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Version du 7 février 2021 à 16:27

S. E. P. I. A. (p. 49-63).


CHAPITRE IV



Claudine s’en alla, le front têtu, la rage au cœur. Elle ne pensa pas une minute à se rendre à son atelier. Elle en avait fini avec cette existence piteuse, à l’ombre de tous les plaisirs, de toutes les satisfactions. Elle portait bien la toilette, elle était jolie, on le lui avait répété.

Elle se trouvait aussi bien et même souvent mieux que les dames de l’écran, et c’eût été sot de ne pas se servir de ses avantages.

Être la femme d’un employé comme sa mère, et vivre de cette vie étriquée, ne lui convenait nullement. Aller à l’Opéra une fois par an, au jour de l’an, la faisait rire ! N’avoir même pas un beau manteau du soir lui faisait hausser les épaules de pitié ! Quelles mœurs bourgeoises !

Ses talons sonnaient sur l’asphalte avec autorité. Ses regards allaient aux passants avec un dédain qu’elle ne cherchait pas à atténuer.

Elle ne pensait pas du tout à ce que pourrait dire Mme Herminie en ne la voyant pas. Elle rayait tout ce passé et courait vers un avenir plus fleuri.

Pour le moment, elle allait au cinéma. Elle avait besoin de se retremper dans une atmosphère plus entraînante. Depuis le matin, elle nageait dans un lac noir et il lui fallait plus de lumière et de beauté autour d’elle.

Elle entra dans une salle connue et s’y trouva à merveille. Elle regretta de n’avoir pas J. Laroste comme voisin, mais elle eut des voisines aimables avec qui elle échangea quelques mots.

Le spectacle l’enchanta. Les vedettes étaient con­formes à ses vues et leurs toilettes idéales. Elles se mouvaient avec grâce dans leurs intérieurs somp­tueux, et Claudine respira, soulagée. Son cœur, serré comme dans un étau jusqu’alors, se dilata et elle re­commença à vivre par l’imagination, oubliant tout ce qui n’était pas son rêve. La star principale avait un amour au cœur, et sans autre diplomatie, avec une certaine audace, elle l’avoua au jeune homme qu’elle aimait.

Il se passa une scène si convaincante pour le cas de Claudine qu’elle se résolut à tenter sa chance. Partant de ce principe que le cinéma était la copie de la vie, elle ne douta pas de la réussite.

Donc, ces deux jeunes gens s’aimaient et le ma­riage était sans doute sous-entendu, mais on n’en par­lait pas. Dans la suite du film, ils évoluaient comme deux époux, dînant ensemble, voyageant de compa­gnie, et s’embrassant dès qu’ils ne parlaient plus. Ils rentraient dans leur nid, capitonné de rose et de bleu, et déambulaient dans des appartements où, de temps à autre, un valet de pied en livrée apportait à Madame une lettre sur un plateau d’or.

Quelles délices ! Si Claudine faisait des concessions à son rêve en n’exigeant pas tout de suite un plateau d’or, elle comptait fermement sur le reste, c’est-à-dire un beau cadre avec un jeune homme élégant qui l’ai­merait à en perdre la tête. Elle se plaisait à évoquer la vie idéale dont il l’entourerait. Pas de soucis, pas de contrainte, seule la fantaisie la conduirait.

Alors qu’elle était dans les fumées de la fantasma­gorie, le film s’arrêta. Elle retomba dans la réalité, se demandant quelles étaient toutes ces personnes qu’elle coudoyait. Elle frissonna en se demandant où elle était.

Elle sortit comme une somnambule et, dans cet état, elle se dirigea vers le quartier de J. Laroste. Elle avait la hantise du salon bouton d’or où elle s’était trouvée si bien.

Elle n’eut pas une hésitation quand elle fut devant la porte du jeune homme. Elle sonna.

Jacques Laroste était en train de lire, quand elle fut introduite par le domestique.

— Ah ! c’est Claudine !

— Bonsoir, Jacques.

— Quelle bonne surprise ! Vous allez bien, depuis hier ?

— Vous le voyez !

À vrai dire, Jacques Laroste s’était demandé au long de la journée comment la jeune fille avait sup­porté l’excès de champagne de la veille.

Claudine s’était assise et elle dit :

— Il se passe pour moi des choses lamentables.

Elle ferma les yeux en se pelotonnant dans son fauteuil.

— Et quelles sont ces choses lamentables ?

— Maman, qui ne me comprend pas du tout, m’a fait une telle morale, hier, que j’en ai été outrée.

— Sans doute le champagne absorbé était-il pour quelque chose dans cette morale.

Claudine rougit, s’enfonça dans son fauteuil et mur­mura :

— Que l’on est bien chez vous ! C’est confortable, gai et chaud.

Puis elle poursuivit, revenant au sujet capital :

— Bref, j’ai dit que je ne retournerais pas à la maison, que j’en avais assez et que je voulais vivre libre.

Le front de Laroste s’était rembruni, son sourire avait disparu et il regardait Claudine sévèrement.

— Mon enfant, dit-il, ne commettez pas d’erreur irréparable. Il faut rentrer sagement au logis paternel, sans quoi vous pourriez vous en repentir.

— Jamais !

Ce mot fut proféré avec une énergie farouche.

— Où voudriez-vous donc vivre ?

— Chez vous ! lança Claudine, qui ne se connais­ sait plus. Oh ! j’aime ce salon qui répond à mon idéal.

— Mais, mon enfant, une jeune fille comme vous n’habite pas chez un jeune homme !

— Pourquoi pas ? Je vois cela constamment au ci­néma, et tout a l’air de se passer pour le mieux ! s’écria Claudine, tremblante de dépit.

— Que vous êtes candide, mon petit ! Je ne puis vous garder chez moi. Je vais vous reconduire à votre famille, afin de ne pas encourir les reproches de vos parents.

— Vous ne voulez pas me garder ? gémit Claudine.

Je vous assure que je ne puis plus vivre dans notre triste logis ! Oh ! Jacques, je croyais que vous m’ai­miez un peu.

— Illusion de cinéma, chère petite. Quand on re­garde un film, on croit possible et vrai tout ce qui s’y passe. Votre esprit est tout neuf, votre âme sensible, vos désirs violents, et vous avez pensé que la vie vous donnerait tout cela. C’est une grosse erreur.

— Vous ne m’aimez pas ! cria Claudine.

— Vous êtes tout à fait charmante et je ne puis que vous féliciter que je n’aie qu’une bonne affection de frère.

— Oh ! quelle déception ! cria de nouveau Claudine avec violence.

— Comprenez-moi bien, mon enfant. Nous ne pouvons pas vivre ensemble sans être mariés.

— Pourquoi pas ?… Au cinéma…

— Petite, petite, interrompit Laroste, ne mêlez pas le cinéma à la vie. Je ne puis me marier. J’ai un poste lointain dans une colonie dangereuse et je ne puis y emmener une femme. Je suis en congé pour le moment.

— Je croyais que vous vous occupiez de vos terres ?

— En effet, je m’occupe de mes propriétés quand je suis en France.

— J’ai cru…

— Vous avez cru au cinéma où vous allez trop sou­vent.

— Si vous parlez comme ma mère… ! ironisa Clau­dine d’un ton persifleur. Enfin, je me suis fourvoyée, mais je garde mes idées. M. Louis Mase m’a promis de penser à moi pour un rôle, je vais aller le trouver.

— Non, Claudine, n’y allez pas : il vous a promis une chose qui ne réussira pas.

— C’est étonnant comme vous vous plaisez à me décourager !

— Je ne sais pas si Louis Mase a quelque crédit auprès d’artistes compétents…

— C’est entendu, vous assombrissez à plaisir les projets que je puis avoir ! Laissez-moi arranger ma vie comme je l’entends ! Au revoir ; je ne vous encom­brerai plus.

Raidie, sans saluer, Claudine traversa ce seuil qu’elle avait franchi avec tant d’espoir et surtout avec une candeur infinie. Elle ne décolérait pas. Elle trou­vait Laroste traître et sans cœur.

Pourquoi l’avait-il comblée de gentillesses et d’at­tentions pour l’éconduire aussi brutalement ? Elle ne comprenait rien à cette affection de frère.

Si cela était, il n’avait qu’à la garder près de lui ; très souvent un frère et une sœur vivent ensemble, et rien n’est plus charmant qu’un tel ménage.

Elle ne lui aurait rien coûté, parce qu’elle avait de l’argent à la banque de quoi attendre un gain futur.

Ne sachant rien de la vie, elle déraisonnait.

Connaissant l’adresse de Louis Mase, elle s’y rendit directement. Le temps la pressait et il fallait qu’elle trouvât un gîte avant la nuit complète. Novembre était sinistre. Un vent dur fouettait le visage et présageait de la pluie. Les passants emmitouflés pressaient le pas, ayant hâte de regagner un logis chaud.

Quand elle fut parvenue à l’immeuble, elle s’enquit près de la concierge :

M. Louis Mase ?

— Il n’est pas là pour le moment ; il ne rentre qu’après 19 heures.

— Bien ; je l’attendrai chez lui.

Claudine était toute convaincue que Louis Mase était bien installé et qu’il était servi par un domes­tique bien stylé, dans le genre de celui de J. Laroste,

La concierge ajouta :

— Vous pouvez monter ; c’est au sixième étage : vous trouverez sa « dame ».

Au sixième ! Sa dame ! Que voulait dire cela ? Il ne lui avait pas dit qu’il était marié. Elle gravit lente­ment les degrés en pensant à ces choses. L’escalier ne lui sembla pas élégant, et les trois portes qu’elle vit devant elle au sixième la laissèrent perplexe.

Elle fit un rapprochement avec le logis de M. Laroste et se trouva bien désenchantée. Cependant elle frappa à la porte qui portait le nom de Louis Mase.

Une femme vint lui ouvrir : c’était Coralie,

Mais une Coralie avec un peignoir sale et élimé, les cheveux tombant sur les yeux, le teint blafard.

Elle reconnut Claudine et cria :

— Que venez-vous faire ici ?

La jeune fille pouvait à peine parler, tellement sa stupéfaction était grande.

— Je viens voir M. Mase, finit-elle par bégayer.

— Bon ; entrez. Il va revenir, s’il est exact,

Elle fit passer la visiteuse dans une pièce qui était un taudis qui s’harmonisait avec le papier mural. Des plaques de plâtre se voyaient entre les morceaux déchirés. Coralie débarrassa rapidement une chaise où trouvaient entassés les objets les plus dispa­rates.

Claudine avait la gorge serrée et des larmes per­laient à ses yeux. Cette Coralie qui lui avait paru si belle avec ses diamants !

— Alors, ma petite, s’entendit-elle dire, qu’avez-vous à demander à Louis ? Je ne vous cacherai pas qu’il promet beaucoup ; quant à tenir parole…

— Oh ! pour ce soir, je ne veux pas grand’chose : simplement passer la nuit.

— Passer la nuit ! s’écria Coralie, stupéfaite. Mais nous n’avons pas de chambre ! Vous n’êtes donc plus chez vos parents ?

— Non, et je ne veux pas y retourner.

— Ils vous ont chassée ?

— Oh ! non, mais je ne m’y plais plus, parce que je manque de liberté !

— Voyez-vous cela ! Et Mademoiselle a fait un coup de tête ! Permettez-moi de vous dire que vous avez grand tort ! je suis sûre que vous aviez une gentille chambre, plus propre que celle-ci.

Et Coralie éclata d’un rire insupportable à en­tendre.

Pour changer de sujet Claudine osa dire :

— Je ne savais pas que vous étiez mariée avec M. Louis Mase.

Coralie rit aux éclats en répondant :

— Vous savez, on est des vieux amis tous les deux, alors on loge ensemble, c’est une économie, puis mon propriétaire m’a donné congé et je me suis réfugiée ici, comme vous venez vous-même.

De nouveau un rire ponctua ces mots, et Claudine rougit d’être assimilée à celle qui avait pris la place qu’elle espérait.

Ce sujet brûlant fut interrompu par l’entrée de Louis Mase.

— Tiens ! la petite Claudine ! C’est gentil d’être venue voir les amis !

Coralie prit tout de suite la parole :

— Elle est venue pour passer la nuit ici.

— Hein ?

Mase avait sursauté. Il regardait tour à tour Clau­dine et Coralie, se demandant s’il avait bien compris, mais habitué à toutes les situations, en garçon bo­hème qu’il était, il s’écria :

— Ça ne va donc plus avec la famille ?

— Non, murmura Claudine en pleurant.

— Oh ! pas de drame ! lança Coralie durement.

La jeune fille refoula ses larmes et dit :

— Je croyais, Monsieur, que vous pourriez me procurer une situation.

— Ah ! oui, c’est entendu ! mais je ne l’ai pas dans ma poche : il faut l’occasion et le temps aussi pour parler aux camarades.

La voix de Coralie, de nouveau, jeta :

— Si vous croyez qu’on vous attend ! Vous en avez des spécimens dans votre genre ! Moi aussi, j’espère un jour être une star !

Une star ! cinéma ! Claudine frissonna. Elle mesura toute la distance qu’il y avait entre le mirage qu’elle n’avait pas voulu effacer de son esprit et la réalité qui l’assaillait.

Devrait-elle donc habiter dans un logis semblable avant de triompher ?

L’appartement de ses parents était coquet, à côté de cette pièce sordide, aux murs suintants d’humi­dité, au papier qui tombait et dont certains panneaux étaient retenus par des clous.

Louis Mase lui parla :

— Ce n’est pas tout ça, ma petite : il faut vous armer de courage et retourner chez papa. Vous serez grondée pour votre escapade, mais l’honneur est sauf. Vous êtes trop naïve pour que je songe à être l’instru­ment de vos déboires. Retournez chez vous.

— Je ne pourrai pas, sanglota Claudine.

— Quelle stupidité ! dit Mase crûment. Si vous n’avez pas assez d’énergie pour affronter vos parents, alors que vous êtes sûre de leur tendresse, que ferez-vous devant les rebuffades multiples que vous essuie­rez au long de la vie, surtout si vous persistez dans la carrière qui vous hypnotise ? Mais assez causé, assez pleuré : rentrez chez vous, et n’allez plus aussi souvent au cinéma. Il faut avoir les nerfs solides et le cerveau bien organisé pour en faire sa pâ­ture.

Claudine sécha ses larmes. Une rage froide la pos­sédait en constatant les échecs auxquels elle se heur­tait. Elle avait cru en tous ces gens, et ils l’abandon­naient, ne la trouvant pas à plaindre, puisqu’elle avait de bons parents.

Mase lui demanda :

— Vous avez vu Laroste ?

— Oui, répondit-elle, un peu honteuse.

Il devina son embarras et dit tranquillement :

— Ah ! bon. Je devine que vous n’avez pas eu de succès auprès de lui. C’est un type chic et d’un bon milieu. Je l’ai connu par hasard ; il est bien gentil, mais on n’a pas d’intimité avec lui, nous ne sommes pas de son bord.

Claudine ne répliqua pas. Elle s’en alla après un adieu bref. Si Coralie conservait un petit air gouail­leur en la reconduisant à la porte du logis, Mase lui dit de bonnes paroles, mais on les sentait sans vraie pitié.

Elle pensait à Laroste. Il eût été l’idéal, mais sans doute n’était-elle pas non plus de son « bord ».

Mon Dieu ! il fallait rentrer chez elle ! Quelle humi­liation ! Elle allait, indécise, dans la nuit, mais il n’y avait pas d’autre issue.

Tout d’un coup, une lueur fulgura dans son esprit. Il y avait Philogone. C’était une lingère, amie de sa grand-mère défunte, mais un peu plus jeune. Elle aimait beaucoup l’aïeule qu’elle avait assistée à ses derniers moments.

Claudine avait toujours un peu ri de la bonne demoiselle, à cause de sa simplicité, de ses goûts modestes et des aumônes mesquines qu’elle faisait. Au­jourd’hui la jeune fille lui trouvait un grand cœur.

Un espoir la souleva et elle se rendit chez Mlle Philogone d’un pas alerte. Celle-ci ne refuserait pas de la recevoir.

Elle habitait un quartier lointain, avenue d’Orléans, au sixième étage, elle aussi. Elle se hâta, car elle avait froid et même faim, malgré ses déceptions.

Elle arriva toute haletante, non pas d’avoir monté tant d’étages, mais surtout d’émotion.

— Mon Dieu ! voici la petite Claudine ! et à cette heure tardive ! Rien de fâcheux n’est arrivé dans la famille ?

— Non, non… C’est moi qui viens de mon propre élan. Pourriez-vous me coucher dans votre logis ?

Claudine posait la question tout de suite, pour savoir si elle pourrait avoir l’esprit libéré.

— Naturellement, que tu pourras dormir ici ! Tes parents sont en voyage ?

— N…on…

Philogone remarqua l’air embarrassé de la jeune fille et reprit très vite :

— Tu me raconteras ton affaire un peu plus tard, si cela te chante ! J’allais dîner, oh ! bien simplement : une soupe, puis une tasse de chocolat. À ton service, mon enfant.

Quel soulagement ! Elle était reçue par un cœur large et sincère, sans crainte d’être rudoyée. Elle s’assit devant une assiette de soupe chaude, dont le parfum la réconforta. Philogone, avec son bon sourire, prit place en face d’elle et un silence régna.

Puis ce fut le tour du chocolat, agrémenté de tartines de beurre.

Claudine se sentait revivre, bien qu’un remords la tenaillât par instants. Maintenant qu’elle était au calme, toute excitation tombée, sa conduite lui parut ridicule. Cependant, elle ne renonçait pas à ses rêves, mais elle se demandait comment elle arriverait à les réaliser.

Philogone débarrassait le couvert en disant :

— Tu parais lasse, reste tranquille : je n’ai pas du tout besoin de ton aide.

— Bien, tante Logone, et merci !

Claudine était revenue à l’appellation que l’on don­nait à Philogone quand elle venait dans la famille.

Quand la petite vaisselle fut rangée, la bonne hô­tesse s’assit à côté de sa visiteuse et, lui prenant la main, elle lui dit fermement :

— Maintenant, ma chérie, confesse-toi ; j’ai besoin de savoir la cause de ton arrivée chez moi.

— Oui, tante Logone…

Claudine avait résolu d’être franche, et son récit, entrecoupé de sanglots, étonna grandement la modeste lingère.

— Vous savez, tante Logone, ce n’est pas de ma faute, mais je ne puis plus vivre dans de vilains logis ; je m’y trouve trop malheureuse !

— Tu es une pauvre petite qui ne réfléchis pas ; tu as constaté aussi que tout ce qui brille n’est pas or. Cette Coralie dont tu as admiré les diamants ne por­tait que du verre qui jetait des feux grâce à l’élec­tricité ! Tu as vu l’envers du décor en allant chez ce M. Mase ! Qu’as-tu vu, au lieu d’un joli intérieur ? Une chambre sordide où tu étais honteuse de te trouver. On fait son nid à son image, et sans être riche, on peut l’arranger avec goût et surtout avec propreté.

— Et ce Mase qui était marié, sans avoir rien dit ! murmura rêveusement Claudine.

La bonne Philogone eut un petit sourire…

— Il est fort heureux qu’il ait été marié quand tu es arrivée, sans quoi il t’aurait gardée pour mettre de l’ordre dans son ménage, et que serait-il advenu de toi, grand Dieu ! Je n’ose y penser ! Une espèce de Coralie…

— Oh ! tante Logone ! cria Claudine, scandalisée.

— Et tu aurais pu penser au cinéma pour embellir ton existence.

— C’est affreux, tante Logone ! Je vous assure que je ne serais pas restée dans cette horrible chambre ! Chez Laroste, oui ; oh ! que c’est bien, chez lui ! Oh ! ma tante, c’est dommage qu’il m’ait renvoyée. Il me semble que cela se passait comme au cinéma.

— Ma petite fille, tes rêves sont décidément dan­gereux. Je ne puis qu’admirer ce M. Laroste qui a eu le courage de renvoyer une innocente qui venait se jeter dans la gueule du loup.

— Moi, répliqua Claudine, je ne comprends rien à tous ces hommes-là ! Ils sont gentils, et tout à coup, ils ressemblent à des monstres.

— Mon enfant, tu t’es trop habituée à l’écran du cinéma, tu t’es faussé l’imagination, tu as vu la vie comme une belle image, et maintenant tu es là devant des ruines. Mais parlons sérieusement : tu veux aban­donner tes parents ?

— Eux, non, mais l’existence que je mène près d’eux. Maman est forcément terre à terre, avec ses besognes ménagères, et papa qui ne pense pas au luxe et qui se contente d’un bridge chez un ami qui n’est pas mieux logé que nous. Oh ! que tout cela me lasse et m’opprime !…

— Pourtant c’est coquet, chez vous !

— J’étouffe dans ces milieux-là !

— Tu auras du mal à te corriger. Il faut cepen­dant prendre le dessus et te contenter de ce que tu as. Retrouve ton cœur et pense au chagrin de ta mère.

Il y eut un silence que Philogone interrompit :

— Et ton frère, que devient-il ? Il me semble que vous vous accordiez bien ?

— Mon frère ? Il pense comme moi, mais, plus heureux, il s’est rendu libre et n’habite plus avec nous.

— Comment ! En voilà du nouveau ! Et toi, petite sotte, tu as voulu l’imiter ? Il allait donc au cinéma, lui aussi ?

— Beaucoup plus souvent que moi.

— Vous êtes intoxiqués tous les deux parce que vous avez de pauvres cervelles. Ton frère revient-il souvent chez vous ?

— Depuis qu’il est parti, nous ne l’avons pas revu.

— Que peut-il fabriquer, le malheureux ?

Claudine ne répondit pas. Elle n’aimait pas penser à son frère depuis qu’il lui avait apporté une belle écharpe qu’elle n’avait jamais osé porter. Elle tendait toujours les épaules dans la crainte que l’on parlât de lui. Cependant il se croyait sûr de son destin et elle gardait malgré tout l’espoir qu’il traverserait des dangers sans dommage.

Mlle Philogone réfléchissait. Dans sa carrière déjà longue, elle avait vu beaucoup de chutes et elle les attribuait à l’appétit immodéré du luxe. Et qui le répandait, ce luxe ? L’accès facile des cinémas qui ne se contentaient pas de pièces honorables, mais de spectacles propres à soulever tous les instincts. La facilité camouflée des vols, des assassinats, des situations extravagantes, s’imprimait dans le cerveau des jeunes qui devenaient la proie de compères habiles. Voilà ce qu’étaient devenus les petits-enfants d’une honnête grand-mère qui était morte dans la paix, avec l’illusion que sa chère descendance lui ressem­blerait !

La bonne demoiselle était tout à fait scandalisée, et bien qu’elle trouvât que ces deux enfants eussent dû être fouettés, elle les plaignait grandement de se plonger dans une ornière aussi profonde et pleine de périls.

— Allons, ma petite, espérons que le Bon Dieu épargnera des hontes à ta famille. Remercie-Le aussi d’avoir placé un Laroste sur ton chemin. C’est une rose qui t’a été offerte, mais tu sais que les roses ne durent pas. C’est un parfum que l’on respire en pas­sant, mais cela laisse un souvenir de beauté. Plus tard, quand tu seras un peu moins bête, tu compren­dras la délicate conduite de ce jeune homme.

Claudine écoutait, perplexe.

Philogone dit après un moment :

— Maintenant, je vais te reconduire chez tes pa­rents.

— Oh ! vous me chassez aussi ! cria Claudine en sanglotant.

— Il ne s’agit pas de cela ! Je suis consternée de savoir ta pauvre mère inquiète ; elle guette ton pas, et à chaque bruit qu’elle entend à la porte d’entrée, elle croit que c’est toi. Ton père est calme, mais il n’en souffre pas moins, parce qu’il a peur pour sa petite fille. Nous devons aller les rassurer sans tarder, Un peu de courage, ma chérie ; ils seront si contents de te revoir, tu seras embrassée et pas du tout gron­dée.

Claudine parut moins sombre. La pensée de ses parents touchait-elle son cœur, ou, se voyant vaincue, jugeait-elle qu’il valait mieux se rendre ?

Tante Philogone ne tergiversa pas. Quand elle fut prête, elle prit le bras de sa jeune amie et l’entraîna.

Dans la rue, Claudine frissonna. Le temps était bas et froid. Des nuées couraient dans le ciel et une lune pâle se voyait par intermittences entre les nuages noirs.

Ah ! où étaient les enviables autos qui vous emportaient dans la belle maison confortable ? Ici, ce n’était que le cloaque boueux où les pieds faisaient jaillir des jets sombres. Rentrer plus misérable qu’auparavant, après avoir tant rêvé ! Claudine supplia :

— Non, tante Logone, c’est au-dessus de mes forces ! Je ne puis pas rentrer, maman le sait.

— Tais-toi, petite insensée ! Tu ne veux pas me faire faire une course inutile, à mon âge ? Nous sommes près de ta maison, et nous allons faire une belle entrée.

Philogone ne lâchait pas le bras de sa compagne, elle se méfiait d’un coup de tête.

Cependant, domptée, Claudine n’essaya pas de fuir. Elle monta les étages en silence et n’eut pas la peine de sonner. Comme l’avait présumé tante Logone, Mme Nitol épiait le moindre bruit, et la porte du palier s’ouvrit alors que les deux arrivantes étaient devant.

La mère poussa un cri de joie :

— Oh ! ma Claudine ! Bonsoir, tante Logone. Elle a donc été chez vous ? Dieu soit loué ! Les enfants vous font de ces peurs !

Elle embrassait son amie et sa fille. M. Nitol venait lui aussi, et après avoir jeté un regard sur sa fille, il murmura :

— Nous avons eu peur d’un accident, Claudine, mais il ne pouvait rien t’arriver de fâcheux en compagnie de tante Logone.