« Julie ou la Nouvelle Héloïse » : différence entre les versions

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{{titre|Julie ou La nouvelle Héloïse |[Document[Jean-Jacques électroniqueRousseau] : lettres]|}}

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes / recueillies et publ. par Jean-Jacques Rousseau ; [texte établi par René Pomeau]
 
=== Préface ===
 
Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J'ai vu les moeurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres. Que n'ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu!
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Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes
 
== Première partie ==
 
Première partie
 
 
=== Lettre I à Julie ===
 
Il faut vous fuir, mademoiselle, je le sens bien: j'aurais dû beaucoup moins attendre; ou plutôt il fallait ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd'hui? Comment m'y prendre? Vous m'avez promis de l'amitié; voyez mes perplexités, et conseillez-moi.
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Si la commisération naturelle aux âmes bien nées peut vous attendrir sur les peines d'un infortuné auquel vous avez témoigné quelque estime, de légers changements dans votre conduite rendront sa situation moins violente, et lui feront supporter plus paisiblement et son silence et ses maux. Si sa retenue et son état ne vous touchent pas, et que vous vouliez user du droit de le perdre, vous le pouvez sans qu'il murmure: il aime mieux encore périr par votre ordre que par un transport indiscret qui le rendît coupable à vos yeux. Enfin, quoi que vous ordonniez de mon sort, au moins n'aurai-je point à me reprocher d'avoir pu former un espoir téméraire; et si vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce que j'oserais vous demander, quand même je n'aurais point de refus à craindre.
 
=== Lettre II à Julie ===
 
Lettre II à Julie
 
Que je me suis abusé, mademoiselle, dans ma première lettre! Au lieu de soulager mes maux, je n'ai fait que les augmenter en m'exposant à votre disgrâce, et je sens que le pire de tous est de vous déplaire. Votre silence, votre air froid et réservé, ne m'annoncent que trop mon malheur. Si vous avez exaucé ma prière en partie, ce n'est que pour mieux m'en punir.
 
:E poi ch'amor di me vi fece accorta,
:Fur i biondi capelli allor velati,
 
:E l'amoroso sguardo in se raccolto.
Fur i biondi capelli allor velati,
 
E l'amoroso sguardo in se raccolto.
 
Vous retranchez en public l'innocente familiarité dont j'eus la folie de me plaindre; mais vous n'en êtes que plus sévère dans le particulier; et votre ingénieuse rigueur s'exerce également par votre complaisance et par vos refus.
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Mais non, je n'espère rien, je n'ai droit de rien espérer. La seule grâce que j'attends de vous est de hâter mon supplice. Contentez une juste vengeance. Est-ce être assez malheureux que de me voir réduit à la solliciter moi-même? Punissez-moi, vous le devez; mais si vous n'êtes impitoyable, quittez cet air froid et mécontent qui me met au désespoir: quand on envoie un coupable à la mort, on ne lui montre plus de colère.
 
=== Lettre III à Julie ===
 
Lettre III à Julie
 
Ne vous impatientez pas, mademoiselle; voici la dernière importunité que vous recevrez de moi.
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Insensé! si mes jours te sont chers, crains d'attenter aux tiens. Je suis obsédée, et ne puis ni vous parler ni vous écrire jusqu'à demain. Attendez.
 
=== Lettre IV de Julie ===
 
Lettre IV de Julie
 
Il faut donc l'avouer enfin, ce fatal secret trop mal déguisé! Combien de fois j'ai juré qu'il ne sortirait de mon coeur qu'avec la vie! La tienne en danger me l'arrache; il m'échappe, et l'honneur est perdu. Hélas! j'ai trop tenu parole; est-il une mort plus cruelle que de survivre à l'honneur?
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Je crois, j'espère qu'un coeur qui m'a paru mériter tout l'attachement du mien ne démentira pas la générosité que j'attends de lui; j'espère encore que, s'il était assez lâche pour abuser de mon égarement et des aveux qu'il m'arrache, le mépris, l'indignation, me rendraient la raison que j'ai perdue, et que je ne serais pas assez lâche moi-même pour craindre un amant dont j'aurais à rougir. Tu seras vertueux, ou méprisé; je serai respectée, ou guérie. Voilà l'unique espoir qui me reste avant celui de mourir.
 
=== Lettre V à Julie ===
 
Lettre V à Julie
 
Puissances du ciel! j'avais une âme pour la douleur, donnez-m'en une pour la félicité. Amour, vie de l'âme, viens soutenir la mienne prête à défaillir. Charme inexprimable de la vertu, force invincible de la voix de ce qu'on aime, bonheur, plaisirs, transports, que vos traits sont poignants! qui peut en soutenir l'atteinte? Oh! comment suffire au torrent de délices qui vient inonder mon coeur? comment expier les alarmes d'une craintive amante? Julie... non? ma Julie à genoux! ma Julie verser des pleurs!... celle à qui l'univers devrait des hommages, supplier un homme qui l'adore de ne pas l'outrager, de ne pas se déshonorer lui-même! Si je pouvais m'indigner contre toi, je le ferais, pour tes frayeurs qui nous avilissent. Juge mieux, beauté pure et céleste, de la nature de ton empire. Eh! si j'adore les charmes de ta personne, n'est-ce pas surtout pour l'empreinte de cette âme sans tache qui l'anime, et dont tous tes traits portent la divine enseigne? Tu crains de céder à mes poursuites? Mais quelles poursuites peut redouter celle qui couvre de respect et d'honnêteté tous les sentiments qu'elle inspire? Est-il un homme assez vil sur terre pour oser être téméraire avec toi?
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Rassure-toi donc, je t'en conjure au nom du tendre et pur amour qui nous unit; c'est à lui de t'être garant de ma retenue et de mon respect; c'est à lui de te répondre de lui-même. Et pourquoi tes craintes iraient-elles plus loin que mes désirs? à quel autre bonheur voudrais-je aspirer, si tout mon coeur suffit à peine à celui qu'il goûte? Nous sommes jeunes tous deux, il est vrai; nous aimons pour la première et l'unique fois de la vie, et n'avons nulle expérience des passions: mais l'honneur qui nous conduit est-il un guide trompeur? a-t-il besoin d'une expérience suspecte qu'on n'acquiert qu'à force de vices? J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que les sentiments droits sont tous au fond de mon coeur. Je ne suis point un vil séducteur comme tu m'appelles dans ton désespoir, mais un homme simple et sensible, qui montre aisément ce qu'il sent, et ne sent rien dont il doive rougir. Pour dire tout en un seul mot, j'abhorre encore plus le crime que je n'aime Julie. Je ne sais, non, je ne sais pas même si l'amour que tu fais naître est compatible avec l'oubli de la vertu, et si tout autre qu'une âme honnête peut sentir assez tous tes charmes. Pour moi, plus j'en suis pénétré, plus mes sentiments s'élèvent. Quel bien, que je n'aurais pas fait pour lui-même, ne ferais-je pas maintenant pour me rendre digne de toi? Ah! daigne te confier aux feux que tu m'inspires, et que tu sais si bien purifier; crois qu'il suffit que je t'adore pour respecter à jamais le précieux dépôt dont tu m'as chargé. Oh! quel coeur je vais posséder! Vrai bonheur, gloire de ce qu'on aime, triomphe d'un amour qui s'honore, combien tu vaux mieux que tous ses plaisirs!
 
=== Lettre VI de Julie à Claire ===
 
Lettre VI de Julie à Claire
 
Veux-tu, ma cousine, passer ta vie à pleurer cette pauvre Chaillot, et faut-il que les morts te fassent oublier les vivants? Tes regrets sont justes; et je les partage; mais doivent-ils être éternels? Depuis la perte de ta mère, elle t'avait élevée avec le plus grand soin: elle était plutôt ton amie ta gouvernante; elle t'aimait tendrement, et m'aimait parce que tu m'aimes; elle ne nous inspira jamais que des principes de sagesse et d'honneur. Je sais tout cela, ma chère, et j'en conviens avec plaisir. Mais conviens aussi que la bonne femme était peu prudente avec nous; qu'elle nous faisait sans nécessité les confidences les plus indiscrètes; qu'elle nous entretenait sans cesse des maximes de la galanterie, des aventures de sa jeunesse, du manège des amants; et que, pour nous garantir des pièges des hommes, si elle ne nous apprenait pas à leur en tendre, elle nous instruisait au moins de mille choses que des jeunes filles se passeraient bien de savoir. Console-toi donc de sa perte comme d'un mal qui n'est pas sans quelque dédommagement: à l'âge où nous sommes, ses leçons commençaient à devenir dangereuses, et le ciel nous l'a peut-être ôtée au moment où il n'était pas bon qu'elle nous restât plus longtemps. Souviens-toi de tout ce que tu me disais quand je perdis le meilleur des frères. La Chaillot t'est-elle plus chère? As-tu plus de raison de la regretter?
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Depuis le départ de mon père nous avons repris notre ancienne manière de vivre, et ma mère me quitte moins; mais c'est par habitude plus que par défiance. Ses sociétés lui prennent encore bien des moments qu'elle ne veut pas dérober à mes petites études, et Babi remplit alors sa place assez négligemment. Quoique je trouve à cette bonne mère beaucoup trop de sécurité, je ne puis me résoudre à l'en avertir; je voudrais bien pourvoir à ma sûreté sans perdre son estime, et c'est toi seule qui peux concilier tout cela. Reviens, ma Claire, reviens sans tarder. J'ai regret aux leçons que je prends sans toi, et j'ai peur de devenir trop savante. Notre maître n'est pas seulement un homme de mérite; il est vertueux, et n'en est que plus à craindre. Je suis trop contente de lui pour l'être de moi: à son âge et au nôtre avec l'homme le plus vertueux, quand il est aimable, il vaut mieux être deux filles qu'une.
 
Lettre VII. Réponse
 
Lettre VII. Réponse
 
Je t'entends, et tu me fais trembler. Non que je croie le danger aussi pressant que tu l'imagines. Ta crainte modère la mienne sur le présent, mais l'avenir m'épouvante, et, si tu ne peux te vaincre, je ne vois plus que des malheurs. Hélas! combien de fois la pauvre Chaillot m'a t-elle prédit que le premier soupir de ton coeur ferait le destin de ta vie! Ah! cousine, si jeune encore, faut-il voir déjà ton sort s'accomplir! Qu'elle va nous manquer, cette femme habile que tu nous crois avantageux de perdre! Il l'eût été peut-être de tomber d'abord en de plus sûres mains; mais nous sommes trop instruites en sortant des siennes pour nous laisser gouverner par d'autres, et pas assez pour nous gouverner nous-mêmes: elle seule pouvait nous garantir des dangers auxquels elle nous avait exposées. Elle nous a beaucoup appris, et nous avons, ce me semble, beaucoup pensé pour notre âge. La vive et tendre amitié qui nous unit presque dès le berceau nous a, pour ainsi dire, éclairé le coeur de bonne heure sur toutes les passions: nous connaissons assez bien leurs signes et leurs effets; il n'y a que l'art de les réprimer qui nous manque. Dieu veuille que ton jeune philosophe connaisse mieux que nous cet art-là!
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P.-S. - De peur d'accident, j'adresse cette lettre à notre maître, afin qu'elle te parvienne plus sûrement.
 
=== Lettre VIII à Julie ===
 
Lettre VIII à Julie
 
Quels sont, belle Julie, les bizarres caprices de l'amour! Mon coeur a plus qu'il n'espérait, et n'est pas content! Vous m'aimez, vous me le dites, et je soupire! Ce coeur injuste ose désirer encore, quand il n'a plus rien à désirer; il me punit de ses fantaisies, et me rend inquiet au sein du bonheur. Ne croyez pas que j'aie oublié les lois qui me sont imposées, ni perdu la volonté de les observer; non: mais un secret dépit m'agite en voyant que ces lois ne coûtent qu'à moi, que vous qui vous prétendiez si faible êtes si forte à présent, et que j'ai si peu de combats à rendre contre moi-même, tant je vous trouve attentive à les prévenir.
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Je vous le dis sérieusement: comptez sur vous, ou chassez-moi, c'est-à-dire ôtez-moi la vie. J'ai pris un engagement téméraire. J'admire comment je l'ai pu tenir si longtemps; je sais que je le dois toujours; mais je sens qu'il m'est impossible. On mérite de succomber quand on s'impose de si périlleux devoirs. Croyez-moi, chère et tendre Julie, croyez-en ce coeur sensible qui ne vit que pour vous; vous serez toujours respectée: mais je puis un instant manquer de raison, et l'ivresse des sens peut dicter un crime dont on aurait horreur de sang-froid. Heureux de n'avoir point trompé votre espoir, j'ai vaincu deux mois, et vous me devez le prix de deux siècles de souffrances.
 
=== Lettre IX de Julie ===
 
Lettre IX de Julie
 
J'entends: les plaisirs du vice et l'honneur de la vertu vous feraient un sort agréable. Est-ce là votre morale?... Eh! mon bon ami, vous vous lassez bien vite d'être généreux! Ne l'étiez-vous donc que par artifice? La singulière marque d'attachement que de vous plaindre de ma santé! Serait-ce que vous espériez voir mon fol amour achever de la détruire, et que vous m'attendiez au moment de vous demander la vie? ou bien, comptiez-vous de me respecter aussi longtemps que je ferais peur, et de vous rétracter quand je deviendrais supportable? Je ne vois pas dans de pareils sacrifices un mérite à tant faire valoir.
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Je t'en conjure, mon tendre et unique ami, tâche de calmer l'ivresse des vains désirs que suivent toujours les regrets, le repentir, la tristesse. Goûtons en paix notre situation présente. Tu te plais à m'instruire, et tu sais trop si je me plais à recevoir tes leçons. Rendons-les encore plus fréquentes; ne nous quittons qu'autant qu'il faut pour la bienséance; employons à nous écrire les moments que nous ne pouvons passer à nous voir, et profitons d'un temps précieux, après lequel peut-être nous soupirerons un jour. Ah! puisse notre sort, tel qu'il est, durer autant que notre vie! L'esprit s'orne, la raison s'éclaire, l'âme se fortifie, le coeur jouit: que manque-t-il à notre bonheur?
 
=== Lettre X à Julie ===
 
Lettre X à Julie
 
Que vous avez raison, ma Julie, de dire que je ne vous connais pas encore! Toujours je crois connaître tous les trésors de votre belle âme, et toujours j'en découvre de nouveaux. Quelle femme jamais associa comme vous la tendresse à la vertu, et, tempérant l'une par l'autre, les rendit toutes deux plus charmantes? Je trouve je ne sais quoi d'aimable et d'attrayant dans cette sagesse qui me désole; et vous ornez avec tant de grâce les privations que vous m'imposez, qu'il s'en faut peu que vous ne me les rendiez chères.
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Cependant je languis et me consume; le feu coule dans mes veines; rien ne saurait l'éteindre ni le calmer et je l'irrite en voulant le contraindre. Je dois être heureux, je le suis, j'en conviens; je ne me plains point de mon sort; tel qu'il est je n'en changerais pas avec les rois de la terre. Cependant un mal réel me tourmente, je cherche vainement à le fuir; je ne voudrais point mourir, et toutefois je me meurs; je voudrais vivre pour vous, et c'est vous qui m'ôtez la vie.
 
=== Lettre XI de Julie ===
 
Lettre XI de Julie
 
Mon ami, je sens que je m'attache à vous chaque jour davantage; je ne puis plus me séparer de vous; la moindre absence m'est insupportable, et il faut que je vous voie ou que je vous écrive, afin de m'occuper de vous sans cesse.
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Je ne sais, mon ami, si nos coeurs auront le bonheur de s'entendre, et si vous partagerez, en lisant cette lettre, la tendre émotion qui l'a dictée; je ne sais si nous pourrons jamais nous accorder sur la manière de voir comme sur celle de sentir; mais je sais bien que l'avis de celui des deux qui sépare le moins son bonheur du bonheur de l'autre est l'avis qu'il faut préférer.
 
=== Lettre XII à Julie ===
 
Lettre XII à Julie
 
Ma Julie, que la simplicité de votre lettre est touchante! Que j'y vois bien la sérénité d'une âme innocente, et la tendre sollicitude de l'amour! Vos pensées s'exhalent sans art et sans peine; elles portent au coeur une impression délicieuse que ne produit point un style apprêté. Vous donnez des raisons invincibles d'un air si simple, qu'il y faut réfléchir pour en sentir la force; et les sentiments élevés vous coûtent si peu, qu'on est tenté de les prendre pour des manières de penser communes. Ah! oui, sans doute, c'est à vous de régler nos destins; ce n'est pas un droit que je vous laisse, c'est un devoir que j'exige de vous, c'est une justice que je vous demande, et votre raison me doit dédommager du mal que vous avez fait à la mienne. Dès cet instant je vous remets pour ma vie l'empire de mes volontés; disposez de moi comme d'un homme qui n'est plus rien pour lui-même, et dont tout l'être n'a de rapport qu'à vous. Je tiendrai, n'en doutez pas, l'engagement que je prends, quoi que vous puissiez me prescrire. Ou j'en vaudrai mieux, ou vous en serez plus heureuse, et je vois partout le prix assuré de mon obéissance. Je vous remets donc sans réserve le soin de notre bonheur commun; faites le vôtre, et tout est fait. Pour moi; qui ne puis ni vous oublier un instant, ni penser à vous sans des transports qu'il faut vaincre, je vais m'occuper uniquement des soins que vous m'avez imposés.
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J'ai laissé, par égard pour votre inséparable cousine, quelques livres de petite littérature que je n'aurais pas laissés pour vous; hors de Pétrarque, le Tasse, le Métastase, et les maîtres du théâtre français, je n'y mêle ni poète, ni livres d'amour, contre l'ordinaire des lectures consacrées à votre sexe. Qu'appendrions-nous de l'amour dans ces livres? Ah! Julie, notre coeur nous en dit plus qu'eux et le langage imité des livres est bien froid pour quiconque est passionné lui-même! D'ailleurs ces études énervent l'âme, la jettent dans la mollesse, et lui ôtent tout son ressort. Au contraire, l'amour véritable est un feu dévorant qui porte son ardeur dans les autres sentiments, et les anime d'une vigueur nouvelle. C'est pour cela qu'on a dit que l'amour faisait des héros. Heureux celui que le sort eût placé pour le devenir, et qui aurait Julie pour amante!
 
=== Lettre XIII de Julie ===
 
Lettre XIII de Julie
 
Je vous le disais bien que nous étions heureux; rien ne me l'apprend mieux que l'ennui que j'éprouve au moindre changement d'état. Si nous avions des peines bien vives, une absence de deux jours nous en ferait-elle tant? Je dis nous, car je sais que mon ami partage mon impatience; il la partage parce que je la sens, et il la sent encore pour lui-même: je n'ai plus besoin qu'il me dise ces choses-là.
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J'en étais ici de ma lettre quand j'ai réfléchi que je n'avais pas pour vous la remettre les mêmes commodités qu'à la ville. J'avais d'abord pensé de vous renvoyer un de vos livres par Gustin, le fils du jardinier, et de mettre à ce livre une couverture de papier, dans laquelle j'aurais inséré ma lettre; mais, outre qu'il n'est pas sûr que vous vous avisassiez de la chercher, ce serait une imprudence impardonnable d'exposer à des pareils hasards le destin de notre vie. Je vais donc me contenter de vous marquer simplement par un billet le rendez-vous de lundi, et je garderai la lettre pour vous la donner à vous-même. Aussi bien j'aurais un peu de souci qu'il n'y eût trop de commentaires sur le mystère du bosquet.
 
=== Lettre XIV à Julie ===
 
Lettre XIV à Julie
 
Qu'as-tu fait, ah! qu'as-tu fait, ma Julie? tu voulais me récompenser, et tu m'as perdu. Je suis ivre, ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux! Cruelle! tu les aigris. C'est du poison que j'ai cueilli sur tes lèvres; il fermente, il embrase mon sang, il me tue, et ta pitié me fait mourir.
 
OÔ souvenir immortel de cet instant d'illusion, de délire et d'enchantement, jamais, jamais tu ne t'effaceras de mon âme; et tant que les charmes de Julie y seront gravés, tant que ce coeur agité me fournira des sentiments et des soupirs, tu feras le supplice et le bonheur de ma vie!
 
Hélas! je jouissais d'une apparente tranquillité; soumis à tes volontés suprêmes, je ne murmurais plus d'un sort auquel tu daignais présider. J'avais dompté les fougueuses saillies d'une imagination téméraire; j'avais couvert mes regards d'un voile, et mis une entrave à mon coeur; mes désirs n'osaient plus s'échapper qu'à demi; j'étais aussi content que je pouvais l'être. Je reçois ton billet, je vole chez ta cousine; nous nous rendons à Clarens, je t'aperçois, et mon sein palpite; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle; je t'aborde comme transporté, et j'avais grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble à ta mère. On parcourt le jardin, l'on dîne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n'ose lire devant ce redoutable témoin; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois: le reste de ses rayons, et ma paisible simplicité n'imaginait pas même un état plus doux que le mien.
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A peine sais-je ce qui m'est arrivé depuis ce fatal moment. L'impression profonde que j'ai reçue ne peut plus s'effacer. Une faveur?... c'est un tourment horrible... Non, garde tes baisers, je ne les saurais supporter... ils sont trop âcres, trop pénétrants; ils percent, ils brûlent jusqu'à la moelle... ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m'a jeté dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même, et ne te vois plus la même. Je ne te vois plus comme autrefois réprimante et sévère; mais je te sens et te touche sans cesse unie à mon sein comme tu fus un instant. O Julie! quelque sort que m'annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l'état où je suis, et je sens qu'il faut enfin que j'expire à tes pieds... ou dans tes bras.
 
=== Lettre XV de Julie ===
 
Lettre XV de Julie
 
Il est important, mon ami, que nous nous séparions pour quelque temps, et c'est ici la première épreuve de l'obéissance que vous m'avez promise. Si je l'exige en cette occasion, croyez que j'en ai des raisons très fortes: il faut bien, et vous le savez trop, que j'en aie pour m'y résoudre; quant à vous, vous n'en avez pas besoin d'autre que ma volonté.
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Je vous défends, non seulement de retourner sans mon ordre, mais de venir nous dire adieu. Vous pouvez écrire à ma mère ou à moi, simplement pour nous avertir que vous êtes forcé de partir sur-le-champ pour une affaire imprévue, et me donner, si vous voulez, quelques avis sur mes lectures jusqu'à votre retour. Tout cela doit être fait naturellement et sans aucune apparence de mystère. Adieu, mon ami; n'oubliez pas que vous emportez le coeur et le repos de Julie.
 
=== Lettre XVI. Réponse ===
 
Lettre XVI. Réponse
 
Je relis votre terrible lettre, et frisonne à chaque ligne. J'obéirai pourtant, je l'ai promis, je le dois; j'obéirai. Mais vous ne savez pas, non, barbare, vous ne saurez jamais ce qu'un tel sacrifice coûte à mon coeur. Ah! vous n'aviez pas besoin de l'épreuve du bosquet pour me le rendre sensible. C'est un raffinement de cruauté perdu pour votre âme impitoyable, et je puis au moins vous défier de me rendre plus malheureux.
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Vous recevrez votre boîte dans le même état où vous l'avez envoyée. C'est trop d'ajouter l'opprobre à la cruauté; si je vous ai laissée maîtresse de mon sort, je ne vous ai point laissée l'arbitre de mon honneur. C'est un dépôt sacré (l'unique, hélas! qui me reste) dont jusqu'à la fin de ma vie nul ne sera chargé que moi seul.
 
=== Lettre XVII. Réplique ===
 
Lettre XVII. Réplique
 
Votre lettre me fait pitié; c'est la seule chose sans esprit que vous ayez jamais écrite.
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Mais comme je n'aime ni les gens pointilleux ni le faux point d'honneur, si vous me renvoyez encore une fois la boîte sans justification, ou que votre justification soit mauvaise, il faudra ne nous plus voir. Adieu; pensez-y.
 
=== Lettre XVIII à Julie ===
 
Lettre XVIII à Julie
 
J'ai reçu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin de vous: êtes-vous contente de vos tyrannies, et vous ai-je assez obéi?
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J'ai ici quelques personnes à voir, quelques affaires à traiter; voilà ce qui me désole. Je ne suis point à plaindre dans la solitude, où je puis m'occuper de vous et me transporter aux lieux où vous êtes. La vie active qui me rappelle à moi tout entier m'est seule insupportable. Je vais faire mal et vite pour être promptement libre, et pouvoir m'égarer à mon aise dans les lieux sauvages qui forment à mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir et vivre seul au monde, quand on n'y peut vivre avec vous.
 
=== Lettre XIX à Julie ===
 
Lettre XIX à Julie
 
Rien ne m'arrête plus ici que vos ordres; cinq jours que j'y ai passés ont suffi et au delà pour mes affaires; si toutefois on peut appeler des affaires celles où le coeur n'a point de part. Enfin vous n'avez plus de prétexte, et ne pouvez me retenir loin de vous qu'afin de me tourmenter.
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Si vous voulez m'éprouver, je n'en murmure plus; il est juste que vous sachiez si je suis constant, patient, docile, digne en un mot des biens que vous me réservez. Dieux! si c'était là votre idée, je me plaindrais de trop peu souffrir. Ah! non, pour nourrir dans mon coeur une si douce attente, inventez, s'il se peut, des maux mieux proportionnés à leur prix.
 
=== Lettre XX de Julie ===
 
Lettre XX de Julie
 
Je reçois à la fois vos deux lettres; et je vois, par l'inquiétude que vous marquez dans la seconde sur le sort de l'autre, que, quand l'imagination prend les devants, la raison ne se hâte pas comme elle, et souvent la laisse aller seule. Pensâtes-vous, en arrivant à Sion, qu'un courrier tout prêt n'attendait pour partir que votre lettre, que cette lettre me serait remise en arrivant ici, et que les occasions ne favoriseraient pas moins ma réponse? Il n'en va pas ainsi, mon bel ami. Vos deux lettres me sont parvenues à la fois, parce que le courrier, qui ne passe qu'une fois la semaine, n'est parti qu'avec la seconde. Il faut un certain temps pour distribuer les lettres; il en faut à mon commissionnaire pour me rendre la mienne en secret, et le courrier ne retourne pas d'ici le lendemain du jour qu'il est arrivé. Ainsi, tout bien calculé, il nous faut huit jours, quand celui du courrier est bien choisi, pour recevoir réponse l'un de l'autre; ce que je vous explique afin de calmer une fois pour toutes votre impatiente vivacité. Tandis que vous déclamez contre la fortune et ma négligence, vous voyez que je m'informe adroitement de tout ce qui peut assurer notre correspondance et prévenir vos perplexités. Je vous laisse à décider de quel côté sont les plus tendres soins.
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Ne pensez pas pourtant que je vous oublie. Oublia-t-on jamais ce qu'on a une fois aimé? Non, les impressions plus vives, qu'on suit quelques instants, n'effacent pas pour cela les autres. Ce n'est point sans chagrin que je vous ai vu partir, ce n'est point sans plaisir que je vous verrais de retour. Mais... Prenez patience ainsi que moi, puisqu'il le faut, sans en demander davantage. Soyez sûr que je vous rappellerai le plus tôt qu'il me sera possible; et pensez que souvent tel qui se plaint bien haut de l'absence n'est pas celui qui en souffre le plus.
 
=== Lettre XXI à Julie ===
 
Lettre XXI à Julie
 
Que j'ai souffert en la recevant, cette lettre souhaitée avec tant d'ardeur! J'attendais le courrier à la poste. A peine le paquet était-il ouvert que je me nomme; je me rends importun: on me dit qu'il y a une lettre, je tressaille; je la demande agité d'une mortelle impatience; je la reçois enfin. Julie, j'aperçois les traits de ta main adorée! La mienne tremble en s'avançant pour recevoir ce précieux dépôt. Je voudrais baiser mille fois ces sacrés caractère. O circonspection d'un amour craintif! Je n'ose porter la lettre à ma bouche, ni l'ouvrir devant tant de témoins. Je me dérobe à la hâte; mes genoux tremblaient sous moi; mon émotion croissante me laisse à peine apercevoir mon chemin; j'ouvre la lettre au premier détour: je la parcours, je la dévore; et à peine suis-je à ces lignes où tu peins si bien les plaisirs de ton coeur en embrassant ce respectable père, que je fonds en larmes; on me regarde, j'entre dans une allée pour échapper aux spectateurs; là je partage ton attendrissement; j'embrasse avec transport cet heureux père que je connais à peine; et, la voix de la nature me rappelant au mien, je donne de nouvelles pleurs à sa mémoire honorée.
Ligne 384 ⟶ 340 :
Ne craignez pourtant pas que je vous importune encore de mes indiscrètes plaintes. Non, je respecterai vos plaisirs, et pour eux-mêmes qui sont si purs, et pour vous qui les ressentez. Je m'en formerai dans l'esprit le touchant spectacle, je les partagerai de loin; et ne pouvant être heureux de ma propre félicité, je le serai de la vôtre. Quelles que soient les raisons qui me tiennent éloigné de vous, je les respecte; et que me servirait de les connaître, si, quand je devrais les désapprouver, il n'en faudrait pas moins obéir à la volonté qu'elles vous inspirent? M'en coûtera-t-il plus de garder le silence qu'il m'en coûta de vous quitter? Souvenez-vous toujours, ô Julie, que votre âme a deux corps à gouverner, et que celui qu'elle anime par son choix lui sera toujours le plus fidèle.
 
:Nodo più forte.
:Fabricato da noi, non dalla sorte.
 
Fabricato da noi, non dalla sorte.
 
Je me tais donc; et jusqu'à ce qu'il vous plaise de terminer mon exil, je vais tâcher d'en tempérer l'ennui en parcourant les montagnes du Valais tandis qu'elles sont encore praticables. Je m'aperçois que ce pays ignoré mérite les regards des hommes, et qu'il ne lui manque, pour être admiré, que des spectateurs qui le sachent voir. Je tâcherai d'en tirer quelques observations dignes de vous plaire. Pour amuser une jolie femme, il faudrait peindre un peuple aimable et galant: mais toi, ma Julie, ah! je le sais bien, le tableau d'un peuple heureux et simple est celui qu'il faut à ton coeur.
 
=== Lettre XXII de Julie ===
 
Lettre XXII de Julie
 
Enfin le premier pas est franchi, et il a été question de vous. Malgré le mépris que vous témoignez pour ma doctrine, mon père en a été surpris; il n'a pas moins admiré mes progrès dans la musique et dans le dessin; et au grand étonnement de ma mère, prévenue par vos calomnies, au blason près, qui lui a paru négligé, il a été fort content de tous mes talents. Mais ces talents ne s'acquièrent pas sans maître; il a fallu nommer le mien; et je l'ai fait avec une énumération pompeuse de toutes les sciences qu'il voulait bien m'enseigner, hors une. Il s'est rappelé de vous avoir vu plusieurs fois à son précédent voyage, et il n'a pas paru qu'il eût conservé de vous une impression désavantageuse.
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Adieu, mon ami, je ne puis m'entretenir plus longtemps avec vous. Vous savez de quelles précautions j'ai besoin pour vous écrire. Ce n'est pas tout: mon père a amené un étranger respectable, son ancien ami, et qui lui a sauvé autrefois la vie à la guerre. Jugez si nous nous sommes efforcés de le bien recevoir. Il repart demain, et nous nous hâtons de lui procurer, pour le jour qui nous reste, tous les amusements qui peuvent marquer notre zèle à un tel bienfaiteur. On m'appelle: il faut finir. Adieu, derechef.
 
=== Lettre XXIII à Julie ===
 
Lettre XXIII à Julie
 
A peine ai-je employé huit jours à parcourir un pays qui demanderait des années d'observation: mais, outre que la neige me chasse, j'ai voulu revenir au-devant du courrier qui m'apporte, j'espère, une de vos lettres. En attendant qu'elle arrive, je commence par vous écrire celle-ci, après laquelle j'en écrirai, s'il est nécessaire, une seconde pour répondre à la vôtre.
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Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l'air où je me trouvais la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j'avais perdue depuis si longtemps. En effet, c'est une impression générale qu'éprouvent tous les hommes, quoiqu'ils ne l'observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l'esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'âcre et de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu'à mesure qu'on approche des régions éthérées, l'âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d'être et de penser: tous les désirs trop vifs s'émoussent, ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du coeur qu'une émotion légère et douce; et c'est ainsi qu'un heureux climat fait servir à la félicité de l'homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu'aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l'air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale.
 
:Qui non palazzi, non teatro o loggia;
:Ma'n lor vece un' abete, un faggio, un pino,
 
:Trà l'erba verge e'l bel monte vicino
Ma'n lor vece un' abete, un faggio, un pino,
:Levan di terra al ciel nostr' intelletto.
 
Trà l'erba verge e'l bel monte vicino
 
Levan di terra al ciel nostr' intelletto.
 
Supposez les impressions réunies de ce que je viens de vous décrire, et vous aurez quelque idée de la situation délicieuse où je me trouvais. Imaginez la variété, la grandeur, la beauté de mille étonnants spectacles; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des oiseaux étranges, des plantes bizarres et inconnues, d'observer en quelque sorte une autre nature, et de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable, dont le charme augmente encore par la subtilité de l'air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les points de vue; les distances paraissant moindres que dans les plaines, où l'épaisseur de l'air couvre la terre d'un voile, l'horizon présente aux yeux plus d'objets qu'il semble n'en pouvoir contenir: enfin le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l'esprit et les sens; on oublie tout, on s'oublie soi-même, on ne sait plus où l'on est.
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Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des mystères que vous cachez si bien: je le suis en dépit de vous; un sens en peut quelquefois instruire un autre: malgré la plus jalouse vigilance, il échappe à l'ajustement le mieux concerté quelques légers interstices par lesquels la vue opère l'effet du toucher. L'oeil avide et téméraire s'insinue impunément sous les fleurs d'un bouquet, il erre sous la chenille et la gaze, et fait sentir à la main la résistance élastique qu'elle n'oserait éprouver.
 
:Parte appar delle mamme acerbe e crude:
:Parte altrui ne ricopre invida vesta.
 
:Invida ma s'agli occhi il varco chiude,
Parte altrui ne ricopre invida vesta.
:L'amoroso pensier gia non arresta.
 
Invida ma s'agli occhi il varco chiude,
 
L'amoroso pensier gia non arresta.
 
Je remarquai aussi un grand défaut dans l'habillement des Valaisanes, c'est d'avoir des corps de robe si élevés par derrière qu'elles en paraissent bossues; cela fait un effet singulier avec leurs petites coiffures noires et le reste de leur ajustement, qui ne manque au surplus ni de simplicité ni d'élégance. Je vous porte un habit complet à la valaisane, et j'espère qu'il vous ira bien; il a été pris sur la plus jolie taille du pays.
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Tandis que je parcourais avec extase ces lieux si peu connus et si dignes d'être admirés; que faisiez-vous cependant, ma Julie? Etiez-vous oubliée de votre ami? Julie oubliée! Ne m'oublierais-je pas plutôt moi-même, et que pourrais-je un moment seul, moi qui ne suis plus rien que par vous? Je n'ai jamais mieux remarqué avec quel instinct je place en divers lieux notre existence commune selon l'état de mon âme. Quand je suis triste, elle se réfugie auprès de la vôtre, et cherche des consolations aux lieux où vous êtes; c'est ce que j'éprouvais en vous quittant. Quand j'ai du plaisir, je n'en saurais jouir seul, et pour le partager avec vous je vous appelle alors où je suis. Voilà ce qui m'est arrivé durant toute cette course, où, la diversité des objets me rappelant sans cesse en moi-même, je vous conduisais partout avec moi. Je ne faisais pas un pas que nous ne le fissions ensemble. Je n'admirais pas une vue sans me hâter de vous la montrer. Tous les arbres que je rencontrais vous prêtaient leur ombre, tous les gazons vous servaient de siège. Tantôt assis à vos côtés, je vous aidais à parcourir des yeux les objets; tantôt à vos genoux j'en contemplais un plus digne des regards d'un homme sensible. Rencontrais-je un pas difficile, je vous le voyais franchir avec la légèreté d'un faon qui bondit après sa mère. Fallait-il traverser un torrent, j'osais presser dans mes bras une si douce charge; je passais le torrent lentement, avec délices, et voyais à regret le chemin que j'allais atteindre. Tout me rappelait à vous dans ce séjour paisible; et les touchants attraits de la nature, et l'inaltérable pureté de l'air, et les moeurs simples des habitants, et leur sagesse égale et sûre, et l'aimable pudeur du sexe, et ses innocents grâces, et tout ce qui frappait agréablement mes yeux et mon coeur leur peignait celle qu'ils cherchent.
 
OÔ ma Julie, disais-je avec attendrissement, que ne puis-je couler mes jours avec toi dans ces lieux ignorés, heureux de notre bonheur et non du regard des hommes! Que ne puis-je ici rassembler toute mon âme en toi seule; et devenir à mon tour l'univers pour toi! Charmes adorés, vous jouiriez alors des hommages qui vous sont dus! Délices de l'amour, c'est alors que nos coeurs vous savoureraient sans cesse! Une longue et douce ivresse nous laisserait ignorer le cours des ans: et quand enfin l'âge aurait calmé nos premiers feux, l'habitude de penser et sentir ensemble ferait succéder à leurs transports une amitié non moins tendre. Tous les sentiments honnêtes, nourris dans la jeunesse avec ceux de l'amour, en rempliraient un jour le vide immense; nous pratiquerions au sein de cet heureux peuple, et à son exemple, tous les devoirs de l'humanité: sans cesse nous nous unirions pour bien faire, et nous ne mourrions point sans avoir vécu.
 
La poste arrive; il faut finir ma lettre, et courir recevoir la vôtre. Que le coeur me bat jusqu'à ce moment! Hélas! j'étais heureux dans mes chimères: mon bonheur fuit avec elles; que vais-je être en réalité?
 
=== Lettre XXIV à Julie ===
 
Lettre XXIV à Julie
 
Je réponds sur-le-champ à l'article de votre lettre qui regarde le paiement, et n'ai, Dieu merci, nul besoin d'y réfléchir. Voici, ma Julie, quel est mon sentiment sur ce point.
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Voilà mes raisons, sage et vertueuse Julie; elles ne sont qu'un froid commentaire de celles que vous m'exposâtes avec tant d'énergie et de vivacité dans une de vos lettres; mais c'en est assez pour vous montrer combien je m'en suis pénétré. Vous vous souvenez que je n'insistai point sur mon refus, et que, malgré la répugnance que le préjugé m'a laissée, j'acceptai vos dons en silence, ne trouvant point en effet dans le véritable honneur de solide raison pour les refuser. Mais ici le devoir, la raison, l'amour même, tout parle d'un ton que je ne peux méconnaître. S'il faut choisir entre l'honneur et vous, mon coeur est prêt à vous perdre: il vous aime trop, ô Julie! pour vous conserver à ce prix.
 
=== Lettre XXV de Julie ===
 
Lettre XXV de Julie
 
La relation de votre voyage est charmante, mon bon ami; elle me ferait aimer celui qui l'a écrite, quand même je ne le connaîtrais pas. J'ai pourtant à vous tancer sur un passage dont vous vous doutez bien, quoique je n'aie pu m'empêcher de rire de la ruse avec laquelle vous vous êtes mis à l'abri du Tasse, comme derrière un rempart. Eh! comment ne sentiez-vous point qu'il y a bien de la différence entre écrire au public ou à sa maîtresse? L'amour, si craintif, si scrupuleux, n'exige-t-il pas plus d'égards que la bienséance? Pouviez-vous ignorer que ce style n'est pas de mon goût, et cherchiez-vous à me déplaire? Mais en voilà déjà trop peut-être sur un sujet qu'il ne fallait point relever. Je suis d'ailleurs trop occupée de votre seconde lettre pour répondre en détail à la première: ainsi, mon ami, laissons le Valais pour une autre fois, et bornons-nous maintenant à nos affaires; nous serons assez occupés.
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Encore si j'osais gémir, si j'osais parler de mes peines, je me sentirais soulagée des maux dont je pourrais me plaindre. Mais, hors quelques soupirs exhalés en secret dans le sein de ma cousine, il faut étouffer tous les autres; il faut contenir mes larmes; il faut sourire quand je me meurs.
 
:Sentirsi, o Des! morir,
:E non poter mai dir:
 
:Morir mi sento!
E non poter mai dir:
 
Morir mi sento!
 
Le pis est que tous ces maux empirent sans cesse mon plus grand mal, et que plus ton souvenir me désole, plus j'aime à me le rappeler. Dis-moi, mon ami, mon doux ami; sens-tu combien un coeur languissant est tendre, et combien la tristesse fait fermenter l'amour?
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J'écris, par un batelier que je ne connais point, ce billet à l'adresse ordinaire, pour donner avis que j'ai choisi mon asile à Meillerie, sur la rive opposée, afin de jouir au moins de la vue du lieu dont je n'ose approcher.
 
=== Lettre XXVI à Julie ===
 
Lettre XXVI à Julie
 
Que mon état est changé dans peu de jours! Que d'amertumes se mêlent à la douceur de me rapprocher de vous! Que de tristes réflexions m'assiègent! Que de traverses mes craintes me font prévoir! O Julie! que c'est un fatal présent du ciel qu'une âme sensible! Celui qui l'a reçu doit s'attendre à n'avoir que peine et douleur sur la terre. Vil jouet de l'air et des saisons, le soleil ou les brouillards, l'air couvert ou serein, régleront sa destinée, et il sera content ou triste au gré des vents. Victime des préjugés, il trouvera dans d'absurdes maximes un obstacle invincible aux justes voeux de son coeur. Les hommes le puniront d'avoir des sentiments droits de chaque chose, et d'en juger par ce qui est véritable plutôt que par ce qui est de convention. Seul il suffirait pour faire sa propre misère, en se livrant indiscrètement aux attraits divins de l'honnête et du beau, tandis que les pesantes chaînes de la nécessité l'attachent à l'ignominie. Il cherchera la félicité suprême sans se souvenir qu'il est homme: son coeur et sa raison seront incessamment en guerre, et des désirs sans bornes lui prépareront d'éternelles privations.
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Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, ô Julie! vous connaissez l'antique usage du rocher de Leucate, dernier refuge de tant d'amants malheureux. Ce lieu-ci lui ressemble à bien des égards: la roche est escarpée, l'eau est profonde, et je suis au désespoir.
 
=== Lettre XXVII de Claire ===
 
Lettre XXVII de Claire
 
Ma douleur me laisse à peine la force de vous écrire. Vos malheurs et les miens sont au comble. L'aimable Julie est à l'extrémité, et n'a peut-être pas deux jours à vivre. L'effort qu'elle fit pour vous éloigner d'elle commença d'altérer sa santé; la première conversation qu'elle eut sur votre compte avec son père y porta de nouvelles attaques: d'autres chagrins plus récents ont accru ses agitations, et votre dernière lettre à fait le reste. Elle en fut si vivement émue, qu'après avoir passé une nuit dans d'affreux combats, elle tomba hier dans l'accès d'une fièvre ardente qui n'a fait qu'augmenter sans cesse, et lui a enfin donné le transport. Dans cet état elle vous nomme à chaque instant, et parle de vous avec une véhémence qui montre combien elle en est occupée. On éloigne son père autant qu'il est possible; cela prouve assez que ma tante a conçu des soupçons: elle m'a même demandé avec inquiétude si vous n'étiez pas de retour; et je vois que le danger de sa fille effaçant pour le moment toute autre considération, elle ne serait pas fâchée de vous voir ici.
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Venez donc, sans différer. J'ai pris ce bateau exprès pour vous porter cette lettre; il est à vos ordres, servez-vous-en pour votre retour, et surtout ne perdez pas un moment, si vous voulez revoir la plus tendre amante qui fut jamais.
 
=== Lettre XXVIII de Julie à Claire ===
 
Lettre XXVIII de Julie à Claire
 
Que ton absence me rend amère la vie que tu m'as rendue! Quelle convalescence! Une passion plus terrible que la fièvre et le transport m'entraîne à ma perte. Cruelle! tu me quittes quand j'ai plus besoin de toi; tu m'a quittée pour huit jours, peut-être ne me reverras-tu jamais. Oh! si tu savais ce que l'insensé m'ose proposer!... et de quel ton!... M'enfuir! le suivre! m'enlever!... Le malheureux!... De qui me plains-je? mon coeur, mon indigne coeur m'en dit cent fois plus que lui... Grand Dieu! que serait-ce, s'il savait tout?... il en deviendrait furieux, je serais entraînée, il faudrait partir... Je frémis...
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Claire, que ferai-je? que deviendrai-je? Hanz ne vient point. Je ne sais comment t'envoyer cette lettre. Avant que tu la reçoives... avant que tu sois de retour... qui sait? fugitive, errante, déshonorée... C'en est fait, c'en est fait, la crise est venue. Un jour, une heure, un moment, peut-être... qui est-ce qui sait éviter son sort? Oh! dans quelque lieu que je vive et que je meure, en quelque asile obscur que je traîne ma honte et mon désespoir, Claire, souviens-toi de ton amie... Hélas! la misère et l'opprobre changent les coeurs... Ah! si jamais le mien t'oublie, il aura beaucoup changé.
 
=== Lettre XXIX de Julie à Claire ===
 
Lettre XXIX de Julie à Claire
 
Reste, ah! reste, ne reviens jamais: tu viendrais trop tard. Je ne dois plus te voir; comment soutiendrais-je ta vue?