Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 8/02

Chap. III  ►
Tome 8


CHAPITRE II.


Suite de l’analyse des Mémoires inédits de Mme Roland. — Ses prétentions aux belles manières et au beau langage. — Son mauvais goût dans le style familier. — Son arrogance et son étrange conduite avec les montagnards. — Sa condamnation. — Son supplice. — Mort de son mari. — Suicide de Chamfort et de Condorcet. — L’Abbé Emmery à la conciergerie. — Le dernier banquet des Girondins. — Opinions de l’auteur sur ces utopistes.

Bien juger sans beaucoup savoir est une chose rare, et pour pouvoir d’abord se bien juger soi-même, en comparant son degré d’intelligence et d’habileté, il est indispensable aux meilleurs esprits d’avoir eu des rapports fréquens avec des gens d’esprit. Nous en trouverons toujours qui nous paraîtront supérieurs ou préférables à nous, en dépit de nous-mêmes, et ne fût-ce que sous les rapports les moins essentiels. Nous finissons toujours par être plus frappés des avantages qui nous manquent, que nous ne restons sensibles aux avantages que nous possédons, et c’est toujours une disposition favorable à notre jugement, en ce qu’elle est défavorable à notre orgueil : cœcitatis mater et filia.

Une jeune fille était née dans la condition la plus inférieure, avec assez de facultés intellectuelles et d’élévation dans les sentimens, avec une vanité prodigieuse et je ne sais quoi de passionné dans son amour de soi : elle écoute avec une curiosité quelques discours philosophiques, elle se procure des livres dangereux, et comme elle n’est environnée que des gens les plus bornés ou les plus ignares, son prétendu savoir la gonfle, l’orgueil fermente et s’exalte, enfin le jugement s’obscurcit, et sa raison, ses sentimens et son imagination finissent par tomber dans un délire habituel. Voilà toute l’histoire de Mlle Flipon jusqu’à l’époque de son mariage avec M. Roland de la Platière qui n’était pas moins orgueilleux ni plus habile que son épousée.

Par suite de ces bonnes dispositions, à la suite de ses bonnes lectures et de sa bonne éducation, on concevra facilement qu’une demoiselle qui ne pouvait jamais « entendre le son de sa propre voix sans avoir le cœur ému d’attendrissement, et qui ne pouvait jamais se regarder et s’écouter parler ou chanter sans enthousiasme », était devenue d’une arrogance intraitable. Ce n’était pas seulement les supériorités de convention qui la révoltaient, c’était les prétentions les moins ambitieuses à l’égalité la plus naturelle ; et quand un jeune artiste, un légiste, un littérateur osaient aspirer à la main de Mademoiselle Flipon, leurs prétentions ne lui paraissaient pas moins insupportables et moins insensées que les Honneurs du Louvre ou les droits de Committimus. Au demeurant, cette exigeante et dédaigneuse personne a grand soin de nous avertir qu’elle avait été demandée en mariage par une espèce de gentilhomme et par un grand nombre de négocians ; par un médecin qui s’appelait Gardâne, et par un boucher qu’elle ne daigne pas nommer (Je vous dirai qu’il avait nom Graindorge).

Tandis que nos banquiers philosophes et nos manufacturiers publicistes voudraient nous faire envisager la prospérité de la monarchie dans la prospérité de leur trafic, et voudraient placer toutes les gloires de la société dans l’industrie mercantile, il est bon d’écouter la fille de M. Flipon, graveur orfèvre, et la démocrate épouse de M. Roland, inspecteur des manufactures, discourir sur les commerçans, sur les fabricans et sur l’esprit du négoce en général. Elle enveloppe dans un mépris commun le petit bijoutier, le petit mercier, et le gros marchand de draps qui se croit supérieur aux deux autres ; l’esprit du commerce, est suivant Mme Roland, la source de l’avarice et de la friponnerie ; il consiste tout entier dans la convoitise de l’or, avec le calcul d’en amasser et la ruse d’en multiplier les moyens ; elle ajoute que tous les négocians sont étrangers aux idées généreuses et à toute espèce de sentimens délicats. Enfin Mme Roland termine sa diatribe, en établissant un parallèle entre les diamans et le petits pâtés ; entre le joailliers de la couronne et les marchands de croquet. Tous ces négocians et leurs misérables épouses lui paraîtraient absolument dans la même position, si ce n’est pourtant que les petits pâtés ayant leur prix fixe, on y peut moins tromper les acheteurs ; et si ce n’est apparemment que les confitures et les godivaux sont ordinairement plus désagréables à toucher que des pierreries et des perles fines. Voilà de l’esprit d’analyse et d’observation bien employé.

Dans le récit qu’elle nous a laissé de la mort de sa mère, on voit plutôt les inspirations d’un esprit ardent que l’empreinte de sa tendresse et de sa douleur incomparables. Au milieu des sanglots et des plaintes, on y démêle aisément la vanité, la personnalité de l’écrivain et le calcul de ses intérêts alarmés. On entrevoit, dans cette scène de deuil, je ne sais quoi d’inexplicable et de plus affreux que la mort ; une irritation dédaigneuse, une espèce de rage impie, et comme un accès d’orgueil en révolte contre les destinées humaines et l’éternité de Dieu.

Le seul passage de ces Mémoires où j’aie trouvé de la sensibilité, c’est dans une lettre adressée par l’auteur, après sa condamnation, à une femme inconnue, qui avait consenti non sans peine et sans dangers pour elle, à recueillir sous un nom supposé la fille de Mme Roland… « Vous avez un fils, citoyenne, et cette idée m’a troublée ; mais on m’a dit que vous aviez aussi une fille, et je me suis sentie rassurée : c’est en dire assez à une mère, à une personne telle que je vous suppose… Mon état produit de fortes impressions ; in le comporte pas de longues expressions. Adieu, ma fille !… » Voilà pour cette fois la mesure et l’expression d’une affliction véritable ; c’est un cri qui part des entrailles et qui va frapper droit au cœur ; pour être étouffé, il n’en est que plus déchirant, et l’on dirait qu’en vertu d’une loi de la nature on n’entendra jamais les dernières paroles d’une mère affligée sans éprouver une émotion profonde.

Personne, à mon avis, n’a jamais plus mal écrit une lettre familière que Mme Roland : vous en allez juger par un échantillon de sa correspondance, dont on avait attaché les originaux à la suite du manuscrit de ses mémoires.

« Gosse me dit que l’ami que je lui ai connu est du parti aristocrate, et qu’il n’a pas voulu aller le voir depuis la perte de sa liberté : j’aurais parié cela. C’est un M. Coladon, que j’appelais Céladon, dont la tournure mielleuse sent l’esclave d’une lieue, et dont j’aurais donné cent pour un boîteux de la trempe de Gosse. Vertu ! liberté ! foin du reste et de tous les trônes du Monde ! je le dirai à la barbe des souverains. »

Mme Roland nous avait prévenu qu’elle aimait à faire justice au moyen de ces vérités fortes qu’on jette au milieu des gens qu’elles offensent, et qu’elle énonçait les plus terribles sans s’émouvoir, en face des intéressés, et sans s’alarmer jamais de l’effet qu’elles produiraient sur eux !

Une de ses prétentions les plus manifestes, c’est l’observation des convenances et du beau langage ; toutefois, et dans tous ses écrits, on trouve une foule d’expressions du plus mauvais goût, avec des locutions qui sont tout à la fois recherchées et triviales, telles qu’exister au lieu de vivre, me visiter et m’entretenir, pour me faire une visite et me parler. Elle écrit que plusieurs personnes du sexe ont fait sa connaissance ; elle parle ailleurs de la vie cochone de la campagne, et des citoyennes qui font belle gorge, et des catins du comité.

Ces expressions-là ne devraient pas être livrées à l’impression par une femme ; enfin, le style de Mme Roland se ressent toujours de ses habitudes familières : il tend souvent à l’affectation d’une virilité pédante ; mais l’enflure ne la préserve pas de la trivialité ; et quand elle veut s’élever dans la région politique, c’est toujours en style de 93, avec des phrases à la Danton. Elle est absolument pour ses vertus républicaines et pour Brutus, pour son austérité conjugale et pour Cornélie, comme les poètes du temps de la régence étaient pour les houlettes et les agneaux, pour les musettes et les nymphes champêtres.

En défendant son mari de plusieurs reproches que lui faisaient les montagnards, et tout en protestant qu’il n’était pas moins fier que les Domitius et moins considéré que les Gracques, Mme Roland convient pourtant qu’il n’avait rien négligé pour obtenir des lettres de noblesse ; ensuite elle établit longuement et complaisamment tous les droits qu’elle avait trouvé jadis à ce parfait républicain pour obtenir du Roi le titre d’Écuyer, avec ses priviléges d’armoiries et de livrées, de pain bénit, d’encens à la grand’messe et de girouette au colombier.

Je vous ai déjà dit que Mme Roland avait fait inutilement le voyage de Lyon à Paris pour y solliciter des lettres de noblesse. J’ai connu bon nombre de familles qui sont devenues successivement patriotes, démocrates et jacobines et dont les motifs étaient parfaitement analogues à celui de Mme Roland. « Il y aura, sans aucun doute, encore de châteaux brûlés », écrivait-elle à un de ses amis, le citoyen Champagneux, « et le mal ne serait pas grand, s’il n’était à craindre que les ennemis de la révolution n’en profitassent pour diminuer la confiance des citoyens dans l’Assemblée nationale… »

Mme Roland de la Plattière aurait sans doute été moins indulgente pour les incendiaires, si son habitation féodale avait obtenu le titre de château, comme elle était venue me le demander quelques années auparavant.

M. Roland était devenu membre de la Commune et de l’Académie de Lyon ; cette municipalité le députe à Paris pour quelques intérêts de commerce ; il se fait bientôt remarquer par l’ardeur de son zèle, par sa fierté romaine, et par son affectation de sévérité laconique. Le partie qui domine alors force Louis XVI à l’accepter pour ministre, on est obligé de le renvoyer au bout de trois mois, et M. Roland se retire en emportant les regrets de la nation, comme il est prouvé par une attestation signée Quinette, délibérée par l’Assemblée Constituante, et datée de l’an iii de la liberté. La France et la révolution ne pouvaient pas s’acquitter à si peu de frais avec un grand homme, et par suite d’une motion du conventionnel Isnard, il fut encore une fois appelé au ministère de l’intérieur après le 10 août, et conjointement avec l’illustre Danton.

Les jacobins, les cordeliers, les montagnards et les brissotins, ont toujours paru du même avis sur un point de fait : et c’est à savoir que c’était Mme Roland qui dirigeait la conduite politique et tous les actes ministériels de son mari. Elle ajustait ses circulaires et rédigeait toutes ses notes officielles ; on la voit composer une adresse au roi constitutionnel pour exiger qu’il renvoie ses aumôniers, et pour lui reprocher, au nom du citoyen Roland, d’avoir été faire ses pâques à Saint-Germain-l’Auxerrois. On la voit écrire ensuite au prince-évêque de Rome, pour le prévenir, au nom de l’humanité et du Directoire exécutif de la république, d’abord, « qu’il était prince encore d’un État prêt à lui échapper ; ensuite, que la domination du Christ était tombée de vétusté ; que les siècles de l’ignorance, du despotisme, de la superstition, des rois et des prêtres, étaient passés pour jamais ; enfin, que les hommes ne pouvaient plus être attachés que par leur propre bonheur, et que telles étaient les maximes de la république française, trop sage pour avoir rien à craindre et pour avoir rien à taire. »

Il est à remarque que c’est Mme Roland qui se révèle à nous dans ses mémoires, comme auteur et rédacteur des écrits politiques de son mari, et quelques feuillets plus loin, elle ajoute, avec la confiance et la suffisance qui ne la quittent jamais, que toute la gloire qui attend M. Roland dans l’histoire de France et dans la postérité, sera fondée principalement sur la sagesse admirable et la haute sublimité de ses écrits ministériels. Parmi les décisions tranchantes et les faux jugemens de l’auteur, c’est véritablement le seul arrêt qui méritât confirmation et qui l’ait obtenue. Toutes les opinions de Mme Roland sont tellement soumises à sa passion contre les prêtres et les nobles, qu’elle accuse le Marquis de Grace de se trouver annulé par trop de fierté dans les manières, et qu’elle reproche à l’Abbé Delille de n’avoir pas su lire les vers : et voilà deux sortes d’accusations dont je puis témoigner la fausseté.

Voici donc M. et Mme Roland ministres de la République : je ne les suivrai pas dans les « impressions harmoniques et régulières données par eux à tous les corps administratifs ; dans l’inspiration de cet ordre qui naît de l’équité parfaite, et de cette confiance qu’entretiennent sans effort une administration active, une correspondance affectueuse et la communication des lumières ; enfin, dans l’approvisionnement de la grande famille et le rétablissement de la paix des départemens. »

Au milieu de cette période fortunée dans un nouvel âge d’or, ouvrage de M. Roland, il s’avisa de trouver mauvais qu’on eût pillé le trésor et le garde-meuble de la couronne ; il aurait également désiré que les prisonniers de Paris et d’Orléans eussent été frappés du glaive des lois, au lieu d’être égorgés par les septembriseurs ; mais le citoyen Danton, ministre de la guerre, lequel avait organisé les pillages et les massacres, ne voulait pas être contrôlé par ses collègues, et surtout par un couple ministériel dont la modération la plus abjecte était le principe. Tant de vertu lui parut insupportable, et le ménage Roland fut dénoncé par Marat, comme ayant voulu corrompre l’esprit public, en fomentant le girondisme hideux et l’exécrable modérantisme !

Cependant, M. Roland, soutenu par la conscience de ses vertus, et plein de confiance dans les vertus du peuple français, qu’il avait si bien cultivées, M. Roland, dis-je, ne se laissa pas intimider par les manœuvres des cordeliers : on vint pour l’arrêter au nom du comité révolutionnaire, et comme ce tribunal n’était pas encore établi d’après une loi conventionnelle, il ne crut pas être obligé, en bonne conscience, de se rendre en arrestation ; d’abord il proteste contre les mandats du comité d’insurrection permanente, ensuite il s’empressa de se donner la mort pour se soustraire à l’échafaud qui l’attendait, et pour conserver, autant qu’il était en lui, la légalité dans les actes judiciaires de la république[1].

Quelques mois plus tôt, la citoyenne épouse du ministre avait été mandée à la barre de la Convention nationale, pour être interrogée sur une correspondance qu’on l’accusait d’entretenir avec des agens de nos princes et du cabinet britannique. Elle y parut toute éclatante de pureté civique et de fierté républicaine ; elle y parla d’une manière si conventionnelle, et se défendit avec une confiance si courageuse et si mâle, qu’elle fut invitée, par acclamation des représentans du peuple, à prendre part aux honneurs de la séance et qu’elle y reçut l’accolade fraternelle du président. Ce ne fut pas là, sans doute, un médiocre sujet d’envie pour la citoyenne Chaumette et la citoyenne Danton ! Quelques mois s’écoulèrent encore, et Mme Roland fut incarcérée dans les prisons de l’Abbaye.

Dans le temps de leur pouvoir, et peu de jours avant leur mise en accusation, son mari avait fait retrancher 3 francs sur 5, alloués jusque là pour la dépense et l’entretien de chaque prisonnier. Réduits à 2 fr. par jour, il leur était impossible de vivre après avoir acquitté les frais de conciergerie, et la providence a permis que ce fût la femme de Roland qui nous en ai fait la remarque après en avoir fait l’expérience.

Elle adressait incessamment lettres sur lettres et pétitions sur réclamations, les unes à la Section de l’unité, les autres au Comité de sûreté générale, à la Convention, à la Commune ; elle écrivait au ministre Garat, au ministre Gohier ; à celui-ci qu’il avait pris place entre le crime et le déshonneur ; à celui-là que la postérité le couvrirait d’infamie ; que l’épouse du vertueux Roland leur envoyait ses adieux comme un vautour pour ronger leur cœur, etc. Sa longue épître à Roberspierre est véritablement un acte de folie : « Je ne vous écris point pour solliciter votre pitié, au-dessus de laquelle je suis, et qui m’offenserait, lui dit-elle ; mais je vous écris pour votre instruction (Songer à l’instruction de Roberspierre, hélas ! quelle ardeur pour la communication des lumières, et quelle obligeance extrême !) Vous assimilez vos partisans les plus dévoués à vos ennemis ; vous confondez dans le même traitement le patriote généreux, la femme honnête et sensible qui s’honore d’avoir une patrie, avec la femme orgueilleuse et légère qui maudit l’égalité. »

Après cette déclaration, bien modeste pour elle assurément, Mme Roland finit par répéter trois ou quatre refrains de sa gloriole accoutumée, en disant que la plainte ne saurait convenir à sa grande âme ; que la prière est faite pour l’esclave, et que l’histoire et la postérité des républicains seront ses vengeurs !

Aveuglée par un orgueil incomparable et tourmentée par la soif de la domination, agitée par la haine et par l’impiété, cette malheureuse femme avait certainement perdu la raison. On n’a jamais rien vu de plus insensé que son attirail de moralité pédantesque et d’athéisme, sa vanité démagogique avec des tigres, ses dissertations législatives et ses arguties constitutionnelles avec des hyènes, avec des monstres affamés, pareils à ces animaux, l’horreur et l’effroi de l’Orient, spoliateurs infâmes, qui fouillaient le sol de la patrie comme un vaste cimetière et qui violaient jusqu’à l’asile des tombeaux. « Il en adviendra ce qu’il plaît aux Dieux ! » s’écria-t-elle. On dirait que cette malheureuse était saisie par une main vengeresse, entraînée dans l’abîme, et poussée dans la destruction ; comme si la providence de Dieu, qu’elle insultait, l’avait abandonnée, pour la dérision des anges, à ces dieux aveugles et sourds qu’elle avait invoqués ! elle attisait des feux souterrains avec une épée : le meurtre entendit l’appel de la fureur ; on répondit à ses provocations et ses invectives en l’envoyant à l’échafaud.

Rien n’est aussi fatigant que la loquacité redondante et les interminables déclamations de Mme Roland, sur les dangers qui menacent la révolution française et sur l’amour ardent et sacré des institutions républicaines ; sur la corruption de l’esprit démocratique et sur la glorieuse infortune des vingt-deux. Eh ! que nous font à nous le civisme pur et les vertus du citoyen Brissot, le vertueux Vergniaud, le vertueux Gensonné et toutes ces vertus conventionnelles ? Nous avons absolument pour les complices et les antagonistes de Mme Roland, la même aversion qu’elle avait pour les lapidaires et les pâtissiers : tout ce qu’elle déplore est un sujet de félicitation pour nous : tout ce qu’elle implore est dangereux, coupable ou follement ridicule ! Quand on a lu les manuscrits de cette femme, on est tellement choqué de son outrecuidance et révolté de ses opinions, qu’on est en quelque sorte affligé de rester insensible à ses malheurs.

Je vous ai déjà dit que le vertueux Roland s’était suicidé pour éviter la guillotine ; mais il est bon d’ajouter ici que pour se soustraire à l’échafaud qui les attendait deux mois après, Chamfort se coupa la gorge, et Condorcet avala philosophiquement un breuvage empoisonné dont il mourut.

Une chose dont je n’ai pas retrouvé la trace dans les mémoires de Mme Roland, et dont elle m’avait pourtant semblée convaincue, c’est que les jacobins de la Montagne avaient toujours été soudoyés et conduits par les intrigues de la Cour. — En effet, lui répondis-je, et puisque les aristocrates de 89 ont brûlé leurs châteaux pour en accuser le peuple français, ce doit être la cour et les courtisans qui doivent acheter au poids de l’or l’incarcération, la condamnation, la peine de mort et la confiscation, par un calcul perfide et pour décrier méchamment le régime populaire, en déshonorant le gouvernement républicain ! C’était, du reste, une accusation commune aux girondins et aux montagnards ; mais les premiers y croyaient véritablement : ce qui m’a toujours fait penser que l’esprit de la Gironde était le type de la niaiserie, de l’aveuglement et de l’ineptie révolutionnaires.

Cette faction des girondins était composée d’utopistes et de songes ceux s’il en fut jamais. Je tiens de l’Abbé Emmery, qui se trouvait prisonnier à la Conciergerie en même temps que lesdits girondins, que la veille de leur supplice, après souper, ils passèrent tout le reste de la nuit à discuter pédantesquement sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, chacun à tour de rôle et pour ou contre. On finit par aller aux opinions, et le matérialisme fut décrété à la majorité d’une voix. Ce digne et docte M. Emmery, qui est présentement supérieur du séminaire de St-Sulpice, avait eu le bonheur de convertir dans sa prison le conventionnel Fauchet, évêque constitutionnel du Calvados, dont il obtint la rétractation, et qui mourut avec les girondins dans les sentimens du repentir et de la dévotion la plus satisfaisante. Toutes les fois qu’il était question d’envoyer Emmery à l’échafaud, Fouquier-Tinville s’écriait : — Non pas, s’il vous plaît ! non pas ; c’est un homme dont j’ai besoin, laissez-le moi ; il n’y a jamais de révolte à craindre dans les prisons où il se trouve, et quand il se met à prêcher les condamnés, il les fait aller à la mort aussi doucement que des brebis. C’est un fameux aide pour la police des prisons ; je ne veux pas qu’on me tue mon calotin !

  1. Ceci rappelle assez le trait délicat de M. Barbé de Marbois, qui voulut absolument rester dix-huit mois de plus que tous les autres déportés ses collègues, à Sunamary, au milieu des crapauds, des serpens à sonnettes et des crocodilles, dans la fange empestée jusqu’aux jarrets, sans pain, sans abri, sans habits, entouré d’anthropophages, et ceci pour avoir la satisfaction d’en être rappelé constitutionnellement, et par un décret ad hominem. — C’est le Directoire qui m’a fait condamner injustement à la déportation : je veux que ce soit lui qui me rappelle ! — Mais, citoyen Barbé, il n’y a plus ni Directoire exécutif, ni Convention nationale. — C’est égal ; je ne veux pas sortir de la constitution ! je ne connais que la constitution de l’an III ! Il a fallu toute la puissance consulaire pour décider M. Barbé-Marbois à se relâcher de son exigence. On disait de lui qu’il avait l’encolure de la physionomie d’un homme qui aurait été pendu injustement.
    (Note de l’Éditeur.)