Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 9/07
CHAPITRE VII.
Si vous ne m’aviez pas, ce qu’on appelle tourmentée relativement à ma visite aux Tuileries, je n’en aurais certainement rien écrit. Je conviens qu’il n’en serait resté aucune trace, mais je ne vois plus personne autour de moi qui pût avoir il le regretter… Enfin, je vous l’ai promis : j’ai toujours tenu ma parole, et comme je n’ai pas de temps à perdre pour m’acquitter de celle-ci, j’entre en matière.
L’Abbé Bourlier[1] vint me dire un jour à propos de rien, que M. de Talleyrand conseillait à tout le monde de se rapprocher du gouvernement républicain et de solliciter des audiences du premier consul, afin d’en obtenir la restitution des bois séquestrés.
Je lui répondis que M. de Talleyrand devrait bien commencer par nous restituer l’hôtel de Créquy, rue d’Anjou, où demeurait autrefois mon fils, et que ce bienveillant ecclésiastique avait acquis nationalement en vertu des lois de la république, à raison de l’émigration de ma belle-fille ; car c’est là que demeurait alors cet évêque d’Antun, et c’est long-temps après qu’il a revendu cette charmante habitation à un Anglais nommé Crawford. Vous n’ignorez pas que le Baron de Breteuil est mon plus proche parent, et qu’il se trouve mon principal héritier depuis que j’ai perdu mon fils et mon cher petit-fils : le Baron de Breteuil était d’avis que j’écrivisse à Buonaparté, et je finis par surmonter ma répugnance. Il est impossible d’imaginer et d’exprimer tous tes efforts que m’avait coûté cette démarche !…
On m’annonça, deux jours après, le colonel (je ne sais plus comment), aide-de-camp du premier consul, et voilà que je vois entrer un grand jeune homme qui me fait trois révérences en s’inclinant jusqu’à terre, et qui me dit avec un air et du ton les plus respectueux que le premier consul désire me voir et qu’il m’attendra le surlendemain à deux heures après midi.
Je restai confondue ! Je répondis que j’étais bien âgée, bien affaiblie, mais toutefois que j’y ferais mon possible ; et puis j’envoyai chercher le Baron de Breteuil en grand’hâte, afin d’avoir son avis sur un pareil guet-apens.
L’avis du Baron fut qu’il ne fallait pas manquer à l’invitation du chef de la république, attendu qu’il restituait les bois confisqués. Il ajouta qu’il avait déjà demandé à voir également Mme de Coislin, qu’il avait fort bien traitée, et la Princesse de Guémenée, qu’il avait appelée Votre Altesse et pour laquele il avait agi plus obligeamment et plus justement encore, en lui restituant sa forêt de Lorient. Il est à savoir que ces dames avaient eu grand soin de garder le secret sur leurs visites au premier consul, et rien n’empêchait de nous conduire avec la même discrétion.
J’avoue que la curiosité finit par me prendre, et, finalement, il fut convenu que j’irais à l’audience du général Buonaparté, mais qu’on n’en parlerait à qui que ce fût, pas même à Mmes de Matignon et de Montmorency.
C’était le 12 novembre, le consulat venait de s’installer dans les Tuileries, et ce pauvre château me parut terriblement dépenaillé. Je m’étais fait apporter en chaise, et je me fis descendre à la porte du dernier salon, comme le Mascarille de la comédie de Molière, ou, si vous l’aimez mieux, comme la Comtesse de Saint-Florentin chez la Reine Marie Leczinska. Il est bon de vous dire que, faute de robes comme on en aurait mis autrefois ; ou comme on en porte aujourd’hui, j’étais habillé comme à mon ordinaire, c’est-à-dire avec ma jupe et mon grand casaquin de taffetas carmélite, ayant le coqueluchon du même avec la mantille pareille. On lui annonça la citoyenne Créquy, et me voilà tête à tête avec le conquérant des Pyramides.
Il me regarda pendant une ou deux minutes avec un air de méditation qui finit par avoir un faux air d’attendrissement. Ensuite il me dit avec une expression que j’appellerais presque filiale. — J’ai désiré vous, voir, Madame la Maréchale…, mais, il reprit tout aussitôt d’un air capable et passablement impertinent. J’ai voulu vous voir. Vous avez cent ans.
— Pas tout-à-fait peut-être ; mais j’en approche beaucoup.
— Quel âge avez-vous au juste ?
— Il me prit envie de rire à raison d’une interrogation pareille et surtout à cause de sa forme impérative.
— Monsieur, lui répondis-je en souriant. (comme on peut sourire à mon âge, hélas ! et peut-être ne s’aperçut-il pas que je souriais), je ne saurais vous dire au juste mon âge. J’étais née dans un château du Maine…
— Ah ! oui, dit-il en m’interrompant brusquement, de votre temps les registres de l’état civil étaient mal tenus ou même n’existaient pas. Et puis il reprit sèchement en forme d’interrogatoire et comme aurait fait un juge d’instruction :
— Où logez-vous ?
— À l’hôtel de Créquy.
– Ah diable !… et dans quel quartier ?…
Je ne pouvais m’expliquer cette fantaisie de s’informer où je logeais, moi présente ; mais on dit que c’est une sorte de curiosité qu’il montre pour tout le monde, et de plus, vous allez voir qu’il avait pour me faire lui répondre ad rem une petite raison qu’il croyait politique ; enfin je lui dis que c’était rue de Grenelle, a l’ancien hôtel de Feuquières.
— Rue de Grenelle, vous avez eu hier et avant-hier du bruit dans votre quartier[2]. En avez-vous eu peur ? C’était pour le prix du pain.
— Les insurgés n’étaient pas nombreux, m’a-t-on dit, et je ne m’en suis pas inquiétée.
— Il n’y aura pas d’émeutes possibles sous mon gouvernement ! pas d’émeutes sérieuses ! mais des criailleries, je ne dis pas ? — La France n’en est pas moins heureuse et satisfaite ! — Il ne faut pas s’y tromper : quelques mauvaises piailleries ne prouvent point le mécontentement général. — Le bonheur ne va pas tapager dans les rues ; une poignée de mécontens ou de malintentionnés à l’air de quelque chose, mais ce n’est rien ! N’est-ce pas vrai ?
— Oh ! sûrement : trois femmes qui crient font plus de bruit que trois mille hommes qui se taisent.
— Ce que vous dites là est très bien… savez-vous que c’est très bien ce que vous dites là ? et je lui répondis tout doucement, comme aurait fait Colinette à la cour. — Vous avez bien de la bonté Monsieur.
— Vous connaissez le ci-devant Prince de B… Que pensez-vous de lui ?
— Vous me faites là Monsieur, une question bien délicate et bien directe, mais heureusement qu’elle n’a rien d’embarrassant pour moi ; je ne le connais pas assez pour en penser grand’chose.
— On me l’avait beaucoup vanté. C’était sans raison. Si c’est un sage il est bien sot !
— Si c’est un sot, lui répondis-je, il est bien sage ! et le voilà qui se prend à me dire avec un air de protection militaire, et tout crûment : — Vous n’avez pas moins de sagesse que d’esprit !
Comment trouvez-vous cette observation saugrenue sur ma sagesse ? à moi, la plus intime amie de M. de Penthièvre et de Mme de Gisors, et de Mme de Marsan ! Pauvre soldat, il ne savait seulement pas les illustres noms de ces personnes avec qui j’avais passé ma vie dans ce même château dont il usait comme du sien L’Élysée Marbœuf et les Malaparté me traversèrent l’esprit, mais je m’en détournai comme de mauvaise pensée. – Voilà qui n’est pas bien sage, me dis-je, et puisque vous avez tant fait que de vous résoudre a venir ici, ne songez qu’à vos bois,… chassez le serpent…
Comme il faisait un temps de giboulées sombres, avec des éclaircis lumineux, des averses et des coups de vent inattendus : — Je suis fâché de vous avoir fait sortir aujourd’hui, il fait un temps arbitraire, me dit il en riant, et en ayant l’air d’appuyer avec intention sur ce dernier mot. Il me dit aussi : — Nous voyons souvent une femme qui est parente avec vous.
— Qui donc cela ? repartis-je avec un air de surprise, et d’un ton familier dont il ne s’aperçut pas.
Il me répondit comme s’il avait accouché de quelque chose de bien gros, que c’était Mme de Mirande.
— Je ne savais pas que nous fussions parentes ? Je suis Duchesse de Mirande en Espagne ; c’est peut-être à cause de cela qu’elle s’y sera trompée ?… Mais la figure de ce premier consul avait pris un air de si grand courroux, que je fus fâchée d’en avoir tant dit ; car, au fait je ne voulais ni bien ni mal à cette gasconne.
— Vous avez vu Louis XIV ! poursuivit-il avec un accent d’élévation et presque d’exaltation. — Avez-vous vu Pierre-le Grand, Madame la Maréchale ?
— Je n’ai pas eu cet honneur-là, j’étais dans ma province…
— Je sais que vous avez été amie avec le cardinal de Fleury ; est-il vrai qu’il ait espéré faire avoir la couronne impériale à Louis XV ? Louis XV a-t-il eu des chances pour être élu Empereur ?
— Mais, général, on pensait que la chose aurait parfaitement réussi sans la mauvaise foi du roi de Prusse, à qui M. le Cardinal n’a jamais pardonné d’avoir osé manquer de parole au Roi.
— Frédérick était plus habile que Fleury, mais pas plus fin ! il était fin le vieux Fleury. — Avez-vous souffert des lois révolutionnaires ? me demanda-t-il alors en prenant un air de sécheresse et de distraction.
Il aurait, je crois bien, voulu s’éviter l’ennui d’entendre une complainte, aussi la fis-je courte, et j’en arrivai bien vite à la forêt de Vareilles, aux bois de Valenciennes et à la forêt de Saint-Pol. Il me répondit assez hors de propos (car il répondait à sa pensée du moment plutôt qu’a mes paroles). — Madame, vouloir faire le bien dans un temps de révolution, c’est écrire sur le sable au bord de la mer. Ce qui échappe aux vents est effacé par les vagues. Je ne garantirai pas que ce fussent précisément là ses paroles, mais c’était le sens de son aphorisme à quoi je ne répliquai rien…
(Il se trouve ici deux lignes à peu près illisibles par suite de la détérioration du papier) ou peut-être en 1718.
— C’était, reprit Buonaparté, l’année de l’exil de d’Aguesseau. — Avez-vous connu le chancelier d’Aguesseau ?
— Je l’ai vu quelquefois, général, il avait été l’ami de mon beau-père.
— Avez-vous connu Dubois et Cartouche ?…
— Je le regardai sans lui répondre, et si sévèrement que je m’en étonne encore à l’heure qu’il est. Il sentit de lui-même, apparemment, qu’il était de mauvais goût d’avoir été déranger et faire appréhender au corps la Marquise douairière de Créquy pour lui demander des nouvelles de Cartouche, et il me fit un sourire si fin, si naïf et si doux, que j’en restai toute désarmée.
— Laissez-moi vous baiser la maine, dit-il. Je m’étais mise à tirer ma mitaine avec tout l’empressement requis dans une occasion pareille. — Laissez votre gant, ma bonne mère, ajouta-t-il avec un air de solitude exquise ; ensuite il appliqua fortement ses lèvres sur le bout de mes pauvres doigts centenaires et décrépits qui se trouvaient à découvert.
Il m’accorda la restitution de nos bois avec une grâce parfaite, et puis il me parla de la belle et noble conduite du Duc de Créquy-Lesdiguières à Rome, en ajoutant que la France avait eu grand tort de souffrir la destruction de cette pyramide qui témoignait et verbalisait les réparations que la cour de Rome avait faites à cet Ambassadeur.
Hélas ! que me fait aujourd’hui ce beau nom de Créquy que je porterai la dernière, et qu’on écrira bientôt pour la dernière fois dans un sale registre, à côté des noms de tout le monde, et peut-être sur une même page avec celui de Merlin ou de Gasparin ?
Buonaparté ne savait pas, ou peut-être ne se rappela-t-il point que, sur le monument dont il regrettait la demolition, les Corses se trouvaient qualifiés de nation toujours infâme, odieuse aux peuples et désormais indigne de servir les rois.
Je ne pouvais non plus m’expliquer pourquoi il m’avait appelée Madame la Maréchale. Mais lorsque j’ai su qu’il disait toujours Monsieur l’Amiral à ce pauvre La Galissonnière, qui n’avait jamais navigué que de Calais à Douvres, j’ai pensé qu’il avait apparemment envie de se faire illusion sur la date, l’origine et la nature de son autorité consulaire !
En parallèle avec cette entrevue forcée, je vous recommande la lecture d’un manuscrit que j’ai fait placer au commencement de mon appendice. C’est la relation d’une audience accordée par Louis XI à un vieillard contre lequel il avait eu plusieurs griefs. Vous y remarquerez sans doute une différence bien notable entre les temps et les personnes, entre les idées et leur expression.
Je viens de faire mon dernier voyage à Montflaux et ma dernière tournée dans mes autres domaines. J’ai fait ce que mon pauvre fils appelait autrefois le grand tour, en allant a petites journées par la Beauce et revenant par le Vexin Normand. J’ai traversé le pays Chartrain, l’Orléanais, le Dunois, le Blaisois, la Touraine et l’Anjou, le Saumurais le Bas-Poitou, la Bretagne et le Maine ; et je me disais tristement : — Suis-je en France ? Voilà bien mes terres et les ruines de mes châteaux ; mais sont-ils restés dans mon pays ? et les gens qui les entourent sont-ils encore des Français ?
Les châteaux sont démolis, les fermes dévastées et les grandes routes abandonnées à l’entretien des communes qui sont écrasées de contributions. On n’aperçoit dans les villes que des figures insolentes ou malveillantes. On ne vous parle que d’un ton brusque, exigeant ou défiant. Tous les visages ont une expression sinistre ; il n’est pas, jusqu’aux enfans ; qui n’aient un air hostile et dépravé. On dirait que la haine est dans tous les cœurs. L’envie n’est pas satisfaite, et la misère est partout. C’était bien la peine de faire une révolution.
L’aspect des villages est effroyable autant par le manque de culture que par les traces d’incendie, mais le matériel des villes est plus méconnaissable encore. On n’a pas manqué d’abattre partout les vieux remparts d’enceinte avec leurs belles tours et ces anciennes portes qui donnaient quelque chose de particulièrement historique et d’individuel, on pourrait dire, à chaque cité. Tout est rasé, si ce n’est l’hôtel-de-ville aujourd’hui la maison commune, où se tiennent cinq à six malotrus qui représentent le gouvernement Français, c’est-à-dire un officier corse, assisté d’un avocat de Montpellier et d’un ancien commis à la chancellerie de France. Ma province est appelée du nom d’un ruisseau. Le calendrier de Robespierre a remplacé l’ère chrétienne. On arrache les leurs de lys jusque dans les jardins. Le pavillon blanc n’est plus celui de la nation française ; il est bariolé de rouge et de bleu, livrée d’Orléans : c’est tout ce qu’on a conservé de l’ancien régime.
Mais je me trompe et je me rétracte. Il est resté dans presque toutes nos villes, un édifice imposant, dominé par de hauts pinacles, et sur qui tous les yeux viennent s’attacher avec un sentiment d’intérêt ou de curiosité, aussitôt qu’on l’aperçoit du bout de l’horizon.
Il y a là-dedans un homme habillé de violet, comme au XVe siècle ; il y siège en prince ; il y parte en maître ; on l’appelle Monseigneur, en dépit de la séance du Jeu de Paume. On l’avait troublé dans la possession de son héritage ; mais on n’a pu l’empêcher de succéder à ses prédécesseurs gaulois ; car il est héritier des temps antérieurs à la u monarchie ce prélat, ce préféré, cet homme part dans la civilisation française !
C’est un missionnaire du Pontife universel ; c’est un Évêque institué pas un concordat inévitable entre ces trois républicains qui s’appellent Consuls, et le successeur du Pape saint Léon qui fut au-devant d’Attila.
Éternelle juridiction romaine, admirable institution de l’Église de Dieu ! On nous avait annoncé que la barque de Saint-Pierre allait disparaître et s’engloutir dans l’abîme des flots soulevés par les philosophes de France, et voilà que la révolution française n’a pu la faire submerger ! Lois du pays, droit du prince et droit des gens, propriétés, monumens nationaux, coutumes civiles, appellations populaires, tout a disparu, tout a croulé sous nos pieds, tout a changé sous nos yeux, excepté la succession de l’Épiscopat. Voyez en France et regardez autour de vous dans nos anciennes villes : y voyez-vous dans les choses et les personnes, y voyez-vous un seul établissement qui puisse intéresser le voyageur ? Y trouvez-vous encore un magistrat avec qui l’on puisse entrer en relation d’estime ? Un militaire, un homme du gouvernement qui puisse rendre la sujétion légère, en imposant un sentiment de confiance et de considération générale ? Eh mon Dieu, non ! vous n’y retrouvez que la haute basilique, où vous verrez siéger ce personnage en autorité, qui dit nos très cher frères en parlant au peuple, et qui trône sous un dais, malgré la constitution de l’an viii : et pourtant c’est un Français du XIXe siècle, un sujet de notre gouvernement républicain, cet homme qu’on encense et devant qui l’on génufléchit parce qu’il est le successeur légitime d’un prélat mérovingien !…
C’est parce que les institutions humaines sont accessibles aux nouveautés, qu’elles manquent de solidité. Nous n’avons plus rien chez nous d’historique et de national, excepté l’Évêque et la Cathédrale ; c’est tout ce qui nous reste des temps passés.
Cette belle église pourra tomber de vétusté, et de pauvreté, sous les efforts du temps ou de l’irréligion. D’autres hommes du bonnet rouge ou de la bande noire viendront peut-être déraciner ses fortes murailles ; ils abattront ses campaniles, et la ronce viendra soulever les dalles de ces vastes nefs. La voûte du temple pourra s’écrouler, mais le siège épiscopal n’en restera pas moins dans le sanctuaire, indéfectible, indestructible, et firmatus est in fundamento civitatis Dei nostri.
J’ai remarqué dans le caractère ou le procédé général de Buonaparte une foule de choses que j’abhorre, une chose que j’approuve et une chose que je ne comprends pas. Je n’ai pas besoin de signaler ce que je réprouve en lui, mais le motif de mon approbation consiste en ce qu’il ne recule devant aucune opposition. Il ne faut pas croire que ce soit seulement l’inexpérience ou la faiblesse du Roi Louis XVI qui nous a perdus, c’est par-dessus tout la maladresse et la lâcheté de ses ministres. Lorsqu’on eut le bonheur d’avoir été débarrassé de M. Necker, il aurait fallu procéder tout différemment qu’on ne l’a fait. Il fallait se rappeler que six mois après la mort de Louis XIII, le Cardinal Mazarin avait déjà fait treize concessions au parlement de Paris, et je suis persuadée que si le Roi s’était trouvé majeur à l’époque de ces concessions, et que ce fût à lui qu’on pût les attribuer raisonnablement, il n’aurait jamais pu rétablir son autorité royale. J’ai toujours remarqué, l’histoire à la main, que dans les temps de révolution ce sont les concessions qui perdent les souverains concessionnaires. Les grandes affaires ne se conduisent pas autrement que les petites, et c’est le plus entêté qui réussit infailliblement. Sans en aller chercher des exemples ailleurs que chez nous et pendant les derniers siècles, il est aisé d’observer combien la persévérance de nos souverains leur a profité sous les règnes de Henry IV et de Louis XIV. S’il est vrai que Buonaparté veuille régner, je m’explique une partie de sa conduite, mais voici la chose que je n’en conçois pas.
Buonaparte a bien de la bonté de vouloir se rapprocher de la haute noblesse qui ne lui sera jamais utile à rien. Héritiers de leurs pères, la plupart de nos grands seigneurs ont été élevés sans piété ; ils ont commence vivre trop jeunes. Incapables d’exercer l’autorité du Prince, ce sont des races énervées dans la domesticité, dégénérées pour l’intelligence, usées pour la domination. Pourquoi n’est-ce pas un homme de la haute noblesse qui a surgi pour exterminer la révolution ? Pourquoi parmi les nobles qui se sont distingués par un dévouement généreux et pour la capacité, ne s’est-il pas trouvé un seul grand seigneur ? Enfin, pourquoi tous les grands seigneurs qui ont figuré dans la révolution ne s’y sont-ils fait remarquer que par la déloyauté de leur conduite on leur manque d’intelligence ?
Buonaparte est un ambitieux qui voudra faire le conquérant, et vous verrez que ceci ne profitera guère à la France. Depuis que la Savoie nous est acquise et que la Belgique nous est revenue (car en vérité, l’héritage de Marie de Bourgogne est une branche de notre couronne de lys), le territoire français est bien assez vaste ! si nous voulions l’étendre au-delà des Alpes et du Rhin, ce serait un État gigantesque et qui serait en dehors des belles proportions. Il y a les mêmes conditions pour faire un beau royaume que pour être un beau roi ; pour être un homme parfaitement bien fait, il ne faut pas avoir plus de cinq pieds sept pouces.
Quand Buonaparte enrichit ses créatures, c’est à la manière des fleuves débordés qui fertilisent les derniers champs qu’ils viennent couvrir aux dépens des terres qu’ils ont ravagées. Il paraît qu’on n’obtient pas toujours sa faveur avec des sentimens honnêtes et des habitudes honorables, et voilà pourquoi ses marques de prédilection ne sauraient faire supposer aucun autre mérite que celui de la soumission. C’est un personnage qui me semble en état et résotution de parvenir à l’exercice d’une autorité prodigieuse, mais rappelez-vous ce que je vous en prédis ; Buonaparte est un protecteur à la baguette, un régulateur à coups de sabre, et vous verrez que les favoris de cet arrogant soldat, ses principaux mandataires avec ses familiers et les autres importans de sa création, ne pourront jamais obtenir dans l’opinion publique aucune sorte de consistance, aucune espèce de considération personnelle.
Je pense que les impiétés et les scandales de la Régence, les œuvres du philosophisme et les dernières années de Louis XV avaient opéré la dissolution de la France, et qu’elle avait besoin de se renouveler dans un bain de son propre sang. Je crois fermement que la Providence a suscité Buonaparté pour exterminer les égorgeurs et dissiper les illusions révolutionnaires. Je crois bien que ta tête pourra lui tourner comme à son devancier Roberspierre, et je pense que les enfans de Saint Louis nous seront rendus après cette exécution providentielle. Vous verrez que Buonaparté n’en profitera pas long-temps. Dieu sait si cet homme de victoire et d’absolu vouloir ne se méprendra pas sur la mission qu’il a reçue, et s’il n’en sera pas rudement châtié. Qu’est-ce que la victoire aux yeux des vaincus ? Qu’est-ce que la force à la place du droit ? et qu’est-ce que la gloire d’un homme en face de ses contemporains ?…
Les lauriers sont un parfait symbole ; ils ne donnent que de l’ombre, et c’est tout au plus.
- ↑ Jean-Baptiste Bourlier, depuis Évêque d’Évreux. On a dit qu’il avait été précepteur de M. de Talleyrand, qui l’aurait fait appeler à l’épiscopat pour imiter cette coutume des Lords anglais à l’égard de leurs anciens précepteurs. Je puis vous dire, en faveur de l’Évêque d’Évreux, que M. de Talleyrand n’a jamais eu d’autres précepteur que les régens du collège et du séminaire où il a été élevé gratuitement. Son père, son oncle et l’archevêque, avaient été placés comme lui dans un collège à titre de Boursiers. Il est assez curieux que les éducations gratuites de Robespierre, de l’abbé de Talleyrand et de Buonaparte, aient été le produit de la charité monarchique, et que ce soient précisément les Rois très chétiens qui en aient fait les frais. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Il appelait mon quartier, la rue de Grenelle au Gros-Caillou.