des prétendus.</p><p>
Frédéric, prévenu par Wilhem, avait massé le peu de cheveux qui lui
restait. Il portait un joli pantalon d’une nuance douce quoique sombre,
un gilet de soie d’une élégance suprême et d’une coupe neuve, une
chemise à points à jour d’une toile faite à la main par une Frisonne,
une cravate bleue à filets blancs. La chaîne de sa montre sortait de
chez Florent et Chanor, ainsi que la pomme de sa canne. Quant à
l’habit, le père Graff l’avait taillé lui-même dans le plus beau drap.
Des gants de Suède annonçaient l’homme qui avait déjà mangé la fortune
de sa mère. On aurait deviné le petit coupé bas ; à deux chevaux, du
banquier en voyant miroiter ses bottes vernies, si l’oreille des deux
commères n’en avait entendu déjà le roulement dans la rue de Normandie.</p><p>
Quand le débauché de vingt ans est la chrysalide d’un banquier, il
éclôt à quarante ans un observateur, d’autant plus fin, que Brunner
avait compris tout le parti qu’un Allemand peut tirer de sa naïveté. Il
eut, pour cette matinée, l’air rêveur d’un homme qui se trouve entre la
vie de famille à prendre et les dissipations de la vie de garçon à
continuer. Chez un Allemand francisé, cette physionomie parut à Cécile
le superlatif du romanesque. Elle vit un Werther dans l’enfant des
Virlaz. Quelle est la jeune fille qui ne se permet pas un petit roman
dans l’histoire de son mariage ? Cécile se regarda comme la plus
heureuse des femmes, quand Brunner, à l’aspect des magnifiques œuvres
collectionnées pendant quarante ans de patience, s’enthousiasma, les
estima, pour la première fois, à leur valeur, à la grande satisfaction
de Pons. — C’est un poète ! se dit mademoiselle de Marville, il voit là
des millions. Un poète est un homme qui ne compte pas, qui laisse sa
femme maîtresse des capitaux, un homme facile à mener et qu’on occupe
de niaiseries.</p><p>
Chaque carreau des deux croisées de la chambre du bonhomme était un
vitrail suisse colorié, dont le moindre valait mille francs, et il
comptait seize de ces chefs-d’œuvre à la recherche desquels voyagent
aujourd’hui les amateurs. En 1815, ces vitraux se vendaient entre six
et dix francs. Le prix des soixante tableaux qui composaient cette
divine collection, chefs-d’œuvre purs, sans un repeint, authentiques,
ne pouvait être connu qu’à la chaleur des enchères. Autour de chaque
tableau s’épanouissait un cadre d’une immense valeur, et l’on en voyait
de toutes les façons : le cadre vénitien avec ses gros ornements
semblables à ceux de la vaisselle actuelle des Anglais, le cadre romain
si remarquable par ce que les artistes appellent le fla-fla ! le cadre
espagnol à rinceaux hardis, les cadres flamands et allemands avec leurs
naïfs personnages, le cadre d’écaille incrusté d’étain, de cuivre, de
nacre, d’ivoire ; le cadre en ébène, le cadre en buis, le cadre en
cuivre, le cadre Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, enfin
une collection unique des plus beaux modèles. Pons, plus heureux que
les conservateurs des Trésors de Dresde et de Vienne, possédait un
cadre du fameux Brustolone, le Michel-Ange du bois.</p><p>
Naturellement mademoiselle de Marville demanda des explications à
chaque curiosité nouvelle. Elle se fit initier à la connaissance de ces
merveilles par Brunner. Elle fut si naïve dans ses exclamations, elle
parut si heureuse d’apprendre de Frédéric la valeur, la beauté d’une
peinture, d’une sculpture, d’un bronze, que l’Allemand dégela : sa
figure devint jeune. Enfin, de part et d’autre, on alla plus loin qu’on
ne le voulait dans cette première rencontre, toujours due au hasard.</p><p>
Cette séance dura trois heures. Brunner offrit la main à Cécile pour
descendre l’escalier. En descendant les marches avec un sage lenteur,
Cécile, qui causait toujours beaux-arts, fut étonnée de l’admiration de
son prétendu pour les brimborions de son cousin Pons.</p><p>
— Vous croyez donc que tout ce que nous venons de voir vaut beaucoup d’argent ?</p><p>
— Eh ! mademoiselle, si monsieur votre cousin voulait me vendre sa
collection, j’en donnerais ce soir huit cent mille francs, et je ne
ferais pas une mauvaise affaire. Les soixante tableaux monteraient
seuls à une somme plus forte en vente publique.</p><p>
— Je le crois, puisque vous me le dites ; répondit-elle, et il faut bien
que cela soit, car c’est ce dont vous vous êtes le plus occupé.</p><p>
— Oh ! mademoiselle !… s’écria Brunner. Pour toute réponse à ce
reproche, je vais demander à madame votre mère la permission de me
présenter chez elle pour avoir le bonheur de vous revoir.</p><p>
— Est-elle spirituelle, ma fillette ! pensa la présidente qui marchait
sur les talons de sa fille. — Ce sera avec le plus grand plaisir,
monsieur, ajouta-t-elle à haute voix. J’espère que vous viendrez avec
notre cousin Pons à l’heure du dîner ; monsieur le président sera charmé
de faire votre connaissance…</p><p>
— Merci, cousin. Elle pressa le bras de Pons d’une façon tellement
significative, que la phrase sacramentelle : "C’est entre nous à la vie
à la mort !" n’eût pas été si forte. Elle embrassa Pons par l’œillade
qui accompagna ce "Merci, cousin".</p><p>
Après avoir mis la jeune personne en voiture, et quand le coupé de
remise eut disparu dans la rue Charlot, Brunner parla bric-à-brac à
Pons qui parlait mariage.</p><p>
— Ainsi, vous ne voyez pas d’obstacle ?… dit Pons.</p><p>
— Ah ! répliqua Brunner, la petite est insignifiante, la mère est un peu pincée… nous verrons.</p><p>
— Une belle fortune à venir, fit observer Pons. Plus d’un million…</p><p>
— À lundi ! répéta le millionnaire. Si vous vouliez vendre votre
collection de tableaux, j’en donnerais bien cinq à six cent mille
francs…</p><p>
— Ah ! s’écria le bonhomme qui ne se savait pas si riche ; mais je ne
pourrais pas me séparer de ce qui fait mon bonheur… Je ne vendrais ma
collection que livrable après ma mort.</p><p>
— Eh bien ! nous verrons…</p><p>
— Voilà deux affaires en train, dit le collectionneur, qui ne pensait qu’au mariage.</p><p>
Brunner salua Pons et disparut, emporté par son brillant équipage. Pons
regarda fuir le petit coupé sans faire attention à Rémonencq qui fumait
sa pipe sur le pas de la porte.</p>
 
 
== XXIV. Châteaux en Espagne ==
 
<p>
Le soir même, chez son beau-père que la présidente de Marville alla
consulter, elle trouva la famille Popinot. Dans son désir de satisfaire
une petite vengeance bien naturelle au cœur des mères, quand elles
n’ont pas réussi à capturer un fils de famille, madame de Marville fit
entendre que Cécile faisait un mariage superbe. — Qui Cécile
épouse-t-elle donc ? fut une demande qui courut sur toutes les lèvres.
Et alors, sans croire trahir ses secrets, la présidente dit tant de
petits mots, fit tant de confidences à l’oreille, confirmées par madame
Berthier d’ailleurs, que voici ce qui se disait le lendemain dans
l’empyrée bourgeois où Pons accomplissait ses évolutions gastronomiques.</p><p>
Cécile de Marville se marie avec un jeune Allemand qui se fait banquier
par humanité, car il est riche de quatre millions ; c’est un héros de
roman, un vrai Werther, charmant, un bon cœur, ayant fait ses folies,
qui s’est épris de Cécile à en perdre la tête, c’est un amour à
première vue, et d’autant plus sûr, que Cécile avait pour rivales
toutes les madones peintes de Pons, etc. etc.</p><p>
Le surlendemain, quelques personnes vinrent complimenter la présidente
uniquement pour savoir si la dent d’or existait, et la présidente fit
ces variations admirables que les mères pourront consulter, comme
autrefois on consultait le parfait secrétaire :</p><p>
— Un mariage n’est fait, disait-elle à madame Chiffreville, que quand
on revient de la Mairie et de l’Église, et nous n’en sommes encore qu’à
des entrevues ; aussi compté-je assez sur votre amitié pour ne pas
parler de nos espérances…</p><p>
— Vous êtes bien heureuse, madame la présidente, les mariages se concluent aujourd’hui bien difficilement.</p><p>
— Que voulez-vous ? c’est un hasard ; mais les mariages se font souvent ainsi.</p><p>
— Eh bien ! vous mariez donc Cécile ? disait madame Cardot.</p><p>
— Oui, répondait la présidente en comprenant la malice du donc. Nous
étions exigeants, c’est ce qui retardait l’établissement de Cécile.
Mais nous trouvons tout : fortune, amabilité, bon caractère, et un joli
homme Ma chère petite fille méritait bien cela d’ailleurs. Monsieur
Brunner est un charmant garçon, plein de distinction ; il aime le luxe,
il connaît la vie, il est fou de Cécile, il l’aime sincèrement ; et,
malgré ses trois ou quatre millions, Cécile l’accepte. Nous n’avions
pas de prétentions si élevées, mais… — Les avantages ne gâtent rien…</p><p>
— Ce n’est pas tant la fortune que l’affection inspirée par ma fille
qui nous décide, disait la présidente à madame Lebas. Monsieur Brunner
est si pressé, qu’il veut que le mariage se fasse dans les délais
légaux.</p><p>
— C’est un étranger…</p><p>
— Oui, madame ; mais j’avoue que je suis bien heureuse. Non, ce n’est
pas un gendre, c’est un fils que j’aurai. Monsieur Brunner est d’une
délicatesse vraiment séduisante. On n’imagine pas l’empressement qu’il
a mis à se marier sous le régime dotal… C’est une grande sécurité
pour les familles. Il achète pour douze cent mille francs d’herbages
qui seront réunis un jour à Marville.</p><p>
Le lendemain, c’était d’autres variations sur le même thème. Ainsi,
monsieur Brunner était un grand seigneur, faisant tout en grand
seigneur ; il ne comptait pas ; et, si monsieur de Marville pouvait
obtenir des lettres de grande naturalité (le ministère lui devait bien
un petit bout de loi), le gendre deviendrait pair de France. On ne
connaissait pas la fortune de monsieur Brunner, il avait les plus beaux
chevaux et les plus beaux équipages de Paris, etc.</p><p>
Le plaisir que les Camusot prenaient à publier leurs espérances, disait assez combien ce triomphe était inespéré.</p><p>
Aussitôt après l’entrevue chez le cousin Pons, monsieur de Marville,
poussé par sa femme, décida le ministre de la justice, son premier
président et le procureur général à dîner chez lui le jour de la
présentation du phénix des gendres. Les trois grands personnages
acceptèrent, quoique invités à bref délai ; chacun d’eux comprit le rôle
que leur faisait jouer le père de famille, et ils lui vinrent en aide
avec plaisir. En France on porte assez volontiers secours aux mères de
famille qui pêchent un gendre riche. Le comte et la comtesse Popinot se
prêtèrent également à compléter le luxe de cette journée, quoique cette
invitation leur parût être de mauvais goût. Il y eut en tout onze
personnes. Le grand-père de Cécile, le vieux Camusot et sa femme ne
pouvaient manquer à cette réunion, destinée par la position des
convives à engager définitivement monsieur Brunner, annoncé, comme on
l’a vu, comme un des plus riches capitalistes de l’Allemagne, un homme
de goût (il aimait la fillette), le futur rival des Nucingen, des
Keller, des du Tillet, etc.</p><p>
— C’est notre jour, dit avec une simplicité fort étudiée la présidente
à celui qu’elle regardait comme son gendre en lui nommant les convives,
nous n’avons que des intimes. D’abord, le père de mon mari, qui, vous
le savez, doit être promu pair de France ; puis monsieur le comte et la
comtesse Popinot, dont le fils ne s’est pas trouvé assez riche pour
Cécile, et nous n’en sommes pas moins bons amis, notre ministre de la
justice, notre premier président, notre procureur général, enfin nos
amis… Nous serons obligés de dîner un peu tard, à cause de la Chambre
où la séance ne finit jamais qu’à six heures.</p><p>
Brunner regarda Pons d’une manière significative, et Pons se frotta les mains, en homme qui dit : — Voilà nos amis, mes amis !…</p><p>
La présidente, en femme habile, eut quelque chose de particulier à dire
à son cousin, afin de laisser Cécile un instant en tête à tête avec son
Werther. Cécile bavarda considérablement, et s’arrangea pour que
Frédéric aperçut un dictionnaire allemand, une grammaire allemande, un
Goethe qu’elle avait cachés.</p><p>
— Ah ! vous apprenez l’allemand ? dit Brunner en rougissant.</p><p>
Il n’y a que les Françaises pour inventer ces sortes de trappes.</p><p>
— Oh ! dit-elle, êtes-vous méchant !… ce n’est pas bien, monsieur, de
fouiller ainsi dans mes cachettes. Je veux lire Goethe dans l’original,
répondit-elle. Et il y a deux ans que j’apprends l’allemand.</p><p>
— La grammaire est donc bien difficile à comprendre, car il n’y a pas dix feuillets de coupés… répondit naïvement Brunner.</p><p>
Cécile, confuse, se retourna pour ne pas laisser voir sa rougeur. Un
Allemand ne résiste pas à ces sortes de témoignages, il prit Cécile par
la main, la ramena tout interdite sous son regard, et la regarda comme
les fiancés se regardent dans les romans d’Auguste Lafontaine, de
pudique mémoire.</p><p>
— Vous êtes adorable ! dit-il.</p><p>
Cécile fut un geste mutin qui signifiait : — Et vous donc ! qui ne vous
aimerait ? — Maman, ça va bien ! dit-elle à l’oreille de sa mère qui
revint avec Pons.</p><p>
L’aspect d’une famille pendant une soirée pareille ne se décrit pas.
Chacun était content de voir une mère qui mettait la main sur un bon
parti pour sa fille. On félicitait par des mots à double entente ou à
double détente, et Brunner qui feignait de ne rien comprendre, et
Cécile qui comprenait tout, et le président qui quêtait des
compliments. Tout le sang de Pons lui tinta dans les oreilles, il crut
voir tous les becs de gaz de la rampe de son théâtre quand Cécile lui
dit à voix basse avec les plus ingénieux ménagements l’intention de son
père, relativement à une rente viagère de douze cents francs que le
vieil artiste refusa positivement, en objectant la révélation que
Brunner lui avait faite de sa fortune mobilière.</p><p>
Le ministre, le premier président, le procureur général, les Popinot,
tous les gens affairés s’en allèrent. Il ne resta bientôt plus que le
vieux monsieur Camusot, et Cardot, l’ancien notaire, assisté de son
gendre Berthier. Le bonhomme Pons, se voyant en famille, remercia fort
maladroitement le président et la présidente de la proposition que
Cécile venait de lui faire. Les gens de cœur sont ainsi, tout à leur
premier mouvement. Brunner, qui vit dans cette rente offerte ainsi,
comme une prime, fit sur lui-même un retour israélite, et prit une
attitude qui dénotait la rêverie plus que froide du calculateur.</p><p>
— Ma collection ou son prix appartiendra toujours à votre famille, que
j’en traite avec notre ami Brunner ou que je la garde, disait Pons en
apprenant à la famille étonnée qu’il possédait de si grandes valeurs.</p><p>
Brunner observa le mouvement qui eut lieu chez tous ces ignorants, en
faveur d’un homme qui passait d’un état taxé d’indigence à une fortune,
comme il avait observé déjà les gâteries de la mère et du père pour
leur Cécile, idole de la maison, et il se plut alors à exciter les
surprises et les exclamations de ces dignes bourgeois.</p><p>
— J’ai dit à mademoiselle que les tableaux de monsieur Pons valaient
cette somme pour moi ; mais au prix que les objets d’art uniques ont
acquis, personne ne peut prévoir la valeur à laquelle cette collection
atteindrait en vente publique. Les soixante tableaux monteraient à un
million, j’en ai vu plusieurs de cinquante mille francs.</p><p>
— Il fait bon être votre héritier, dit l’ancien notaire à Pons.</p><p>
— Mais mon héritier, c’est ma cousine Cécile, répliqua le bonhomme en persistant dans sa parenté.</p><p>
Un mouvement d’admiration se manifesta pour le vieux musicien.</p><p>
— Ce sera une très riche héritière, dit en riant Cardot qui partit.</p><p>
On laissa Camusot le père, le président, la présidente, Cécile,
Brunner, Berthier et Pons ensemble ; car on présuma que la demande
officielle de la main de Cécile allait se faire. En effet, lorsque ces
personnes furent seules, Brunner commença par une demande, qui parut
d’un bon augure aux parents.</p><p>
— J’ai cru comprendre, dit Brunner en s’adressant à la présidente, que mademoiselle était fille unique…</p><p>
— Certainement, répondit-elle avec orgueil.</p><p>
— Vous n’aurez de difficultés avec personne, répondit le bonhomme Pons pour décider Brunner à formuler sa demande.</p><p>
Brunner devint soucieux, et un fatal silence amena la froideur la plus
étrange. Il semblait que la présidente eût avoué que sa fillette était
épileptique. Le président, jugeant que sa fille ne devait pas être là,
lui fit un signe que Cécile comprit, elle sortit. Brunner resta muet.
On se regarda. La situation devint gênante. Le vieux Camusot, homme
d’expérience, emmena l’Allemand dans la chambre de la présidente, sous
prétexte de lui montrer l’éventail trouvé par Pons, en devinant qu’il
surgissait quelques difficultés, et il demanda par un geste à son fils,
à sa belle-fille et à Pons de le laisser avec le futur.</p><p>
— Voilà ce chef-d’œuvre ! dit le vieux marchand de soieries en montrant l’éventail.</p><p>
— Cela vaut cinq mille francs, répondit Brunner après l’avoir contemplé.</p><p>
— N’étiez-vous pas venu, monsieur, reprit le futur pair de France, pour demander la main de ma petite-fille ?</p><p>
— Oui, monsieur, dit Brunner, et je vous prie de croire qu’aucune
alliance ne peut être plus flatteuse pour moi que celle-là. Je ne
trouverai jamais une jeune personne plus belle, plus aimable, qui me
convienne mieux que mademoiselle Cécile ; mais…</p><p>
— Ah ! pas de mais, dit le vieux Camusot, ou voyons sur-le-champ la traduction de vos mais, mon cher monsieur…</p><p>
— Monsieur ! reprit gravement Brunner, je suis bien heureux que nous ne
soyons engagés ni les uns ni les autres, car la qualité de fille
unique, si précieuse pour tout le monde, excepté pour moi, qualité que
j’ignorais, croyez-moi, est un empêchement absolu…</p><p>
— Comment, monsieur, dit le vieillard stupéfait, d’un avantage immense,
vous en faites un tort ? Votre conduite est vraiment extraordinaire, et
je voudrais bien en connaître les raisons.</p><p>
— Monsieur, reprit l’Allemand avec flegme, je suis venu ce soir ici
avec l’intention de demander, à monsieur le président, la main de sa
fille. Je voulais faire un sort brillant à mademoiselle Cécile en lui
offrant tout ce qu’elle eût consenti à accepter de ma fortune ; mais une
fille unique est un enfant que l’indulgence de ses parents habitue à
faire ses volontés, et qui n’a jamais connu la contrariété. Il en est
ici comme dans plusieurs familles, où j’ai pu jadis observer le culte
qu’on avait pour ces espèces de divinités : non seulement votre
petite-fille est l’idole de la maison, mais encore madame la présidente
y porte les… vous savez quoi ! Monsieur, j’ai vu le ménage de mon père
devenir par cette cause, un enfer. Ma marâtre, cause de tous mes
malheurs, fille unique, adorée, la plus charmante des fiancées, est
devenue un diable incarné. Je ne doute pas que mademoiselle Cécile ne
soit une exception à mon système, mais je ne suis plus un jeune homme,
j’ai quarante ans, et la différence de nos âges entraîne des
difficultés qui ne me permettent pas de rendre heureuse une jeune
personne habituée à voir faire à madame la présidente toutes ses
volontés, et que madame la présidente écoute comme un oracle. De quel
droit exigerais-je le changement des idées et des habitudes de
mademoiselle Cécile ? Au lieu d’un père et d’une mère complaisants à ses
moindres caprices, elle rencontrera l’égoïsme d’un quadragénaire ; si
elle résiste, c’est le quadragénaire qui sera vaincu. J’agis donc en
honnête homme, je me retire. D’ailleurs, je désire être entièrement
sacrifié, s’il est toutefois nécessaire d’expliquer pourquoi je n’ai
fait qu’une visite ici…</p><p>
— Si tels sont vos motifs, monsieur, dit le futur pair de France, quelque singuliers qu’ils soient, ils sont plausibles…</p><p>
— Monsieur, ne mettez pas en doute ma sincérité, reprit vivement
Brunner en l’interrompant. Si vous connaissez une pauvre fille dans une
famille chargée d’enfants, bien élevée néanmoins, sans fortune, comme
il s’en trouve beaucoup en France, et que son caractère m’offre des
garanties, je l’épouse.</p><p>
Pendant le silence qui suivit cette déclaration, Frédéric Brunner
quitta le grand-père de Cécile, revint saluer poliment le président et
la présidente, et se retira. Vivant commentaire du salut de son
Werther, Cécile se montra pâle comme une moribonde, elle avait tout
écouté, cachée dans la garde-robe de sa mère.</p><p>
— Refusée !… dit-elle à l’oreille de sa mère.</p><p>
— Et pourquoi ? demanda la présidente à son beau-père embarrassé.</p><p>
— Sous le joli prétexte que les filles uniques sont des enfants gâtés,
répondit le vieillard. Et il n’a pas tout à fait tort, ajouta-t-il en
saisissant cette occasion de blâmer sa belle-fille, qui l’ennuyait fort
depuis vingt ans.</p><p>
— Ma fille en mourra ! vous l’aurez tuée !… dit la présidente à Pons en
retenant sa fille qui trouva joli de justifier ces paroles en se
laissant aller dans les bras de sa mère.</p><p>
Le président et sa femme traînèrent Cécile dans un fauteuil, où elle acheva de s’évanouir. Le grand-père sonna les domestiques.</p>
 
 
== XXV. Pons enseveli sous le gravier ==
 
<p>
— J’aperçois la trame ourdie par monsieur, dit la mère furieuse en désignant le pauvre Pons.</p><p>
Pons se dressa comme s’il avait entendu retentir à ses oreilles la trompette du jugement dernier.</p><p>
— Monsieur, reprit la présidente dont les yeux furent comme deux
fontaines de bile verte, monsieur a voulu répondre à une innocente
plaisanterie par une injure. À qui fera-t-on croire que cet Allemand
soit dans son bon sens ? Ou il est complice d’une atroce vengeance, ou
il est fou. J’espère, monsieur</p><p>
Pons, qu’à l’avenir vous nous épargnerez le déplaisir de vous voir dans
une maison où vous avez essayé de porter la honte et le déshonneur.</p><p>
Pons, devenu statue, tenait les yeux sur une rosace du tapis et tournait ses pouces.</p><p>
— Eh bien ! vous êtes encore là, monstre d’ingratitude !… s’écria la
présidente en se retournant. Nous n’y serons jamais, monsieur ni moi,
si jamais monsieur se présentait ! dit-elle aux domestiques en leur
montrant Pons. Allez chercher le docteur, Jean. Et vous, Madeleine, de
l’eau de corne de cerf !</p><p>
Pour la présidente, les raisons alléguées par Brunner n’étaient que le
prétexte sous lequel il s’en cachait d’inconnues ; mais la rupture du
mariage n’en devenait que plus certaine. Avec cette rapidité de pensée
qui distingue les femmes dans les grandes circonstances, madame de
Marville avait trouvé la seule manière de réparer cet échec en
attribuant à Pons une vengeance préméditée. Cette conception infernale
par rapport à Pons, satisfaisait à l’honneur de la famille. Fidèle à sa
haine contre Pons, elle avait fait d’un simple soupçon de femme, une
vérité. En général, les femmes ont une foi particulière, une morale à
elles, elles croient à la réalité de tout ce qui sert leurs intérêts et
leurs passions. La présidente alla bien plus loin, elle persuada
pendant toute la soirée au président sa propre croyance, et le
magistrat fut convaincu le lendemain de la culpabilité de son cousin.
Tout le monde trouvera la conduite de la présidente horrible ; mais en
pareille circonstance, chaque mère imitera madame Camusot, elle aimera
mieux sacrifier l’honneur d’un étranger que celui de sa fille. Les
moyens changeront, le but sera le même.</p><p>
Le musicien descendit avec rapidité l’escalier ; mais il marcha d’un pas
lent par les boulevards, jusqu’au théâtre où il entra machinalement ; il
se mit à son pupitre machinalement et dirigea machinalement
l’orchestre. Durant les entr’actes, il répondit si vaguement à
Schmucke, que Schmucke dissimula ses inquiétudes, il pensa que Pons
était devenu fou. Chez une nature aussi enfantine que celle de Pons, la
scène qui venait de se passer prenait les proportions d’une
catastrophe… Réveiller une effroyable haine, là où il avait voulu
donner le bonheur, c’était un renversement total d’existence. Il avait
enfin reconnu dans les yeux, dans le geste, dans la voix de la
présidente, une inimitié mortelle.</p><p>
Le lendemain, madame Camusot de Marville prit un grand parti,
d’ailleurs exigé par la circonstance et auquel le président souscrivit.
On résolut de donner en dot à Cécile la terre de Marville, l’hôtel de
la rue de Hanovre et cent mille francs. Dans la matinée, la présidente
alla voir la comtesse Popinot, en comprenant qu’il fallait répondre à
un pareil échec par un mariage tout fait. Elle raconta la vengeance
épouvantable et l’affreuse mystification préparées par Pons. Tout parut
croyable quand on apprit que le prétexte de cette rupture était la
condition de fille unique. Enfin, la présidente fit reluire avec art
l’avantage de se nommer Popinot de Marville et l’énormité de la dot. Au
prix où sont les biens en Normandie, à deux pour cent, cet immeuble
représentait environ neuf cent mille francs, et l’hôtel de la rue de
Hanovre était estimé deux cent cinquante mille francs. Aucune famille
raisonnable ne pouvait refuser une pareille alliance ; aussi le comte
Popinot et sa femme l’acceptèrent-ils ; puis, en gens intéressés à
l’honneur de la famille dans laquelle ils entraient, ils promirent leur
concours pour expliquer la catastrophe arrivée la veille.</p><p>
Or, chez le même vieux Camusot, grand-père de Cécile, devant les mêmes
personnes qui s’y trouvaient quelques jours auparavant et auxquelles la
présidente avait chanté ses litanies-Brunner, cette même présidente, à
qui chacun craignait de parler, alla bravement au-devant des
explications.</p><p>
— Vraiment aujourd’hui, disait-elle, on ne saurait prendre trop de
précautions quand il s’agit de mariage, et surtout quand on a affaire à
des étrangers.</p><p>
— Et pourquoi, madame ?</p><p>
— Que vous est-il arrivé ? demanda madame Chiffreville.</p><p>
— Vous ne connaissez pas notre aventure avec ce Brunner, qui avait
l’audace d’aspirer à la main de Cécile ?… C’est le fils d’un
cabaretier allemand, le neveu d’un marchand de peaux de lapins.</p><p>
— Est-ce possible ? Vous, si sagace !… dit une dame.</p><p>
— Ces aventuriers sont si fins ! Mais nous avons tout su par Berthier.
Cet Allemand a pour ami un pauvre diable qui joue de la flûte ! Il est
lié avec un homme qui tient un garni, rue du Mail, avec des
tailleurs… Nous avons appris qu’il a mené la vie la plus crapuleuse,
et aucune fortune ne peut suffire à un drôle qui a déjà mangé celle de
sa mère…</p><p>
— Mais mademoiselle votre fille eût été bien malheureuse !… dit madame Berthier.</p><p>
— Et comment vous a-t-il été présenté ? demanda la vieille madame Lebas.</p><p>
— C’est une vengeance de monsieur Pons ; il nous a présenté ce beau
monsieur-là pour nous livrer au ridicule… Ce Brunner, ça veut dire
Fontaine (on nous le donnait pour un grand seigneur), est d’une assez
triste santé, chauve, les dents gâtées ; aussi m’a-t-il suffi de le voir
une fois pour me défier de lui.</p><p>
— Mais cette grande fortune dont vous me parliez ? demanda timidement une jeune femme.</p><p>
— La fortune n’est pas aussi considérable qu’on le dit. Les tailleurs,
le maître d’hôtel et lui, tous ont gratté leurs caisses pour faire une
maison de Banque… Aujourd’hui, qu’est-ce que la Banque, quand on la
commence ? c’est la licence de se ruiner. Une femme qui se couche
millionnaire peut se réveiller réduite à ses propres. Du premier mot, à
première vue, nous avons eu notre opinion faite sur ce monsieur qui ne
sait rien de nos usages. On voit à ses gants, à son gilet, que c’est un
ouvrier, le fils d’un gargotier allemand, sans noblesse dans les
sentiments, un buveur de bière, et qui fume !… ah ! madame ! vingt-cinq
pipes par jour. Quel eût été le sort de ma pauvre Lili ?… J’en frémis
encore. Dieu nous a sauvées ! Cécile n’aimait d’ailleurs pas ce
monsieur… Pouvions-nous attendre une pareille mystification d’un
parent, d’un habitué de notre maison, qui dîne chez nous deux fois par
semaine depuis vingt ans ! que nous avons couvert de bienfaits, et qui
jouait si bien la comédie qu’il a nommé Cécile son héritière devant le
garde des sceaux, le procureur général, le premier président… Ce
Brunner et monsieur Pons s’entendaient pour s’attribuer l’un à l’autre
des millions !… Non, je vous l’assure, vous toutes, mesdames, vous
eussiez été prises à cette mystification d’artiste !</p><p>
En quelques semaines, les familles réunies des Popinot, des Camusot et
leurs adhérents avaient remporté dans le monde un triomphe facile, car
personne n’y prit la défense du misérable Pons, du parasite, du
sournois, de l’avare, du faux bonhomme enseveli sous le mépris, regardé
comme une vipère réchauffée au sein des familles, comme un homme d’une
méchanceté rare, un saltimbanque dangereux qu’on devait oublier.</p>
 
 
== XXVI. Le dernier coup ==
 
<p>
Un mois environ après le refus du faux Werther, le pauvre Pons, sorti
pour la première fois de son lit où il était resté en proie à une
fièvre nerveuse, se promenait le long des boulevards, au soleil, appuyé
sur le bras de Schmucke. Au boulevard du Temple, personne ne riait plus
des deux Casse-noisettes, à l’aspect de la destruction de l’un et de la
touchante sollicitude de l’autre pour son ami convalescent. Arrivés sur
le boulevard Poissonnière, Pons avait repris des couleurs, en respirant
cette atmosphère des boulevards, où l’air a tant de puissance ; car, là
où la foule abonde, le fluide est si vital, qu’à Rome on a remarqué le
manque de mala aria dans l’infect Getto où pullulent les Juifs.
Peut-être aussi l’aspect de ce qu’il se plaisait jadis à voir tous les
jours, le grand spectacle de Paris, agissait-il sur le malade. En face
du théâtre des Variétés, Pons laissa Schmucke, car ils allaient côte à
côte ; mais le convalescent quittait de temps en temps son ami pour
examiner les nouveautés fraîchement exposées dans les boutiques. Il se
trouva nez à nez avec le comte Popinot, qu’il aborda de la façon la
plus respectueuse, l’ancien ministre étant un des hommes que Pons
estimait et vénérait le plus.</p><p>
— Ah ! monsieur, répondit sévèrement le pair de France, je ne comprends
pas que vous ayez assez peu de tact pour saluer une personne alliée à
la famille où vous avez tenté d’imprimer la honte et le ridicule par
une vengeance comme les artistes savent en inventer… Apprenez,
monsieur, qu’à dater d’aujourd’hui nous devons être complètement
étrangers l’un à l’autre. Madame la comtesse Popinot partage
l’indignation que votre conduite chez les Marville a inspirée à toute
la société.</p><p>
L’ancien ministre passa, laissant Pons foudroyé. Jamais les passions,
ni la justice, ni la politique, jamais les grandes puissances sociales
ne consultent l’état de l’être sur qui elles frappent. L’homme d’État,
pressé par l’intérêt de famille d’écraser Pons, ne s’aperçut point de
la faiblesse physique de ce redoutable ennemi.</p><p>
— Qu’as-du, mon baufre ami ? s’écria Schmucke en devenant aussi pâle que Pons.</p><p>
— Je viens de recevoir un nouveau coup de poignard dans le cœur,
répondit le bonhomme en s’appuyant sur le bras de Schmucke. Je crois
qu’il n’y a que le bon Dieu qui ait le droit de faire le bien, voilà
pourquoi tous ceux qui se mêlent de sa besogne en sont si cruellement
punis.</p><p>
Ce sarcasme d’artiste fut un suprême effort de cette excellente
créature qui voulut dissiper l’effroi peint sur la figure de son ami.</p><p>
— Che le grois, répondit simplement Schmucke.</p><p>
Ce fut inexplicable pour Pons, à qui ni les Camusot ni les Popinot
n’avaient envoyé de billet de faire part du mariage de Cécile. Sur le
boulevard des Italiens, Pons vit venir à lui monsieur Cardot. Pons,
averti par l’allocution du pair de France, se garda bien d’arrêter ce
personnage, chez qui, l’année dernière, il dînait une fois tous les
quinze jours, il se contenta de le saluer ; mais le maire, le député de
Paris, regarda Pons d’un air indigné, sans lui rendre son salut.</p><p>
— Va donc lui demander ce qu’ils ont tous contre moi, dit le bonhomme à
Schmucke qui connaissait dans tous ses détails la catastrophe survenue
à Pons.</p><p>
— Monsir, dit finement Schmucke à Cardot, mône hâmi Bons relèfe d’eine malatie, et fus ne l’afez sans tude bas regonni ?</p><p>
— Parfaitement.</p><p>
— Mais qu’afez-fus tonc à lu rebroger ?</p><p>
— Vous avez pour ami un monstre d’ingratitude, un homme qui, s’il vit
encore, c’est que, comme dit le proverbe : La mauvaise herbe croît en
dépit de tout. Le monde a bien raison de se défier des artistes, ils
sont malins et méchants comme des singes. Votre ami a essayé de
déshonorer sa propre famille, de perdre de réputation une jeune fille
pour se venger d’une innocente plaisanterie, je ne veux plus avoir la
moindre relation avec lui ; je tâcherai d’oublier que je l’ai connu,
qu’il existe. Ces sentiments, monsieur, sont ceux de toutes les
personnes de ma famille, de la sienne, et des gens qui faisaient au
sieur Pons l’honneur de le recevoir…</p><p>
— Mais, monsir, fus ètes ein home rézonaple ; ed, si fus le bermeddez che fais fus egsbliguer l’avaire…</p><p>
— Restez, si vous en avez le cœur, son ami, libre à vous, monsieur,
répliqua Cardot ; mais n’allez pas plus avant, car je crois devoir vous
prévenir que j’envelopperai dans la même réprobation ceux qui
tenteraient de l’excuser, de le défendre.</p><p>
— Te le chisdivier ?</p><p>
— Oui, car sa conduite est injustifiable, comme elle est inqualifiable.</p><p>
Sur ce bon mot, le député de la Seine continua son chemin sans vouloir entendre une syllabe de plus.</p><p>
— J’ai déjà les deux pouvoirs de l’État contre moi, dit en souriant le
pauvre Pons quand Schmucke eut fini de lui redire ces sauvages
imprécations.</p><p>
— Doud esd gondre nus, répliqua douloureusement Schmucke. Hâlons nus-en, bir ne bas rengondrer t’audres pèdes.</p><p>
C’était la première fois de sa vie, vraiment ovine, que Schmucke
proférait de telles paroles. Jamais sa mansuétude quasi divine n’avait
été troublée, il eût souri naïvement à tous les malheurs qui seraient
venus à lui ; mais voir maltraiter son sublime Pons, cet Aristide
inconnu, ce génie résigné, cette âme sans fiel, ce trésor de bonté, cet
or pur !… il éprouvait l’indignation d’Alceste, et il appelait les
amphitryons de Pons, des bêtes ! Chez cette paisible nature, ce
mouvement équivalait à toutes les fureurs de Roland. Dans une sage
prévision, Schmucke fit retourner Pons vers le boulevard du Temple ; et
Pons se laissa conduire, car le malade était dans la situation de ces
lutteurs qui ne comptent plus les coups. Le hasard voulut que rien ne
manquât en ce monde contre le pauvre musicien. L’avalanche qui roulait
sur lui devait tout contenir : la Chambre des pairs, la Chambre des
députés, la famille, les étrangers, les forts, les faibles, les
innocents !</p><p>
Sur le boulevard Poissonnière, en revenant chez lui, Pons vit venir la
fille de ce même monsieur Cardot, une jeune femme qui avait assez
éprouvé de malheurs pour être indulgente. Coupable d’une faute tenue
secrète, elle s’était faite l’esclave de son mari. De toutes les
maîtresses de maison où il dînait, madame Berthier était la seule que
Pons nommât de son petit nom ; il lui disait : "Félicie !" et il croyait
parfois être compris par elle. Cette douce créature parut contrariée de
rencontrer le cousin Pons ; car, malgré l’absence de toute parenté avec
la famille de la seconde femme de son cousin le vieux Camusot, il était
traité de cousin ; mais, ne pouvant l’éviter, Félicie Berthier s’arrêta
devant le moribond.</p><p>
— Je ne vous croyais pas méchant, mon cousin ; mais si, de tout ce que
j’entends dire de vous, le quart seulement est vrai, vous êtes un homme
bien faux… Oh ! ne vous justifiez pas ! ajouta-t-elle vivement en
voyant faire à Pons un geste, c’est inutile par deux raisons : la
première, c’est que je n’ai le droit d’accuser, ni de juger, ni de
condamner personne, sachant par moi-même que ceux qui paraissent avoir
le plus de torts peuvent offrir des excuses ; la seconde, c’est que vos
raisons ne serviraient à rien. Monsieur Berthier, qui a fait le contrat
de mademoiselle de Marville et du vicomte Popinot, est tellement irrité
contre vous que, s’il apprenait que je vous ai dit un seul mot, que je
vous ai parlé pour la dernière fois, il me gronderait. Tout le monde
est contre vous.</p><p>
— Je le vois bien, madame ! répondit d’une voix émue le pauvre musicien qui salua respectueusement la femme du notaire.</p><p>
Et il reprit péniblement le chemin de la rue de Normandie en s’appuyant
sur le bras de Schmucke avec une pesanteur qui trahit au vieil Allemand
une défaillance physique courageusement combattue. Cette troisième
rencontre fut comme le verdict prononcé par l’agneau qui repose aux
pieds de Dieu, le courroux de cet ange des pauvres, le symbole des
Peuples, est le dernier mot du ciel. Les deux amis arrivèrent chez eux
sans avoir échangé une parole. En certaines circonstances de la vie, on
ne peut que sentir son ami près de soi. La consolation parlée aigrit la
plaie, elle en révèle la profondeur. Le vieux pianiste avait, comme
vous le voyez, le génie de l’amitié, la délicatesse de ceux qui, ayant
beaucoup souffert, savent les coutumes de la souffrance.</p><p>
Cette promenade devait être la dernière du bonhomme Pons. Le malade
tomba d’une maladie dans une autre. D’un tempérament sanguin-bilieux,
la bile passa dans le sang, il fut pris par une violente hépatite. Ces
deux maladies successives étant les seules de sa vie, il ne connaissait
point de médecin ; et, dans une pensée toujours excellente d’abord,
maternelle même, la sensible et dévouée Cibot amena le médecin du
quartier.</p>
 
 
== XXVII. Le chagrin passé à l’état de jaunisse ==
 
<p>
À Paris, dans chaque quartier, il existe un médecin dont le nom et la
demeure ne sont connus que de la classe inférieure, des petits
bourgeois, des portiers, et qu’on nomme conséquemment le médecin du
quartier. Ce médecin, qui fait les accouchements et qui saigne, est en
médecine ce qu’est dans les Petites-Affiches le domestique pour tout
faire. Obligé d’être bon pour les pauvres, assez expert à cause de sa
longue pratique, il est généralement aimé. Le docteur Poulain, amené
chez ce malade par madame Cibot, et reconnu par Schmucke, écouta, sans
y faire attention, les doléances du vieux musicien, qui, pendant toute
la nuit, s’était gratté la peau devenue tout à fait insensible. L’état
des yeux, cerclés de jaune, s’accordait avec ce symptôme.</p><p>
— Vous avez eu, depuis deux jours, quelque violent chagrin, dit le docteur à son malade.</p><p>
— Hélas ! oui, répondit Pons.</p><p>
— Vous avez la maladie que monsieur a failli avoir, dit-il en montrant
Schmucke, la jaunisse ; mais ce ne sera rien, ajouta le docteur Poulain
en écrivant une ordonnance.</p><p>
Malgré ce dernier mot si consolant, le docteur avait jeté sur le malade
un de ces regards hippocratiques, où la sentence de mort, quoique
cachée sous une commisération de costume, est toujours devinée par des
yeux intéressés à savoir la vérité. Aussi madame Cibot, qui plongea
dans les yeux du docteur un coup d’œil d’espion, ne se méprit-elle pas
à l’accent de la phrase médicale ni à la physionomie hypocrite du
docteur Poulain, et elle le suivit à sa sortie.</p><p>
— Croyez-vous que ce ne sera rien ? dit madame Cibot au docteur sur le palier.</p><p>
— Ma chère madame Cibot, votre monsieur est un homme mort, non par
suite de l’invasion de la bile dans le sang, mais à cause de sa
faiblesse morale. Avec beaucoup de soins, cependant, votre malade peut
encore s’en tirer ; il faudrait le sortir d’ici, l’emmener voyager…</p><p>
— Et avec quoi ? dit la portière. Il n’a pour tout potage que sa place,
et son ami vit de quelques petites rentes que lui font de grandes dames
auxquelles il aurait, à l’entendre, rendu des services, des dames très
charitables. C’est deux enfants que je soigne depuis neuf ans.</p><p>
— Je passe ma vie à voir des gens qui meurent, non pas de leurs
maladies, mais de cette grande et incurable blessure, le manque
d’argent. Dans combien de mansardes ne suis-je pas obligé, loin de
faire payer ma visite, de laisser cent sous sur la cheminée !…</p><p>
— Pauvre cher monsieur Poulain… dit madame Cibot. Ah ! si vous n’aviez
les cent mille livres de rente que possèdent certains grigous du
quartier, qui sont de vrais décharnés des enfers (déchaînés), vous
seriez le représentant du bon Dieu sur la terre.</p><p>
Le médecin parvenu, par l’estime de messieurs les concierges de son
Arrondissement, à se faire une petite clientèle qui suffisait à peine à
ses besoins, leva les yeux au ciel et remercia madame Cibot par une
moue digne de Tartuffe.</p><p>
— Vous dites donc, mon cher monsieur Poulain, qu’avec beaucoup de soins, notre cher malade en reviendrait ?</p><p>
— Oui, s’il n’est pas trop attaqué dans son moral par le chagrin qu’il a éprouvé.</p><p>
— Pauvre homme ! qui donc a pu le chagriner ? C’est n’un brave homme qui
n’a son pareil sur terre que dans son ami, monsieur Schmucke !… Je
vais savoir de quoi n’il retourne ! Et c’est moi qui me charge de
savonner ceux qui m’ont sangé mon monsieur…</p><p>
— Écoutez, ma chère madame Cibot, dit le médecin qui se trouvait alors
sur le pas de la porte cochère, un des principaux caractères de la
maladie de votre monsieur, c’est une impatience constante à propos de
rien, et, comme il n’est pas vraisemblable qu’il puisse prendre une
garde, c’est vous qui le soignerez. Ainsi…</p><p>
— Ch’est-i de mochieur Ponche que vouche parlez ? demanda le marchand de ferraille qui fumait une pipe.</p><p>
Et il se leva de dessus la borne de la porte pour se mêler à la conversation de la portière et du concierge.</p><p>
— Oui, papa Rémonencq ! répondit madame Cibot à l’Auvergnat.</p><p>
— Eh bienne ! il est plus richeu que moucheu Monichtrolle, et que les
cheigneurs de la curiochité… Cheu me connaîche achez dedans l’artique
pour vous direu que le cher homme a deche trégeors !</p><p>
— Tiens, j’ai cru que vous vous moquiez de moi l’autre jour, quand je
vous ai montré toutes ces antiquailles-là pendant que mes messieurs
étaient sortis, dit madame Cibot à Rémonencq.</p><p>
À Paris, où les pavés ont des oreilles, où les portes ont une langue,
où les barreaux des fenêtres ont des yeux, rien n’est plus dangereux
que de causer devant les portes cochères. Les derniers mots qu’on se
dit là, et qui sont à la conversation ce qu’un post-scriptum est à une
lettre, contiennent des indiscrétions aussi dangereuses pour ceux qui
les laissent écouter que pour ceux qui les recueillent. Un seul exemple
pourra suffire à corroborer celui que présente cette histoire.</p>
 
 
== XXVIII. L’or est une chimère ==
 
<p>
(paroles de M. Scribe, musique de Meyerbeer, décors de Rémonencq)</p><p>
Un jour, l’un des premiers coiffeurs du temps de l’Empire, époque à
laquelle les hommes soignaient beaucoup leurs cheveux, sortait d’une
maison où il venait de coiffer une jolie femme, et où il avait la
pratique de tous les riches locataires. Parmi ceux-ci florissait un
vieux garçon armé d’une gouvernante qui détestait les héritiers de son
Monsieur. Le ci-devant jeune homme, gravement malade, venait de subir
une consultation des plus fameux médecins, qui ne s’appelaient pas
encore les princes de la science. Sortis par hasard en même temps que
le coiffeur, les médecins, en se disant adieu sur le pas de la porte
cochère, parlaient, la science et la vérité sur la main, comme ils se
parlent entre eux quand la farce de la consultation est jouée. — C’est
un homme mort, dit le docteur Haudry. — Il n’a pas un mois à vivre…
répondit Desplein, à moins d’un miracle. Le coiffeur entendit ces
paroles. Comme tous les coiffeurs, il entretenait des intelligences
avec les domestiques. Poussé par une cupidité monstrueuse, il remonte
aussitôt chez le ci-devant jeune homme, et il promet à la
servante-maîtresse une assez belle prime si elle peut décider son
maître à placer une grande partie de sa fortune en viager. Dans la
fortune du vieux garçon moribond, âgé d’ailleurs de cinquante-six
années, qui devaient compter double à cause de ses campagnes
amoureuses, il se trouvait une magnifique maison sise rue de Richelieu,
valant alors deux cent cinquante mille francs. Cette maison, objet de
la convoitise du coiffeur, lui fut vendue moyennant une rente viagère
de trente mille francs. Ceci se passait en 1806. Ce coiffeur retiré,
septuagénaire aujourd’hui, paye encore la rente en 1846. Comme le
ci-devant jeune homme a quatre-vingt-seize ans, est en enfance, et
qu’il a épousé sa madame Évrard, il peut aller encore fort loin. Le
coiffeur ayant donné quelque trente mille francs à la bonne, l’immeuble
lui coûte plus d’un million ; mais la maison vaut aujourd’hui près de
huit à neuf cent mille francs.</p><p>
À l’imitation de ce coiffeur, l’Auvergnat avait écouté les derniers
mots dits par Brunner à Pons sur le pas de sa porte, le jour de
l’entrevue du fiancé-phénix avec Cécile ; il avait donc désiré pénétrer
dans le musée de Pons. Rémonencq, qui vivait en bonne intelligence avec
les Cibot, fut bientôt introduit dans l’appartement des deux amis en
leur absence. Rémonencq, ébloui de tant de richesses, vit un coup à
monter, ce qui veut dire dans l’argot des marchands une fortune à
voler, et il y songeait depuis cinq à six jours.</p><p>
— Che badine chi peu, répondit-il à madame Cibot et au docteur Poulain,
que nous caugerons de la choge, et que chi ce braveu mocheu veutte une
renteu viachère de chinquante mille francs, che vous paille un pagnier
de vin du paysse chi vous me…</p><p>
— Y pensez-vous ? dit le médecin à Rémonencq, cinquante mille francs de
rente viagère !… Mais si le bonhomme est si riche, soigné par moi,
gardé par madame Cibot, il peut guérir alors… car les maladies de
foie sont les inconvénients des tempéraments très forts…</p><p>
— Ai-che dite chinquante ? Maiche un mocheu, là, dechus le passe de
voustre porte, lui a proupouché chet chent mille francs, et cheulement
des tabelausse, fouchtra !</p><p>
En entendant cette déclaration de Rémonencq, madame Cibot regarda le
docteur Poulain d’un air étrange, le diable allumait un feu sinistre
dans ses yeux couleur orange.</p><p>
— Allons ! n’écoutons pas de pareilles fariboles, reprit le médecin
assez heureux de savoir que son client pouvait payer toutes les visites
qu’il allait faire.</p><p>
— Moncheu le doucteurre, chi ma chère madame Chibot, puiche que le
moncheux est au litte, veutte me laicher amenar mon ecchepert, che
chuis chûre de trouver l’archant, en deuche heures, quand il s’achirait
de chet chent milé franques…</p><p>
— Bien, mon ami ! répondit le docteur. Allons, madame Cibot, ayez soin
de ne jamais contrarier le malade ; il faut vous armer de patience, car
tout l’irritera, le fatiguera, même vos attentions pour lui ;
attendez-vous à ce qu’il ne trouve rien de bien…</p><p>
— Il sera joliment difficile, dit la portière.</p><p>
— Voyons, écoutez-moi bien, reprit le médecin avec autorité. La vie de
monsieur Pons est entre les mains de ceux qui le soigneront ; aussi
viendrai-je le voir peut-être deux fois, tous les jours. Je commencerai
ma tournée par lui…</p><p>
Le médecin avait soudain passé de l’insouciance profonde où il était
sur le sort de ses malades pauvres, à la sollicitude la plus tendre, en
reconnaissant la possibilité de cette fortune, d’après le sérieux du
spéculateur.</p><p>
— Il sera soigné comme un roi, répondit madame Cibot avec un factice enthousiasme.</p><p>
La portière attendit que le médecin eût tourné la rue Charlot avant de
reprendre la conversation avec Rémonencq. Le ferrailleur achevait sa
pipe, le dos appuyé au chambranle de la porte de sa boutique. Il
n’avait pas pris cette position sans dessein, il voulait voir venir à
lui la portière.</p><p>
Cette boutique, jadis occupée par un café, était restée telle que
l’Auvergnat l’avait trouvée en la prenant à bail. On lisait encore :
CAFÉ DE NORMANDIE, sur le tableau long qui couronne les vitrages de
toutes les boutiques modernes. L’Auvergnat avait fait peindre, gratis
sans doute, au pinceau et avec une couleur noire par quelque apprenti
peintre en bâtiments, dans l’espace qui restait SOUS CAFÉ DE NORMANDIE,
ces mots : Rémonencq, ferrailleur, achète les marchandises d’occasion.
Naturellement, les glaces, les tables, les tabourets, les étagères,
tout le mobilier du café de Normandie avait été vendu. Rémonencq avait
loué, moyennant six cents francs, la boutique toute nue,
l’arrière-boutique, la cuisine et une seule chambre en entresol, où
couchait autrefois le premier garçon, car l’appartement dépendant du
café de Normandie fut compris dans une autre location. Du luxe primitif
déployé par le limonadier, il ne restait qu’un papier vert-clair uni
dans la boutique, et les fortes barres de fer de la devanture avec
leurs boulons.</p>
 
 
== XXIX. Iconographie du genre brocanteur ==
 
<p>
Venu là, en 1831, après la révolution de Juillet, Rémonencq commença
par étaler des sonnettes cassées, des plats fêlés, des ferrailles, de
vieilles balances, des poids anciens repoussés par la loi sur les
nouvelles mesures que l’État seul n’exécute pas, car il laisse dans la
monnaie publique les pièces d’un et de deux sous qui datent du règne de
Louis XVI. Puis cet Auvergnat, de la force de cinq Auvergnats, acheta
des batteries de cuisine, des vieux cadres, des vieux cuivres, des
porcelaines écornées. Insensiblement, à force de s’emplir et de se
vider, la boutique ressembla aux farces de Nicolet, la nature des
marchandises s’améliora. Le ferrailleur suivit cette prodigieuse et
sûre martingale, dont les effets se manifestent aux yeux des flâneurs
assez philosophes pour étudier la progression croissante des valeurs
qui garnissent ces intelligentes boutiques. Au fer-blanc, aux
quinquets, aux tessons succèdent des cadres et des cuivres. Puis
viennent les porcelaines. Bientôt la boutique, un moment changée en
Crouteum, passe au muséum. Enfin, un jour, le vitrage poudreux s’est
éclairci, l’intérieur est restauré, l’Auvergnat quitte le velours et
les vestes, il porte des redingotes ! on l’aperçoit comme un dragon
gardant son trésor ; il est entouré de chefs-d’œuvre, il est devenu fin
connaisseur, il a décuplé ses capitaux et ne se laisse plus prendre à
aucune ruse, il sait les tours du métier. Le monstre est là, comme une
vieille au milieu de vingt jeunes filles qu’elle offre au public. La
beauté, les miracles de l’art sont indifférents à cet homme à la fois
fin et grossier qui calcule ses bénéfices et rudoie les ignorants.
Devenu comédien, il joue l’attachement à ses toiles, à ses
marqueteries, ou il feint la gêne, ou il suppose des prix
d’acquisition, il offre de montrer des bordereaux de vente. C’est un
Protée, il est dans la même heure Jocrisse, Janot, queue-rouge, ou
Mondor, ou Harpagon, ou Nicodème.</p><p>
Dès la troisième année, on vit chez Rémonencq d’assez belles pendules,
des armures, de vieux tableaux ; et il faisait, pendant ses absences,
garder sa boutique par une grosse femme fort laide, sa sœur venue du
pays à pied, sur sa demande. La Rémonencq, espèce d’idiote au regard
vague et vêtue comme une idole japonaise, ne cédait pas un centime sur
les prix que son frère indiquait ; elle vaquait d’ailleurs aux soins du
ménage, et résolvait le problème en apparence insoluble de vivre des
brouillards de la Seine. Rémonencq et sa sœur se nourrissaient de pain
et de harengs, d’épluchures, de restes de légumes ramassés dans les tas
d’ordures que les restaurateurs laissent au coin de leurs bornes. À eux
deux, ils ne dépensaient pas, le pain compris, douze sous par jour, et
la Rémonencq cousait ou filait de manière à les gagner.</p><p>
Ce commencement du négoce de Rémonencq, venu pour être commissionnaire
à Paris, et qui, de 1825 à 1831, fit les commissions des marchands de
curiosités du boulevard Beaumarchais et des chaudronniers de la rue de
Lappe, est l’histoire normale de beaucoup de marchands de curiosités.
Les Juifs, les Normands, les Auvergnats et les Savoyards, ces quatre
races d’hommes ont les mêmes instincts, ils font fortune par les mêmes
moyens. Ne rien dépenser, gagner de légers bénéfices, et cumuler
intérêts et bénéfices, telle est leur Charte. Et cette Charte est une
vérité.</p><p>
En ce moment, Rémonencq, réconcilié avec son ancien bourgeois
Monistrol, en affaires avec de gros marchands ; allait chiner (le mot
technique) dans la banlieue de Paris qui, vous le savez, comporte un
rayon de quarante lieues. Après quatorze ans de pratique, il était à la
tête d’une fortune de soixante mille francs, et d’une boutique bien
garnie. Sans casuel, rue de Normandie où la modicité du loyer le
retenait, il vendait ses marchandises aux marchands, en se contenant
d’un bénéfice modéré. Toutes ses affaires se traitaient en patois
d’Auvergne, dit Charabia. Cet homme caressait un rêve ! Il souhaitait
d’aller s’établir sur les boulevards. Il voulait devenir un riche
marchand de curiosités ; et traiter un jour directement avec les
amateurs. Il contenait d’ailleurs un négociant redoutable. Il gardait
sur sa figure un enduit poussiéreux produit par la limaille de fer et
collé par la sueur, car il faisait tout lui-même ; ce qui rendait sa
physionomie d’autant plus impénétrable, que l’habitude de la peine
physique l’avait doué de l’impassibilité stoïque des vieux soldats de
1799. Au physique, Rémonencq apparaissait comme un homme court et
maigre, dont les petits yeux, disposés comme ceux des cochons,
offraient, dans leur champ d’un bleu froid, l’avidité concentrée, la
ruse narquoise des Juifs, moins leur apparente humilité doublée du
profond mépris qu’ils ont pour les chrétiens.</p><p>
Les rapports entre les Cibot et les Rémonencq étaient ceux du
bienfaiteur et de l’obligé. Madame Cibot, convaincue de l’excessive
pauvreté des Auvergnats, leur vendait à des prix fabuleux les restes de
Schmucke et de Cibot. Les Rémonencq payaient une livre de croûtes
sèches et de mie de pain deux centimes et demi, un centime et demi une
écuellée de pommes de terre, et ainsi du reste. Le rusé Rémonencq
n’était jamais censé faire d’affaires pour son compte. Il représentait
toujours Monistrol, et se disait dévoré par les riches marchands ; aussi
les Cibot plaignaient-ils sincèrement les Rémonencq. Depuis onze ans
l’Auvergnat n’avait pas encore usé la veste en velours, le pantalon de
velours et le gilet de velours qu’il portait ; mais ces trois parties du
vêtement, particulier aux Auvergnats, étaient criblées de pièces, mises
gratis par Cibot. Comme on le voit, tous les juifs ne sont pas en
Israel.</p><p>
— Ne vous moquez-vous pas de moi, Rémonencq ? dit la portière. Est-ce
que monsieur Pons peut avoir une pareille fortune et mener la vie qu’il
mène ? Il n’a pas cent francs chez lui !…</p><p>
— Leje amateurs chont touches comme cha, répondit sentencieusement Rémonencq.</p><p>
— Ainsi, vous croyez, nà vrai, que mon monsieur n’a pour sept cent mille francs…</p><p>
— Rien qu’eu dedans leche tableausse… il en a eune que ch’il en
voulait chinquante mille franques, queu che les trouveraisse quand che
devrais me strangula. Vous chavez bien leje petites cadres en cuivre
esmaillé, pleines de velurse rouche, où chont des pourtraictes… Eh
bien ! ch’esce desche émauche de Petitotte que moncheu le minichtre du
gouvarnemente, uene anchien deroguisse, paille mille escus pièche…</p><p>
— Il y en a trente ! dans les deux cadres, dit la portière dont les yeux se dilatèrent.</p><p>
— Eh bien ! chuchez de chon trégeor ?</p><p>
Madame Cibot, prise de vertige, fit volte-face. Elle conçut aussitôt
l’idée de se faire coucher sur le testament du bonhomme Pons, à
l’imitation de toutes les servantes-maîtresses dont les viagers avaient
excité tant de cupidités dans le quartier du Marais. Habitant en idée
une commune aux environs de Paris, elle s’y pavanait dans une maison de
campagne où elle soignait sa basse-cour, son jardin, et où elle
finissait ses jours, servie comme une reine, ainsi que son pauvre
Cibot, qui méritait tant de bonheur, comme tous les anges oubliés,
incompris.</p><p>
Dans le mouvement brusque et naïf de la portière, Rémonencq aperçut la
certitude d’une réussite Dans le métier de chineur (tel est le nom des
chercheurs d’occasions, du verbe chiner, aller à la recherche des
occasions et conclure de bons marchés avec des détenteurs ignorants) ;
dans ce métier, la difficulté consiste à pouvoir s’introduire dans les
maisons. On ne se figure pas les ruses à la Scapin, les tours à la
Sganarelle, et les séductions à la Dorine qu’inventent les chineurs
pour entrer chez le bourgeois. C’est des comédies dignes du théâtre, et
toujours fondées comme ici, sur la rapacité des domestiques. Les
domestiques, surtout à la campagne ou dans les provinces, pour trente
francs d’argent ou de marchandises, font conclure des marchés où le
chineur réalise des bénéfices de mille à deux mille francs. Il y a tel
service de vieux Sèvres, pâte tendre, dont la conquête, si elle était
racontée, montrerait toutes les ruses diplomatiques du congrès de
Munster, toute l’intelligence déployée à Nimègue, à Utrecht, à Riswick,
à Vienne, dépassées par les chineurs, dont le comique est bien plus
franc que celui des négociateurs. Les chineurs ont des moyens d’action
qui plongent tout aussi profondément dans les abîmes de l’intérêt
personnel que ceux si péniblement cherchés par les ambassadeurs pour
déterminer la rupture des alliances les mieux cimentées.</p><p>
— Ch’ai choliment allumé la Chibot, dit le frère à la sœur en lui
voyant reprendre sa place sur une chaise dépaillée. Et doncques, che
vais conchulleter le cheul qui s’y connaiche, nostre Chuif, un bon
Chuif qui ne nouche a presté qu’à quinche pour chent !</p><p>
Rémonencq avait lu dans le cœur de la Cibot. Chez les femmes de cette
trempe, vouloir, c’est agir ; elles ne reculent devant aucun moyen pour
arriver au succès ; elles passent de la probité la plus entière à la
scélératesse la plus profonde, en un instant. La probité, comme tous
nos sentiments, d’ailleurs, devrait se diviser en deux probités : une
probité négative, une probité positive. La probité négative serait
celle des Cibot, qui sont probes tant qu’une occasion de s’enrichir ne
s’offre pas à eux. La probité positive serait celle qui reste toujours
dans la tentation jusqu’à mi-jambes sans y succomber, comme celle des
garçons de recettes.</p>
 
 
== XXX. Où la Cibot commence sa première attaque ==
 
<p>
Une foule d’intentions mauvaises se rua dans l’intelligence et dans le
cœur de cette portière par l’écluse de l’intérêt ouverte à la
diabolique parole du ferrailleur. La Cibot monta, vola, pour être
exact, de la loge à l’appartement de ses deux messieurs, et se montra
le visage masqué de tendresse, sur le seuil de la chambre où
gémissaient Pons et Schmucke. En voyant entrer la femme de ménage,
Schmucke lui fit signe de ne pas dire un mot des véritables opinions du
docteur en présence du malade ; car, l’ami, le sublime Allemand avait lu
dans les yeux du docteur ; et elle y répondit par un autre signe de
tête, en exprimant une profonde douleur.</p><p>
— Eh bien ! mon cher monsieur, comment vous sentez-vous ? dit la Cibot.</p><p>
La portière se posa au pied du lit, les poings sur ses hanches et les
yeux fixés sur le malade amoureusement ; mais quelles paillettes d’or en
jaillissaient ! C’eût été terrible comme un regard de tigre, pour un
observateur.</p><p>
— Mais bien mal ! répondit le pauvre Pons, je ne me sens plus le moindre
appétit. Ah ! le monde ! le monde ! s’écriait-il en pressant la main de
Schmucke qui tenait, assis au chevet du lit, la main de Pons, et avec
qui sans doute le malade parlait des causes de sa maladie. — J’aurais
bien mieux fait, mon bon Schmucke, de suivre tes conseils ! de dîner ici
tous les jours depuis notre réunion ! de renoncer à cette société qui
roule sur moi, comme un tombereau sur un œuf, et pourquoi ?…</p><p>
— Allons, allons, mon bon monsieur, pas de doléances, dit la Cibot, le docteur m’a dit la vérité…</p><p>
Schmucke tira la portière par la robe.</p><p>
— Hé ! vous pouvez vous n’en tirer, mais n’avec beaucoup de soins…
Soyez tranquille, vous n’avez près de vous n’un bon ami, et, sans me
vanter, n’une femme qui vous soignera comme n’une mère soigne son
premier enfant. J’ai tiré Cibot d’une maladie que monsieur Poulain
l’avait condamné, qu’il lui n’avait jeté, comme on dit, le drap sur le
nez ? qu’il n’était n’abandonné comme mort… Eh bien ! vous qui n’en
êtes pas là, Dieu merci, quoique vous soyez assez malade, comptez sur
moi… je vous n’en tirerai n’a moi seule ! Soyez tranquille, ne vous
n’agitez pas comme ça. Elle ramena la couverture sur les mains du
malade. — N’allez, mon fiston, dit-elle, monsieur Schmucke et moi, nous
passerons les nuits, là, n’à votre chevet… Vous serez mieux gardé
qu’un prince, et… d’ailleurs, vous n’êtes assez riche pour ne vous
rien refuser de ce qu’il faut à votre maladie… Je viens de m’arranger
avec Cibot ; car, pauvre cher homme, qué qui ferait sans moi… Eh bien !
je lui n’ai fait entendre raison, et nous vous aimons tant tous les
deux, qu’il a consenti à ce que je sois n’ici la nuit… Et pour un
homme comme lui… c’est un fier sacrifice, allez ! car il m’aime comme
au premier jour. Je ne sais pas ce qu’il n’a ! c’est la loge ! tous deux
à côté de l’autre, toujours !… Ne vous découvrez donc pas ainsi…
dit-elle en s’élançant à la tête du lit et ramenant les couvertures sur
la poitrine de Pons… Si vous n’êtes pas gentil, si vous ne faites pas
bien tout ce qu’ordonnera monsieur Poulain, qui est, voyez-vous,
l’image du bon Dieu sur la terre, je ne me mêle plus de vous… faut
m’obéir…</p><p>
— Ui, montame Zipod ! il fus opéira, répondit Schmucke, gar ile feud fifre bir son pon hami Schmucke, che le carandis.</p><p>
— Ne vous impatientez pas, surtout ; car votre maladie, dit la Cibot,
vous n’y pousse assez, sans que vous n’augmentiez votre défaut de
patience. Dieu nous envoie nos maux, mon cher bon monsieur, il nous
punit de nos fautes, vous n’avez bien quelques chères petites fautes
n’à vous reprocher !… Le malade inclina la tête négativement. — Oh !
n’allez, vous n’aurez aimé dans votre jeunesse, vous n’aurez fait vos
fredaines, vous n’avez peut-être quelque part n’un fruit de vos
n’amours, qui n’est sans pain, ni feu, ni lieu… Monstres d’hommes ! Ça
n’aime n’un jour, et puis : — Frist ! Ça ne pense plus n’a rien, pas même
n’aux mois de nourrice ! Pauvres femmes !…</p><p>
— Mais il n’y a que Schmucke et ma pauvre mère qui m’aient jamais aimé, dit tristement le pauvre Pons.</p><p>
— Allons ! vous n’êtes pas n’un saint ! vous n’avez été jeune et vous
deviez n’être bien joli garçon. À vingt ans… moi, bon comme vous
l’êtes, je vous n’aurais n’aimé…</p><p>
— J’ai toujours été laid comme un crapaud ! dit Pons au désespoir.</p><p>
— Vous dites cela par modestie, car vous n’avez cela pour vous, que vous n’êtes modeste.</p><p>
— Mais non, ma chère madame Cibot, je vous le répète, j’ai toujours été laid, et je n’ai jamais été aimé…</p><p>
— Par exemple ! vous ?… dit la portière. Vous voulez n’à cette heure me
faire accroire que vous n’êtes à votre âge, comme n’une rosière… à
d’autres ! n’un musicien ! un homme de théâtre ! mais ce serait nune femme
qui me dirait cela, que je ne la croirais pas.</p><p>
— Montame Zibod ! fus allez l’irrider ! cria Schmucke en voyant Pons qui se tortillait comme un ver dans son lit.</p><p>
— Taisez-vous n’aussi, vous n’êtes deux vieux libertins… Vous n’avez
beau n’être laids, il n’y a si vilain couvercle qui ne trouve son pot !
comme dit le proverbe ! Cibot s’est bien fait n’aimer d’une des plus
belles écaillères de Paris… vous n’êtes infiniment mieux que lui…
Vous n’êtes bon ! vous… n’allons, vous n’avez fait vos farces ! Et Dieu
vous punit d’avoir abandonné vos enfants, comme Abraham !… Le malade
abattu trouva la force de faire encore un geste de dénégation. — Mais
soyez tranquille, ça ne vous empêchera de vivre n’autant que Mathusalem.</p><p>
— Mais laissez-moi donc tranquille ! cria Pons, je n’ai jamais su ce que
c’était que d’être aimé !… je n’ai pas eu d’enfants, je suis seul sur
la terre…</p><p>
— Nà, bien vrai ?… demanda la portière, car vous n’êtes si bon, que
les femmes, qui, voyez-vous, n’aiment la bonté, c’est ce qui les
attache… et il me semblait impossible que dans votre bon temps…</p><p>
— Emmène-là ! dit Pons à l’oreille de Schmucke, elle m’agace !</p><p>
— Monsieur Schmucke alors, n’en a des enfants… Vous n’êtes tous comme ça, vous autres vieux garçons.</p><p>
— Moi ! s’écria Schmucke en se dressant sur ses jambes, mais…</p><p>
— Allons, vous n’aussi, vous n’êtes sans héritiers, n’est-ce pas ! Vous
n’êtes venus tous deux comme des champignons sur cette terre.</p><p>
— Foyons, fenez ! répondit Schmucke.</p><p>
Le bon Allemand prit héroïquement madame Cibot par la taille, et l’emmena dans le salon, sans tenir compte de ses cris.</p>
 
 
== XXXI. Beau trait de continence ==
 
<p>
— Vous voudriez n’à votre âge, n’abuser d’une pauvre femme !… criait la Cibot en se débattant dans les bras de Schmucke.</p><p>
— Ne griez bas !</p><p>
— Vous, le meilleur des deux ! répondit la Cibot. Ah ! j’ai n’eu tort de
parler d’amour n’à des vieillards qui n’ont jamais connu de femmes !
j’ai n’allumé vos feux, monstre, s’écria-t-elle en voyant les yeux de
Schmucke brillant de colère. N’à la garde ! n’à la garde ! on m’enlève !</p><p>
— Fus edes eine pedde ! répondit l’Allemand. Foyons, qu’a tid le togdeur ?…</p><p>
— Vous me brutalisez ainsi, dit en pleurant la Cibot rendue à la
liberté, moi qui me jetterais dans le feu pour vous deux ! Ah bien ! n’on
dit que les hommes se connaissent à l’user… Comme c’est vrai ! C’est
pas mon pauvre Cibot qui me malmènerait ainsi… Moi qui fais de vous
mes enfants ; car je n’ai pas d’enfants, et je disais hier, oui, pas
plus tard qu’hier, à Cibot : "— Mon ami, Dieu savait bien ce qu’il
faisait en nous refusant des enfants, car j’ai deux enfants là-haut !"
Voilà, par la sainte croix de Dieu, sur l’âme de ma mère, ce que je lui
disais…</p><p>
— Eh ! mais qu’a tid le togdeur ? demanda rageusement Schmucke qui pour la première fois de sa vie frappa du pied.</p><p>
— Eh bien ! il n’a dit, répondit madame Cibot en attirant Schmucke dans
la salle à manger, il n’a dit que notre cher bien-aimé chéri de n’amour
de malade serait en danger de mourir, s’il n’était pas bien soigné ;
mais je suis là, malgré vos brutalités ; car vous n’êtes brutal, vous
que je croyais si doux. N’en avez-vous de ce tempérament !… N’ah ! vous
n’abuseriez donc n’encore n’à votre âge d’une femme, gros polisson ?…</p><p>
— Bolizon ! moâ ?… Fus ne gombrenez toncques bas que che n’ame que Bons.</p><p>
— N’a la bonne heure, vous me laisserez tranquille, n’est-ce pas ?
dit-elle en souriant à Schmucke. Vous ferez bien, car Cibot casserait
les os à quiconque n’attenterait à son noneur !</p><p>
— Zoignez-le pien, ma petite montam Zibod, reprit Schmucke en essayant de prendre la main à madame Cibot.</p><p>
— N’ah ! voyez-vous, n’encore ?</p><p>
— Égoudez-moi tonc ? dud ce que c’haurai zera à fus, zi nus le zauffons…</p><p>
— Eh bien ! je vais chez l’apothicaire, chercher ce qu’il faut… car,
voyez-vous, monsieur, ça coûtera cette maladie ; net comment
ferez-vous ?…</p><p>
— Che dravaillerai ! Che feux que Bons zoid soigné gomme ein brince…</p><p>
— Il le sera, mon bon monsieur Schmucke ; et, voyez-vous, ne vous
inquiétez de rien. Cibot et moi, nous n’avons deux mille francs
d’économies, elles sont à vous, et n’il y a longtemps que je mets du
mien ici, n’allez !…</p><p>
— Ponne phâme ! s’écria Schmucke en s’essuyant les yeux, quel cueir !</p><p>
— Séchez des larmes qui m’honorent, car voilà ma récompense, à moi ! dit
mélodramatiquement la Cibot. Je suis la plus désintéressée de toutes
les créatures, mais n’entrez pas n’avec des larmes n’aux yeux, car
monsieur Pons croirait qu’il est plus malade qu’il n’est.</p><p>
Schmucke, ému de cette délicatesse, prit enfin la main de la Cibot et la lui serra.</p><p>
— N’épargnez-moi ! dit l’ancienne écaillère en jetant à Schmucke un regard tendre.</p><p>
— Bons, dit le bon Allemand en rentrant, c’esd eine anche que montam Zibod, c’esd eine anche pafard, mais c’esd eine anche.</p><p>
— Tu crois ?… Je suis devenu défiant depuis un mois, répondit le
malade en hochant la tête. Après tous mes malheurs, on ne croit plus à
rien qu’à Dieu et à toi !…</p><p>
— Cuéris, et nus fifrons dus trois gomme tes roisse ! s’écria Schmucke.</p><p>
— Cibot ! s’écria la portière essoufflée, en entrant dans sa loge. Ah !
mon ami, notre fortune n’est faite ! Mes deux messieurs n’ont pas
d’héritiers, ni d’enfants naturels, ni rien… quoi !… Oh ! j’irai chez
madame Fontaine me faire tirer les cartes, pour savoir ce que nous
n’aurons de rente !…</p><p>
— Ma femme, répondit le petit tailleur, ne comptons pas sur les souliers d’un mort pour être bien chaussés.</p><p>
— Ah çà ! vas-tu m’asticoter, toi, dit-elle, en donnant une tape amicale
à Cibot. Je sais ce que je sais ! Monsieur Poulain n’a condamné monsieur
Pons ! Et nous serons riches ! Je serai sur le testament… Je m’en
sarge ! Tire ton aiguille et veille n’à ta loge, tu ne feras plus
longtemps ce métier-là ! Nous nous retirerons n’à la campagne, n’à
Batignolles. N’une belle maison, n’un beau jardin, que tu t’amuseras à
cultiver, et j’aurai n’une servante !…</p><p>
— Eh bien ! voichine, comment cha va la-haute, demanda Rémonencq, chavez-vousse che que vautte chette collectchion ?…</p><p>
— Non, non, pas encore ! N’on ne va pas comme ça ! mon brave homme. Moi,
j’ai commencé par me faire dire des choses plus importantes…</p><p>
— Pluche impourtantes ! s’écria Rémonencq ; maiche, che qui este plus impourtant que cette choge…</p><p>
— Allons, gamin ! laisse-moi conduire la barque, dit la portière avec autorité.</p><p>
— Maiche, tante pour chent, chur chette chent mille franques, vouche
auriez de quoi reschter bourcheois pour le reschte de vostre vie…</p><p>
— Soyez tranquille, papa Rémonencq, quand il faudra savoir ce que
valent toutes les choses que le bonhomme a amassées, nous verrons…</p>
 
 
== XXXII. Traité des sciences occultes ==
 
<p>
Et la portière, après être allée chez l’apothicaire pour y prendre les
médicaments ordonnés par le docteur Poulain, remit au lendemain sa
consultation chez madame Fontaine, en pensant qu’elle trouverait les
facultés de l’oracle plus nettes, plus fraîches, en s’y trouvant de bon
matin avant tout le monde ; car il y a souvent foule chez madame
Fontaine.</p><p>
Après avoir été pendant quarante ans l’antagoniste de la célèbre
mademoiselle Lenormand, à qui d’ailleurs elle a survécu, madame
Fontaine était alors l’oracle du Marais. On ne se figure pas ce que
sont les tireuses de cartes pour les classes inférieures parisiennes,
ni l’influence immense qu’elles exercent sur les déterminations des
personnes sans instruction ; car les cuisinières, les portières, les
femmes entretenues, les ouvriers, tous ceux qui, dans Paris, vivent
d’espérances, consultent les êtres privilégiés qui possèdent l’étrange
et inexpliqué pouvoir de lire dans l’avenir. La croyance aux sciences
occultes est bien plus répandue que ne l’imaginent les savants, les
avocats, les notaires, les médecins, les magistrats et les philosophes.
Le peuple a des instincts indélébiles. Parmi ces instincts, celui qu’on
nomme si sottement superstition, est aussi bien dans le sang du peuple
que dans l’esprit des gens supérieurs. Plus d’un homme d’État consulte,
à Paris, les tireuses de cartes. Pour les incrédules, l’astrologie
judiciaire (alliance de mots excessivement bizarre) n’est que
l’exploitation d’un sentiment inné, l’un des plus forts de notre
nature, la Curiosité. Les incrédules nient donc complètement les
rapports que la divination établit entre la destinée humaine et la
configuration qu’on en obtient par les sept ou huit moyens principaux
qui composent l’astrologie judiciaire. Mais il en est des sciences
occultes comme de tant d’effets naturels repoussés par les esprits
forts ou par les philosophes matérialistes, c’est-à-dire ceux qui s’en
tiennent uniquement aux faits visibles, solides, aux résultats de la
cornue ou des balances de la physique et de la chimie modernes ; ces
sciences subsistent, elles continuent leur marche, sans progrès
d’ailleurs, car depuis environ deux siècles la culture en est
abandonnée par les esprits d’élite.</p><p>
En ne regardant que le côté possible de la divination, croire que les
événements antérieurs de la vie d’un homme, que les secrets connus de
lui seul peuvent être immédiatement représentés par des cartes qu’il
mêle, qu’il coupe et que le diseur d’horoscope divise en paquets
d’après des lois mystérieuses, c’est l’absurde ; mais c’est l’absurde
qui condamnait la vapeur, qui condamne encore la navigation aérienne,
qui condamnait les inventions de la poudre et de l’imprimerie, celle
des lunettes, de la gravure, et la dernière grande découverte, la
daguerréotypie. Si quelqu’un fût venu dire à Napoléon qu’un édifice et
qu’un homme sont incessamment et à toute heure représentés par une
image dans l’atmosphère, que tous les objets existants y ont un spectre
saisissable, perceptible, il aurait logé cet homme à Charenton, comme
Richelieu logea Salomon de Caux à Bicêtre, lorsque le martyr normand
lui apporta l’immense conquête de la navigation à vapeur. Et c’est là
cependant ce que Daguerre a prouvé par sa découverte. Eh bien ! si Dieu
a imprimé, pour certains yeux clairvoyants, la destinée de chaque homme
dans sa physionomie, en prenant ce mot comme l’expression totale du
corps, pourquoi la main ne résumerait-elle pas la physionomie, puisque
la main est l’action humaine tout entière et son seul moyen de
manifestation ? De là la chiromancie. La société n’imite-t-elle pas
Dieu ? Prédire à un homme les événements de sa vie à l’aspect de sa
main, n’est pas un fait plus extraordinaire chez celui qui a reçu les
facultés du Voyant, que le fait de dire à un soldat qu’il se battra, à
un avocat qu’il parlera, à un cordonnier qu’il fera des souliers ou des
bottes, à un cultivateur qu’il fumera la terre et la labourera.
Choisissons un exemple frappant ? Le génie est tellement visible en
l’homme, qu’en se promenant à Paris, les gens les plus ignorants
devinent un grand artiste quand il passe. C’est comme un soleil moral
dont les rayons colorent tout à son passage. Un imbécile ne se
reconnaît-il pas immédiatement par des impressions contraires à celles
que produit l’homme de génie ? Un homme ordinaire passe presque
inaperçu. La plupart des observateurs de la nature sociale et
parisienne peuvent dire la profession d’un passant en le voyant venir.
Aujourd’hui, les mystères du sabbat, si bien peints par les peintres du
seizième siècle, ne sont plus des mystères. Les Égyptiennes ou les
Égyptiens, pères des Bohémiens, cette nation étrange, venue des Indes,
faisait tout uniment prendre du hatschich à ses clients. Les phénomènes
produits par cette conserve expliquent parfaitement le chevauchage sur
les balais, la fuite par les cheminées, les visions réelles, pour ainsi
dire, des vieilles changées en jeunes femmes, les danses furibondes et
les délicieuses musiques qui composaient les fantaisies des prétendus
adorateurs du diable.</p><p>
Aujourd’hui tant de faits avérés, authentiques, sont issus des sciences
occultes, qu’un jour ces sciences seront professées comme on professe
la chimie et l’astronomie. Il est même singulier qu’au moment où l’on
crée à Paris des chaires de slave, de mantchou, de littératures aussi
peu professables que les littératures du Nord, qui, au lieu de fournir
des leçons, devraient en recevoir, et dont les titulaires répètent
d’éternels articles sur Shakspeare ou sur le seizième siècle, on n’ait
pas restitué, sous le nom d’Anthropologie, l’enseignement de la
philosophie occulte, l’une des gloires de l’ancienne Université. En
ceci, l’Allemagne, ce pays à la fois si grand et si enfant, a devancé
la France, car on y professe cette science, bien plus utile que les
différentes philosophies, qui sont toutes la même chose.</p><p>
Que certains êtres aient le pouvoir d’apercevoir les faits à venir dans
le germe des causes, comme le grand inventeur aperçoit une industrie,
une science dans un effet naturel inaperçu du vulgaire, ce n’est plus
une de ces violentes exceptions qui font rumeur, c’est l’effet d’une
faculté reconnue, et qui serait en quelque sorte le somnambulisme de
l’esprit. Si donc cette proposition, sur laquelle reposent les
différentes manières de déchiffrer l’avenir, semble absurde, le fait
est là. Remarquez que prédire les gros événements de l’avenir n’est
pas, pour le Voyant, un tour de force plus extraordinaire que celui de
deviner le passé. Le passé, l’avenir sont également impossibles à
savoir, dans le système des incrédules. Si les événements accomplis ont
laissé des traces, il est vraisemblable d’imaginer que les événements à
venir ont leurs racines. Dès qu’un diseur de bonne aventure vous
explique minutieusement les faits connus de vous seul, dans votre vie
antérieure, il peut vous dire les événements que produiront les causes
existantes. Le monde moral est taillé pour ainsi dire sur le patron du
monde naturel ; les mêmes effets s’y doivent retrouver avec les
différences propres à leurs divers milieux. Ainsi, de même que les
corps se projettent réellement dans l’atmosphère en y laissant
subsister ce spectre saisi par le daguerréotype qui l’arrête au
passage ; de même, les idées, créations réelles et agissantes,
s’impriment dans ce qu’il faut nommer l’atmosphère du monde spirituel,
y produisent des effets, y vivent spectralement (car il est nécessaire
de forger des mots pour exprimer des phénomènes innommés), et dès lors
certaines créatures douées de facultés rares peuvent parfaitement
apercevoir ces formes ou ces traces d’idées.</p><p>
Quant aux moyens employés pour arriver aux visions, c’est là le
merveilleux le plus explicable, dès que la main du consultant dispose
les objets à l’aide desquels on lui fait représenter les hasards de sa
vie. En effet, tout s’enchaîne dans le monde réel. Tout mouvement y
correspond à une cause, toute cause se rattache à l’ensemble ; et,
conséquemment, l’ensemble se représente dans le moindre mouvement.
Rabelais, le plus grand esprit de l’humanité moderne, cet homme qui
résuma Pythagore, Hippocrate, Aristophane et Dante, a dit, il y a
maintenant trois siècles : L’homme est un microcosme. Trois siècles
après, Swedenborg, le grand prophète suédois, disait que la terre était
un homme. Le prophète et le précurseur de l’incrédulité se
rencontraient ainsi dans la plus grande des formules. Tout est fatal
dans la vie humaine, comme dans la vie de notre planète. Les moindres
accidents, les plus futiles, y sont subordonnés. Donc les grandes
choses, les grands desseins, les grandes pensées s’y reflètent
nécessairement dans les plus petites actions, et avec tant de fidélité,
que si quelque conspirateur mêle et coupe un jeu de cartes, il y écrira
le secret de sa conspiration pour le Voyant appelé bohème, diseur de
bonne aventure, charlatan, etc. Dès qu’on admet la fatalité,
c’est-à-dire l’enchaînement des causes, l’astrologie judiciaire existe
et devient ce qu’elle était jadis, une science immense, car elle
comprend la faculté de déduction qui fit Cuvier si grand, mais
spontanée, au lieu d’être, comme chez ce beau génie, exercée dans les
nuits studieuses du cabinet.</p><p>
L’astrologie judiciaire, la divination, a régné pendant sept siècles,
non pas comme aujourd’hui sur les gens du peuple, mais sur les plus
grandes intelligences, sur les souverains, sur les reines et sur les
gens riches. Une des plus grandes sciences de l’antiquité, le
magnétisme animal, est sorti des sciences occultes, comme la chimie est
sortie des fourneaux des alchimistes. La crânologie, la physiognomonie,
la névrologie en sont également issues ; et les illustres créateurs de
ces sciences, en apparence nouvelles, n’ont eu qu’un tort, celui de
tous les inventeurs, et qui consiste à systématiser absolument des
faits isolés, dont la cause génératrice échappe encore à l’analyse. Un
jour l’Église catholique et la Philosophie moderne se sont trouvées
d’accord avec la Justice pour proscrire, persécuter, ridiculiser les
mystères de la Cabale ainsi que ses adeptes, et il s’est fait une
regrettable lacune de cent ans dans le règne et l’étude des sciences
occultes. Quoi qu’il en soit, le peuple et beaucoup de gens d’esprit,
les femmes surtout, continuent à payer leurs contributions à la
mystérieuse puissance de ceux qui peuvent soulever le voile de
l’avenir ; ils vont leur acheter de l’espérance, du courage, de la
force, c’est-à-dire ce que la religion seule peut donner. Aussi cette
science est-elle toujours pratiquée, non sans quelques risques.
Aujourd’hui, les sorciers, garantis de tout supplice par la tolérance
due aux encyclopédistes du dix-huitième siècle, ne sont plus
justiciables que de la police correctionnelle, et dans le cas seulement
où ils se livrent à des manœuvres frauduleuses, quand ils effraient
leurs pratiques dans le dessein d’extorquer de l’argent, ce qui
constitue une escroquerie. Malheureusement l’escroquerie et souvent le
crime accompagnent l’exercice de cette faculté sublime. Voici pourquoi.</p><p>
Les dons admirables qui font le Voyant se rencontrent ordinairement
chez les gens à qui l’on décerne l’épithète de brutes. Ces brutes sont
les vases d’élection où Dieu met les élixirs qui surprennent
l’humanité. Ces brutes donnent les prophètes, les saint Pierre, les
l’Hermite. Toutes les fois que la pensée demeure dans sa totalité,
reste bloc, ne se débite pas en conversations, en intrigues, en œuvres
de littérature, en imaginations de savant, en efforts administratifs,
en conceptions d’inventeur, en travaux guerriers, elle est apte à jeter
des feux d’une intensité prodigieuse, contenus comme le diamant brut
garde l’éclat de ses facettes. Vienne une circonstance ! cette
intelligence s’allume, elle a des ailes pour franchir les distances,
des yeux divins pour tout voir ; hier, c’était un charbon, le lendemain,
sous le jet du fluide inconnu qui la traverse, c’est un diamant qui
rayonne. Les gens supérieurs, usés sur toutes les faces de leur
intelligence, ne peuvent jamais, à moins de ces miracles que Dieu se
permet quelquefois, offrir cette puissance suprême. Aussi, les devins
et les devineresses sont-ils presque toujours des mendiants ou des
mendiantes à esprits vierges, des êtres en apparence grossiers, des
cailloux roulés dans les torrents de la misère, dans les ornières de la
vie, où ils n’ont dépensé que des souffrances physiques. Le prophète,
le Voyant, c’est enfin Martin le laboureur, qui a fait trembler Louis
XVIII en disant un secret que le Roi pouvait seul savoir, c’est une
mademoiselle Lenormand, une cuisinière comme madame Fontaine, une
négresse presque idiote, un pâtre vivant avec des bêtes à cornes, un
faquir assis au bord d’une pagode, et qui, tuant la chair, fait arriver
l’esprit à toute la puissance inconnue des facultés somnambulesques.
C’est en Asie que de tout temps se sont rencontrés les héros des
sciences occultes. Souvent alors ces gens qui, dans l’état ordinaire,
restent ce qu’ils sont, car ils remplissent en quelque sorte les
fonctions physiques et chimiques des corps conducteurs de
l’électricité, tour à tour métaux inertes ou canaux pleins de fluides
mystérieux ; ces gens, redevenus eux-mêmes, s’adonnent à des pratiques,
à des calculs qui les mènent en police correctionnelle, voire même,
comme le fameux Balthazar, en cour d’assises et au bagne. Enfin ce qui
prouve l’immense pouvoir que la Cartomancie exerce sur les gens du
peuple, c’est que la vie ou la mort du pauvre musicien dépendait de
l’horoscope que madame Fontaine allait tirer à madame Cibot.</p><p>
Quoique certaines répétitions soient inévitables dans une histoire
aussi considérable et aussi chargée de détails que l’est une histoire
complète de la société française au dix-neuvième siècle, il est inutile
de peindre le taudis de madame Fontaine, déjà décrit dans les Comédiens
sans le savoir. Seulement il est nécessaire de faire observer que
madame Cibot entra chez madame Fontaine, qui demeure rue
Vieille-du-Temple, comme les habitués du café Anglais entrent dans ce
restaurant pour y déjeuner. Madame Cibot, pratique fort ancienne,
amenait là souvent des jeunes personnes et des commères dévorées de
curiosité.</p>
 
 
== XXXIII. Le grand jeu ==
 
<p>
La vieille domestique, qui servait de prévôt à la tireuse de cartes, ouvrit la porte du sanctuaire, sans prévenir sa maîtresse.</p><p>
— C’est madame Cibot ! Entrez, ajouta-t-elle, il n’y a personne.</p><p>
— Eh bien ! ma petite, qu’avez-vous donc pour venir si matin ? dit la sorcière.</p><p>
Madame Fontaine, alors âgée de soixante-dix-huit ans, méritait cette qualification pour son extérieur digne d’une Parque.</p><p>
— J’ai les sangs tournés, donnez-moi le grand jeu ! s’écria la Cibot, il s’agit de ma fortune.</p><p>
Et elle expliqua la situation dans laquelle elle se trouvait en demandant une prédiction pour son sordide espoir.</p><p>
— Vous ne savez pas ce que c’est que le grand jeu ? dit solennellement madame Fontaine.</p><p>
— Non, je ne suis pas n’assez riche pour n’en n’avoir jamais vu la
farce ! cent francs !… Excusez du peu ! N’où que je les n’aurais pris ?
Mais n’aujourd’hui, n’il me le faut !</p><p>
— Je ne le joue pas souvent, ma petite, répondit madame Fontaine, je ne
le donne aux riches que dans les grandes occasions, et on me le paye
vingt-cinq louis ; car, voyez-vous, ça me fatigue, ça m’use ! l’Esprit me
tripote, là, dans l’estomac. C’est, comme on disait autrefois, aller au
sabbat !</p><p>
— Mais, quand je vous dis, ma bonne mame Fontaine, qu’il s’agit de mon n’avenir…</p><p>
— Enfin pour vous à qui je dois tant de consultations, je vais me
livrer à l’Esprit ! répondit madame Fontaine en laissant voir sur sa
figure décrépite une expression de terreur qui n’était pas jouée.</p><p>
Elle quitta sa vieille bergère crasseuse, au coin de sa cheminée, alla
vers sa table couverte d’un drap vert dont toutes les cordes usées
pouvaient se compter, et où dormait à gauche un crapaud d’une dimension
extraordinaire, à côté d’une cage ouverte et habitée par une poule
noire aux plumes ébouriffées.</p><p>
— Astaroth ! ici, mon fils ! dit-elle en donnant un léger coup d’une
longue aiguille à tricoter sur le dos du crapaud, qui la regarda d’un
air intelligent. — Et vous, mademoiselle Cléopâtre !… attention !
reprit-elle en donnant un petit coup sur le bec de la vieille poule.
Madame Fontaine se recueillit, elle demeura pendant quelques instants
immobile ; elle eut l’air d’une morte, ses yeux tournèrent et devinrent
blancs. Puis elle se roidit, et dit : — Me voilà ! d’une voix caverneuse.
Après avoir automatiquement éparpillé du millet pour Cléopâtre, elle
prit son grand jeu, le mêla convulsivement, et le fit couper par madame
Cibot, mais en soupirant profondément. Quand cette image de la Mort en
turban crasseux, en casaquin sinistre, regarda les grains de millet que
la poule noire piquait, et appela son crapaud Astaroth pour qu’il se
promenât sur les cartes étalées, madame Cibot eut froid dans le dos,
elle tressaillit. Il n’y a que les grandes croyances qui donnent de
grandes émotions. Avoir ou n’avoir pas de rentes, telle était la
question, a dit Shakspeare.</p><p>
Après sept ou huit minutes pendant lesquelles la sorcière ouvrit et lut
un grimoire d’une voix sépulcrale, examina les grains qui restaient, le
chemin que faisait le crapaud en se retirant, elle déchiffra le sens
des cartes en y dirigeant ses yeux blancs.</p><p>
— Vous réussirez ! quoique rien dans cette affaire ne doive aller comme
vous le croyez ! dit-elle. Vous aurez bien des démarches à faire. Mais
vous recueillerez le fruit de vos peines. Vous vous conduirez bien mal,
mais ce sera pour vous comme pour tous ceux qui sont auprès des
malades, et qui convoitent une part de succession. Vous serez aidée
dans cette œuvre de malfaisance par des personnages considérables…
Plus tard, vous vous repentirez dans les angoisses de la mort, car vous
mourrez assassinée par deux forçats évadés, un petit à cheveux rouges
et un vieux tout chauve, à cause de la fortune qu’on vous supposera
dans le village où vous vous retirerez avec votre second mari… Allez,
ma fille, vous êtes libre d’agir ou de rester tranquille.</p><p>
L’exaltation intérieure qui venait d’allumer des torches dans les yeux
caves de ce squelette si froid en apparence, cessa. Lorsque l’horoscope
fut prononcé, madame Fontaine éprouva comme un éblouissement et fut en
tout point semblable aux somnambules quand on les réveille ; elle
regarda tout d’un air étonné ; puis elle reconnut madame Cibot et parut
surprise de la voir en proie à l’horreur peinte sur ce visage.</p>
 
 
== XXXIV. Un personnage des contes d’Hoffmann ==
 
<p>
— Eh bien ! ma fille ! dit-elle d’une voix tout à fait différente de
celle qu’elle avait eue en prophétisant, êtes-vous contente ?…</p><p>
Madame Cibot regarda la sorcière d’un air hébété sans pouvoir lui répondre.</p><p>
— Ah ! vous avez voulu le grand jeu ! je vous ai traitée comme une vieille connaissance. Donnez-moi cent francs, seulement…</p><p>
— Cibot, mourir ? s’écria la portière.</p><p>
— Je vous ai donc dit des choses bien terribles ?… demanda très ingénument madame Fontaine.</p><p>
— Mais oui !… dit la Cibot en tirant de sa poche cent francs et les posant au bord de la table, mourir assassinée !…</p><p>
— Ah ! voilà, vous voulez le grand jeu !… Mais consolez-vous, tous les gens assassinés dans les cartes ne meurent pas.</p><p>
— Mais c’est-y possible, mame Fontaine ?</p><p>
— Ah ! ma petite belle, moi je n’en sais rien ! Vous avez voulu frapper à
la porte de l’avenir, j’ai tiré le cordon, voilà tout, et il est venu !</p><p>
— Qui, il ? dit madame Cibot.</p><p>
— Eh bien ! l’Esprit, quoi ! répliqua la sorcière impatientée.</p><p>
— Adieu, mame Fontaine ! s’écria la portière. Je ne connaissais pas le grand jeu, vous m’avez bien effrayée, n’allez !…</p><p>
— Madame ne se met pas deux fois par mois dans cet état-là ! dit la
servante en reconduisant la portière jusque sur le palier. Elle
crèverait à la peine, tant ça la lasse. Elle va manger des côtelettes
et dormir pendant trois heures…</p><p>
Dans la rue, en marchant, la Cibot fit ce que font les consultants avec
les consultations de toute espèce. Elle crut à ce que la prophétie
offrait de favorable à ses intérêts et douta des malheurs annoncés. Le
lendemain, affermie dans ses résolutions, elle pensait à tout mettre en
œuvre pour devenir riche en se faisant donner une partie du
Musée-Pons. Aussi n’eut-elle plus, pendant quelque temps, d’autre
pensée que celle de combiner les moyens de réussir. Le phénomène
expliqué ci-dessus, celui de la concentration des forces morales chez
tous les gens grossiers qui, n’usant pas leurs facultés
intelligentielles ainsi que les gens du monde par une dépense
journalière, les trouvent fortes et puissantes au moment où joue dans
leur esprit cette arme redoutable appelée l’idée fixe, se manifesta
chez la Cibot à un degré supérieur. De même que l’idée fixe produit les
miracles des évasions et les miracles du sentiment, cette portière,
appuyée par la cupidité, devint aussi forte qu’un Nucingen aux abois,
aussi spirituelle sous sa bêtise que le séduisant la Palférine.</p><p>
Quelques jours après, sur les sept heures du matin, en voyant Rémonencq occupé d’ouvrir sa boutique, elle alla chattement à lui.</p><p>
— Comment faire pour savoir la vérité sur la valeur des choses entassées chez mes messieurs ? lui demanda-t-elle.</p><p>
— Ah ! c’est bien facile, répondit le marchand de curiosités dans son
affreux charabia qu’il est inutile de continuer à figurer pour la
clarté du récit. Si vous voulez jouer franc jeu avec moi, je vous
indiquerai un appréciateur, un bien honnête homme, qui saura la valeur
des tableaux à deux sous près…</p><p>
— Qui ?</p><p>
— Monsieur Magus, un Juif qui ne fait plus d’affaires que pour son plaisir.</p><p>
Élie Magus, dont le nom est trop connu dans la Comédie humaine pour
qu’il soit nécessaire de parler de lui, s’était retiré du commerce des
tableaux et des curiosités, en imitant, comme marchand, la conduite que
Pons avait tenue comme amateur. Les célèbres appréciateurs, feu Henry,
messieurs Pigeot et Moret, Théret, Georges et Roëhn, enfin, les experts
du Musée, étaient tous les enfants, comparés à Élie Magus, qui devinait
un chef-d’œuvre sous une crasse centenaire, qui connaissait toutes les
Écoles et l’écriture de tous les peintres.</p><p>
Ce Juif, venu de Bordeaux à Paris, avait quitté le commerce en 1835,
sans quitter les dehors misérables qu’il gardait, selon les habitudes
de la plupart des Juifs, tant cette race est fidèle à ses traditions.
Au Moyen Age, la persécution obligeait les Juifs à porter des haillons
pour déjouer les soupçons, à toujours se plaindre, pleurnicher, crier à
la misère. Ces nécessités d’autrefois sont devenues, comme toujours, un
instinct de peuple, un vice endémique. Élie Magus, à force d’acheter
des diamants et de les revendre, de brocanter les tableaux et les
dentelles, les hautes curiosités et les émaux, les fines sculptures et
les vieilles orfèvreries, jouissait d’une immense fortune inconnue,
acquise dans ce commerce, devenu si considérable. En effet, le nombre
des marchands a décuplé depuis vingt ans à Paris, la ville où toutes
les curiosités du monde se donnent rendez-vous. Quant aux tableaux, ils
ne se vendent que dans trois villes, à Rome, à Londres et à Paris.</p><p>
Élie Magus vivait, Chaussée des Minimes, petite et vaste rue qui mène à
la place Royale où il possédait un vieil hôtel acheté, pour un morceau
de pain, comme on dit, en 1831. Cette magnifique construction contenait
un des plus fastueux appartements décorés du temps de Louis XV, car
c’était l’ancien hôtel de Maulaincourt. Bâti par ce célèbre président
de la cour des Aides, cet hôtel, à cause de sa situation, n’avait pas
été dévasté durant la révolution. Si le vieux Juif s’était décidé,
contre les lois israélites, à devenir propriétaire, croyez qu’il eut
bien ses raisons. Le vieillard finissait, comme nous finissons tous,
par une manie poussée jusqu’à la folie. Quoiqu’il fût avare autant que
son ami feu Gobseck, il se laissa prendre par l’admiration des
chefs-d’œuvre qu’il brocantait ; mais son goût, de plus en plus épuré,
difficile, était devenu l’une de ces passions qui ne sont permises
qu’aux Rois, quand ils sont riches et qu’ils aiment les arts. Semblable
au second roi de Prusse, qui ne s’enthousiasmait pour un grenadier que
lorsque le sujet atteignait à six pieds de hauteur, et qui dépensait
des sommes folles pour le pouvoir joindre à son musée vivant de
grenadiers, le brocanteur retiré ne se passionnait que pour des toiles
irréprochables, restées telles que le maître les avait peintes, et du
premier ordre dans l’œuvre. Aussi Élie Magus ne manquait-il pas une
seule des grandes ventes, visitait-il tous les marchés, et voyageait-il
par toute l’Europe. Cette âme vouée au lucre, froide comme un glaçon,
s’échauffait à la vue d’un chef-d’œuvre, absolument comme un libertin,
lassé de femmes, s’émeut devant une fille parfaite, et s’adonne à la
recherche des beautés sans défaut. Ce Don Juan des toiles, cet
adorateur de l’idéal, trouvait dans cette admiration des jouissances
supérieures à celles que donne à l’avare la contemplation de l’or. Il
vivait dans un sérail de beaux tableaux !</p><p>
Ces chefs-d’œuvre, logés comme doivent l’être les enfants des princes,
occupaient tout le premier étage de l’hôtel qu’Élie Magus avait fait
restaurer, et avec quelle splendeur ! Aux fenêtres, pendaient en rideaux
les plus beaux brocarts d’or de Venise. Sur les parquets, s’étendaient
les plus magnifiques tapis de la Savonnerie. Les tableaux, au nombre de
cent environ, étaient encadrés dans les cadres les plus splendides,
redorés tous avec esprit par le seul doreur de Paris qu’Élie trouvât
consciencieux, par Servais, à qui le vieux Juif apprit à dorer avec
l’or anglais, or infiniment supérieur à celui des batteurs d’or
français. Servais est, dans l’art du doreur, ce qu’était. Thouvenin
dans la reliure, un artiste amoureux de ses œuvres. Les fenêtres de
cet appartement étaient protégées par des volets garnis en tôle. Élie
Magus habitait deux chambres en mansarde au deuxième étage, meublées
pauvrement, garnies de ses haillons, et sentant la juiverie, car il
achevait de vivre comme il avait vécu.</p><p>
Le rez-de-chaussée, tout entier pris par les tableaux que le Juif
brocantait toujours, par les caisses venues de l’étranger, contenait un
immense atelier où travaillait presque uniquement pour lui Moret, le
plus habile de nos restaurateurs de tableaux, un de ceux que le Musée
devrait employer. Là se trouvait aussi l’appartement de sa fille, le
fruit de sa vieillesse, une Juive, belle comme sont toutes les Juives
quand le type asiatique reparaît pur et noble en elles. Noémi, gardée
par deux servantes fanatiques et juives, avait pour avant-garde un Juif
polonais nommé Abramko, compromis, par un hasard fabuleux, dans les
événements de Pologne, et qu’Élie Magus, avait sauvé par spéculation.
Abramko, concierge de cet hôtel muet, morne et désert, occupait une
loge armée de trois chiens d’une férocité remarquable, l’un de
Terre-Neuve, l’autre des Pyrénées, le troisième anglais et bouledogue.</p><p>
Voici sur quelles observations profondes était assise la sûreté du Juif
qui voyageait sans crainte, qui dormait sur ses deux oreilles, et ne
redoutait aucune entreprise ni sur sa fille, son premier trésor, ni sur
ses tableaux, ni sur son or. Abramko recevait chaque année deux cents
francs de plus que l’année précédente, et ne devait plus rien recevoir
à la mort de Magus, qui le dressait à faire l’usure dans le quartier.
Abramko n’ouvrait jamais à personne sans avoir regardé par un guichet
grillagé, formidable. Ce concierge, d’une force herculéenne, adorait
Magus comme Sancho. Pança adore don Quichotte. Les chiens, renfermés
pendant le jour, ne pouvaient avoir sous la dent aucune nourriture ;
mais, à la nuit, Abramko les lâchait, et ils étaient condamnés par le
rusé calcul du vieux Juif à stationner, l’un dans le jardin, au pied
d’un poteau en haut duquel était accroché un morceau de viande, l’autre
dans la cour au pied d’un poteau semblable, et le troisième dans la
grande salle du rez-de-chaussée. Vous comprenez que ces chiens qui, par
instinct, gardaient déjà la maison, étaient gardés eux-mêmes par leur
faim ; ils n’eussent pas quitté, pour la plus belle chienne, leur place
au pied de leur mât de cocagne ; ils ne s’en écartaient pas pour aller
flairer quoi que ce soit. Qu’un inconnu se présentât, les chiens
s’imaginaient tous trois que le quidam en voulait à leur nourriture,
laquelle ne leur était descendue que le matin au réveil d’Abramko.
Cette infernale combinaison avait un avantage immense. Les chiens
n’aboyaient jamais, le génie de Magus les avait promus Sauvages, ils
étaient devenus sournois comme des Mohicans. Or, voici ce qui advint.
Un jour, des malfaiteurs, enhardis par ce silence, crurent assez
légèrement pouvoir rincer<i>
</i>
la caisse de ce Juif. L’un d’eux, désigné pour monter le premier à
l’assaut, passa par-dessus le mur du jardin et voulut descendre ; le
bouledogue l’avait laissé faire, il l’avait parfaitement entendu ; mais,
dès que le pied de ce monsieur fut à portée de sa gueule, il le lui
coupa net, et le mangea. Le voleur eut le courage de repasser le mur,
il marcha sur l’os de sa jambe jusqu’à ce qu’il tombât évanoui dans les
bras de ses camarades qui l’emportèrent. Ce fait-Paris, car la Gazette
des Tribunaux ne manqua pas de rapporter ce délicieux épisode des nuits
parisiennes, fut pris pou un puff.</p><p>
Magus, alors âgé de soixante-quinze ans, pouvait aller jusqu’à la
centaine. Riche, il vivait comme vivaient les Rémonencq. Trois mille
francs, y compris ses profusions pour sa fille, défrayaient toutes ses
dépenses.</p>
 
 
== XXXV. Où l’on voit que les connaisseurs de peinture ne sont pas tous de l’Académie des Beaux-Arts ==
 
<p>
Aucune existence n’était plus régulière que celle du vieillard. Levé
dès le jour, il mangeait du pain frotté d’ail, déjeuner qui le menait
jusqu’à l’heure du dîner. Le dîner, d’une frugalité monacale, se
faisait en famille. Entre son lever et l’heure de midi, le maniaque
usait le temps à se promener dans l’appartement où brillaient les
chefs-d’œuvre. Il y époussetait tout, meubles et tableaux, il admirait
sans lassitude ; puis il descendait chez sa fille, il s’y grisait du
bonheur des pères, et il partait pour ses courses à travers Paris, où
il surveillait les ventes, allait aux expositions, etc. Quand un
chef-d’œuvre se trouvait dans les conditions où il le voulait, la vie
de cet homme s’animait ; il avait un coup à monter, une affaire à mener,
une bataille de Marengo à gagner. Il entassait ruse sur ruse pour avoir
sa nouvelle sultane à bon marché. Magus possédait sa carte d’Europe,
une carte où les chefs-d’œuvre étaient marqués, et il chargeait ses
coreligionnaires dans chaque endroit d’espionner l’affaire pour son
compte, moyennant une prime. Mais aussi quelles récompenses pour tant
de soins !…</p><p>
Les deux tableaux de Raphaël perdus et cherchés avec tant de
persistance par les Raphaëliaques, Magus les possède ! Il possède
l’original de la maîtresse du Giorgione, cette femme pour laquelle ce
peintre est mort, et les prétendus originaux sont des copies de cette
toile illustre qui vaut cinq cent mille francs, à l’estimation de
Magus. Ce Juif garde le chef-d’œuvre de Titien : le Christ mis au
tombeau, tableau peint pour Charles-Quint, qui fut envoyé par le grand
homme au grand Empereur, accompagné d’une lettre écrite tout entière de
la main du Titien, et cette lettre est collée au bas de la toile. Il a,
du même peintre, l’original, la maquette d’après laquelle tous les
portraits de Philippe II ont été faits. Les quatre-vingt-dix-sept
autres tableaux sont tous de cette force et de cette distinction. Aussi
Magus se rit-il de notre musée, ravagé par le soleil qui ronge les plus
belles toiles en passant par des vitres dont l’action équivaut à celle
des lentilles. Les galeries de tableaux ne sont possibles qu’éclairées
par leurs plafonds. Magus fermait et ouvrait les volets de son musée
lui-même, déployait autant de soins et de précautions pour ses tableaux
que pour sa fille, son autre idole. Ah ! le vieux tableaumane
connaissait bien les lois de la peinture ! Selon lui, les chefs-d’œuvre
avaient une vie qui leur était propre, ils étaient journaliers, leur
beauté dépendait de la lumière qui venait les colorer, il en parlait
comme les Hollandais parlaient jadis de leurs tulipes, et venait voir
tel tableau, à l’heure où le chef-d’œuvre resplendissait dans toute sa
gloire, quand le temps était clair et pur.</p><p>
C’était un tableau vivant au milieu de ces tableaux immobiles que ce
petit vieillard, vêtu d’une méchante petite redingote, d’un gilet de
soie décennal, d’un pantalon crasseux, la tête chauve, le visage creux,
la barbe frétillante et dardant ses poils blancs, le menton menaçant et
pointu, la bouche démeublée, l’œil brillant comme celui de ses chiens,
les mains osseuses et décharnées, le nez en obélisque, la peau rugueuse
et froide, souriant à ces belles créations du génie ! Un Juif, au milieu
de trois millions, sera toujours un des plus beaux spectacles que
puisse donner l’humanité. Robert Médal, notre grand acteur, ne peut
pas, quelque sublime qu’il soit, atteindre à cette poésie. Paris est la
ville du monde qui recèle le plus d’originaux en ce genre, ayant une
religion au cœur. Les excentriques de Londres finissent toujours par
se dégoûter de leurs adorations comme ils se dégoûtent de vivre ; tandis
qu’à Paris les monomanes vivent avec leur fantaisie dans un heureux
concubinage d’esprit. Vous y voyez souvent venir à vous des Pons, des
Élie Magus vêtus fort pauvrement, le nez comme celui du secrétaire
perpétuel de l’Académie française, à l’ouest ! ayant l’air de ne tenir à
rien, de ne rien sentir, ne faisant aucune attention aux femmes, aux
magasins, allant pour ainsi dire au hasard, le vide dans leur poche,
paraissant être dénués de cervelle, et vous vous demandez à quelle
tribu parisienne ils peuvent appartenir. Eh bien ! ces hommes sont des
millionnaires, des collectionneurs, les gens les plus passionnés de la
terre, des gens capables de s’avancer dans les terrains boueux de la
police correctionnelle pour s’emparer d’une tasse, d’un tableau, d’une
pièce rare, comme fit Élie Magus, un jour, en Allemagne.</p><p>
Tel était l’expert chez qui Rémonencq conduisit mystérieusement la
Cibot. Rémonencq consultait Élie Magus toutes les fois qu’il le
rencontrait sur les boulevards. Le Juif avait, à diverses reprises,
fait prêter par Abramko de l’argent à cet ancien commissionnaire dont
la probité lui était connue. La Chaussée des Minimes étant à deux pas
de la rue de Normandie, les deux complices du coup à monter y furent en
dix minutes.</p><p>
— Vous allez voir, lui dit Rémonencq, le plus riche des anciens
marchands de la Curiosité, le plus grand connaisseur qu’il y ait à
Paris…</p><p>
Madame Cibot fut stupéfaite en se trouvant en présence d’un petit
vieillard vêtu d’une houppelande indigne de passer par les mains de
Cibot pour être raccommodée, qui surveillait son restaurateur, un
peintre occupé à réparer des tableaux dans une pièce froide de ce vaste
rez-de-chaussée ; puis, en recevant un regard de ces yeux pleins d’une
malice froide comme ceux des chats, elle trembla.</p><p>
— Que voulez-vous, Rémonencq ? dit-il.</p><p>
— Il s’agit d’estimer des tableaux ; et il n’y a que vous dans Paris qui
puissiez dire à un pauvre chaudronnier comme moi ce qu’il en peut
donner, quand il n’a pas, comme vous, des mille et des cents !</p><p>
— Où est-ce ? dit Élie Magus.</p><p>
— Voici la portière de la maison qui fait le ménage du monsieur, et avec qui je me suis arrangé…</p><p>
— Quel est le nom du propriétaire ?</p><p>
— Monsieur Pons ! dit la Cibot.</p><p>
— Je ne le connais pas, répondit d’un air ingénu Magus en pressant tout doucement de son pied le pied de son restaurateur.</p><p>
Moret, ce peintre, savait la valeur du Musée-Pons, et il avait levé
brusquement la tête. Cette finesse ne pouvait être hasardée qu’avec
Rémonencq et la Cibot. Le Juif avait évalué moralement cette portière
par un regard où les yeux firent l’office des balances d’un peseur
d’or. L’un et l’autre devaient ignorer que le bonhomme Pons et Magus
avaient mesuré souvent leurs griffes. En effet, ces deux amateurs
féroces s’enviaient l’un l’autre. Aussi le vieux Juif venait-il d’avoir
comme un éblouissement intérieur. Jamais il n’espérait pouvoir entrer
dans un sérail si bien gardé. Le Musée-Pons était le seul à Paris qui
pût rivaliser avec le Musée-Magus. Le Juif avait eu, vingt ans plus
tard que Pons, la même idée ; mais, en sa qualité de marchand amateur,
le Musée-Pons lui resta fermé de même qu’à Dusommerard. Pons et Magus
avaient au cœur la même jalousie. Ni l’un ni l’autre ils n’aimaient
cette célébrité que recherchent ordinairement ceux qui possèdent des
cabinets. Pouvoir examiner la magnifique collection du pauvre musicien,
c’était, pour Élie Magus, le même bonheur que celui d’un amateur de
femmes parvenant à se glisser dans le boudoir d’une belle maîtresse que
lui cache un ami. Le grand respect que témoignait Rémonencq à ce
bizarre personnage et le prestige qu’exerce tout pouvoir réel, même
mystérieux, rendirent la portière obéissante et souple. La Cibot perdit
le ton autocratique avec lequel elle se conduisait dans sa loge avec
les locataires et ses deux messieurs, elle accepta les conditions de
Magus et promit de l’introduire dans le Musée-Pons, le jour même.
C’était amener l’ennemi dans le cœur de la place, plonger un poignard
au cœur de Pons qui, depuis dix ans, interdisait à la Cibot de laisser
pénétrer qui que ce fût chez lui, qui prenait toujours sur lui ses
clefs, et à qui la Cibot avait obéi, tant qu’elle avait partagé les
opinions de Schmucke en fait de bric-à-brac. En effet, le bon Schmucke,
en traitant ces magnificences de primporions et déplorant la manie de
Pons, avait inculqué son mépris pour ces antiquailles à la portière et
garanti le Musée-Pons de toute invasion pendant fort longtemps.</p><p>
Depuis que Pons était alité, Schmucke le remplaçait au théâtre et dans
les pensionnats. Le pauvre Allemand, qui ne voyait son ami que le matin
et à dîner, tâchait de suffire à tout en conservant leur commune
clientèle ; mais toutes ses forces étaient absorbées par cette tâche,
tant la douleur l’accablait. En voyant ce pauvre homme si triste, les
écolières et les gens du théâtre, tous instruits par lui de la maladie
de Pons, lui en demandaient des nouvelles, et le chagrin du pianiste
était si grand, qu’il obtenait des indifférents la même grimace de
sensibilité qu’on accorde à Paris aux plus grandes catastrophes. Le
principe même de la vie du bon Allemand était attaqué tout aussi bien
que chez Pons. Schmucke souffrait à la fois de sa douleur et de la
maladie de son ami. Aussi parlait-il de Pons pendant la moitié de la
leçon qu’il donnait ; il interrompait si naïvement une démonstration
pour se demander à lui-même comment allait son ami, que la jeune
écolière l’écoutait expliquant la maladie de Pons. Entre deux leçons,
il accourait rue de Normandie pour voir Pons pendant un quart d’heure.
Éffrayé du vide de la caisse sociale, alarmé par madame Cibot qui,
depuis quinze jours, grossissait de son mieux les dépenses de la
maladie, le professeur de piano sentait ses angoisses dominées par un
courage dont il ne se serait jamais cru capable. Il voulait pour la
première fois de sa vie gagner de l’argent, pour que l’argent ne
manquât pas au logis. Quand une écolière, vraiment touchée de la
situation des deux amis, demandait à Schmucke comment il pouvait
laisser Pons tout seul, il répondait, avec le sublime sourire des
dupes : — Matemoiselle, nus afons montam Zibod ! eine trèssor ! eine
berle ! Bons ed zoicné gomme ein brince ! Or, dès que Schmucke trottait
par les rues, la Cibot était la maîtresse de l’appartement et du
malade. Comment Pons, qui n’avait rien mangé depuis quinze jours, qui
gisait sans force, que la Cibot était obligée de lever elle-même et
d’asseoir dans une bergère pour faire le lit, aurait-il pu surveiller
ce soi-disant ange gardien ? Naturellement la Cibot était allée chez
Élie Magus pendant le déjeuner de Schmucke.</p><p>
Elle revint pour le moment où l’Allemand disait adieu au malade ; car,
depuis la révélation de la fortune possible de Pons, la Cibot ne
quittait plus son célibataire, elle le couvait ! Elle s’enfonçait dans
une bonne bergère, au pied du lit, et faisait à Pons, pour le
distraire, ces commérages auxquels excellent ces sortes de femmes.
Devenue pateline, douce, attentive, inquiète, elle s’établissait dans
l’esprit du bonhomme Pons avec une adresse machiavélique, comme on va
le voir.</p>
 
 
== XXXVI. Ragots et politique des vieilles portières ==
 
<p>
Effrayée par la prédiction du grand jeu de madame Fontaine, la Cibot
s’était promis à elle-même de réussir par des moyens doux, par une
scélératesse purement morale, à se faire coucher sur le testament de
son monsieur. Ignorant pendant dix ans la valeur du Musée-Pons, la
Cibot se voyait dix ans d’attachement, de probité, de désintéressement
devant elle, et elle se proposait d’escompter cette magnifique valeur.
Depuis le jour où, par un mot plein d’or, Rémonencq avait fait éclore
dans le cœur de cette femme un serpent contenu dans sa coquille
pendant vingt-cinq ans, le désir d’être riche, cette créature avait
nourri le serpent de tous les mauvais levains qui tapissent le fond des
cœurs, et l’on va voir comment elle exécutait les conseils que lui
sifflait le serpent.</p><p>
— Eh bien ! a-t-il bien bu, notre chérubin ? va-t-il mieux ? dit-elle à Schmucke.</p><p>
— Bas pien ! mon tchère montame Zibod ! bas pien ! répondit l’Allemand en essuyant une larme.</p><p>
— Bah ! vous vous alarmez par trop aussi, mon cher monsieur, il faut en
prendre et en laisser… Cibot serait à la mort, je ne serais pas si
désolée que vous l’êtes. Allez ! notre chérubin est d’une bonne
constitution. Et puis, voyez-vous, il paraît qu’il a été sage ! vous ne
savez pas combien les gens sages vivent vieux ! Il est bien malade,
c’est vrai, mais n’avec les soins que j’ai de lui, je l’en tirerai.
Soyez tranquille, allez à vos affaires, je vais lui tenir compagnie, et
lui faire boire ses pintes d’eau d’orge.</p><p>
— Sans fus, che murerais d’einguiédute… dit Schmucke en pressant dans
ses mains par un geste de confiance la main de sa bonne ménagère.</p><p>
La Cibot entra dans la chambre de Pons en s’essuyant les yeux.</p><p>
— Qu’avez-vous, madame Cibot ? dit Pons.</p><p>
— C’est monsieur Schmucke qui me met l’âme à l’envers, il vous pleure
comme si vous étiez mort ! dit-elle. Quoique vous ne soyez pas bien,
vous n’êtes pas encore assez mal pour qu’on vous pleure ; mais cela me
fait tant d’effet ! Mon Dieu, suis-je bête d’aimer comme cela les gens
et de m’être attachée à vous plus qu’à Cibot ! Car, après tout, vous ne
m’êtes de rien, nous ne sommes parents que par la première femme ; eh
bien ! j’ai les sangs tournés dès qu’il s’agit de vous, ma parole
d’honneur. Je me ferais couper la main, la gauche s’entend, nà, devant
vous, pour vous voir allant et venant, mangeant et flibustant des
marchands, comme n’à votre ordinaire… Si j’avais eu n’un enfant, je
pense que je l’aurais aimé, comme je vous aime, quoi ! Buvez donc, mon
mignon, allons, un plein verre ! Voulez-vous boire, monsieur ! D’abord,
monsieur Poulain a dit :</p><p>
— S’il ne veut pas aller au Père-Lachaise, monsieur Pons doit boire
dans sa journée autant de voies d’eau qu’un Auvergnant en vend. Ainsi,
buvez ! allons !…</p><p>
— Mais, je bois, ma bonne Cibot… tant et tant que j’ai l’estomac noyé…</p><p>
— Là, c’est bien ! dit la portière en prenant le verre vide. Vous vous
en sauverez comme ça ! Monsieur Poulain avait un malade comme vous, qui
n’avait aucun soin, que ses enfants abandonnaient et il est mort de
cette maladie-là, faute d’avoir bu !… Ainsi faut boire, voyez-vous,
mon bichon !… qu’on l’a enterré il y a deux mois… Savez-vous que si
vous mouriez, mon cher monsieur, vous entraîneriez avec vous le
bonhomme Schmucke… il est comme un enfant, ma parole d’honneur. Ah !
vous aime-t-il, ce cher agneau d’homme ! non, jamais une femme n’aime un
homme comme ça !… Il en perd le boire et le manger, il est maigri
depuis quinze jours, autant que vous qui n’avez que la peau et les
os… Ça me rend jalouse, car je vous suis bien attachée ; mais je n’en
suis pas là… je n’ai pas perdu l’appétit, au contraire ! Forcée de
monter et de descendre sans cesse les étages, j’ai des lassitudes dans
les jambes, que le soir je tombe comme une masse de plomb. Ne
voilà-t-il pas que je néglige mon pauvre Cibot pour vous, que
mademoiselle Rémonencq lui fait son vivre, qu’il me bougonne parce que
tout est mauvais ! Pour lors, je lui dis comme ça qu’il faut savoir
souffrir pour les autres, et que vous êtes trop malade pour qu’on vous
quitte… D’abord vous n’êtes pas assez bien pour ne pas avoir une
garde ! Pus souvent que je souffrirais une garde ici, moi qui fais vos
affaires et votre ménage depuis dix ans… Et elles sont sur leur
bouche ! qu’elles mangent comme dix, qu’elles veulent du vin, du sucre,
leurs chaufferettes, leurs aises… Et puis qu’elles volent les
malades, quand les malades ne les mettent pas sur leurs testaments…
Mettez une garde ici pour aujourd’hui, mais demain nous trouvererions
un tableau, quelque objet de moins…</p><p>
— Oh ! madame Cibot ! s’écria Pons hors de lui, ne me quittez pas !… Qu’on ne touche à rien !…</p><p>
— Je suis là ! dit la Cibot, tant que j’en aurai la force, je serai
là… soyez tranquille ! Monsieur Poulain, qui peut-être a des vues sur
votre trésor, ne voulait-il pas vous donner n’une garde !… Comme je
vous l’ai remouché ! "— Il n’y a que moi, que je lui ai dit, de qui
veuille monsieur, il a mes habitudes comme j’ai les siennes." Et il
s’est tu. Mais une garde, c’est tout voleuses ! J’haï-t-il ces
femmes-là… Vous allez voir comme elles sont intrigantes. Pour lors,
un vieux monsieur…</p><p>
— Notez que c’est monsieur Poulain qui m’a raconté cela…</p><p>
— Donc une madame Sabatier, une femme de trente-six ans, ancienne
marchande de mules au Palais, — vous connaissez bien la galerie
marchande qu’on a démolie au Palais…</p><p>
Pons fit un signe affirmatif.</p><p>
— Bien, c’te femme, pour lors, n’a pas réussi, rapport à son homme qui
buvait tout et qu’est mort d’une imbustion spontanée, mais elle a été
belle femme, faut tout dire, mais ça ne lui a pas profité, quoiqu’elle
ait eu, dit-on, des avocats pour bons amis… Donc, dans la débine,
elle s’a fait garde de femmes en couches, et n’alle demeure rue
Barre-du-Bec. Elle n’a donc gardé comme ça n’un vieux monsieur, qui,
sous votre respect, avait une maladie des foies lurinaires, qu’on le
sondait comme un puits n’artésien, et qui voulait de si grands soins
qu’elle couchait sur un lit de sangle dans la chambre de ce monsieur.
C’est-y croyable ces choses-là. Mais vous me direz : les hommes, ça ne
respecte rien ! tant ils sont égoïstes ! Enfin voilà qu’en causant avec
lui, vous comprenez, elle était là toujours, elle l’égayait, elle lui
racontait des histoires, elle le faisait jaser, comme nous sommes là,
pas vrai, tous les deux à jacasser… Elle apprend que ses neveux, le
malade avait des neveux, étaient des monstres, qu’ils lui donnaient des
chagrins, et, fin finale, que sa maladie venait de ses neveux. Eh bien !
mon cher monsieur, elle a sauvé ce monsieur, et elle est devenue sa
femme, et ils ont un enfant qu’est superbe, et que mame Bordevin, la
bouchère de la rue Charlot qu’est parente à c’te dame, a été
marraine… En voilà ed’ la chance ! Moi, je suis mariée !… Mais je
n’ai pas d’enfant, et je puis le dire, c’est la faute à Cibot, qui
m’aime trop ; car si je voulais… Suffit. Quéque nous serions devenus
avec de la famille, moi et mon Cibot, qui n’avons pas n’un sou
vaillant, n’après trente ans de probité, mon cher monsieur ! Mais ce qui
me console, c’est que je n’ai pas n’un liard du bien d’autrui. Jamais
je n’ai fait de tort à personne… Tenez, n’une supposition, qu’on peut
dire, puisque dans six semaines vous serez sur vos quilles, à flâner
sur le boulevard ; eh bien ! vous me mettriez sur votre testament ; eh
bien ! je n’aurais de cesse que je n’aie trouvé vos héritiers pour leur
rendre… tant j’ai tant peur du bien qui n’est pas acquis à la sueur
de mon front. Vous me direz : "Mais, mame Cibot, ne vous tourmentez donc
pas comme ça, vous l’avez bien gagné, vous avez soigné ces messieurs
comme vos enfants, vous leur avez épargné mille francs par an…" Car,
à ma place, savez-vous, monsieur, qu’il y a bien des cuisinières qui
auraient déjà mille francs ed’ placés. "— C’est donc justice si ce
digne monsieur vous laisse un petit viager !…" qu’on me dirait par
supposition. Eh bien ! non ! moi je suis désintéressée… Je ne sais pas
comment il y a des femmes qui font le bien par intérêt… Ce n’est plus
faire le bien, n’est-ce pas, monsieur ?… Je ne vais pas à l’église,
moi ! Je n’en ai pas le temps ; mais ma conscience me dit ce qui est
bien… Ne vous agitez pas comme ça, mon chat !… ne vous grattez pas !
Mon Dieu, comme vous jaunissez ! vous êtes si jaune, que vous en devenez
brun… Comme c’est drôle qu’on soit, en vingt jours, comme un
citron !… La probité, c’est le trésor des pauvres gens, il faut bien
posséder quelque chose ! D’abord, vous arrivereriez à toute extrémité,
par supposition, je serais la première à vous dire que vous devez
donner tout ce qui vous appartient à monsieur Schmucke. C’est là votre
devoir, car il est à lui seul, toute votre famille ! il vous n’aime,
celui-là, comme un chien aime son maître.</p><p>
— Ah ! oui ! dit Pons, je n’ai été aimé dans toute ma vie que par lui…</p>
 
 
== XXXVII. Où l’on voit l’effet d’un beau bras ==
 
<p>
— Ah ! monsieur, dit madame Cibot, vous n’êtes pas gentil, et moi, donc ! je ne vous aime donc pas…</p><p>
— Je ne dis pas cela, ma chère madame Cibot…</p><p>
— Bon ! allez-vous pas me prendre pour une servante, une cuisinière
ordinaire, comme si je n’avais pas n’un cœur ! Ah ! mon Dieu !
fendez-vous donc pendant onze ans pour deux vieux garçons ! ne soyez
donc occupée que de leur bien-être, que je remuais tout chez dix
fruitières, à m’y faire dire des sottises, pour vous trouver du bon
fromage de Brie, que j’allais jusqu’à la Halle pour vous avoir du
beurre frais, et prenez donc garde à tout, qu’en dix ans je ne vous ai
rien cassé, rien écorné… Soyez donc comme une mère pour ses enfants !
Et vous n’entendre dire un ma chère madame Cibot qui prouve qu’il n’y a
pas un sentiment pour vous dans le cœur du vieux monsieur que vous
soignez comme un fils de roi, car le petit roi de Rome n’a pas été
soigné comme vous !… Voulez-vous parier qu’on ne l’a pas soigné comme
vous !… à preuve qu’il est mort à la fleur de son âge… Tenez,
monsieur, vous n’êtes pas juste… Vous êtes un ingrat ! C’est parce que
je ne suis qu’une pauvre portière. Ah ! mon Dieu ; vous croyez donc
aussi, vous, que nous sommes des chiens…</p><p>
— Mais, ma chère madame Cibot…</p><p>
— Enfin, vous qu’êtes un savant, expliquez-moi pourquoi nous sommes
traités comme ça, nous autres concierges, qu’on ne nous croit pas des
sentiments, qu’on se moque de nous, dans n’un temps où l’on parle
d’égalité !… Moi, je ne vaux donc pas une autre femme ! moi qui ai été
une des plus jolies femmes de Paris, qu’on m’a nommée la belle
écaillère, et que je recevais des déclarations d’amour sept ou huit
fois par jour… Et que si je voulais encore ! Tenez, monsieur, vous
connaissez bien ce gringalet de ferrailleur qu’est à la porte, eh bien !
si j’étais veuve, une supposition, il m’épouserait les yeux fermés,
tant il les a ouverts à mon endroit, qu’il me dit toute la journée : "—
Oh ! les beaux bras que vous avez !… mame Cibot ! je rêvais, cette nuit,
que c’était du pain et que j’étais du beurre, et que je m’étendais
là-dessus !…" Tenez, monsieur, en voilà des bras !… Elle retroussa sa
manche et montra le plus magnifique bras du monde, aussi blanc et aussi
frais que sa main était rouge et flétrie ; un bras potelé, rond, à
fossettes, et qui, tiré de son fourreau de mérinos commun, comme une
lame est tirée de sa gaine, devait éblouir Pons, qui n’osa pas le
regarder trop longtemps. — Et, reprit-elle, qui ont ouvert autant de
cœurs que mon couteau ouvrait d’huîtres ! Eh bien ! c’est à Cibot, et
j’ai eu le tort de négliger ce pauvre cher homme, qui se jetterait
dedans un précipice au premier mot que je dirais, pour vous, monsieur,
qui m’appelez ma chère madame Cibot, quand je ferais l’impossible pour
vous…</p><p>
— Écoutez-moi donc, dit le malade, je ne peux pas vous appeler ma mère ni ma femme…</p><p>
— Non, jamais de ma vie ni de mes jours, je ne m’attache plus à personne !…</p><p>
— Mais laissez-moi donc dire ! reprit Pons. Voyons, j’ai parlé de Schmucke, d’abord.</p><p>
— Monsieur Schmucke ! en voilà un de cœur ! dit-elle. Allez, il m’aime,
lui, parce qu’il est pauvre ! C’est la richesse qui rend insensible, et
vous êtes riche ! Eh bien ! n’ayez une garde, vous verrez quelle vie elle
vous fera ! qu’elle vous tourmentera comme un hanneton… Le médecin
dira qu’il faut vous faire boire, elle ne vous donnera rien qu’à
manger ! elle vous enterrera pour vous voler ! Vous ne méritez pas
d’avoir une madame Cibot !… Allez ! quand monsieur Poulain viendra,
vous lui demanderez une garde !</p><p>
— Mais, sacrebleu ! écoutez-moi donc ! s’écria le malade en colère. Je ne
parlais pas des femmes en parlant de mon ami Schmucke !… Je sais bien
que je n’ai pas d’autres cœurs où je suis aimé sincèrement que le
vôtre et celui de Schmucke !…</p><p>
— Voulez-vous bien ne pas vous irriter comme ça ! s’écria la Cibot en se précipitant sur Pons et le récouchant de force.</p><p>
— Mais, comment ne vous aimerais-je pas ?… dit le pauvre Pons.</p><p>
— Vous m’aimez, là, bien vrai ?… Allons, allons, pardon, monsieur !
dit-elle en pleurant et essuyant ses pleurs. Eh bien ! oui, vous
m’aimez, comme on aime une domestique, voilà… une domestique à qui
l’on jette une viagère de six cents francs, comme un morceau de pain
dans la niche d’un chien !…</p><p>
— Oh ! madame Cibot ! s’écria Pons, pour qui me prenez-vous ? Vous ne me connaissez pas !</p><p>
— Ah ! vous m’aimerez encore mieux ! reprit-elle en recevant un regard de
Pons ; vous aimerez votre bonne grosse Cibot comme une mère ? Eh bien !
c’est cela ; je suis votre mère, vous êtes tous deux mes enfants !… Ah !
si je connaissais ceux qui vous ont causé du chagrin, je me ferais
mener en cour d’assises et même à la correctionnelle, car je leux
arracherais les yeux ?… Ces gens-là méritent d’être fait mourir à la
barrière Saint-Jacques ! et c’est encore trop doux pour de pareils
scélérats !… Vous si bon, si tendre, car vous n’avez un cœur d’or,
vous étiez créé et mis au monde pour rendre une femme heureuse… Oui,
vous l’aureriez rendue heureuse… ça se voit, vous étiez taillé pour
cela… Moi, d’abord, en voyant comment vous êtes avec monsieur
Schmucke, je me disais : — Non, monsieur Pons a manqué sa vie ! il était
fait pour être un bon mari… Allez, vous aimez les femmes !</p><p>
— Ah ! oui, dit Pons, et je n’en ai jamais eu !…</p><p>
— Vraiment ! s’écria la Cibot d’un air provocateur en se rapprochant de
Pons et lui prenant la main. Vous ne savez pas ce que c’est que n’avoir
une maîtresse qui fait les cent coups pour son ami ? C’est-il possible !
Moi, à votre place, je ne voudrais pas m’en aller d’ici dans l’autre
monde sans avoir connu le plus grand bonheur qu’il y ait sur terre !…
Pauvre bichon ! si j’étais ce que j’ai été, parole d’honneur, je
quitterais Cibot pour vous ! Mais avec un nez taillé comme ça, car vous
avez un fier nez ! comment avez-vous fait, mon pauvre chérubin ?… Vous
me direz : Toutes les femmes ne se connaissent pas en hommes… et c’est
un malheur qu’elles se marient à tort et à travers, que ça fait pitié.
Moi, je vous croyais des maîtresses à la douzaine, des danseuses, des
actrices, des duchesses, rapport à vos absences !… Qu’en vous voyant
sortir, je disais toujours à Cibot : "Tiens, voilà monsieur Pons qui va
courir le guilledou !" Parole d’honneur ! je disais cela, tant je vous
croyais aimé des femmes ! Le ciel vous a créé pour l’amour… Tenez, mon
cher petit monsieur, j’ai vu cela le jour où vous avez dîné ici pour la
première fois. Oh ! étiez-vous touché du plaisir que vous donniez à
monsieur Schmucke ! Et lui qui en pleurait encore le lendemain, en me
disant : Montam Zibod, il ha tinné izi ! que j’en ai pleuré comme une
bête aussi. Et comme il était triste, quand vous avez recommencé vos
villevoustes ! et à aller dîner en ville ! Pauvre homme ! jamais
désolation pareille ne s’est vue ! Ah ! vous avez bien raison de faire de
lui votre héritier ! Allez ! c’est toute une famille pour vous, ce digne,
ce cher homme-là !… Ne l’oubliez pas ! autrement Dieu ne vous recevrait
pas dans son paradis, où il doit ne laisser entrer que ceux qui ont été
reconnaissants envers leurs amis en leur laissant des rentes.</p>
 
 
== XXXVIII. Exorde par insinuation ==
 
<p>
Pons faisait de vains efforts pour répondre, la Cibot parlait comme le
vent marche. Si l’on a trouvé le moyen d’arrêter les machines à vapeur,
celui de stoper la langue d’une portière épuisera le génie des
inventeurs.</p><p>
— Je sais ce que vous allez dire ! reprit-elle. Ça ne tue pas, mon cher
monsieur, de faire son testament quand on est malade ; et, n’à votre
place, moi, crainte d’accident, je ne voudrais pas abandonner ce pauvre
mouton-là, car c’est la bonne bête du bon Dieu ; il ne sait rien de
rien ; je ne voudrais pas le mettre à la merci des rapiats d’hommes
d’affaires, et de parents que c’est tous canailles ! Voyons, y a-t-il
quelqu’un qui, depuis vingt jours, soit venu vous voir ?… Et vous leur
donneriez votre bien ! Savez-vous qu’on dit que tout ce qui est ici en
vaut la peine ?</p><p>
— Mais, oui, dit Pons.</p><p>
— Rémonencq, qui vous connaît pour un amateur, et qui brocante, dit
qu’il vous ferait bien trente mille francs de rente viagère, pour avoir
vos tableaux après vous… En voilà une affaire ! À votre place, je la
ferais ! Mais j’ai cru qu’il se moquait de moi, quand il m’a dit cela…
Vous devriez avertir monsieur Schmucke de la valeur de toutes ces
choses-là, car c’est un homme qu’on tromperait comme un enfant ; il n’a
pas la moindre idée de ce que valent les belles choses que vous avez !
Il s’en doute si peu, qu’il les donnerait pour un morceau de pain, si,
par amour pour vous, il ne les gardait pas pendant toute sa vie, s’il
vit après vous, toutefois, car il mourra de votre mort ! Mais je suis
là, moi ! je le défendrai envers et contre tous !… moi et Cibot.</p><p>
— Chère madame Cibot, répondit Pons attendri par cet effroyable
bavardage où le sentiment paraissait être naïf comme il l’est chez les
gens du peuple ; que serais-je devenu sans vous et Schmucke ?</p><p>
— Ah ! nous sommes bien vos seuls amis sur cette terre ! ça c’est bien
vrai ! Mais deux bons cœurs valent toutes les familles… Ne me parlez
pas de la famille ! C’est comme la langue, disait cet ancien acteur,
c’est tout ce qu’il y a de meilleur et de pire… Où sont-ils donc, vos
parents ? En avez-vous, des parents ?… je ne les ai jamais vus…</p><p>
— C’est eux qui m’ont mis sur le grabat !… s’écria Pons avec une profonde amertume.</p><p>
— Ah ! vous avez des parents !… dit la Cibot en se dressant comme si
son fauteuil eût été de fer rougi subitement au feu Ah bien ! ils sont
gentils, vos parents ! Comment, voilà vingt jours, oui, ce matin, il y a
vingt jours que vous êtes à la mort, et ils ne sont pas encore venus
savoir de vos nouvelles ! C’est un peu fort de café, cela !… Mais, à
votre place, je laisserais plutôt ma fortune à l’hospice des
Enfants-Trouvés que de leur donner un liard !</p><p>
— Eh bien, ma chère madame Cibot, je voulais léguer tout ce que je
possède à ma petite-cousine, la fille de mon cousin germain, le
président Camusot, vous savez, le magistrat qui est venu un matin, il y
a bientôt deux mois.</p><p>
— Ah ! un petit gros, qui vous a envoyé ses domestiques vous demander
pardon… de la sottise de sa femme… que la femme de chambre m’a fait
des questions sur vous, une vieille mijaurée à qui j’avais envie
d’épousseter son crispin en velours avec el manche de mon balai ! A-t-on
jamais vu n’une femme de chambre porter n’un crispin en velours ! Non,
ma parole d’honneur, le monde est renversé ! pourquoi fait-on des
révolutions ? Dînez deux fois, si vous en avez le moyen, gueux de
riches ! Mais je dis que les lois sont inutiles, qu’il n’y a plus rien
de sacré, si Louis-Philippe ne maintient pas les rangs ; car enfin, si
nous sommes tous égaux, pas vrai, monsieur, n’une femme de chambre ne
doit pas avoir n’un crispin en velours, quand moi, mame Cibot, avec
trente ans de probité, je n’en ai pas… Voilà-t-il pas quelque chose
de beau ! On doit voir qui vous êtes. Une femme de chambre est une femme
de chambre, comme moi je suis n’une concierge ! Pourquoi donc a-t-on des
épaulettes à grains d’épinards dans le militaire ? À chacun son grade !
Tenez, voulez-vous que je vous dise le fin mot de tout ça ? Eh bien ! la
France est perdue !… Et sous l’Empereur, pas vrai, monsieur ? tout ça
marchait autrement. Aussi j’ai dit à Cibot : — Tiens, vois-tu, mon
homme, une maison où il y a des femmes de chambre à crispins en
velours, c’est des gens sans entrailles…</p><p>
— Sans entrailles ! c’est cela ! répondit Pons.</p><p>
Et Pons raconta ses déboires et ses chagrins à madame Cibot, qui se
répandit en invectives contre les parents, et témoigna la plus
excessive tendresse à chaque phrase de ce triste récit. Enfin, elle
pleura !</p><p>
Pour concevoir cette intimité subite entre le vieux musicien et madame
Cibot, il suffit de se figurer la situation d’un célibataire,
grièvement malade pour la première fois de sa vie, étendu sur un lit de
douleur, seul au monde, ayant à passer sa journée face à face avec
lui-même, et trouvant cette journée d’autant plus longue qu’il est aux
prises avec les souffrances indéfinissables de l’hépatite qui noircit
la plus belle vie, et que, privé de ses nombreuses occupations, il
tombe dans le marasme parisien, il regrette tout ce qui se voit gratis
à Paris. Cette solitude profonde et ténébreuse, cette douleur dont les
atteintes embrassent le moral encore plus que le physique, l’inanité de
la vie, tout pousse un célibataire, surtout quand il est déjà faible de
caractère et que son cœur est sensible, crédule, à s’attacher à l’être
qui le soigne, comme un noyé s’attache à une planche. Aussi Pons
écoutait-il les commérages de la Cibot avec ravissement. Schmucke et
madame Cibot, le docteur Poulain, étaient l’humanité tout entière,
comme sa chambre était l’univers. Si déjà tous les malades concentrent
leur attention dans la sphère qu’embrassent leurs regards, et si leur
égoïsme s’exerce autour d’eux en se subordonnant aux êtres et aux
choses d’une chambre, qu’on juge ce dont est capable un vieux garçon,
sans affections, et qui n’a jamais connu l’amour. En vingt jours, Pons
en était arrivé par moments à regretter de ne pas avoir épousé
Madeleine Vivet ! Aussi, depuis vingt jours, madame Cibot faisait-elle
d’immenses progrès dans l’esprit du malade, qui se voyait perdu sans
elle ; car pour Schmucke, Schmucke était un second Pons pour le pauvre
malade. L’art prodigieux de la Cibot consistait, à son insu d’ailleurs,
à exprimer les propres idées de Pons.</p><p>
— Ah ! voilà le docteur, dit-elle en entendant des coups de sonnette.</p><p>
Et elle laissa Pons tout seul, sachant bien que le Juif et Rémonencq arrivaient.</p><p>
— Ne faites pas de bruit, messieurs… dit-elle, qu’il ne s’aperçoive
de rien ! car il est comme un crin dès qu’il s’agit de son trésor.</p><p>
— Une simple promenade suffira, répondit le Juif armé de la loupe et d’une lorgnette.</p>
 
 
== XXXIX. Corruption parlementée ==
 
<p>
Le salon où se trouvait la majeure partie du Musée-Pons était un de ces
anciens salons comme les concevaient les architectes employés par la
noblesse française, de vingt-cinq pieds de largeur sur trente de
longueur et de treize pieds de hauteur. Les tableaux que possédait
Pons, au nombre de soixante-sept, tenaient tous sur les quatre parois
de ce salon boisé, blanc et or, mais le blanc jauni, l’or rougi par le
temps offraient des tons harmonieux qui ne nuisaient point à l’effet
des toiles. Quatorze statues s’élevaient sur des colonnes, soit aux
angles, soit entre les tableaux, sur des gaines de Boule. Des buffets
en ébène, tous sculptés et d’une richesse royale, garnissaient à
hauteur d’appui le bas des murs. Ces buffets contenaient les
curiosités. Au milieu du salon, une ligne de crédences en bois sculpté
présentait au regard les plus grandes raretés du travail humain : les
ivoires, les bronzes, les bois, les émaux, l’orfèvrerie, les
porcelaines, etc.</p><p>
Dès que le Juif fut dans ce sanctuaire, il alla droit à quatre
chefs-d’œuvre qu’il reconnut pour les plus beaux de cette collection,
et de maîtres qui manquaient à la sienne. C’était pour lui ce que sont
pour les naturalistes ces desiderata qui font entreprendre des voyages
du couchant à l’aurore, aux tropiques, dans les déserts, les pampas,
les savanes, les forêts vierges. Le premier tableau était de Sébastien
del Piombo, le second de Fra Bartholomeo della Porta, le troisième un
paysage d’Hobbéma, et le dernier un portrait de femme par Albert Durer,
quatre diamants ! Sébastien del Piombo se trouve, dans l’art de la
peinture, comme un point brillant où trois écoles se sont donné
rendez-vous pour y apporter chacune ses éminentes qualités. Peintre de
Venise, il est venu à Rome y prendre le style de Raphaël, sous la
direction de Michel-Ange, qui voulut l’opposer à Raphaël en luttant,
dans la personne d’un de ses lieutenants, contre ce souverain pontife
de l’Art. Ainsi, ce paresseux génie a fondu la couleur vénitienne, la
composition florentine, le style raphaëlesque dans les rares tableaux
qu’il a daigné peindre, et dont les cartons étaient dessinés, dit-on,
par Michel-Ange. Aussi peut-on voir à quelle perfection est arrivé cet
homme, armé de cette triple force, quand on étudie au Musée de Paris le
portrait de Baccio Bandinelli qui peut être mis en comparaison avec
l’Homme au gant de Titien, avec le portrait de vieillard où Raphaël a
joint sa perfection à celle de Corrège, et avec le Charles VIII de
Leonardo da Vinci, sans que cette toile y perde. Ces quatre perles
offrent la même eau, le même orient, la même rondeur, le même éclat, la
même valeur. L’art humain ne peut aller au delà. C’est supérieur à la
nature qui n’a fait vivre l’original que pendant un moment. De ce grand
génie, de cette palette immortelle, mais d’une incurable paresse, Pons
possédait un Chevalier de Malte en prière, peint sur ardoise, d’une
fraîcheur, d’un fini, d’une profondeur supérieurs encore aux qualités
du portrait de Baccio Bandinelli. Le Fra Bartholomeo, qui représentait
une Sainte Famille, eût été pris pour un tableau de Raphaël par
beaucoup de connaisseurs. L’Hobbéma devait aller à soixante mille
francs en vente publique. Quant à l’Albert Durer, ce portrait de femme
était pareil au fameux Holzschuer de Nuremberg, duquel les rois de
Bavière, de Hollande et de Prusse ont offert deux cent mille francs, et
vainement, à plusieurs reprises. Est-ce la femme ou la fille du
chevalier Holzschuer, l’ami d’Albert Durer ?… l’hypothèse paraît une
certitude, car la femme du Musée-Pons est dans une attitude qui suppose
un pendant, et les armes peintes sont disposées de la même manière dans
l’un et l’autre portrait. Enfin, le aetatis suae XLI est en parfaite
harmonie avec l’âge indiqué dans le portrait si religieusement gardé
par la maison Holzschuer de Nuremberg, et dont la gravure a été
récemment achevée.</p><p>
Élie Magus eut des larmes dans les yeux en regardant tour à tour ces quatre chefs-d’œuvre.</p><p>
— Je vous donne deux mille francs de gratification par chacun de ces
tableaux, si vous me les faites avoir pour quarante mille francs !…
dit-il à l’oreille de la Cibot stupéfaite de cette fortune tombée du
ciel.</p><p>
L’admiration, ou, pour être plus exact, le délire du Juif, avait
produit un tel désarroi dans son intelligence et dans ses habitudes de
cupidité, que le Juif s’y abîma, comme on voit.</p><p>
— Et moi ?… dit Rémonencq qui ne se connaissait pas en tableaux.</p><p>
— Tout est ici de la même force, répliqua finement le Juif à l’oreille
de l’Auvergnat, prends dix tableaux au hasard et aux mêmes conditions,
ta fortune sera faite !</p><p>
Ces trois voleurs se regardaient encore, chacun en proie à sa volupté,
la plus vive de toutes, la satisfaction du succès en fait de fortune,
lorsque la voix du malade retentit et vibra comme des coups de cloche…</p><p>
— Qui va là !… criait Pons.</p><p>
— Monsieur ! recouchez-vous donc ! dit la Cibot en s’élançant sur Pons et
le forçant à se remettre au lit. Ah çà ! voulez-vous vous tuer !… Eh
bien ! ce n’est pas monsieur Poulain, c’est ce brave Rémonencq, qui est
si inquiet de vous, qu’il vient savoir de vos nouvelles !… Vous êtes
si aimé, que toute la maison est en l’air pour vous. De quoi donc
avez-vous peur ?</p><p>
— Mais, il me semble que vous êtes là plusieurs, dit le malade.</p><p>
— Plusieurs ! c’est bon !… Ah ! çà, rêvez-vous ?… Vous finirez par devenir fou, ma parole d’honneur !… Tenez ! voyez.</p><p>
La Cibot alla vivement ouvrir la porte, fit signe à Magus de se retirer et à Rémonencq d’avancer.</p><p>
— Eh bien ! mon cher monsieur, dit l’Auvergnat pour qui la Cibot avait
parlé, je viens savoir de vos nouvelles, car toute la maison est dans
les transes par rapport à vous… Personne n’aime que la mort se mette
dans les maisons !… Et, enfin, le papa Monistrol, que vous connaissez
bien, m’a chargé de vous dire que si vous aviez besoin d’argent, il se
mettait à votre service…</p><p>
— Il vous envoie pour donner un coup d’œil à mes biblot !… dit le vieux collectionneur avec une aigreur pleine de défiance.</p><p>
Dans les maladies de foie, les sujets contractent presque toujours une
antipathie spéciale, momentanée ; ils concentrent leur mauvaise humeur
sur un objet ou sur une personne quelconque. Or, Pons se figurait qu’on
en voulait à son trésor, il avait l’idée fixe de le surveiller, et il
envoyait, de moments en moments, Schmucke voir si personne ne s’était
glissé dans le sanctuaire.</p><p>
— Elle est assez belle, votre collection, répondit astucieusement
Rémonencq, pour exciter l’attention des chineurs ; je ne me connais pas
en haute curiosité, mais monsieur passe pour être un si grand
connaisseur, que quoique je ne sois pas bien avancé dans la chose,
j’achèterais bien de monsieur, les yeux fermés… Si monsieur avait
quelquefois besoin d’argent, car rien ne coûte comme ces sacrées
maladies que ma sœur, en dix jours, a dépensé trente sous de remèdes,
quand elle a eu les sangs bouleversés, et qu’elle aurait bien guéri
sans cela… Les médecins sont des fripons qui profitent de notre état
pour…</p><p>
— Adieu, merci, monsieur, répondit Pons au ferrailleur en lui jetant des regards inquiets.</p><p>
— Je vais le reconduire, dit tout bas la Cibot à son malade, crainte qu’il ne touche à quelque chose.</p><p>
— Oui, oui, répondit le malade en remerciant la Cibot par un regard.</p><p>
La Cibot ferma la porte de la chambre à coucher, ce qui réveilla la
défiance de Pons. Elle trouva Magus immobile devant les quatre
tableaux. Cette immobilité, cette admiration ne peuvent être comprises
que par ceux dont l’âme est ouverte au beau idéal, au sentiment
ineffable que cause la perfection dans l’art, et qui restent plantés
sur leurs pieds durant des heures entières au Musée devant la Joconde
de Leonardo da Vinci, devant l’Antiope du Corrège, le chef-d’œuvre de
ce peintre, devant la maîtresse du Titien, la Sainte-Famille d’Andrea
del Sarto, devant les enfants entourés de fleurs du Dominiquin, le
petit camaïeu de Raphaël et son portrait de vieillard, les plus
immenses chefs-d’œuvre de l’art.</p><p>
— Sauvez-vous sans bruit ! dit-elle.</p><p>
Le Juif s’en alla lentement et à reculons, regardant les tableaux comme un amant regarde une maîtresse à laquelle il dit adieu.</p>
 
 
== XL. Assaut d’astuce ==
 
<p>
Quand le Juif fut sur le palier, la Cibot, à qui cette contemplation avait donné des idées, frappa sur le bras sec de Magus.</p><p>
— Vous me donnerez quatre mille francs par tableau ! sinon rien de fait…</p><p>
— Je suis si pauvre !… dit Magus. Si je désire ces toiles, c’est par amour, uniquement par amour de l’art, ma belle dame !</p><p>
— Tu es si sec, mon fiston ! dit la portière, que je conçois cet
amour-là. Mais si tu ne me promets pas aujourd’hui seize mille francs
devant Rémonencq, demain, ce sera vingt mille.</p><p>
— Je promets les seize, répondit le Juif effrayé de l’avidité de cette portière.</p><p>
— Par quoi ça peut-il jurer, un Juif ?… dit la Cibot à Rémonencq.</p><p>
— Vous pouvez vous fier à lui, répondit le ferrailleur, il est aussi honnête homme que moi.</p><p>
— Eh bien ! et vous ? demanda la portière, si je vous en fais vendre, que me donnerez-vous ?…</p><p>
— Moitié dans les bénéfices, dit promptement Rémonencq.</p><p>
— J’aime mieux une somme tout de suite, je ne suis pas dans le commerce, répondit la Cibot.</p><p>
— Vous entendez joliment les affaires ! dit Élie Magus en souriant, vous feriez une fameuse marchande.</p><p>
— Je lui offre de s’associer avec moi corps et biens, dit l’Auvergnat
en prenant le bras potelé de la Cibot et tapant dessus avec une force
de marteau. Je ne lui demande pas d’autre mise de fonds que sa beauté !
Vous avez tort de tenir à votre Turc de Cibot et à son aiguille ! Est-ce
un petit portier qui peut enrichir une belle femme comme vous ? Ah !
quelle figure vous feriez dans une boutique sur le boulevard, au milieu
des curiosités, jabotant avec les amateurs et les entortillant !
Laissez-moi là votre loge quand vous aurez fait votre pelote ici, et
vous verrez ce que nous deviendrons à nous deux !</p><p>
— Faire ma pelote ! dit la Cibot. Je suis incapable de prendre ici la
valeur d’une épingle ! entendez-vous, Rémonencq ? s’écria la portière. Je
suis connue dans le quartier pour une honnête femme, n’à !</p><p>
Les yeux de la Cibot flamboyaient.</p><p>
— Là, rassurez-vous ! dit Élie Magus. Cet Auvergnat a l’air de vous trop aimer pour vouloir vous offenser.</p><p>
— Comme elle vous mènerait les pratiques ! s’écria l’Auvergnat.</p><p>
— Soyez justes, mes fistons, reprit madame Cibot radoucie, et jugez
vous-mêmes de ma situation ici !… Voilà dix ans que je m’extermine le
tempérament pour ces deux vieux garçons-là, sans que jamais ils ne
m’aient donné autre chose que des paroles… Rémonencq vous dira que je
nourris ces deux vieux à forfait, où que je perds des vingt à trente
sous par jour, que toutes mes économies y ont passé, par l’âme de ma
mère !… la seule auteur de mes jours que j’aie connue ; mais aussi vrai
que j’existe, et que voilà le jour qui nous éclaire, et que mon café me
serve de poison si je mens d’une centime !… Eh bien ! en voilà un qui
va mourir, pas vrai ? et c’est le plus riche de ces deux hommes de qui
j’ai fait mes propres enfants !… Croireriez-vous, mon cher monsieur,
que depuis vingt jours que je lui répète qu’il est à mort (car monsieur
Poulain l’a condamné !…), ce grigou-là ne parle pas plus de me mettre
sur son testament que si je ne le connaissais pas ! Ma parole d’honneur,
nous n’avons notre dû qu’en le prenant, foi d’honnête femme ; car allez
donc vous fier à des héritiers ?… pus souvent ! Tenez, voyez-vous,
paroles ne puent pas, tout le monde est de la canaille !</p><p>
— C’est vrai ! dit sournoisement Élie Magus, et c’est encore nous
autres, ajouta-t-il en regardant Rémonencq, qui sommes les plus
honnêtes gens…</p><p>
— Laissez-moi donc, reprit la Cibot, je ne parle pas pour vous… Les
personnes pressantes, comme dit cet ancien acteur, sont toujours
acceptées !… Je vous jure que ces deux messieurs me doivent déjà près
de trois mille francs, que le peu que je possède est déjà passé dans
les médicaments et dans leurs affaires, et s’ils n’allaient ne me rien
reconnaître de mes avances !… Je suis si bête avec ma probité que je
n’ose pas leux en parler. Pour lors, vous qu’êtes dans les affaires,
mon cher monsieur, me conseillez-vous de m’adresser à un avocat ?…</p><p>
— Un avocat ! s’écria Rémonencq, vous en savez plus que tous les avocastes !…</p><p>
Le bruit de la chute d’un corps lourd, tombé sur le carreau de la salle à manger, retentit dans le vaste espace de l’escalier.</p><p>
— Ah ! mon Dieu ! cria la Cibot, qué qu’il arrive ? Il me semble que c’est monsieur qui vient de prendre un billet de parterre !…</p><p>
Elle poussa ses deux complices qui dégringolèrent avec agilité, puis
elle se retourna, se précipita dans la salle à manger et y vit Pons
étalé de tout son long, en chemise, évanoui ! Elle prit le vieux garçon
dans ses bras, l’enleva comme une plume, et le porta jusque sur son
lit. Quand elle eut couché le moribond, elle lui fit respirer des
barbes de plume brûlée, elle lui mouilla les tempes d’eau de Cologne,
elle le ranima. Puis, lorsqu’elle vit les yeux de Pons ouverts, que la
vie fut revenue, elle se posa les poings sur les hanches.</p><p>
— Sans pantoufles, en chemise ! il y a de quoi vous tuer ! Et pourquoi
vous défiez-vous de moi ?… Si c’est ainsi, adieu, monsieur. Après dix
ans que je vous sers, que je mets du mien dans votre ménage, que mes
économies y sont toutes passées, pour éviter des ennuis à ce pauvre
monsieur Schmucke, qui pleure comme un enfant par les escaliers…
Voilà ma récompense ! vous venez m’espionner… Dieu vous a puni ! c’est
bien fait ! Et moi qui me donne un effort pour vous porter dans mes
bras, que je risque d’être blessée pour le reste de mes jours. Ah ! mon
Dieu ! et la porte que j’ai laissée ouverte…</p><p>
— Avec qui causiez-vous ?</p><p>
— En voilà des idées ! s’écria la Cibot. Ah çà ! suis-je votre esclave ?
ai-je des comptes à vous rendre ? Savez-vous que si vous m’ennuyez
ainsi, je plante tout là ! Vous prendrez n’une garde !</p><p>
Pons, épouvanté de cette menace, donna sans le savoir à la Cibot la
mesure de ce qu’elle pouvait tenter avec cette épée de Damoclès.</p><p>
— C’est ma maladie ! dit-il piteusement.</p><p>
— À la bonne heure ! répliqua la Cibot rudement.</p><p>
Elle laissa Pons confus, en proie à des remords, admirant le dévouement
criard de sa garde-malade, se faisant des reproches, et ne sentant pas
le mal horrible par lequel il venait d’aggraver sa maladie en tombant
ainsi sur les dalles de la salle à manger.</p>
 
 
== XLI. Où le nœud se resserre ==
 
<p>
La Cibot aperçut Schmucke qui montait l’escalier.</p><p>
— Venez, monsieur… Il y a de tristes nouvelles ! allez ! monsieur Pons
devient fou !… Figurez-vous qu’il s’est levé tout nu, qu’il m’a
suivie, non, il s’est étendu là, tout de son long… Demandez-lui
pourquoi, il n’en sait rien… Il va mal. Je n’ai rien fait pour le
provoquer à des violences pareilles, à moins de lui avoir réveillé les
idées en lui parlant de ses premières amours… Qui est-ce qui connaît
les hommes ! C’est tous vieux libertins… J’ai eu tort de lui montrer
mes bras, que ses yeux en brillaient comme des escarboucles…</p><p>
Schmucke écoutait madame Cibot, comme s’il l’entendait parlant hébreu.</p><p>
— Je me suis donné un effort que j’en serai blessée pour jusqu’à la fin
de mes jours !… ajouta la Cibot en paraissant éprouver de vives
douleurs et pensant à mettre à profit l’idée qu’elle avait eue, par
hasard, en sentant une petite fatigue dans les muscles. Je suis si
bête ! Quand je l’ai vu là, par terre, je l’ai pris dans mes bras, et je
l’ai porté jusqu’à son lit, comme un enfant, quoi ! Mais, maintenant je
sens un effort ! Ah ! je me trouve mal !… je descends chez moi, gardez
notre malade. Je vas envoyer Cibot chercher monsieur Poulain pour moi !
J’aimerais mieux mourir que de me voir infirme…</p><p>
La Cibot accrocha la rampe et roula par les escaliers en faisant mille
contorsions et des gémissements si plaintifs, que tous les locataires,
effrayés, sortirent sur les paliers de leurs appartements. Schmucke
soutenait la malade en versant des larmes, et il expliquait le
dévouement de la portière. Toute la maison, tout le quartier surent
bientôt le trait sublime de madame Cibot, qui s’était donné un effort
mortel, disait-on, en enlevant un des Casse-noisettes dans ses bras.
Schmucke, revenu près de Pons, lui révéla l’état affreux de leur
factotum, et tous deux ils se regardèrent en disant : Qu’allons-nous
devenir sans elle ?… Schmucke, en voyant le changement produit chez
Pons par son escapade, n’osa pas le gronder.</p><p>
— Vichis pric-à-prac ! c’haimerais mieux les priler que de bertre mon
ami !… s’écria-t-il en apprenant de Pons la cause de l’accident. Se
tevier de montam Zibod, qui nous brede ses igonomies ! C’esdre bas pien ;
mais c’est la malatie…</p><p>
— Ah ! quelle maladie ! Je suis changé, je le sens, dit Pons. Je ne voudrais pas te faire souffrir, mon bon Schmucke.</p><p>
— Cronte-moi ! dit Schmucke, et laisse montam Zibod dranquille…</p><p>
Le docteur Poulain fit disparaître en quelques jours l’infirmité dont
se disait menacée madame Cibot, et sa réputation reçut dans le quartier
du Marais un lustre extraordinaire de cette guérison, qui tenait du
miracle. Il attribua chez Pons ce succès à l’excellente constitution de
la malade, qui reprit son service auprès de ses deux messieurs le
septième jour à leur grande satisfaction. Cet événement augmenta de
cent pour cent l’influence, la tyrannie de la portière sur le ménage
des deux Casse-noisettes, qui, pendant cette semaine, s’étaient
endettés, mais dont les dettes furent payées par elle. La Cibot profita
de la circonstance pour obtenir (et avec quelle facilité !) de Schmucke
une reconnaissance des deux mille francs qu’elle disait avoir prêtés
aux deux amis.</p><p>
— Ah ! quel médecin que monsieur Poulain ! dit la Cibot à Pons. Il vous
sauvera, mon cher monsieur, car il m’a tirée du cercueil ! Mon pauvre
Cibot me regardait comme morte !… Eh bien ! monsieur Poulain a dû vous
le dire, pendant que j’étais sur mon lit, je ne pensais qu’à vous. "Mon
Dieu, que je disais, prenez-moi, et laissez vivre mon cher monsieur
Pons…"</p><p>
— Pauvre chère madame Cibot, vous avez manqué d’avoir une infirmité pour moi !…</p><p>
— Ah ! sans monsieur Poulain, je serais dans la chemise de sapin qui
nous attend tous. Eh bien ! n’au bout du fossé la culbute, comme disait
cet ancien acteur ! Faut de la philosophie. Comment avez-vous fait sans
moi ?…</p><p>
— Schmucke m’a gardé, répondit le malade ; mais notre pauvre caisse et
notre clientèle en ont souffert… Je ne sais pas comment il a fait.</p><p>
— Ti galme ! Bons ! s’écria Schmucke, nus afons i tans le bère Zibod, ein panquier…</p><p>
— Ne parlez pas de cela ! mon cher mouton, vous êtes tous deux nos
enfants, s’écria la Cibot. Nos économies sont bien placées chez vous,
allez ! vous êtes plus solides que la Banque. Tant que nous aurons un
morceau de pain, vous en aurez la moitié… ça ne vaut pas la peine
d’en parler…</p><p>
— Baufre montam Zibod ! dit Schmucke en s’en allant.</p><p>
Pons gardait le silence.</p><p>
— Croireriez-vous, mon chérubin, dit la Cibot au malade en le voyant
inquiet, que, dans mon agonie, car j’ai vu la camarde de bien près !…
ce qui me tourmentait le plus, c’était de vous laisser seuls, livrés à
vous-mêmes, et de laisser mon pauvre Cibot sans un liard… C’est si
peu de chose que mes économies, que je ne vous en parle que rapport à
ma mort et à Cibot, qu’est un ange ! Non, cet être-là m’a soignée comme
une reine, en me pleurant comme un veau !… Mais je comptais sur vous,
foi d’honnête femme. Je me disais : Va, Cibot, mes monsieurs ne te
laisseront jamais sans pain…</p><p>
Pons ne répondit rien à cette attaque ad testamentum, et la portière garda le silence en attendant un mot.</p><p>
— Je vous recommanderai à Schmucke, dit enfin le malade.</p><p>
— Ah ! s’écria la portière, tout ce que vous ferez sera bien fait, je
m’en rapporte à vous, à votre cœur… Ne parlons jamais de cela, car
vous m’humiliez, mon cher chérubin ; pensez à vous guérir ! vous vivrez
plus que nous…</p><p>
Une profonde inquiétude s’empara du cœur de madame Cibot, elle résolut
de faire expliquer son monsieur sur le legs qu’il entendait lui
laisser ; et, de prime abord, elle sortit pour aller trouver le docteur
Poulain chez lui, le soir, après le dîner de Schmucke, qui mangeait
auprès du lit de Pons depuis que son ami était malade.</p>
 
 
== XLII. Histoire de tous les débuts à Paris ==
 
<p>
Le docteur Poulain demeurait rue d’Orléans. Il occupait un petit
rez-de-chaussée composé d’une antichambre, d’un salon et de deux
chambres à coucher. Un office contigu à l’antichambre, et qui
communiquait à l’une des deux chambres, celle du docteur, avait été
converti en cabinet. Une cuisine, une chambre de domestique et une
petite cave dépendaient de cette location située dans une aile de la
maison, immense bâtisse construite sous l’Empire, à la place d’un vieil
hôtel dont le jardin subsistait encore. Ce jardin était partagé entre
les trois appartements du rez-de-chaussée.</p><p>
L’appartement du docteur n’avait pas été changé depuis quarante ans.
Les peintures, les papiers, la décoration, tout y sentait l’Empire. Une
crasse quadragénaire, la fumée, y avaient flétri les glaces, les
bordures, les dessins du papier, les plafonds et les peintures. Cette
petite location, au fond du Marais, coûtait encore mille francs par an.
Madame Poulain, mère du docteur, âgée de soixante-sept ans, achevait sa
vie dans la seconde chambre à coucher. Elle travaillait pour les
culottiers. Elle cousait les guêtres, les culottes de peau, les
bretelles, les ceintures, enfin tout ce qui concerne cet article assez
en décadence aujourd’hui. Occupée à surveiller le ménage et l’unique
domestique de son fils, elle ne sortait jamais, et prenait l’air dans
le jardinet, où l’on descendait par une porte-fenêtre du salon. Veuve
depuis vingt ans, elle avait, à la mort de son mari, vendu son fonds de
culottier à son premier ouvrier, qui lui réservait assez d’ouvrage pour
qu’elle pût gagner environ trente sous par jour. Elle avait tout
sacrifié à l’éducation de son fils unique, en voulant le placer à tout
prix dans une situation supérieure à celle de son père. Fière de son
Esculape, croyant à ses succès, elle continuait à tout lui sacrifier,
heureuse de le soigner, d’économiser pour lui, ne rêvant qu’à son
bien-être, et l’aimant avec intelligence, ce que ne savent pas faire
toutes les mères. Ainsi, madame Poulain, qui se souvenait d’avoir été
simple ouvrière, ne voulait pas nuire à son fils ou prêter à rire, au
mépris, car la bonne femme parlait en S comme madame Cibot parlait en
N ; elle se cachait dans sa chambre, d’elle-même, quand par hasard
quelques clients distingués venaient consulter le docteur, ou lorsque
des camarades de collège ou d’hôpital se présentaient. Aussi, jamais le
docteur n’avait-il eu à rougir de sa mère, qu’il vénérait, et dont le
défaut d’éducation était bien compensé par cette sublime tendresse. La
vente du fonds de culottier avait produit environ vingt mille francs,
la veuve les avait placés sur le Grand-Livre en 1820, et les onze cents
francs de rente qu’elle en avait eus composaient toute sa fortune.
Aussi, pendant longtemps, les voisins aperçurent-ils, dans le jardin,
le linge du docteur et celui de sa mère, étendus sur des cordes. La
domestique et madame Poulain blanchissaient tout au logis avec
économie. Ce détail domestique nuisait beaucoup au docteur, on ne
voulait pas lui reconnaître de talent en le voyant si pauvre. Les onze
cents francs de rente passaient au loyer. Le travail de madame Poulain,
bonne grosse petite vieille, avait, pendant les premiers temps, suffi à
toutes les dépenses de ce pauvre ménage. Après douze ans de persistance
dans son chemin pierreux, le docteur ayant fini par gagner un millier
d’écus par an, madame Poulain pouvait alors disposer d’environ cinq
mille francs. C’était, pour qui connaît Paris, avoir le strict
nécessaire.</p><p>
Le salon où les consultants attendaient, était mesquinement meublé de
ce canapé vulgaire, en acajou, garni de velours d’Utrecht jaune à
fleurs, de quatre fauteuils, de six chaises, d’une console et d’une
table à thé, provenant de la succession du feu culottier et le tout de
son choix. La pendule, toujours sous son globe de verre, entre deux
candélabres égyptiens, figurait une lyre. On se demandait par quels
procédés les rideaux pendus aux fenêtres avaient pu subsister si
longtemps, car ils étaient en calicot jaune imprimé de rosaces rouges
de la fabrique de Jouy. Oberkampf avait reçu des compliments de
l’Empereur pour ces atroces produits de l’industrie cotonnière en 1809.
Le cabinet du docteur était meublé dans ce goût-là, le mobilier de la
chambre paternelle en avait fait les frais. C’était sec, pauvre et
froid. Quel malade pouvait croire à la science d’un médecin qui, sans
renommée, se trouvait encore sans meubles, par un temps où l’Annonce
est toute-puissante, où l’on dore les candélabres de la place de la
Concorde pour consoler le pauvre en lui persuadant qu’il est un riche
citoyen ?</p><p>
L’antichambre servait de salle à manger. La bonne y travaillait quand
elle ne s’adonnait pas aux travaux de la cuisine, ou qu’elle ne tenait
pas compagnie à la mère du docteur. On devinait, dès l’entrée, la
misère décente qui régnait dans ce triste appartement, désert pendant
la moitié de la journée, en apercevant les petits rideaux de mousseline
rousse à la croisée de cette pièce donnant sur la cour. Les placards
devaient recéler des restes de pâtés moisis, des assiettes écornées,
des bouchons éternels, des serviettes d’une semaine, enfin les
ignominies justifiables des petits ménages parisiens, et qui de là ne
peuvent aller que dans la hotte des chiffonniers. Aussi par ce temps où
la pièce de cent sous est tapie dans toutes les consciences, où elle
roule dans toutes les phrases, le docteur, âgé de trente ans, doué
d’une mère sans relations, restait-il garçon. En dix ans, il n’avait
pas rencontré le plus petit prétexte à roman dans les familles où sa
profession lui donnait accès, car il guérissait les gens dans une
sphère où les existences ressemblaient à la sienne ; il ne voyait que
des ménages pareils au sien, ceux de petits employés ou de petits
fabricants. Ses clients les plus riches étaient les bouchers, les
boulangers, les gros détaillants du quartier, gens qui, la plupart du
temps, attribuaient leur guérison à la nature, pour pouvoir payer les
visites du docteur à quarante sous, en le voyant venir à pied. En
médecine, le cabriolet est plus nécessaire que le savoir.</p><p>
Une vie commune et sans hasards finit par agir sur l’esprit le plus
aventureux. Un homme se façonne à son sort, il accepte la vulgarité de
sa vie. Aussi, le docteur Poulain, après dix ans de pratique,
continuait-il à faire son métier de Sisyphe, sans les désespoirs qui
rendirent ses premiers jours amers. Néanmoins, il caressait un rêve,
car tous les gens de Paris ont leur rêve. Rémonencq jouissait d’un
rêve, la Cibot avait le sien. Le docteur Poulain espérait être appelé
près d’un malade riche et influent ; puis obtenir, par le crédit de ce
malade qu’il guérissait infailliblement, une place de médecin en chef à
un hôpital, de médecin des prisons, ou des théâtres du boulevard, ou
d’un ministère. Il avait d’ailleurs gagné sa place de médecin de la
mairie de cette manière. Amené par la Cibot, il avait soigné, guéri,
monsieur Pillerault, le propriétaire de la maison où les Cibot étaient
concierges. Monsieur Pillerault, grand-oncle maternel de madame la
comtesse Popinot, la femme du ministre, s’étant intéressé à ce jeune
homme dont la misère cachée avait été sondée par lui dans une visite de
remerciement, exigea de son petit-neveu, le ministre, qui le vénérait,
la place que le docteur exerçait depuis cinq ans, et dont les maigres
émoluments étaient venus bien à propos pour l’empêcher de prendre un
parti violent, celui de l’émigration. Quitter la France est, pour un
Français, une situation funèbre. Le docteur Poulain alla bien remercier
le comte Popinot, mais, le médecin de l’homme d’État étant l’illustre
Bianchon, le solliciteur comprit qu’il ne pouvait guère arriver dans
cette maison-là. Le pauvre docteur, après s’être flatté d’obtenir la
protection d’un des ministres influents, d’une des douze ou quinze
cartes qu’une main puissante mêle depuis seize ans sur le tapis vert de
la table du conseil, se trouva replongé dans le Marais où il pataugeait
chez les pauvres, chez les petits bourgeois, et où il eut la charge de
vérifier les décès, à raison de douze cents francs par an.</p><p>
Le docteur Poulain, interne assez distingué, devenu praticien prudent,
ne manquait pas d’expérience. D’ailleurs, ses morts ne faisaient pas
scandale, et il pouvait étudier toutes les maladies in animâ vili.
Jugez de quel fiel il se nourrissait ? Aussi, l’expression de sa figure,
déjà longue et mélancolique, était-elle parfois effrayante. Mettez dans
un parchemin jaune les yeux ardents de Tartufe et l’aigreur d’Alceste ;
puis, figurez-vous la démarche, l’attitude, les regards de cet homme,
qui, se trouvant tout aussi bon médecin que l’illustre Bianchon, se
sentait maintenu dans une sphère obscure par une main de fer ? Le
docteur Poulain ne pouvait s’empêcher de comparer ses recettes de dix
francs dans les jours heureux, à celles de Bianchon, qui vont à cinq ou
six cents francs ! N’est-ce pas à concevoir toutes les haines de la
démocratie ? Cet ambitieux, refoulé, n’avait d’ailleurs rien à se
reprocher. Il avait déjà tenté la fortune en inventant des pilules
purgatives, semblables à celles de Morisson. Il avait confié cette
exploitation à l’un de ses camarades d’hôpital, un interne devenu
pharmacien ; mais le pharmacien, amoureux d’une figurante de
l’Ambigu-Comique, s’était mis en faillite, et le brevet d’invention des
pilules purgatives se trouvant pris à son nom, cette immense découverte
avait enrichi le successeur. L’ancien interne était parti pour le
Mexique, la patrie de l’or, en emportant mille francs d’économies au
pauvre Poulain, qui, pour fiche de consolation, fut traité d’usurier
par la figurante à laquelle il vint redemander son argent. Depuis la
bonne fortune de la guérison du vieux Pillerault, pas un seul client
riche ne s’était présenté. Poulain courait tout le Marais, à pied,
comme un chat maigre, et sur vingt visites, en obtenait deux à quarante
sous. Le client qui payait bien était, pour lui, cet oiseau
fantastique, appelé le Merle blanc dans tous les mondes sublunaires.</p><p>
Le jeune avocat sans causes, le jeune médecin sans clients sont les
deux plus grandes expressions du Désespoir décent, particulier à la
ville de Paris, ce Désespoir muet et froid, vêtu d’un habit et d’un
pantalon noirs à coutures blanchies qui rappellent le zinc de la
mansarde, d’un gilet de satin luisant, d’un chapeau ménagé saintement,
de vieux gants et de chemises en calicot. C’est un poème de tristesse,
sombre comme les secrets de la Conciergerie. Les autres misères, celles
du poète, de l’artiste, du comédien, du musicien, sont égayées par les
jovialités naturelles aux arts, par l’insouciance de la Bohème où l’on
entre d’abord et qui mène aux Thébaïdes du génie ! Mais ces deux habits
noirs qui vont à pied, portés par deux professions pour lesquelles tout
est plaie, à qui l’humanité ne montre que ses côtés honteux ; ces deux
hommes ont, dans les aplatissements du début, des expressions
sinistres, provocantes, où la haine et l’ambition concentrées
jaillissent par des regards semblables aux premiers efforts d’un
incendie couvé. Quand deux amis de collège se rencontrent, à vingt ans
de distance, le riche évite alors son camarade pauvre, il ne le
reconnaît pas, il s’épouvante des abîmes que la destinée a mis entre
eux. L’un a parcouru la vie sur les chevaux fringants de la Fortune ou
sur les nuages dorés du Succès ; l’autre a cheminé souterrainement dans
les égouts parisiens, et il en porte les stigmates. Combien d’anciens
amis évitaient le docteur à l’aspect de sa redingote et de son gilet !</p><p>
Maintenant il est facile de comprendre comment le docteur Poulain avait
si bien joué son rôle dans la comédie du danger de la Cibot. Toutes les
convoitises, toutes les ambitions se devinent. En ne trouvant aucune
lésion dans aucun organe de la portière, en admirant la régularité de
son pouls, la parfaite aisance de ses mouvements, et, en l’entendant
jeter les hauts cris, il comprit qu’elle avait un intérêt à se dire à
la mort. La rapide guérison d’une grave maladie feinte devant faire
parler de lui dans l’Arrondissement, il exagéra la prétendue descente
de la Cibot, il parla de la résoudre en la prenant à temps. Enfin il
soumit la portière à de prétendus remèdes, à une fantastique opération,
qui furent couronnés d’un plein succès. Il chercha, dans l’arsenal des
cures extraordinaires de Desplein, un cas bizarre ; il en fit
l’application à madame Cibot, attribua modestement la réussite au grand
chirurgien, et se donna pour son imitateur. Telles sont les audaces des
débutants à Paris. Tout leur fait échelle pour monter sur le théâtre ;
mais comme tout s’use, même les bâtons d’échelles, les débutants en
chaque profession ne savent plus de quel bois se faire des marchepieds.
Par certains moments, le Parisien est réfractaire au succès. Lassé
d’élever des piédestaux, il boude comme les enfants gâtés et ne veut
plus d’idoles ; ou pour être vrai, les gens de talent manquent parfois à
ses engouements. La gangue d’où s’extrait le génie a ses lacunes ; le
Parisien se regimbe alors, il ne veut pas toujours dorer ou adorer les
médiocrités.</p>
 
 
== XLIII. Tout vient à point à qui sait attendre ==
 
<p>
En entrant avec sa brusquerie habituelle, madame Cibot surprit le
docteur à table avec sa vieille mère, mangeant une salade de mâches, la
moins chère de toutes les salades, et n’ayant pour dessert qu’un angle
aigu de fromage de Brie, entre une assiette peu garnie par les fruits
dits les quatre mendiants, où se voyaient beaucoup de râpes de raisin,
et une assiette de mauvaises pommes de bateau.</p><p>
— Ma mère, vous pouvez rester, dit le médecin en retenant madame
Poulain par le bras, c’est madame Cibot de qui je vous ai parlé.</p><p>
— Mes respects, madame, mes devoirs, monsieur, dit la Cibot en
acceptant la chaise que lui présenta le docteur. Ah ! c’est madame votre
mère, elle est bien heureuse d’avoir un fils qui a tant de talent ; car
c’est mon sauveur, madame, il m’a tiré de l’abîme…</p><p>
La veuve Poulain trouva madame Cibot charmante, en l’entendant faire ainsi l’éloge de son fils.</p><p>
— C’est donc pour vous dire, mon cher monsieur Poulain, entre nous, que
le pauvre monsieur Pons va bien mal, et que j’ai à vous parler, rapport
à lui…</p><p>
— Passons au salon, dit le docteur Poulain en montrant la domestique à madame Cibot par un geste significatif.</p><p>
Une fois au salon, la Cibot expliqua longuement sa position avec les
deux Casse-noisettes, elle répéta l’histoire de son prêt en
l’enjolivant, et raconta les immenses services qu’elle rendait depuis
dix ans à messieurs Pons et Schmucke. À l’entendre, ces deux vieillards
n’existeraient plus, sans ses soins maternels. Elle se posa comme un
ange et dit tant et tant de mensonges arrosés de larmes, qu’elle finit
par attendrir la vieille madame Poulain.</p><p>
— Vous comprenez, mon cher monsieur, dit-elle en terminant, qu’il
faudrait bien savoir à quoi s’en tenir sur ce que monsieur Pons compte
faire pour moi, dans le cas où il viendrait à mourir ; c’est ce que je
ne souhaite guère, car ces deux innocents à soigner, voyez-vous,
madame, c’est ma vie ; mais si l’un d’eux me manque, je soignerai
l’autre. Moi, la Nature m’a bâtie pour être la rivale de la Maternité.
Sans quelqu’un à qui je m’intéresse, de qui je me fais un enfant, je ne
saurais que devenir… Donc, si monsieur Poulain le voulait, il me
rendrait un service que je saurais bien reconnaître, ce serait de
parler de moi à monsieur Pons. Mon Dieu ! mille francs de viager, est-ce
trop ? je vous le demande… C’est autant de gagné pour monsieur
Schmucke… Pour lors, notre cher malade m’a donc dit qu’il me
recommanderait à ce pauvre Allemand, qui serait donc, dans son idée,
son héritier… Mais qu’est-ce qu’un homme qui ne sait pas coudre deux
idées en français, et qui d’ailleurs est capable de s’en aller en
Allemagne, tant il sera désespéré de la mort de son ami ?…</p><p>
— Ma chère madame Cibot, répondit le docteur devenu grave, ces sortes
d’affaires ne concernent point les médecins, et l’exercice de ma
profession me serait interdit si l’on savait que je me suis mêlé des
dispositions testamentaires d’un de mes clients. La loi ne permet pas à
un médecin d’accepter un legs de son malade…</p><p>
— Quelle bête de loi ! car qu’est-ce qui m’empêche de partager mon legs avec vous ? répondit sur-le-champ la Cibot.</p><p>
— J’irai plus loin, dit le docteur, ma conscience de médecin m’interdit
de parler à monsieur Pons de sa mort. D’abord, il n’est pas assez en
danger pour cela ; puis, cette conversation de ma part lui causerait un
saisissement qui pourrait lui faire un mal réel, et rendre alors sa
maladie mortelle…</p><p>
— Mais je ne prends pas de mitaines, s’écria madame Cibot, pour lui
dire de mettre ses affaires en ordre, et il ne s’en porte pas plus
mal… Il est fait à cela !… ne craignez rien.</p><p>
— Ne me dites rien de plus, ma chère madame Cibot !… Ces choses ne
sont pas du domaine de la médecine, elles regardent les notaires…</p><p>
— Mais, mon cher monsieur Poulain, si monsieur Pons vous demandait de
lui-même où il en est, et s’il ferait bien de prendre ses précautions,
là, refuseriez-vous de lui dire que c’est une excellente chose pour
recouvrer la santé que d’avoir tout bâclé… Puis vous glisseriez un
petit mot de moi…</p><p>
— Ah ! s’il me parle de faire son testament, je ne l’en détournerai point, dit le docteur Poulain.</p><p>
— Eh bien ! voilà qui est dit, s’écria madame Cibot. Je venais vous
remercier de vos soins, ajouta-t-elle en glissant dans la main du
docteur une papillote qui contenait trois pièces d’or. C’est tout ce
que je puis faire pour le moment. Ah ! si j’étais riche, vous le seriez,
mon cher monsieur Poulain, vous qui êtes l’image du bon Dieu sur la
terre… Vous avez là, madame, pour fils, un ange !</p><p>
La Cibot se leva, madame Poulain la salua d’un air aimable, et le
docteur la reconduisit jusque sur le palier. Là, cette affreuse lady
Macbeth de la rue fut éclairée d’une lueur infernale ; elle comprit que
le médecin devait être son complice, puisqu’il acceptait des honoraires
pour une fausse maladie.</p><p>
— Comment, mon bon monsieur Poulain, lui dit-elle, après m’avoir tirée
d’affaire pour mon accident, vous refuseriez de me sauver de la misère
en disant quelques paroles ?</p><p>
Le médecin sentit qu’il avait laissé le diable le prendre par un de ses
cheveux, et que ce cheveu s’enroulait sur la corne impitoyable de la
griffe rouge. Effrayé de perdre son honnêteté pour si peu de chose, il
répondit à cette idée diabolique par une idée non moins diabolique.</p><p>
— Écoutez, ma chère madame Cibot, dit-il en la faisant rentrer et
l’emmenant dans son cabinet, je vais vous payer la dette de
reconnaissance que j’ai contractée envers vous, à qui je dois ma place
de la mairie…</p><p>
— Nous partagerons, dit-elle vivement.</p><p>
— Quoi ? demanda le docteur.</p><p>
— La succession, répondit la portière.</p><p>
— Vous ne me connaissez pas, répliqua le docteur en se posant en
Valérius Publicola. Ne parlons plus de cela. J’ai pour ami de collège
un garçon fort intelligent, et nous sommes d’autant plus liés, que nous
avons eu les mêmes chances dans la vie. Pendant que j’étudiais la
médecine, il faisait son droit ; pendant que j’étais interne, il
grossoyait chez un avoué, maître Couture. Fils d’un cordonnier, comme
je suis celui d’un culottier, il n’a pas trouvé de sympathies bien
vives autour de lui, mais il n’a pas trouvé non plus de capitaux ; car,
après tout, les capitaux ne s’obtiennent que par sympathie. Il n’a pu
traiter d’une étude qu’en province, à Mantes… Or, les gens de
province comprennent si peu les intelligences parisiennes, que l’on a
fait mille chicanes à mon ami.</p><p>
— Des canailles ! s’écria la Cibot.</p><p>
— Oui, reprit le docteur, car on s’est coalisé contre lui si bien,
qu’il a été forcé de revendre son étude pour des faits où l’on a su lui
donner l’apparence d’un tort ; le procureur du Roi s’en est mêlé ; ce
magistrat était du pays, il a pris fait et cause pour les gens du pays.
Ce pauvre garçon, encore plus sec et plus râpé que je ne le suis, logé
comme moi, nommé Fraisier, s’est réfugié dans notre Arrondissement ; il
en est réduit à plaider, car il est avocat, devant la Justice de paix
et le tribunal de police ordinaire. Il demeure ici près, rue de la
Perle. Allez au numéro 9, vous monterez trois étages, et, sur le
palier, vous verrez imprimé en lettres d’or : Cabinet de Monsieur
Fraisier, sur un petit carré de maroquin rouge. Fraisier se charge
spécialement des affaires contentieuses de messieurs les concierges,
des ouvriers et de tous les pauvres de notre Arrondissement à des prix
modérés. C’est un honnête homme, car je n’ai pas besoin de vous dire
qu’avec ses moyens, s’il était fripon, il roulerait carrosse. Je verrai
mon ami Fraisier ce soir. Allez chez lui demain de bonne heure, il
connaît monsieur Louchard, le garde de commerce ; monsieur Tabareau,
l’huissier de la Justice de paix ; monsieur Vitel, le juge de paix ; et
monsieur Trognon, notaire : il est lancé déjà parmi les gens d’affaires
les plus considérés du quartier. S’il se charge de vos intérêts, si
vous pouvez le donner comme conseil à monsieur Pons, vous aurez en lui,
voyez-vous, un autre vous-même. Seulement, n’allez pas, comme avec moi,
lui proposer des compromis qui blessent l’honneur ; mais il a de
l’esprit, vous vous entendrez. Puis, quant à reconnaître ses services,
je serai votre intermédiaire…</p><p>
Madame Cibot regarda le docteur malignement.</p><p>
— N’est-ce pas l’homme de loi, dit-elle, qui a tiré la mercière de la
rue Vieille-du-Temple, madame Florimond, de la mauvaise passe où elle
était, rapport à cet héritage de son bon ami ?…</p><p>
— C’est lui-même, dit le docteur.</p><p>
— N’est-ce pas une horreur, s’écria la Cibot, qu’après lui avoir obtenu
deux mille francs de rente, elle lui a refusé sa main, qu’il lui
demandait, et qu’elle a cru, dit-on, être quitte en lui donnant douze
chemises de toile de Hollande, vingt-quatre mouchoirs, enfin tout un
trousseau !</p><p>
— Ma chère madame Cibot, dit le docteur, le trousseau valait mille
francs, et Fraisier, qui débutait alors dans le quartier, en avait bien
besoin. Elle a d’ailleurs payé le mémoire de frais sans observation…
Cette affaire-là en a valu d’autres à Fraisier, qui maintenant est très
occupé ; mais, dans mon genre, nos clientèles se valent…</p><p>
— Il n’y a que les justes qui pâtissent ici-bas, répondit la portière ! Eh bien ! adieu et merci, mon bon monsieur Poulain.</p><p>
Ici commence le drame, ou, si vous voulez, la comédie terrible de la
mort d’un célibataire livré par la force des choses à la rapacité des
natures cupides qui se groupent à son lit, et qui, dans ce cas, eurent
pour auxiliaires la passion la plus vive, celle d’un tableaumane,
l’avidité du sieur Fraisier, qui, vu dans sa caverne, va vous faire
frémir, et la soif d’un Auvergnat capable de tout, même d’un crime,
pour se faire un capital. Cette comédie, à laquelle cette partie du
récit sert en quelque sorte d’avant-scène, a d’ailleurs pour acteurs
tous les personnages qui jusqu’à présent ont occupé la scène.</p>
 
 
== XLIV. Un homme de loi ==
 
<p>
L’avilissement des mots est une de ces bizarreries des mœurs qui, pour
être expliquée, voudrait des volumes. Écrivez à un avoué en le
qualifiant d’homme de loi, vous l’aurez offensé tout autant que vous
offenseriez un négociant en gros de denrées coloniales à qui vous
adresseriez ainsi votre lettre : — Monsieur un tel, épicier. Un assez
grand nombre de gens du monde qui devraient savoir, puisque c’est là
toute leur science, ces délicatesses du savoir vivre, ignorent encore
que la qualification d’homme de lettres est la plus cruelle injure
qu’on puisse faire à un auteur. Le mot monsieur est le plus grand
exemple de la vie et de la mort des mots. Monsieur veut dire
monseigneur. Ce titre, si considérable autrefois, réservé maintenant
aux rois par la transformation de sieur en sire, se donne à tout le
monde ; et néanmoins messire, qui n’est pas autre chose que le double du
mot monsieur et son équivalent, soulève des articles dans les feuilles
républicaines, quand, par hasard, il se trouve mis dans un billet
d’enterrement. Magistrats, conseillers, jurisconsultes, juges, avocats,
officiers ministériels, avoués, huissiers, conseils, hommes d’affaires,
agents d’affaires et défenseurs, sont les Variétés sous lesquelles se
classent les gens qui rendent la justice ou qui la travaillent. Les
deux derniers bâtons de cette échelle sont le praticien et l’homme de
loi. Le praticien, vulgairement appelé recors, est l’homme de justice
par hasard, il est là pour assister l’exécution des jugements, c’est,
pour les affaires civiles, un bourreau d’occasion. Quant à l’homme de
loi, c’est l’injure particulière à la profession. Il est à la justice,
ce que l’homme de lettres est à la littérature. Dans toutes les
professions, en France, la rivalité qui les dévore, a trouvé des termes
de dénigrement. Chaque état a son insulte. Le mépris qui frappe les
mots homme de lettres et homme de loi s’arrête au pluriel. On dit très
bien sans blesser personne les gens de lettres, les gens de loi. Mais,
à Paris, chaque profession a ses Oméga, des individus qui mettent le
métier de plain-pied avec la pratique des rues, avec le peuple. Aussi
l’homme de loi, le petit agent d’affaires existe-t-il encore dans
certains quartiers, comme on trouve encore à la Halle, le prêteur à la
petite semaine qui est à la haute banque ce que monsieur Fraisier était
à la compagnie des avoués. Chose étrange ! Les gens du peuple ont peur
des officiers ministériels comme ils ont peur des restaurants
fashionables. Ils s’adressent à des gens d’affaires comme ils vont
boire au cabaret. Le plain-pied est la loi générale des différentes
sphères sociales. Il n’y a que les natures d’élite qui aiment à gravir
les hauteurs, qui ne souffrent pas en se voyant en présence de leurs
supérieurs, qui se font leur place, comme Beaumarchais laissant tomber
la montre d’un grand seigneur essayant de l’humilier ; mais aussi les
parvenus, surtout ceux qui savent faire disparaître leurs langes,
sont-ils des exceptions grandioses.</p><p>
Le lendemain à six heures du matin, madame Cibot examinait, rue de la
Perle, la maison où demeurait son futur conseiller, le sieur Fraisier,
homme de loi. C’était une de ces vieilles maisons habitées par la
petite bourgeoisie d’autrefois. On y entrait par une allée. Le
rez-de-chaussée, en partie occupé par la loge du portier et par la
boutique d’un ébéniste, dont les ateliers et les magasins encombraient
une petite cour intérieure, se trouvait partagé par l’allée et par la
cage de l’escalier, que le salpêtre et l’humidité dévoraient. Cette
maison semblait attaquée de la lèpre.</p><p>
Madame Cibot alla droit à la loge, elle y trouva l’un des confrères de
Cibot, un cordonnier, sa femme et deux enfants en bas âge logés dans un
espace de dix pieds carrés, éclairé sur la petite cour. La plus
cordiale entente régna bientôt entre les deux femmes, une fois que la
Cibot eut déclaré sa profession, se fut nommée et eut parlé de sa
maison de la rue de Normandie. Après un quart d’heure employé par les
commérages et pendant lequel la portière de monsieur Fraisier faisait
le déjeuner du cordonnier et des deux enfants, madame Cibot amena la
conversation sur les locataires et parla de l’homme de loi.</p><p>
— Je viens le consulter, dit-elle, pour des affaires ; un de ses amis,
monsieur le docteur Poulain, a dû me recommander à lui. Vous connaissez
monsieur Poulain ?</p><p>
— Je le crois bien ! dit la portière de la rue de la Perle. Il a sauvé ma petite qu’avait le croup.</p><p>
— Il m’a sauvée aussi, moi, madame. Quel homme est-ce, ce monsieur Fraisier ?…</p><p>
— C’est un homme, ma chère dame, dit la portière, de qui l’on arrache
bien difficilement l’argent de ses ports de lettres à la fin du mois.</p><p>
Cette réponse suffit à l’intelligente Cibot.</p><p>
— On peut être pauvre et honnête, répondit-elle.</p><p>
— Je l’espère bien, reprit la portière de Fraisier ; nous ne roulons pas
sur l’or ni sur l’argent, pas même sur les sous, mais nous n’avons pas
un liard à qui que ce soit.</p><p>
La Cibot se reconnut dans ce langage.</p><p>
— Enfin, ma petite, reprit-elle, on peut se fier à lui, n’est-ce pas ?</p><p>
— Ah ! dame ! quand monsieur Fraisier veut du bien à quelqu’un, j’ai entendu dire à madame Florimond qu’il n’a pas son pareil…</p><p>
— Et pourquoi ne l’a-t-elle pas épousé, demanda vivement la Cibot,
puisqu’elle lui devait sa fortune ? C’est quelque chose pour une petite
mercière, et qui était entretenue par un vieux, que de devenir la femme
d’un avocat…</p><p>
— Pourquoi ? dit la portière en entraînant madame Cibot dans l’allée ;
vous montez chez lui, n’est-ce pas, madame ?… eh bien ! quand vous
serez dans son cabinet, vous saurez pourquoi.</p>
 
 
== XLV. Un intérieur peu recommandable ==
 
<p>
L’escalier, éclairé sur une petite cour par des fenêtres à coulisse,
annonçait qu’excepté le propriétaire et le sieur Fraisier, les autres
locataires exerçaient des professions mécaniques. Les marches boueuses
portaient l’enseigne de chaque métier en offrant aux regards des
découpures de cuivre, des boutons cassés, des brimborions de gaze, de
sparterie. Les apprentis des étages supérieurs y dessinaient des
caricatures obscènes. Le dernier mot de la portière, en excitant la
curiosité de madame Cibot, la décida naturellement à consulter l’ami du
docteur Poulain ; mais en se réservant de l’employer à ses affaires
d’après ses impressions.</p><p>
— Je me demande quelquefois comment madame Sauvage peut tenir à son
service, dit en forme de commentaire la portière qui suivait madame
Cibot. Je vous accompagne, madame, ajouta-t-elle, car je monte le lait
et le journal à mon propriétaire.</p><p>
Arrivée au second étage au-dessus de l’entresol, la Cibot se trouva
devant une porte du plus vilain caractère. La peinture d’un rouge faux
était enduite sur vingt centimètres de largeur, de cette couche
noirâtre qu’y déposent les mains après un certain temps, et que les
architectes ont essayé de combattre dans les appartements élégants, par
l’application de glaces au-dessus et au-dessous des serrures. Le
guichet de cette porte, bouché par des scories semblables à celles que
les restaurateurs inventent pour vieillir des bouteilles adultes, ne
servait qu’à mériter à la porte le surnom de porte de prison, et
concordait d’ailleurs à ses ferrures en trèfles, à ses gonds
formidables, à ses grosses têtes de clous. Quelque avare ou quelque
folliculaire en querelle avec le monde entier devait avoir inventé ces
appareils. Le plomb, où se déversaient les eaux ménagères, ajoutait sa
quote-part de puanteur dans l’escalier, dont le plafond offrait partout
des arabesques dessinées avec de la fumée de chandelle, et quelles
arabesques ! Le cordon de tirage, au bout duquel pendait une olive
crasseuse, fit résonner une petite sonnette dont l’organe faible
dévoilait une cassure dans le métal. Chaque objet était un trait en
harmonie avec l’ensemble de ce hideux tableau. La Cibot entendit le
bruit d’un pas pesant, et la respiration asthmatique d’une femme
puissante. Et madame Sauvage se manifesta ! C’était une de ces vieilles
devinées par Adrien Brauwer dans ses Sorcières partant pour le sabbat,
une femme de cinq pieds six pouces, à visage soldatesque et beaucoup
plus barbu que celui de la Cibot, d’un embonpoint maladif, vêtue d’une
affreuse robe de rouennerie à bon marché, coiffée d’un madras, faisant
encore papillotes avec les imprimés que recevait gratuitement son
maître, et portant à ses oreilles des espèces de roues de carrosse en
or. Ce cerbère femelle tenait à la main un poêlon en fer-blanc, bossué,
dont le lait répandu jetait dans l’escalier une odeur de plus, qui s’y
sentait peu, malgré son âcreté nauséabonde.</p><p>
— Qué qu’il y a pour votre service, médème ? demanda madame Sauvage.</p><p>
Et, d’un air menaçant, elle jeta sur la Cibot, qu’elle trouva, sans
doute, trop bien vêtue, un regard d’autant plus meurtrier, que ses yeux
étaient naturellement sanguinolents.</p><p>
— Je viens voir monsieur Fraisier de la part de son ami le docteur Poulain.</p><p>
— Entrez, médème, répondit la Sauvage d’un air devenu soudain très
aimable et qui prouvait qu’elle était avertie de cette visite matinale.</p><p>
Et, après avoir fait une révérence de théâtre, la domestique à moitié
mâle du sieur Fraisier ouvrit brusquement la porte du cabinet qui
donnait sur la rue, et où se trouvait l’ancien avoué de Mantes. Ce
cabinet ressemblait absolument à ces petites études d’huissier du
troisième ordre, où les cartonniers sont en bois noirci, où les
dossiers sont si vieux qu’ils ont de la barbe, en style de cléricature,
où les ficelles rouges pendent d’une façon lamentable, où les cartons
sentent les ébats des souris, où le plancher est gris de poussière et
le plafond jaune de fumée. La glace de la cheminée était trouble ; les
chenets en fonte supportaient une bûche économique ; la pendule en
marqueterie moderne, valant soixante francs, avait été achetée à
quelque vente par autorité de justice et les flambeaux qui
l’accompagnaient étaient en zinc, mais ils affectaient des formes
rococo mal réussies, et la peinture, partie en plusieurs endroits,
laissait voir le métal. Monsieur Fraisier, petit homme sec et maladif,
à figure rouge, dont les bourgeons annonçaient un sang très vicié, mais
qui d’ailleurs se grattait incessamment le bras droit, et dont la
perruque, mise très en arrière, laissait voir un crâne couleur de
brique et d’une expression sinistre, se leva de dessus un fauteuil de
canne, où il siégeait sur un rond en maroquin vert. Il prit un air
agréable et une voix flûtée pour dire, en avançant une chaise : — Madame
Cibot, je pense ?…</p><p>
— Oui, monsieur, répondit la portière qui perdit son assurance habituelle.</p><p>
Madame Cibot fut effrayée par cette voix, qui ressemblait assez à celle
de la sonnette, et par un regard encore plus vert que les yeux
verdâtres de son futur conseil. Le cabinet sentait si bien son
Fraisier, qu’on devait croire que l’air y était pestilentiel. Madame
Cibot comprit alors pourquoi madame Florimond n’était pas devenue
madame Fraisier.</p><p>
— Poulain m’a parlé de vous, ma chère dame, dit l’homme de loi, de
cette voix d’emprunt qu’on appelle vulgairement petite voix, mais qui
restait aigre et clairette comme un vin de pays.</p><p>
Là, cet agent d’affaires essaya de se draper, en ramenant sur ses
genoux pointus, couverts en molleton excessivement râpé, les deux pans
d’une vieille robe de chambre en calicot imprimé, dont la ouate prenait
la liberté de sortir par plusieurs déchirures, mais le poids de cette
ouate entraînait les pans, et découvrait un justaucorps en flanelle
devenu noirâtre. Après avoir resserré, d’un petit air fat, la
cordelière de cette robe de chambre réfractaire pour dessiner sa taille
de roseau, Fraisier réunit d’un coup de pincettes deux tisons qui
s’évitaient depuis fort longtemps, comme deux frères ennemis. Puis,
saisi d’une pensée subite, il se leva : — Madame Sauvage ! cria-t-il.</p><p>
— Après ?</p><p>
— Je n’y suis pour personne.</p><p>
— Hé ! parbleur ! on le sait, répondit la virago d’une maîtresse voix.</p><p>
— C’est ma vieille nourrice, dit l’homme de loi d’un air confus à la Cibot.</p><p>
— Elle a encore beaucoup de laid, répliqua l’ancienne héroïne des Halles.</p><p>
Fraisier rit du calembour et mit le verrou, pour que sa ménagère ne vînt pas interrompre les confidences de la Cibot.</p><p>
— Eh bien ! madame, expliquez-moi votre affaire, dit-il en s’asseyant et
tâchant toujours de draper sa robe de chambre. Une personne qui m’est
recommandée par le seul ami que j’aie au monde peut compter sur moi…
mais… absolument !</p><p>
Madame Cibot parla pendant une demi-heure sans que l’agent d’affaires
se permît la moindre interruption ; il avait l’air curieux d’un jeune
soldat écoutant un vieux de la vieille. Ce silence et la soumission de
Fraisier, l’attention qu’il paraissait prêter à ce bavardage à
cascades, dont on a vu des échantillons dans les scènes entre la Cibot
et le pauvre Pons, firent abandonner à la défiante portière
quelques-unes des préventions que tant de détails ignobles venaient de
lui inspirer.</p>
 
 
== XLVI. Consultation non gratuite ==
 
<p>
Quand la Cibot se fut arrêtée, et qu’elle attendit un conseil, le petit
homme de loi, dont les yeux verts à points noirs avaient étudié sa
future cliente, fut pris d’une toux dite de cercueil, et eut recours à
un bol en faïence à demi plein de jus d’herbes, qu’il vida.</p><p>
— Sans Poulain, je serais déjà mort, ma chère madame Cibot, répondit
Fraisier à des regards maternels que lui jeta la portière ; mais il me
rendra, dit-il, la santé…</p><p>
Il paraissait avoir perdu la mémoire des confidences de sa cliente, qui pensait à quitter un pareil moribond.</p><p>
— Madame, en matière de succession, avant de s’avancer, il faut savoir
deux choses, reprit l’ancien avoué de Mantes en devenant grave.
Premièrement, si la succession vaut la peine qu’on se donne, et,
deuxièmement, quels sont les héritiers ; car, si la succession est le
butin, les héritiers sont l’ennemi.</p><p>
La Cibot parla de Rémonencq et d’Élie Magus, et dit que les deux fins
compères évaluaient la collection de tableaux à six cent mille francs…</p><p>
— La prendraient-ils à ce prix-là ?… demanda l’ancien avoué de Mantes,
car, voyez-vous, madame, les gens d’affaires ne croient pas aux
tableaux. Un tableau, c’est quarante sous de toile ou cent mille francs
de peinture ! Or, les peintures de cent mille francs sont bien connues,
et quelles erreurs dans toutes ces valeurs-là, même les plus célèbres !
Un financier bien connu, dont la galerie était vantée, visitée et
gravée (gravée !) passait pour avoir dépensé des millions… Il meurt,
car on meurt, eh bien ! ses vrais tableaux n’ont pas produit plus de
deux cent mille francs ! Il faudrait m’amener ces messieurs… Passons
aux héritiers.</p><p>
Et Fraisier se remit dans son attitude d’écouteur. En entendant le nom
du président Camusot, il fit un hochement de tête, accompagné d’une
grimace qui rendit la Cibot excessivement attentive ; elle essaya de
lire sur ce front, sur cette atroce physionomie, et trouva ce qu’en
affaires on nomme une tête de bois.</p><p>
— Oui, mon cher monsieur ; répéta la Cibot, mon monsieur Pons est le
propre cousin du président Camusot de Marville, il me rabâche sa
parenté deux fois par jour. La première femme de monsieur Camusot, le
marchand de soieries…</p><p>
— Qui vient d’être nommé pair de France…</p><p>
— Était une demoiselle Pons, cousine germaine de monsieur Pons.</p><p>
— Ils sont cousins issus de germains…</p><p>
— Ils ne sont plus rien du tout, ils sont brouillés.</p><p>
Monsieur Camusot de Marville avait été, pendant cinq ans, président du
tribunal de Mantes, avant de venir à Paris. Non seulement il y avait
laissé des souvenirs, mais encore il y avait conservé des relations ;
car son successeur, celui de ses juges avec lequel il s’était le plus
lié pendant son séjour, présidait encore le tribunal et conséquemment
connaissait Fraisier à fond.</p><p>
— Savez-vous, madame, dit-il lorsque la Cibot eut arrêté les rouges
écluses de sa bouche torrentielle, savez-vous que vous auriez pour
ennemi capital un homme qui peut envoyer les gens à l’échafaud ?</p><p>
La portière exécuta sur sa chaise un bond qui la fit ressembler à la poupée de ce joujou nommé une surprise.</p><p>
— Calmez-vous, ma chère dame, reprit Fraisier. Que vous ignoriez ce
qu’est le président de la chambre des mises en accusation de la Cour
royale de Paris, rien de plus naturel, mais vous deviez savoir que
monsieur Pons avait un héritier légal naturel. Monsieur le président de
Marville est le seul et unique héritier de votre malade, mais il est
collatéral au troisième degré ; donc, monsieur Pons peut, aux termes de
la loi, faire ce qu’il veut de sa fortune. Vous ignorez encore que la
fille de monsieur le président a épousé, depuis six semaines au moins,
le fils aîné de monsieur le comte Popinot, pair de France, ancien
ministre de l’agriculture et du commerce, un des hommes les plus
influents de la politique actuelle. Cette alliance rend le président
encore plus redoutable qu’il ne l’est comme souverain de la cour
d’assises.</p><p>
La Cibot tressaillit encore à ce mot.</p><p>
— Oui, c’est lui qui vous envoie là, reprit Fraisier. Ah ! ma chère
dame, vous ne savez pas ce qu’est une robe rouge ! C’est déjà bien assez
d’avoir une simple robe noire contre soi ! Si vous me voyez ici ruiné,
chauve, moribond… eh bien ! c’est pour avoir heurté, sans le savoir,
un simple petit procureur du roi de province. On m’a forcé de vendre
mon étude à perte, et bien heureux de décamper en perdant ma fortune.
Si j’avais voulu résister, je n’aurais pas pu garder ma profession
d’avocat. Ce que vous ignorez encore, c’est que s’il ne s’agissait que
du président Camusot, ce ne serait rien ; mais il a, voyez-vous, une
femme !… Et si vous vous trouviez face à face avec cette femme, vous
trembleriez comme si vous étiez sur la première marche de l’échafaud,
les cheveux vous dresseraient sur la tête. La présidente est
vindicative à passer dix ans pour vous entortiller dans un piège où
vous péririez ! Elle fait agir son mari comme un enfant fait aller sa
toupie. Elle a dans sa vie causé le suicide, à la Conciergerie, d’un
charmant garçon ; elle a rendu blanc comme neige un comte qui se
trouvait sous une accusation de faux. Elle a failli faire interdire
l’un des plus grands seigneurs de la cour de Charles X. Enfin, elle a
renversé le procureur général, monsieur de Granville…</p><p>
— Qui demeurait Vieille-rue-du-Temple, au coin de la rue Saint-François, dit la Cibot.</p><p>
— C’est lui-même… On dit qu’elle veut faire son mari ministre de la
justice, et je ne sais pas si elle n’arrivera point à ses fins… Si
elle se mettait dans l’idée de nous envoyer tous deux en cour d’assises
et au bagne, moi qui suis innocent comme l’enfant qui naît, je
prendrais un passeport et j’irais aux États-Unis… tant je connais
bien la justice. Or, ma chère madame Cibot, pour pouvoir marier sa
fille unique au jeune vicomte Popinot, qui sera, dit-on, héritier de
votre propriétaire, monsieur Pillerault, la présidente s’est dépouillée
de toute sa fortune, si bien qu’en ce moment, le président et sa femme
sont réduits à vivre avec le traitement de la présidence. Et vous
croyez, ma chère dame, que, dans ces circonstances-là, madame la
présidente négligera la succession de votre monsieur Pons ?… Mais,
j’aimerais mieux affronter des canons chargés à mitraille que de me
savoir une pareille femme contre moi…</p><p>
— Mais, dit la Cibot, ils sont brouillés…</p><p>
— Qu’est-ce que cela fait ? dit Fraisier. Raison de plus ! Tuer un parent
de qui l’on se plaint, c’est quelque chose ; mais hériter de lui, c’est
là un plaisir !</p><p>
— Mais le bonhomme a ses héritiers en horreur ; il me répète que ces
gens-là, je me rappelle les noms, monsieur Cardot, monsieur Berthier,
etc., l’ont écrasé comme un œuf qui se trouverait sous un tombereau.</p><p>
— Voulez-vous être broyée ainsi ?…</p><p>
— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria la portière. Ah ! madame Fontaine avait
raison en disant que je rencontrerais des obstacles ; mais elle a dit
que je réussirais…</p><p>
— Écoutez, ma chère madame Cibot… Que vous tiriez de cette affaire
une trentaine de mille francs, c’est possible ; mais la succession, il
n’y faut pas songer.. Nous avons causé de vous et de votre affaire, le
docteur Poulain et moi, hier au soir…</p><p>
Là, madame Cibot fit encore un bond sur [sa] chaise.</p><p>
— Eh bien ! qu’avez-vous ?</p><p>
— Mais, si vous connaissiez mon affaire, pourquoi m’avez-vous laissée jaser comme une pie ?</p><p>
— Madame Cibot, je connaissais votre affaire, mais je ne savais rien de madame Cibot ! Autant de clients, autant de caractères…</p><p>
Là, madame Cibot jeta sur son futur conseil un singulier regard où toute sa défiance éclata et que Fraisier surprit.</p>
 
 
== XLVII. Le fin mot de Fraisier ==
 
<p>
— Je reprends, dit Fraisier. Donc, notre ami Poulain a été mis par vous
en rapport avec le vieux monsieur Pillerault, le grand-oncle de madame
la comtesse, Popinot, et c’est un de vos titres à mon dévouement.
Poulain va voir votre propriétaire (notez ceci !) tous les quinze jours,
et il a su tous ces détails par lui. Cet ancien négociant assistait au
mariage de son arrière-petit-neveu (car c’est un oncle à succession, il
a bien quelque quinze mille francs de rente ; et, depuis vingt-cinq ans,
il vit comme un moine, il dépense à peine mille écus par an…), et il
a raconté toute l’affaire du mariage à Poulain. Il paraît que ce
grabuge a été causé précisément par votre bonhomme de musicien qui a
voulu déshonorer, par vengeance, la famille du président. Qui n’entend
qu’une cloche n’a qu’un son… Votre malade se dit innocent, mais le
monde le regarde comme un monstre…</p><p>
— Ça ne m’étonnerait pas qu’il en fût un ! s’écria la Cibot.
Figurez-vous que voilà dix ans passés que j’y mets du mien, il le sait,
il a mes économies, et il ne veut pas me coucher sur son testament…
Non, monsieur, il ne le veut pas, il est têtu, que c’est un vrai
mulet… Voilà dix jours que je lui en parle, le mâtin ne bouge pas
plus que si c’était un terne. Il ne desserre pas les dents, il me
regarde d’un air… Le plus qu’il m’a dit, c’est qu’il me
recommanderait à monsieur Schmucke.</p><p>
— Il compte donc faire un testament en faveur de ce Schmucke ?</p><p>
— Il lui donnera tout…</p><p>
— Écoutez, ma chère madame Cibot, il faudrait pour que j’eusse des
opinions arrêtées, pour concevoir un plan, que je connusse monsieur
Schmucke, que je visse les objets dont se compose la succession, que
j’eusse une conférence avec ce Juif de qui vous me parlez ; et, alors,
laissez-moi vous diriger…</p><p>
— Nous verrons, mon bon monsieur Fraisier.</p><p>
— Comment ! nous verrons, dit Fraisier en jetant un regard de vipère à
la Cibot et parlant avec sa voix naturelle. Ah çà ! suis-je ou ne
suis-je pas votre conseil ? entendons-nous bien.</p><p>
La Cibot se sentit devinée, elle eut froid dans le dos.</p><p>
— Vous avez toute ma confiance, répondit-elle en se voyant à la merci d’un tigre.</p><p>
— Nous autres avoués, nous sommes habitués aux trahisons de nos
clients. Examinez bien votre position : elle est superbe. Si vous suivez
mes conseils de point en point, vous aurez, je vous le garantis, trente
ou quarante mille francs de cette succession-là… Mais cette belle
médaille a un revers. Supposez que la présidente apprenne que la
succession de monsieur Pons vaut un million, et que vous voulez
l’écorner, car il y a toujours des gens qui se chargent de dire ces
choses-là !… fit-il en parenthèse.</p><p>
Cette parenthèse, ouverte et fermée par deux pauses, fit frémir la
Cibot, qui pensa sur-le-champ que Fraisier se chargerait de la
dénonciation.</p><p>
— Ma chère cliente, en dix minutes on obtiendra du bonhomme Pillerault
votre renvoi de la loge, et l’on vous donnera deux heures pour
déménager…</p><p>
— Quéque ça me ferait !… dit la Cibot en se dressant sur ses pieds en
Bellone, je resterais chez ces messieurs comme leur femme de confiance.</p><p>
— Et, voyant cela, l’on vous tendrait un piège, et vous vous
réveilleriez un beau matin dans un cachot, vous et votre mari, sous une
accusation capitale…</p><p>
— Moi !… s’écria la Cibot, moi qui n’ai pas n’une centime à autrui !… Moi !… moi !…</p><p>
Elle parla pendant cinq minutes, et Fraisier examina cette grande
artiste exécutant son concerto de louanges sur elle-même. Il était
froid, railleur, son œil perçait la Cibot comme d’un stylet, il riait
en dedans, sa perruque sèche se remuait. C’était Robespierre au temps
où ce Sylla français faisait des quatrains.</p><p>
— Et comment ! et pourquoi ! et sous quel prétexte ! demanda-t-elle en terminant.</p><p>
— Voulez-vous savoir comment vous pourriez être guillotinée ?…</p><p>
La Cibot tomba pâle comme une morte, car cette phrase lui tomba sur le
cou comme le couteau de la loi. Elle regarda Fraisier d’un air égaré.</p><p>
— Écoutez-moi bien, ma chère enfant, reprit Fraisier en réprimant un
mouvement de satisfaction que lui causa l’effroi de sa cliente.</p><p>
— J’aimerais mieux tout laisser là… dit en murmurant la Cibot.</p><p>
Et elle voulut se lever.</p><p>
— Restez, car vous devez connaître votre danger, je vous dois mes
lumières, dit impérieusement Fraisier. Vous êtes renvoyée par monsieur
Pillerault, ça ne fait pas de doute, n’est-ce pas ? Vous devenez la
domestique de ces deux messieurs, très bien ! C’est une déclaration de
guerre entre la présidente et vous. Vous voulez tout faire, vous, pour
vous emparer de cette succession, en tirer pied ou aile…</p><p>
La Cibot fit un geste.</p><p>
— Je ne vous blâme pas, ce n’est pas mon rôle, dit Fraisier en
répondant au geste de sa cliente. C’est une bataille que cette
entreprise, et vous irez plus loin que vous ne pensez ! On se grise de
son idée, on tape dur…</p><p>
Autre geste de dénégation de la part de madame Cibot, qui se rengorgea.</p><p>
— Allons, allons, ma petite mère, reprit Fraisier avec une horrible familiarité, vous iriez bien loin…</p><p>
— Ah çà ! me prenez-vous pour une voleuse ?</p><p>
— Allons, maman, vous avez un reçu de monsieur Schmucke qui vous a peu
coûté… Ah ! vous êtes ici à confesse, ma belle dame… Ne trompez pas
votre confesseur, surtout quand ce confesseur a le pouvoir de lire dans
votre cœur…</p><p>
La Cibot fut effrayée de la perspicacité de cet homme et comprit la
raison de la profonde attention avec laquelle il l’avait écoutée.</p><p>
— Eh bien ! reprit Fraisier, vous pouvez bien admettre que la présidente
ne se laissera pas dépasser par vous dans cette course à la
succession… On vous observera, l’on vous espionnera… Vous obtenez
d’être mise sur le testament de monsieur Pons… C’est parfait. Un beau
jour, la justice arrive, on saisit une tisane, on y trouve de l’arsenic
au fond, vous et votre mari vous êtes arrêtés, jugés, condamnés, comme
ayant voulu tuer le sieur Pons, afin de toucher votre legs… J’ai
défendu à Versailles une pauvre femme, aussi vraiment innocente que
vous le seriez en pareil cas ; les choses étaient comme je vous le dis,
et tout ce que j’ai pu faire alors, ç’a été de lui sauver la vie. La
malheureuse a eu vingt ans de travaux forcés et les fait à Saint-Lazare.</p><p>
L’effroi de madame Cibot fut au comble. Devenue pâle, elle regardait ce
petit homme sec aux yeux verdâtres comme la pauvre Moresque, réputée
fidèle à sa religion, devait regarder l’inquisiteur au moment où elle
s’entendait condamner au feu.</p><p>
— Vous dites donc, mon bon monsieur Fraisier, qu’en vous laissant
faire, vous confiant le soin de mes intérêts, j’aurais quelque chose,
sans rien craindre ?</p><p>
— Je vous garantis trente mille francs, dit Fraisier en homme sûr de son fait.</p><p>
— Enfin, vous savez combien j’aime le cher docteur Poulain, reprit-elle
de sa voix la plus pateline, c’est lui qui m’a dit de venir vous
trouver, et le digne homme ne m’envoyait pas ici pour m’entendre dire
que je serais guillotinée comme une empoisonneuse…</p><p>
Elle fondit en larmes, tant cette idée de guillotine l’avait fait
frissonner, ses nerfs étaient en mouvement, la terreur lui serrait le
cœur, elle perdit la tête. Fraisier jouissait de son triomphe. En
apercevant l’hésitation de sa cliente, il se voyait privé de l’affaire,
et il avait voulu dompter la Cibot, l’effrayer, la stupéfier, l’avoir à
lui, pieds et poings liés. La portière, entrée dans ce cabinet, comme
une mouche se jette dans une toile d’araignée, devait y rester, liée,
entortillée, et servir de pâture à l’ambition de ce petit homme de loi.
Fraisier voulait en effet trouver, dans cette affaire, la nourriture de
ses vieux jours, l’aisance, le bonheur, la considération. La veille,
pendant la soirée, tout avait été pesé mûrement, examiné soigneusement,
à la loupe, entre Poulain et lui. Le docteur avait dépeint Schmucke à
son ami Fraisier, et leurs esprits alertes avaient sondé toutes les
hypothèses, examiné les ressources et les dangers. Fraisier, dans un
élan d’enthousiasme, s’était écrié : — Notre fortune à tous deux est
là-dedans ! Et il avait promis à Poulain une place de médecin en chef
d’hôpital, à Paris, et il s’était promis à lui-même de devenir juge de
paix de l’arrondissement.
 
Être juge de paix ! c’était pour cet homme plein de capacités, docteur
en droit et sans chaussettes, une chimère si rude à la monture, qu’il y
pensait, comme les avocats-députés pensent à la simarre et les prêtres
italiens à la tiare. C’était une folie ! Le juge de paix, monsieur
Vitel, devant qui plaidait Fraisier, était un vieillard de
soixante-neuf ans, assez maladif, qui parlait de prendre sa retraite,
et Fraisier parlait d’être son successeur à Poulain, comme Poulain lui
parlait d’une riche héritière qu’il épousait après lui avoir sauvé la
vie. On ne sait pas quelles convoitises inspirent toutes les places à
la résidence de Paris. Habiter Paris est un désir universel. Qu’un
débit de tabac, de timbre, vienne à vaquer, cent femmes se lèvent comme
un seul homme et font mouvoir tous leurs amis pour l’obtenir. La
vacance probable d’une des vingt-quatre perceptions de Paris cause une
émeute d’ambitions à la Chambre des députés ! Ces places se donnent en
conseil, la nomination est une affaire d’État. Or, les appointements de
juge de paix, à Paris, sont d’environ six mille francs. Le greffe de ce
tribunal est une charge qui vaut cent mille francs. C’est une des
places les plus enviées de l’ordre judiciaire. Fraisier, juge de paix,
ami d’un médecin en chef d’hôpital, se mariait richement, et mariait le
docteur Poulain ; ils se prêtaient la main mutuellement.</p>
 
 
== XLVIII. Où la Cibot est prise dans ses propres filets ==
 
<p>
La nuit avait passé son rouleau de plomb sur toutes les pensées de
l’ancien avoué de Mantes, et un plan formidable avait germé, plan
touffu, fertile en moissons et en intrigues. La Cibot était la cheville
ouvrière de ce drame Aussi la révolte de cet instrument devait-elle
être comprimée ; elle n’avait pas été prévue, mais l’ancien avoué venait
d’abattre à ses pieds l’audacieuse portière en déployant toutes les
forces de sa nature vénéneuse.</p><p>
— Ma chère madame Cibot, voyons, rassurez-vous, dit-il en lui prenant la main.</p><p>
Cette main, froide comme la peau d’un serpent, produisit une impression
terrible sur la portière, il en résulta comme une réaction physique qui
fit cesser son émotion ; elle trouva le crapaud Astaroth de madame
Fontaine moins dangereux à toucher que ce bocal de poisons couvert
d’une perruque rougeâtre et qui parlait comme les portes crient.</p><p>
— Ne croyez pas que je vous effraie à tort, reprit Fraisier après avoir
noté ce nouveau mouvement de répulsion de la Cibot. Les affaires qui
font la terrible réputation de madame la présidente sont tellement
connues au Palais, que vous pouvez consulter là-dessus qui vous
voudrez. Le grand seigneur qu’on a failli interdire est le marquis
d’Espard. Le marquis d’Esgrignon est celui qu’on a sauvé des galères.
Le jeune homme, riche, beau, plein d’avenir, qui devait épouser une
demoiselle appartenant à l’une des premières familles de France, et qui
s’est pendu dans un cabanon de la Conciergerie, est le célèbre Lucien
de Rubempré, dont l’affaire a soulevé tout Paris dans le temps. Il
s’agissait là d’une succession, de celle d’une femme entretenue, la
fameuse Esther, qui a laissé plusieurs millions, et on accusait ce
jeune homme de l’avoir empoisonnée, car il était l’héritier institué
par le testament. Ce jeune poète n’était pas à Paris quand cette fille
est morte, il ne se savait pas héritier !… On ne peut pas être plus
innocent que cela. Eh bien ! après avoir été interrogé par monsieur
Camusot, ce jeune homme s’est pendu dans son cachot. La Justice, c’est
comme la Médecine, elle a ses victimes. Dans le premier cas, on meurt
pour la société ; dans le second, pour la Science, dit-il en laissant
échapper un affreux sourire. Eh bien ! vous voyez que je connais le
danger… Je suis déjà ruiné par la Justice, moi, pauvre petit avoué
obscur. Mon expérience me coûte cher, elle est toute à votre service.</p><p>
— Ma foi, non, merci… dit la Cibot, je renonce à tout ! j’aurai fait
un ingrat. Je ne veux que mon dû ! J’ai trente ans de probité, monsieur.
Mon monsieur Pons dit qu’il me recommandera sur son testament à son ami
Schmucke ; eh bien ! je finirai mes jours en paix chez ce brave
Allemand…</p><p>
Fraisier dépassait le but, il avait découragé la Cibot, et il fut obligé d’effacer les tristes impressions qu’elle avait reçues.</p><p>
— Ne désespérons de rien, dit-il, allez-vous-en chez vous, tout tranquillement. Allez, nous conduirons l’affaire à bon port.</p><p>
— Mais que faut-il que je fasse alors, mon bon monsieur Fraisier, pour avoir des rentes, et ?…</p><p>
— N’avoir aucun remords, dit-il vivement en coupant la parole à la
Cibot. Eh ! mais, c’est précisément pour ce résultat que les gens
d’affaires sont inventés. On ne peut rien avoir dans ces cas-là sans se
tenir dans les termes de la loi… Vous ne connaissez pas les lois, moi
je les connais… Avec moi, vous serez du côté de la légalité, vous
posséderez en paix vis-à-vis des hommes, car la conscience, c’est votre
affaire.</p><p>
— Eh bien ! dites, reprit la Cibot, que ces paroles rendirent curieuse et heureuse.</p><p>
— Je ne sais pas, je n’ai pas étudié l’affaire dans ses moyens, je ne
me suis occupé que des obstacles. D’abord, il faut, voyez-vous, pousser
au testament, et vous ne ferez pas fausse route ; mais avant tout,
sachons en faveur de qui Pons disposera de sa fortune, car si vous
étiez son héritière…</p><p>
— Non, non, il ne m’aime pas ! Ah ! si j’avais connu la valeur de ses
biblots, et si j’avais su ce qu’il m’a dit de ses amours, je serais
sans inquiétude aujourd’hui…</p><p>
— Enfin, reprit Fraisier, allez toujours ! Les moribonds ont de
singulières fantaisies, ma chère madame Cibot, ils trompent bien des
espérances. Qu’il teste, et nous verrons après. Mais, avant tout, il
s’agit d’évaluer les objets dont se compose la succession Ainsi,
mettez-moi en rapport avec le Juif, avec ce Rémonencq, ils nous seront
très utiles… Ayez toute confiance en moi, je suis tout à vous. Je
suis l’ami de mon client, à pendre et à dépendre, quand il est le mien.
Ami ou ennemi, tel est mon caractère.</p><p>
— Eh bien ! je serai toute à vous, dit la Cibot, et, quant aux honoraires, monsieur Poulain…</p><p>
— Ne parlons pas de cela, dit Fraisier. Songez à maintenir Poulain au
chevet du malade ; le docteur est un des cœurs les plus honnêtes, les
plus purs que je connaisse, et il nous faut là, voyez-vous, un homme
sûr… Poulain vaut mieux que moi, je suis devenu méchant.</p><p>
— Vous en avez l’air, dit la Cibot, mais moi je me fierais à vous…</p><p>
— Et vous auriez raison ! dit-il… Venez me voir à chaque incident, et allez… Vous êtes une femme d’esprit, tout ira bien.</p><p>
— Adieu, mon cher monsieur Fraisier, bonne santé… votre servante.</p><p>
Fraisier reconduisit la cliente jusqu’à la porte, et là, comme elle la veille avec le docteur, il lui dit son dernier mot.</p><p>
— Si vous pouviez faire réclamer mes conseils par monsieur Pons, ce serait un grand pas de fait…</p><p>
— Je tâcherai, répondit la Cibot.</p><p>
— Ma grosse mère, reprit Fraisier en faisant rentrer la Cibot jusque
dans son cabinet, je connais beaucoup monsieur Trognon, notaire, c’est
le notaire du quartier. Si monsieur Pons n’a pas de notaire, parlez-lui
de celui-là… faites-lui prendre.</p><p>
— Compris, répondit la Cibot.</p><p>
En se retirant, la portière entendit le frôlement d’une robe et le
bruit d’un pas pesant qui voulait se rendre léger. Une fois seule et
dans la rue, la portière, après avoir marché pendant un certain temps,
recouvra sa liberté d’esprit. Quoiqu’elle restât sous l’influence de
cette conférence, et qu’elle eût toujours une grande frayeur de
l’échafaud, de la justice, des juges, elle prit une résolution très
naturelle et qui l’allait mettre en lutte sourde avec son terrible
conseiller.</p><p>
— Eh ! qu’ai-je besoin, se dit-elle, de me donner des associés ? faisons
ma pelote, et après je prendrai tout ce qu’ils m’offriront pour servir
leurs intérêts…</p><p>
Cette pensée devait hâter, comme on va le voir, la fin du malheureux musicien.</p>
 
 
== XLIX. La Cibot au théâtre ==
 
<p>
— Eh bien ! mon cher monsieur Schmucke, dit la Cibot en entrant dans l’appartement, comment va notre cher adoré de malade ?</p><p>
— Bas pien, répondit l’Allemand. Bons hâ paddi (battu) la gambagne bendant tidde la nouitte.</p><p>
— Qué qu’il disait donc ?</p><p>
— Tes bêtisses ! qu’il foulait que c’husse dude sa vordine (fortune), à
la gondission de ne rien vendre… Et il pleurait ! Paufre homme ! Ça m’a
vait pien ti mâle !</p><p>
— Ça passera ! mon cher bichon ! reprit la portière. Je vous ai fait
attendre votre déjeuner, vu qu’il s’en va de neuf heures, mais ne me
grondez pas… Voyez-vous, j’ai eu bien des affaires… rapport à vous.
V’là que nous n’avons plus rien, et je me suis procuré de l’argent !…</p><p>
— Et gomment ? dit le pianiste.</p><p>
— Et ma tante !</p><p>
— Guèle dande ?</p><p>
— Le plan !</p><p>
— Le bland ?</p><p>
— Oh ! cher homme ! est-il simple ! Non, vous êtes un saint, n’un amour,
un archevêque d’innocence, un homme à empailler, comme disait cet
ancien acteur. Comment ! vous êtes à Paris depuis vingt-neuf ans, vous
avez vu, quoi… la Révolution de Juillet, et vous ne connaissez pas le
monde-piété… les commissionnaires où l’on vous prête sur vos
hardes !… j’y ai mis tous nos couverts d’argent, huit à filets. Bah !
Cibot mangera dans du métal d’Alger. C’est très bien porté, comme on
dit. Et c’est pas la peine de parler de ça à notre Chérubin, ça le
tribouillerait, ça le ferait jaunir, et il est bien assez irrité comme
il est. Sauvons-le avant tout, et nous verrons après. Eh bien ! dans le
temps comme dans le temps. À la guerre comme à la guerre, pas vrai !…</p><p>
— Ponne phâme ! cueir ziblime ! dit le pauvre musicien en prenant la main
de la Cibot et la mettant sur son cœur, avec une expression
d’attendrissement.</p><p>
Cet ange leva les yeux au ciel, les montra pleins de larmes.</p><p>
— Finissez donc, papa Schmucke, vous êtes drôle. V’là-t-il pas quelque
chose de fort ! Je suis n’une vieille fille du peuple, j’ai le cœur sur
la main. J’ai de ça, voyez-vous, dit-elle en se frappant le sein,
autant que vous deux, qui êtes des âmes d’or…</p><p>
— Baba Schmucke ! reprit le musicien. Non t’aller au fond di chagrin,
t’y bleurer tes larmes de sang, et te monder tans le ciel, ça me prise !
che ne sirfifrai pas à Bons…</p><p>
— Parbleu, je le crois bien, vous vous tuez… Écoutez, mon bichon…</p><p>
— Pichon !</p><p>
— Eh bien ! mon fiston.</p><p>
— Viston ?</p><p>
— Mon chou, n’a ! si vous aimez mieux.</p><p>
— Ça n’esde bas plis clair…</p><p>
— Eh bien ! laissez-moi vous soigner et vous diriger, ou si vous
continuez ainsi, voyez-vous, j’aurai deux malades sur les bras… Selon
ma petite entendement, il faut nous partager la besogne ici. Vous ne
pouvez plus aller donner des leçons dans Paris, que ça vous fatigue et
que vous n’êtes plus propre à rien ici, où il va falloir passer les
nuits, puisque monsieur Pons devient de plus en plus malade. Je vais
courir aujourd’hui chez toutes vos pratiques et leur dire que vous êtes
malade, pas vrai… Pour lors, vous passerez les nuits auprès de notre
mouton, et vous dormirez le matin depuis cinq heures jusqu’à supposé
deux heures après midi. Moi, je ferai le service qu’est le plus
fatigant, celui de la journée, puisqu’il faut vous donner à déjeuner, à
dîner, soigner le malade, le lever, le changer, le médiquer… Car, au
métier que je fais, je ne tiendrais pas dix jours. Et voilà déjà trente
jours que nous sommes sur les dents. Et que deviendrez-vous, si je
tombais malade ?… Et vous aussi, c’est à faire frémir, voyez comme
vous êtes, pour avoir veillé monsieur cette nuit…</p><p>
Elle amena Schmucke devant la glace, et Schmucke se trouva fort changé.</p><p>
— Donc, si vous êtes de mon avis, je vas vous servir darre darre votre
déjeuner. Puis vous garderez encore notre amour jusqu’à deux heures.
Mais vous allez me donner la liste de vos pratiques, et j’aurai bientôt
fait, vous serez libre pour quinze jours. Vous vous coucherez à mon
arrivée, et vous vous reposerez jusqu’à ce soir.</p><p>
Cette proposition était si sage, que Schmucke y adhéra sur-le-champ.</p><p>
— Motus avec monsieur Pons ; car, vous savez, il se croirait perdu si
nous lui disions comme ça qu’il va suspendre ses fonctions au théâtre
et ses leçons. Le pauvre monsieur s’imaginerait qu’il ne retrouvera
plus ses écolières… des bêtises… Monsieur Poulain dit que nous ne
sauverons notre Benjamin qu’en le laissant dans le plus grand calme.</p><p>
— À pien ! pien ! vaides le técheuner, che fais vaire la lisde et vis tonner les attresses !… fis avez réson, che zugomprais !</p><p>
Une heure après, la Cibot s’endimancha, partit en milord au grand
étonnement de Rémonencq, et se promit de représenter dignement la femme
de confiance des deux Cassenoisettes dans tous les pensionnats, chez
toutes les personnes où se trouvaient les écolières des deux musiciens.</p><p>
Il est inutile de rapporter les différents commérages, exécutés comme
les variations d’un thème, auxquels la Cibot se livra chez les
maîtresses de pension et au sein des familles, il suffira de la scène
qui se passa dans le cabinet directorial de l’Illustre Gaudissard, où
la portière pénétra, non sans des difficultés inouïes. Les directeurs
de spectacle, à Paris, sont mieux gardés que les rois et les ministres.
La raison des fortes barrières qu’ils élèvent entre eux et le reste des
mortels, est facile à comprendre : les rois n’ont à se défendre que
contre les ambitions ; les directeurs de spectacle ont à redouter les
amours-propres d’artiste et d’auteur.</p><p>
La Cibot franchit toutes les distances par l’intimité subite qui
s’établit entre elle et la concierge. Les portiers se reconnaissent
entre eux, comme tous les gens de même profession. Chaque état a ses
Shiholeth, comme il a son injure et ses stigmates.</p><p>
— Ah ! madame, vous êtes la portière du théâtre, avait dit la Cibot.
Moi, je ne suis qu’une pauvre concierge d’une maison de la rue de
Normandie où loge monsieur Pons, votre chef d’orchestre. Oh ! comme je
serais heureuse d’être à votre place, de voir passer les acteurs, les
danseuses, les auteurs ! C’est, comme disait cet ancien acteur, le bâton
de maréchal de notre métier.</p><p>
— Et comment va-t-il, ce brave monsieur Pons ? demanda la portière.</p><p>
— Mais il ne va pas du tout ; v’là deux mois qu’il ne sort pas de son
lit, et il quittera la maison les pieds en avant, c’est sûr.</p><p>
— Ce sera une perte…</p><p>
— Oui. Je viens de sa part expliquer sa position à votre directeur ; tâchez donc, ma petite, que je lui parle…</p><p>
— Une dame de la part de monsieur Pons !</p><p>
Ce fut ainsi que le garçon de théâtre, attaché au service du cabinet,
annonça madame Cibot, que la concierge du théâtre lui recommanda.
Gaudissard venait d’arriver pour une répétition. Le hasard voulut que
personne n’eût à lui parler, que les auteurs de la pièce et les acteurs
fussent en retard ; il fut charmé d’avoir des nouvelles de son chef
d’orchestre, il fit un geste napoléonien, et la Cibot entra.</p>
 
 
== L. Une entreprise théâtrale fructueuse ==
 
<p>
Cet ancien commis voyageur, à la tête d’un théâtre en faveur, trompait
sa commandite, il la considérait comme une femme légitime. Aussi
avait-il pris un développement financier qui réagissait sur sa
personne. Devenu fort et gros, coloré par la bonne chère et la
prospérité, Gaudissard s’était métamorphosé franchement en Mondor. —
Nous tournons au Beaujon ! disait-il en essayant de rire le premier de
lui-même. - Tu n’en es encore qu’à Turcaret, lui répondit Bixiou qui le
remplaçait souvent auprès de la première danseuse du théâtre, la
célèbre Héloïse Brisetout. En effet, l’ex-Illustre Gaudissard
exploitait son théâtre uniquement et brutalement dans son propre
intérêt. Après s’être fait admettre comme collaborateur dans plusieurs
ballets, dans des pièces, des vaudevilles, il en avait acheté l’autre
part, en profitant des nécessités qui poignent les auteurs. Ces pièces,
ces vaudevilles, toujours ajoutés aux drames à succès, rapportaient à
Gaudissard quelques pièces d’or par jour. Il trafiquait, par
procuration, sur les billets, et il s’en était attribué, comme feux de
directeur, un certain nombre qui lui permettaient de dîmer les
recettes. Ces trois natures de contributions directoriales, outre les
loges vendues et les présents des actrices mauvaises qui tenaient à
remplir des bouts de rôle, à se montrer en pages, en reines,
grossissaient si bien son tiers dans les bénéfices, que les
commanditaires, à qui les deux autres tiers étaient dévolus, touchaient
à peine le dixième des produits. Néanmoins, ce dixième produisait
encore un intérêt de quinze pour cent des fonds. Aussi, Gaudissard,
appuyé sur ces quinze pour cent de dividende, parlait-il de son
intelligence, de sa probité, de son zèle et du bonheur de ses
commanditaires. Quand le comte Popinot demanda, par un semblant
d’intérêt, à monsieur Matifat, au général Gouraud, gendre de Matifat, à
Crevel, s’ils étaient contents de Gaudissard, Gouraud, devenu pair de
France, répondit : — On nous dit qu’il nous vole, mais il est si
spirituel, si bon enfant, que nous sommes contents… — C’est alors
comme dans le conte de La Fontaine, dit l’ancien ministre en souriant.
Gaudissard faisait valoir ses capitaux dans des affaires en dehors du
théâtre. Il avait bien jugé les Graff, les Schwab et les Brunner, il
s’associa dans les entreprises de chemins de fer que cette maison
lançait. Cachant sa finesse sous la rondeur et l’insouciance du
libertin, du voluptueux, il avait l’air de ne s’occuper que de ses
plaisirs et de sa toilette ; mais il pensait à tout, et mettait à profit
l’immense expérience des affaires qu’il avait acquise en voyageant. Ce
parvenu, qui ne se prenait pas au sérieux, habitait un appartement
luxueux, arrangé par les soins de son décorateur, et où il donnait des
soupers et des fêtes aux gens célèbres. Fastueux, aimant à bien faire
les choses, il se donnait pour un homme coulant, et il semblait
d’autant moins dangereux, qu’il avait gardé la platine de son ancien
métier, pour employer son expression, en la doublant de l’argot des
coulisses. Or, comme, au théâtre, les artistes disent crûment les
choses, il empruntait assez d’esprit aux coulisses, qui ont leur
esprit, pour, en le mêlant à la plaisanterie vive du commis voyageur,
avoir l’air d’un homme supérieur. En ce moment, il pensait à vendre son
privilège et à passer, selon son mot, à d’autres exercices. Il voulait
être à la tête d’un chemin de fer, devenir un homme sérieux, un
administrateur, et épouser la fille d’un des plus riches maires de
Paris, mademoiselle Minard. Il espérait être nommé député sur sa ligne
et arriver, par la protection de Popinot, au Conseil d’État.</p><p>
— À qui ai-je l’honneur de parler ? dit Gaudissard en arrêtant sur la Cibot un regard directorial.</p><p>
— Je suis, monsieur, la femme de confiance de monsieur Pons.</p><p>
— Eh bien ! comment va-t-il, ce cher garçon ?…</p><p>
— Mal, très mal, monsieur.</p><p>
— Diable ! diable ! j’en suis fâché, je l’irai voir ; car c’est un de ces hommes rares…</p><p>
— Ah ! oui, monsieur, un vrai chérubin… Je me demande encore comment cet homme-là se trouvait dans un théâtre…</p><p>
— Mais, madame, le théâtre est un lieu de correction pour les mœurs…
dit Gaudissard. Pauvre Pons !… ma parole d’honneur, on devrait avoir
de la graine pour entretenir cette espèce-là… c’est un homme modèle,
et du talent… Quand croyez-vous qu’il pourra reprendre son service ?
Car le théâtre, malheureusement, ressemble aux diligences qui, vides ou
pleines, partent à l’heure : la toile se lève ici tous les jours à six
heures… et nous aurons beau nous apitoyer, ça ne ferait pas de bonne
musique… Voyons, où en est-il ?</p><p>
— Hélas ! mon bon monsieur, dit la Cibot en tirant son mouchoir et en se
le mettant sur les yeux, c’est bien terrible à dire ; mais je crois que
nous aurons le malheur de le perdre, quoique nous le soignions comme la
prunelle de nos yeux… monsieur Schmucke et moi… même que je viens
vous dire que vous ne devez plus compter sur ce digne monsieur Schmucke
qui va passer toutes les nuits… On ne peut pas s’empêcher de faire
comme s’il y avait de l’espoir, et d’essayer d’arracher ce digne et
cher homme à la mort… Le médecin n’a plus d’espoir.</p><p>
— Et de quoi meurt-il ?</p><p>
— De chagrin, de jaunisse, du foie, et tout cela compliqué de bien des choses de famille.</p><p>
— Et d’un médecin, dit Gaudissard. Il aurait dû prendre le docteur Lebrun, notre médecin, ça n’aurait rien coûté…</p><p>
— Monsieur en a un qu’est un dieu.. mais que peut faire un médecin, malgré son talent, contre tant de causes ?…</p><p>
— J’avais bien besoin de ces deux braves Casse-noisettes pour la musique de ma nouvelle féerie.</p><p>
— Est-ce quelque chose que je puisse faire pour eux ? dit la Cibot d’un air digne de Jocrisse.</p><p>
Gaudissard éclata de rire.</p><p>
— Monsieur, je suis leur femme de confiance, et il y a bien des choses que ces messieurs…</p><p>
Aux éclats de rire de Gaudissard, une femme s’écria : — Si tu ris, on peut entrer, mon vieux.</p><p>
Et le premier sujet de la danse fit irruption dans le cabinet en se
jetant sur le seul canapé qui s’y trouvât. C’était Héloïse Brisetout,
enveloppée d’une magnifique écharpe dite algérienne.</p><p>
— Qu’est-ce qui te fait rire ?… Est-ce madame ? Pour quel emploi
vient-elle ?… dit la danseuse en jetant un de ces regards d’artiste à
artiste qui devrait faire le sujet d’un tableau.</p><p>
Héloïse, fille excessivement littéraire, en renom dans la Bohème, liée
avec de grands artistes, élégante, fine, gracieuse, avait plus d’esprit
que n’en ont ordinairement les premiers sujets de la danse ; en faisant
sa question, elle respira dans une cassolette des parfums pénétrants.</p><p>
— Madame, toutes les femmes se valent quand elles sont belles, et si je
ne renifle pas la peste en flacon, et si je ne me mets pas de brique
pilée sur les joues…</p><p>
— Avec ce que la nature vous en a mis déjà, ça ferait un fier
pléonasme, mon enfant ! dit Héloïse en jetant une œillade à son
directeur.</p><p>
— Je suis une honnête femme…</p><p>
— Tant pis pour vous, dit Héloïse. N’est fichtre pas entretenue qui veut ! et je le suis, madame, et crânement bien !</p><p>
— Comment, tant pis ! Vous avez beau avoir des Algériens sur le corps et
faire votre tête, dit la Cibot, vous n’aurez jamais tant de
déclarations que j’en ai reçu, médème ! Et vous ne vaudrez jamais la
belle écaillère du Cadran bleu…</p><p>
La danseuse se leva subitement, se mit au port d’armes, et porta le
revers de sa main droite à son front, comme un soldat qui salue son
général.</p><p>
— Quoi ! dit Gaudissard, vous seriez cette belle écaillère dont me parlait mon père ?</p><p>
— Madame ne connaît alors ni la cachucha ni la polka ? Madame a cinquante ans passés ! dit Héloïse.</p><p>
La danseuse se posa dramatiquement et déclama ce vers :</p><p>
Soyons amis, Cinna !…</p><p>
— Allons, Héloïse, madame n’est pas de force, laisse-la tranquille.</p><p>
— Madame serait la nouvelle Héloïse ?… dit la portière avec une fausse ingénuité pleine de raillerie.</p><p>
— Pas mal, la vieille ! s’écria Gaudissart.</p><p>
— C’est archidit, reprit la danseuse, le calembour a des moustaches
grises, trouvez-en un autre, la vieille… ou prenez une cigarette.</p><p>
— Pardonnez-moi, madame, dit la Cibot, je suis trop triste pour
continuer à vous répondre, j’ai mes deux messieurs bien malades… et
j’ai engagé pour les nourrir et leur éviter des chagrins jusqu’aux
habits de mon mari, ce matin, qu’en voilà la reconnaissance…</p><p>
— Oh ! ici la chose tourne au drame ! s’écria la belle Héloïse. De quoi s’agit-il ?</p><p>
— Madame, reprit la Cibot, tombe ici comme…</p><p>
— Comme un premier sujet, dit Héloïse. Je vous souffle, allez ! médème.</p><p>
— Allons, je suis pressé, dit Gaudissard. Assez de farces comme ça !
Héloïse, madame est la femme de confiance de notre pauvre chef
d’orchestre qui se meurt ; elle vient me dire de ne plus compter sur
lui ; je suis dans l’embarras.</p><p>
— Ah ! le pauvre homme, mais il faut donner une représentation à son bénéfice.</p><p>
— Ça le ruinerait ! dit Gaudissard, il pourrait le lendemain devoir cinq
cents francs aux hospices qui ne reconnaissent pas d’autres malheureux
à Paris que les leurs. Non, tenez, ma bonne femme, puisque vous courez
pour le prix Montyon… Gaudissard sonna, le garçon de théâtre se
présenta soudain. — Dites au caissier de m’envoyer un billet de mille
francs. Asseyez-vous, madame.</p><p>
— Ah ! pauvre femme, voilà qu’elle pleure !… s’écria la danseuse. C’est
bête… Allons, ma mère, nous irons le voir, consolez-vous. — Dis donc,
toi, Chinois, dit-elle au directeur en l’attirant dans un coin, tu veux
me faire jouer le premier rôle du ballet d’Ariane. Tu te maries, et tu
sais comme je puis te rendre malheureux !…</p><p>
— Héloïse, j’ai le cœur doublé de cuivre, comme une frégate.</p><p>
— Je montrerai des enfants de toi ! j’en emprunterai.</p><p>
— J’ai déclaré notre attachement…</p><p>
— Sois bon enfant, donne la place de Pons à Garangeot, ce pauvre garçon a du talent, il n’a pas le sou, je te promets la paix.</p><p>
— Mais attends que Pons soit mort… le bonhomme peut d’ailleurs en revenir.</p><p>
— Oh ! pour ça, non, monsieur… dit la Cibot. Depuis la dernière nuit,
qu’il n’était plus dans son bon sens, il a le délire. C’est
malheureusement bientôt fini.</p><p>
— D’ailleurs, fais faire l’intérim par Garangeot ! dit Héloïse, il a toute la Presse pour lui…</p><p>
En ce moment, le caissier entra, tenant à la main deux billets de cinq cents francs.</p><p>
— Donnez-les à madame, dit Gaudissart. Adieu, ma brave femme, soignez
bien ce cher homme, et dites-lui que j’irai le voir, demain ou après…
dès que je le pourrai.</p><p>
— Un homme à la mer, dit Héloïse.</p><p>
— Ah ! monsieur, des cœurs comme le vôtre ne se trouvent qu’au théâtre. Que Dieu vous bénisse !</p><p>
— À quel compte porter cela ? demanda le caissier.</p><p>
— Je vais vous signer le bon, vous le porterez au compte des gratifications.</p><p>
Avant de sortir, la Cibot fit une belle révérence à la danseuse et put
entendre cette question que fit Gaudissard à son ancienne maîtresse :</p><p>
— Garangeot est-il capable de me trousser la musique de notre ballet
des Mohicans en douze jours ? S’il me tire d’affaire, il aura la
succession de Pons !</p>
 
 
== LI. Châteaux en Espagne ==
 
<p>
La portière, mieux récompensée pour avoir causé tant de mal que si elle
avait fait une bonne action, supprima toutes les recettes des deux
amis, et les priva de leurs moyens d’existence, dans le cas où Pons
recouvrerait la santé. Cette perfide manœuvre devait amener en
quelques jours le résultat désiré par la Cibot, l’aliénation des
tableaux convoités par Élie Magus. Pour réaliser cette première
spoliation, la Cibot devait endormir le terrible collaborateur qu’elle
s’était donné, l’avocat Fraisier, et obtenir une entière discrétion
d’Élie Magus et de Rémonencq.</p><p>
Quant à l’Auvergnat, il était arrivé par degrés à l’une de ces passions
comme les conçoivent les gens sans instruction, qui viennent du fond
d’une province à Paris, avec les idées fixes qu’inspire l’isolement
dans les campagnes, avec les ignorances des natures primitives et les
brutalités de leurs désirs qui se convertissent en idées fixes. La
beauté virile de madame Cibot, sa vivacité, son esprit de la Halle
avaient été l’objet des remarques du brocanteur qui voulait faire
d’elle sa concubine en l’enlevant à Cibot, espèce de bigamie beaucoup
plus commune qu’on ne le pense, à Paris, dans les classes inférieures.
Mais l’avarice fut un nœud coulant qui étreignit de jour en jour
davantage le cœur et finit par étouffer la raison. Aussi Rémonencq, en
évaluant à quarante mille francs les remises d’Élie Magus et les
siennes, passa-t-il du délit au crime en souhaitant avoir la Cibot pour
femme légitime. Cet amour, purement spéculatif, l’amena, dans les
longues rêveries du fumeur, appuyé sur le pas de sa porte, à souhaiter
la mort du petit tailleur. Il voyait ainsi ses capitaux presque
triplés, il pensait quelle excellente commerçante serait la Cibot et
quelle belle figure elle ferait dans un magnifique magasin sur le
boulevard. Cette double convoitise grisait Rémonencq. Il louait une
boutique au boulevard de la Madeleine, il l’emplissait des plus belles
curiosités de la collection de défunt Pons. Après s’être couché dans
des draps d’or et avoir vu des millions dans les spirales bleues de sa
pipe, il se réveillait face à face avec le petit tailleur, qui balayait
la cour, la porte et la rue au moment où l’Auvergnat ouvrait la
devanture de sa boutique et disposait son étalage ; car depuis la
maladie de Pons, Cibot remplaçait sa femme dans les fonctions qu’elle
s’était attribuées. L’Auvergnat considérait donc ce petit tailleur
olivâtre, cuivré, rabougri, comme le seul obstacle qui s’opposait à son
bonheur, et il se demandait comment s’en débarrasser. Cette passion
croissante rendait la Cibot très fière, car elle atteignait l’âge où
les femmes commencent à comprendre qu’elles peuvent vieillir.</p><p>
Un matin donc, la Cibot, à son lever, examina Rémonencq d’un air rêveur
au moment où il arrangeait les bagatelles de son étalage, et voulut
savoir jusqu’où pourrait aller son amour.</p><p>
— Eh bien ! vint lui dire l’Auvergnat, les choses vont-elles comme vous le voulez ?</p><p>
— C’est vous qui m’inquiétez, lui répondit la Cibot. Vous me
compromettez, ajouta-t-elle, les voisins finiront par apercevoir vos
yeux en manches de veste.</p><p>
Elle quitta la porte et s’enfonça dans les profondeurs de la boutique de l’Auvergnat.</p><p>
— En voilà une idée ! dit Rémonencq.</p><p>
— Venez que je vous parle, dit la Cibot. Les héritiers de monsieur Pons
vont se remuer, et ils sont capables de nous faire bien de la peine.
Dieu sait ce qui nous arriverait s’ils envoyaient des gens d’affaires
qui fourreraient leur nez partout, comme des chiens de chasse. Je ne
peux décider monsieur Schmucke à vendre quelques tableaux, que si vous
m’aimez assez pour en garder le secret… oh ! mais un secret ! que la
tête sur le billot vous ne diriez rien… ni d’où viennent les
tableaux, ni qui les a vendus. Vous comprenez, monsieur Pons, une fois
mort et enterré, qu’on trouve cinquante-trois tableaux au lieu de
soixante-sept, personne n’en saura le compte ! D’ailleurs, si monsieur
Pons en a vendu de son vivant, on n’a rien à dire.</p><p>
— Oui, reprit Rémonencq, pour moi ça m’est égal, mais monsieur Élie Magus voudra des quittances bien en règle.</p><p>
— Vous aurez aussi votre quittance, pardine ! Croyez-vous que ce sera
moi qui vous écrirai cela !… Ce sera monsieur Schmucke ! mais vous
direz à votre Juif, reprit la portière, qu’il soit aussi discret que
vous.</p><p>
— Nous serons muets comme des poissons. C’est dans notre état. Moi je
sais lire, mais je ne sais pas écrire, voilà pourquoi j’ai besoin d’une
femme instruite et capable comme vous !… Moi qui n’ai jamais pensé
qu’à gagner du pain pour mes vieux jours, je voudrais des petits
Rémonencq… Laissez-moi là votre Cibot.</p><p>
— Mais voilà votre Juif, dit la portière, nous pouvons arranger les affaires.</p><p>
— Eh bien ! ma chère dame, dit Élie Magus qui venait tous les trois
jours de très grand matin savoir quand il pourrait acheter ses
tableaux. Où en sommes-nous ?</p><p>
— N’avez-vous personne qui vous ait parlé de monsieur Pons et de ses biblots ? lui demanda la Cibot.</p><p>
— J’ai reçu, répondit Élie Magus, une lettre d’un avocat ; mais comme
c’est un drôle qui me paraît être un petit coureur d’affaires, et que
je me défie de ces gens-là, je n’ai rien répondu. Au bout de trois
jours, il est venu me voir, et il a laissé une carte, j’ai dit à mon
concierge que je serais toujours absent quand il viendrait…</p><p>
— Vous êtes un amour de Juif, dit la Cibot à qui la prudence d’Élie
Magus était peu connue. Eh bien ! mes fistons, d’ici à quelques jours,
j’amènerai monsieur Schmucke à vous vendre sept ou huit tableaux, dix
au plus ; mais à deux conditions : la première, un secret absolu. Ce sera
monsieur Schmucke qui vous aura fait venir, pas vrai, monsieur ? ce sera
monsieur Rémonencq qui vous aura proposé à monsieur Schmucke pour
acquéreur. Enfin, quoi qu’il en soit, je n’y serai pour rien. Vous
donnez quarante-six mille francs des quatre tableaux ?</p><p>
— Soit, répondit le Juif en soupirant.</p><p>
— Très bien, reprit la portière. La deuxième condition est que vous
m’en remettrez quarante-trois mille, et que vous ne les achèterez que
trois mille à monsieur Schmucke ; Rémonencq en achètera quatre pour deux
mille francs, et me remettra le surplus… Mais aussi, voyez-vous, mon
cher monsieur Magus, après cela, je vous fais faire, à vous et à
Rémonencq, une fameuse affaire, à condition de partager les bénéfices
entre nous trois. Je vous mènerai chez cet avocat, ou cet avocat
viendra sans doute ici. Vous estimerez tout ce qu’il y a chez monsieur
Pons au prix que vous pouvez en donner, afin que monsieur Fraisier ait
une certitude de la valeur de la succession. Seulement il ne faut pas
qu’il vienne avant notre vente, entendez-vous ?…</p><p>
— C’est compris, dit le Juif ; mais il faut du temps pour voir les choses et en dire le prix.</p><p>
— Vous aurez une demi-journée. Allez, ça me regarde… Causez de cela,
mes enfants, entre vous ; pour lors, après-demain, l’affaire se fera. Je
vais chez ce Fraisier lui parler, car il sait tout ce qui se passe ici
par le docteur Poulain, et c’est une fameuse scie que de le faire tenir
tranquille, ce coco-là.</p><p>
À moitié chemin de la rue de Normandie à la rue de la Perle, la Cibot
trouva Fraisier qui venait chez elle, tant il était impatient d’avoir,
selon son expression, les éléments de l’affaire.</p><p>
— Tiens ! j’allais chez vous, dit-elle.</p><p>
Fraisier se plaignit de n’avoir pas été reçu par Élie Magus ; mais la
portière éteignit l’éclair de défiance qui pointait dans les yeux de
l’homme de loi, en lui disant que Magus revenait de voyage, et qu’au
plus tard le surlendemain elle lui procurerait une entrevue avec lui
dans l’appartement de Pons, pour fixer la valeur de la collection.</p><p>
— Agissez franchement avec moi, lui répondit Fraisier. Il est plus que
probable que je serai chargé des intérêts des héritiers de monsieur
Pons. Dans cette position, je serai bien plus à même de vous servir.</p><p>
Ce fut dit si sèchement, que la Cibot trembla. Cet homme d’affaires
famélique devait manœuvrer de son côté, comme elle manœuvrait du
sien ; elle résolut donc de hâter la vente des tableaux. La Cibot ne se
trompait pas dans ses conjectures. L’avocat et le médecin avaient fait
la dépense d’un habillement tout neuf pour Fraisier, afin qu’il pût se
présenter, mis décemment, chez madame la présidente Camusot de
Marville. Le temps voulu pour la confection des habits était la seule
cause du retard apporté à cette entrevue de laquelle dépendait le sort
des deux amis. Après sa visite à madame Cibot, Fraisier se proposait
d’aller essayer son habit, son gilet et son pantalon. Il trouva ses
habillements prêts et finis. Il revint chez lui, mit une perruque
neuve, et partit en cabriolet de remise sur les dix heures du matin
pour la rue de Hanovre, où il espérait pouvoir obtenir une audience de
la présidente. Fraisier, en cravate blanche, en gants jaunes, en
perruque neuve, parfumé d’eau de Portugal, ressemblait à ces poisons
mis dans du cristal et bouchés d’une peau blanche dont l’étiquette, et
tout jusqu’au fil, est coquet, mais qui n’en paraissent que plus
dangereux. Son air tranchant, sa figure bourgeonnée, sa maladie
cutanée, ses yeux verts, sa saveur de méchanceté, frappaient comme des
nuages sur un ciel bleu. Dans son cabinet, tel qu’il s’était montré aux
yeux de la Cibot, c’était le vulgaire couteau avec lequel un assassin a
commis un crime ; mais à la porte de la présidente, c’était le poignard
élégant qu’une jeune femme met dans son petit-dunkerque.</p>
 
 
== LII. Le fraisier en fleurs ==
 
<p>
Un grand changement avait eu lieu rue de Hanovre. Le vicomte et la
vicomtesse Popinot, l’ancien ministre et sa femme n’avaient pas voulu
que le président et la présidente allassent se mettre à loyer, et
quittassent la maison qu’ils donnaient en dot à leur fille. Le
président et sa femme s’installèrent donc au second étage, devenu libre
par la retraite de la vieille dame qui voulait aller finir ses jours à
la campagne. Madame Camusot, qui garda Madeleine Vivet, sa cuisinière
et son domestique, en était revenue à la gêne de son point de départ,
gêne adoucie par un appartement de quatre mille francs sans loyer, et
par un traitement de dix mille francs. Cette aurea mediocritas
satisfaisait déjà peu madame de Marville, qui voulait une fortune en
harmonie avec son ambition ; mais la cession de tous les biens à leur
fille entraînait la suppression du cens d’éligibilité pour le
président. Or, Amélie voulait faire un député de son mari, car elle ne
renonçait pas à ses plans facilement, et elle ne désespérait point
d’obtenir l’élection du président dans l’arrondissement où Marville est
situé. Depuis deux mois elle tourmentait donc monsieur le baron
Camusot, car le nouveau pair de France avait obtenu la dignité de
baron, pour arracher de lui cent mille francs en avance d’hoirie, afin,
disait-elle, d’acheter un petit domaine enclavé dans celui de Marville,
et rapportant environ deux mille francs nets d’impôts. Elle et son mari
seraient là, chez eux, et auprès de leurs enfants ; la terre de Marville
en serait arrondie et augmentée d’autant. La présidente faisait valoir
aux yeux de son beau-père le dépouillement auquel elle avait été
contrainte pour marier sa fille avec le vicomte Popinot, et demandait
au vieillard s’il pouvait fermer à son fils aîné le chemin aux honneurs
suprêmes de la magistrature, qui ne seraient plus accordés qu’à une
forte position parlementaire, et son mari saurait la prendre et se
faire craindre des ministres. — Ces gens-là n’accordent rien qu’à ceux
qui leur tordent la cravate au cou jusqu’à ce qu’ils tirent la langue,
dit-elle. Ils sont ingrats !… Que ne doivent-ils pas à Camusot !
Camusot, en poussant aux ordonnances de Juillet, a causé l’élévation de
la maison d’Orléans !…</p><p>
Le vieillard se disait entraîné dans les chemins de fer au delà de ses
moyens, et il remettait cette libéralité, de laquelle il reconnaissait
d’ailleurs la nécessité, lors d’une hausse prévue sur les actions.</p><p>
Cette quasi-promesse, arrachée quelques jours auparavant, avait plongé
la présidente dans la désolation. Il était douteux que
l’ex-propriétaire de Marville pût être en mesure lors de la réélection
de la Chambre, car il lui fallait la possession annale.</p><p>
Fraisier parvint sans peine jusqu’à Madeleine Vivet. Ces deux natures de vipère se reconnurent pour être sorties du même œuf.</p><p>
— Mademoiselle, dit doucereusement Fraisier, je désirerais obtenir un
moment d’audience de madame la présidente pour une affaire qui lui est
personnelle et qui concerne sa fortune ; il s’agit, dites-le-lui bien,
d’une succession… Je n’ai pas l’honneur d’être connu de madame la
présidente, ainsi mon nom ne signifierait rien pour elle… Je n’ai pas
l’habitude de quitter mon cabinet, mais je sais quels égards sont dus à
la femme d’un président, et j’ai pris la peine de venir moi-même,
d’autant plus que l’affaire ne souffre pas le plus léger retard.</p><p>
La question posée dans ces termes-là, répétée et amplifiée par la femme
de chambre, amena naturellement une réponse favorable. Ce moment était
décisif pour les deux ambitions contenues en Fraisier. Aussi, malgré
son intrépidité de petit avoué de province, cassant, âpre et incisif,
il éprouva ce qu’éprouvent les capitaines au début d’une bataille d’où
dépend le succès de la campagne. En passant dans le petit salon où
l’attendait Amélie, il eut ce qu’aucun sudorifique, quelque puissant
qu’il fût, n’avait pu produire encore sur cette peau réfractaire et
bouchée par d’affreuses maladies, il se sentit une légère sueur dans le
dos et au front. — Si ma fortune ne se fait pas, se dit-il, je suis
sauvé, car Poulain m’a promis la santé le jour où la transpiration se
rétablirait. — Madame… dit-il, en voyant la présidente qui vint en
négligé. Et Fraisier s’arrêta pour saluer, avec cette condescendance
qui, chez les officiers ministériels, est la reconnaissance de la
qualité supérieure de ceux à qui ils s’adressent.</p><p>
— Asseyez-vous, monsieur, fit la présidente en reconnaissant aussitôt un homme du monde judiciaire.</p><p>
— Madame la présidente, si j’ai pris la liberté de m’adresser à vous
pour une affaire d’intérêt qui concerne monsieur le président, c’est
que j’ai la certitude que monsieur de Marville, dans la haute position
qu’il occupe, laisserait peut-être les choses dans leur état naturel,
et qu’il perdrait sept à huit cent mille francs que les dames, qui
s’entendent, selon moi, beaucoup mieux aux affaires privées que les
meilleurs magistrats, ne dédaignent point…</p><p>
— Vous avez parlé d’une succession… dit la présidente en interrompant.</p><p>
Amélie, éblouie par la somme et voulant cacher son étonnement, son
bonheur, imitait les lecteurs impatients qui courent au dénouement du
roman.</p><p>
— Oui, madame, d’une succession perdue pour vous, oh ! bien entièrement
perdue, mais que je puis, que je saurai vous faire avoir…</p><p>
— Parlez, monsieur ! dit froidement madame de Marville qui toisa Fraisier et l’examina d’un œil sagace.</p><p>
— Madame, je connais vos éminentes capacités, je suis de Mantes.
Monsieur Lebœuf, le président du tribunal, l’ami de monsieur de
Marville, pourra lui donner des renseignements sur moi…</p><p>
La présidente fit un haut-le-corps si cruellement significatif, que
Fraisier fut forcé d’ouvrir et de fermer rapidement une parenthèse dans
son discours.</p><p>
— Une femme aussi distinguée que vous va comprendre sur-le-champ
pourquoi je lui parle d’abord de moi. C’est le chemin le plus court
pour arriver à la succession.</p><p>
La présidente répondit sans parler, à cette fine observation, par un geste.</p><p>
— Madame, reprit Fraisier, autorisé par le geste à raconter son
histoire, j’étais avoué à Mantes, ma charge devait être toute ma
fortune, car j’ai traité de l’étude de monsieur Levroux, que vous avez
sans doute connu…</p><p>
La présidente inclina la tête.</p><p>
— Avec des fonds qui m’étaient prêtés, et une dizaine de mille francs à
moi, je sortais de chez Desroches, l’un des plus capables avoués de
Paris, et j’y étais premier clerc depuis six ans. J’ai eu le malheur de
déplaire au procureur du roi de Mantes, monsieur…</p><p>
— Olivier Vinet.</p><p>
— Le fils du procureur général, oui, madame. Il courtisait une petite dame…</p><p>
— Lui !</p><p>
— Madame Vatinelle…</p><p>
— Ah ! madame Vatinelle… elle était bien jolie et bien… de mon temps…</p><p>
— Elle avait des bontés pour moi : Inde irae, reprit Fraisier. J’étais
actif, je voulais rembourser mes amis et me marier ; il me fallait des
affaires, je les cherchais ; j’en brassai bientôt à moi seul plus que
les autres officiers ministériels. Bah ! j’ai eu contre moi les avoués
de Mantes, les notaires et jusqu’aux huissiers. On m’a cherché chicane.
Vous savez, madame, que lorsqu’on veut perdre un homme dans notre
affreux métier, c’est bientôt fait. On m’a pris occupant dans une
affaire pour les deux parties. C’est un peu léger ; mais, dans certains
cas, la chose se fait à Paris, les avoués s’y passent la casse et le
séné. Cela ne se fait pas à Mantes. Monsieur Bouyonnet, à qui j’avais
rendu déjà ce petit service, poussé par ses confrères, et stimulé par
le procureur du roi, m’a trahi… Vous voyez que je ne vous cache rien.
Ce fut un tolle général. J’étais un fripon, l’on m’a fait plus noir que
Marat. On m’a forcé de vendre ; j’ai tout perdu. Je suis à Paris où j’ai
tâché de me créer un cabinet d’affaires ; mais ma santé ruinée ne me
laissait pas deux bonnes heures sur les vingt-quatre de la journée.
Aujourd’hui, je n’ai qu’une ambition, elle est mesquine. Vous serez un
jour la femme d’un garde des sceaux, peut-être, ou d’un premier
président ; mais moi, pauvre et chétif, je n’ai pas d’autre désir que
d’avoir une place où finir tranquillement mes jours, un cul-de-sac, un
poste où l’on végète. Je veux être juge de paix à Paris. C’est une
bagatelle pour vous et pour monsieur le président que d’obtenir ma
nomination, car vous devez causer assez d’ombrage au garde des sceaux
actuel pour qu’il désire vous obliger… Ce n’est pas tout, madame,
ajouta Fraisier en voyant la présidente prête à parler et lui faisant
un geste. J’ai pour ami le médecin du vieillard de qui monsieur le
président devrait hériter. Vous voyez que nous arrivons… Ce médecin,
dont la coopération est indispensable, est dans la même situation que
celle où vous me voyez : du talent et pas de chance !… C’est par lui
que j’ai su combien vos intérêts sont lésés, car, au moment où je vous
parle, il est probable que tout est fini, que le testament qui
déshérite monsieur le président est fait… Ce médecin désire être
nommé médecin en chef d’un hôpital, ou des collèges royaux ; enfin, vous
comprenez, il lui faut une position à Paris, équivalente à la mienne…
Pardon si j’ai traité de ces deux choses si délicates ; mais il ne faut
pas la moindre ambiguïté dans notre affaire. Le médecin est d’ailleurs
un homme fort considéré, savant, et qui a sauvé monsieur Pillerault, le
grand-oncle de votre gendre, monsieur le vicomte Popinot. Maintenant si
vous avez la bonté de me promettre ces deux places, celle de juge de
paix et la sinécure médicale pour mon ami, je me fais fort de vous
apporter l’héritage presque intact… Je dis presque intact, car il
sera grevé des obligations qu’il faudra prendre avec le légataire et
avec quelques personnes dont le concours nous sera vraiment
indispensable. Vous n’accomplirez vos promesses qu’après
l’accomplissement des miennes.</p>
 
 
== LIII. Conditions du marché ==
 
<p>
La présidente qui depuis un moment s’était croisé les bras, comme une
personne forcée de subir un sermon, les décroisa, regarda Fraisier et
lui dit : — Monsieur, vous avez le mérite de la clarté pour tout ce qui
vous regarde, mais pour moi vous êtes d’une obscurité…</p><p>
— Deux mots suffisent à tout éclaircir, madame, dit Fraisier. Monsieur
le président est le seul et unique héritier au troisième degré de
monsieur Pons. Monsieur Pons est très malade, il va tester, s’il ne l’a
déjà fait, en faveur d’un Allemand, son ami, nommé Schmucke, et
l’importance de sa succession sera de plus de sept cent mille francs.
Dans trois jours, j’espère avoir des renseignements de la dernière
exactitude sur le chiffre…</p><p>
— Si cela est, se dit à elle-même la présidente foudroyée par la
possibilité de ce chiffre, j’ai fait une grande faute en me brouillant
avec lui, en l’accablant…</p><p>
— Non, madame, car sans cette rupture il serait gai comme un pinson et
vivrait plus longtemps que vous, que monsieur le président et que
moi… La Providence a ses voies, ne les sondons pas ! ajouta-t-il pour
déguiser tout l’odieux de cette pensée. Que voulez-vous, nous autres
gens d’affaires, nous voyons le positif des choses. Vous comprenez
maintenant, madame, que dans la haute position qu’occupe monsieur le
président de Marville, il ne ferait rien, il ne pourrait rien faire
dans la situation actuelle. Il est brouillé mortellement avec son
cousin, vous ne voyez plus Pons, vous l’avez banni de la société, vous
aviez sans doute d’excellentes raisons pour agir ainsi ; mais le
bonhomme est malade, il lègue ses biens à son seul ami. L’un des
présidents de la Cour royale de Paris n’a rien à dire contre un
testament en bonne forme fait en pareilles circonstances. Mais entre
nous, madame, il est bien désagréable, quand on a droit à une
succession de sept à huit cent mille francs… que sais-je, un million
peut-être, et qu’on est le seul héritier désigné par la loi, de ne pas
rattraper son bien… Seulement, pour arriver à ce but, on tombe dans
de sales intrigues ; elles sont si difficiles, si vétilleuses, il faut
s’aboucher avec des gens placés si bas, avec des domestiques, des
sous-ordres, et les serrer de si près, qu’aucun avoué, qu’aucun notaire
de Paris ne peut suivre une pareille affaire. Ça demande un avocat sans
cause comme moi, dont la capacité soit sérieuse, réelle, le dévouement
acquis, et dont la position malheureusement précaire soit de plain-pied
avec celle de ces gens-là… Je m’occupe, dans mon arrondissement, des
affaires des petits bourgeois, des ouvriers, des gens du peuple… Oui,
madame, voilà dans quelle condition m’a mis l’inimitié d’un procureur
du roi devenu substitut à Paris aujourd’hui, qui ne m’a pas pardonné ma
supériorité… Je vous connais, madame, je sais quelle est la solidité
de votre protection, et j’ai aperçu, dans un tel service à vous rendre,
la fin de mes misères et le triomphe du docteur Poulain, mon ami…</p><p>
La présidente restait pensive. Ce fut un moment d’angoisse affreuse
pour Fraisier. Vinet, l’un des orateurs du centre, procureur général
depuis seize ans, dix fois désigné pour endosser la simarre de la
chancellerie, le père du procureur du roi de Mantes, nommé substitut à
Paris depuis un an, était un antagoniste pour la haineuse présidente.
Le hautain procureur général ne cachait pas son mépris pour le
président Camusot. Fraisier ignorait et devait ignorer cette
circonstance.</p><p>
— N’avez-vous sur la conscience que le fait d’avoir occupé pour les deux parties ? demanda-t-elle en regardant fixement Fraisier.</p><p>
— Madame la présidente peut voir monsieur Lebœuf ; monsieur Lebœuf m’était favorable.</p><p>
— Etes-vous sûr que monsieur Lebœuf donnera sur vous de bons
renseignements à monsieur de Marville, à monsieur le comte Popinot ?</p><p>
— J’en réponds, surtout monsieur Olivier Vinet n’étant plus à Mantes ;
car, entre nous, ce petit magistrat seco faisait peur au bon monsieur
Lebœuf. D’ailleurs, madame la présidente, si vous me le permettez,
j’irai voir à Mantes monsieur Lebœuf. Ce ne sera pas un retard, je ne
saurai d’une manière certaine le chiffre de la succession que dans deux
ou trois jours. Je veux et je dois cacher à madame la présidente tous
les ressorts de cette affaire ; mais le prix que j’attends de mon entier
dévouement n’est-il pas pour elle un gage de réussite ?</p><p>
— Eh bien ! disposez en votre faveur monsieur Lebœuf, et si la
succession a l’importance, ce dont je doute, que vous accusez, je vous
promets les deux places, en cas de succès, bien entendu…</p><p>
— J’en réponds, madame. Seulement vous aurez la bonté de faire venir
ici votre notaire, votre avoué, lorsque j’aurai besoin d’eux, de me
donner une procuration pour agir au nom de monsieur le président, et de
dire à ces messieurs de suivre mes instructions, de ne rien
entreprendre de leur chef.</p><p>
— Vous avez la responsabilité, dit solennellement la présidente, vous
devez avoir l’omnipotence. Mais monsieur Pons est-il bien malade ?
demanda-t-elle en souriant.</p><p>
— Ma foi, madame, il s’en tirerait, surtout soigné par un homme aussi
consciencieux que le docteur Poulain, car, mon ami, madame, n’est qu’un
innocent espion dirigé par moi dans vos intérêts, il est capable de
sauver ce vieux musicien, mais il y a là, près du malade, une portière
qui, pour avoir trente mille francs, le pousserait dans la fosse…
Elle ne le tuerait pas, elle ne lui donnera pas d’arsenic, elle ne sera
pas si charitable, elle fera pis, elle l’assassinera moralement, elle
lui donnera mille impatiences par jour. Le pauvre vieillard, dans une
sphère de silence, de tranquillité, bien soigné, caressé par des amis,
à la campagne, se rétablirait, mais, tracassé par une madame Evrard qui
dans sa jeunesse était une des trente belles écaillères que Paris a
célébrées, avide, bavarde, brutale, tourmenté par elle pour faire un
testament où elle soit richement partagée, le malade sera conduit
fatalement jusqu’à l’induration du foie, il s’y forme peut-être en ce
moment des calculs, et il faudra recourir pour les extraire à une
opération qu’il ne supportera pas… Le docteur, une belle âme !… est
dans une affreuse situation. Il devrait faire renvoyer cette femme…</p><p>
— Mais cette mégère est un monstre ! s’écria la présidente en faisant sa petite voix flûtée.</p><p>
Cette similitude entre la terrible présidente et lui, fit sourire
intérieurement Fraisier, qui savait à quoi s’en tenir sur ces douces
modulations factices d’une voix naturellement aigre. Il se rappela ce
président, le héros d’un des contes de Louis XI, que ce monarque a
signé par le dernier mot. Ce magistrat, doué d’une femme taillée sur le
patron de celle de Socrate, et n’ayant pas la philosophie de ce grand
homme, fit mêler du sel à l’avoine de ses chevaux en ordonnant de les
priver d’eau. Quand sa femme alla le long de la Seine à sa campagne,
les chevaux se précipitèrent avec elle dans l’eau pour boire, et le
magistrat remercia la Providence qui l’avait si naturellement délivré
de sa femme. En ce moment, madame de Marville remerciait Dieu d’avoir
placé près de Pons une femme qui l’en débarrasserait honnêtement.</p><p>
— Je ne voudrais pas d’un million, dit-elle, au prix d’une
indélicatesse… Votre ami doit éclairer monsieur Pons, et faire
renvoyer cette portière.</p><p>
— D’abord, madame, messieurs Schmucke et Pons croient que cette femme
est un ange, et renverraient mon ami. Puis cette atroce écaillère est
la bienfaitrice du docteur, elle l’a introduit chez monsieur
Pillerault. Il recommande à cette femme la plus grande douceur avec le
malade, mais ses recommandations indiquent à cette créature les moyens
d’empirer la maladie.</p><p>
— Que pense votre ami de l’état de mon cousin ? demanda la présidente.</p><p>
Fraisier fit trembler madame de Marville, par la justesse de sa
réponse, et par la lucidité avec laquelle il pénétra dans ce cœur
aussi avide que celui de la Cibot.</p><p>
— Dans six semaines, la succession sera ouverte.</p><p>
La présidente baissa les yeux.</p><p>
— Pauvre homme ! fit-elle en essayant, mais en vain, de prendre une physionomie attristée.</p><p>
— Madame la présidente a-t-elle quelque chose à dire à monsieur Lebœuf ? Je vais à Mantes par le chemin de fer.</p><p>
— Oui, restez là, je lui écrirai de venir dîner demain avec nous, j’ai
besoin de le voir pour nous concerter, afin de réparer l’injustice dont
vous avez été la victime.</p><p>
Quand la présidente l’eut quitté, Fraisier, qui se vit juge de paix, ne
se ressembla plus à lui-même ; il paraissait gros, il respirait à pleins
poumons l’air du bonheur et le bon vent du succès. Puisant au réservoir
inconnu de la volonté de nouvelles et fortes doses de cette divine
essence, il se sentit capable, à la façon de Rémonencq, d’un crime,
pourvu qu’il n’en existât pas de preuves, pour réussir. Il s’était
avancé crânement en face de la présidente, convertissant les
conjectures en réalité, affirmant à tort et à travers, dans le but
unique de se faire commettre par elle au sauvetage de cette succession
et d’obtenir sa protection. Représentant de deux immenses misères et de
désirs non moins immenses, il repoussait d’un pied dédaigneux son
affreux ménage de la rue de la Perle. Il entrevoyait mille écus
d’honoraires chez la Cibot, et cinq mille francs chez le président.
C’était conquérir un appartement convenable. Enfin, il s’acquittait
avec le docteur Poulain. Quelques-unes de ces natures haineuses, âpres
et disposées à la méchanceté par la souffrance ou par la maladie,
éprouvent les sentiments contraires, à un égal degré de violence :
Richelieu était aussi bon ami qu’ennemi cruel. En reconnaissance des
secours que lui avait donnés Poulain, Fraisier se serait fait hacher
pour lui. La présidente, en revenant une lettre à la main, regarda sans
être vue par lui, cet homme, qui croyait à une vie heureuse et bien
rentée, et elle le trouva moins laid qu’au premier coup d’œil qu’elle
avait jeté sur lui ; d’ailleurs, il allait la servir, et on regarde un
instrument qui nous appartient autrement qu’on ne regarde celui du
voisin.</p><p>
— Monsieur Fraisier, dit-elle, vous m’avez prouvé que vous étiez un homme d’esprit, je vous crois capable de franchise.</p><p>
Fraisier fit un geste éloquent.</p><p>
— Eh bien ! reprit la présidente, je vous somme de répondre avec candeur
à cette question : — Monsieur de Marville ou moi devons-nous être
compromis par suite de vos démarches ?…</p><p>
— Je ne serais pas venu vous trouver, madame, si je pouvais un jour me
reprocher d’avoir jeté de la boue sur vous, n’y en eût-il que gros
comme la tête d’une épingle, car alors la tache paraît grande comme la
lune. Vous oubliez, madame, que, pour devenir juge de paix à Paris, je
dois vous avoir satisfait. J’ai reçu, dans ma vie, une première leçon,
elle a été trop dure pour que je m’expose à recevoir encore de
pareilles étrivières. Enfin, un dernier mot, madame. Toutes mes
démarches, quand il s’agira de vous, vous seront préalablement
soumises…</p><p>
— Très bien ; voici la lettre pour monsieur Lebœuf. J’attends maintenant les renseignements sur la valeur de la succession.</p><p>
— Tout est là, dit finement Fraisier en saluant la présidente avec toute la grâce que sa physionomie lui permettait d’avoir.</p><p>
— Quelle providence ! se dit madame Camusot de Marville. Ah ! je serai
donc riche ! Camusot sera député, car en lâchant ce Fraisier dans
l’arrondissement de Bolbec, il nous obtiendra la majorité. Quel
instrument !</p><p>
— Quelle providence ! se disait Fraisier en descendant l’escalier, et
quelle commère que madame Camusot ! Il me faudrait une femme dans ces
conditions-là ! Maintenant à l’œuvre.</p><p>
Et il partit pour Mantes où il fallait obtenir les bonnes grâces d’un
homme qu’il connaissait fort peu ; mais il comptait sur madame Vatinelle
à qui, malheureusement, il devait toutes ses infortunes, et les
chagrins d’amour son souvent comme la lettre de change protestée d’un
bon débiteur, elle porte intérêt.</p>
 
 
== LIV. Avis aux vieux garçons ==
 
<p>
Trois jours après, pendant que Schmucke dormait, car madame Cibot et le
vieux musicien s’étaient déjà partagé le fardeau de garder et de
veiller le malade, elle avait eu ce qu’elle appelait une prise de bec
avec le pauvre Pons. Il n’est pas inutile de faire remarquer une triste
particularité de l’hépatite. Les malades dont le foie est plus ou moins
attaqué sont disposés à l’impatience, à la colère, et ces colères les
soulagent momentanément ; de même que dans l’accès de fièvre, on sent se
déployer en soi des forces excessives. L’accès passé, l’affaissement,
le collapsus, disent les médecins, arrive, et les pertes qu’a faites
l’organisme s’apprécient alors dans toute leur gravité. Ainsi, dans les
maladies de foie, et surtout dans celles dont la cause vient de grands
chagrins éprouvés, le patient arrive après ses emportements à des
affaiblissements d’autant plus dangereux qu’il est soumis à une diète
sévère. C’est une sorte de fièvre qui agite le mécanisme humoristique
de l’homme, car cette fièvre n’est ni dans le sang, ni dans le cerveau.
Cette agacerie de tout l’être produit une mélancolie où le malade se
prend lui-même en haine. Dans une situation pareille, tout cause une
irritation dangereuse. La Cibot, malgré les recommandations du docteur,
ne croyait pas, elle, femme du peuple sans expérience ni instruction, à
ces tiraillements du système nerveux par le système humoristique. Les
explications de monsieur Poulain étaient pour elle des idées de
médecin. Elle voulait absolument, comme tous les gens du peuple,
nourrir Pons, et pour l’empêcher de lui donner en cachette du jambon,
une bonne omelette ou du chocolat à la vanille, il ne fallait rien
moins que cette parole absolue du docteur Poulain :</p><p>
— Donnez une seule bouchée de n’importe quoi à monsieur Pons, et vous le tueriez comme d’un coup de pistolet.</p><p>
L’entêtement des classes populaires est si grand à cet égard, que la
répugnance des malades pour aller à l’hôpital vient de ce que le peuple
croit qu’on y tue les gens en ne leur donnant pas à manger. La
mortalité qu’ont causée les vivres apportés en secret par les femmes à
leurs maris a été si grande, qu’elle a déterminé les médecins à
prescrire une visite de corps d’une excessive sévérité les jours où les
parents viennent voir les malades. La Cibot, pour arriver à une
brouille momentanée nécessaire à la réalisation de ses bénéfices
immédiats, raconta sa visite au directeur du théâtre, sans oublier sa
prise de bec avec mademoiselle Héloïse, la danseuse.</p><p>
— Mais qu’alliez-vous faire là ? lui demanda pour la troisième fois le
malade qui ne pouvait arrêter la Cibot une fois qu’elle était lancée en
paroles.</p><p>
— Pour lors, quand je lui ai eu dit son fait, mademoiselle Héloïse qu’a
vu ce que j’étais, a mis les pouces, et nous avons été les meilleures
amies du monde. — Vous me demandez maintenant ce que j’allais faire là ?
dit-elle en répétant la question de Pons.</p><p>
Certains bavards, et ceux-là sont des bavards de génie, ramassent ainsi
les interpellations, les objections et les observations en manière de
provision, pour alimenter leurs discours ; comme si la source en pouvait
jamais tarir.</p><p>
— Mais j’y suis allée pour tirer votre monsieur Gaudissard d’embarras,
il a besoin d’une musique pour un ballet, et vous n’êtes guère en état,
mon chéri, de gribouiller du papier et de remplir votre devoir… J’ai
donc entendu, comme ça, qu’on appellerait un monsieur Garangeot pour
arranger les Mohicans en musique…</p><p>
— Garangeot ! s’écria Pons en fureur. Garangeot, un homme sans aucun
talent, je n’ai pas voulu de lui pour premier violon ! C’est un homme de
beaucoup d’esprit, qui fait très bien des feuilletons sur la musique ;
mais pour composer un air, je l’en défie !… Et où diable avez-vous
pris l’idée d’aller au théâtre ?</p><p>
— Mais est-il ostiné, ce démon-là !… Voyons, mon chat, ne nous
emportons pas comme une soupe au lait… Pouvez-vous écrire de la
musique dans l’état où vous êtes ? Mais vous ne vous êtes donc pas
regardé au miroir ? Voulez-vous un miroir ? Vous n’avez plus que la peau
sur les os… vous êtes faible comme un moineau… et vous vous croyez
capable de faire vos notes… mais vous ne feriez pas seulement les
miennes… Ça me fait penser que je dois monter chez celle du
troisième, qui nous doit dix-sept francs… et c’est bon à ramasser,
dix-sept francs ; car, l’apothicaire payé, il ne nous reste pas vingt
francs… Fallait donc dire à cet homme, qui a l’air d’être un bon
homme, à monsieur Gaudissard… J’aime ce nom-là… c’est un vrai
Roger-Bontemps qui m’irait bien… il n’aura jamais mal au foie,
celui-là !… Donc, fallait lui dire où vous en étiez… dame ! vous
n’êtes pas bien, et il vous a momentanément remplacé…</p><p>
— Remplacé ! s’écria Pons d’une voix formidable en se dressant sur son séant.</p><p>
En général les malades, surtout ceux qui sont dans l’envergure de la
faux de la Mort, s’accrochent à leurs places avec la fureur que
déploient les débutants pour les obtenir. Aussi son remplacement
parut-il être au pauvre moribond une première mort.</p><p>
— Mais le docteur me dit, reprit-il, que je vas parfaitement bien ! que
je reprendrai bientôt ma vie ordinaire. Vous m’avez tué, ruiné,
assassiné !…</p><p>
— Ta, ta, ta, ta ! s’écria la Cibot, vous voilà parti, allez, je suis
votre bourreau, vous dites ces douceurs-là, toujours, parbleu, à
monsieur Schmucke, quand j’ai le dos tourné. J’entends bien ce que vous
dites, allez !… vous êtes un monstre d’ingratitude.</p><p>
— Mais vous ne savez pas que si je tarde seulement quinze jours à ma
convalescence, on me dira, quand je reviendrai, que je suis une
perruque, un vieux, que mon temps est fini, que je suis Empire, rococo !
s’écria ce malade qui voulait vivre. Garangeot se sera fait des amis,
dans le théâtre, depuis le contrôle jusqu’au cintre ! Il aura baissé le
diapason pour une actrice qui n’a pas de voix, il aura léché les bottes
de monsieur Gaudissard ; il aura, par ses amis, publié les louanges de
tout le monde dans les feuilletons ; et, alors, dans une boutique comme
celle-là, madame Cibot, on sait trouver des poux à la tête d’un chauve !
Quel démon vous a poussée là ?…</p><p>
— Mais parbleu, monsieur Schmucke a discuté la chose avec moi pendant
huit jours. Que voulez-vous ? vous ne voyez rien que vous ! vous êtes un
égoïste à tuer les gens pour vous guérir !.. Mais ce pauvre monsieur
Schmucke est depuis un mois sur les dents, il marche sur ses boulets,
il ne peut plus aller nulle part, ni donner des leçons, ni faire de
service au théâtre, car vous ne voyez donc rien ? il vous garde la nuit,
et je vous garde le jour. Aujor d’aujourd’hui, si je passais les nuits
comme j’ai tâché de le faire d’abord, en croyant que vous n’auriez
rien, il me faudrait dormir pendant la journée ! Et qué qui veillerait
au ménage et au grain ?… Et que voulez-vous, la maladie est la
maladie !… et voilà !…</p><p>
— Il est impossible que ce soit Schmucke qui ait eu cette pensée-là…</p><p>
— Ne voulez-vous pas à cette heure que ce soit moi qui l’aie prise sous
mon bonnet ! Et croyez-vous que nous sommes de fer ? Mais si monsieur
Schmucke avait continué son métier, d’aller donner sept ou huit leçons
et de passer la soirée de six heures et demie à onze heures et demie au
théâtre à diriger l’orchestre, il serait mort dans dix jours d’ici…
Voulez-vous la mort de ce digne homme, qui donnerait son sang pour
vous ? Par les auteurs de mes jours, on n’a jamais vu de malade comme
vous… Qu’avez-vous fait de votre raison, l’avez-vous mise au
Mont-de-Piété ? Tout s’extermine ici pour vous, l’on fait tout pour le
mieux, et vous n’êtes pas content… Vous voulez donc nous rendre fous
à lier… moi d’abord je suis fourbue, en attendant le reste !</p><p>
La Cibot pouvait parler à son aise, la colère empêchait Pons de dire un
mot, il se roulait dans son lit, articulait péniblement des
interjections, il se mourait. Comme toujours, arrivée à cette période,
la querelle tournait subitement au tendre. La garde se précipita sur le
malade, le prit par la tête, le força de se coucher, ramena sur lui la
couverture.</p><p>
— Peut-on se mettre dans des états pareils ! Après ça, mon chat, c’est
votre maladie ! C’est ce que dit le bon monsieur Poulain. Voyons,
calmez-vous. Soyez gentil, mon bon petit fiston. Vous êtes l’idole de
tout ce qui vous approche, que le docteur lui-même vient vous voir
jusqu’à deux fois par jour ! Qué qu’il dirait s’il vous trouvait agité
comme cela ? Vous me mettez hors des gonds ! ce n’est pas bien à vous…
Quand on a mam’Cibot pour garde, on lui doit des égards… Vous criez,
vous parlez !… ça vous est défendu ! vous le savez. Parler, ça vous
irrite… Et pourquoi vous emporter ? C’est vous qui avez tous les torts
vous m’asticotez toujours ! Voyons, raisonnons ! Si monsieur Schmucke et
moi, qui vous aime comme mes petits boyaux, nous avons cru bien faire !
Eh bien ! mon chérubin, c’est bien allez.</p><p>
— Schmucke n’a pas pu vous dire d’aller au théâtre sans me consulter…</p><p>
— Faut-il l’éveiller, ce pauvre cher homme qui dort comme un bienheureux, et l’appeler en témoignage !</p><p>
— Non ! non ! s’écria Pons. Si mon bon et tendre Schmucke a pris cette
résolution, je suis peut-être plus mal que je ne le crois, dit Pons en
jetant un regard plein d’une horrible mélancolie sur les objets d’art
qui décoraient sa chambre. Il faudra dire adieu à mes chers tableaux, à
toutes ces choses dont je m’étais fait des amis. Et mon divin Schmucke !
— oh ! serait-ce vrai ?</p><p>
La Cibot, cette atroce comédienne, se mit son mouchoir sur les yeux.
Cette muette réponse fit tomber le malade dans une sombre rêverie.
Abattu par ces deux coups portés dans des endroits si sensibles, la vie
sociale et la santé, la perte de son état et la perspective de la mort,
il s’affaissa tant, qu’il n’eut plus la force de se mettre en colère.
Et il resta morne comme un poitrinaire après son agonie.</p><p>
— Voyez-vous, dans l’intérêt de monsieur Schmucke, dit la Cibot en
voyant sa victime tout à fait matée, vous feriez bien d’envoyez
chercher le notaire du quartier, monsieur Trognon, un bien brave homme.</p><p>
— Vous me parlez toujours de ce Trognon… dit le malade.</p><p>
— Ah ! ça m’est bien égal, lui ou un autre, pour ce que vous me donnerez !</p><p>
Et elle hocha la tête en signe de mépris des richesses. Le silence se rétablit.</p>
 
 
== LV. La Cibot se pose en victime ==
 
<p>
En ce moment, Schmucke, qui dormait depuis plus de six heures, réveillé
par la faim, se leva, vint dans la chambre de Pons, et le contempla
pendant quelques instants sans mot dire, car madame Cibot s’était mis
un doigt sur les lèvres en faisant : — Chut !</p><p>
Puis elle se leva, s’approcha de l’Allemand pour lui parler à
l’oreille, et lui dit : — Dieu merci ! le voilà qui va s’endormir, il est
méchant comme un âne rouge !… Que voulez-vous ! il se défend contre la
maladie…</p><p>
— Non, je suis, au contraire, très patient, répondit la victime d’un
ton dolent qui accusait un effroyable abattement ; mais, mon cher
Schmucke, elle est allée au théâtre me faire renvoyer…</p><p>
Il fit une pause, il n’eut pas la force d’achever. La Cibot profita de
cet intervalle pour peindre par un signe à Schmucke l’état d’une tête
où la raison déménage, et dit :</p><p>
— Ne le contrariez pas, il mourrait…</p><p>
— Et, reprit Pons en regardant l’honnête Schmucke, elle prétend que c’est toi qui l’as envoyée…</p><p>
— Ui, répondit Schmucke héroïquement, il le vallait. Dais-doi !…
laisse-nus de saufer !… C’esde tes bêdises que te d’ébuiser à
drafailler quand du as ein drèssor… Rédablis-doi, nus fentrons
quelque pric-à-prac ed nus vinirons nos churs dranquillement dans ein
goin, afec cede ponne montam Zibod…</p><p>
— Elle t’a perverti ! répondit douloureusement Pons.</p><p>
Le malade, ne voyant plus madame Cibot, qui s’était mise en arrière du
lit pour pouvoir dérober à Pons les signes qu’elle faisait à Schmucke,
la crut partie.</p><p>
— Elle m’assassine, ajouta-t-il.</p><p>
— Comment, je vous assassine ?… dit-elle en se montrant l’œil
enflammé, ses poings sur les hanches. Voilà donc la récompense d’un
dévouement de chien caniche… Dieu de Dieu ! Elle fondit en larmes, se
laissa tomber sur un fauteuil, et ce mouvement tragique causa la plus
funeste révolution à Pons. — Eh bien ! dit-elle en se relevant et
montrant aux deux amis ces regards de femme haineuse qui lancent à la
fois des coups de pistolet et du venin, je suis lasse de ne rien faire
de bien ici en m’exterminant le tempérament. Vous prendrez une garde !
Les deux amis se regardèrent effrayés. — Oh ! quand vous vous regarderez
comme des acteurs ! C’est dit ! Je vas prier le docteur Poulain de vous
chercher une garde ! Et nous allons faire nos comptes. Vous me rendrez
l’argent que j’ai mis ici… et que je ne vous aurais jamais
redemandé… Moi qui suis allée chez monsieur Pillerault lui emprunter
encore cinq cents francs…</p><p>
— C’est sa malatie ! dit Schmucke en se précipitant sur madame Cibot et l’embrassant par la taille, ayez te la badience !</p><p>
— Vous, vous êtes un ange, que je baiserais la marque de vos pas,
dit-elle. Mais monsieur Pons ne m’a jamais aimée, il m’a toujours
z’haïe !… D’ailleurs, il peut croire que je veux être mise sur son
testament…</p><p>
— Chit ! fus alez le duer ! s’écria Schmucke.</p><p>
— Adieu, monsieur ! vint-elle dire à Pons en le foudroyant par un
regard. Pour le mal que je vous veux, portez-vous bien. Quand vous
serez aimable pour moi, quand vous croirez que ce que je fais est bien
fait, je reviendrai ! Jusque-là je reste chez moi… Vous étiez mon
enfant, depuis quand a-t-on vu les enfants se révolter contre leurs
mères ?… Non, non, monsieur Schmucke, je ne veux rien entendre… Je
vous apporterai votre dîner, je vous servirai ; mais prenez une garde,
demandez-en une à monsieur Poulain.</p><p>
Et elle sortit en fermant les portes avec tant de violence, que les
objets frêles et précieux tremblèrent. Le malade entendit un cliquetis
de porcelaine qui fut, dans sa torture, ce qu’était le coup de grâce
dans le supplice de la roue.</p><p>
Une heure après, la Cibot, au lieu d’entrer chez Pons, vint appeler
Schmucke à travers la porte de la chambre à coucher, en lui disant que
son dîner l’attendait dans la salle à manger. Le pauvre Allemand y vint
le visage blême et couvert de larmes.</p><p>
— Mon baufre Bons extrafaque, dit-il, gar il bredend que fus édes ine
scélérade. C’édre sa malatie, dit-il pour attendrir la Cibot sans
accuser Pons.</p><p>
— Oh ! j’en ai assez, de sa maladie ! Écoutez, ce n’est ni mon père, ni
mon mari, ni mon frère, ni mon enfant. Il m’a prise en grippe, eh bien !
en voilà assez ! Vous, voyez-vous, je vous suivrais au bout du monde ;
mais quand on donne sa vie, son cœur, toutes ses économies, qu’on
néglige son mari, que v’là Cibot malade, et qu’on s’entend traiter de
scélérate… c’est un peu trop fort de café comme ça…</p><p>
— Gavé ?</p><p>
— Oui, café ! Laissons les paroles oiseuses. Venons au positif. Pour
lors, vous me devez trois mois à cent quatre-vingt-dix francs, ça fait
cinq cent soixante-dix ; plus le loyer que j’ai payé deux fois, que
voilà les quittances, six cents francs avec le sou pour livre et vos
impositions ; donc, douze cents moins quelque chose, et enfin les deux
mille francs, sans intérêt bien entendu ; au total, trois mille cent
quatre-vingt-douze francs… Et pensez qu’il va vous falloir au moins
deux mille francs devant vous pour la garde, le médecin, les
médicaments et la nourriture de la garde. Voilà pourquoi j’empruntais
mille francs à monsieur Pillerault, dit-elle en montrant le billet de
mille francs donné par Gaudissard.</p><p>
Schmucke écoutait ce compte dans une stupéfaction très concevable, car il était financier, comme les chats sont musiciens.</p><p>
— Montame Zibod, Bons n’a bas sa dède ! Bartonnez-lui, gondinuez à le
carter, resdez nodre Profidence… che fus le temante à chenux.</p><p>
Et l’Allemand se prosterna devant la Cibot en baisant les mains de ce bourreau.</p><p>
— Écoutez, mon bon chat, dit-elle en relevant Schmucke et l’embrassant
sur le front, voilà Cibot malade, il est au lit, je viens d’envoyer
chercher le docteur Poulain. Dans ces circonstances-là je dois mettre
mes affaires en ordre. D’ailleurs, Cibot qui m’a vue revenir en larmes,
est tombé dans une fureur telle, qu’il ne veut plus que je remette les
pieds ici. C’est lui qui exige son argent, et c’est le sien,
voyez-vous. Nous autres femmes nous ne pouvons rien à cela. Mais en lui
rendant son argent, à cet homme, trois mille deux cents francs, ça le
calmera peut-être. C’est toute sa fortune à ce pauvre homme, ses
économies de vingt-six ans de ménage, le fruit de ses sueurs. Il lui
faut son argent demain, il n’y a pas à tortiller… Vous ne connaissez
pas Cibot : quand il est en colère, il tuerait un homme. Eh bien ! je
pourrais peut-être obtenir de lui de continuer à vous soigner tous
deux. Soyez tranquille, je me laisserai dire tout ce qui lui passera
par la tête. Je souffrirai ce martyre-là pour l’amour de vous, qui êtes
un ange.</p><p>
— Non, che suis ein paufre home, qui ème son ami, qui tonnerait sa fie pour le saufer…</p><p>
— Mais de l’argent ?… Mon bon monsieur Schmucke, une supposition, vous
ne me donneriez rien, qu’il faut trouver trois mille francs pour vos
besoins ! Ma foi, savez-vous ce que je ferais à votre place. Je n’en
ferais ni un ni deux, je vendrais sept ou huit méchants tableaux, et je
les remplacerais par quelques-uns de ceux qui sont dans votre chambre,
retournés contre le mur, faute de place ! car un tableau ou un autre,
qu’est-ce que ça fait ?</p><p>
— Et bourquoi ?</p><p>
— Il est si malicieux ! c’est sa maladie, car en santé c’est un mouton !
Il est capable de se lever, de fureter ; et, si par hasard il venait
dans le salon, quoiqu’il soit si faible qu’il ne pourra plus passer le
seuil de sa porte, il trouverait toujours son nombre !…</p><p>
— C’est chiste !</p><p>
— Mais nous lui dirons la vente quand il sera tout à fait bien. Si vous
voulez lui avouer cette vente, vous rejetterez tout sur moi, sur la
nécessité de me payer. Allez, j’ai bon dos…</p><p>
— Che ne buis bas disboser de choses qui ne m’abbardiennent bas… répondit simplement le bon Allemand.</p><p>
— Eh bien ! je vais vous assigner en justice, vous et monsieur Pons.</p><p>
— Ce zerait le duer…</p><p>
— Choisissez !… Mon Dieu ! vendez les tableaux, et dites-le lui après… vous lui montrerez l’assignation.</p><p>
— Eh pein ! azicnez-nus… ça sera mon egscusse… che lui mondrerai le chuchmend…</p><p>
Le jour même, à sept heures, madame Cibot, qui était allée consulter un
huissier, appela Schmucke. L’Allemand se vit en présence de monsieur
Tabareau, qui le somma de payer ; et, sur la réponse que fit Schmucke en
tremblant de la tête aux pieds, il fut assigné lui et Pons devant le
tribunal pour se voir condamner au payement. L’aspect de cet homme, le
papier timbré griffonné produisirent un tel effet sur Schmucke, qu’il
ne résista plus.</p><p>
— Fentez les dableaux, dit-il les larmes aux yeux.</p><p>
Le lendemain, à six heures du matin, Élie Magus et Rémonencq
décrochèrent chacun leurs tableaux. Deux quittances de deux mille cinq
cents francs furent ainsi faites parfaitement en règle.</p><p>
"Je soussigné, me portant fort pour monsieur Pons, reconnais avoir reçu
de monsieur Élie Magus la somme de deux mille cinq cents francs pour
quatre tableaux que je lui ai vendus, ladite somme devant être employée
aux besoins de monsieur Pons. L’un de ces tableaux, attribué à Durer,
est un portrait de femme ; le second, de l’école italienne, est
également un portrait ; le troisième est un paysage hollandais de
Breughle ; le quatrième, un tableau florentin représentant une Sainte
Famille, et dont le maître est inconnu."</p><p>
La quittance donnée par Rémonencq était dans les mêmes termes et
comprenait un Greuze, un Claude Lorrain, un Rubens et un Van Dyck,
déguisés sous les noms de tableaux de l’École française et de l’École
flamande.</p><p>
— Ced archant me verait groire que ces primporions falent quelque chose… dit Schmucke en recevant les cinq mille francs.</p><p>
— Ça vaut quelque chose, dit Rémonencq. Je donnerais bien cent mille francs de tout cela.</p><p>
L’Auvergnat, prié de rendre ce petit service, remplaça les huit
tableaux par des tableaux de même dimension, dans les mêmes cadres, en
choisissant parmi des tableaux inférieurs que Pons avait mis dans la
chambre de Schmucke</p>
 
 
== LVI. La part du lion ==
 
<p>
Élie Magus, une fois en possession des quatre chefs-d’œuvre, emmena la
Cibot chez lui, sous prétexte de faire leurs comptes. Mais il chanta
misère, il trouva des défauts aux toiles, il fallait rentoiler, et il
offrit à la Cibot trente mille francs pour sa commission ; il les lui
fit accepter en lui montrant les papiers étincelants où la Banque a
gravé le mot mille francs ! Magus condamna Rémonencq à donner pareille
somme à la Cibot, en la lui prêtant sur les quatre tableaux qu’il se
fit déposer. Les quatre tableaux de Rémonencq parurent si magnifiques à
Magus, qu’il ne put se décider à les rendre, et le lendemain il apporta
six mille francs de bénéfice au brocanteur, qui lui céda les quatre
toiles par facture. Madame Cibot, riche de soixante-huit mille francs,
réclama de nouveau le plus profond secret de ses deux complices ; elle
pria le Juif de lui dire comment placer cette somme de manière que
personne ne pût la voir en sa possession.</p><p>
— Achetez des actions du chemin de fer d’Orléans, elles sont à trente
francs au-dessous du pair, vous doublerez vos fonds en trois ans, et
vous aurez des chiffons de papier qui tiendront dans un portefeuille.</p><p>
— Restez ici, monsieur Magus, je vais chez l’homme d’affaires de la
famille de monsieur Pons, il veut savoir à quel prix vous prendriez
tout le bataclan de là-haut… je vais vous l’aller chercher…</p><p>
— Si elle était veuve ! dit Rémonencq à Magus, ça serait bien mon affaire, car la voilà riche…</p><p>
— Surtout si elle place son argent sur le chemin d’Orléans ; dans deux
ans ce sera doublé. J’y ai placé mes pauvres petites économies, dit le
Juif, c’est la dot de ma fille… Allons faire un petit tour sur le
boulevard en attendant l’avocat…</p><p>
— Si Dieu voulait appeler à lui ce Cibot, qui est bien malade déjà,
reprit Rémonencq, j’aurais une fière femme pour tenir un magasin, et je
pourrais entreprendre le commerce en grand…</p><p>
— Bonjour, mon bon monsieur Fraisier, dit la Cibot d’un ton patelin, en
entrant dans le cabinet de son conseil. Eh bien ! que me dit donc votre
portier, que vous vous en allez d’ici !…</p><p>
— Oui, ma chère madame Cibot, je prends, dans la maison du docteur
Poulain, l’appartement du premier étage, au-dessus du sien. Je cherche
à emprunter deux à trois mille francs pour meubler convenablement cet
appartement, qui, ma foi, est très joli, le propriétaire l’a remis à
neuf. Je suis chargé, comme je vous l’ai dit, des intérêts du président
de Marville et des vôtres… Je quitte le métier d’agent d’affaires, je
vais me faire inscrire au tableau des avocats, et il faut être très
bien logé. Les avocats de Paris ne laissent inscrire au tableau que des
gens qui possèdent un mobilier respectable, une bibliothèque, etc. Je
suis docteur en droit, j’ai fait mon stage, et j’ai déjà des
protecteurs puissants… Eh bien ! où en sommes-nous ?</p><p>
— Si vous vouliez accepter mes économies qui sont à la caisse
d’épargne, lui dit la Cibot ; je n’ai pas grand’chose, trois mille
francs, le fruit de vingt-cinq ans d’épargnes et de privations… vous
me feriez une lettre de change, comme dit Rémonencq, car je suis
ignorante, je ne sais que ce qu’on m’apprend…</p><p>
— Non, les statuts de l’ordre interdisent à un avocat de souscrire des
lettres de change, je vous en ferai un reçu portant intérêt à cinq pour
cent, et vous me le rendrez si je vous trouve douze cents francs de
rente viagère dans la succession du bonhomme Pons.</p><p>
La Cibot, prise au piège ; garda le silence.</p><p>
— Qui ne dit mot, consent, reprit Fraisier. Apportez-moi ça demain.</p><p>
— Ah ! je vous payerai bien volontiers vos honoraires d’avance, dit la Cibot, c’est être sûre que j’aurai mes rentes.</p><p>
— Où en sommes-nous ? reprit Fraisier en faisant un signe de tête
affirmatif. J’ai vu Poulain hier au soir, il paraît que vous menez
votre malade grand train… Encore un assaut comme celui d’hier, et il
se formera des calculs dans la vésicule du fiel… Soyez douce avec
lui, voyez-vous, ma chère madame Cibot, il ne faut pas se créer des
remords. On ne vit pas vieux.</p><p>
— Laissez-moi donc tranquille, avec vos remords !… N’allez-vous pas
encore me parler de la guillotine ? monsieur Pons c’est un vieil ostiné !
vous ne le connaissez pas ! c’est lui qui me fait endêver ! Il n’y a pas
un plus méchant homme que lui, ses parents avaient raison, il est
sournois, vindicatif et ostiné… Monsieur Magus est à la maison, comme
je vous l’ai dit, et il vous attend.</p><p>
— Bien !… j’y serai en même temps que vous. C’est de la valeur de
cette collection que dépend le chiffre de votre rente, s’il y a huit
cent mille francs, vous aurez quinze cents francs viagers… c’est une
fortune !</p><p>
— Eh bien ! je vas leur dire d’évaluer les choses en conscience.</p><p>
Une heure après, pendant que Pons dormait profondément, après avoir
pris des mains de Schmucke une potion calmante, ordonnée par le
docteur, mais dont la dose avait été doublée à l’insu de l’Allemand par
la Cibot, Fraisier, Rémonencq et Magus, ces trois personnages
patibulaires, examinaient pièce à pièce les dix-sept cents objets dont
se composait la collection du vieux musicien. Schmucke s’étant couché,
ces corbeaux flairant leur cadavre furent maîtres du terrain.</p><p>
— Ne faites pas de bruit, disait la Cibot toutes les fois que Magus
s’extasiait et discutait avec Rémonencq en l’instruisant de la valeur
d’une belle œuvre.</p><p>
C’était un spectacle à navrer le cœur, que celui de ces quatre
cupidités différentes soupesant la succession pendant le sommeil de
celui dont la mort était le sujet de leurs convoitises. L’estimation
des valeurs contenues dans le salon dura trois heures.</p><p>
— En moyenne, dit le vieux Juif crasseux, chaque chose ici vaut mille francs.</p><p>
— Ce serait dix-sept cent mille francs ! s’écria Fraisier stupéfait.</p><p>
— Non pas pour moi, reprit Magus dont l’œil prit des teintes froides.
Je ne donnerais pas plus de huit cent mille francs ; car on ne sait pas
combien de temps on gardera ça dans un magasin… Il y a des
chefs-d’œuvre qui ne se vendent pas avant dix ans, et le prix
d’acquisition est doublé par les intérêts composés ; mais je payerais la
somme comptant.</p><p>
— Il y a dans la chambre des vitraux, des émaux, des miniatures, des tabatières en or et en argent, fit observer Rémonencq.</p><p>
— Peut-on les examiner ? demanda Fraisier.</p><p>
— Je vas voir s’il dort bien, répliqua la Cibot.</p><p>
Et, sur un signe de la portière, les trois oiseaux de proie entrèrent.</p><p>
— Là, sont les chefs-d’œuvre ! dit en montrant le salon Magus dont la
barbe blanche frétillait par tous ses poils, mais ici sont les
richesses ! Et quelles richesses ! les souverains n’ont rien de plus beau
dans leurs Trésors.</p><p>
Les yeux de Rémonencq, allumés par les tabatières, reluisaient comme
des escarboucles. Fraisier, calme, froid comme un serpent qui se serait
dressé sur sa queue, allongeait sa tête plate et se tenait dans la pose
que les peintres prêtent à Méphistophélès. Ces trois différents avares,
altérés d’or comme les diables le sont des rosées du paradis,
dirigèrent, sans s’être concertés, un regard sur le possesseur de tant
de richesses, car il avait fait un de ces mouvements inspirés par le
cauchemar. Tout à coup, sous le jet de ces trois rayons diaboliques, le
malade ouvrit les yeux et jeta des cris perçants.</p><p>
— Des voleurs ! Les voilà ! À la garde ! on m’assassine. Evidemment il
continuait son rêve tout éveillé, car il s’était dressé sur son séant,
les yeux agrandis, blancs, fixes, sans pouvoir bouger. Élie Magus et
Rémonencq gagnèrent la porte ; mais ils y furent cloués par ce mot : —
Magus ici… je suis trahi… Le malade était réveillé par l’instinct
de la conservation de son trésor, sentiment au moins égal à celui de la
conservation personnelle. — Madame Cibot, qui est monsieur ? cria-t-il
en frissonnant à l’aspect de Fraisier qui restait immobile.</p><p>
— Pardieu ! est-ce que je pouvais le mettre à la porte, dit-elle en
clignant de l’œil et faisant signe à Fraisier… Monsieur s’est
présenté tout à l’heure au nom de votre famille.</p><p>
Fraisier laissa échapper un mouvement d’admiration pour la Cibot.</p><p>
— Oui, monsieur, je venais de la part de madame la présidente de
Marville ; de son mari, de sa fille, vous témoigner leurs regrets ; ils
ont appris fortuitement votre maladie, et ils voudraient vous soigner
eux-mêmes… ils vous offrent d’aller à la terre de Marville y
recouvrer la santé ; madame la vicomtesse Popinot, la petite Cécile que
vous aimez tant, sera votre garde-malade… elle a pris votre défense
auprès de sa mère, elle l’a fait revenir de l’erreur où elle était.</p><p>
— Et ils vous ont envoyé, mes héritiers ! s’écria Pons indigné, en vous
donnant pour guide le plus habile connaisseur, le plus fin expert de
Paris ?… Ah ! la charge est bonne, reprit-il en riant d’un rire de fou.
Vous venez évaluer mes tableaux, mes curiosités, mes tabatières, mes
miniatures !… Évaluez ! vous avez un homme qui, non seulement a les
connaissances en toute chose, mais qui peut acheter, car il est dix
fois millionnaire… Mes chers parents n’attendront pas longtemps ma
succession, dit-il avec une ironie profonde, ils m’ont donné le coup de
pouce… Ah ! madame Cibot, vous vous dites ma mère, et vous introduisez
les marchands, mon concurrent et les Camusot ici pendant que je
dors !… Sortez tous…</p><p>
Et le malheureux, surexcité par la double action de la colère et de la peur, se leva décharné.</p><p>
— Prenez mon bras, monsieur, dit la Cibot, en se précipitant sur Pons
pour l’empêcher de tomber. Calmez-vous donc, ces messieurs sont sortis.</p><p>
— Je veux voir le salon !… dit le moribond.</p><p>
La Cibot fit signe aux trois corbeaux de s’envoler ; puis, elle saisit
Pons, l’enleva comme une plume, et le recoucha, malgré ses cris. En
voyant le malheureux collectionneur tout à fait épuisé, elle alla
fermer la porte de l’appartement. Les trois bourreaux de Pons étaient
encore sur le palier, et lorsque la Cibot les vit, elle leur dit de
l’attendre, en entendant cette parole de Fraisier à Magus : —
Écrivez-moi une lettre signée de vous deux, par laquelle vous vous
engageriez à payer neuf cent mille francs comptant la collection de
monsieur Pons, et nous verrons à vous faire faire un beau bénéfice.</p><p>
Puis il souffla dans l’oreille de la Cibot un mot, un seul que personne
ne put entendre, et il descendit avec les deux marchands à la loge.</p>
 
 
== LVII. Où Schmucke s’élève jusqu’au trône de Dieu ==
 
<p>
— Madame Cibot, dit le malheureux Pons, quand la portière revint, sont-ils partis ?…</p><p>
— Qui… partis ?… demanda-t-elle…</p><p>
— Ces hommes ?…</p><p>
— Quels hommes ?… Allons, vous avez vu des hommes ! dit-elle. Vous
venez d’avoir un coup de fièvre chaude, que sans moi vous alliez passer
par la fenêtre, et vous me parlez encore d’hommes… Allez-vous rester
toujours comme ça ?…</p><p>
— Comment, là, tout à l’heure, il n’y avait pas un monsieur qui s’est dit envoyé par ma famille…</p><p>
— Allez-vous m’ostiner encore, reprit-elle. Ma foi, savez-vous où l’on
devrait vous mettre ? à Chalenton !… Vous voyez des hommes…</p><p>
— Élie Magus, Rémonencq…</p><p>
— Ah ! pour Rémonencq, vous pouvez l’avoir vu, car il est venu me dire
que mon pauvre Cibot va si mal, que je vais vous planter là pour
reverdir. Mon Cibot avant tout, voyez-vous ! Quand mon homme est malade,
moi, je ne connais plus personne. Tâchez de rester tranquille et de
dormir une couple d’heures, car j’ai dit d’envoyer chercher monsieur
Poulain, et je reviendrai avec lui… Buvez et soyez sage.</p><p>
— Il n’y avait personne dans ma chambre, là, tout à l’heure quand je me suis éveillé ?…</p><p>
— Personne ! dit-elle. Vous aurez vu monsieur Rémonencq dans vos glaces.</p><p>
— Vous avez raison, madame Cibot, dit le malade en devenant doux comme un mouton.</p><p>
— Eh bien ! vous voilà raisonnable, adieu, mon Chérubin, restez tranquille, je serai dans un instant à vous.</p><p>
Quand Pons entendit fermer la porte de l’appartement, il rassembla ses dernières forces pour se lever, car il se dit :</p><p>
— On me trompe ! on me dévalise ! Schmucke est un enfant qui se laisserait lier dans un sac !…</p><p>
Et le malade, animé par le désir d’éclaircir la scène affreuse qui lui
semblait trop réelle pour être une vision, put gagner la porte de sa
chambre, il l’ouvrit péniblement, et se trouva dans son salon, où la
vue de ses chères toiles, de ses statues, de ses bronzes florentins, de
ses porcelaines, le ranima. Le collectionneur, en robe de chambre, les
jambes nues, la tête en feu, put faire le tour des deux rues qui se
trouvaient tracées par les crédences et les armoires dont la rangée
partageait le salon en deux parties. Au premier coup d’œil du maître,
il compta tout, et aperçut son musée au complet. Il allait rentrer,
lorsque son regard fut attiré par un portrait de Greuze mis à la place
du Chevalier de Malte, de Sébastien del Piombo. Le soupçon sillonna son
intelligence comme un éclair zèbre un ciel orageux. Il regarda la place
occupée par ses huit tableaux capitaux, et les trouva remplacés tous.
Les yeux du pauvre homme furent tout à coup couverts d’un voile noir,
il fut pris par une faiblesse, et tomba sur le parquet. Cet
évanouissement fut si complet, que Pons resta là pendant deux heures,
il fut trouvé par Schmucke, quand l’Allemand, réveillé, sortit de sa
chambre pour venir voir son ami. Schmucke eut mille peines à relever le
moribond et à le recoucher ; mais quand il adressa la parole à ce
quasi-cadavre, et qu’il reçut un regard glacé, des paroles vagues et
bégayées, le pauvre Allemand, au lieu de perdre la tête, devint un
héros d’amitié. Sous la pression du désespoir, cet homme-enfant eut de
ces inspirations comme en ont les femmes aimantes ou les mères. Il fit
chauffer des serviettes (il trouva des serviettes !), il sut en
entortiller les mains de Pons, il lui en mit au creux de l’estomac ;
puis il prit ce front moite et froid entre ses mains, il y appela la
vie avec une puissance de volonté digne d’Apollonius de Thyane. Il
baisa son ami sur les yeux comme ces Marie que les grands sculpteurs
italiens ont sculptées dans leurs bas-reliefs appelés Piéta, baisant le
Christ. Ces efforts divins, cette effusion d’une vie dans une autre,
cette œuvre de mère et d’amante fut couronnée d’un plein succès. Au
bout d’une demi-heure, Pons réchauffé reprit forme humaine : la couleur
vitale revint aux yeux, la chaleur extérieure rappela le mouvement dans
les organes, Schmucke fit boire à Pons de l’eau de mélisse mêlée à du
vin, l’esprit de la vie s’infusa dans ce corps, l’intelligence rayonna
de nouveau sur ce front naguère insensible comme une pierre. Pons
comprit alors à quel saint dévouement, à quelle puissance d’amitié
cette résurrection était due.</p><p>
— Sans toi, je mourais ! dit-il en se sentant le visage doucement baigné
par les larmes du bon Allemand, qui riait et qui pleurait tout à la
fois.</p><p>
En entendant cette parole, attendue dans le délire de l’espoir, qui
vaut celui du désespoir, le pauvre Schmucke, dont toutes les forces
étaient épuisées, s’affaissa comme un ballon crevé. Ce fut à son tour
de tomber, il se laissa aller sur un fauteuil, joignit les mains et
remercia Dieu par une fervente prière. Un miracle venait pour lui de
s’accomplir ! Il ne croyait pas au pouvoir de sa prière en action, mais
à celui de Dieu qu’il avait invoqué. Cependant le miracle était un
effet naturel et que les médecins ont constaté souvent. Un malade
entouré d’affection, soigné par des gens intéressés à sa vie, à chances
égales est sauvé, là où succombe un sujet gardé par des mercenaires.
Les médecins ne veulent pas voir en ceci les effets d’un magnétisme
involontaire, ils attribuent ce résultat à des soins intelligents, à
l’exacte observation de leurs ordonnances ; mais beaucoup de mères
connaissent la vertu de ces ardentes projections d’un constant désir.</p><p>
— Mon bon Schmucke !…</p><p>
— Ne barle bas, che d’endendrai bar le cueir… rebose ! rebose ! dit le musicien en souriant.</p><p>
— Pauvre ami ! noble créature ! Enfant de Dieu vivant en Dieu ! seul être
qui m’ait aimé !… dit Pons par interjections, en trouvant dans sa voix
des modulations inconnues.</p><p>
L’âme, près de s’envoler, était toute dans ces paroles qui donnèrent à
Schmucke des jouissances presque égales à celles de l’amour.</p><p>
— Fis ! fis ! ed che tevientrai ein lion ! che drafaillerai bir teux.</p><p>
— Écoute, mon bon, et fidèle, et adorable ami ! laisse-moi parler, le
temps me presse, car je suis mort, je ne reviendrai pas de ces crises
répétées.</p><p>
Schmucke pleura comme un enfant.</p><p>
— Écoute donc, tu pleureras après… dit Pons. Chrétien, il faut te
soumettre. On m’a volé, et c’est la Cibot… Avant de te quitter je
dois t’éclairer sur les choses de la vie, tu ne les sais pas… On a
pris huit tableaux qui valaient des sommes considérables.</p><p>
— Bartonne-moi, che les ai fentus…</p><p>
— Toi ?</p><p>
— Moi… dit le pauvre Allemand, nis édions assignés au dripinal…</p><p>
— Assignés ?… par qui ?…</p><p>
— Addans !…</p><p>
Schmucke alla chercher le papier timbré laissé par l’huissier et l’apporta.</p><p>
Pons lut attentivement ce grimoire. Après lecture il laissa tomber le
papier et garda le silence. Cet observateur du travail humain, qui
jusqu’alors avait négligé le moral, finit par compter tous les fils de
la trame ourdie par la Cibot. Sa verve d’artiste, son intelligence
d’élève de l’Académie de Rome, toute sa jeunesse lui revint pour
quelques instants</p><p>
— Mon bon Schmucke, obéis-moi militairement. Écoute ! descends à la loge
et dis à cette affreuse femme que je voudrais revoir la personne qui
m’est envoyée par mon cousin le président, et que, si elle ne vient
pas, j’ai l’intention de léguer ma collection au Musée ; qu’il s’agit de
faire mon testament.</p><p>
Schmucke s’acquitta de la commission ; mais, au premier mot, la Cibot répondit par un sourire.</p><p>
— Notre cher malade a eu, mon bon monsieur Schmucke, une attaque de
fièvre chaude, et il a cru voir du monde dans sa chambre. Je vous donne
ma parole d’honnête femme que personne n’est venu de la part de la
famille de notre cher malade…</p><p>
Schmucke revint avec cette réponse, qu’il répéta textuellement à Pons.</p><p>
— Elle est plus forte, plus madrée, plus astucieuse, plus machiavélique
que je ne le croyais, dit Pons en souriant, elle ment jusque dans sa
loge ! Figure-toi qu’elle a, ce matin, amené ici un Juif, nommé Élie
Magus, Rémonencq et un troisième qui m’est inconnu, mais qui est plus
affreux à lui seul que les deux autres. Elle a compté sur mon sommeil
pour évaluer ma succession, le hasard a fait que je me suis éveillé, je
les ai vus tous trois soupesant mes tabatières. Enfin, l’inconnu s’est
dit envoyé par les Camusot, j’ai parlé avec lui… Cette infâme Cibot
m’a soutenu que je rêvais… Mon bon Schmucke, je ne rêvais pas !…
J’ai bien entendu cet homme, il m’a parlé… Les deux marchands se sont
effrayés et ont pris la porte… J’ai cru que la Cibot se
démentirait !… Cette tentative est inutile. Je vais tendre un autre
piège où la scélérate se prendra.. Mon pauvre ami, tu prends la Cibot
pour un ange, c’est une femme qui m’a, depuis un mois, assassiné dans
un but cupide. Je n’ai pas voulu croire à tant de méchanceté chez une
femme qui nous avait servis fidèlement pendant quelques années. Ce
doute m’a perdu… Combien t’a-t-on donné des huit tableaux ?…</p><p>
— Cinq mille francs.</p><p>
— Bon Dieu, ils en valaient vingt fois autant ! s’écria Pons, c’est la
fleur de ma collection Je n’ai pas le temps d’intenter un procès,
d’ailleurs ce serait te mettre en cause comme la dupe de ces coquins…
Un procès te tuerait ! Tu ne sais pas ce que c’est que la justice ! c’est
l’égout de toutes les infamies morales… À voir tant d’horreurs, des
âmes comme la tienne y succombent. Et puis tu seras assez riche. Ces
tableaux m’ont coûté quatre mille francs, je les ai depuis trente-six
ans… Mais nous avons été volés avec une habileté surprenante. Je suis
sur le bord de ma fosse, je ne me soucie plus que de toi… de toi, le
meilleur des êtres. Or, je ne veux pas que tu sois dépouillé, car tout
ce que je possède est à toi. Donc, il faut te défier de tout le monde,
et tu n’as jamais eu de défiance. Dieu te protège, je le sais ; mais il
peut t’oublier pendant un moment, et tu serais flibusté comme un
vaisseau marchand. La Cibot est un monstre, elle me tue ! et tu vois en
elle un ange, je veux te la faire connaître, va la prier de t’indiquer
un notaire, qui reçoive mon testament… et je te la montrerai les
mains dans le sac.</p><p>
Schmucke écoutait Pons comme s’il lui avait raconté l’Apocalypse. Qu’il
existât une nature aussi perverse que devait être celle de la Cibot, si
Pons avait raison, c’était pour lui la négation de la Providence.</p><p>
— Mon baufre ami Bons se droufe si mâle, dit l’Allemand en descendant à
la loge et s’adressant à madame Cibot, qu’ile feud vaire son desdamend,
alez chercher ein nodaire…</p><p>
Ceci fut dit en présence de plusieurs personnes, car l’état de Cibot
était presque désespéré. Rémonencq, sa sœur, deux portières accourues
des maisons voisines, trois domestiques des locataires de la maison et
le locataire du premier étage sur le devant de la rue stationnaient
sous la porte cochère.</p><p>
— Ah ! vous pouvez bien aller chercher un notaire vous-même, s’écria la
Cibot les larmes aux yeux, et faire faire votre testament par qui vous
voudrez… Ce n’est pas quand mon pauvre Cibot est à la mort que je
quitterai son lit… Je donnerais tous les Pons du monde pour conserver
Cibot… un homme qui ne m’a jamais causé pour deux onces de chagrin
pendant trente ans de ménage !…</p><p>
Et elle rentra, laissant Schmucke tout interdit.</p><p>
— Monsieur, dit à Schmucke le locataire du premier étage, monsieur Pons est-il donc bien mal ?…</p><p>
Ce locataire, nommé Jolivard, était un employé de l’enregistrement, au bureau du Palais.</p><p>
— Il a vailli murir dud à l’heire ! répondit Schmucke avec une profonde douleur.</p><p>
— Il y a près d’ici, rue Saint-Louis, monsieur Trognon, notaire, fit observer monsieur Jolivard. C’est le notaire du quartier.</p><p>
— Voulez-vous que je l’aille chercher ? demanda Rémonencq à Schmucke.</p><p>
— Pien folondiers… répondit Schmucke, gar si montame Zibod ne beut
bas carter mon ami, che ne fitrais bas le guidder tans l’édat ù il
esd…</p><p>
— Madame Cibot nous disait qu’il devenait fou !… reprit Jolivard.</p><p>
— Bons vou ? s’écria Schmucke frappé de terreur. Chamais il n’a i dand t’esbrit… et c’ed ce qui m’einguiède bir sa sandé…</p><p>
Toutes les personnes qui composaient l’attroupement écoutaient cette
conversation avec une curiosité bien naturelle, et qui la grava dans
leur mémoire. Schmucke, qui ne connaissait pas Fraisier, ne put faire
attention à cette tête satanique et à ces yeux brillants. Fraisier, en
jetant deux mots dans l’oreille de la Cibot, avait été l’auteur de la
scène hardie, peut-être au-dessus des moyens de la Cibot, mais qu’elle
avait jouée avec une supériorité magistrale. Faire passer le moribond
pour fou, c’était une des pierres angulaires de l’édifice bâti par
l’homme de loi. L’incident de la matinée avait bien servi Fraisier ; et,
sans lui, peut-être la Cibot, dans son trouble, se serait-elle
démentie, au moment où l’innocent Schmucke était venu lui tendre un
piège en la priant de rappeler l’envoyé de la famille. Rémonencq, qui
vit venir le docteur Poulain, ne demandait pas mieux que de
disparaître. Et voici pourquoi…</p>
 
 
== LVIII. Un crime punissable ==
 
<p>
Rémonencq, depuis dix jours, remplissait le rôle de la Providence, ce
qui déplaît singulièrement à la Justice dont la prétention est de la
représenter à elle seule. Rémonencq voulait se débarrasser à tout prix
du seul obstacle qui s’opposait à son bonheur. Pour lui, le bonheur,
c’était d’épouser l’appétissante portière, et de tripler ses capitaux.
Or, Rémonencq, en voyant le petit tailleur buvant de la tisane, avait
eu l’idée de convertir son indisposition en une maladie mortelle, et
son état de ferrailleur lui en avait donné le moyen.</p><p>
Un matin, pendant qu’il fumait sa pipe, le dos appuyé au chambranle de
la porte de sa boutique, et qu’il rêvait à ce beau magasin sur le
boulevard de la Madeleine où trônerait madame Cibot, superbement vêtue,
ses yeux tombèrent sur une rondelle en cuivre fortement oxydée. L’idée
de nettoyer économiquement sa rondelle dans la tisane de Cibot lui vint
subitement. Il attacha ce cuivre, rond comme une pièce de cent sous,
par une petite ficelle ; et, pendant que la Cibot était occupée chez ses
messieurs, il allait tous les jours savoir des nouvelles de son ami le
tailleur. Durant cette visite de quelques minutes, il laissait tremper
la rondelle en cuivre ; et, en s’en allant, il la reprenait par la
ficelle. Cette légère addition de cuivre chargé de son oxyde,
communément appelé vert-de-gris, introduisit secrètement un principe
délétère dans la tisane bienfaisante, mais en proportions
homéopathiques, ce qui fit des ravages incalculables. Voici quels
furent les résultats de cette homéopathie criminelle. Le troisième
jour, les cheveux du pauvre Cibot tombèrent, les dents tremblèrent dans
leurs alvéoles, et l’économie de cette organisation fut troublée par
cette imperceptible dose de poison. Le docteur Poulain se creusa la
tête en apercevant l’effet de cette décoction, car il était assez
savant pour reconnaître l’action d’un agent destructeur. Il emporta la
tisane, à l’insu de tout le monde, et il en opéra l’analyse lui-même ;
mais il n’y trouva rien. Le hasard voulut que, ce jour-là, Rémonencq,
effrayé de ses œuvres, n’eût pas mis sa fatale rondelle. Le docteur
Poulain s’en tira vis-à-vis de lui-même et de la science, en supposant
que, par suite d’une vie sédentaire, dans une loge humide, le sang de
ce tailleur accroupi sur une table, devant cette fenêtre grillagée,
avait pu se décomposer, faute d’exercice, et surtout à la perpétuelle
aspiration des émanations d’un ruisseau fétide. La rue de Normandie est
une de ces vieilles rues à chaussée fendue, où la ville de Paris n’a
pas encore mis de bornes-fontaines, et dont le ruisseau noir roule
péniblement les eaux ménagères de toutes les maisons, qui s’infiltrent
sous les pavés et y produisent cette boue particulière à la ville de
Paris.</p><p>
La Cibot, elle, allait et venait, tandis que son mari, travailleur
intrépide, était toujours devant cette croisée, assis comme un fakir.
Les genoux du tailleur étaient ankylosés, le sang se fixait dans le
buste, les jambes amaigries, tortues, devenaient des membres presque
inutiles. Aussi le teint fortement cuivré de Cibot paraissait-il
naturellement maladif depuis fort longtemps. La bonne santé de la femme
et la maladie de l’homme semblèrent au docteur un fait naturel.</p><p>
— Quelle est donc la maladie de mon pauvre Cibot ? avait demandé la portière au docteur Poulain.</p><p>
— Ma chère madame Cibot, répondit le docteur, il meurt de la maladie
des portiers… son étiolement général annonce une incurable viciation
du sang.</p><p>
Un crime sans objet, sans aucun gain, sans aucun intérêt, finit par
effacer dans l’esprit du docteur Poulain ses premiers soupçons. Qui
pouvait vouloir tuer Cibot ? sa femme ? le docteur lui vit goûter à la
tisane de Cibot en la sucrant. Une assez grande quantité de crimes
échappent à la vengeance de la société, c’est en général ceux qui se
commettent, comme celui-ci, sans les preuves effrayantes d’une violence
quelconque : le sang répandu, la strangulation, les coups, enfin les
procédés maladroits ; mais surtout quand le meurtre est sans intérêt
apparent, et commis dans les classes inférieures. Le crime est toujours
dénoncé par son avant-garde, par des haines, par des cupidités visibles
dont sont instruits les gens aux yeux de qui l’on vit. Mais, dans les
circonstances où se trouvaient le petit tailleur, Rémonencq et la
Cibot, personne n’avait intérêt à chercher la cause de la mort, excepté
le médecin. Ce portier maladif, cuivré, sans fortune, adoré de sa
femme, était sans fortune et sans ennemis. Les motifs et la passion du
brocanteur se cachaient dans l’ombre tout aussi bien que la fortune de
la Cibot. Le médecin connaissait à fond la portière et ses sentiments,
il la croyait capable de tourmenter Pons ; mais il la savait sans
intérêt ni force pour un crime ; d’ailleurs, elle buvait une cuillerée
de tisane toutes les fois que le docteur venait et qu’elle donnait à
boire à son mari Poulain, le seul de qui pouvait venir la lumière, crut
à quelque hasard de maladie, à l’une de ces étonnantes exceptions qui
rendent la médecine un si périlleux métier. Et en effet, le petit
tailleur se trouva malheureusement, par suite de son existence
rabougrie, dans des conditions de mauvaise santé telles que cette
imperceptible addition d’oxyde de cuivre devait lui donner la mort. Les
commères, les voisins se comportaient aussi de manière à innocenter
Rémonencq en justifiant cette mort subite.</p><p>
— Ah ! s’écriait l’un, il y a bien longtemps que je disais que monsieur Cibot n’allait pas bien.</p><p>
— Il travaillait trop, c’t homme-là ! répondait un autre, il s’est brûlé le sang.</p><p>
— Il ne voulait pas m’écouter, s’écriait un voisin, je lui conseillais
de se promener le dimanche, de faire le lundi, car ce n’est pas trop de
deux jours par semaine pour se divertir.</p><p>
Enfin, la rumeur du quartier, si délatrice, et que la justice écoute
par les oreilles du commissaire de police, ce roi de la basse classe,
expliquait parfaitement la mort du petit tailleur. Néanmoins, l’air
pensif, les yeux inquiets de monsieur Poulain, embarrassaient beaucoup
Rémonencq ; aussi, voyant venir le docteur, se proposa-t-il avec
empressement à Schmucke pour aller chercher ce monsieur Trognon que
connaissait Fraisier.</p><p>
— Je serai revenu pour le moment où le testament se fera, dit Fraisier
à l’oreille de la Cibot, et, malgré votre douleur, il faut veiller au
grain.</p><p>
Le petit avoué, qui disparut avec la légèreté d’une ombre, rencontra son ami le médecin.</p><p>
— Eh ! Poulain, s’écria-t-il, tout va bien. Nous sommes sauvés !… Je te
dirai ce soir comment ! Cherche quelle est la place qui te convient ! tu
l’auras ! Et moi ! je suis juge de paix. Tabareau ne me refusera plus sa
fille… Quant à toi, je me charge de te faire épouser mademoiselle
Vitel, la petite-fille de notre juge de paix.</p><p>
Fraisier laissa Poulain sur la stupéfaction que ces folles paroles lui
causèrent, et sauta sur le boulevard comme une balle ; il fit signe à
l’omnibus et fut, en dix minutes, déposé par ce coche moderne à la
hauteur de la rue de Choiseul. Il était environ quatre heures, Fraisier
était sûr de trouver la présidente seule, car les magistrats ne
quittent guère le Palais avant cinq heures.</p><p>
Madame de Marville reçut Fraisier avec une distinction qui prouvait
que, selon sa promesse, faite à madame Vatinelle, monsieur Lebœuf
avait parlé favorablement de l’ancien avoué de Mantes. Amélie fut
presque chatte avec Fraisier, comme la duchesse de Montpensier dut
l’être avec Jacques Clément ; car ce petit avoué, c’était son couteau.
Mais quand Fraisier présenta la lettre collective, par laquelle Élie
Magus et Rémonencq s’engageaient à prendre en bloc la collection de
Pons pour une somme de neuf cent mille francs payée comptant, la
présidente lança sur l’homme d’affaires un regard d’où jaillissait la
somme. Ce fut une nappe de convoitise qui roula jusqu’à l’avoué.</p><p>
— Monsieur le président, lui dit-elle, m’a chargée de vous inviter à
dîner demain, nous serons en famille, vous aurez pour convives monsieur
Godeschal, le successeur de maître Desroches mon avoué ; puis Berthier,
notre notaire ; mon gendre et ma fille… Après le dîner, nous aurons
vous et moi, le notaire et l’avoué, la petite conférence que vous avez
demandée, et où je vous remettrai nos pouvoirs. Ces deux messieurs
obéiront, comme vous l’exigez, à vos inspirations, et veilleront à ce
que tout cela se passe bien. Vous aurez la procuration de monsieur de
Marville dès qu’elle vous sera nécessaire…</p><p>
— Il me la faudra pour le jour du décès…</p><p>
— On la tiendra prête…</p><p>
— Madame la présidente, si je demande une procuration, si je veux que
votre avoué ne paraisse pas, c’est bien moins dans mon intérêt que dans
le vôtre.. Quand je me donne, moi ! je me donne tout entier. Aussi,
madame, demandé-je en retour la même fidélité, la même confiance à mes
protecteurs, je n’ose dire de vous, mes clients. Vous pouvez croire
qu’en agissant ainsi, je veux m’accrocher à l’affaire ; non, non,
madame : s’il se commettait des choses répréhensibles… car, en matière
de succession, on est entraîné… surtout par un poids de neuf cent
mille francs… eh bien ! vous ne pouvez pas désavouer un homme comme
maître Godeschal, la probité même ; mais on peut rejeter tout sur le dos
d’un méchant petit homme d’affaires…</p><p>
La présidente regarda Fraisier avec admiration.</p><p>
— Vous devez aller bien haut ou bien bas, lui dit-elle. À votre place,
au lieu d’ambitionner cette retraite de juge de paix, je voudrais être
procureur du roi… à Mantes ! et faire un grand chemin.</p><p>
— Laissez-moi faire, madame ! la justice de paix est un cheval de curé pour monsieur Vitel, je m’en ferai un cheval de bataille.</p><p>
La présidente fut amenée ainsi à sa dernière confidence avec Fraisier.</p><p>
— Vous me paraissez dévoué si complètement à nos intérêts, dit-elle,
que je vais vous initier aux difficultés de notre position et à nos
espérances. Le président, lors du mariage projeté pour sa fille et un
intrigant qui, depuis, s’est fait banquier, désirait vivement augmenter
la terre de Marville de plusieurs herbages, alors à vendre. Nous nous
sommes dessaisis de cette magnifique habitation pour marier ma fille
comme vous savez ; mais je souhaite bien vivement, ma fille étant fille
unique, acquérir le reste de ces herbages. Ces belles prairies ont été
déjà vendues en partie, elles appartiennent à un Anglais qui retourne
en Angleterre, après avoir demeuré là pendant vingt ans ; il a bâti le
plus charmant cottage dans une délicieuse situation, entre le parc de
Marville et les prés qui dépendaient autrefois de la terre, et il a
racheté, pour se faire un parc, des remises, des petits bois, des
jardins à des prix fous. Cette habitation avec ses dépendances forme
fabrique dans le paysage, et elle est contiguë aux murs du parc de ma
fille. On pourrait avoir les herbages et l’habitation pour sept cent
mille francs, car le produit net des prés est de vingt mille francs…
Mais si monsieur Wadmann apprend que c’est nous qui achetons, il voudra
sans doute deux ou trois cent mille francs de plus, car il les perd,
si, comme cela se fait en matière rurale, on ne compte l’habitation
pour rien…</p><p>
— Mais, madame, vous pouvez, selon moi, si bien regarder la succession
comme à vous, que je m’offre à jouer le rôle d’acquéreur à votre
profit, et je me charge de vous avoir la terre au meilleur marché
possible par un sous-seing privé, comme cela se fait pour les marchands
de biens… Je me présenterai à l’Anglais en cette qualité. Je connais
ces affaires-là, c’était à Mantes ma spécialité. Vatinelle avait doublé
la valeur de son Étude, car je travaillais sous son nom…</p><p>
— De là votre liaison avec la petite madame Vatinelle… Ce notaire doit être bien riche aujourd’hui…</p><p>
— Mais madame Vatinelle dépense beaucoup… Ainsi, soyez tranquille, madame, je vous servirai l’Anglais cuit à point…</p><p>
— Si vous arriviez à ce résultat, vous auriez des droits éternels à ma
reconnaissance… Adieu, mon cher monsieur Fraisier. À demain…</p><p>
Fraisier sortit en saluant la présidente avec moins de servilité que la dernière fois.</p><p>
— Je dîne demain chez le président Marville !… se disait Fraisier.
Allons, je tiens ces gens-là. Seulement, pour être maître absolu de
l’affaire, il faudrait que je fusse le conseil de cet Allemand, dans la
personne de Tabareau, l’huissier de la justice de paix ! Ce Tabareau,
qui me refuse sa fille, une fille unique, me la donnera si je suis juge
de paix. Mademoiselle Tabareau, cette grande fille rousse et
poitrinaire, est propriétaire du chef de sa mère d’une maison à la
place Royale ; je serai donc éligible. À la mort de son père, elle aura
bien encore six mille livres de rente. Elle n’est pas belle ; mais, mon
Dieu ! pour passer de zéro à dix-huit mille francs de rente, il ne faut
pas regarder à la planche !…</p><p>
Et, en revenant par les boulevards à la rue de Normandie, il se
laissait aller au cours de ce rêve d’or. Il se laissait aller au
bonheur d’être à jamais hors du besoin ; il pensait à marier
mademoiselle Vitel, la fille du juge de paix, à son ami Poulain. Il se
voyait, de concert avec le docteur, un des rois du quartier, il
dominerait les élections municipales, militaires et politiques. Les
boulevards paraissent courts, lorsqu’en s’y promenant on promène ainsi
son ambition à cheval sur la fantaisie.</p>
 
 
== LIX. Les ruses d’un testateur ==
 
<p>
Lorsque Schmucke remonta près de son ami Pons, il lui dit que Cibot
était mourant, et que Rémonencq était allé chercher monsieur Trognon,
notaire. Pons fut frappé de ce nom, que la Cibot lui jetait si souvent
dans ses interminables discours, en lui recommandant ce notaire comme
la probité même. Et alors le malade, dont la défiance était devenue
absolue depuis le matin, eut une idée lumineuse qui compléta le plan
formé par lui pour se jouer de la Cibot et la dévoiler tout entière au
crédule Schmucke.</p><p>
— Schmucke, dit-il en prenant la main au pauvre Allemand hébété par
tant de nouvelles et d’événements, il doit régner une grande confusion
dans la maison, si le portier est à la mort, nous sommes à peu près
libres pour quelques moments, c’est-à-dire sans espions, car on nous
espionne, sois-en sûr ! Sors, prends un cabriolet, va au théâtre, dis à
mademoiselle Héloïse, notre première danseuse, que je veux la voir
avant de mourir, et qu’elle vienne à dix heures et demie, après son
service. De là, tu iras chez tes deux amis Schwab et Brunner, et tu les
prieras d’être ici demain à neuf heures du matin, de venir demander de
mes nouvelles, en ayant l’air de passer par ici et de monter me voir…</p><p>
Voici quel était le plan forgé par le vieil artiste en se sentant
mourir. Il voulait enrichir Schmucke en l’instituant son héritier
universel ; et, pour le soustraire à toutes les chicanes possibles, il
se proposait de dicter son testament à un notaire, en présence de
témoins, afin qu’on ne supposât pas qu’il n’avait plus sa raison, et
pour ôter aux Camusot tout prétexte d’attaquer ses dernières
dispositions. Ce nom de Trognon lui fit entrevoir quelque machination,
il crut à quelque vice de forme projeté par avance, à quelque
infidélité préméditée par la Cibot, et il résolut de se servir de ce
Trognon pour se faire dicter un testament olographe qu’il cachèterait
et serrerait dans le tiroir de sa commode. Il comptait montrer à
Schmucke, en le faisant cacher dans un des cabinets de son alcôve, la
Cibot s’emparant de ce testament, le décachetant, le lisant et le
recachetant. Puis, le lendemain à neuf heures, il voulait anéantir ce
testament olographe par un testament par-devant notaire, bien en règle
et indiscutable. Quand la Cibot l’avait traité de fou, de visionnaire,
il avait reconnu la haine et la vengeance, l’avidité de la présidente ;
car, au lit depuis deux mois, le pauvre homme, pendant ses insomnies,
pendant ses longues heures de solitude, avait repassé les événements de
sa vie au crible.</p><p>
Les sculpteurs antiques et modernes ont souvent posé, de chaque côté de
la tombe, des génies qui tiennent des torches allumées. Ces lueurs
éclairent aux mourants le tableau de leurs fautes, de leurs erreurs, en
leur éclairant les chemins de la Mort. La sculpture représente là de
grandes idées, elle formule un fait humain. L’agonie a sa sagesse.
Souvent on voit de simples jeunes filles, à l’âge le plus tendre, avoir
une raison centenaire, devenir prophètes, juger leur famille, n’être
les dupes d’aucune comédie C’est là la poésie de la Mort. Mais, chose
étrange et digne de remarque ! on meurt de deux façons différentes.
Cette poésie de la prophétie, ce don de bien voir, soit en avant, soit
en arrière, n’appartient qu’aux mourants dont la chair seulement est
atteinte, qui périssent par la destruction des organes de la vie
charnelle. Ainsi les êtres attaqués, comme Louis XIV, par la gangrène ;
les poitrinaires, les malades qui périssent comme Pons par la fièvre,
comme madame de Mortsauf par l’estomac, ou comme les soldats par des
blessures qui les saisissent en pleine vie, ceux-là jouissent de cette
lucidité sublime, et font des morts surprenantes, admirables ; tandis
que les gens qui meurent par des maladies pour ainsi dire
intelligentielles, dont le mal est dans le cerveau, dans l’appareil
nerveux qui sert d’intermédiaire au corps pour fournir le combustible
de la pensée ; ceux-là meurent tout entiers. Chez eux, l’esprit et le
corps sombrent à la fois. Les uns, âmes sans corps, réalisent les
spectres bibliques ; les autres sont des cadavres. Cet homme vierge, ce
Caton friand, ce juste presque sans péchés, pénétra tardivement dans
les poches de fiel qui composaient le cœur de la présidente. Il devina
le monde sur le point de le quitter. Aussi, depuis quelques heures,
avait-il pris gaiement son parti, comme un joyeux artiste, pour qui
tout est prétexte à charge, à raillerie. Les derniers liens qui
l’unissaient à la vie, les chaînes de l’admiration, les nœuds
puissants qui rattachaient le connaisseur aux chefs-d’œuvre de l’art,
venaient d’être brisés le matin. En se voyant volé par la Cibot, Pons
avait dit adieu chrétiennement aux pompes et aux vanités de l’art, à sa
collection, à ses amitiés pour les créateurs de tant de belles choses,
et il voulait uniquement penser à la mort, à la façon de nos ancêtres
qui la comptaient comme une des fêtes du chrétien. Dans sa tendresse
pour Schmucke, Pons essayait de le protéger du fond de son cercueil.
Cette pensée paternelle fut la raison du choix qu’il fit du premier
sujet de la danse, pour avoir du secours contre les perfidies qui
l’entouraient, et qui ne pardonneraient sans doute pas à son légataire
universel.</p><p>
Héloïse Brisetout était une de ces natures qui restent vraies dans une
position fausse, capable de toutes les plaisanteries possibles contre
des adorateurs paysants, une fille de l’école des Jenny Cadine et des
Josépha ; mais bonne camarade et ne redoutant aucun pouvoir humain, à
force de les voir tous faibles, et habituée qu’elle était à lutter avec
les sergents de ville au bal peu champêtre de Mabille et au carnaval. —
Si elle a fait donner ma place à son protégé Garangeot, elle se croira
d’autant plus obligée de me servir, se dit Pons. Schmucke put sortir
sans qu’on fît attention à lui, dans la confusion qui régnait dans la
loge, et il revint avec la plus excessive rapidité, pour ne pas laisser
trop longtemps Pons tout seul.</p><p>
Monsieur Trognon arriva pour le testament, en même temps que Schmucke.
Quoique Cibot fût à la mort, sa femme accompagna le notaire,
l’introduisit dans la chambre à coucher, et se retira d’elle-même, en
laissant ensemble Schmucke, monsieur Trognon et Pons, mais elle s’arma
d’une petite glace à main d’un travail curieux, et prit position à la
porte, qu’elle laissa entrebâillée. Elle pouvait ainsi non seulement
entendre, mais voir tout ce qui se dirait et ce qui se passerait dans
ce moment suprême pour elle.</p><p>
— Monsieur, dit Pons, j’ai malheureusement toutes mes facultés, car je
sens que je vais mourir ; et, par la volonté de Dieu, sans doute, aucune
des souffrances de la mort ne m’est épargnée !… Voici monsieur
Schmucke…</p><p>
Le notaire salua Schmucke.</p><p>
— C’est le seul ami que j’aie sur la terre, dit Pons, et je veux
l’instituer mon légataire universel ; dites-moi quelle forme doit avoir
mon testament, pour que mon ami, qui est Allemand, qui ne sait rien de
nos lois, puisse recueillir ma succession sans aucune contestation.</p><p>
— On peut toujours tout contester, monsieur, dit le notaire, c’est
l’inconvénient de la justice humaine. Mais en matière de testament, il
en est d’inattaquables…</p><p>
— Lequel ? demanda Pons.</p><p>
— Un testament fait par-devant notaire, en présence de témoins qui
certifient que le testateur jouit de toutes ses facultés, et si le
testateur n’a ni femme, ni enfants, ni père, ni frère…</p><p>
— Je n’ai rien de tout cela, toutes mes affections sont réunies sur la tête de mon cher ami Schmucke, que voici…</p><p>
Schmucke pleurait.</p><p>
— Si donc vous n’avez que des collatéraux éloignés, la loi vous
laissant la libre disposition de vos meubles et immeubles, si vous ne
les léguez pas à des conditions que la morale réprouve, car vous avez
dû voir des testaments attaqués à cause de la bizarrerie des
testateurs, un testament par-devant notaire est inattaquable. En effet,
l’identité de la personne ne peut être niée, le notaire a constaté
l’état de sa raison, et la signature ne peut donner lieu à aucune
discussion… Néanmoins, un testament olographe, en bonne forme et
clair, est aussi peu discutable.</p><p>
— Je me décide, pour des raisons à moi connues, à écrire sous votre
dictée un testament olographe, et à le confier à mon ami que voici…
Cela se peut-il ?…</p><p>
— Très bien ! dit le notaire.. Voulez-vous écrire ? je vais dicter.</p><p>
— Schmucke, donne-moi ma petite écritoire de Boule. Monsieur, dictez-moi tout bas ; car, ajouta-t-il, on peut nous écouter.</p><p>
— Dites-moi donc avant tout quelles sont vos intentions, demanda le notaire.</p><p>
Au bout de dix minutes, la Cibot, que Pons entrevoyait dans une glace,
vit cacheter le testament, après que le notaire l’eut examiné pendant
que Schmucke allumait une bougie ; puis Pons le remit à Schmucke en lui
disant de le serrer dans une cachette pratiquée dans son secrétaire. Le
testateur demanda la clef du secrétaire, l’attacha dans le coin de son
mouchoir, et mit le mouchoir sous son oreiller. Le notaire, nommé par
politesse exécuteur testamentaire, et à qui Pons laissait un tableau de
prix, une de ces choses que la loi permet de donner à un notaire,
sortit et trouva madame Cibot dans le salon.</p><p>
— Eh bien ! monsieur ? monsieur Pons a-t-il pensé à moi ?</p><p>
— Vous ne vous attendez pas, ma chère, à ce qu’un notaire trahisse les
secrets qui lui sont confiés, répondit monsieur Trognon. Tout ce que je
puis vous dire, c’est qu’il y aura bien des cupidités déjouées et bien
des espérances trompées. Monsieur Pons a fait un beau testament plein
de sens, un testament patriotique et que j’approuve fort.</p><p>
On ne se figure pas à quel degré de curiosité la Cibot arriva, stimulée
par de telles paroles. Elle descendit et passa la nuit près de Cibot,
en se promettant de se faire remplacer par mademoiselle Rémonencq, et
d’aller lire le testament entre deux et trois heures du matin.</p>
 
 
== LX. Le testament postiche ==
 
<p>
La visite de mademoiselle Héloïse Brisetout, à dix heures et demie du
soir, parut assez naturelle à la Cibot ; mais elle eut si peur que la
danseuse ne parlât des mille francs donnés par Gaudissard, qu’elle
accompagna le premier sujet en lui prodiguant des politesses et des
flatteries comme à une souveraine.</p><p>
— Ah ! ma chère, vous êtes bien mieux sur votre terrain qu’au théâtre,
dit Héloïse en montant l’escalier. Je vous engage à rester dans votre
emploi !</p><p>
Héloïse, amenée en voiture par Bixiou, son ami de cœur, était
magnifiquement habillée, car elle allait à une soirée de Mariette, l’un
des plus illustres premiers sujets de l’Opéra. Monsieur Chapoulot,
ancien passementier de la rue Saint-Denis, le locataire du premier
étage, qui revenait de l’Ambigu-Comique avec sa fille, fut ébloui, lui
comme sa femme, en rencontrant pareille toilette et une si jolie
créature dans leur escalier.</p><p>
— Qui est-ce, madame Cibot ? demanda madame Chapoulot.</p><p>
— C’est une rien du tout !… une sauteuse qu’on peut voir quasi-nue
tous les soirs pour quarante sous… répondit la portière à l’oreille
de l’ancienne passementière.</p><p>
— Victorine ! dit madame Chapoulot à sa fille, ma petite, laisse passer madame !</p><p>
Ce cri de mère épouvantée fut compris d’Héloïse, qui se retourna :</p><p>
— Votre fille est donc pire que l’amadou, madame, que vous craignez qu’elle ne s’incendie en me touchant ?…</p><p>
Héloïse regarda monsieur Chapoulot d’un air agréable en souriant.</p><p>
— Elle est, ma foi, très jolie à la ville ! dit monsieur Chapoulot en restant sur le palier.</p><p>
Madame Chapoulot pinça son mari à le faire crier, et le poussa dans l’appartement.</p><p>
— En voilà, dit Héloïse, un second qui s’est donné le genre d’être un quatrième.</p><p>
— Mademoiselle est cependant habituée à monter, dit la Cibot en ouvrant la porte de l’appartement</p><p>
— Eh bien ! mon vieux, dit Héloïse en entrant dans la chambre où elle
vit le pauvre musicien étendu, pâle et la face appauvrie, ça ne va donc
pas bien ? Tout le monde au théâtre s’inquiète de vous ; mais vous savez !
quoiqu’on ait bon cœur, chacun a ses affaires, et on ne trouve pas une
heure pour aller voir ses amis. Gaudissard parle de venir ici tous les
jours, et tous les matins il est pris par les ennuis de
l’administration. Néanmoins nous vous aimons tous…</p><p>
— Madame Cibot, dit le malade, faites-moi le plaisir de nous laisser
avec mademoiselle, nous avons à causer théâtre et de ma place de chef
d’orchestre… Schmucke reconduira bien madame.</p><p>
Schmucke, sur un signe de Pons, mit la Cibot à la porte et tira les verrous.</p><p>
— Ah ! le gredin d’Allemand ! voilà qu’il se gâte aussi, lui !… se dit
la Cibot en entendant ce bruit significatif, c’est monsieur Pons qui
lui apprend ces horreurs-là… Mais vous me payerez cela, mes petits
amis… se dit la Cibot en descendant. Bah ! si cette saltimbanque de
sauteuse lui parle des mille francs, je leur dirai que c’est une farce
de théâtre…</p><p>
Et elle s’assit au chevet de Cibot, qui se plaignait d’avoir le feu
dans l’estomac, car Rémonencq venait de lui donner à boire en l’absence
de sa femme.</p><p>
— Ma chère enfant, dit Pons à la danseuse pendant que Schmucke
renvoyait la Cibot, je ne me fie qu’à vous pour me choisir un notaire
honnête homme, qui vienne recevoir demain matin, à neuf heures et demie
précises, mon testament. Je veux laisser toute ma fortune à mon ami
Schmucke. Si ce pauvre Allemand était l’objet de persécutions, je
compte sur ce notaire pour le conseiller, pour le défendre. Voilà
pourquoi je désire un notaire considéré, très riche, au-dessus des
considérations qui font fléchir les gens de loi ; car mon pauvre
légataire doit trouver un appui en lui. Je me défie de Berthier,
successeur de Cardot, et vous qui connaissez tant de monde…</p><p>
— Eh ! j’ai ton affaire ! dit la danseuse, le notaire de Florine, de la
comtesse du Bruel, Léopold Hannequin, un homme vertueux qui ne sait pas
ce qu’est une lorette ! C’est comme un père de hasard, un brave homme
qui vous empêche de faire des bêtises avec l’argent qu’on gagne ; je
l’appelle le père aux rats, car il a inculqué des principes d’économie
à toutes mes amies. D’abord, il a, mon cher, soixante mille francs de
rente, outre son étude. Puis il est notaire comme on était notaire
autrefois ! Il est notaire quand il marche, quand il dort ; il a dû ne
faire que de petits notaires et de petites notaresses… Enfin c’est un
homme lourd et pédant ; mais c’est un homme à ne fléchir devant aucune
puissance quand il est dans ses fonctions… Il n’a jamais eu de
voleuse, c’est père de famille fossile ! et c’est adoré de sa femme, qui
ne le trompe pas quoique femme de notaire… Que veux-tu ! il n’y a pas
mieux dans Paris en fait de notaire. C’est patriarche ; ça n’est pas
drôle et amusant comme était Cardot avec Malaga, mais ça ne lèvera
jamais le pied, comme le petit Chose qui vivait avec Antonia !
J’enverrai mon homme demain matin à huit heures… Tu peux dormir
tranquillement. D’abord, j’espère que tu guériras, et que tu nous feras
encore de jolie musique ; mais, après tout, vois-tu, la vie est bien
triste, les entrepreneurs chipotent, les rois carottent, les ministres
tripotent, les gens riches économisotent… Les artistes n’ont plus de
ça ! dit-elle en se frappant le cœur, c’est un temps à mourir… Adieu,
vieux !</p><p>
— Je te demande avant tout, Héloïse, la plus grande discrétion.</p><p>
— Ce n’est pas une affaire de théâtre, dit-elle, c’est sacré, ça, pour une artiste.</p><p>
— Quel est ton monsieur, ma petite ?</p><p>
— Le maire de ton arrondissement, monsieur Beaudoyer, un homme aussi
bête que feu Crevel ; car tu sais, Crevel, un des anciens commanditaires
de Gaudissard, il est mort il y a quelques jours, et il ne m’a rien
laissé, pas même un pot de pommade ! C’est ce qui me fait te dire que
notre siècle est dégoûtant.</p><p>
— Et de quoi est-il mort ?</p><p>
— De sa femme !… S’il était resté avec moi, il vivrait encore ! Adieu,
mon bon vieux ! je te parle de crevaison ; parce que je te vois dans
quinze jours d’ici te promenant sur le boulevard et flairant de jolies
petites curiosités, car tu n’es pas malade, tu as les yeux plus vifs
que je ne te les ai jamais vus…</p><p>
Et la danseuse s’en alla, sûre que son protégé Garangeot tenait pour
toujours le bâton de chef d’orchestre. Garangeot était son cousin
germain. Toutes les portes étaient entrebâillées, et tous les ménages
sur pied regardèrent passer le premier sujet. Ce fut un événement dans
la maison.</p><p>
Fraisier, semblable à ces bouledogues qui ne lâchent pas le morceau où
ils ont mis la dent, stationnait dans la loge auprès de la Cibot, quand
la danseuse passa sous la porte cochère et demanda le cordon. Il savait
que le testament était fait, il venait sonder les dispositions de la
portière ; car maître Trognon, notaire, avait refusé de dire un mot sur
le testament tout aussi bien à Fraisier qu’à madame Cibot.
Naturellement l’homme de loi regarda la danseuse et se promit de tirer
parti de cette visite in extremis.</p><p>
— Ma chère madame Cibot, dit Fraisier, voici pour vous le moment critique.</p><p>
— Ah ! oui !… dit-elle, mon pauvre Cibot !… quand je pense qu’il ne jouira pas de ce que je pourrais avoir…</p><p>
— Il s’agit de savoir si monsieur Pons vous a légué quelque chose ;
enfin si vous êtes sur le testament ou si vous êtes oubliée, dit
Fraisier en continuant. Je représente les héritiers naturels, et vous
n’aurez rien que d’eux dans tous les cas… Le testament est olographe,
il est, par conséquent, très vulnérable… Savez-vous où notre homme
l’a mis ?…</p><p>
— Dans une cachette du secrétaire, et il en a pris la clef,
répondit-elle, il l’a nouée au coin de son mouchoir, et il a serré le
mouchoir sous son oreiller… J’ai tout vu.</p><p>
— Le testament est-il cacheté ?</p><p>
— Hélas ! oui !</p><p>
— C’est un crime que de soustraire un testament et de le supprimer,
mais ce n’est qu’un délit de le regarder ; et, dans tous les cas,
qu’est-ce que c’est ? des peccadilles qui n’ont pas de témoins ! A-t-il
le sommeil dur, notre homme ?…</p><p>
— Oui ; mais quand vous avez voulu tout examiner et tout évaluer, il
devait dormir comme un sabot, et il s’est réveillé… Cependant, je
vais voir ! Ce matin, j’irai relever monsieur Schmucke sur les quatre
heures du matin, et, si vous voulez venir, vous aurez le testament à
vous pendant dix minutes…</p><p>
— Eh bien ! c’est entendu, je me lèverai sur les quatre heures, et je frapperai tout doucement…</p><p>
— Mademoiselle Rémonencq, qui me remplacera près de Cibot, sera
prévenue, et tirera le cordon ; mais frappez à la fenêtre pour
n’éveiller personne.</p><p>
— C’est entendu, dit Fraisier, vous aurez de la lumière, n’est-ce pas ? une bougie, cela me suffira…</p><p>
À minuit, le pauvre Allemand, assis dans un fauteuil, navré de douleur,
contemplait Pons, dont la figure crispée, comme l’est celle d’un
moribond, s’affaissait, après tant de fatigues, à faire croire qu’il
allait expirer.</p><p>
— Je pense que j’ai juste assez de force pour aller jusqu’à demain
soir, dit Pons avec philosophie. Mon agonie viendra, sans doute, mon
pauvre Schmucke, dans la nuit de demain. Dès que le notaire et tes deux
amis seront partis, tu iras chercher notre bon abbé Duplanty, le
vicaire de l’église Saint-François. Ce digne homme ne me sait pas
malade, et je veux recevoir les saints sacrements demain à midi…</p><p>
Il se fit une longue pause.</p><p>
— Dieu n’a pas voulu que la vie fût pour moi comme je la rêvais, reprit
Pons. J’aurais tant aimé une femme, des enfants, une famille !… Être
chéri de quelques êtres, dans un coin, était toute mon ambition ! La vie
est amère pour tout le monde, car j’ai vu des gens avoir tout ce que
j’ai tant désiré vainement, et ne pas se trouver heureux… Sur la fin
de ma carrière, le bon Dieu m’a fait trouver une consolation inespérée
en me donnant un ami tel que toi !… Aussi n’ai-je pas à me reprocher
de t’avoir méconnu ou mal apprécié… mon bon Schmucke ; je t’ai donné
mon cœur et toutes mes forces aimantes… Ne pleure pas, Schmucke, ou
je me tairai ! Et c’est si doux pour moi de te parler de nous… Si je
t’avais écouté, je vivrais. J’aurais quitté le monde et mes habitudes,
et je n’y aurais pas reçu des blessures mortelles. Enfin, je ne veux
m’occuper que de toi !…</p><p>
— Dû as dort !…</p><p>
— Ne me contrarie pas, écoute-moi, cher ami… Tu as la naïveté, la
candeur d’un enfant de six ans qui n’aurait jamais quitté sa mère,
c’est bien respectable ; il me semble que Dieu doit prendre soin
lui-même des êtres qui te ressemblent. Cependant, les hommes sont si
méchants, que je dois te prémunir contre eux. Tu vas donc perdre ta
noble confiance, ta sainte crédulité, cette grâce des âmes pures qui
n’appartient qu’aux gens de génie et aux cœurs comme le tien… Tu vas
voir bientôt madame Cibot, qui nous a bien observés par l’ouverture de
la porte entrebâillée, venir prendre ce faux testament… Je présume
que la coquine fera cette expédition ce matin, quand elle te croira
endormi. Écoute-moi bien, et suis mes instructions à la lettre…
M’entends-tu ? demanda le malade.</p>
 
 
== LXI. Profond désappointement ==
 
<p>
Schmucke, accablé de douleur, saisi par une affreuse palpitation, avait
laissé aller sa tête sur le dos du fauteuil, et paraissait évanoui.</p><p>
— Ui, che d’endans ! mais gomme si du édais à deux cend bas te moi… il
me zemple que che m’envonce dans la dombe afec toi !… dit l’Allemand
que la douleur écrasait.</p><p>
Il se rapprocha de Pons et il lui prit une main qu’il mit entre ses deux mains. Et il fit ainsi mentalement une fervente prière.</p><p>
— Que marmottes-tu là, en allemand ?…</p><p>
— Chai briè Tieu te nus abbeler à lui ensemple !… répondit-il simplement après avoir fini sa prière.</p><p>
Pons se pencha péniblement, car il souffrait au foie des douleurs
intolérables. Il put se baisser jusqu’à Schmucke, et il le baisa sur le
front, en épanchant son âme comme une bénédiction sur cet être
comparable à l’agneau qui repose aux pieds de Dieu.</p><p>
— Voyons, écoute-moi, mon bon Schmucke, il faut obéir aux mourants…</p><p>
— J’égoude !</p><p>
— On communique de ta chambre dans la mienne par la petite porte de ton alcôve, qui donne dans l’un des cabinets de la mienne.</p><p>
— Ui ! mais c’est engompré te dapleaux.</p><p>
— Tu vas dégager cette porte à l’instant, sans faire trop de bruit !…</p><p>
— Ui…</p><p>
— Débarrasse le passage des deux côtés, chez toi comme chez moi ; puis
tu laisseras la tienne entrebâillée. Quand la Cibot viendra te
remplacer près de moi (elle est capable d’arriver ce matin une heure
plus tôt), tu t’en iras comme à l’ordinaire dormir, et tu paraîtras
bien fatigué. Tâche d’avoir l’air endormi… Dès qu’elle se sera mise
dans son fauteuil, passe par ta porte et reste en observation, là, en
entrouvrant le petit rideau de mousseline de cette porte vitrée, et
regarde bien ce qui se passera… Tu comprends ?</p><p>
— Che t’ai gombris, ti grois que la scélérade prîlera le desdaman…</p><p>
— Je ne sais pas ce qu’elle fera, mais je suis sûr que tu ne la
prendras plus pour un ange, après. Maintenant, fais-moi de la musique,
réjouis-moi par quelqu’une de tes improvisations… Ça t’occupera, tu
perdras tes idées noires, et tu me rempliras cette triste nuit par tes
poèmes…</p><p>
Schmucke se mit au piano. Sur ce terrain, et au bout de quelques
instants, l’inspiration musicale, excitée par le tremblement de la
douleur et l’irritation qu’elle lui causait, emporta le bon Allemand,
selon son habitude, au delà des mondes. Il trouva des thèmes sublimes
sur lesquels il broda des caprices exécutés — tantôt avec la douleur et
la perfection raphaëlesques de Chopin, tantôt avec la fougue et le
grandiose dantesque de Liszt, les deux organisations musicales qui se
rapprochent le plus de celle de Paganini. L’exécution, arrivée à ce
degré de perfection, met en apparence l’exécutant à la hauteur du
poète, il est au compositeur ce que l’acteur est à l’auteur, un divin
traducteur de choses divines. Mais, dans cette nuit où Schmucke fit
entendre par avance à Pons les concerts du Paradis, cette délicieuse
musique qui fait tomber des mains de sainte Cécile ses instruments, il
fut à la fois Beethoven et Paganini, le créateur et l’interprète !
Intarissable comme le rossignol, sublime comme le ciel sous lequel il
chante, varié, feuillu comme la forêt qu’il emplit de ses roulades, il
se surpassa, et plongea le vieux musicien qui l’écoutait dans l’extase
que Raphaël a peinte, et qu’on va voir à Bologne. Cette poésie fut
interrompue par une affreuse sonnerie. La bonne des locataires du
premier étage vint prier Schmucke, de la part de ses maîtres, de finir
ce sabbat. Madame, monsieur et mademoiselle Chapoulot étaient éveillés,
ne pouvaient plus se rendormir, et faisaient observer que la journée
était assez longue pour répéter les musiques de théâtre, et que, dans
une maison du Marais, on ne devait pas pianoter pendant la nuit… Il
était environ trois heures du matin. À trois heures et demie, selon les
prévisions de Pons, qui semblait avoir entendu la conférence de
Fraisier et de la Cibot, la portière se montra. Le malade jeta sur
Schmucke un regard d’intelligence qui signifiait : — N’ai-je pas bien
deviné ? Et il se mit dans la position d’un homme qui dort profondément.</p><p>
L’innocence de Schmucke était une croyance si forte chez la Cibot, et
c’est là l’un des grands moyens et la raison du succès de toutes les
ruses de l’enfance, qu’elle ne put le soupçonner de mensonge quand elle
le vit venir à elle, et lui dire d’un air à la fois dolent et joyeux : —
Ile hâ ei eine nouitte derriple ! t’ine achidadion tiapolique ! Chai êdé
opliché te vaire te la misicque bir le galmer, ed les loguadaires ti
bremier edache sont mondés bire me vaire daire !… C’esde avvreux, car
il s’achissait te la fie te mon hami. Che suis si vadiqué t’affoir
choué dudde la nouitte, que che zugombe ce madin.</p><p>
— Mon pauvre Cibot aussi va bien mal, et encore une journée comme celle
d’hier, il n’y aura plus de ressources !… Que voulez-vous ? à la
volonté de Dieu !</p><p>
— Fus èdes eine cueir si honède, eine ame si pelle, que si le bère Zibod meurd nus fifrons ensemble !… dit le rusé Schmucke.</p><p>
Quand les gens simples et droits se mettent à dissimuler, ils sont
terribles, absolument comme les enfants, dont les pièges sont dressés
avec la perfection que déploient les Sauvages</p><p>
— Eh bien ! allez dormir, mon fiston ! dit la Cibot, vous avez les yeux
si fatigués, qu’ils sont gros comme le poing. Allez ! ce qui pourrait me
consoler de la perte de Cibot, ce serait de penser que je finirais mes
jours avec un bon homme comme vous. Soyez tranquille, je vais donner
une danse à madame Chapoulot… Est-ce qu’une mercière retirée peut
avoir de pareilles exigences ?…</p><p>
Schmucke alla se mettre en observation dans le poste qu’il s’était
arrangé. La Cibot avait laissé la porte de l’appartement entrebâillée,
et Fraisier, après être entré, la ferma tout doucement, lorsque
Schmucke se fut enfermé chez lui. L’avocat était muni d’une bougie
allumée et d’un fil de laiton excessivement léger, pour pouvoir
décacheter le testament. La Cibot put d’autant mieux ôter le mouchoir
où la clef du secrétaire était nouée, et qui se trouvait sous
l’oreiller de Pons, que le malade avait exprès laissé passer son
mouchoir dessous son traversin, et qu’il se prêtait à la manœuvre de
la Cibot, en se tenant le nez dans la ruelle et dans une pose qui
laissait pleine liberté de prendre le mouchoir. La Cibot alla droit au
secrétaire, l’ouvrit en s’efforçant de faire le moins de bruit
possible, trouva le ressort de la cachette, et courut le testament à la
main dans le salon. Cette circonstance intrigua Pons au plus haut
degré. Quant à Schmucke, il tremblait de la tête aux pieds, comme s’il
avait commis un crime.</p><p>
— Retournez à votre poste, dit Fraisier en recevant le testament de la
Cibot, car, s’il s’éveillait, il faut qu’il vous trouve là.</p><p>
Après avoir décacheté l’enveloppe avec une habileté qui prouvait qu’il
n’en était pas à son coup d’essai, Fraisier fut plongé dans un
étonnement profond en lisant cette pièce curieuse.</p><p>
Ceci est mon testament</p><p>
"Aujourd’hui, quinze avril mil huit cent quarante-cinq, étant sain
d’esprit, comme ce testament, rédigé de concert avec monsieur Trognon,
notaire, le démontrera ; sentant que je dois mourir prochainement de la
maladie dont je suis atteint depuis les premiers jours de février
dernier, j’ai dû, voulant disposer de mes biens, tracer mes dernières
volontés, que voici :</p><p>
"J’ai toujours été frappé des inconvénients qui nuisent aux
chefs-d’œuvre de la peinture, et qui souvent ont entraîné leur
destruction. J’ai plaint les belles toiles d’être condamnées à toujours
voyager de pays en pays, sans être jamais fixées dans un lieu où les
admirateurs de ces chefs-d’œuvre pussent aller les voir. J’ai toujours
pensé que les pages vraiment immortelles des fameux maîtres devraient
être des propriétés nationales, et mises incessamment sous les yeux des
peuples comme la lumière, chef-d’œuvre de Dieu, sert à tous ses
enfants.</p><p>
"Or, comme j’ai passé ma vie à rassembler, à choisir quelques tableaux,
qui sont de glorieuses œuvres des plus grands maîtres, que ces
tableaux sont francs, sans retouche, ni repeints, je n’ai pas pensé
sans chagrin que ces toiles, qui ont fait le bonheur de ma vie,
pouvaient être vendues aux criées ; aller, les unes chez les Anglais,
les autres en Russie, dispersées comme elles étaient avant leur réunion
chez moi ; j’ai donc résolu de les soustraire à ces misères, ainsi que
les cadres magnifiques qui leur servent de bordure, et qui tous sont
dus à d’habiles ouvriers.</p><p>
"Donc, par ces motifs, je donne et lègue au roi, pour faire partie du
Musée du Louvre, les tableaux dont se compose ma collection, à la
charge, si le legs est accepté, de faire à mon ami Wilhelm Schmucke une
rente viagère de deux mille quatre cents francs.</p><p>
"Si le roi, comme usufruitier du Musée, n’accepte pas ce legs avec
cette charge, lesdits tableaux feront alors partie du legs que je fais
à mon ami Schmucke de toutes les valeurs que je possède, à la charge de
remettre la tête de Singe de Goya à mon cousin le président Camusot ; le
tableau de fleurs d’Abraham Mignon, composé de tulipes, à monsieur
Trognon, notaire, que je nomme mon exécuteur testamentaire, et de
servir deux cents francs de rente à madame Cibot, qui fait mon ménage
depuis dix ans.</p><p>
"Enfin, mon ami Schmucke donnera la Descente de Croix, de Rubens,
esquisse de son célèbre tableau d’Anvers, à ma paroisse, pour en
décorer une chapelle, en remerciement des bontés de monsieur le vicaire
Duplanty, à qui je dois de pouvoir mourir en chrétien et en
catholique", etc.</p><p>
— C’est la ruine ! se dit Fraisier, la ruine de toutes mes espérances !
Ah ! je commence à croire tout ce que la présidente m’a dit de la malice
de ce vieux artiste !…</p><p>
— Eh bien ? vint demander la Cibot.</p><p>
— Votre monsieur est un monstre, il donne tout au Musée, à l’État. Or,
on ne peut plaider contre l’État !… Le testament est inattaquable Nous
sommes volés, ruinés, dépouillés, assassinés !…</p><p>
— Que m’a-t-il donné ?…</p><p>
— Deux cents francs de rente viagère…</p><p>
— La belle poussée !… Mais c’est un gredin fini !…</p><p>
— Allez voir, dit Fraisier, je vais remettre le testament de votre gredin dans l’enveloppe.</p>
 
 
== LXII. Première catastrophe ==
 
<p>
Dès que madame Cibot eut le dos tourné, Fraisier substitua vivement une
feuille de papier blanc au testament, qu’il mit dans sa poche ; puis il
recacheta l’enveloppe avec tant de talent qu’il montra le cachet à
madame Cibot quand elle revint, en lui demandant si elle pouvait y
apercevoir la moindre trace de l’opération. La Cibot prit l’enveloppe,
la palpa, la sentit pleine, et soupira profondément. Elle avait espéré
que Fraisier aurait brûlé lui-même cette fatale pièce.</p><p>
— Eh bien ! que faire, mon cher monsieur Fraisier ? demanda-t-elle.</p><p>
— Ah ! ça vous regarde ! Moi, je ne suis pas héritier, mais si j’avais
les moindres droits à cela, dit-il en montrant la collection, je sais
bien comment je ferais…</p><p>
— C’est ce que je vous demande… dit assez niaisement la Cibot.</p><p>
— Il y a du feu dans la cheminée… répliqua-t-il en se levant pour s’en aller.</p><p>
— Au fait, il n’y a que vous et moi qui saurons cela !… dit la Cibot.</p><p>
— On ne peut jamais prouver qu’un testament a existé ! reprit l’homme de loi.</p><p>
— Et vous ?</p><p>
— Moi ?… Si monsieur Pons meurt sans testament, je vous assure cent mille francs.</p><p>
— Ah ! ben oui ! dit-elle, on vous promet des monts d’or, et quand on
tient les choses, qu’il s’agit de payer, on vous carotte comme…</p><p>
Elle s’arrêta bien à temps, car elle allait parler d’Élie Magus à Fraisier…</p><p>
— Je me sauve ! dit Fraisier. Il ne faut pas, dans votre intérêt, que
l’on m’ait vu dans l’appartement ; mais nous nous retrouverons en bas, à
votre loge.</p><p>
Après avoir fermé la porte, la Cibot revint, le testament à la main,
dans l’intention bien arrêtée de le jeter au feu ; mais quand elle
rentra dans la chambre et qu’elle s’avança vers la cheminée, elle se
sentit prise par les deux bras !… Elle se vit entre Pons et Schmucke,
qui s’étaient l’un et l’autre adossés à la cloison, de chaque côté de
la porte.</p><p>
— Ah ! cria la Cibot.</p><p>
Elle tomba la face en avant dans des convulsions affreuses, réelles ou
feintes, on ne sut jamais la vérité. Ce spectacle produisit une telle
impression sur Pons, qu’il fut pris d’une faiblesse mortelle, et
Schmucke laissa la Cibot par terre pour recoucher Pons. Les deux amis
tremblaient comme des gens qui, dans l’exécution d’une volonté pénible,
ont outrepassé leurs forces. Quand Pons fut couché, que Schmucke eut
repris un peu de forces, il entendit des sanglots. La Cibot, à genoux,
fondait en larmes, et tendait les mains aux deux amis en les suppliant
par une pantomime très expressive.</p><p>
— C’est pure curiosité ! dit-elle en se voyant l’objet de l’attention
des deux amis, mon bon monsieur Pons ! c’est le défaut des femmes, vous
savez ! Mais je n’ai su comment faire pour lire votre testament, et je
le rapportais !…</p><p>
— Hâlez fis-ens ! dit Schmucke qui se dressa sur ses pieds en se
grandissant de toute la grandeur de son indignation. Fus êdes eine
monsdre ! fus afez essayé te duer mon pon Bons. Il a raison ! fis êdes
plis qu’ein monsdre, fis êdes tamnée !</p><p>
La Cibot, voyant l’horreur peinte sur la figure du candide Allemand, se
leva fière comme Tartufe, jeta sur Schmucke un regard qui le fit
trembler et sortit en emportant sous sa robe un sublime petit tableau
de Metzu qu’Élie Magus avait beaucoup admiré et dont il avait dit : —
C’est un diamant ! La Cibot trouva dans sa loge Fraisier qui
l’attendait, en espérant qu’elle aurait brûlé l’enveloppe et le papier
blanc par lequel il avait remplacé le testament ; il fut bien étonné de
voir sa cliente effrayée et le visage renversé.</p><p>
— Qu’est-il arrivé ?</p><p>
— Il est arrivé, mon cher monsieur Fraisier, que, sous prétexte de me
donner de bons conseils et de me diriger, vous m’avez fait perdre à
jamais mes rentes et la confiance de ces messieurs…</p><p>
Et elle se lança dans une de ces trombes de paroles auxquelles elle excellait.</p><p>
— Ne dites pas de paroles oiseuses, s’écria sèchement Fraisier en arrêtant sa cliente. Au fait ! au fait ! et vivement</p><p>
— Eh bien ! et voilà comment ça s’est fait.</p><p>
Elle raconta la scène telle qu’elle venait de se passer.</p><p>
— Je ne vous ai rien fait perdre, répondit Fraisier. Ces deux messieurs
doutaient de votre probité, puisqu’ils vous ont tendu ce piège ; ils
vous attendaient, ils vous épiaient !… Vous ne me dites pas tout…
ajouta l’homme d’affaires en jetant un regard de tigre sur la portière.</p><p>
— Moi ! vous cacher quelque chose !… après tout ce que nous avons fait ensemble !… dit-elle en frissonnant.</p><p>
— Mais, ma chère, je n’ai rien commis de répréhensible ! dit Fraisier en
manifestant ainsi l’intention de nier sa visite nocturne chez Pons.</p><p>
La Cibot sentit ses cheveux lui brûler le crâne, et un froid glacial l’enveloppa.</p><p>
— Comment ?… dit-elle hébétée.</p><p>
— Voilà l’affaire criminelle toute trouvée !… Vous pouvez être accusée
de soustraction de testament, répondit froidement Fraisier.</p><p>
La Cibot fit un mouvement d’horreur.</p><p>
— Rassurez-vous, je suis votre conseil, reprit-il. Je n’ai voulu que
vous prouver combien il est facile, d’une manière ou d’une autre, de
réaliser ce que je vous disais. Voyons ! qu’avez-vous fait pour que cet
Allemand si naïf se soit caché dans la chambre à votre insu ?…</p><p>
— Rien, c’est la scène de l’autre jour, quand j’ai soutenu à monsieur
Pons qu’il avait eu la berlue. Depuis ce jour-là, ces deux messieurs
ont changé du tout au tout à mon égard. Ainsi vous êtes la cause de
tous mes malheurs, car si j’avais perdu de mon empire sur monsieur
Pons, j’étais sûre de l’Allemand qui parlait déjà de m’épouser, ou de
me prendre avec lui, c’est tout un !</p><p>
Cette raison était si plausible, que Fraisier fut obligé de s’en contenter.</p><p>
— Rassurez-vous, reprit-il, je vous ai promis des rentes, je tiendrai
ma parole. Jusqu’à présent, tout, dans cette affaire, était
hypothétique ; maintenant, elle vaut des billets de Banque… Vous
n’aurez pas moins de douze cents francs de rente viagère… Mais il
faudra, ma chère dame Cibot, obéir à mes ordres, et les exécuter avec
intelligence.</p><p>
— Oui, mon cher monsieur Fraisier, dit avec une servile souplesse la portière entièrement matée.</p><p>
— Eh bien ! adieu, repartit Fraisier en quittant la loge et emportant le dangereux testament.</p><p>
Il revint chez lui tout joyeux, car ce testament était une arme terrible.</p><p>
— J’aurai, pensait-il, une bonne garantie contre la bonne foi de madame
la présidente de Marville. Si elle s’avisait de ne pas tenir sa parole,
elle perdrait la succession.</p>
 
 
== LXIII. Propositions fallacieuses ==
 
<p>
Au petit jour, Rémonencq, après avoir ouvert sa boutique et l’avoir
laissée sous la garde de sa sœur, vint, selon une habitude prise
depuis quelques jours, voir comment allait son bon ami Cibot, et trouva
la portière qui contemplait le tableau de Metzu en se demandant comment
une petite planche peinte pouvait valoir tant d’argent.</p><p>
— Ah ! ah ! c’est le seul, dit-il en regardant par-dessus l’épaule de la
Cibot, que monsieur Magus regrettait de ne pas avoir, il dit qu’avec
cette petite chose-là, il ne manquerait rien à son bonheur.</p><p>
— Qu’en donnerait-il ? demanda la Cibot.</p><p>
— Mais si vous me promettez de m’épouser dans l’année de votre veuvage,
répondit Rémonencq, je me charge d’avoir vingt mille francs d’Élie
Magus, et si vous ne m’épousez pas, vous ne pourrez jamais vendre ce
tableau plus de mille francs.</p><p>
— Et pourquoi ?</p><p>
— Mais vous seriez obligée de signer une quittance comme propriétaire,
et vous auriez alors un procès avec les héritiers. Si vous êtes ma
femme, c’est moi qui le vendrai à monsieur Magus, et on ne demande rien
à un marchand que l’inscription sur son livre d’achats, et j’écrirai
que monsieur Schmucke me l’a vendu. Allez, mettez cette planche chez
moi… si votre mari mourait, vous pourriez être bien tracassée, et
personne ne trouvera drôle que j’aie chez moi un tableau… Vous me
connaissez bien. D’ailleurs, si vous voulez, je vous en ferai une
reconnaissance.</p><p>
Dans la situation criminelle où elle était surprise, l’avide portière
souscrivit à cette proposition, qui la liait pour toujours au
brocanteur.</p><p>
— Vous avez raison, apportez-moi votre écriture, dit-elle en serrant le tableau dans sa commode.</p><p>
— Voisine, dit le brocanteur à voix basse en entraînant la Cibot sur le
pas de la porte, je vois bien que nous ne sauverons pas notre pauvre
ami Cibot ; le docteur Poulain désespérait de lui hier soir, et disait
qu’il ne passerait pas la journée… C’est un grand malheur ! Mais après
tout, vous n’étiez pas à votre place ici… Votre place, c’est dans un
beau magasin de curiosités sur le boulevard des Capucines. Savez-vous
que j’ai gagné bien près de cent mille francs depuis dix ans, et que si
vous en avez un jour autant, je me charge de vous faire une belle
fortune… si vous êtes ma femme… Vous seriez bourgeoise.. bien
servie par ma sœur qui ferait le ménage, et…</p><p>
Le séducteur fut interrompu par les plaintes déchirantes du petit tailleur dont l’agonie commençait.</p><p>
— Allez-vous-en, dit la Cibot, vous êtes un monstre de me parler de ces
choses-là, quand mon pauvre homme se meurt dans de pareils états…</p><p>
— Ah ! c’est que je vous aime, dit Rémonencq, à tout confondre pour vous avoir…</p><p>
— Si vous m’aimiez, vous ne me diriez rien en ce moment, répondit-elle.</p><p>
Et Rémonencq rentra chez lui, sûr d’épouser la Cibot.</p><p>
Sur les dix heures, il y eut à la porte de la maison une sorte
d’émeute, car on administra les sacrements à monsieur Cibot. Tous les
amis des Cibot, les concierges, les portières de la rue de Normandie et
des rues adjacentes occupaient la loge, le dessous de la porte cochère
et le devant sur la rue. On ne fit alors aucune attention à monsieur
Léopold Hannequin, qui vint avec un de ses confrères, ni à Schwab et à
Brunner, qui purent arriver chez Pons sans être vus de madame Cibot. La
portière de la maison voisine, à qui le notaire s’adressa pour savoir à
quel étage demeurait Pons, lui désigna l’appartement. Quant à Brunner,
qui vint avec Schwab, il était déjà venu voir le musée Pons, il passa
sans rien dire, et montra le chemin à son associé… Pons annula
formellement son testament de la veille, et institua Schmucke son
légataire universel. Une fois cette cérémonie accomplie, Pons, après
avoir remercié Schwab et Brunner, et avoir recommandé vivement à
monsieur Léopold Hannequin les intérêts de Schmucke, tomba dans une
faiblesse telle, par suite de l’énergie qu’il avait déployée, et dans
la scène nocturne avec la Cibot et dans ce dernier acte de la vie
sociale, que Schmucke pria Schwab d’aller prévenir l’abbé Duplanty, car
il ne voulut pas quitter le chevet de son ami, et Pons réclamait les
sacrements.</p><p>
Assise au pied du lit de son mari, la Cibot, d’ailleurs mise à la porte
par les deux amis, ne s’occupa point du déjeuner de Schmucke ; mais les
événements de cette matinée, le spectacle de l’agonie résignée de Pons
qui mourait héroïquement, avait tellement serré le cœur de Schmucke,
qu’il ne sentit pas la faim.</p><p>
Néanmoins, vers les deux heures, n’ayant pas vu le vieil Allemand, la
portière, autant par curiosité que par intérêt, pria la sœur de
Rémonencq d’aller voir si Schmucke n’avait pas besoin de quelque chose.
En ce moment même, l’abbé Duplanty, à qui le pauvre musicien avait fait
sa confession suprême, lui administrait l’extrême-onction. Mademoiselle
Rémonencq troubla donc cette cérémonie par des coups de sonnette
réitérés. Or, comme Pons avait fait jurer à Schmucke de ne laisser
entrer personne, tant il craignait qu’on ne le volât, Schmucke laissa
sonner mademoiselle Rémonencq, qui descendit fort effrayée, et dit à la
Cibot que Schmucke ne lui avait pas ouvert la porte. Cette circonstance
bien marquée fut notée par Fraisier. Schmucke, qui n’avait jamais vu
mourir personne, allait éprouver tous les embarras dans lesquels on se
trouve à Paris avec un mort sur les bras, surtout sans aide, sans
représentant ni secours. Fraisier qui savait que les parents vraiment
affligés perdent alors la tête, et qui, depuis le matin, après son
déjeuner, stationnait dans la loge en conférence perpétuelle avec le
docteur Poulain, conçut alors l’idée de diriger lui-même tous les
mouvements de Schmucke.</p><p>
Voici comment les deux amis, le docteur Poulain et Fraisier, s’y prirent pour obtenir cet important résultat.</p><p>
Le bedeau de l’église Saint-François, ancien marchand de verreries,
nommé Cantinet, demeurait rue d’Orléans, dans la maison mitoyenne de
celle du docteur Poulain. Or, madame Cantinet, une des receveuses de la
location des chaises, avait été soignée gratuitement par le docteur
Poulain, à qui naturellement elle était liée par la reconnaissance et à
qui elle avait conté souvent tous les malheurs de sa vie. Les deux
Casse-noisettes, qui, tous les dimanches et les jours de fête, allaient
aux offices à Saint-François, étaient en bons termes avec le bedeau, le
suisse, le donneur d’eau bénite, enfin avec cette milice ecclésiastique
appelée à Paris le bas clergé, à qui les fidèles finissent par donner
de petits pourboires. Madame Cantinet connaissait donc aussi bien
Schmucke que Schmucke la connaissait. Cette dame Cantinet était
affligée de deux plaies qui permettaient à Fraisier de faire d’elle un
aveugle et involontairement instrument. Le jeune Cantinet, passionné
pour le théâtre, avait refusé de suivre le chemin de l’église où il
pouvait devenir suisse, en débutant dans les figurants du
Cirque-Olympique, et il menait une vie échevelée qui navrait sa mère,
dont la bourse était souvent mise à sec par des emprunts forcés. Puis
Cantinet, adonné aux liqueurs et à la paresse, avait été forcé de
quitter le commerce par ces deux vices. Loin de s’être corrigé, ce
malheureux avait trouvé dans ses fonctions un aliment à ses deux
passions : il ne faisait rien, et il buvait avec les cochers des noces,
avec les gens des pompes funèbres, avec les malheureux secourus par le
curé, de manière à se cardinaliser la figure dès midi.</p><p>
Madame Cantinet se voyait vouée à la misère dans ses vieux jours, après
avoir, disait-elle, apporté douze mille francs de dot à son mari.
L’histoire de ces malheurs, cent fois racontée au docteur Poulain, lui
suggéra l’idée de se servir d’elle pour faciliter chez Pons et Schmucke
le placement de madame Sauvage, comme cuisinière et femme de peine.
Présenter madame Sauvage était chose impossible, car la défiance des
deux Casse-noisettes était devenue absolue, et le refus d’ouvrir la
porte à mademoiselle Rémonencq, avait suffisamment éclairé Fraisier à
ce sujet. Mais il parut évident aux deux amis que les pieux musiciens
accepteraient aveuglément une personne qui serait offerte par l’abbé
Duplanty. Madame Cantinet, dans leur plan, serait accompagnée de madame
Sauvage ; et la bonne de Fraisier, une fois là, vaudrait Fraisier
lui-même.</p>
 
 
== LXIV. Où la femme sauvage reparaît ==
 
<p>
Quand l’abbé Duplanty arriva sous la porte cochère, il fut arrêté
pendant un moment par la foule des amis de Cibot qui donnait des
marques d’intérêt au plus ancien et au plus estimé des concierges du
quartier.</p><p>
Le docteur Poulain salua l’abbé Duplanty, le prit à part, et lui dit : —
Je vais aller voir ce pauvre monsieur Pons ; il pourrait encore se tirer
d’affaire ; il s’agirait de le décider à subir l’opération de
l’extraction des calculs qui se sont formés dans la vésicule ; on les
sent au toucher, ils déterminent une inflammation qui causera la mort ;
et peut-être serait-il encore temps de la pratiquer. Vous devriez bien
faire servir votre influence sur votre pénitent en l’engageant à subir
cette opération ; je réponds de sa vie, si pendant qu’on la pratiquera
nul accident fâcheux ne se déclare.</p><p>
— Dès que j’aurai reporté le saint-ciboire à l’église, je reviendrai,
dit l’abbé Duplanty, car monsieur Schmucke est dans un état qui réclame
quelques secours religieux.</p><p>
— Je viens d’apprendre qu’il est seul, dit le docteur Poulain. Ce bon
Allemand a eu ce matin une petite altercation avec madame Cibot, qui
fait depuis dix ans le ménage de ces messieurs, et ils se sont
brouillés momentanément sans doute ; mais il ne peut pas rester sans
aide dans les circonstances où il va se trouver. C’est œuvre de
charité que de s’occuper de lui. Dites donc, Cantinet, dit le docteur
en appelant à lui le bedeau, demandez donc à votre femme si elle veut
garder monsieur Pons et veiller au ménage de monsieur Schmucke pendant
quelques jours à la place de madame Cibot… qui, d’ailleurs, sans
cette brouille, aurait toujours eu besoin de se faire remplacer. C’est
une honnête femme, dit le docteur à l’abbé Duplanty.</p><p>
— On ne peut pas mieux choisir, répondit le bon prêtre, car elle a la
confiance de la fabrique pour la perception de la location des chaises.</p><p>
Quelques moments après, le docteur Poulain suivait au chevet du lit les
progrès de l’agonie de Pons, que Schmucke suppliait vainement de se
laisser opérer. Le vieux musicien ne répondait aux prières du pauvre
Allemand désespéré que par des signes de tête négatifs, entremêlés de
mouvements d’impatience. Enfin, le moribond rassembla ses forces, lança
sur Schmucke un regard affreux et lui dit : — Laisse-moi donc mourir
tranquillement !…</p><p>
Schmucke faillit mourir de douleur ; mais il prit la main de Pons, la
baisa doucement, et la tint dans ses deux mains, en essayant de lui
communiquer encore une fois ainsi sa propre vie. Ce fut alors que le
docteur Poulain entendit sonner et alla ouvrir la porte à l’abbé
Duplanty.</p><p>
— Notre pauvre malade, dit Poulain, commence à se débattre sous
l’étreinte de la mort. Il aura expiré dans quelques heures ; vous
enverrez sans doute un prêtre pour le veiller cette nuit. Mais il est
temps de donner madame Cantinet et une femme de peine à monsieur
Schmucke, il est incapable de penser à quoi que ce soit, je crains pour
sa raison, et il se trouve ici des valeurs qui doivent être gardées par
des personnes pleines de probité.</p><p>
L’abbé Duplanty, bon et digne prêtre, sans méfiance ni malice, fut
frappé de la vérité des observations du docteur Poulain ; il croyait
d’ailleurs aux qualités du médecin du quartier ; il fit donc signe à
Schmucke de venir lui parler, en se tenant au seuil de la chambre
mortuaire. Schmucke ne put se décider à quitter la main de Pons qui se
crispait et s’attachait à la sienne comme s’il tombait dans un
précipice et qu’il voulût s’accrocher à quelque chose pour n’y pas
rouler. Mais, comme on sait, les mourants sont en proie à une
hallucination qui les pousse à s’emparer de tout, comme des gens
empressés d’emporter dans un incendie leurs objets les plus précieux,
et Pons lâcha Schmucke pour saisir ses couvertures et les rassembler
autour de son corps par un horrible et significatif mouvement d’avarice
et de hâte.</p><p>
— Qu’allez-vous devenir, seul avec votre ami mort ? dit le bon prêtre à
l’Allemand, qui vint alors l’écouter, vous êtes sans madame Cibot…</p><p>
— C’esde eine monsdre qui a dué Bons ! dit-il.</p><p>
— Mais il vous faudra quelqu’un auprès de vous ? reprit le docteur Poulain, car il faut garder le corps cette nuit.</p><p>
— Che le carterai, che brierai Tieu ! répondit l’innocent Allemand.</p><p>
— Mais il faut manger !… Qui maintenant, vous fera votre cuisine ? dit le docteur.</p><p>
— La touleur m’ôde l’abbédit !… répondit naïvement Schmucke.</p><p>
— Mais, dit Poulain, il faut aller déclarer le décès avec des témoins,
il faut dépouiller le corps, l’ensevelir en le cousant dans un linceul,
il faut aller commander le convoi aux pompes funèbres, il faut nourrir
la garde qui doit garder le corps et le prêtre qui veillera, ferez-vous
cela tout seul ?… On ne meurt pas comme des chiens dans la capitale du
monde civilisé !</p><p>
Schmucke ouvrit des yeux effrayés, et fut saisi d’un court accès de folie.</p><p>
— Mais Bons ne mûrera bas… che le sauferai !…</p><p>
— Vous ne resterez pas longtemps sans prendre un peu de sommeil, et
alors qui vous remplacera ? car il faut s’occuper de monsieur Pons, lui
donner à boire, faire des remèdes…</p><p>
— Ah ! c’esde frai !… dit l’Allemand.</p><p>
— Eh bien ! reprit l’abbé Duplanty, je pense à vous donner madame Cantinet, une brave et honnête femme…</p><p>
Le détail de ses devoirs sociaux envers son ami mort, hébéta tellement Schmucke, qu’il aurait voulu mourir avec Pons.</p><p>
— C’est un enfant ! dit le docteur Poulain à l’abbé Duplanty.</p><p>
— Eine anvant !… répéta machinalement Schmucke.</p><p>
— Allons ! dit le vicaire, je vais parler à madame Cantinet et vous l’envoyer.</p><p>
— Ne vous donnez pas cette peine, dit le docteur, elle est ma voisine, et je retourne chez moi.</p><p>
La Mort est comme un assassin invisible contre lequel lutte le mourant ;
dans l’agonie il reçoit les derniers coups, il essaie de les rendre et
se débat. Pons en était à cette scène suprême, il fit entendre des
gémissements, entremêlés de cris. Aussitôt, Schmucke, l’abbé Duplanty,
Poulain accoururent au lit du moribond. Tout à coup, Pons, atteint dans
sa vitalité par cette dernière blessure, qui tranche les liens du corps
et de l’âme, recouvra pour quelques instants la parfaite quiétude qui
suit l’agonie, il revint à lui, la sérénité de la mort sur le visage et
regarda ceux qui l’entouraient d’un air presque riant.</p><p>
— Ah ! docteur, j’ai bien souffert, mais vous aviez raison, je vais
mieux… Merci, mon bon abbé, je me demandais où était Schmucke !…</p><p>
— Schmucke n’a pas mangé depuis hier au soir, et il est quatre heures :
vous n’avez plus personne auprès de vous, et il serait dangereux de
rappeler madame Cibot…</p><p>
— Elle est capable de tout ! dit Pons en manifestant toute son horreur
au nom de la Cibot. C’est vrai, Schmucke a besoin de quelqu’un de bien
honnête.</p><p>
— L’abbé Duplanty et moi, dit alors Poulain, nous avons pensé à vous deux…</p><p>
— Ah ! merci, dit Pons, je n’y songeais pas.</p><p>
— Et il vous propose madame Cantinet…</p><p>
— Ah ! la loueuse de chaises ! s’écria Pons. Oui, c’est une excellente créature.</p><p>
— Elle n’aime pas madame Cibot, reprit le docteur, et elle aura bien soin de monsieur Schmucke…</p><p>
— Envoyez-la-moi, mon bon monsieur Duplanty… elle et son mari, je serai tranquille. On ne volera rien ici…</p><p>
Schmucke avait repris la main de Pons et la tenait avec joie, en croyant la santé revenue.</p><p>
— Allons-nous-en, monsieur l’abbé, dit le docteur, je vais envoyer
promptement madame Cantinet ; je m’y connais : elle ne trouvera peut-être
pas monsieur Pons vivant.</p>
 
 
== LXV. La mort comme elle est ==
 
<p>
Pendant que l’abbé Duplanty déterminait le moribond à prendre pour
garder madame Cantinet, Fraisier avait fait venir chez lui la loueuse
de chaises, et la soumettait à sa conversation corruptrice, aux ruses
de sa puissance chicanière, à laquelle il était difficile de résister.
Aussi madame Cantinet, femme sèche et jaune, à grandes dents, à lèvres
froides, hébétée par le malheur, comme beaucoup de femmes du peuple, et
arrivée à voir le bonheur dans les plus légers profits journaliers,
eut-elle bientôt consenti à prendre avec elle madame Sauvage comme
femme de ménage. La bonne de Fraisier avait déjà reçu le mot d’ordre.
Elle avait promis de tramer une toile en fil de fer autour des deux
musiciens, et de veiller sur eux comme l’araignée veille sur une mouche
prise. Madame Sauvage devait avoir pour loyer de ses peines un débit de
tabac : Fraisier trouvait ainsi le moyen de se débarrasser de sa
prétendue nourrice, et mettait auprès de madame Cantinet un espion et
un gendarme dans la personne de la Sauvage. Comme il dépendait de
l’appartement des deux amis une chambre de domestique et une petite
cuisine, la Sauvage pouvait coucher sur un lit de sangle et faire la
cuisine de Schmucke. Au moment où les femmes se présentèrent, amenées
par le docteur Poulain, Pons venait de rendre le dernier soupir, sans
que Schmucke s’en fût aperçu. L’Allemand tenait encore dans ses mains
la main de son ami, dont la chaleur s’en allait par degrés. Il fit
signe à madame Cantinet de ne pas parler ; mais la soldatesque madame
Sauvage le surprit tellement par sa tournure, qu’il laissa échapper un
mouvement de frayeur, à laquelle cette femme mâle était habituée.</p><p>
— Madame, dit madame Cantinet, est une dame de qui répond monsieur
Duplanty ; elle a été cuisinière chez un évêque, elle est la probité
même, elle fera la cuisine.</p><p>
— Ah ! vous pouvez parler haut ! s’écria la puissante et asthmatique
Sauvage, le pauvre monsieur est mort !… il vient de passer. Schmucke
jeta un cri perçant, il sentit la main de Pons glacée qui se
roidissait, et il resta les yeux fixes, arrêtés sur ceux de Pons, dont
l’expression l’eût rendu fou, sans madame Sauvage, qui, sans doute
accoutumée à ces sortes de scènes, alla vers le lit en tenant un
miroir, elle le présenta devant les lèvres du mort, et comme aucune
respiration ne vint ternir la glace, elle sépara vivement la main de
Schmucke de la main du mort.</p><p>
— Quittez-la donc, monsieur, vous ne pourriez plus l’ôter ; vous ne
savez pas comme les os vont se durcir ! Ça va vite le refroidissement
des morts. Si l’on n’apprête pas un mort pendant qu’il est encore
tiède, il faut plus tard lui casser les membres…</p><p>
Ce fut donc cette terrible femme qui ferma les yeux au pauvre musicien
expiré ; puis, avec cette habitude des gardes-malades ; métier qu’elle
avait exercé pendant dix ans, elle déshabilla Pons, l’étendit, lui
colla les mains de chaque côté du corps, et lui ramena la couverture
sur le nez, absolument comme un commis fait un paquet dans un magasin.</p><p>
— Il faut un drap pour l’ensevelir ; où donc en prendre un ?… demanda-t-elle à Schmucke, que ce spectacle frappa de terreur.</p><p>
Après avoir vu la Religion procédant avec son profond respect de la
créature destinée à un si grand avenir dans le ciel, ce fut une douleur
à dissoudre les éléments de la pensée, que cette espèce d’emballage où
son ami était traité comme une chose.</p><p>
— Vaides gomme fus fitrez !… répondit machinalement Schmucke.</p><p>
Cette innocente créature voyait mourir un homme pour la première fois.
Et cet homme était Pons, le seul ami, le seul être qui l’eût compris et
aimé !…</p><p>
— Je vais aller demander à madame Cibot où sont les draps, dit la Sauvage.</p><p>
— Il va falloir un lit de sangle pour coucher cette dame, dit madame Cantinet à Schmucke.</p><p>
Schmucke fit un signe de tête et fondit en larmes. Madame Cantinet
laissa ce malheureux tranquille ; mais, au bout d’une heure, elle revint
et lui dit :</p><p>
— Monsieur, avez-vous de l’argent à nous donner pour acheter ?</p><p>
Schmucke tourna sur madame Cantinet un regard à désarmer les haines les
plus féroces ; il montra le visage blanc, sec et pointu du mort, comme
une raison qui répondait à tout.</p><p>
— Brenez doud et laissez-moi bleurer et brier, dit-il en s’agenouillant.</p><p>
Madame Sauvage était allée annoncer la mort de Pons à Fraisier, qui
courut en cabriolet chez la présidente lui demander, pour le lendemain,
la procuration qui lui donnait le droit de représenter les héritiers.</p><p>
— Monsieur, dit à Schmucke madame Cantinet, une heure après sa dernière
question, je suis allée trouver madame Cibot, qui est donc au fait de
votre ménage, afin qu’elle me dise où sont les choses ; mais, comme elle
vient de perdre monsieur Cibot, elle m’a presque agonie de sottises…
Monsieur, écoutez-moi donc…</p><p>
Schmucke regarda cette femme, qui ne se doutait pas de sa barbarie ; car
les gens du peuple sont habitués à subir passivement les plus grandes
douleurs morales.</p><p>
— Monsieur, il faut du linge pour un linceul, il faut de l’argent pour
un lit de sangle, afin de coucher cette dame ; il en faut pour acheter
de la batterie de cuisine, des plats, des assiettes, des verres, car il
va venir un prêtre pour passer la nuit, et cette dame ne trouve
absolument rien dans la cuisine.</p><p>
— Mais, monsieur, répéta la Sauvage, il me faut cependant du bois, du
charbon, pour apprêter le dîner, et je ne vois rien ! Ce n’est
d’ailleurs pas bien étonnant, puisque la Cibot vous fournissait tout…</p><p>
— Mais, ma chère dame, dit madame Cantinet en montrant Schmucke qui
gisait aux pieds du mort dans un état d’insensibilité complète, vous ne
voulez pas me croire, il ne répond à rien.</p><p>
— Eh bien ! ma petite, dit la Sauvage, je vais vous montrer comment l’on fait dans ces cas-là.</p><p>
La Sauvage jeta sur la chambre un regard comme en jettent les voleurs
pour deviner les cachettes où doit se trouver l’argent. Elle alla droit
à la commode de Pons, elle tira le premier tiroir, vit le sac où
Schmucke avait mis le reste de l’argent provenant de la vente des
tableaux, et vint le montrer à Schmucke, qui fit un signe de
consentement machinal.</p><p>
— Voilà de l’argent, ma petite ! dit la Sauvage à madame Cantinet ; je
vas le compter, en prendre pour acheter ce qu’il faut, du vin, des
vivres, des bougies, enfin tout, car ils n’ont rien… Cherchez-moi
dans la commode un drap pour ensevelir le corps. On m’a bien dit que ce
pauvre monsieur était simple ; mais je ne sais pas ce qu’il est, il est
pis. C’est comme un nouveau-né, faudra lui entonner son manger…</p><p>
Schmucke regardait les deux femmes et ce qu’elles faisaient, absolument
comme un fou les aurait regardées. Brisé par la douleur, absorbé dans
un état quasi cataleptique, il ne cessait de contempler la figure
fascinatrice de Pons, dont les lignes s’épuraient par l’effet du repos
absolu de la mort. Il espérait mourir, et tout lui était indifférent.
La chambre eût été dévorée par un incendie, il n’aurait pas bougé.</p><p>
— Il y a douze cent cinquante-six francs… lui dit la Sauvage.</p><p>
Schmucke haussa les épaules. Lorsque la Sauvage voulut procéder à
l’ensevelissement de Pons, et mesurer le drap sur le corps, afin de
couper le linceul et le coudre, il y eut une lutte horrible entre elle
et le pauvre Allemand. Schmucke ressembla tout à fait à un chien qui
mord tous ceux qui veulent toucher au cadavre de son maître. La Sauvage
impatientée saisit l’Allemand, le plaça sur un fauteuil et l’y maintint
avec une force herculéenne.</p><p>
— Allons, ma petite ! cousez le mort dans son linceul, dit-elle à madame Cantinet.</p><p>
Une fois l’opération terminée, la Sauvage remit Schmucke à sa place, au pied du lit, et lui dit :</p><p>
— Comprenez-vous ? il fallait bien trousser ce pauvre homme en mort.</p><p>
Schmucke se mit à pleurer ; les deux femmes le laissèrent et allèrent
prendre possession de la cuisine, où elles apportèrent à elles deux en
peu d’instants toutes les choses nécessaires à la vie.</p>
 
 
== LXVI. Sensibilité d’une garde-malade ==
 
<p>
Après avoir fait un premier mémoire de trois cent soixante francs, la
Sauvage se mit à préparer un dîner pour quatre personnes, et quel
dîner ! Il y avait le faisan des savetiers, une oie grasse, comme pièce
de résistance, une omelette aux confitures, une salade de légumes, et
le pot-au-feu sacramentel dont tous les ingrédients étaient en quantité
tellement exagérée, que le bouillon ressemblait à de la gelée de
viande. À neuf heures du soir, le prêtre envoyé par le vicaire pour
veiller Schmucke, vint avec Cantinet, qui apporta quatre cierges et des
flambeaux d’église. Le prêtre trouva Schmucke couché le long de son
ami, dans le lit, et le tenant étroitement embrassé. Il fallut
l’autorité de la religion pour obtenir de Schmucke qu’il se séparât du
corps. L’Allemand se mit à genoux, et le prêtre s’arrangea commodément
dans le fauteuil. Pendant que le prêtre lisait ses prières, et que
Schmucke, agenouillé devant le corps de Pons, priait Dieu de le réunir
à Pons par un miracle, afin d’être enseveli dans la fosse de son ami,
madame Cantinet était allée au Temple acheter un lit de sangle et un
coucher complet, pour madame Sauvage ; car le sac de douze cent
cinquante-six francs était au pillage. À onze heures du soir, madame
Cantinet vint voir si Schmucke voulait manger un morceau. L’Allemand
fit signe qu’on le laissât tranquille.</p><p>
— Le souper vous attend, monsieur Pastelot, dit alors la loueuse de chaises au prêtre.</p><p>
Schmucke, resté seul, sourit comme un fou qui se voit libre d’accomplir
un désir comparable à celui des femmes grosses. Il se jeta sur Pons et
le tint encore une fois étroitement embrassé. À minuit, le prêtre
revint, et Schmucke, grondé par lui, lâcha Pons, et se remit en prière.
Au jour, le prêtre s’en alla. À sept heures du matin, le docteur
Poulain vint voir Schmucke affectueusement et voulut l’obliger à
manger ; mais l’Allemand s’y refusa.</p><p>
— Si vous ne mangez pas maintenant, vous sentirez la faim à votre
retour, lui dit le docteur, car il faut que vous alliez à la mairie
avec un témoin pour y déclarer le décès de monsieur Pons, et faire
dresser l’acte…</p><p>
— Moi ! dit l’Allemand avec effroi.</p><p>
— Et qui donc ?… Vous ne pouvez pas vous en dispenser, puisque vous êtes la seule personne qui l’ait vu mourir…</p><p>
— Che n’ai boint te champes… répondit Schmucke en implorant l’assistance du docteur Poulain.</p><p>
— Prenez une voiture, répondit doucement l’hypocrite docteur. J’ai déjà
constaté le décès. Demandez quelqu’un de la maison pour vous
accompagner. Ces deux dames garderont l’appartement en votre absence</p><p>
On ne se figure pas ce que sont ces tiraillements de la loi sur une
douleur vraie. C’est à faire haïr la civilisation, à faire préférer les
coutumes des Sauvages. À neuf heures, madame Sauvage descendit Schmucke
en le tenant sous les bras, et il fut obligé, dans le fiacre, de prier
Rémonencq de venir avec lui certifier le décès de Pons à la mairie.
Partout, et en toute chose, éclate à Paris l’inégalité des conditions,
dans ce pays ivre d’égalité. Cette immuable force de choses se trahit
jusque dans les effets de la Mort. Dans les familles riches, un parent,
un ami, les gens d’affaires, évitent ces affreux détails à ceux qui
pleurent ; mais en ceci, comme dans la répartition des impôts, le
peuple, les prolétaires sans aide, souffrent tout le poids de la
douleur.</p><p>
— Ah ! vous avez bien raison de le regretter, dit Rémonencq à une
plainte échappée au pauvre martyr, car c’était un bien brave homme, un
bien honnête homme, qui laisse une belle collection ; mais savez-vous,
monsieur, que vous, qui êtes étranger, vous allez vous trouver dans un
grand embarras, car on dit partout que vous êtes héritier de monsieur
Pons.</p><p>
Schmucke n’écoutait pas ; il était plongé dans une telle douleur,
qu’elle avoisinait la folie. L’âme a son tétanos comme le corps.</p><p>
— Et vous feriez bien de vous faire représenter par un conseil, par un homme d’affaires.</p><p>
— Ein home t’avvaires ! répéta Schmucke machinalement.</p><p>
— Vous verrez que vous aurez besoin de vous faire représenter. À votre
place, moi, je prendrais un homme d’expérience, un homme connu dans le
quartier, un homme de confiance… Moi, dans toutes mes petites
affaires, je me sers de Tabareau, l’huissier… Et en donnant votre
procuration à son premier clerc, vous n’aurez aucun souci.</p><p>
Cette insinuation, soufflée par Fraisier, convenue entre Rémonencq et
la Cibot, resta dans la mémoire de Schmucke ; car, dans les instants où
la douleur fige pour ainsi dire l’âme en en arrêtant les fonctions, la
mémoire reçoit toutes les empreintes que le hasard y fait arriver.
Schmucke écoutait Rémonencq, en le regardant d’un œil si complètement
dénué d’intelligence, que le brocanteur ne lui dit plus rien.</p><p>
— S’il reste imbécile comme cela, pensa Rémonencq, je pourrai bien lui
acheter tout le bataclan de là-haut pour cent mille francs, si c’est à
lui… — Monsieur, nous voici à la Mairie.</p><p>
Rémonencq fut forcé de sortir Schmucke du fiacre et de le prendre sous
le bras pour le faire arriver jusqu’au bureau des actes de l’État
civil, où Schmucke donna dans une noce. Schmucke dut attendre son tour,
car, par un de ces hasards assez fréquents à Paris, le commis avait
cinq ou six actes de décès à dresser. Là, ce pauvre Allemand devait
être en proie à une passion égale à celle de Jésus.</p><p>
— Monsieur est monsieur Schmucke ? dit un homme vêtu de noir en
s’adressant à l’Allemand stupéfait de s’entendre appeler par son nom.</p><p>
Schmucke regarda cet homme de l’air hébété qu’il avait eu en répondant à Rémonencq.</p><p>
— Mais, dit le brocanteur à l’inconnu, que lui voulez-vous ? Laissez
donc cet homme tranquille, vous voyez bien qu’il est dans la peine.</p><p>
— Monsieur vient de perdre son ami, et sans doute il se propose
d’honorer dignement sa mémoire, car il est son héritier, dit l’inconnu :
Monsieur ne lésinera sans doute pas… il achètera un terrain à
perpétuité pour sa sépulture. Monsieur Pons aimait tant les arts ! Ce
serait bien dommage de ne pas mettre sur son tombeau la Musique, la
Peinture et la Sculpture… trois belles figures en pied, éplorées…</p><p>
Rémonencq fit un geste d’Auvergnat pour éloigner cet homme, et l’homme
répondit par un autre geste, pour ainsi dire commercial, qui
signifiait : "— Laissez-moi donc faire mes affaires !" et que comprit le
brocanteur.</p><p>
— Je suis le commissionnaire de la maison Sonet et compagnie,
entrepreneurs de monuments funéraires, reprit le courtier, que Walter
Scott eût surnommé le jeune homme des tombeaux. Si monsieur voulait
nous charger de la commande, nous lui éviterions l’ennui d’aller à la
Ville acheter le terrain nécessaire à la sépulture de l’ami que les
Arts ont perdu..</p><p>
Rémonencq hocha la tête en signe d’assentiment et poussa le coude à Schmucke.</p><p>
— Tous les jours, nous nous chargeons, pour les familles, d’aller
accomplir toutes les formalités, disait toujours le courtier, encouragé
par ce geste de l’Auvergnat. Dans le premier moment de sa douleur, il
est bien difficile à un héritier de s’occuper par lui-même de ces
détails, et nous avons l’habitude de ces petits services pour nos
clients ? Nos monuments, monsieur, sont tarifés à tant le mètre en
pierre de taille ou en marbre… Nous creusons les fosses pour les
tombes de famille… Nous nous chargeons de tout, au plus juste prix.
Notre maison a fait le magnifique monument de la belle Esther Gobseck
et de Lucien de Rubempré, l’un des plus magnifiques ornements du
Père-Lachaise. Nous avons les meilleurs ouvriers, et j’engage monsieur
à se défier des petits entrepreneurs… qui ne font que de la camelote,
ajouta-t-il en voyant venir un autre homme vêtu de noir qui se
proposait de parler pour une autre maison de marbrerie et de sculpture.</p>
 
 
== LXVII. Où l’on voit qu’il n’y a que les morts qu’on ne tourmente pas ==
 
<p>
On a souvent dit que la mort était la fin d’un voyage, mais on ne sait
pas à quel point cette similitude est réelle à Paris. Un mort, un mort
de qualité surtout, est accueilli sur le sombre rivage comme un
voyageur qui débarque au port, et que tous les courtiers d’hôtellerie
fatiguent de leurs recommandations. Personne, à l’exception de quelques
philosophes ou de quelques familles sûres de vivre qui se font
construire des tombes comme elles ont des hôtels, personne ne pense à
la mort et à ses conséquences sociales. La mort vient toujours trop
tôt ; et d’ailleurs, un sentiment bien entendu empêche les héritiers de
la supposer possible. Aussi, presque tous ceux qui perdent leurs pères,
leurs mères, leurs femmes ou leurs enfants, sont-ils immédiatement
assaillis par ces coureurs d’affaires, qui profitent du trouble où
jette la douleur pour surprendre une commande. Autrefois, les
entrepreneurs de monuments funéraires, tous groupés aux environs du
célèbre cimetière du Père-Lachaise, où ils forment une rue qu’on
devrait appeler rue des Tombeaux, assaillaient les héritiers aux
environs de la tombe ou au sortir du cimetière ; mais, insensiblement,
la concurrence, le génie de la spéculation, les a fait gagner du
terrain, et ils sont descendus aujourd’hui dans la ville jusqu’aux
abords des Mairies. Enfin, les courtiers pénètrent souvent dans la
maison mortuaire, un plan de tombe à la main</p><p>
— Je suis en affaires avec monsieur, dit le courtier de la maison Sonet au courtier qui se présentait.</p><p>
— Décès Pons !… Où sont les témoins !… dit le garçon de bureau.</p><p>
— Venez… monsieur, dit le courtier en s’adressant à Rémonencq.</p><p>
Rémonencq pria le courtier de soulever Schmucke, qui restait sur son
banc comme une masse inerte ; ils le menèrent à la balustrade derrière
laquelle le rédacteur des actes de décès s’abrite contre les douleurs
publiques. Rémonencq, la providence de Schmucke, fut aidé par le
docteur Poulain, qui vint donner les renseignements nécessaires sur
l’âge et le lieu de naissance de Pons. L’Allemand ne savait qu’une
seule chose, c’est que Pons était son ami. Une fois les signatures
données, Rémonencq et le docteur, suivis du courtier, mirent le pauvre
Allemand en voiture, dans laquelle se glissa l’enragé courtier, qui
voulait avoir une solution pour sa commande. La Sauvage, en observation
sur le pas de la porte cochère, monta Schmucke presque évanoui dans ses
bras, aidée par Rémonencq et par le courtier de la maison Sonet.</p><p>
— Il va se trouver mal !… s’écria le courtier, qui voulait terminer l’affaire qu’il disait commencée.</p><p>
— Je le crois bien ! répondit madame Sauvage ; il pleure depuis
vingt-quatre heures, et il n’a rien voulu prendre. Rien ne creuse
l’estomac comme le chagrin.</p><p>
— Mais, mon cher client, lui dit le courtier de la maison Sonet, prenez
donc un bouillon. Vous avez tant de choses à faire : il faut aller à
l’Hôtel de Ville, acheter le terrain nécessaire pour le monument que
vous voulez élever à la mémoire de cet ami des Arts, et qui doit
témoigner de votre reconnaissance.</p><p>
— Mais cela n’a pas de bon sens, dit madame Cantinet à Schmucke en arrivant avec un bouillon et du pain.</p><p>
— Songez, mon cher monsieur, si vous êtes si faible que cela, reprit
Rémonencq, songez à vous faire représenter par quelqu’un, car vous avez
bien des affaires sur les bras : il faut commander le convoi ! vous ne
voulez pas qu’on enterre votre ami comme un pauvre.</p><p>
— Allons, allons, mon cher monsieur ! dit la Sauvage en saisissant un
moment où Schmucke avait la tête inclinée sur le dos du fauteuil.</p><p>
Elle entonna dans la bouche de Schmucke une cuillerée de potage, et lui donna presque malgré lui à manger comme à un enfant.</p><p>
— Maintenant, si vous étiez sage, monsieur, puisque vous voulez vous
livrer tranquillement à votre douleur, vous prendriez quelqu’un pour
vous représenter…</p><p>
— Puisque monsieur, dit le courtier, a l’intention d’élever un
magnifique monument à la mémoire de son ami, il n’a qu’à me charger de
toutes les démarches, je les ferai…</p><p>
— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? dit la Sauvage. Monsieur vous a commandé quelque chose ! Qui donc êtes-vous ?</p><p>
— L’un des courtiers de la maison Sonet, ma chère dame, les plus forts
entrepreneurs de monuments funéraires… dit-il en tirant une carte et
la présentant à la puissante Sauvage.</p><p>
— Eh bien ! c’est bon, c’est bon !… on ira chez vous quand on le jugera
convenable ; mais ne faut pas abuser de l’état dans lequel se trouve
monsieur. Vous voyez bien que monsieur n’a pas sa tête…</p><p>
— Si vous voulez vous arranger pour nous faire avoir la commande, dit
le courtier de la maison Sonet à l’oreille de madame Sauvage en
l’amenant sur le palier, j’ai pouvoir de vous offrir quarante francs…</p><p>
— Eh bien ! donnez-moi votre adresse, dit madame Sauvage en s’humanisant.</p><p>
Schmucke, en se voyant seul et se trouvant mieux par cette ingestion
d’un potage au pain, retourna promptement dans la chambre de Pons, où
il se mit en prières. Il était perdu dans les abîmes de la douleur,
lorsqu’il fut tiré de son profond anéantissement par un jeune homme
vêtu de noir qui lui dit pour la onzième fois un : — Monsieur ?… que le
pauvre martyr entendit d’autant mieux, qu’il se sentit secoué par la
manche de son habit.</p><p>
— Qu’y a-d-il engore ?…</p><p>
— Monsieur, nous devons au docteur Gannal une découverte sublime ; nous
ne contestons pas sa gloire, il a renouvelé les miracles de l’Égypte ;
mais il y a eu des perfectionnements, et nous avons obtenu des
résultats surprenants. Donc, si vous voulez revoir votre ami, tel qu’il
était de son vivant…</p><p>
— Le refoir !… s’écria Schmucke ; me barlera-d-il ?</p><p>
— Pas absolument !… Il ne lui manquera que la parole, reprit le
courtier d’embaumement ; mais il restera pour l’éternité comme
l’embaumement vous le montrera. L’opération exige peu d’instants. Une
incision dans la carotide et l’injection suffisent ; mais il est grand
temps… Si vous attendiez encore un quart d’heure, vous ne pourriez
plus avoir la douce satisfaction d’avoir conservé le corps…</p><p>
— Hâlis-fis-en au tiaple !… Bons est une âme !… et cedde âme est au ciel.</p><p>
— Cet homme est sans aucune reconnaissance, dit le jeune courtier d’un
des rivaux du célèbre Gannal en passant sous la porte cochère ; il
refuse de faire embaumer son ami !</p><p>
— Que voulez-vous, monsieur ! dit la Cibot, qui venait de faire embaumer
son chéri. C’est un héritier, un légataire. Une fois leur affaire
faite, le défunt n’est plus rien pour eux.</p>
 
 
== LXVIII. Où l’on apprendra comment l’on meurt à Paris ==
 
<p>
Une heure après, Schmucke vit venir dans la chambre madame Sauvage
suivie d’un homme vêtu de noir et qui paraissait être un ouvrier.</p><p>
— Monsieur, dit-elle, Cantinet a eu la complaisance de vous envoyer monsieur, qui est le fournisseur des bières de la paroisse.</p><p>
Le fournisseur des bières s’inclina d’un air de commisération et de
condoléance, mais, en homme sûr de son fait et qui se sait
indispensable, il regarda le mort en connaisseur.</p><p>
— Comment monsieur veut-il cela ? En sapin, en bois de chêne simple, ou
en bois de chêne doublé de plomb ? Le bois de chêne doublé de plomb est
ce qu’il y a de plus comme il faut. Le corps, dit-il, a la mesure
ordinaire…</p><p>
Il tâta les pieds pour toiser le corps.</p><p>
— Un mètre soixante-dix ! ajouta-t-il. Monsieur pense sans doute à commander le service funèbre à l’église ?</p><p>
Schmucke jeta sur cet homme des regards comme en ont les fous avant de faire un mauvais coup.</p><p>
— Monsieur, vous devriez, dit la Sauvage, prendre quelqu’un qui s’occuperait de tous ces détails-là pour vous.</p><p>
— Oui… dit enfin la victime.</p><p>
— Voulez-vous que j’aille vous chercher monsieur Tabareau, car vous
allez avoir bien des affaires sur les bras ? Monsieur Tabareau,
voyez-vous, c’est le plus honnête homme du quartier.</p><p>
— Ui, monsieur Dapareau ! On m’en a barlé… répondit Schmucke vaincu.</p><p>
— Eh bien ! monsieur va être tranquille, et libre de se livrer à sa douleur, après une conférence avec son fondé de pouvoir.</p><p>
Vers deux heures, le premier clerc de monsieur Tabareau, jeune homme
qui se destinait à la carrière d’huissier, se présenta modestement. La
jeunesse a d’étonnants privilèges, elle n’effraie pas. Ce jeune homme,
appelé Villemot, s’assit auprès de Schmucke, et attendit le moment de
lui parler. Cette réserve toucha beaucoup Schmucke.</p><p>
— Monsieur, lui dit-il, je suis le premier clerc de monsieur Tabareau,
qui m’a confié le soin de veiller ici à vos intérêts, et de me charger
de tous les détails de l’enterrement de votre ami… Etes-vous dans
cette intention ?</p><p>
— Fus ne me sauferez pas la fie, gar che n’ai bas longdans à fifre, mais fus me laisserez dranquile ?</p><p>
— Oh ! vous n’aurez pas un dérangement, répondit Villemot.</p><p>
— Hé bien ! que vaud-il vair bir cela ?</p><p>
— Signez ce papier où vous nommez monsieur Tabareau votre mandataire, relativement à toutes les affaires de la succession.</p><p>
— Pien ! tonnez ! dit l’Allemand en voulant signer sur-le-champ.</p><p>
— Non, je dois vous lire l’acte.</p><p>
— Lissez !</p><p>
Schmucke ne prêta pas la moindre attention à la lecture de cette
procuration générale, et il la signa. Le jeune homme prit les ordres de
Schmucke pour le convoi, pour l’achat du terrain où l’Allemand voulut
avoir sa tombe, et pour le service de l’église, en lui disant qu’il
n’éprouverait plus aucun trouble, ni aucune demande d’argent.</p><p>
— Bir afoir la dranquilidé, je tonnerais doud ce que ché bossète, dit
l’infortuné qui de nouveau s’agenouilla devant le corps de son ami.</p><p>
Fraisier triomphait, le légataire ne pouvait pas faire un mouvement
hors du cercle où il le tenait enfermé par la Sauvage et par Villemot.</p><p>
Il n’est pas de douleur que le sommeil ne sache vaincre. Aussi vers la
fin de la journée, la Sauvage trouva-t-elle Schmucke étendu au bas du
lit où gisait le corps de Pons, et dormant ; elle l’emporta, le coucha,
l’arrangea maternellement dans son lit, et l’Allemand y dormit jusqu’au
lendemain. Quand Schmucke s’éveilla, c’est-à-dire quand, après cette
trêve, il fut rendu au sentiment de ses douleurs, le corps de Pons
était exposé sous la porte cochère, dans la chapelle ardente à laquelle
ont droit les convois de troisième classe ; il chercha donc vainement
son ami dans cet appartement qui lui parut immense, où il ne trouva
rien que d’affreux souvenirs. La Sauvage, qui gouvernait Schmucke avec
l’autorité d’une nourrice sur son marmot, le forCa de déjeuner avant
d’aller à l’église. Pendant que cette pauvre victime se contraignait à
manger, la Sauvage lui fit observer, avec des lamentations dignes de
Jérémie, qu’il ne possédait pas d’habit noir. La garde-robe de
Schmucke, entretenue par Cibot, en était arrivée, avant la maladie de
Pons, comme le dîner, à sa plus simple expression, à deux pantalons et
deux redingotes !…</p><p>
— Vous allez aller comme vous êtes à l’enterrement de monsieur ? C’est
une monstruosité à vous faire honnir par tout le quartier !…</p><p>
— Ed commend fulez-fus que ch’y alle ?</p><p>
— Mais en deuil !…</p><p>
— Le teuille !…</p><p>
— Les convenances…</p><p>
— Les gonfenances !… che me viche pien te doutes ces pétisses-là, dit
le pauvre homme arrivé au dernier degré d’exaspération où la douleur
puisse porter une âme d’enfant.</p><p>
— Mais c’est un monstre d’ingratitude, dit la Sauvage en se tournant
vers un monsieur qui se montra soudain dans l’appartement, et qui fit
frémir Schmucke.</p><p>
Ce fonctionnaire, magnifiquement vêtu de drap noir, en culotte noire,
en bas de soie noire, à manchettes blanches, décoré d’une chaîne
d’argent à laquelle pendait une médaille, cravaté d’une cravate de
mousseline blanche très correcte, et en gants blancs ; ce type officiel,
frappé au même coin pour les douleurs publiques, tenait à la main une
baguette en ébène, insigne de ses fonctions, et sous le bras gauche un
tricorne à cocarde tricolore.</p><p>
— Je suis le maître des cérémonies, dit ce personnage d’une voix douce.</p><p>
Habitué par ses fonctions à diriger tous les jours des convois et à
traverser toutes les familles plongées dans une même affliction, réelle
ou feinte, cet homme, ainsi que tous ses collègues, parlait bas et avec
douceur ; il était décent, poli, convenable par état, comme une statue
représentant le génie de la mort. Cette déclaration causa un
tremblement nerveux à Schmucke, comme s’il eût vu le bourreau.</p><p>
— Monsieur est-il le fils, le frère, le père du défunt ?… demanda l’homme officiel.</p><p>
— Che zuis dout cela, et plis… che zuis son ami !… dit Schmucke à travers un torrent de larmes.</p><p>
— Etes-vous l’héritier ? demanda le maître des cérémonies.</p><p>
— L’héritier… répéta Schmucke ! tout m’esd écal au monde.</p><p>
Et Schmucke reprit l’attitude que lui donnait sa douleur morne.</p><p>
— Où sont les parents, les amis ? demanda le maître des cérémonies.</p><p>
— Les foilà dous, s’écria Schmucke en montrant les tableaux et les
curiosités. Chamais ceux-là n’ond vaid zouvrir mon pon Bons !… Foilà
doud ce qu’il aimaid afec moi !</p><p>
— Il est fou, monsieur, dit la Sauvage au maître des cérémonies. Allez, c’est inutile de l’écouter.</p><p>
Schmucke s’était assis et avait repris sa contenance d’idiot, en
essuyant machinalement ses larmes. En ce moment, Villemot, le premier
clerc de maître Tabareau, parut ; et le maître des cérémonies,
reconnaissant celui qui était venu commander le convoi, lui dit : — Eh
bien ! monsieur, il est temps de partir… le char est arrivé ; mais j’ai
rarement vu de convoi pareil à celui-là. Où sont les parents, les
amis ?…</p><p>
— Nous n’avons pas eu beaucoup de temps, reprit monsieur Villemot,
monsieur est plongé dans une telle douleur qu’il ne pensait à rien ;
mais il n’y a qu’un parent…</p><p>
Le maître des cérémonies regarda Schmucke d’un air de pitié, car cet
expert en douleur distinguait bien le vrai du faux, et il vint près de
Schmucke.</p><p>
— Allons, mon cher monsieur, du courage !… Songez à honorer la mémoire de votre ami.</p><p>
— Nous avons oublié d’envoyer des billets de faire part, mais j’ai eu
le soin d’envoyer un exprès à monsieur le président de Marville, le
seul parent de qui je vous parlais… Il n’y a pas d’amis… Je ne
crois pas que les gens du théâtre où le défunt était chef d’orchestre,
viennent… Mais monsieur est, je crois, légataire universel.</p><p>
— Il doit alors conduire le deuil, dit le maître des cérémonies.</p><p>
— Vous n’avez pas d’habit noir ? demanda le maître des cérémonies en avisant le costume de Schmucke.</p><p>
— Che zuis doud en noir à l’indériére !… dit le pauvre Allemand d’une
voix déchirante, et si pien en noir, que che sens la mord en moi…
Dieu me vera la craze de m’inir à mon ami tans la dompe, ed che l’en
remercie !…</p><p>
Et il joignit les mains.</p><p>
— Je l’ai déjà dit à notre administration, qui a déjà tant introduit de
perfectionnements, reprit le maître des cérémonies en s’adressant à
Villemot ; elle devrait avoir un vestiaire, et louer des costumes
d’héritier… c’est une chose qui devient de jour en jour plus
nécessaire… Mais puisque monsieur hérite, il doit prendre le manteau
de deuil, et celui que j’ai apporté l’enveloppera tout entier, si bien
qu’on ne s’apercevra pas de l’inconvenance de son costume…</p><p>
— Voulez-vous avoir la bonté de vous lever ? dit-il à Schmucke.</p><p>
Schmucke se leva, mais il vacilla sur ses jambes.</p><p>
— Tenez-le, dit le maître des cérémonies au premier clerc, puisque vous êtes son fondé de pouvoir.</p><p>
Villemot soutint Schmucke en le prenant sous les bras, et alors le
maître des cérémonies saisit cet ample et horrible manteau noir que
l’on met aux héritiers pour suivre le char funèbre de la maison
mortuaire à l’église, en le lui attachant par des cordons de soie noire
sous le menton.</p><p>
Et Schmucke fut paré en héritier.</p>
 
 
== LXIX. Un convoi de vieux garçon ==
 
<p>
— Maintenant, il nous survient une grande difficulté, dit le maître des
cérémonies. Nous avons les quatre glands du poêle à garnir… S’il n’y
a personne, qui les tiendra ?… Voici deux heures et demie, dit-il en
consultant sa montre, on nous attend à l’église.</p><p>
— Ah ! voici Fraisier ! s’écria fort imprudemment Villemot.</p><p>
Mais personne ne pouvait recueillir cet aveu de complicité.</p><p>
— Qui est ce monsieur ? demanda le maître des cérémonies ?</p><p>
— Oh ! c’est la famille.</p><p>
— Quelle famille ?</p><p>
— La famille déshéritée. C’est le fondé de pouvoir de monsieur le président Camusot.</p><p>
— Bien ! dit le maître des cérémonies, avec un air de satisfaction. Nous
aurons au moins deux glands de tenus, l’un par vous et l’autre par lui.</p><p>
Le maître des cérémonies, heureux d’avoir deux glands garnis, alla
prendre deux magnifiques paires de gants de daim blancs, et les
présenta tour à tour à Fraisier et à Villemot d’un air poli.</p><p>
— Ces messieurs voudront bien prendre chacun un des coins du poêle !… dit-il.</p><p>
Fraisier, tout en noir, mis avec prétention, cravate blanche, l’air
officiel, faisait frémir, il contenait cent dossiers de procédure.</p><p>
— Volontiers, monsieur, dit-il.</p><p>
— S’il pouvait nous arriver seulement deux personnes, dit le maître des cérémonies, les quatre glands seraient garnis.</p><p>
En ce moment arriva l’infatigable courtier de la maison Sonet, suivi du
seul homme qui se souvînt de Pons, qui pensât à lui rendre les derniers
devoirs. Cet homme était un gagiste du théâtre, le garçon chargé de
mettre les partitions sur les pupitres à l’orchestre, et à qui Pons
donnait tous les mois une pièce de cinq francs, en le sachant père de
famille.</p><p>
— Ah ! Dobinard (Topinard)… s’écria Schmucke en reconnaissant le garçon. Du ame Bons, doi !…</p><p>
— Mais, monsieur, je suis venu tous les jours, le matin, savoir des nouvelles de monsieur…</p><p>
— Dus les chours ! baufre Dobinard !… dit Schmucke en serrant la main au garçon de théâtre.</p><p>
— Mais on me prenait sans doute pour un parent, et on me recevait bien
mal ! J’avais beau dire que j’étais du théâtre et que je venais savoir
des nouvelles de monsieur Pons, on me disait qu’on connaissait ces
couleurs-là. Je demandais à voir ce pauvre cher malade ; mais on ne m’a
jamais laissé monter.</p><p>
— L’invâme Zibod !… dit Schmucke en serrant sur son cœur la main calleuse du garçon de théâtre.</p><p>
— C’était le roi des hommes, ce brave monsieur Pons.</p><p>
Tous les mois, il me donnait cent sous… Il savait que j’ai trois enfants et une femme. Ma femme est à l’église.</p><p>
— Che bardacherai mon bain afec doi ! s’écria Schmucke dans la joie d’avoir près de lui un homme qui aimait Pons.</p><p>
— Monsieur veut-il prendre un des glands du poêle ? dit le maître des cérémonies, nous aurons ainsi les quatre.</p><p>
Le maître des cérémonies avait facilement décidé le courtier de la
maison Sonet à prendre un des glands, surtout en lui montrant la belle
paire de gants qui, selon les usages, devait lui rester.</p><p>
— Voici dix heures trois quarts !… il faut absolument descendre… l’église attend, dit le maître des cérémonies.</p><p>
Et ces six personnes se mirent en marche à travers les escaliers.</p><p>
— Fermez bien l’appartement et restez-y, dit l’atroce Fraisier aux deux
femmes qui restaient sur le palier, surtout si vous voulez être
gardienne, madame Cantinet. Ah ! ah ! c’est quarante sous par jour !…</p><p>
Par un hasard qui n’a rien d’extraordinaire à Paris, il se trouvait
deux catafalques sous la porte cochère, et conséquemment deux convois,
celui de Cibot, le défunt concierge, et celui de Pons. Personne ne
venait rendre aucun témoignage d’affection au brillant catafalque de
l’ami des arts, et tous les portiers du voisinage affluaient et
aspergeaient la dépouille mortelle du portier d’un coup de goupillon.
Ce contraste de la foule accourue au convoi de Cibot, et de la solitude
dans laquelle restait Pons, eut lieu non seulement à la porte de la
maison, mais encore dans la rue où le cercueil de Pons ne fut suivi que
par Schmucke, que soutenait un croque-mort, car l’héritier défaillait à
chaque pas. De la rue de Normandie à la rue d’Orléans, où l’église
Saint-FranCois est située, les deux convois allèrent entre deux haies
de curieux, car, ainsi qu’on l’a dit, tout fait événement dans ce
quartier. On remarquait donc la splendeur du char blanc, d’où pendait
un écusson sur lequel était brodé un grand P, et qui n’avait qu’un seul
homme à sa suite ; tandis que le simple char, celui de la dernière
classe, était accompagné d’une foule immense. Heureusement Schmucke,
hébété par le monde aux fenêtres, et par la haie que formaient les
badauds, n’entendait rien et ne voyait ce concours de personnes qu’à
travers le voile de ses larmes.</p><p>
— Ah ! c’est le Casse-noisette, disait l’un… le musicien, vous savez !</p><p>
— Quelles sont donc les personnes qui tiennent les cordons ?…</p><p>
— Bah ! des comédiens !</p><p>
— Tiens, voilà le convoi de ce pauvre père Cibot ! En voilà un travailleur de moins ! quel dévorant !</p><p>
— Il ne sortait jamais, cet homme-là !</p><p>
— Jamais il n’a fait le lundi.</p><p>
— Aimait-il sa femme !</p><p>
— En voilà une malheureuse !</p><p>
Rémonencq était derrière le char de sa victime, et recevait des compliments de condoléance sur la perte de son voisin.</p>
 
 
== LXX. La mort est un abreuvoir pour bien des gens à Paris ==
 
<p>
Ces deux convois arrivèrent à l’église, où Cantinet, d’accord avec le
suisse, eut soin qu’aucun mendiant ne parlât à Schmucke. Villemot avait
promis à l’héritier qu’il serait tranquille, et il satisfaisait à
toutes les dépenses, en veillant sur son client Le modeste corbillard
de Cibot, escorté de soixante à quatre-vingts personnes, fut accompagné
par tout ce monde jusqu’au cimetière. À la sortie de l’église, le
convoi de Pons eut quatre voitures de deuil ; une pour le clergé, les
trois autres pour les parents ; mais une seule fut nécessaire, car le
courtier de la maison Sonet était allé, pendant la messe, prévenir
monsieur Sonet du départ du convoi, afin qu’il pût présenter le dessin
et le devis du monument au légataire universel au sortir du cimetière.
Fraisier, Villemot, Schmucke et Topinard tinrent dans une seule
voiture. Les deux autres, au lieu de retourner à l’administration,
allèrent à vide au Père-Lachaise. Cette course inutile de voitures à
vide a lieu souvent. Lorsque les morts ne jouissent d’aucune célébrité,
n’attirent aucun concours de monde, il y a toujours trop de voitures.
Les morts doivent avoir été bien aimés dans leur vie pour qu’à Paris,
où tout le monde voudrait trouver une vingt-cinquième heure à chaque
journée, on suive un parent ou un ami jusqu’au cimetière. Mais les
cochers perdraient leur pourboire, s’ils ne faisaient pas leur besogne.
Aussi, pleines ou vides, les voitures vont-elles à l’église, au
cimetière, et reviennent-elles à la maison mortuaire, où les cochers
demandent un pourboire. On ne se figure pas le nombre des gens pour qui
la mort est un abreuvoir. Le bas clergé de l’Église, les pauvres, les
croque-morts, les cochers, les fossoyeurs, ces natures spongieuses se
retirent gonflées en se plongeant dans un corbillard. De l’église, où
l’héritier à sa sortie fut assailli par une nuée de pauvres, aussitôt
réprimée par le suisse, jusqu’au Père-Lachaise, le pauvre Schmucke alla
comme les criminels allaient du Palais à la place de Grève. Il menait
son propre convoi, tenant dans sa main la main du garçon Topinard, le
seul homme qui eût dans le cœur un vrai regret de la mort de Pons.
Topinard, excessivement touché de l’honneur qu’on lui avait fait en lui
confiant un des cordons du poêle, et content d’aller en voiture,
possesseur d’une paire de gants, commenCait à entrevoir dans le convoi
de Pons une des grandes journées de sa vie. Abîmé de douleur, soutenu
par le contact de cette main à laquelle répondait un cœur, Schmucke se
laissait rouler absolument comme ces malheureux veaux conduits en
charrette à l’abattoir. Sur le devant de la voiture se tenaient
Fraisier et Villemot. Or, ceux qui ont eu le malheur d’accompagner
beaucoup des leurs au champ du repos, savent que toute hypocrisie cesse
en voiture durant le trajet, qui, souvent, est fort long, de l’église
au cimetière de l’Est, celui des cimetières parisiens où se sont donné
rendez-vous toutes les vanités, tous les luxes, et si riche en
monuments somptueux. Les indifférents commencent la conversation, et
les gens les plus tristes finissent par les écouter et se distraire.</p><p>
— Monsieur le président était déjà parti pour l’audience, disait
Fraisier à Villemot, et je n’ai pas trouvé nécessaire d’aller
l’arracher à ses occupations au Palais, il serait toujours venu trop
tard. Comme il est l’héritier naturel et légal, mais qu’il est
déshérité au profit de monsieur Schmucke, j’ai pensé qu’il suffisait à
son fondé de pouvoir d’être ici…</p><p>
Topinard prêta l’oreille.</p><p>
— Qu’est-ce donc que ce drôle qui tenait le quatrième gland ? demanda Fraisier à Villemot.</p><p>
— C’est le courtier d’une maison qui fait le monument funéraire, et qui
voudrait obtenir la commande d’une tombe où il se propose de sculpter
trois figures en marbre, la Musique, la Peinture et la Sculpture
versant des pleurs sur le défunt.</p><p>
— C’est une idée, reprit Fraisier. Le bonhomme mérite bien cela ; mais ce monument-là coûtera bien sept à huit mille francs.</p><p>
— Oh ! oui !</p><p>
— Si monsieur Schmucke fait la commande, ça ne peut pas regarder la
succession, car on pourrait absorber une succession par de pareils
frais…</p><p>
— Ce serait un procès, mais on le gagnerait…</p><p>
— Eh bien ! reprit Fraisier, ça le regardera donc ! C’est une bonne farce
à faire à ces entrepreneurs… dit Fraisier à l’oreille de Villemot,
car si le testament est cassé, ce dont je réponds… ou s’il n’y avait
pas de testament, qui est-ce qui les payerait ?</p><p>
Villemot eut un rire de singe. Le premier clerc de Tabareau et l’homme
de loi se parlèrent alors à voix basse et à l’oreille ; mais, malgré le
roulis de la voiture et tous les empêchements, le garçon de théâtre,
habitué à tout deviner dans le monde des coulisses, devina que ces deux
gens de justice méditaient de plonger le pauvre Allemand dans des
embarras, et il finit par entendre le mot significatif de Clichy ! Dès
lors, le digne et honnête serviteur du monde comique résolut de veiller
sur l’ami de Pons.</p><p>
Au cimetière, où, par les soins du courtier de la maison Sonet,
Villemot avait acheté trois mètres de terrain à la Ville, en annonCant
l’intention d’y construire un magnifique monument, Schmucke fut conduit
par le maître des cérémonies, à travers une foule de curieux, à la
fosse où l’on allait descendre Pons. Mais à l’aspect de ce trou carré
au-dessus duquel quatre hommes tenaient avec des cordes la bière de
Pons sur laquelle le clergé disait sa dernière prière, l’Allemand fut
pris d’un tel serrement de cœur, qu’il s’évanouit.</p>
 
 
== LXXI. Pour ouvrir une succession, on ferme toutes les portes ==
 
<p>
Topinard, aidé par le courtier de la maison Sonet, et par monsieur
Sonet lui-même, emporta le pauvre Allemand dans l’établissement du
marbrier, où les soins les plus empressés et les plus généreux lui
furent prodigués par madame Sonet et par madame Vitelot, épouse de
l’associé de monsieur Sonet. Topinard resta là, car il avait vu
Fraisier, dont la figure lui semblait patibulaire, s’entretenir avec le
courtier de la maison Sonet.</p><p>
Au bout d’une heure, vers deux heures et demie, le pauvre innocent
Allemand recouvra ses sens. Schmucke croyait rêver depuis deux jours.
Il pensait qu’il se réveillerait et qu’il trouverait Pons vivant. Il
eut tant de serviettes mouillées sur le front, on lui fit respirer tant
de sels et de vinaigres, qu’il ouvrit les yeux. Madame Sonet força
Schmucke à boire un bon bouillon gras, car on avait mis le pot-au-feu
chez les marbriers.</p><p>
— Ça ne nous arrive pas souvent de recueillir ainsi des clients qui
sentent aussi vivement que cela ; mais ça se voit encore tous les deux
ans…</p><p>
Enfin Schmucke parla de regagner la rue de Normandie.</p><p>
— Monsieur, dit alors Sonet, voici le dessin qu’a fait Vitelot exprès
pour vous, il a passé la nuit !… Mais il a été bien inspiré ! ça sera
beau…</p><p>
— Ça sera l’un des plus beaux du Père-Lachaise !… dit la petite madame
Sonet. Mais vous devez honorer la mémoire d’un ami qui vous a laissé
toute sa fortune…</p><p>
Ce projet, censé fait exprès, avait été préparé pour de Marsay, le
fameux ministre ; mais la veuve avait voulu confier ce monument à
Stidmann ; le projet de ces industriels fut alors rejeté, car on eut
horreur d’un monument de pacotille. Ces trois figures représentaient
alors les journées de juillet, où se manifesta ce grand ministre.
Depuis, avec des modifications, Sonet et Vitelot avaient fait des trois
glorieuses, l’Armée, la Finance et la Famille pour le monument de
Charles Keller, qui fut encore exécuté par Stidmann. Depuis onze ans,
ce projet était adapté à toutes les circonstances de famille ; mais, en
le calquant, Vitelot avait transformé les trois figures en celles des
génies de la Musique, de la Sculpture et de la Peinture.</p><p>
— Ce n’est rien si l’on pense aux détails et aux constructions ; mais en
six mois nous arriverons… dit Vitelot. Monsieur, voici le devis et la
commande… sept mille francs, non compris les praticiens.</p><p>
— Si Monsieur veut du marbre, dit Sonet, plus spécialement marbrier, ce
sera douze mille francs, et Monsieur s’immortalisera avec son ami…</p><p>
— Je viens d’apprendre que le testament sera attaqué, dit Topinard à
l’oreille de Vitelot, et que les héritiers rentreront dans leur
héritage ; allez voir monsieur le président Camusot, car ce pauvre
innocent n’aura pas un liard…</p><p>
— Vous nous amenez toujours des clients comme cela ! dit madame Vitelot au courtier en commençant une querelle.</p><p>
Topinard reconduisit Schmucke à pied, rue de Normandie, car les voitures de deuil s’y étaient dirigées :</p><p>
— Ne me guiddez bas !… dit Schmucke à Topinard.</p><p>
Topinard voulait s’en aller, après avoir remis le pauvre musicien entre les mains de la dame Sauvage.</p><p>
— Il est quatre heures, mon cher monsieur Schmucke, et il faut que
j’aille dîner… ma femme, qui est ouvreuse, ne comprendrait pas ce que
je suis devenu. Vous savez… le théâtre ouvre à cinq heures trois
quarts…</p><p>
— Vi, che le sais… mais sonchez que che zuis zeul sur la derre, sans
ein ami. Fous qui afez bleuré. Bons, églairez-moi, che zuis tans eine
nouitte brovonte, ed Bons m’a tit que j’édais enduré te goguins…</p><p>
— Je m’en suis déjà bien aperçu, je viens de vous empêcher d’aller coucher à Clichy !</p><p>
— Gligy ?… s’écria Schmucke, che ne gombrends bas…</p><p>
— Pauvre homme ! Eh bien ! soyez tranquille, je viendrai vous voir, adieu.</p><p>
— Atié ! à piendôd !… dit Schmucke en tombant quasi mort de lassitude.</p><p>
— Adieu ! mô-sieu ! dit madame Sauvage à Topinard d’un air qui frappa le gagiste.</p><p>
— Oh ! qu’avez-vous donc, la bonne ?… dit railleusement le garçon de théâtre. Vous vous posez là comme un traître de mélodrame.</p><p>
— Traître vous-même ! De quoi vous mêlez-vous ici ? N’allez-vous pas vouloir faire les affaires de monsieur ! et le carotter ?…</p><p>
— Le carotter !… servante !… reprit superbement Topinard. Je ne suis
qu’un pauvre garçon de théâtre, mais je tiens aux artistes, et apprenez
que je n’ai jamais rien demandé à personne ! Vous a-t-on demandé quelque
chose ? Vous doit-on ?… eh ! la vieille ?…</p><p>
— Vous êtes garçon de théâtre, et vous vous nommez ?… demanda la virago.</p><p>
— Topinard, pour vous servir…</p><p>
— Bien des choses chez vous, dit la Sauvage, et mes compliments à
médème, si môsieur est marié… C’est tout ce que je voulais savoir.</p><p>
— Qu’avez-vous donc, ma belle ?… dit madame Cantinet qui survint.</p><p>
— J’ai, ma petite, que vous allez rester là, surveiller le dîner, je vais donner un coup de pied jusque chez monsieur…</p><p>
— Il est en bas, il cause avec cette pauvre madame Cibot, qui pleure toutes les larmes de son corps, répondit la Cantinet.</p><p>
La Sauvage dégringola par les escaliers avec une telle rapidité, que les marches tremblaient sous ses pieds.</p><p>
— Monsieur… dit-elle à Fraisier en l’attirant à elle à quelques pas de madame Cibot.</p><p>
Et elle désigna Topinard au moment où le garçon de théâtre passait fier
d’avoir déjà payé sa dette à son bienfaiteur, en empêchant par une ruse
inspirée par les coulisses, où tout le monde a plus ou moins d’esprit
drolatique, l’ami de Pons de tomber dans un piège. Aussi le gagiste se
promettait-il de protéger le musicien de son orchestre contre les
pièges qu’on tendrait à sa bonne foi.</p><p>
— Vous voyez ce petit misérable !… c’est une espèce d’honnête homme
qui veut fourrer son nez dans les affaires de monsieur Schmucke…</p><p>
— Qui est-ce ? demanda Fraisier.</p><p>
— Oh ! un rien du tout…</p><p>
— Il n’y a pas de rien du tout, en affaires…</p><p>
— Hé ! dit-elle, c’est un garçon de théâtre, nommé Topinard…</p><p>
— Bien, madame Sauvage ! continuez ainsi, vous aurez votre débit de tabac.</p><p>
Et Fraisier reprit la conversation avec madame Cibot.</p><p>
— Je dis donc, ma chère cliente, que vous n’avez pas joué franc jeu
avec nous, et que nous ne sommes tenus à rien avec un associé qui nous
trompe !</p><p>
— Et en quoi vous ai-je trompé ?… dit la Cibot en mettant les poings
sur ses hanches. Croyez-vous que vous me ferez trembler avec vos
regards de verjus et vos airs de givre !… Vous cherchez de mauvaises
raisons pour vous débarrasser de vos promesses, et vous vous dites
honnête homme. Savez-vous ce que vous êtes ? Vous êtes une canaille.
Oui, oui, grattez-vous le bras !… mais empochez ça !…</p><p>
— Pas de mots, pas de colère, ma mie, dit Fraisier. Écoutez-moi ! Vous
avez fait votre pelote… Ce matin, pendant les préparatifs du convoi,
j’ai trouvé ce catalogue, en double, écrit tout entier de la main de
monsieur Pons, et par hasard mes yeux sont tombés sur ceci :</p><p>
Et il lut en ouvrant le catalogue manuscrit :</p><p>
"N° 7. Magnifique portrait peint sur marbre, par Sébastien del Piombo,
en 1546, vendu par une famille qui l’a fait enlever de la cathédrale de
Terni. Ce portrait, qui avait pour pendant un évêque, acheté par un
Anglais, représente un chevalier de Malte en prières, et se trouvait
au-dessus du tombeau de la famille Rossi. Sans la date, on pourrait
attribuer cette œuvre à Raphaël. Ce morceau me semble supérieur au
portrait de Baccio Bandinelli, du Musée, qui est un peu sec, tandis que
ce chevalier de Malte est d’une fraîcheur due à la conservation de la
peinture sur la Lavagna (ardoise)."</p><p>
— En regardant, reprit Fraisier, à la place n° 7, j’ai trouvé un
portrait de dame signé Chardin, sans n° 7 !… Pendant que le maître des
cérémonies complétait son nombre de personnes pour tenir les cordons du
poêle, j’ai vérifié les tableaux, et il y a huit substitutions de
toiles ordinaires et sans numéros, à des œuvres indiquées comme
capitales par feu monsieur Pons et qui ne se trouvent plus… Et enfin,
il manque un petit tableau sur bois, de Metzu, désigné comme un
chef-d’œuvre…</p><p>
— Est-ce que j’étais gardienne de tableaux ? moi ! dit la Cibot.</p><p>
— Non, mais vous étiez femme de confiance, faisant le ménage et les affaires de monsieur Pons, et s’il y a vol…</p><p>
— Vol ! apprenez, monsieur, que les tableaux ont été vendus par monsieur
Schmucke, d’après les ordres de monsieur Pons, pour subvenir à ses
besoins.</p><p>
— À qui ?</p><p>
— À messieurs Élie Magus et Rémonencq…</p><p>
— Combien ?…</p><p>
— Mais, je ne m’en souviens pas !…</p><p>
— Écoutez, ma chère madame Cibot, vous avez fait votre pelote, elle est
dodue !… reprit Fraisier. J’aurai l’œil sur vous, je vous tiens…
Servez-moi, je me tairai ! Dans tous les cas, vous comprenez que vous ne
devez compter sur rien de la part de monsieur le président Camusot, du
moment où vous avez jugé convenable de le dépouiller.</p><p>
— Je savais bien, mon cher monsieur Fraisier, que cela tournerait en os
de boudin pour moi… répondit la Cibot adoucie par les mots : "Je me
tairai !"</p>
 
 
== LXXII. Du danger de se mêler des affaires de la justice ==
 
<p>
— Voilà, dit Rémonencq en survenant, que vous cherchez querelle à
Madame ; ça n’est pas bien ! La vente des tableaux a été faite de gré à
gré avec monsieur Pons entre monsieur Magus et moi, que nous sommes
restés trois jours avant de nous accorder avec le défunt qui rêvait sur
ses tableaux ! Nous avons des quittances en règle, et si nous avons
donné, comme cela se fait, quelques pièces de quarante francs à madame,
elle n’a eu que ce que nous donnons dans toutes les maisons bourgeoises
où nous concluons un marché. Ah ! mon cher monsieur, si vous croyez
tromper une femme sans défense, vous n’en serez pas le bon marchand !…
Entendez-vous, monsieur le faiseur d’affaires ? Monsieur Magus est le
maître de la place, et si vous ne filez pas doux avec Madame, si vous
ne lui donnez pas ce que vous lui avez promis, je vous attends à la
vente de la collection, vous verrez ce que vous perdrez si vous avez
contre vous monsieur Magus et moi, qui saurons ameuter les marchands…
Au lieu de sept à huit cent mille francs, vous ne ferez seulement pas
deux cent mille francs !</p><p>
— C’est bon ! c’est bon, nous verrons ! Nous ne vendrons pas, dit Fraisier, ou nous vendrons à Londres.</p><p>
— Nous connaissons Londres ! dit Rémonencq, et monsieur Magus y est aussi puissant qu’à Paris.</p><p>
— Adieu, madame, je vais éplucher vos affaires, dit Fraisier ; à moins que vous ne m’obéissiez toujours, ajouta-t-il.</p><p>
— Petit filou !…</p><p>
— Prenez garde, dit Fraisier, je vais être juge de paix !</p><p>
On se sépara sur des menaces dont la portée était bien appréciée de part et d’autre.</p><p>
— Merci, Rémonencq ! dit la Cibot, c’est bien bon pour une pauvre veuve de trouver un défenseur.</p><p>
Le soir, vers dix heures, au théâtre, Gaudissard manda dans son cabinet
le garçon de théâtre de l’orchestre. Gaudissard, debout devant la
cheminée, avait pris une attitude napoléonienne, contractée depuis
qu’il conduisait tout un monde de comédiens, de danseurs, de figurants,
de musiciens, de machinistes, et qu’il traitait avec des auteurs. Il
passait habituellement sa main droite dans son gilet, en tenant sa
bretelle gauche, et il se mettait la tête de trois quarts en jetant son
regard dans le vide.</p><p>
— Ah çà ! Topinard, avez-vous des rentes ?</p><p>
— Non, monsieur.</p><p>
— Vous cherchez donc une place meilleure que la vôtre ? demanda le directeur.</p><p>
— Non, monsieur… répondit le gagiste en devenant blême.</p><p>
— Que diable, ta femme est ouvreuse aux premières… J’ai su respecter
en elle mon prédécesseur déchu… Je t’ai donné l’emploi de nettoyer
les quinquets des coulisses pendant le jour ; enfin, tu es attaché aux
partitions. Ce n’est pas tout ! tu as des feux de vingt sous pour faire
les monstres et commander les diables quand il y a des enfers. C’est
une position enviée par tous les gagistes, et tu es jalousé, mon ami,
au théâtre, où tu as des ennemis.</p><p>
— Des ennemis !… dit Topinard.</p><p>
— Et tu as trois enfants, dont l’aîné joue les rôles d’enfant, avec des feux de cinquante centimes !…</p><p>
— Monsieur…</p><p>
— Laisse-moi parler… dit Gaudissard d’une voix foudroyante. Dans cette position-là, tu veux quitter le théâtre…</p><p>
— Monsieur…</p><p>
— Tu veux te mêler de faire des affaires, de mettre ton doigt dans des
successions !… Mais, malheureux, tu serais écrasé comme un œuf ! J’ai
pour protecteur Son Excellence Monseigneur le comte Popinot, homme
d’esprit et d’un grand caractère, que le roi a eu la sagesse de
rappeler dans son conseil… Cet homme d’État, ce politique supérieur,
je parle du comte Popinot, a marié son fils aîné à la fille du
président de Marville, un des hommes les plus considérables et les plus
considérés de l’ordre supérieur judiciaire, un des flambeaux de la
cour, au Palais. Tu connais le Palais ? Eh bien ! il est l’héritier de
son cousin Pons, notre ancien chef d’orchestre, au convoi de qui tu es
allé ce matin. Je ne te blâme pas d’être allé rendre les derniers
devoirs à ce pauvre homme… Mais tu ne resterais pas en place, si tu
te mêlais des affaires de ce digne monsieur Schmucke, à qui je veux
beaucoup de bien, mais qui va se trouver en délicatesse avec les
héritiers de Pons… Et comme cet Allemand m’est de peu, que le
président et le comte Popinot me sont de beaucoup, je t’engage à
laisser ce digne Allemand se dépêtrer tout seul de ses affaires. Il y a
un Dieu particulier pour les Allemands, et tu serais très mal en
sous-Dieu ! vois-tu, reste gagiste !… tu ne peux pas mieux faire !</p><p>
— Suffit, monsieur le directeur, dit Topinard navré.</p><p>
Schmucke qui s’attendait à voir le lendemain ce pauvre garçon de
théâtre, le seul être qui eût pleuré Pons, perdit ainsi le protecteur
que le hasard lui avait envoyé. Le lendemain, le pauvre Allemand sentit
à son réveil l’immense perte qu’il avait faite, en trouvant
l’appartement vide. La veille et l’avant-veille, les événements et les
tracas de la mort avaient produit autour de lui cette agitation, ce
mouvement où se distraient les yeux. Mais le silence qui suit le départ
d’un ami, d’un père, d’un fils, d’une femme aimée, pour la tombe, le
terne et froid silence du lendemain est terrible, il est glacial.
Ramené par une force irrésistible dans la chambre de Pons, le pauvre
homme ne put en soutenir l’aspect, il recula, revint s’asseoir dans la
salle à manger où madame Sauvage servait le déjeuner. Schmucke s’assit
et ne put rien manger.</p>
 
 
== LXXIII. Apparition de trois hommes noirs ==
 
<p>
Tout à coup une sonnerie assez vive retentit, et trois hommes noirs
apparurent, à qui madame Cantinet et madame Sauvage laissèrent le
passage libre. C’était d’abord monsieur Vitel, le juge de paix, et
monsieur son greffier. Le troisième était Fraisier, plus sec, plus âpre
que jamais, en ayant subi le désappointement d’un testament en règle
qui annulait l’arme puissante, si audacieusement volée par lui.</p><p>
— Nous venons, monsieur, dit le juge de paix avec douceur à Schmucke, apposer les scellés ici…</p><p>
Schmucke, pour qui ces paroles étaient du grec, regarda d’un air effaré les trois hommes.</p><p>
— Nous venons, à la requête de monsieur Fraisier, avocat, mandataire de
monsieur Camusot de Marville, héritier de son cousin, le feu sieur
Pons… ajouta le greffier.</p><p>
— Les collections sont là, dans ce vaste salon, et dans la chambre à coucher du défunt, dit Fraisier.</p><p>
— Eh bien ! passons. Pardon, monsieur, déjeunez, faites, dit le juge de paix.</p><p>
L’invasion de ces trois hommes noirs avait glacé le pauvre Allemand de terreur.</p><p>
— Monsieur, dit Fraisier en dirigeant sur Schmucke un de ces regards
venimeux qui magnétisaient ses victimes comme une araignée magnétise
une mouche, monsieur, qui a su faire faire à son profit un testament
par-devant notaire, devait bien s’attendre à quelque résistance de la
part de la famille. Une famille ne se laisse pas dépouiller par un
étranger sans combattre, et nous verrons, monsieur, qui l’emportera de
la fraude, de la corruption ou de la famille !… Nous avons le droit,
comme héritiers, de requérir l’apposition des scellés, les scellés
seront mis, et je veux veiller à ce que cet acte conservatoire soit
exercé avec la dernière rigueur, et il le sera.</p><p>
— Mon Tieu ! mon Tieu ! qu’aiche vaid au ziel ? dit l’innocent Schmucke.</p><p>
— On jase beaucoup de vous dans la maison, dit la Sauvage, il est venu
pendant que vous dormiez un petit jeune homme, habillé tout en noir, un
freluquet, le premier clerc de monsieur Hannequin, et il voulait vous
parler à toute force ; mais comme vous dormiez et que vous étiez si
fatigué de la cérémonie d’hier, je lui ai dit que vous aviez signé un
pouvoir à monsieur Villemot, le premier clerc de Tabareau, et qu’il
eût, si c’était pour affaires, à l’aller voir. "— Ah ! tant mieux, qu’a
dit le petit jeune homme, je m’entendrai bien avec lui. Nous allons
déposer le testament au tribunal, après l’avoir présenté au président."
Pour lors je l’ai prié de nous envoyer monsieur Villemot dès qu’il le
pourrait. Soyez tranquille, mon cher monsieur, dit la Sauvage, vous
aurez des gens pour vous défendre. Et l’on ne vous mangera pas la laine
sur le dos Vous allez avoir quelqu’un qui a bec et ongles ! monsieur
Villemot va leur dire leur fait ! Moi, je me suis déjà mise en colère
après cette affreuse gueuse de mame Cibot, une portière qui se mêle de
juger ses locataires, et qui soutient que vous filoutez cette fortune
aux héritiers, que vous avez chambré monsieur Pons, que vous l’avez
mécanisé, qu’il était fou à lier. Je vous l’ai remouchée de la belle
manière, la scélérate : "Vous êtes une voleuse et une canaille ! que je
lui ai dit, et vous irez au tribunal pour tout ce que vous avez volé à
vos messieurs…" Et elle a tu sa gueule.</p><p>
— Monsieur, dit le greffier en venant chercher Schmucke, veut-il être
présent à l’apposition des scellés dans la chambre mortuaire !</p><p>
— Vaides ! vaides ! dit Schmucke, che bressime que che bourrai mourir dranguile ?</p><p>
— On a toujours le droit de mourir, dit le greffier en riant, et c’est
là notre plus forte affaire que les successions. Mais j’ai rarement vu
des légataires universels suivre les testateurs dans la tombe.</p><p>
— Ch’irai, moi ! dit Schmucke qui se sentit après tant de coups des douleurs intolérables au cœur.</p><p>
— Ah ! voilà monsieur Villemot ! s’écria la Sauvage.</p><p>
— Monsir Fillemod, dit le pauvre Allemand, rebrezendez-moi…</p><p>
— J’accours, dit le premier clerc. Je viens vous apprendre que le
testament est tout à fait en règle, et sera certainement homologué par
le tribunal qui vous enverra en possession… Vous aurez une belle
fortune.</p><p>
— Môi eine pelle vordine ! s’écria Schmucke au désespoir d’être soupçonné de cupidité.</p><p>
— En attendant, dit la Sauvage, qu’est-ce que fait donc là le juge de
paix avec ses bougies et ses petites bandes de ruban de fil ?</p><p>
— Ah ! il met les scellés… Venez, monsieur Schmucke, vous avez droit d’y assister.</p><p>
— Non, hâlez-y.</p><p>
— Mais pourquoi les scellés, si monsieur est chez lui, et si tout est à
lui ? dit la Sauvage en faisant du droit à la manière des femmes, qui
toutes exécutent le Code à leur fantaisie.</p><p>
— Monsieur n’est pas chez lui, madame, il est chez monsieur Pons ; tout
lui appartiendra sans doute, mais quand on est légataire, on ne peut
prendre les choses dont se compose la succession que par ce que nous
appelons un envoi en possession. Cet acte émane du tribunal. Or, si les
héritiers dépossédés de la succession par la volonté du testateur
forment opposition à l’envoi en possession, il y a procès… Et comme
on ne sait à qui reviendra la succession, on met toutes les valeurs
sous les scellés, et les notaires des héritiers et du légataire
procéderont à l’inventaire dans le délai voulu par la loi. Et voilà.</p><p>
En entendant ce langage pour la première fois de sa vie, Schmucke
perdit tout à fait la tête, il la laissa tomber sur le dossier du
fauteuil où il était assis, il la sentait si lourde, qu’il lui fut
impossible de la soutenir. Villemot alla causer avec le greffier et le
juge de paix, et assista, avec le sang-froid des praticiens, à
l’apposition des scellés qui, lorsque aucun héritier n’est là, ne va
pas sans quelques lazzis, et sans observations sur les choses qu’on
enferme ainsi, jusqu’au jour du partage. Enfin les quatre gens de loi
fermèrent le salon, et rentrèrent dans la salle à manger, où le
greffier se transporta. Schmucke regarda faire machinalement cette
opération, qui consiste à sceller du cachet de la justice de paix un
ruban de fil sur chaque vantail des portes, quand elles sont à deux
vantaux, ou à sceller l’ouverture des armoires ou des portes simples en
cachetant les deux lèvres de la paroi.</p><p>
— Passons à cette chambre, dit Fraisier en désignant la chambre de Schmucke dont la porte donnait dans la salle à manger.</p><p>
— Mais c’est la chambre à monsieur ! dit la Sauvage en s’élanCant et se mettant entre la porte et les gens de justice.</p><p>
— Voici le bail de l’appartement, dit l’affreux Fraisier, nous l’avons
trouvé dans les papiers, et il n’est pas au nom de messieurs Pons et
Schmucke, il est au nom seul de monsieur Pons. Cet appartement tout
entier appartient à la succession, et… d’ailleurs, dit-il en ouvrant
la porte de la chambre de Schmucke, tenez, monsieur le juge de paix,
elle est pleine de tableaux.</p><p>
— En effet, dit le juge de paix qui donna sur-le-champ gain de cause à Fraisier.</p>
 
 
== LXXIV. Les fruits du fraisier ==
 
<p>
— Attendez, messieurs, dit Villemot. Pensez-vous que vous allez mettre
à la porte le légataire universel, dont jusqu’à présent la qualité
n’est pas contestée ?</p><p>
— Si ! si ! dit Fraisier ; nous nous opposons à la délivrance du legs.</p><p>
— Et sous quel prétexte ?</p><p>
— Vous le saurez, mon petit ! dit railleusement Fraisier. En ce moment,
nous ne nous opposons pas à ce que le légataire retire ce qu’il
déclarera être à lui dans cette chambre ; mais elle sera mise sous les
scellés. Et Monsieur ira se loger où bon lui semblera.</p><p>
— Non, dit Villemot, Monsieur restera dans sa chambre !…</p><p>
— Et comment ?</p><p>
— Je vais vous assigner en référé, reprit Villemot, pour voir dire que
nous sommes locataires par moitié de cet appartement, et vous ne nous
en chasserez pas… Otez les tableaux, distinguez ce qui est au défunt,
ce qui est à mon client, mais mon client y restera… mon petit !…</p><p>
— Che m’en irai ! dit le vieux musicien qui retrouva de l’énergie en écoutant cet affreux débat</p><p>
— Vous ferez mieux ! dit Fraisier. Ce parti vous épargnera des frais, car vous ne gagneriez pas l’incident. Le bail est formel…</p><p>
— Le bail ! le bail ! dit Villemot, c’est une question de bonne foi !…</p><p>
— Elle ne se prouvera pas, comme dans les affaires criminelles, par des
témoins… Allez-vous vous jeter dans des expertises, des
vérifications… des jugements interlocutoires et une procédure ?</p><p>
— Non ! non ! s’écria Schmucke effrayé, ché téménache, ché m’en fais.</p><p>
La vie de Schmucke était celle d’un philosophe, cynique sans le savoir,
tant elle était réduite au simple. Il ne possédait que deux paires de
souliers, une paire de bottes, deux habillements complets, douze
chemises, douze foulards, douze mouchoirs, quatre gilets et une pipe
superbe que Pons lui avait donnée avec une poche à tabac brodée. Il
entra dans la chambre, surexcité par la fièvre de l’indignation, il y
prit toutes ses hardes, et les mit sur une chaise.</p><p>
— Doud ceci est à moi !… dit-il avec une simplicité digne de Cincinnatus ; le biano esd aussi à moi.</p><p>
— Madame… dit Fraisier à la Sauvage, faites-vous aider, emportez-le et mettez-le sur le carré, ce piano !</p><p>
— Vous êtes trop dur aussi, dit Villemot à Fraisier. Monsieur le juge
de paix est maître d’ordonner ce qu’il veut, il est souverain dans
cette matière.</p><p>
— Il y a là des valeurs, dit le greffier en montrant la chambre.</p><p>
— D’ailleurs, fit observer le juge de paix, Monsieur sort de bonne volonté.</p><p>
— On n’a jamais vu de client pareil, dit Villemot indigné, qui se retourna contre Schmucke. Vous êtes mou comme une chiffe.</p><p>
— Qu’imborde où l’on meird, dit Schmucke en sortant. Ces hommes ond des
fizaches de digre… Ch’enferrai gerger mes baufres avvaires, dit-il.</p><p>
— Où Monsieur va-t-il ?</p><p>
— À la crase de Tieu ! répondit le légataire universel en faisant un geste sublime d’indifférence.</p><p>
— Faites-le-moi savoir, dit Villemot.</p><p>
— Suis-le, dit Fraisier à l’oreille du premier clerc.</p><p>
Madame Cantinet fut constituée gardienne des scellés, et sur les fonds trouvés on lui alloua une provision de cinquante francs.</p><p>
— Ça va bien, dit Fraisier à monsieur Vitel quand Schmucke fut parti.
Si vous voulez donner votre démission en ma faveur, allez voir madame
la présidente de Marville, vous vous entendrez avec elle.</p><p>
— Vous avez trouvé un homme de beurre ! dit le juge de paix en montrant
Schmucke qui regardait dans la cour une dernière fois les fenêtres de
l’appartement.</p><p>
— Oui, l’affaire est dans le sac ! répondit Fraisier. Vous pourrez
marier sans crainte votre petite-fille à Poulain, il sera médecin en
chef des Quinze-Vingts.</p><p>
— Nous verrons ! Adieu, monsieur Fraisier, dit le juge de paix avec un air de camaraderie.</p><p>
— C’est un homme de moyens, dit le greffier, il ira loin, le mâtin !</p><p>
Il était alors onze heures, le vieil Allemand prit machinalement le
chemin qu’il faisait avec Pons en pensant à Pons ; il le voyait sans
cesse, il le croyait à ses côtés, et il arriva devant le théâtre d’où
sortait son ami Topinard, qui venait de nettoyer les quinquets de tous
les portants, en pensant à la tyrannie de son directeur.</p><p>
— Ah ! foilà mon avvaire ! s’écria Schmucke en arrêtant le pauvre gagiste. Dobinart, ti has ein lochemand, toi ?…</p><p>
— Oui, monsieur.</p><p>
— Ein ménache ?…</p><p>
— Oui, monsieur.</p><p>
— Beux-du me brentre en bansion ? Oh ! che bayerai pien, c’hai neiffe
cende vrancs de randes… ed che n’ai bas pien londems à fifre… Che
ne te chénerai boint… che manche de doud !… Mon seil pessoin est te
vîmer ma bibe… Ed gomme ti ès le seil qui ait bleuré Bons afec moi,
che d’aime !</p><p>
— Monsieur, ce serait avec bien du plaisir ; mais d’abord figurez-vous que M. Gaudissard m’a fichu une perruque soignée…</p><p>
— Eine berruc ?</p><p>
— Une façon de dire qu’il m’a lavé la tête.</p><p>
— Lafé la dêde ?…</p><p>
— Il m’a grondé de m’être intéressé à vous.. Il faudrait donc être bien
discret, si vous veniez chez moi ! mais je doute que vous y restiez, car
vous ne savez pas ce qu’est le ménage d’un pauvre diable comme moi…</p><p>
— Ch’aime mieux le baufre ménache d’in hôme de cuier qui a bleuré Bons,
que les Duileries afec des hômes à face de digres ! Ché sors de foir des
digres chez Bons qui font mancher dut !…</p><p>
— Venez, monsieur, dit le gagiste, et vous verrez… Mais… Enfin, il y a une soupente… Consultons madame Topinard.</p><p>
Schmucke suivit comme un mouton Topinard, qui le conduisit dans une de
ces affreuses localités qu’on pourrait appeler les cancers de Paris. La
chose se nomme cité Bordin. C’est un passage étroit, bordé de maisons
bâties comme on bâtit par spéculation, qui débouche rue de Bondy, dans
cette partie de la rue obombrée par l’immense bâtiment du théâtre de la
Porte-Saint-Martin, une des verrues de Paris. Ce passage, dont la voie
est creusée en contrebas de la chaussée de la rue, s’enfonce par une
pente vers la rue des Mathurins-du-Temple. La cité finit par une rue
intérieure qui la barre, en figurant la forme d’un T. Ces deux ruelles,
ainsi disposées, contiennent une trentaine de maisons à six et sept
étages, dont les cours intérieures, dont tous les appartements,
contiennent des magasins, des industries, des fabriques en tout genre.
C’est le faubourg Saint-Antoine en miniature. On y fait des meubles, on
y cisèle les cuivres, on y coud des costumes pour les théâtres, on y
travaille le verre, on y peint les porcelaines, on y fabrique enfin
toutes les fantaisies et les variétés de l’article Paris. Sale et
productif comme le commerce, ce passage, toujours plein d’allants et de
venants, de charrettes, de haquets, est d’un aspect repoussant, et la
population qui y grouille est en harmonie avec les choses et les lieux.
C’est le peuple des fabriques, peuple intelligent dans les travaux
manuels, mais dont l’intelligence s’y absorbe. Topinard demeurait dans
cette cité florissante comme produit, à cause des bas prix des loyers.
Il habitait la seconde maison dans l’entrée à gauche. Son appartement,
situé au sixième étage, avait vue sur cette zone de jardins qui
subsistent encore et qui dépendent des trois ou quatre grands hôtels de
la rue de Bondy.</p><p>
Le logement de Topinard consistait en une cuisine et en deux chambres.
Dans la première de ces deux chambres se tenaient les enfants On y
voyait deux petits lits en bois blanc et un berceau. La seconde était
la chambre des époux Topinard. On mangeait dans la cuisine. Au-dessus
régnait un faux grenier élevé de six pieds, et couvert en zinc, avec un
châssis à tabatière pour fenêtre. On y parvenait par un escalier en
bois blanc appelé, dans l’argot du bâtiment, échelle de meunier. Cette
pièce, donnée comme chambre de domestique, permettait d’annoncer le
logement de Topinard, comme un appartement complet, et de le taxer à
quatre cents francs de loyer. À l’entrée, pour masquer la cuisine, il
existait un tambour cintré, éclairé par un œil-de-bœuf sur la cuisine
et formé par la réunion de la porte de la première chambre et par celle
de la cuisine, en tout trois portes. Ces trois pièces carrelées en
briques, tendues d’affreux papier à six sous le rouleau, décorées de
cheminées dites à la capucine, peintes en peinture vulgaire, couleur de
bois, contenaient ce ménage de cinq personnes dont trois enfants. Aussi
chacun peut-il entrevoir les égratignures profondes que faisaient les
trois enfants à la hauteur où leurs bras pouvaient atteindre.</p>
 
 
== LXXV. Un intérieur peu confortable ==
 
<p>
Les riches n’imagineraient pas la simplicité de la batterie de cuisine
qui consistait en une cuisinière, un chaudron, un gril, une casserole,
deux ou trois marabouts, et une poêle à frire. La vaisselle en faïence,
brune et blanche, valait bien douze francs. La table servait à la fois
de table de cuisine et de table à manger. Le mobilier consistait en
deux chaises et deux tabourets. Sous le fourneau en hotte se trouvait
la provision de charbon et de bois. Et dans un coin s’élevait le baquet
où se savonnait, souvent pendant la nuit, le linge de la famille. La
pièce où se tenaient les enfants, traversée par des cordes à sécher le
linge, était bariolée d’affiches de spectacle et de gravures prises
dans des journaux ou provenant des prospectus des livres illustrés.
Évidemment l’aîné de la famille Topinard, dont les livres de classe se
voyaient dans un coin, était chargé du ménage, lorsqu’à six heures, le
père et la mère faisaient leur service au théâtre. Dans beaucoup de
familles de la classe inférieure, dès qu’un enfant atteint l’âge de six
ou sept ans, il joue le rôle de la mère vis-à-vis de ses sœurs et de
ses frères.</p><p>
On conçoit, sur ce léger croquis, que les Topinard étaient, selon la
phrase devenue proverbiale, pauvres mais honnêtes. Topinard avait
environ quarante ans, et sa femme, ancienne coryphée des chœurs,
maîtresse, dit-on, du directeur en faillite à qui Gaudissard avait
succédé, devait avoir trente ans. Lolotte avait été belle femme, mais
les malheurs de la précédente administration avaient tellement réagi
sur elle qu’elle s’était vue dans la nécessité de contracter avec
Topinard un mariage de théâtre. Elle ne mettait pas en doute que dès
que leur ménage se verrait à la tête de cent cinquante francs, Topinard
réaliserait ses serments devant la loi, ne fût-ce que pour légitimer
ses enfants qu’il adorait. Le matin, pendant ses moments libres, madame
Topinard cousait pour le magasin du théâtre. Ces courageux gagistes
réalisaient par des travaux gigantesques neuf cents francs par an.</p><p>
— Encore un étage ! disait depuis le troisième Topinard à Schmucke, qui
ne savait seulement pas s’il descendait ou s’il montait, tant il était
abîmé dans la douleur.</p><p>
Au moment où le gagiste vêtu de toile blanche comme tous les gens de
service, ouvrit la porte de la chambre, on entendit la voix de madame
Topinard criant : — Allons, enfants, taisez-vous, voilà papa !</p><p>
Et comme sans doute les enfants faisaient ce qu’ils voulaient de papa,
l’aîné continua de commander une charge en souvenir du
Cirque-Olympique, à cheval sur un manche à balai, le second à souffler
dans un fifre de fer-blanc, et le troisième à suivre de son mieux le
gros de l’armée. La mère cousait un costume de théâtre.</p><p>
— Taisez-vous, cria Topinard d’une voix formidable, ou je tape ! — Faut
toujours leur dire cela, ajouta-t-il tout bas à Schmucke. — Tiens, ma
petite, dit le gagiste à l’ouvreuse, voici monsieur Schmucke, l’ami de
ce pauvre monsieur Pons, il ne sait pas où aller, et il voudrait venir
chez nous ; j’ai eu beau l’avertir que nous n’étions pas flambants, que
nous étions au sixième, que nous n’avions qu’une soupente à lui offrir,
il y tient…</p><p>
Schmucke s’était assis sur une chaise que la femme lui avait avancée,
et les enfants, tout interdits par l’arrivée d’un inconnu, s’étaient
ramassés en un groupe pour se livrer à cet examen approfondi, muet et
si tôt fini, qui distingue l’enfance, habituée comme les chiens à
flairer plutôt qu’à juger. Schmucke se mit à regarder ce groupe si joli
où se trouvait une petite fille, âgée de cinq ans, celle qui soufflait
dans la trompette et qui avait de si magnifiques cheveux blonds.</p><p>
— Ele a l’air, d’une bedide Allemante ! dit Schmucke en lui faisant signe de venir à lui.</p><p>
— Monsieur serait là bien mal, dit l’ouvreuse ; si je n’étais pas
obligée d’avoir mes enfants près de moi, je proposerais bien notre
chambre.</p><p>
Elle ouvrit la chambre et y fit passer Schmucke. Cette chambre était
tout le luxe de l’appartement. Le lit en acajou était orné de rideaux
en calicot bleu, bordé de franges blanches. Le même calicot bleu, drapé
en rideaux, garnissait la fenêtre. La commode, le secrétaire, les
chaises, quoiqu’en acajou, étaient tenus proprement. Il y avait sur la
cheminée une pendule et des flambeaux, évidemment donnés jadis par le
failli, dont le portrait, un affreux portrait de Pierre Grassou, se
trouvait au-dessus de la commode. Aussi les enfants à qui l’entrée du
lieu réservé était défendue essayèrent-ils d’y jeter des regards
curieux.</p><p>
— Monsieur serait bien là, dit l’ouvreuse.</p><p>
— Non, non, répondit Schmucke. Hé ! che n’ai pas londems à fifre, che ne feu qu’un goin bir murir.</p><p>
La porte de la chambre fermée, on monta dans la mansarde, et dès que
Schmucke y fut, il s’écria : — Foilà mon avvaire. Afand d’êdre afec
Bons, che n’édais chamais mieux loché gue zela.</p><p>
— Eh bien ! il n’y a qu’à acheter un lit de sangle, deux matelas, un
traversin, un oreiller, deux chaises et une table. Ce n’est pas la mort
d’un homme… ça peut coûter cinquante écus, avec la cuvette, le pot,
et un petit tapis de lit…</p><p>
Tout fut convenu. Seulement les cinquante écus manquaient. Schmucke,
qui se trouvait à deux pas du théâtre, pensa naturellement à demander
ses appointements au directeur, en voyant la détresse de ses nouveaux
amis… Il alla sur-le-champ au théâtre, et y trouva Gaudissard. Le
directeur reçut Schmucke avec la politesse un peu tendue qu’il
déployait pour les artistes, et fut étonné de la demande faite par
Schmucke d’un mois d’appointements. Néanmoins, vérification faite, la
réclamation se trouva juste.</p><p>
— Ah ! diable, mon brave ! lui dit le directeur, les Allemands savent
toujours bien compter, même dans les larmes… Je croyais que vous
auriez été sensible à la gratification de mille francs ! une dernière
année d’appointements que je vous ai donnée, et que cela valait
quittance !</p><p>
— Nus n’afons rien rési, dit le bon Allemand. Ed si che fiens à fus,
c’esde que che zuis tans la rie et sans eine liart… À qui afez-fus
remis la cradivigation ?</p><p>
— À votre portière !…</p><p>
— Madame Zibod ! s’écria le musicien. Ele a dué Bons, elle l’a follé,
elle l’a fenti… Ele fouleid prîler son desdamand… C’esde eine
goguine ! eine monsdre.</p><p>
— Mais, mon brave, comment êtes-vous sans le sou, dans la rue, sans
asile, avec votre position de légataire universel ? Ça n’est pas
logique, comme nous disons.</p><p>
— On m’a mis à la borde… Che zuis édrencher, che ne gonnais rien aux lois…</p><p>
— Pauvre bonhomme ! pensa Gaudissard en entrevoyant la fin probable
d’une lutte inégale. — Écoutez, lui dit-il, savez-vous ce que vous avez
à faire ?</p><p>
— Ch’ai eine homme d’avvaires !</p><p>
— Eh bien ! transigez sur-le-champ avec les héritiers, vous aurez d’eux
une somme et une rente viagère, et vous vivrez tranquille…</p><p>
— Che ne feux bas audre chosse ! répondit Schmucke.</p><p>
— Eh bien ! laissez-moi vous arranger cela, dit Gaudissard à qui, la veille, Fraisier, avait dit son plan.</p>
 
 
== LXXVI. Où le Gaudissard se montre généreux ==
 
<p>
Gaudissard pensa pouvoir se faire un mérite auprès de la jeune
vicomtesse Popinot et de sa mère de la conclusion de cette sale
affaire, et il serait au moins Conseiller-d’État un jour, se disait-il.</p><p>
— Che fus tonne mes bouvoirs…</p><p>
— Eh bien ! voyons ! D’abord, tenez, dit le Napoléon des théâtres du
boulevard, voici cent écus… Il prit dans sa bourse quinze louis et
les tendit au musicien. — C’est à vous, c’est six mois d’appointements
que vous aurez ; et puis, si vous quittez le théâtre, vous me les
rendrez. Comptons ! que dépensez-vous par an ? Que vous faut-il pour être
heureux ? Allez ! allez ! faites-vous une vie de Sardanapale !…</p><p>
— Che n’ai pessoin que t’eine habilement t’ifer et ine d’édé…</p><p>
— Trois cents francs ! dit Gaudissard.</p><p>
— Tes zouliers, quadre baires…</p><p>
— Soixante francs.</p><p>
— Tis pas…</p><p>
— Douze ! c’est trente-six francs.</p><p>
— Sisse gemisses.</p><p>
— Six chemises en calicot, vingt-quatre francs, autant en toile,
quarante-huit : nous disons soixante-douze. Nous sommes à quatre cent
soixante-huit, mettons cinq cents avec les cravates et les mouchoirs,
et cent francs de blanchissage… six cents livres ! Après, que vous
faut-il pour vivre ?.. trois francs par jour ?…</p><p>
— Non, c’esde drob !…</p><p>
— Enfin, il vous faut aussi des chapeaux. Ça fait quinze cents francs
et cinq cents francs de loyer, deux mille. Voulez-vous que je vous
obtienne deux mille francs de rente viagère.. bien garanties…</p><p>
— Et mon dapac ?</p><p>
— Deux mille quatre cents francs !… Ah ! papa Schmucke vous appelez ça
le tabac ?… Eh bien ! on vous flanquera du tabac. C’est donc deux mille
quatre cents francs de rente viagère…</p><p>
— Ze n’esd bas dud ! che feux eine zôme ! gondand…</p><p>
— Les épingles !… c’est cela ! Ces Allemands ! ça se dit naïf, vieux
Robert Macaire !… pensa Gaudissard. Que voulez-vous ? répéta-t-il. Mais
plus rien après.</p><p>
— C’est bir aguidder ein tedde zagrée.</p><p>
— Une dette ! se dit Gaudissard ; quel filou ! c’est pis qu’un fils de
famille ! il va inventer des lettres de change ! Il faut finir roide ! ce
Fraisier ne voit pas en grand ! Quelle dette, mon brave ? dites !…</p><p>
— Ile n’y ha qu’eine hôme qui aid bleuré Bons afec moi… il a eine
chentille bedide fille qui a tes geveux maniviques, chai gru foir dud à
l’heire le chénie de ma baufre Allemagne que che n’aurais chamais tû
guidder… Paris n’est bas pon bir les Allemands, on se mogue t’eux…
dit-il en faisant le petit geste de tête d’un homme qui croit voir
clair dans les choses de ce bas monde.</p><p>
— Il est fou ! se dit Gaudissard.</p><p>
Et, pris de pitié pour cet innocent, le directeur eut une larme à l’œil.</p><p>
— Ha ! fous me gombrenez ! monsir le tirecdir ! hé pien ! ced hôme à la
bedide file est Dobinard, qui serd l’orguestre et allime les lambes ;
Bons l’aimait et le segourait, c’esde le seil qui aid aggombagné mon
inique ami au gonfoi, à l’éclise, au zimedière… Ché feux drois mille
vrancs bir lui, et drois mille vrancs bir la bedide file…</p><p>
— Pauvre homme !… se dit Gaudissard.</p><p>
Ce féroce parvenu fut touché de cette noblesse et de cette
reconnaissance pour une chose de rien aux yeux du monde, et qui, aux
yeux de cet agneau divin, pesait, comme le verre d’eau de Bossuet, plus
que les victoires des conquérants. Gaudissard cachait sous ses vanités,
sous sa brutale envie de parvenir, et de se hausser jusqu’à son ami
Popinot, un bon cœur, une bonne nature. Donc, il effaça ses jugements
téméraires sur Schmucke, et passa de son côté.</p><p>
— Vous aurez tout cela ! mais je ferai mieux, mon cher Schmucke. Topinard est un homme de probité…</p><p>
— Ui, che l’ai fu dud-à-l’heure, dans son baufre ménache où il est gontend afec ses enfants…</p><p>
— Je lui donnerai la place de caissier, car le père Baudrand me quitte…</p><p>
— Ha ! que Tieu fus pénisse ! s’écria Schmucke.</p><p>
— Eh bien ! mon bon et brave homme, venez à quatre heures, ce soir, chez
monsieur Berthier, notaire, tout sera prêt, et vous serez à l’abri du
besoin pour le reste de vos jours… Vous toucherez vos six mille
francs, et vous serez aux mêmes appointements, avec Garangeot, ce que
vous faisiez avec Pons.</p><p>
— Non ! dit Schmucke, che ne fifrai boind !… Che n’ai blis le cueir à rien… che me sens addaqué…</p><p>
— Pauvre mouton ! se dit Gaudissard en saluant l’Allemand qui se
retirait. On vit de côtelettes après tout. Et comme dit le sublime
Béranger :</p><p>
Pauvres moutons, toujours on vous tondra !</p><p>
Et il chanta cette opinion politique pour chasser son émotion.</p><p>
— Faites avancer ma voiture ! dit-il à son garçon de bureau.</p><p>
Il descendit et cria au cocher : — Rue de Hanovre ! L’ambitieux avait reparu tout entier ! Il voyait le Conseil-d’État.</p>
 
 
== LXXVII. Manière de rattraper une succession ==
 
<p>
Schmucke achetait en ce moment des fleurs, et il les apporta presque joyeux avec des gâteaux pour les enfants de Topinard.</p><p>
— Che tonne les câteaux !… dit-il avec un sourire.</p><p>
Ce sourire était le premier qui vînt sur ses lèvres depuis trois mois, et qui l’eût vu, en eût frémi.</p><p>
— Che les tonne à eine gondission.</p><p>
— Vous êtes trop bon, monsieur, dit la mère.</p><p>
— La bedide file m’emprassera et meddra les fleirs tans ses geveux, en les dressant gomme vont les bedides Allemandes !</p><p>
— Olga, ma fille, faites tout ce que veut monsieur… dit l’ouvreuse en prenant un air sévère.</p><p>
— Ne crontez bas ma bedide Allemante !…, s’écria Schmucke qui voyait sa chère Allemagne dans cette petite fille.</p><p>
— Tout le bataclan vient sur les épaules de trois commissionnaires !… dit Topinard en entrant.</p><p>
— Ha ! fit l’Allemand, mon ami, foici teux sante vrancs pir dud payer…
Mais vous afez une chantile femme, fus l’épiserez, n’est-ce bas ? Che
fus donne mille écus… La bedide file aura eine tode te mile écus que
fus blacerez en son nom. Ed fus ne serez plis cachisde… fus allez
êdre le gaissier du théâdre…</p><p>
— Moi, la place du père Baudrand ?</p><p>
— Ui.</p><p>
— Qui vous a dit cela ?</p><p>
— Monsieur Cautissard !</p><p>
— Oh ! c’est à devenir fou de joie !… Eh ! dis donc, Rosalie, va-t-on
bisquer au théâtre !… Mais ce n’est pas possible, reprit-il.</p><p>
— Notre bienfaiteur ne peut loger dans une mansarde…</p><p>
— Pah ! pur quelques jurs que c’hai à fifre ! dit Schmucke, c’esde bien
pon ! Atieu ! che fais au zimedière… foir ce qu’on a vaid te Bons… ed
gommander tes fleurs pir sa dompe !</p><p>
Madame Camusot de Marville était en proie aux plus vives alarmes.
Fraisier tenait conseil chez elle avec Godeschal et Berthier. Berthier,
le notaire, et Godeschal, l’avoué, regardaient le testament fait par
deux notaires en présence de deux témoins comme inattaquable, à cause
de la manière nette dont Léopold Hannequin l’avait formulé. Selon
l’honnête Godeschal, Schmucke, si son conseil actuel parvenait à le
tromper, finirait par être éclairé, ne fût-ce que par un de ces avocats
qui, pour se distinguer, ont recours à des actes de générosité, de
délicatesse. Les deux officiers ministériels quittèrent donc la
présidente en l’engageant à se défier de Fraisier, sur qui
naturellement ils avaient pris des renseignements. En ce moment
Fraisier, revenu de l’apposition des scellés, minutait une assignation
dans le cabinet du président, où madame de Marville l’avait fait entrer
sur l’invitation des deux officiers ministériels, qui voyaient
l’affaire trop sale pour qu’un président s’y fourrât, selon leur mot,
et qui avaient voulu donner leur opinion à madame de Marville, sans que
Fraisier les écoutât.</p><p>
— Eh bien ! madame, où sont ces messieurs ? demanda l’ancien avoué de Mantes.</p><p>
— Partis ! en me disant de renoncer à l’affaire ! répondit madame de Marville.</p><p>
— Renoncer ! dit Fraisier avec un accent de rage contenue. Écoutez, madame…</p><p>
Et il lut la pièce suivante :</p><p>
"À la requête de, etc…, je passe le verbiage.</p><p>
"Attendu qu’il a été déposé entre les mains de monsieur le président du
tribunal de première instance, un testament reçu par maître Léopold
Hannequin et Alexandre Crottat, notaires à Paris, accompagnés de deux
témoins, les sieurs Brunner et Schwab, étrangers domiciliés à Paris,
par lequel testament le sieur Pons, décédé, a disposé de sa fortune au
préjudice du requérant, son héritier naturel et légal, au profit d’un
sieur Schmucke, Allemand ;</p><p>
"Attendu que le requérant se fait fort de démontrer que le testament
est l’œuvre d’une odieuse captation, et le résultat de manœuvres
réprouvées par la loi ; qu’il sera prouvé par des personnes éminentes
que l’intention du testateur était de laisser sa fortune à mademoiselle
Cécile, fille de mondit sieur de Marville ; et que le testament, dont le
requérant demande l’annulation, a été arraché à la faiblesse du
testateur quand il était en pleine démence ;</p><p>
"Attendu que le sieur Schmucke, pour obtenir ce legs universel, a tenu
en chartre privée le testateur, qu’il a empêché la famille d’arriver
jusqu’au lit du mort, et que, le résultat obtenu, il s’est livré à des
actes notoires d’ingratitude qui ont scandalisé la maison et tous les
gens du quartier qui, par hasard, étaient témoins pour rendre les
derniers devoirs au portier de la maison où est décédé le testateur ;</p><p>
"Attendu que des faits plus graves encore, et dont le requérant
recherche en ce moment les preuves, seront articulés devant messieurs
les juges du tribunal ;</p><p>
"J’ai, huissier soussigné, etc., etc., audit nom, assigné le sieur
Schmucke, parlant, etc., à comparaître devant messieurs les juges
composant la première chambre du tribunal, pour voir dire que le
testament reçu par maîtres Hannequin et Crottat, étant le résultat
d’une captation évidente, sera regardé comme nul et de nul effet, et
j’ai, en outre, audit nom, protesté contre la qualité et capacité de
légataire universel que pourrait prendre le sieur Schmucke, entendant
le requérant s’opposer, comme de fait il s’oppose, par sa requête en
date d’aujourd’hui, présentée à monsieur le président, à l’envoi en
possession demandée par ledit sieur Schmucke, et je lui ai laissé copie
du présent, dont le coût est de…" etc.</p><p>
— Je connais l’homme, madame la présidente, et quand il aura lu ce
poulet, il transigera. Il consultera Tabareau, Tabareau lui dira
d’accepter nos propositions ! Donnez-vous les mille écus de rente
viagère ?</p><p>
— Certes, je voudrais bien en être à payer le premier terme.</p><p>
— Ce sera fait avant trois jours. Car cette assignation le saisira dans
le premier étourdissement de sa douleur, car il regrette Pons, ce
pauvre bonhomme. Il a pris cette perte très au sérieux.</p><p>
— L’assignation lancée peut-elle se retirer ? dit la présidente.</p><p>
— Certes, madame, on peut toujours se désister.</p><p>
— Eh bien ! monsieur, dit madame Camusot, faites !… allez toujours !
Oui, l’acquisition que vous m’avez ménagée en vaut la peine ! J’ai
d’ailleurs arrangé l’affaire de la démission de Vitel, mais vous
payerez les soixante mille francs à ce Vitel sur les valeurs de la
succession Pons… Ainsi, voyez, il faut réussir…</p><p>
— Vous avez sa démission ?</p><p>
— Oui, monsieur ; monsieur Vitel se fie à monsieur de Marville…</p><p>
— Eh bien ! madame, je vous ai déjà débarrassée de soixante mille francs
que je calculais devoir être donnés à cette ignoble portière, cette
madame Cibot. Mais je tiens toujours à avoir le débit de tabac pour la
femme Sauvage, et la nomination de mon ami Poulain à la place vacante
de médecin en chef des Quinze-Vingts.</p><p>
— C’est entendu, tout est arrangé.</p><p>
— Eh bien ! tout est dit… Tout le monde est pour vous dans cette
affaire, jusqu’à Gaudissard, le directeur du théâtre, que je suis allé
trouver hier, et qui m’a promis d’aplatir le gagiste qui pourrait
déranger nos projets.</p><p>
— Oh ! je le sais ! monsieur Gaudissard est tout acquis aux Popinot !</p><p>
Fraisier sortit. Malheureusement il ne rencontra pas Gaudissard, et la fatale assignation fut lancée aussitôt.</p><p>
Tous les gens cupides comprendront, autant que les gens honnêtes
l’exécreront, la joie de la présidente à qui, vingt minutes après le
départ de Fraisier, Gaudissard vint apprendre sa conversation avec le
pauvre Schmucke. La présidente approuva tout, elle sut un gré infini au
directeur du théâtre de lui enlever tous ses scrupules par des
observations qu’elle trouva pleines de justesse.</p><p>
— Madame la présidente, dit Gaudissard, en venant, je pensais que ce
pauvre diable ne saurait que faire de sa fortune ! C’est une nature
d’une simplicité de patriarche ! C’est naïf, c’est Allemand, c’est à
empailler, à mettre sous verre comme un petit Jésus de cire !…
C’est-à-dire que, selon moi, il est déjà fort embarrassé de ses deux
mille cinq cents francs de rente, et vous le provoquez à la débauche…</p><p>
— C’est d’un bien noble cœur, dit la présidente, d’enrichir ce garçon
qui regrette notre cousin. Mais moi je déplore la petite bisbille qui
nous a brouillés, monsieur Pons et moi ; s’il était revenu, tout lui
aurait été pardonné. Si vous saviez, il manque à mon mari. Monsieur de
Marville a été au désespoir de n’avoir pas reçu d’avis de cette mort,
car il a la religion des devoirs de famille, il aurait assisté au
service, au convoi, à l’enterrement, et moi-même, je serais allée à la
messe…</p><p>
— Eh bien ! belle dame, dit Gaudissard, veuillez faire préparer l’acte ;
à quatre heures, je vous amènerai l’Allemand… Recommandez-moi,
madame, à la bienveillance de votre charmante fille, la vicomtesse
Popinot ; qu’elle dise à mon illustre ami, son bon et excellent père, à
ce grand homme d’État, combien je suis dévoué à tous les siens, et
qu’il me continue sa précieuse faveur. J’ai dû la vie à son oncle, le
juge, et je lui dois ma fortune… Je voudrais tenir de vous et de
votre fille la haute considération qui s’attache aux gens puissants et
bien posés. Je veux quitter le théâtre, devenir un homme sérieux.</p><p>
— Vous l’êtes !… monsieur, dit la présidente.</p><p>
— Adorable ! reprit Gaudissard en baisant la main sèche de madame de Marville.</p><p>
Conclusion</p><p>
À quatre heures, se trouvaient réunis dans le cabinet de monsieur
Berthier, notaire, d’abord Fraisier, rédacteur de la transaction, puis
Tabareau, mandataire de Schmucke, et Schmucke lui-même, amené par
Gaudissard. Fraisier avait eu soin de placer en billets de banque les
six mille francs demandés, et six cents francs pour le premier terme de
la rente viagère, sur le bureau du notaire et sous les yeux de
l’Allemand qui, stupéfait de voir tant d’argent, ne prêta pas la
moindre attention à l’acte qu’on lui lisait. Ce pauvre homme, saisi par
Gaudissard, au retour du cimetière où il s’était entretenu avec Pons,
et où il lui avait promis de le rejoindre, ne jouissait pas de toutes
ses facultés déjà bien ébranlées par tant de secousses. Il n’écouta
donc pas le préambule de l’acte où il était représenté comme assisté de
maître Tabareau, huissier, son mandataire et son conseil, et où l’on
rappelait les causes du procès intenté par le président dans l’intérêt
de sa fille. L’Allemand jouait un triste rôle, car, en signant l’acte,
il donnait gain de cause aux épouvantables assertions de Fraisier ; mais
il fut si joyeux de voir l’argent pour la famille Topinard, et si
heureux d’enrichir, selon ses petites idées, le seul homme qui aimât
Pons, qu’il n’entendit pas un mot de cette transaction sur procès. Au
milieu de l’acte, un clerc entra dans le cabinet.</p><p>
— Monsieur, il y a là, dit-il à son patron, un homme qui veut parler à monsieur Schmucke…</p><p>
Le notaire, sur un geste de Fraisier, haussa les épaules significativement.</p><p>
— Ne nous dérangez donc jamais quand nous signons des actes. Demandez
le nom de ce… Est-ce un homme ou un monsieur ? est-ce un créancier…</p><p>
Le clerc revint et dit : — Il veut absolument parler à monsieur Schmucke.</p><p>
— Son nom ?</p><p>
— Il s’appelle Topinard.</p><p>
— J’y vais. Signez tranquillement, dit Gaudissard à Schmucke. Finissez, je vais savoir ce qu’il nous veut.</p><p>
Gaudissard avait compris Fraisier, et chacun d’eux flairait un danger.</p><p>
— Que viens-tu faire ici ? dit le directeur au gagiste. Tu ne veux donc
pas être caissier ? Le premier mérite d’un caissier… c’est la
discrétion.</p><p>
— Monsieur !.</p><p>
— Va donc à tes affaires, tu ne seras jamais rien si tu te mêles de celles des autres.</p><p>
— Monsieur, je ne mangerai pas de pain dont toutes les bouchées me
resteraient dans la gorge !… — Monsieur Schmucke ! criait-il…</p><p>
Schmucke, qui avait signé, qui tenait son argent à la main, vint à la voix de Topinard.</p><p>
— Voici pir la bedide Allemande et pir fus…</p><p>
— Ah ! mon cher monsieur Schmucke, vous avez enrichi des monstres, des
gens qui veulent vous ravir l’honneur. J’ai porté cela chez un brave
homme, un avoué qui connaît ce Fraisier, et il dit que vous devez punir
tant de scélératesse en acceptant le procès et qu’ils reculeront…
Lisez.</p><p>
Et cet imprudent ami donna l’assignation envoyée à Schmucke, cité
Bordin. Schmucke prit le papier, le lut, et en se voyant traité comme
il l’était, ne comprenant rien aux gentillesses de la procédure, il
reçut un coup mortel. Ce gravier lui boucha le cœur. Topinard reçut
Schmucke dans ses bras ; ils étaient alors tous deux sous la porte
cochère du notaire. Une voiture vint à passer, Topinard y fit entrer le
pauvre Allemand, qui subissait les douleurs d’une congestion séreuse au
cerveau. La vue était troublée ; mais le musicien eut encore la force de
tendre l’argent à Topinard. Schmucke ne succomba point à cette première
attaque, mais il ne recouvra point la raison ; il ne faisait que des
mouvements sans conscience ; il ne mangea point ; il mourut en dix jours
sans se plaindre, car il ne parla plus. Il fut soigné par madame
Topinard, et fut obscurément enterré côte à côte avec Pons, par les
soins de Topinard, la seule personne qui suivit le convoi de ce fils de
l’Allemagne.</p><p>
Fraisier, nommé juge de paix, est très intime dans la maison du
président, et très apprécié par la présidente, qui n’a pas voulu lui
voir épouser la fille à Tabareau ; elle promet infiniment mieux que cela
à l’habile homme à qui, selon elle, elle doit non seulement
l’acquisition des prairies de Marville et le cottage, mais encore
l’élection de monsieur le président, nommé député à la réélection
générale de 1846.</p><p>
Tout le monde désirera sans doute savoir ce qu’est devenue l’héroïne de
cette histoire, malheureusement trop véridique dans ses détails, et
qui, superposée à la précédente, dont elle est la sœur jumelle, prouve
que la grande force sociale est le caractère. Vous devinez, ô amateurs,
connaisseurs et marchands, qu’il s’agit de la collection de Pons ! Il
suffira d’assister à une conversation tenue chez le comte Popinot, qui
montrait, il y a peu de jours, sa magnifique collection à des étrangers.</p><p>
— Monsieur le comte, disait un étranger de distinction, vous possédez des trésors !</p><p>
— Oh ! milord, dit modestement le comte Popinot, en fait de tableaux,
personne, je ne dirai pas à Paris, mais en Europe, ne peut se flatter
de rivaliser avec un inconnu, un Juif nommé Élie Magus, vieillard
maniaque, le chef des tableaumanes. Il a réuni cent et quelques
tableaux qui sont à décourager les amateurs d’entreprendre des
collections. La France devrait sacrifier sept à huit millions et
acquérir cette galerie à la mort de ce richard… Quant aux curiosités,
ma collection est assez belle pour qu’on en parle…</p><p>
— Mais comment un homme aussi occupé que vous l’êtes, dont la fortune primitive a été si loyalement gagnée dans le commerce…</p><p>
— De drogueries, dit Popinot, a pu continuer à se mêler de drogues…</p><p>
— Non, reprit l’étranger, mais où trouvez-vous le temps de chercher ? Les curiosités ne viennent pas à vous…</p><p>
— Mon père avait déjà, dit la vicomtesse Popinot, un noyau de
collection, il aimait les arts, les belles œuvres ; mais la plus grande
partie de ses richesses vient de moi !</p><p>
— De vous ! madame ?… si jeune ! vous aviez ces vices-là, dit un prince russe.</p><p>
Les Russes sont tellement imitateurs, que toutes les maladies de la
civilisation se répercutent chez eux. La bricabracomanie fait rage à
Pétersbourg, et par suite du courage naturel à ce peuple, il s’ensuit
que les Russes ont causé dans l’article, dirait Rémonencq, un
renchérissement de prix qui rendra les collections impossibles. Et ce
prince était à Paris uniquement pour collectionner.</p><p>
— Prince, dit la vicomtesse, ce trésor m’est échu par succession d’un
cousin qui m’aimait beaucoup et qui avait passé quarante et quelques
années, depuis 1805, à ramasser dans tous les pays, et principalement
en Italie, tous ces chefs-d’œuvre…</p><p>
— Et comment l’appelez-vous ? demanda le milord.</p><p>
— Pons ! dit le président Camusot.</p><p>
— C’était un homme charmant, reprit la présidente de sa petite voix
flûtée, plein d’esprit, original, et avec cela beaucoup de cœur. Cet
éventail que vous admirez, milord, et qui est celui de madame de
Pompadour, il me l’a remis un matin en me disant un mot charmant que
vous me permettrez de ne pas répéter…</p><p>
Et elle regarda sa fille.</p><p>
— Dites-nous le mot, demanda le prince russe, madame la vicomtesse.</p><p>
— Le mot vaut l’éventail !… répondit la vicomtesse dont le mot était
stéréotypé. Il a dit à ma mère qu’il était bien temps que ce qui avait
été dans les mains du vice restât dans les mains de la vertu.</p><p>
Le milord regarda madame Camusot de Marville d’un air de doute extrêmement flatteur pour une femme si sèche</p><p>
— Il dînait trois ou quatre fois par semaine chez moi, reprit-elle, il
nous aimait tant ! nous savions l’apprécier, les artistes se plaisent
avec ceux qui goûtent leur esprit. Mon mari était d’ailleurs son seul
parent. Et quand cette succession est arrivée à monsieur de Marville,
qui ne s’y attendait nullement, monsieur le comte a préféré acheter
tout en bloc plutôt que de voir vendre cette collection à la criée ; et
nous aussi nous avons mieux aimé la vendre ainsi, car il est si affreux
de voir disperser de belles choses qui avaient tant amusé ce cher
cousin. Élie Magus fut alors l’appréciateur, et c’est ainsi, milord,
que j’ai pu avoir le cottage bâti par votre oncle, et où vous nous
ferez l’honneur de venir nous voir.</p><p>
Le caissier du théâtre, dont le privilège cédé par Gaudissard a passé
depuis un an dans d’autres mains, est toujours monsieur Topinard ; mais
monsieur Topinard est devenu sombre, misanthrope, et parle peu ; il
passe pour avoir commis un crime, et les mauvais plaisants du théâtre
prétendent que son chagrin vient d’avoir épousé Lolotte. Le nom de
Fraisier cause un soubresaut à l’honnête Topinard. Peut-être
trouvera-t-on singulier que la seule âme digne de Pons se soit trouvée
dans le troisième dessous d’un théâtre des boulevards.</p><p>
Madame Rémonencq, frappée de la prédiction de madame Fontaine, ne veut
pas se retirer à la campagne, elle reste dans son magnifique magasin du
boulevard de la Madeleine, encore une fois veuve. En effet,
l’Auvergnat, après s’être fait donner par contrat de mariage les biens
au dernier vivant, avait mis à portée de sa femme un petit verre de
vitriol, comptant sur une erreur, et sa femme, dans une intention
excellente, ayant mis ailleurs le petit verre, Rémonencq l’avala. Cette
fin, digne de ce scélérat, prouve en faveur de la Providence que les
peintres de mœurs sont accusés d’oublier, peut-être à cause des
dénouements de drames qui en abusent.</p><p>
Excusez les fautes du copiste !</p><p>
Paris, juillet 1846 — mai 1847</p>
 
 
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