Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 9/04

Tome 9

CHAPITRE IV.


Le consulat. — La machine infernale. — Adélaïde de Cicé. — Picot de Limoëlan. – Saint-Régent. — Dernière version du gouvermement sur cette affaire, contradictions qui s’y rencontrent, impossibilité qui s’y trouve. – Opinion de l’auteur sur ce fameux procès.



Vous trouverez dans les histoires de la révolution comment le gouvernement directorial était devenu gouvernement consulaire, et toujours en vertu d’une nouvelle constitution qui devait durer une éternité. Des treize directeurs apparus sur la scène du monde il n’y en avait que quatre dont on eût jamais ouï parler politiquement. L’Abbé Sièyes à cause de sa manie constituante, le citoyen Carnot pour sa férocité, Barras pour sa dépravation, Barthélémy pour la modération de ses opinions politiques et pour l’intégrité de son caractère. Tout le reste était des Reveillère-Lépaux, des Letourneur de la Manette, des Gohier, des Moulins, des taupes qui sont rentrées sous terre après en être sorties on ne savait pourquoi ? Je ne vous parlerai pas de ce dix-huit brumaire qui n’a réussi que parce que les membres du conseil des cinq-cents étaient des pleutres, car assurément ! Buonaparte avait tout-à-fait perdu la tramontane, et même la parole, au commencement de son exécution. Vous verrez tout cela dans cette bonne histoire de la Vendée que je vous prophétise ; mais je vais vous parler d’un événement que Buonaparte et son gouvernement ont fait défigurer de telle façon que les historiens les plus équitables auront beaucoup de peine à ne pas s’y laisser tromper.

Il y a plus de vingt ans que je me trouve en relation de bonnes œuvres avec Mademoiselle de Cicé, laquelle est sœur aînée de l’Archevêque de Bordeaux et de l’Évêque d’Auxerre. Avec la pureté d’un ange du ciel elle est d’une charité sans égale et d’une humilité miraculeuse. Il est superflu d’ajouter que c’est une personne de la plus haute sagesse et la plus parfaite raison[1]. Nous nous réunissons tous les lundis pour nous concerter avec les Duchesses de Fleury, de Béthune et de Sully sur les bonnes-œuvres de la semaine, et c’est Mlle de Cicé qui est la trésorière de notre congrégation. Mlle Favereau, de l’hôtel de Fleury, se trouve chargée de la distribution de nos petites aumônes à domicile (et c’est encore une affaire de sept mille francs par mois), mais nous nous sommes réservé les souffrances causées par la révolution, les calamités supérieures, on pourrait dire ; ainsi les prêtres condamnés à la déportation, les émigrés sans papiers et tous les autres proscrits sont les objets de notre sollicitude immédiate.

Mlle de Cicé fit conduire chez moi, pendant la nuit du 5 au 6 décembre 1800 un jeune émigré, gentilhomme breton et nommé de Limoëlan. Il est resté claquemuré dans votre petit appartement à l’hôtel de Créquy pendant plus de trois semaines, et je vous prie de ne pas oublier ceci.

Deux jours après, Mlle de Cicé me fit demander place pour un gros Chanoine d’Auxerre à qui personne ne devait songer malgré qu’on eût mis sa tête à prix disait-il, et je pensai que ce devait être au rabais ?… Mais à la réserve de votre chambre où se tenait le jeune émigré, toutes les autres pièces disponibles étaient en réparations et remplies d’ouvriers matineux.

Je pensai que ce gros abbé ne devait pas courir grand risque, et je le fis reconduire, après souper, chez Mlle de Cicé, dans la rue Cassette, à côté de l’hôtel Lecamus, et porte à porte avec la Princesse Stéphanie-Louise de Bourbon-Conty-Montcairzin, qui passait toutes les nuits deux ou trois heures a sonner de la trompe avec le petit Colibois. Vous savez ? ce joli petit piqueux joufflu, qui était le filleul de votre mère. Elle avait débauché ce garçon (la Montcairzin bien entendu) pour lui faire donner du cor de chasse, et c’était un bruit dont Mlle de Cicé se consolait d’autant moins qu’il empêchait ses pauvres émigrés de s’endormir. — Ils n’ont que ce temps-là de bon disait-elle, et l’on dirait que cette aventurière est poussée par le démon pour les empêcher de fermer l’œil, et les tourmenter ?

Il est bon de vous dire a présent que le gros chanoine était si cruellement troublé par ce vacarme des trompes à l’hôtel Lecamus qu’il ne voulut pas rester dans la rue Cassette, à raison de quoi Mlle de Cicé l’envoya coucher chez Mme de Gouyou de Beaufort, qui était de ses amies, et qui demeurait dans la rue Notre-Dame-des-Champs ; (de sorte qu’il se promena toute la nuit par une gelée superbe). Il y partagea la cachette de M. Saint-Régent, chef de chouans du diocèse de Vannes. Vous ne vous doutez certainement pas de ce qui va survenir à tous ces honnêtes gens ? ils ne s’en doutaient pas plus que vous et voici la nouvelle que nous apprîmes dans la matinée du 4 nivôse.

Pendant la soirée précédente on avait tenté d’assassiner le consul Buonaparte, au moyen d’un tonneau cerclé de fer et tout rempli de poudre, de balles, de chevrotines, de clous et même de cailloux, lequel avait fait explosion dans la rue Saint-Nicaise et quelques minutes après le passage d’une voiture dans laquelle Buonaparte se rendait à l’Opéra. Cette explosion venait de coûter la vie à vingt-deux individus ; cinquante-six autres personnes en étaient grièvement blessées, et cinq à six maisons de la rue Saint-Nicaise en sont restées dans un état de dégradation prodigieux ; la belle maison de la Comtesse de Feuillans surtout[2].

Ou commença par dire et publier que les auteurs d’un attentat si criminel et si lâche, ne pouvaient être que des montagnards, des terroristes, des tigres de 95, qui ne voulaient pas se laisser dompter par cette main puissante et secourable qui leur avait brisé les dents. Le ministre de la police en fit l’objet d’un rapport qui ne laissait rien à désirer pour la vraisemblance et la véhémence. C’étaient d’anciens bonnets rouges et même des septembriseurs qui avaient exécuté ce crime. On en avait saisi plusieurs ; on avait trouvé sur eux des preuves certaines de leur culpabilité dont ils étaient convenus, du reste ; et notez que ce ministre de la police était le proconsul Fouché.

« Ce ne sont pas là, disait-il dans ce même rapport, des circonstances prévues par la sagesse des lois, ce ne sont pas là de ces brigands contre lesquels la justice et ses formes sont instituées, c’est une guerre atroce qui ne peut être terminée que par une mesure de haute police extraordinaire, et qu’en mettant ces hommes dangereux et incorrigibles, en surveillance hors du territoire européen. »

C’est en conséquence de quoi cent trente jacobins furent désignés pour la déportation et vous pensez bien qu’on les tria sur le volet parmi les ennemis du consulat et les détracteurs de Buonaparte.

Je ne fus pas étonnée d’apprendre que le Cn Charlesse, autrefois le Prince Charles de Hesse-Rothembourg, avait encouru la disgrâce de son ancien ami Fouché de Nantes, et qu’il était compris dans cette mesure expiatoire.

On n’a plus jamais rien dit de ces autres buveurs de sang sur lesquels on avait trouvé des preuves de leur crime et qui en avaient fait l’aveu.

Aussitôt que Buonaparte et son homme de la police eurent fait condamner à la déportation les cent trente jacobins qui les offusquaient de préférence, on n’entendit plus reparler des montagnards et des terroristes à propos de la machine infernale, et le gouvernement changea de batterie pour en diriger l’effet et le profit d’un autre côté. La transition fut si brusquement exécutée qu’il en résulta de l’incertitude à l’égard de la culpabilité des jacobins ; ensuite il arriva que Fouché se mit à débiter sur les royalistes absolument les mêmes choses qu’il avait publiées contre les autres, et du reste il est avèré, pour moi, que Buonaparte était déjà dans sa loge à l’Opéra, rue de Louvois, lorsque cette machine avait éclaté dans la rue Saint-Nicaise, au coin de la place du Carrousel ; ainsi vous voyez que le véritable auteur de ces machinations était plus dangereux pour les citoyens de Paris qu’il n’était mal intentionné contre la vie du conquérant de la paix ; car en vérité, Buonaparte n’avait couru d’autre danger que celui de se tromper d’heure, ou celui de verser en voiture.

Tant il y eut de rouerie politique en tout ceci, qu’on se mit à faire la guerre aux royalistes et la chasse aux émigrés, avec une affectation d’ardeur où l’on démélait aisément l’intention de faire prendre le change à l’opinion publique et peut-être même au chef du gouvernement, car il est possible que Buonaparte ait été la dupe de Fouché qui nourrissait une haine invétérée contre les prêtres et les nobles. Les prisons n’en furent pas moins encombrées que sous le régime de la Convention, et ces rigueurs consulaires atteignirent les personnes les plus pacifiques du monde. J’ai presque dit les plus insignifiantes en songeant au Comte de Gand, à M. Collignon du Perthuis, à l’ancien Évêque de Viviers, et au Vicomte de la Roche-Aymon, surtout. Comment pourrait-on supposer, disais-je à nos amis, que le gouvernement puisse être de bonne foi dans cette accusation, quand on le voit donner dans un système de précautions pareilles !

M. de Limoëlan voulut absolument sortir de chez moi pour aller se concerter avec M. de Closrivière, qui était un de ses oncles, et il fut arrêté. M. Saint-Régent l’avait été chez Mme de Gouyon de Beaufort qui fut conduite en prison comme aussi toute sa famille. Mlle de Cicé fut arrêtée sans qu’on pût avoir le temps de négocier pour elle auprès du citoyen Pâques. On ne douta pas que je ne dusse être inquiétée par la police, mais nos amis eurent la bonté d’agir en conséquence, et je pense que l’abbé Desmarets, mon ancien chapelain, ne fut pas insensible à leurs sollicitations[3].

Cependant, comme le ministre de la police avait besoin de trouver des coupables, et comme il nous était impossible de préserver tous nos amis, le malheur voulut que ce fût précisément du côté de cette bonne Mlle de Cicé que vint tomber l’inculpation du gouvernement sur le 3 nivôse, avec son tonneau, sa charrette et tous ses artifices. Dans l’embarras qu’on avait éprouvé pour faire un choix parmi tous ces incarcérés pour opinion royaliste, le malheur voulut aussi qu’un de ces bons émigrés qui logeaient alternativement chez Mme de Gouyon de Beaufort et chez Mlle de Cicé, eût acheté une petite charrette, il y avait de cela cinq ou six mois, à la vérité ; mais on n’y regarda pas de si proche, et voilà qui fut trouvé suffisant pour établir un procès criminel contre ces honnêtes personnes que je vous ai nommées.

Pour la parfaite régularité de mon récit, je vous dirai que M. Beuzelin le gros Chanoine d’Auxerre, ne s’était pas laissé surprendre ! Il avait eu la précaution de s’habiller en femme, pour aller se réfugier à l’hôtel de Fleury (à quatre pas de chez Mme de Gouyon) ; il avait été rencontré par une patrouille, et c’était René Dupont qui l’escortait. Il nous a dit que les hommes de la patrouille en avaient eu peur.

Figurez-vous nos angoisses en voyant cette chère Mlle de Cicé, la brebis du bon Dieu, qui se trouvait aux prises avec Buonaparte et les juges de sa chambre ardente, car on n’avait pas voulu que la justice ordinaire eût à se mêler du 3 nivôse, et vous pouvez penser comment on avait composé ce tribunal d’exception ? Elle y fut admirablement bien défendue par M. Bellard, qui trouva moyen de faire pleurer toute cette populace irréligieuse et cette foule de gens sans entrailles, en leur parlant des vertus évangéliques et de la charité de sa cliente. Il amollit si bien le cœur des juges qu’elle ne fut condamnée qu’à l’exil à cent lieues de Paris. Mme de Gouyon fut renvoyée dans sa province après dix-huit mois de prison, et ce furent nos deux malheureux Bretons qui payèrent pour tout le monde.

Toutes les personnes qui subirent le procès nous ont dit que la seule chose qu’on eût à leur reprocher était l’acquisition d’une charrette, et moi qui savais que Saint-Régent ne l’avait achetée que pour transporter pendant la nuit le corps de son frère à la porte du cimetière de Vaugirard, j’espérais toujours que Dieu lui serait en aide. C’est une révélation qu’il ne voulut pas faire, de peur de compromettre M. Duperron, notre juge de paix, chez qui ce pauvre jeune homme était mort. Il en fut ainsi de M. de Limoëlan dont on ne savait pas le nom véritable et qu’on accusait d’avoir participé à la confection de la machine infernale, tandis qu’il n’était pas sorti de chez moi depuis quinze jours, et qu’il n’avait vu pendant ce temps-là que l’Abbé de Closrivière et Mlle de Cicé. Je me reproche toujours de n’avoir pas rompu la glace, de n’avoir pas été protester de son innocence en déclarant la vérité des faits à la face de ce tribunal ; mais j’avouerai humblement que je n’en eus pas le courage. Je me fis des illusions jusqu’au dernier moment. C’était cette charrette qui était le seul corps de délit. La condamnation ne pouvait reposer que sur l’identité prétendue de celle qui portait la machine avec cette autre charrette dont Saint-Régent s’était servi comme d’un corbillard et qui avait été revendue dix-huit francs par René Dupont !…

— Non, disais-je, on n’écoutera pas ce paysan suborné, ce faux témoin qui vient reconnaitre une charrette qu’il a vendue, il y a plus de six mois, et dont les débris sont en morceaux de la longueur du doigt !…

J’aurais pourtant dû m’inquiéter sur la différence qui se trouvait entre les rapports qui nous arrivaient directement de l’audience et la manière dont on arrangeait les débats dans tous les journaux, car il n’est pas une Gazette du temps qui n’ait dénaturé toutes les réponses de ce brave Saint-Régent, qui n’ait altéré toutes les paroles de Limoëlan#1, et qui n’ait rendu compte de tout le reste du procès avec une infidélité monstrueuse !…

Ils ont affronté le supplice et sont montés a l’échafaud sans vouloir se défendre ; par un sentiment d’affection pour nous, par égard pour qui, notamment ? pour me préserver, pour me garantir quelques mois d’une vie déjà si longue, d’une vie troublée désormais, par cette continuelle pensée de leur grandeur d’âme et celle de ma faute… Hélas ! c’était à nous à lutter de générosité contre ces généreux hommes, et je ne l’ai pas fait. Donnez la paix, Seigneur ; donnez la paix du Ciel à ces hommes de bonne volonté ! Vous qui nous avez donné le précepte et l’exemple du sacrifice, ô mon Dieu, pardonnez-moi, vous qui connaissez l’amertume et l’humilité de mon repentir !…

  1. Adélaïde-Émilie Champion de Cicé, Mère temporelle des Rèv. Pères Capucins de Paris, et Sœur du tiers-ordre de Saint-François, morte en 1809, âgé de 76 ans. (Note de l’Éditeur.)
  2. Sur l’emplacement des maisons de la rue de Rivoli, nos 2, 4 et 6.
  3. On peut dire aujourd’hui sans inconvénient, qu’à l’insu de Mme de Créquy, ses congréganistes avaient la précaution d’employer un moyen qui ne manquait jamais à son effet dans les bureaux de Fouché, lorsqu’on pouvait s’y rendre à temps, c’est-à-dire avant l’envoi du dossier chez le magistrat qui devait dresser l’acte d’accusation. (Note de l’Éditeur).