Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 9/06

Tome 9

CHAPITRE VI.


Le commandant Sebastiani. – Histoire de son beau coup de sabre. – Histoire de sa balle (de plomb). – Histoire des mains du Consul, et réponse que lui fait Mme Récamier. – Mme de Staël aux Tuiteries. — Sa réception par Buonaparte. — La pie voleuse et la pie séditieuse. — Le Commandeur de Dolomieu. — Mot de Buonaparte à son sujet. — Les salons du quartier d’Antin. – Politesse d’un fournisseur. — Les meubles à la romaine et les prénoms recherchés. – L’ennui de l’antique et prévision du gothique. — Pascal et Molière. — Les Devises. – Emblèmes figurés. — Allégories des anciens. — Devises héraldiques. – Devise personnelles, anciennes, et modernes.



Vous pouvez penser que je vis bien loin de ce qu’on peut appeler le monde, et que je m’en tiens le plus loin possible. Ce qui m’avertit surtout que le temps va me manquer, ou plutôt que je vais manquer au temps, car ce n’est pas lui qui m’aura fait défaut ; ce qui doit m’annoncer que je m’en vas (pour vous parler en gros mots et vous écrire en grosses lettres), c’est que je ne suis presque plus choquée du ridicule. La susceptibilité de mon esprit, qu’on trouvait si pointilleusement incisive, est tout-à-fait émoussée. Il me semble que je n’ai plus le bon goût ? Il ne me reste plus que le bon sens, c’est-à-dire un sentiment d’horreur pour le vice et d’attrait pour la vertu. Enfin je ne suis presque plus sensible à rien, si ce n’est au sentiment du malheur des autres ou de leur affection pour moi car sous ce rapport-là, je ne me décrépiterai point, grâce à Dieu ! Je n’ai point abusé de ma faculté d’aimer ; le ciel est juste ! mon bon cœur ne faillira pas, et je mourrai toute en vie, de ce côté-là.

Je ne suis presque pas choquée de tout ce qu’on répète sur la femme du général Lefèvre, et je vous assure qu’à l’exception de ce que les jeunes gens nous rapportent d’un officier corse appelé Sébastiani, je n’entends plus rien citer qui soit véritablement divertissant. Il a disent-ils, la prétention d’être le parent des Buonaparté qui le renient, et quand on en parle à la mère Buonaparté comme de leur cousin, sa gorge en enfle de colère. — Il est fils d’un paysan qui fabriquait et vendait des cuvaux, des souricières et des balais, dit-elle, alla Porta-d’Ampugnano !!! et vous conviendrez qu’il faut être bien abandonné de son bon ange et du bon Dieu pour en être réduit à se raccrocher à la famille Buonaparté. Il est toujours, à l’égard de son prétendu cousin le piti monstro, dans un état d’adoration perpétuelle : c’est le thuriféraire du consulat ; mais il parait qu’il existe encore assez de gens d’esprit pour se moquer de lui ?

On m’a rapporté qu’en entrant dans le salon d’une aimable et charmante personne appelée Mme Récamier, ledit officier s’était mis a crier avec un ton fanatique : – Le premier conseul a des mains seuperbes ! ‑ Ah ! Commandant, lui dit la maîtresse de la maison, ne parlons pas politique ! Vous savez quelles sont nos conventions ?…

On dit qu’il a raconté dans le même salon qu’à je ne sais quelle bataille, il avait reçu dans le bras droit un coup de lance si rudement appliqué, que son sabre en était tombé de sa main !

— Ceci n’était rien, comme vous devez bien penser ? a-t-il ajouté d’un air d’héroïsme, mais ce qui m’a le plus choqué, c’est que l’impertinent qui s’attaquait à moi, s’en vint tout aussitôt me tirer au milieu de la figure un coup de pistolet à bout-portant !… Après avoir jeté les yeux autour de lui, le commandant eut la précaution d’ajouter : – Heureusement pour moi qu’il avait oubiié d’y mettre des balles…

– J’espère bien mon ami, lui dit je ne sais quel autre officier qui se trouvait là, que c’est la première et la dernière impertinence dont tu ne te sois pas vengé ?

— Qu’appelez-vous dont je ne me sois pas vengé ? réptiqua-t-il en jetant des regards terribles sur toutes les femmes de la compagnie, – je lui ai passé mon sabre au travers du corps !… — Il ne faut pas vous imaginer, continua M. Sébastiani, que parce que l’on a réçeu une brillante éducation conforme à sa naissance, et parce que l’on a des élégantes manières, on soit une muscadin et voilà toute ! Allez colonel, allez écouter tous les officiers et les soldats de mon régiment, ils disent toujours entre eux : — Le commandant Sébastiani est une bien joli garçon, c’est vrai ; mais il est si braâve !…

Cette maison de Mme Récamiér est l’hôtel de Luxembourg ou l’hôtel de Créquy de ce temps-ci. On dit que cette élégante jeune femme est d’une politesse parfaite et de la société la plus sûre ; mais il parait qu’elle a beau faire et qu’elle ne saurait arrêter les avalanches et les torrens de moqueries qui se précipitent continuellement sur le commandant Sébastiani. On prétend qu’elle en gémit, en disant : – Mon Dieu, que je vous remercie de ne pas être moqueuse ! Comment peut-on trouver du plaisir dénigrer… Je vous assure que M. Sébastiani n’est pas si ridicule !… Et puis c’est qu’il est si braâve ! lui répondent les auditeurs, sur lesquels on ne peut rien gagner au profit de ce commandant.

Je n’entends parler depuis deux mois que du commandant Sébastiani, dont je ne saurais me refuser à vous dire encore une histoire. Celle-ci me parait la plus belle, mais ce sera la derniëre, et je vous en réponds, car on n’en finirait pas.

Tandis que Buonaparté faisait la guerre en Italie, son noble et valeureux cousin s’y trouvait dans une bonne maison par billet de logement. Il parait qu’il avait été blessé dans la dernière campagne, ou pour mieux dire, il n’y paraissait pas, mais on n’en fut pas moins ébloui par le récit de tout ce qu’il avait fait d’éclatant, et l’on n’en fut pas moins touché de tout ce qu’il avait dû souffrir par suite de sa blessure. Vous pouvez imaginer quelle était l’émotion de certaines femmes sensibles, lorsqu’il leur faisait voir et palper la balle dont il avait été blessé et qu’il portait continuellement dans la poche de son gilet. C’est une cérémonie qui se renouvelait régulièrement tous les matins dans cette maison où logeait le commandant, et la même cérémonie se reproduisait tous les soirs dans celui des salons où la noblesse du pays tenait ses assemblées à tour de rôle. La balle de M. Sébastiani faisait le tour du cercle, et comme de juste, elle finissait toujours par revenir au brave commandant qui la remettait bravement dans la poche de son gilet jusqu’au lendemain matin.

Ces choses-là s’exécutèrent avec une complaisance et une régularité réciproques pendant une quinzaine de jours ; mais il survint un malencontreux officier français qui s’avisa d’arrêter, comme on dit, la balle au bond, et au lieu de la faire passer à sa voisine qui ne l’avait peut-être pas vue plus de sept à huit fois, il eut la malicieuse fantaisie de la laisser tomber et de la garder dans le fond de son chapeau.

— Voilà dit-il à l’oreille de sa voisine, une balle qui devait commencer à vous ennuyer, mais je veux mourir si vous la revoyez jamais !…

Jugez quelle fut la surprise de la compagnie en voyant le lendemain ressortir du gilet et reparaître dans la main du commandant Sébastiani une balle de pareil calibre ! On imagina d’abord qu’il avait eu connaissance de l’espièglerie de la veille, et qu’il avait exigé la restitution de sa balle, afin de pouvoir continuer ses démonstrations héroïques avec l’assistance et le témoignage de ce formidable projectile ; mais comme la même expérience a fini par être renouvelée jusqu’à trois fois, vous en conclurez ce qui vous plaira ? Je ne m’en mêlerai point.

Je dois conclure de tout ce que j’entends, car je ne vois presque plus rien hors de mon enclos, que les coutumes et les habitudes de la vie sociale sont toutes changées. On dîne à quatre heures, et l’on boit du thé par là-dessus. Les femmes ne s’embrassent plus, elles ne se lèvent pour saluer personne et ne se reconduisent pas. On dit que Mme de Luynes a reçu le citoyen Talleyrand chez elle, et que Mme d’Albert s’est mise à le reconduire pendant que sa belle-sœur était à sa table de jeu. Il a bien vu la malice et n’a rien dit de peur de s’attirer quelque monseigneur et quelque déclaration sur la convenance et l’usage d’accompagner un évêque jusqu’à la première porte. — Vous nous quittez bien vite, avait-il dit la veille à Mme du Bourg-Crômot : — Comme il faut faire son salut, je vais au salut. — Vous dites que… vous allez au salut ? Oui, Monseigneur !

Les temps sont tellement changés que si j’avais le plaisir et l’avantage d’aller faire une visite à Mme Inguerlot, son mari ne me reconduirait certainement pas jusqu’à mon carosse. Quand la vieille femme du procureur Moreau venait me quêter pour son œuvre des enfans-trouvés, M. de Créquy l’accompagnait toujours, chapeau bas, jusqu’à sa voiture de louage, et votre grand-père était un homme d’une autre étoffe qu’un fournisseur. Si je vous ai parlé de cet Inguerlot, c’est parce qu’en recevant dans son cabinet la Duchesse de Choiseul et la Princesse d’Hénin (qui avaient à lui parler d’affaires), il ne s’était seulement pas soulevé de son siège !

Vous pouvez bien supposer que, dans un temps pareil à celui-ci, Mme de Staêl ne saurait manquer à se faire de fête. La première chose qu’elle a faite après l’ascension de Buonaparte au consulat, c’est de lui avoir fait dire que le peuple français redevait douze cent mille livres à la famille Necker, et que s’il voûtait lui faire payer cette petite somme avec les Intérêts depuis 1791, elle était toute prête à lui consacrer sa voix, sa plume éloquente et toutes les facultés de son génie.

Il paraît que le consul Buonaparté n’a pas jugé que les avantages de cette proposition fussent de son côté ; il a refusé de souscrire à cet engagement réciproque, et Mme de Staël a voulu s’en expliquer directement avec le premier consul, qui lui a fait la malice de la recevoir en grande compagnie dans le salon de sa femme. — Madame de staël, lui a-t-il dit avec un ton de familiarité sérieuse et perfide : je suis bien aise que vous ayez désiré me connaître.

Vous êtes encore plus belle et plus gracieuse que je ne croyais.

Combien avez-vous d’enfans ?

Les avez-vous nourris ?

Avez-vous des vignes à Coppet ?

Avez-vous été voir la pie voleuse ?

On dit que nous avons à Paris la pie séditieuse…

Et du reste, pas un mot de politique ou d’accommodement financier. Mme de Staël en est dans une irritation formidable, et je ne sais pas à qui va rester la victoire entre ces deux puissances de la révolution ? Dans tous les cas je ne fais aucun vœu pour Mme de Staël : nous avons joui de ses premières œuvres et je connais déjà son savoir-faire ! — Convenez, Mme la Baronne, convenez avec moi, qu’en fait de tentatives de réforme sociale et de félicité publique, lui disait M. Bergasse avec son ton discret et modéré, vous n’avez pas la main heureuse !…

Une des personnes que Buonaparte abhorre le plus (et le mieux, à mon avis) c’est le Commandeur de Dolomieu, cet infâme savant, qui lui a livré l’île de Malte. Buonaparté disait l’autre jour à M. de Narbonne que, s’il n’y avait eu personne dans la ville et la citadelle de Malte pour lui en faire ouvrir les portes, il n’aurait jamais pu trouver moyen d’y pénétrer. Le minéralogiste Dolomieu n’en a eu pour sa récompense et sa trahison qu’une pension de mille francs. Il avait autrefois la prétention d’être votre parent ; mais feu M. de Créquy disait à cela que le seul rapport qu’il y eut entre vous autres et ces Dauphinois, dont le nom de famille est Gratet, c’est qu’ils avaient été annoblis par le Connétable de Lesdiguières. (En vertu de ses grandes-patentes) Il parait que les Dolomieu se sont fait reconnaître comme parens par Messieurs de Gratet du Bouchage, et c’est une sorte de complaisance que je ne saurais approuver.

On nous parle aussi d’un Abbé de Broglie qui s’était fait présenter à Buonaparte, et qui vient d’encourir sa disgrâce à propos d’une petite église dont il aurait voulu que le gouvernement français le reconnût pour directeur. On dit que Buonaparte lui a répondu : Citoyen, je ne reconnais en France en fait de chrétiens, que des catholiques et des protestans. Il n’y a pas assez de religion dans ce pays-ci pour en faire une troisième.

Je crois vous avoir dit que les Broglio ou Debroglio, ce qui veut dire Dumoulin, en patois du comté de Nice, étaient venus chercher fortune en France, où ils ont fini par se trouver dans une situation bien différente de celle où la maison de Savoie les aurait laissés dans leur pays. Il est à remarquer qu’ils se sont transmis et qu’ils ont conservé sans aucune altération le caractère niçard, avec toutes ses subtilités et sa gaucherie, ses prétentions au savoir-faire, l’amonr du parlage et celui des manœuvres embrouillées. Mme de Coislin disait toujours qu’aussitôt qu’un Broglie intervient dans une affaire, il en résulte infailliblement des imbroglio qui finiront par un embrouillamini désastreux.

Ce sont les gens du monde les plus difficiles à satisfaire, les plus suffisans, les plus didactiques, les plus outrageusement pédantesques et les plus ennuyeux surtout ! Il est singulier qu’ils n’aient jamais pu prendre le caractère français, et ce qu’il y a d’inexplicable dans cette famille piémontaise, c’est que toutes les femmes et les filles y ont un caractère et des habitudes absolument opposés à celui de leurs parens masculins, qui sont restés de véritables proveneaux-niçards.

Quant aux salons du quartier d’Antin, où les jacobins défroqués et les nouveaux enrichis se donnent des bals qui doivent sentir encore une odeur de carnage et de boucherie, il parait que ce sont des chambres tendues en drap rouge avec des brodures noires, ornées de caryatides et de statues bronzées (sans feuilles de vigne), et garnies de meubles romains en bois d’acajou du plus lourdement sévère et du plus triste dessin. Tout cela n’est éclairé que par des lampes, au lieu de bougies, ce qui peut être fort économique et ce qui doit être fort malsain. Toutes les femmes y sont coiffées à la grecque avec des repentirs et des tire-bouchons qui découlent d’huile antique. Elles ont presque toutes des colliers rouges, ce qui dénote encore aujourd’hui des opinions ou des prétentions à la victime, et ce qui devrait donner un ressouvenir affreux… Elles ont des robes à la grecque et des tuniques à la grecque ; les bas de robe brodé en noir sur fond rouge, les tuniques brodées en rouge sur fond blanc, et plus souvent en laine qu’en soie. On dirait que le Musée des antiques aurait été formé pour l’instruction des couturières et des coiffeurs ? Je vous ai déjà dit que les femmes avaient repris l’usage des sacs à ouvrage, que les antiquaires appellent réticules, attendu que ceux des dames romaines étaient formés en filet de réseau ; mais les bourgeoises qui les portent disent toujours des ridicules, et ceci me fait rire (à part-moi s’entend, car on ne me surpendra guère à pédantiser).

Je vous dirai pourtant que les décorateurs à l’antique emploient continuellement la patère, et que les tapissiers les appellent des pâter ; enfin les méandres s’appellent des grecques, et tous les petits dessins noir et blanc (comme en pourrait faire Adèle Égalité) s’appellent des camées sans distinction. Lorsque j’étudiais Vitruve à l’abbaye de Montvilliers, et que j’y lisais le père Montfaucon, je ne m’attendais guère à m’en escrimer contre les bourgeoises et les boutiquiers de Paris, au bout de 88 ans.

Dans l’ordre matériel, ainsi que dans l’ordre politique, la république a démoli beaucoup de belles choses, et n’a rien édifié qui ne soit misérable ; on me dira sûrement que sa mission se bornait à détruire, mais il est à remarquer combien toutes les constructions de cette vaniteuse république ont l’air mesquin#1.

Il faut sans doute, et sous peine de barbarie, rester soumis aux prescriptions de l’architecture antique, pour le calcul des masses et des lignes, les profils de règle et toute la partie des ornemens qui marquent l’ordre ; mais pour le reste, il devrait être permis d’être composite en architecture, et suivant la remarque de Politien, l’affectation d’atticisme est plutôt la preuve de la stérilité que de la sévérité du goût. En effet, que peuvent signifier sur des monumens français la couronne Vallaire ou l’Obsidionale ; le boucher Perse et l’Aspergillium, surtout ! Est-ce qu’un pareil ustensile est en rapport avec la croyance ou les coutumes de notre pays ? Si les artistes grecs ont employé des objets de lâtrie comme ornemens, c’était parce qu’ils en voyaient faire un usage habituel, et que la partie la plus vulgaire du peuple en connaissait l’emploi : en outre, ils avaient le bon goût d’accorder la décoration des murs avec la destination des lieux, et je ne sache pas qu’un sculpteur antique ait jamais placé des Prœfericuli ni des Litui sur la façade de sa petite maison.

Quand la révolution sera finie, car il est visible qu’elle tourne à la mort, ne pourrait-on pas, avec les attributs du christianisme, avec les marques de dignité royale, avec toutes celles de nos [1] distinctions modernes enfin, remplacer avec intelligence et sutvant les lieux, les pipeaux, les hiboux et l’inévitable patère des frises grecques ? Il me semble que le Ciboire et l’Ostensoir de nos tabernacles, que l’Oriflamme et la Couronne royale, la Mitre, la Croix latine, le Casque et l’Écu français n’ont pas un profil moins noble et moins gracieux que les bucrânes, les chouettes et les pieds de chevreau des entablemens doriques ? Mais les architectes français ne veulent jamais sortir d’une imitation servile, et toutes les décorations qu’ils appliquent à nos édifices ne sont pas mieux d’accord avec la religion de leur pays qu’avec les habitudes de leur temps et les nécessités de notre climat.

Je vous dirai qu’au temps de la renaissance, et du temps de Louis XIII encore, on savait tirer bon parti des insignes nobiliaires pour tout ce qui s’appelle décors. On y composait très-bien et tout simplement (comme vous le verrez au château de Canaples), un dessus de porte, par exemple, avec la plaque du St-Esprit, richement ciselée, bien appliquée, sur un fond de velours vert, en rappel du manteau de l’ordre, et noblement encadrée dans son imposte garni de fleurs-de-lis d’or. Il me semble que rien ne saurait être plus convenable et d’un meilleur effet pour une chambre du dais, ou dans toute autre salle d’apparat.

Si j’entreprenais de vous détailler tout le parti que j’ai vu tirer des armoiries pour la décoration, j’en serais plus fatiguée que vous n’en seriez ennuyé, ce me semble ; et quand vous serez en paisible possession de vos beaux châteaux, c’est un article de mes souvenirs et de mes enseignemens que je recommande à votre méditation. Quand une famille est en sécurité dans sa dignité, ces ornemens-là produisent plus d’effet et font une meilleure impression que vous ne le croiriez sur les personnes que l’on reçoit et sur les enfans qu’on élève.


Ô vous, qui gouvernez notre triste patrie,
Qu’il ne soit plus parlé des Grecs, je vous supplie !
Il ne sauraient prétendre à de nouveau succès,
Vous serait-il égal de nous parler français ?…


Il me semble qu’on est déjà rassasié des charmes de l’antique ; le moyen âge a l’air de nous arriver à pas de loup, comme il a déjà fait une fois au temps de la décadence et du règne de Constantin. J’ai déjà vu des panneaux de voiture et des empreintes de cachet avec des lettres gothiques… J’ai le pressentiment du gothique, et je crois que nous allons retomber dans le naïf et le Jean-Baïf ; mais comme le penchant de la mode est toujours glissant, comme le besoin du changement sera la maladie des temps futurs, vous passerez par la renaissance avant d’en revenir au temps du grand Roi pour les costumes ; car je ne doute pas que votre femme ne se fasse coiffer à la Mancini ; j’espère bien que vous en arriverez ensuite aux modes de ma jeunesse ; j’ai la satisfaction de penser que vous vivrez dans mon jeune temps ; et je vous attends là !

Faites-moi le plaisir de vous moquer alors de ces pauvres gens du consulat qui n’avaient sous la main que des morceaux de bois d’acajou (dont j’ai l’horreur !) et qui ne s’asseyaient que sur des meubles incommodes, parce qu’ils étaient à la mode.

Cette propension vers le gothique est assez naturelle après la satiété des Publicola Chaussard, des Iphigénie Martin, des chaires curules et des bonnets phrygiens, surtout ; car, en vérité, la persistance à se coiffer du bonnet rouge aurait excédé la patience humaine !

Le temps des Céphyse et des Antigone est donc passé. On dirait qu’il est déjà loin de nous (pour la mode), et l’on peut juger combien les esprits sont en voie rétrograde, en observant les prénoms qu’on donne aux enfans. Écoutez ce petit dialogue de votre grand mère avec Mme Caristie, sa locataire de la rue de Meslay…

— Ah ! mon Dieu, oui Madame et je ne veux pas lui donner un nom païen. J’ai déjà ma fille aînée qui s’appelle Amalthée, parce que c’est le nom de la chèvre qui avait nourri Jupiter, à ce que disait son parrain, M. Dacier ! Jugez le beau plaisir pour nous que cette chèvre-là soit la patrone de notre chère petite ? Aussi mon mari m’a dit, mon Dieu ! si Madame la Marquise, qui est si bonne pour nous et qui a tant d’esprit, voulait bien être sa marraine, je suis bien sûr qu’elle lui donnerait un nom si distingué, que tout le monde en aurait jalousie, de ce nom-là !

— Madame Caristie, je ne peux pas tenir votre enfant, je suis trop âgée pour le soigner dans son éducation religieuse, ainsi que j’en prendrais l’engagement sur les fonts de baptême. C’est une obligation que j’ai toujours remplie avec une fidétité consciencieuse, aussi vous dirai-je, en rendant grâce à Dieu, que le ciel m’en a bénie, car il n’est pas un de mes fillots qui n’ait bien tourné.

— Mais, c’est une raison de plus, Madame, et je vous en supplie !

— C’est une chose impossible… — Et puis la loi de 94 au sujet des marraines et des parrains n’est pas rapportée ; elle est encore en pleine vigueur ; et si j’allais vivre jusqu’à cent vingt ans, peut-être qu’on viendrait me remettre en prison parce que mon filleul aurait déserté ?

— Ah ! Madame ce que tout le monde désire c’est que vous parveniez jusque là ; mais si c’est une fille, dont j’accouche ?…

— Eh bien, si c’est une fille, avez-vous quelque dévotion de préférence ? Avez-vous un nom de prédilection pour elle ?

— Oh oui j’en ai deux ou trois qui ne me sortent pas de la tête ; mais avant d’en parler à M. Caristie… — Je suis persuadée que si je lui disais : Madame de Créquy les approuve,… il les trouverait charmans ! J’avais pensé, par exemple, à Blanche ? – Blanche

— Oh je vous entends bien, mais c’est qu’il y a déjà Blanche de Castille, Blanche d’Aquitaine et Blanche de Navarre ; c’est un nom de Princesse qui pourrait vous donner un faux air de prétention vaniteuse ou d’ambition…

— D’ailleurs M. Caristie n’a pas voulu entendre parler de Blanche en disant qu’elle serait peut-être noire comme une taupe ?

— Voilà ce qui pourrait bien arriver : puisque toutes les Rose sont vertes comme des feuilles de chou ; les Désirée font horreur ; les Bonne égratignent et mordent tout le monde ; les Félicité périssent sur un échafaud ; les Perpétue meurent de la coqueluche ; les Céleste sont des créatures infernales ; les Angélique font des pactes avec le diable… et les Modeste donc ? Ah, les Modeste !… n’en parlons pas !

— Madame, à présent je penserais, si vous me permettiez de vous le dire, à Urgelle, à Yseult… ou à Urgande… Et j’aimerais assez pour mon fils, Enguerrand, Tancrède ou Raoul.

— Allons donc, la fée Urgelle qui n’est brin belle, Yseult-aux-blanches-mains, et Urgande-la-déconnue ! On vous en ferait des ravauderies à n’en pas finir. Enguerrand Caristie, si vous voulez ; il aurait le désagrément d’avoir Enguerrand de Marigny pour homonyme… Mais je trouve que Tancrède est un nom de chevalerie bien étincelant et bien empanaché ! Ne songez donc pas à Raoul de Créquy, laissez-le dormir en paix dans son église d’Ayrolles, avec son lion sous les pieds. Pourquoi voulez-vous braconner sur les terres de Messieurs de Créquy ?…

— Ah ! je vous assure bien que je ne prétendais pas…

— Mais, je vous assure bien que cela revient au même. Quand on n’a pas eu dans sa famille un nom de baptême attitré, je n’aime pas qu’on aille en chercher dans les traditions ou les généalogies des autres. Si vous n’êtes pas en droit de vous faire appeler Lothaire ou Lancelot, et si vous voulez des noms euphoniques, il y en a tant d’autres ; et pourquoi ne pensez-vous pas à Louis, Valentin, Samuel ou Raphaël ? Si vous accouchez d’une fille, à qui vous vouliez donner un nom distingué, appelez-la Geneviève ; et si c’est d’un garçon, Denys, Germain, Remy, Landry, Séverin, Sulpice, ou Merry. Laissez-nous les Foulque et les Jocelyn : ne cherchez pas vos noms dans les Chroniques, et prenez-en dans les Litanies. Il n’est rien de si joli pour un enfant de Paris que de porter un nom de légende gauloise, et surtout du diocèse de Paris. Un vilageois Breton qui s’appelle Maclou, une Tourangelle qui s’appelle Martine, ne sont point ridicules, et j’approuve beaucoup les Espagnols qui ne prennent jamais d’autres patrons que les saints de leur calendrier. Les paysans sont comme les princes, ils ne portent que des prénoms nationaux, et dans ces noms des paysans, je trouve toujours une grâce charmante avec je ne sais quoi de respectable, en ce que ces pauvres gens qui les portent en sont rattachés à quelque chose d’anciennement local et de solariégo, comme disent les Castillans. On dirait qu’ils ne datent pas d’hier ? Comme vous êtes une femme de bon sens, je vous dirai que je ne puis souffrir les petites filles qui s’appellent Fanny, et que lorsque je vois des garçons (Français bien entendu) à qui l’on a donné les noms étrangers d’Alfred, Édouard Fernand Gustave et Frédérick surtout ! je prends leurs parens en aversion.

Je vous avouerai, mon fils que j’ai fini par céder aux instances de Mme Caristie que j’aime beaucoup. Il a fattu composer avec l’exigence de l’Électeur de Saxe mon compère, qui s’appelle Auguste ; ainsi notre filleul s’appelle Auguste-René-Victor. Il en résulte une sorte de jeu de mots qui me déplaît beaucoup ; mais je recommande incessamment qu’on ait soin de l’élever de manière à ce qu’il ne s’entende jamais dire – Auguste Caristie, va te faire sucre[2] !

M. de Lalande vient de faire paraître un dictionnaire des Athées qui devrait être brûlé par la main du bourreau, et il a dit hier a M. de Pougens que, si j’étais déjà morte, il n’aurait pas manqué de m’inscrire parmi ses Athées, ce qui suffira pour vous donner une idée de la véracité de son livre. La tendance actuelle serait plutôt déiste que matérialiste, ou plutôt, les gens de ce temps-ci ne sont rien du tout. Ils lisent encore Voltaire, et c’est là qu’ils apprennent ce qu’ils doivent penser de la religion chrétienne.

Il est à remarquer que, parmi nos bons écrivains du XVIIe siècle, les deux auteurs de prédilection du siècle philosophique ont toujours été Molière et Pascal. Il se trouve encore aujourd’hui que les Lettres provinciales et Tartuffe sont les deux ouvrages les plus goûtés du public, et pour cause. Les Lettres Provinciales ne sont qu’un tissu de mensonges, et l’on pourrait dire que le chef-d’œuvre de la théologie de Port-Royal est un crime. Tartuffe est visiblement dicté par un sentiment d’hostilité contre la religion ; haine masquée, mais à laquelle les impies et le public irréligieux ne se sont jamais mépris. C’est l’œuvre d’un comédien. La faveur obtenue dans un temps d’irréligion par ces deux ouvrages est la meilleure preuve de leur tendance irréligieuse. Les Français sont un peuple si sot et si fin !

La preuve que la révolution n’a pas détruit l’intelligence et n’a pas tué l’esprit dans notre bon pays, c’est que les Devises personnelles et figurées y sont devenues fort à la mode (à défaut d’armoiries). On m’en a cité de charmantes, et je voudrais terminer ce chapitre en vous parlant sur la science des Devises. Vous verrez que ce n’est pas de celles de la rue des Lombards, non plus que des armoiriales, en vérité, car la plupart des Devises de blason ne valent pas mieux que des devises à bonbons. Je n’aurai pas beaucoup de légendes héraldiques à vous citer sous le rapport de l’esprit, mais le genre d’intérêt qu’elles doivent présenter n’est pas celui de la subtilité dans l’intelligence.

Je vous dirai, pour commencer par le commencement, que les allégories dont il est question dans les anciens, participaient beaucoup du caractère de la devise moderne.

Un peintre grec avait donné pour emblème à la sottise une femme qui veut se tenir debout et qui trébuche sur le dos d’un cochon.

Un poète de l’ancienne Rome avait choisi pour emblème de l’opiniâtreté une femme qui serre et qui embrasse étroitement la tête d’un âne.

— Voyez la tulipe et l’épi, dit saint Augustin le plus spirituel des hommes, et c’est, à prooos de l’humilité : — l’inutile fleur est orgueilleuse et droite, quia vana ; la grappe du froment est humblement penchée, quia plena.

Relativement au Révérend Père Menestrier qui a fait un Traité des Devises, je vous dirai que c’était un honnête homme, et voilà tout. Si je n’avais appris sur les Devises que ce qu’il en rapporte dans son traité, je vous renverrais au fameux Bourdaloue qui n’en dit pas beaucoup plus à la vérité, mais qui dit supérieurement bien tout ce qu’il en sait ; enfin, je vous recommanderais ce bel ouvrage du Pape Léon X, lorsqu’il était Messire Jean de Médicis, et qu’il envoya, par un beau page, à son ami le Cardinal de Créquy, une bouture de cet excellent poirier qui porte son nom de jeunesse. Studieuse et chaste jeunesse ! Adolescence ingénieuse et docte, à qui nous devons un des ouvrages les plus spirituels des temps modernes. Tâchez de vous procurer ce livre des Devises composées par Léon X, et vous y verrez, que de toutes les opérations de pur-esprit, l’art des Devises personnelles et figurées est peut-être la plus ingénieusement délicate et la plus difficile[3].

On n’en saurait apprécier le mérite sans connaître la difficulté de leur facture, et l’on ne saurait en connaître les dificultés sans en savoir les conditions. La devise allégorique, ainsi que l’entendent les modernes, est composée d’un corps et d’une âme, c’est-à-dire d’un objet matériel à qui s’applique une légende. Cet objet matériel doit être unique, c’est-à-dire que le corps d’une devise régulière ne saurait être formé, par exemple, de trois étoiles, ou d’une rose et d’un papillon. La légende doit être concise et « légesrement destournée, sans aucun subterfuge et par un élégant soubs-entendu, » dit mon ami Gilles Ménage. Elle se doit appliquer tout aussi justement à la personne pour laquelle on la destine, qu’à ce dit objet allégorique et matériel. Henry Estienne ajoute à cette prescription que « l’asme de la deuise doibt touts jours estre assez modeste pour que celluy quy l’arborre en puysse faire appliquation sur luy-mesme, et qu’il en puysse avoir faict composition sans oultrecuidance ou uanité malséyante »

Il est bon que le corps de la Devise représente un objet agréable aux yeux.

Le genre de cet objet et le sexe de la personne doivent être le même.

Indépendamment de ces deux conditions de rectitude et d’ingéniosité qui doivent se remarquer dans l’âme ou la légende, elle ne doit être composée que de huit syllabes, au plus ; la seule exception qu’on y puisse faire est en faveur de quelques vers latins, italiens ou français et si toujours faut-il qu’ils soient des plus excellens ! c’est le précepte. Mais en voilà bien long sur le didactique, et comme le professorat m’a toujours fatiguée j’aurais bonne envie de m’appliquer la devise de Saumaise, Aliis lucens consumor. Je suis seulement fâchée que ce soit une Lampe ; mais l’élégance et la propreté n’étaient pas le fait du ménage Saumaise, et mes grands-oncles en avaient ouï dire des choses à faire soulever le cœur ! Allons, plus d’épisodes et point de distractions ne sortons pas de l’important sujet qui nous occupe, et tâchons de colliger nostre disre sur les devises en toute preudhomie, comme dit maître Étienne Pasquier dans sa belle épître à Monsieur de Thou.

Ce n’est pas ici l’occasion de vous parler de ces sortes d’inscriptions héraldiques qui se trouvent divisées en légendes-ez-armes, ou bien en cris-de-guerre (pour défi, pour invocation, ou par évènement). Je vous les garde en réserve pour un chapitre du Blason, que je vous prépare, et je ne vous parlerai maintenant d’aucune devise gothique à moins qu’elle ne soit allégorique à des armoiries.

Il est assez connu que, dès l’année 1190, la première devise de vos armes était Nul ne s’y frotte ! ce qui se rapportait visiblement aux feuilles lancéolées de votre créquier ; mais Jean V, Sire de Créquy, crut devoir l’abandonner par égard pour Louis XI, attendu que ce Roi de France avait arboré la même légende, en y donnant pour corps de devise un porc-épic.

J’ai vu l’empreinte d’un signet de la Reine Blanche de castille sur lequel on voit un lys au naturel, appliqué sur un champ semé de fleurs-de-lys héraldiques, et la légende circulaire autour de ce cachet porte ces mots de la sainte Écriture : Lilium inter lilia.

La Reine Marguerite de Provence, femme de Saint Louis, prenait pour emblème une Reine-Marguerite avec cette légende en latin barbare, ou peut-être en dialecte provencal de ce temps-là Roygna de Parterra, ancilha Roygnae de coely (la Reine de la terre est la servante de la Reine du ciel). Il est prouvé qu’à la fin du quatorzième siècle un ancêtre de Messieurs d’Estaing portait déjà pour devise des lys et des roses ; Tots por elx, Tots por elles ; et vous voyez que le Comte Charles d’Estaing n’avait pas eu la peine d’y changer grand’chose pour en faire à la Reine Marie Leczinska cette galanterie qui fut trouvée si charmante ! Tout pour eux, tout pour elles ! On s’écriait : C’est ravissant ! et personne ne savait que la Reine, femme de Louis XV, n’en avait pas l’étrenne.

Les Quélen, dont le nom bas-breton signifie du houx et dont le cimier des armes est une branche de cet arbuste, ont pour devise Kimrique : Enper Emser Quelen (le houx est toujours vert).

La vieille devise des vieux Goyon avait pour corps une grosse tour, et voici son âme armoricaine : Keransker samehec Keransker Guhimehec (château redoutable et châtelain secourable).

J’ai toujours distingué celle de MM. du Boscq de Radepont qui portent quatre lions dans leurs armes : Plus qu’ung lyon. J’aime cette devise ; elle est de franc-jeu ; mais ne vous impatientez pas, j’ai fini mon chapelet gothique, et nous entrons dans la renaissance.

Messire Jean de Médicis avait donné pour devise à Pic de la Mirandole, qui se mourait de labeur, un Flambeau brûlant à ses deux bouts : Se meno luz, mas vida (plus de vie, si moins de lumière).

À Don Juan d’Autriche, vainqueur à Lépante, une Fusée. Da l’ardore, l’ardire. ( L’excès de mon audace vient de mon ardeur.)

À Don Pio Salviati qui s’était insurgé contre le Sénat de Pise ; Un Aigle : l’alto non temo (Je ne crains point de m’élever).

Pour le Commandeur d’Aquino, calomnié par frère ; Un cygne sur l’eau ; Tangor, non tingor (J’en suis touché sans en être taché.)

Je vous avouerai que je ne fais pas grand cas de la devise de François premier. Excepté sur les images cabalistiques et les diplômes de Rose-Croix, qui est-ce qui a jamais vu des Salamandres dans les flammes ? Quand les ignorans et les enfans peuvent demander : — qu’est-ce que cela ? les personnes instruites et les gens d’esprit doivent dire : – je n’aime point cela ! Si le corps de cet emblème est chimérique, l’âme en est complètement vide ; mais il faut composer avec la complexion de certains individus. Les salamandres et les amoureux ne songent guère à ce qu’ils disent ; ils sont dans les flammes ! et pour un emblème de François premier, on est obligé de convenir que les flammes étaient l’essentiel. ( Il n’y a pas moins de 4 mille salamandres sculptées dans les voûtes et sur les parois du château royal de Chambord !)

Pour arriver directement de François premier à son petit-fils, en passant par-dessus Henry second, qui n’a jamais fait ouvrer que des H entremêlées avec les croissans de sa belle Diane ; je vous dirai que le Roi Henry III avait fait sculpter sur le mausolée de son favori, le jeune Hyacinthe de Maugiron, une touffe de jacinthes avec ce vers de sa façon qui est d’une correction parfaite :


Des Regrets d’Appollo triste et doulx monument.

Ce fut l’Archevêque de Paris, M. de Noailles, qui fit enlever ce petit bas-relief, en disant que son air de paganisme était déplacé dans une église. Il en avait peut-être encore un autre bon motif, en arrière-pensée ; mais toujours est-il que, pendant la jeunesse de mon père, cette allégorie payenne (avec le nom d’Appollon) se trouvait encore sur le même tombeau dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, où ma grand’mère et mes grands-oncles l’avaient toujours vue sans en être scandalisés le moins du monde. C’était dans la grande chapelle à droite, en face de l’hôtel de la Sainte-Vierge. On ne sait comment expliquer dans les Valois, cette candeur dans l’impiété, et cette naïveté dans l’impudence ?

La douce et triste Louise de Vaudémont, épouse negligée du même Henry III, avait pris pour devise un Cadran sous le soleil : Aspice ut aspicior (Regardez-moi afin que l’on me considère !)

La Reine Marguerite, Duchesse de Valois, ne voulait plus porter les armes de France depuis la rupture de son mariage avec Henry IV, et cette ingénieuse princesse avait fait graver sur sa vaisselle et son sceau-privé une tige de Vigne avec ce vers du Tasse : L’Ardor temo et Cielo m’offende (Je crains l’ardeur et la froieur m’offense.)

Henry Estienne avait donné pour Devise au premier Duc de Sully (Grand-Maître de l’artillerie) un Aigle portant la foudre : Quo jussa Jovis ! (Où Jupiter veut que j’aille pour lui.)


Marie de Médicis avait fait représenter dans les médaillons qui formaient les angles de ses tapisseries, à Bruxelles, une Cascade : de mi Caida, mi Candor (Dans ma chute, la blancheur.)

La Reine Anne d’Autriche portait pour Devise au commencement de sa régence, la Lune qui se lève au coucher du soleil : Per te, non tecum (Par toi, sans toi.)

Je ne saurais approuver la Devise de Louis s XIV avec cet emblème du Soleil, qui, par son outrecuidance, est en opposition formelle avec le sage précepte d’Henry Estienne. À la vérité, le Roi Louis-le-Grand a laissé représenter cette Devise, mais on ne saurait dire qu’il l’ait jamais portée.

Mme de la Fayette écrivait un jour au Grand-Prieur de Froulay que la devise qui convenait le mieux à Mademoiselle de la Vallière était Une Rose naissante, avec ce vers du Tasse : Quanto si mostra men, tanto piu belle (Moins elle se montre, plus elle est belle.) Si je vous rapporte cette devise, à qui je voudrais faire honneur, parce qu’elle est sœur de la Princesse de Clèves, ce n’est pas qu’elle ne me semble un peu plus spécieuse que véritablement ingénieuse. J’aime mieux celle que Mme de la Fayette avait composée pour la Duchesse douairière de Créquy (Armande de Saint-Gelais.) Une Tourterelle. Piango sua morte, e mia vita (Je me plains de sa mort et de ma vie.)

Je vous ai parlé de cette belle Duchesse de Lesdiguières, votre grand’tante, qui était grand’mère à 28 ans, et à qui Mme de Sévigné, votre aïeule, avait donné pour emblème un Oranger : Le Fruit n’y détruit pas la fleur.

Le Prince de Marsillac, François VIII de la Rochefoucauld, portait pour devise au carrousel de Paris une Montre ; Cheto fuor, commoto dentro. On disait avec raison qu’aucun emblème ne pouvait être mieux choisi pour ce jeune seigneur, attendu qu’avec un front si calme, il avait toujours le cœur et l’esprit en agitation passionnée.

Ménage avait donné pour Devise au grand Condé une Épée : Pro Rege sæpe, pro Patria semper. (Pour le Roi souvent, pour la patrie toujours.)

À Bossuet un Éclair : Dum illuminat, minatur. (En menaçant, il éclaire). Mes vieux oncles ont rabâché devant moi que Mme de Sévigné disait à ce vieux Ménage : Mon bel amoureux, c’est bon à dire, mais si monsieur de Meaux faisait venir Granganeuve pour lui faire graver sur un petit cachet, un éclair, de la part de M. Ménage, Grangeneuve dirait : — Un éclair !… que le tonnerre écrase les savans ! de quoi se mêlent-ils ?

La Devise de la Reine Christine était une Hirondelle, et Pour chercher mieux.

Celle de Mme de Sévigué une Hirondelle, et Le froid me chasse.

Ninon de Lenclos scellait ses poulets (mon oncle le G. P. en avait gardé bon nombre et vous en trouverez dans mes portefeilles) avec une Girouette entre les quatre-vents. No mudo se no mudan. (Je ne varie pas quand ils ne changent point.)

J’ai trouvé dans les Lettres Éditantes que l’Impératrice douairière de la Chine (en 1642) avait choisi pour emblème une touffe de pâquerettes, ou petites marguerites, dans un beau vase de porcelaine ; et je pense bien que c’était du vert-céladon-craquelé de noir avec des reliefs or et blanc ; mais le bon missionnaire n’en parle pas. Ce qui vaut beaucoup mieux, c’est qu’il nous donne la traduction des quatre lettres chinoises qui font l’âme de cette devise, et je ne saurais assez m’étonner que ces quatre lettres puissent dire autant de choses. Née sous le sabot du rustre, destinée à la gueule de l’âne, l’amour m’a trouvée digne d’un temple, et j’habite un palais.

Je n’omettrai pas de vous parler de ce musicien Farinelli, favori modeste, à qui le Roi des Espagnes avait imposé l’obligation d’accepter un titre de Castille, et qui choisit celui de Marquis d’Ensenada, (rien en soi). Les armoiries qu’il s’était composées et qui peuvent passer pour une Devise étaient des Cercles autour d’un Centre, et Minimus Intimus (Le plus proche est le moindre.) Je trouve qu’il y a dans cette humilité d’un homme aussi puissant quelque chose de si vertueusement noble que j’en ai les larmes aux yeux.

La Duchesse d’Orléans (mère de Philippe Égalité) s’était mis en tête que je devrais lui trouver une Devise. Comment répondis-je à M. de Penthièvre, avez-vous eu la témérité de vous charger de cette commission-là ? Je ne connais pas un seul emblème que je voulusse désigner… Attendez donc pourtant,… une cruche de grès ! dites-moi ce que vous pensez d’une Cruche de grès, dure et fragile ?

La plus belle et la plus parfaite de toutes les Devises est peut-être bien celle-ci pour le Roi de Suède Charles XII. Le signe de l’Ourse (lequel est le signe armillaire le plus près du pôe.) Altior e Gelidis (le plus haut des astres du Nord).

Mais précipitons notre kirielle en y supprimant les formules, car il est passé deux heures, et voilà que j’entends sonner mon couvert.


Le Maréchal de Villeroy,
ancien Gouverneur de Louis XV.
Un clé de montre
j’ai réglé qui nous règle.



La Princesse des Ursins.
Une aile, prise de ses armes.
serpere nescit.
Elle ne sait pas ramper



Le Duc de Nivernais
(époux très fidèle).
Une Chicorée
j’ai blanchi sous mes liens.



Pour l’abbé Barthélémy.
(habile antiquaire).
Une Coupe étrusque.
nulla aconita bibuntur fictilibus.
(juvénal.)
(Ce n’est jamais dans l’argile que l’on boit le poison).



Pour Dona Rosa de Lascaris
(très timide et très jolie).
Un bouton de Rose.
je ne puis paraître sans rougir.


Voici maintenant quelques-unes de ces Devises modernes où j’ai trouvé le plus de justesse et d’ingéniosité.


Pour Madame Élisabeth.
La Boussole
en des temps inégaux sa vertu fut égale.



Le Comte de Murat. Un Obélisque
Alto, stadil’ e dritto.
(Haut, droit et solide.)



Pour Madame et Mademoiselle de Bonchamps.
Des Lys brisés.
Pour eux, comme eux



Pour l’Abbé de Commène, Une Hirondelle.
d’un palazzo bandita, emmi la chies' aperta
Chassez-moi d’un palais, mon refuge est un temple



Pour Mme de Genlis. Une Noisette.
aimée de l’enfance.



Pour Mme Tallien. Une rose.
le méchant n’y voit que l’épine



Pour un aimable étourdi.
Un carton rempli de Fleurs.
léger sans être vide.



Pour M. · · · · · · · · · ·
Un trèfle à quatre feuilles.
pecore, chi calpestano me.
(Ce sont les bêtes qui me foulent aux pieds.)

J’aime encore celle-ci pour le général Dumouriez, c’est une feuille de chêne, et serto marcente soluta (détachée d’une couronne flétrie.) On a composé pour votre grand’mère une devise qui l’a satisfaite, c’est un Pigeon d’Alexandrie qui porte une lettre. Point de fiel et du souvenir. J’avais choisi le même corps d’emblème pour votre pauvre mère émigrée, L’invio l’invido (je l’envoie, je l’envie) · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Madame de Créquy n’a pas achevé ce chapitre · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·



AVIS DE L’ÉDITEUR



L’époque où nous en sommes parvenus doit concorder avec celle de la mort du dernier enfant du marquis de Créquy, que son père avait conduit en Suisse, auprès de sa mère, et qui mourut dans un château du canton de Bâle, à la suite d’une affection cérébrale, ainsi que son frère aîné. Monsieur de Créquy, mourut quelque temps après d’un anévrisme au cœur, et sa mère avait tristement abandonné ce travail assidu dont ses deux petits-fils avaient été successivement l’unique objet. On a déjà dit que Madame de Créquy avait fait présent de ses notes manuscrites à un parent de son fils. On peut ajouter qu’à dater du jour de cette remise, tout ce que cette femme spirituelle a bien voulu faire écrire en supplément à ses souvenir, n’a plus été dicté que par un sentiment de complaisance, ou plutôt de condescendance.

  1. Il ne reste plus d’autre constructions de cette époque que la petite rue des Colonnes auprès de la place de la Bourse. (Note de l’Éditeur)
  2. Nous avons sous les yeux une carte de visite, imprimée, qui porte le nom de M. auguste CARISTIE, rue Notre-Dame-des-Victoires, n° 19, ce qui s’accorde parfaitement avec l’Almanach de 25 mille adresses, page 96. (Note du libraire-édit.)
  3. Dans cette belle peinture de Raphaël, qui représente Léon X et qui appartient à nos Rois, le livre ouvert qu’on y voit entre les mains du Pape est celui de ses Devises. Les spirituelles figures des Cardinaux de Médicis et de Rossi paraissent en témoigner au Saint-Père une approbation si satisfaite et si respectueuse, qu’il semblait entrer dans le Vatican du seizième siècle en regardant ce tableau. (Note de l’Aut.)