Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 9/05

Tome 9

CHAPITRE V.


· · · · · · · · · · Lacune et portrait d’un inconnu. – Quelques détails sur Mlle d’Orléans. – Talent de cette princesse pour faire des aquarelles. — Dédicace d’un ouvrage de S.A.R. — Faux bruit relatif à son mariage avec un étranger. — Lettre de Dumourier sur les Princes d’Orléans. — Émigration de Louis-Philippe et sa réception en Allemagne. — Son voyage à l’Amérique et singulier désir exprimé par l’auteur. — Reconnaissance et générosité de ce prince. — Inscription gravée sur son bras gauche, etc.



· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il y a par le monde une femme qui le connaît très bien, par la bonne raison que c’est elle qui l’avait élevé (tant bien que mal ?) et voici comment elle en partait pendant leur émigration : — Il n’a rien de ce qui peut s’appeler esprit, ni de ce qui ressemble à l’esprit, mais il est pourvu d’une sorte d’intelligence admirable ! et c’est une intelligence particulière à certaines bêtes. Il tient du lièvre et du renard. Aussitôt que son existence ou son avidité peuvent être en question, il devient d’une sagacité merveilleuse ; on ne le reconnait plus ; c’est tout un autre homme ! c’est comme une curiosité d’histoire naturelle, un phénomène ! enfin c’est un animal qui possède au plus haut degré l’instinct de sa conservation, et pourtant son existence n’est pas ce qu’il a de plus cher au monde ; et je crois, Dieu me pardonne, qu’il serait capable d’exposer et de sacrifier sa vie pour conserver son argent. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Mme la Duchesse d’Orléans était cruellement tourmentée pour Mademoiselle sa fille, et surtout depuis qu’il était question de son mariage avec un citoyen de Hambourg ; à la vérité, c’était un banquier riche à millions, et je crois bien que, sans Mme la Princesse de Conty qui en avertit le Roi notre maître, qui en écrivit à l’Empereur d’Allemagne, lequel en fit écrire aux autorités de cette ville Anséatique, c’était une affaire faite ! Il paraît que Mlle d’Orléans est amplement dotée de ce qui s’appelle aujourd’hui de la grâce et du talent. Sa grâce consiste particulièrement à parler au travers de ses dents sans les desserrer, ce qui produit une petite sorte de sifflement rempli de charmes (à la manière du Serpentin-Vert). Son talent courte principalement à faire des lavis, et la gravure a reproduit pour nous une ingénieuse composition de cette princesse. C’était sûrement dans l’intention de populariser sa personne et peut-être sa famille, sous le triple rapport du patriotisme, du talent et de la simpticité ! Vous verrez que ce bel œuvre est un pâle dessin, composé d’une touffe de pensées jaunes, accompagnées d’un petit rameau de chêne avec une branche de je ne sais pas quoi. Le rameau civique et les pensées se trouvent réunis par un ruban tricolore, et voici l’inscription de cette allégorie :


Don d’Amitié à la Citoyenne Péthion.
Adèle Égalité.

Avis de l’éditeur. — On avait eu soin de faire copier la gravure enluminée de ce dessin qu’on devait ajouter aux Pièces justificatives, mais comme cet ouvrage et son éditeur ne jouissent d’aucune faveur auprès du gouvernement, on a cru devoir ajourner cette publication lithographique. On nous a fait craindre que les lois de septembre ne fussent applicables à la reproduction de cette innocente image.

Je vous dirai qu’en passant par Francfort, le général Dumourier y fit une déclaration, en date du 20 avril 1795, et qu’il a signé cette déclaration dont l’original est conservé dans les archives du cabinet austro-germanique. En voici la copie, comme je la tiens du Baron de Breteuil

« Ayant appris qu’on avait élevé quelques soupçons sur mes intentions, d’après une prétendue liaison qu’on dit exister entre moi et Philippe d’Orléans, Prince français, connu sous le nom d’Égalité ; jaloux de conserver l’estime dont je reçois chaque jour les preuves les plus honorables, je m’empresse de déclarer que j’ignore s’il existe réellement une faction d’Orléans ; que je n’ai jamais eu aucune liaison avec le Prince qu’on en suppose le chef, ou qui en est le prétexte ; que je ne l’ai jamais estimé, et que depuis l’époque funeste où il a déchiré les liens du sang et manqué à toutes les lois connues, mon mépris s’est changé pour lui en une aversion légitime qui ne me laisse que le désir de le savoir livré à la sévérité des lois.

« Quand à ses enfans, ils ont servi leur patrie dans les armées que je commandais sans jamais montrer d’ambition. J’ai une grande amitié pour l’aîné ; je crois être sûr que, loin de jamais aspirer à monter sur le trône de France, il fuirait au contraire au bout de l’univers plutôt que de s’y voir forcé. Au reste, je déclare que, si d’après les crimes de son père, ou par les atroces manœuvres des factieux, il se trouvait dans le cas de balancer entre les vertus qu’il a montrées jusqu’à présent, et la bassesse de profiter de l’horrible catastrophe qui a mis toute l’Europe en deuil, et qu’alors l’ambition l’aveuglât au point de prétendre à la couronne, je lui vouerais une haine éternelle, et j’aurais pour lui le même mépris que j’ai pour son père.


Dumouriez[1].

Mme la Duchesse d’Orléans m’écrivait donc le plus souvent possible, et se trouvait dans une inquiétude continuelle à l’égard de tous ses enfans. Je vous ai déjà dit que le général Égalité, son fils, avait fini par s’esquiver de l’armée de la république, afin d’émigrer ; et vous pouvez supposer comment il fut accueilli par les souverains germaniques et les émigrés français[2]. On avait écrit à Mme la Duchesse de Bourbon qu’il s’était fait maître d’écriture en Suisse ; et l’on a dit quelque temps après qu’il était allé s’établir à l’Amérique anglaise, où je ne doute pas qu’il ne se marie convenablement avec quelque républicaine de New-York ou de New-jersey. Qu’il y reste, en paix avec sa bonne conscience ! en paix avec les colons et les indigènes, avec les Padoukas, les Naquintoches et les Chichakas, mais qu’il y reste ! On assure qu’il est déjà tatoué comme un Algonquin, et qu’il a gravé sur son avant-bras gauche, et dans le bel ordre ci,


VIVE LA RÉ
PUBLIQUE
FRANÇOISE.
  1. Cette déclaration a été insérée dans les journaux allemands de cette époque, et même dans plusieurs feuilles françaises, notamment le Journal de Paris du 16 mai 1793. (Note de l’Éditeur.)
  2. Le 4 avril 1793, au moment où Dumouriez, suivi du général Louis-Philippe-Égalité, allait chercher un asile dans le camp autrichien, près de Péruwelz, le 2eme bataillon de l’Yonne les poursuivait à coup de fusil.

    Arrivés au bord de l’Escaut, les fugitifs allaient être atteints par le bataillon et massacrés sans pitié, quand une batelière, Bernardine Dehourt, touchée de leur danger et sans calculer celui qu’elle courait elle-même, vint les passer dans sa barque qui fut bientôt après coulée à fond.

    Les journaux du département du Nord ont appris que Bernardine Dehourt vit encore au Château-l’Abbaye. Octogénaire et pauvre, elle a adressé plusieurs pétitions au roi des Français, ces pétitions sont restées sans réponse. Enfin, en 1834, et grâce à des protections puissantes, elle a obtenu un secours de CENT CINQUANTE FRANCS !

    Comprend-on que certaines gens puissent accuser Louis-Philippe de n’être ni reconnaissant, ni généreux ? (Note de l’Éditeur.)