Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 8/03
CHAPITRE III.
Ne supposez pas que je sois à la fin de mes épreuves et de mes afflictions révolutionnaires. Au bout de quatre mois de séjour à Sainte-Pélagie, je fus transférée dans la maison d’arrêt, dite des Oiseaux ; c’était, disait-on, pour faire de la place aux conspirateurs du camp de Jalès et du comtat Venaissin ; mais sans vous parler du profit que le geôlier de Sainte-Pélagie pouvait trouver à me faire déménager, je vous dirai que cette maison des Oiseaux était de toutes les prisons de Paris la plus saine, la plus commode et la plus paisible ; je puis même ajouter, sans péril et sans inconvéniens, pour aujourd’hui, que Dupont m’avait obtenu cette faveur à prix d’argent.
Ma nouvelle habitation se trouvait située sur le boulevard des Invalides, au bout de la rue Notre-Dame-des-Champs. C’était le Marquis du Lau d’Allemans qui l’occupait avant la révolution, et son nom des Oiseaux lui provenait du peuple et des bonnes d’enfans de ce quartier, au regard et à l’égard d’une belle volière qui se trouvait au bout du jardin de cet hôtel, et qui se voyait du boulevard[1]. Au premier coup de cloche de la révolution, les patriotes de la section Plumet-National n’avaient pas manqué d’escalader la grille ou les murs d’enceinte, et de venir briser les grillage de ladite volière, afin de rendre à la liberté tous ces malheureux esclaves qui ne s’en sont pas mieux trouvés que les Parisiens, car ils manquèrent de nourriture et ils furent escoffiés par des chats. Je n’avais aucune peine à faire convenir M. d’Allemans de ce que l’histoire de sa volière était l’image de la révolution française.
Je fus enchantée de retrouver là Mme Joseph de Monaco, qui, comme je l’espérais bien, me fut d’une grande ressource. Quoi qu’elle eût naturellement de sages pensée, des idées religieuses et des dispositions charitables, elle avait l’esprit très malin. Avec l’imagination gaie, elle avait le cœur triste ; c’est la plus aimable espèce de gens ; mais bien qu’elle eût acquis assez de connaissance du monde et du cœur humain, elle n’avait aucune expérience de certaines choses vulgaires, et je lui disais toujours : Ma pauvre princesse, vous êtes de ces femmes qui croient que les diamans naissent dans les chatons et les fruits dans les corbeilles.
Je me souviens qu’elle avait, à portée de voix, du côté de sa chambre, une famille vocale et instrumentale admirablement experte et qui lui faisait souffrir le martyre ; elle ne pouvait s’expliquer une disposition qui n’avait rien d’analogue à ses habitudes passées, car elle avait eu pendant toute sa vie la passion contraire à cette aversion-là.
Je me suis souvent demandé pourquoi la musique légère m’est insupportable, tandis que la musique qui prie et la musique qui pleure ont beaucoup de charme pour moi ?
Mme de Monaco me dit un jour, et tout uniment, comme si de rien n’était: — La musique me fait un mal affreux depuis que je ne suis plus jeune. Elle me cause des émotions sans me donner des affections.
Si Mme de Monaco avait connu les choses de la terre aussi bien qu’elle distinguait les choses du cœur, on n’aurait jamais vu plus habile femme. Elle a toujours été bienveillante et bienfaisante ; mais elle n’était pas restée capable d’amitié, parce qu’elle avait éprouvé trop d’amour et trop souvent. Il en est pour les sentimens comme de la grammaire, où le superlatif exclut toujours le comparatif.
Nous avions encore, en fait de bonne compagnie, la Duchesse douairière de Choiseul, qui philosophait toujours à sa manière, avec une aridité paisible et souriante[2], et puis la Vicomtesse de Maillé qui s’exhalait en lamentations et se fondait en larmes, avec toute raison, car on lui avait guillotiné son fils qui était le plus aimable enfant du monde et qui n’avait pas dix-sept ans.
Nous avions dans cette maison la consolation de recevoir tous les sacremens de l’église, par le ministère de l’Abbé Texier, Chanoine de Chartres et Chapelain de la Reine, lequel avait été arrêté dans un appartement contigu à celui de l’Évêque de Beauvais, ce qui l’avait fait soupçonner d’être suspect ; mais comme il avait déclaré s’appeler Olivier, ce qui était réellement son nom de baptême, et comme il n’était connu que de nous autres, il se trouvait en pleine sûreté. Il n’en était pas ainsi des saintes espèces eucharistiques et d’extrême-onction que nous ne savions où cacher pour les préserver de la profanation, en cas de fouilles et de perturbations jacobines, et je me souvient qu’un jour où l’on prévoyait une visite domiciliaire, nous imaginâmes de transvaser les saintes-huiles dans un flacon dont nous retirâmes du neroly, et nous allâmes jeter dans un puits le petit vase d’argent qui les avait contenues et dont la découverte nous aurait certainement fait mettre à mort à cause de sa forme ecclésiastique et parce qu’il était surmonté d’une petite croix. Voilà quelle était la liberté dont on jouissait.
J’avais imaginé de cacher nos saintes hosties dans quelque mauvais livre, une à une et feuille par feuille ; j’entendais que ce fût un assez mauvais livre pour ne pas être confisqué par un envoyé du comité de Salut public ; mais je tenais par-dessus toute chose, à ce que ce ne fût pas un assez mauvais livre pour me faire commettre un acte profanatoire ou même une sorte d’irrévérence en en faisant un pareil usage ; enfin je me décidai pour un exemplaire du Contrat Social dont l’auteur m’avait fait présent, et que j’avais fait venir aux Oiseaux pour le prêter à la Duchesse de Choiseul, parce que tous ses effets avaient été mis sous les scellés, et qu’elle n’en voulait pas moins ruminer droit naturel et philosophie moderne. Le Contrat Social avait toujours été l’objet de mille disputes entre son auteur et moi, et s’il avait pu supposer que je me trouverais jamais dans le cas ou la nécessité de faire de son mauvais livre un emploi qui fût analogue à celui d’un saint-ciboire, il aurait été furieusement surpris, mon pauvre Rousseau ! Que devant le bon Dieu soit son âme.
Quant à l’Abbé Texier, je ne pouvais regarder ce vertueux et courageux prêtre sans me rappeler cette grande scène où tous les députés du clergé de France avaient refusé de prêter serment à la constitution schismatique de M. de Talleyrand. — À la lanterne ! criait-on dans les couloirs de l’Assemblée nationale. — À la lanterne ! criait-on jusque dans les tribunes. — M. l’Évêque d’Agen, vous êtes réquis de prêter serment ! — M. le Président, je le refuse ! M. l’Abbé Texier, prêtez serment ! — Je le refuse… Et les égorgeurs étaient à la porte ; et l’Abbé Maury leur disait avec le ton du mépris : — Quand vous nous aurez mis à la lanterne, en verrez-vous plus clair ? Il est bien remarquable, en vérité ! qu’à l’exception du Duc d’Orléans et de Mme Dubarry, on n’ait pas entendu citer, pendant la révolution française, une seule personne pour avoir manqué de courage ! Excepté les femmes entretenues et des espèces d’homme comme Philippe-Égalité, tout le monde a montré du courage dans ce pays-ci ! Les volontaires de la république n’ont certainement pas signalé plus de bravoure et de résolution que les prêtres français.
Ce fut aux Oiseaux que nous apprîmes la généreuse et courageuse fin de la Duchesse de Gramont[3] qui, après avoir essayé de parler en faveur de la Duchesse du Châtelet, avait refusé de répondre à ses juges pour son propre comte ; elle se contenta de leur dire que leur justice n’était que le fantôme d’une furie, que leur simulacre de jugement était dérisoire, et qu’elle s’étonnait qu’on daignât proférer devant eux autre chose que ces quatre mots : c’est moi : tuez moi !
Quatre à cinq jours après la mort de Mme de Gramont, Mme de Choiseul entra dans ma chambre et me remit deux papiers qu’elle venait de recevoir de la part de sa belle-sœur, avec prière de me les faire parvenir en témoignage de souvenir et d’amitié. C’étaient deux manuscrits de mon écriture, et la défunte avait demandé qu’on les brûlât, si je ne vivais plus. C’était d’abord un passage de Valère-Maxime sur l’amitié fraternelle, que Mme de Gramont m’avait priée de lui traduire, et puis c’était une prière que l’Évêque de Clermont, M. Massillon, m’avait donnée en 1736, et que j’avais copiée pour elle, il y avait à l’environ de 36 ans, peut-être ?
Il paraît que Mme de Gramont portait toujours sur elle ces deux pages de mon écriture, et je fus sensiblement touchée de cette marque de son attachement pour moi ; j’en fus édifiée, je puis dire, et voici que j’ordonne à Dupont d’ajouter ces deux vieilles feuilles manuscrites à cette page où j’en vais rester pour aujourd’hui.
« Quelle douceur, ô mon frère ! n’y a-t-il point dans cette pensée ; nous avons été formés dans le même sein, nous avons été reçus dans le même berceau, nous avons donné aux mêmes parens les noms chéris de Père et de Mère : ils ont fait pour nous les mêmes vœux, et la gloire que nous tirons de nos ancêtres nous est commune. Une femme est chère, des enfans sont aimables et des amis sont précieux, mais les sentimens que nous prenons dans la suite de notre vie ne sauraient avoir la profondeur et la solidité de ceux qui sont nés avec nous. »
« Grand Dieu ! finissez mes peines en guérissant mes plaies ; fixez mes irrésolutions ; soulagez mon cœur en brisant ses chaînes ; je les déteste et je n’ai pas le courage d’y toucher. Laissez-vous fléchir à mes vœux et ne regardez pas mes œuvres. Écoutez mes désirs et fermez les yeux sur mes faiblesses. Terminez le combat que je sens en moi. Rendez-vous le maître de mon âme. Devenez le plus fort dans mon cœur. Ce n’est plus moi qui vous résiste, ô mon Dieu ! c’est la faiblesse, c’est l’ascendant de la corruption, c’est le long usage du mal. Prenez-moi donc pour votre partage, arrachez-moi au monde et aux créatures pour lesquelles vous ne m’aviez point fait, et détruisez en moi cette créature du péché qui est devenue plus forte que moi-même. Donnez-moi le courage de correspondre à cette grâce divine que je porte au milieu des écueils, dans un vase bien fragile ! Seigneur, ayez pitié de moi ; c’est le seul cri, la seule prière qui puisse exprimer tout à la fois les vœux que je forme et les besoins que je ressens. »
Il est vrai que Cazote avait fait une prophétie formidable à Mme de Gramont, en présence de Mesdames de Simiane et de Tessé ; mais, dans le souvenir qui m’en reste, elle n’était pourtant pas aussi précise qu’on pourrait le supposer d’après la version que M. Laharpe en a fait circuler après sa sortie de prison. Pour y donner plus d’importance et d’autorité, il allait disant partout qu’il tenait cette prophétie d’une amie de Mme de Gramont, Mme de Clermont-Tonnerre (Stanislas), laquelle avait pris la peine de lui faire apprendre son catéchisme pendant qu’ils étaient prisonniers ensemble ; mais votre tante de Clermont m’a dit et protesté que, lorsqu’elle avait ouï parler de cette prophétie pour la première fois, c’était par M. Laharpe ; ainsi tout donne à penser qu’il aurait ajusté la chose à sa guise, et sans trop s’inquiéter de l’exacte vérité, ce qui est assez vilain !… Je me suis toujours reproché de n’avoir pas écrit cette prophétie de Cazote, ce qui m’aurait été bien aisé sous la dictée de Mme de Gramont ; MMmes de Simiane et de Tessé ne se souvenant jamais de rien, sinon des bulletins de la guerre d’Amérique et des madrigaux de M. Cerutti.
Nous avions dans cette maison d’arrêt un vieux M. Duvivier, disciple-voyant de Cagliostro, qui révélait des choses prodigieuses, au moyen d’une colombe et d’une carafe, et c’était la nièce du greffier, jolie petite fille de six à sept ans, dont il se servait pour ses opérations magiques.
Il fallait que cette pupille ou colombe fût en état d’innocence, ou du moins en état d’impeccabilité, disait-il : or, il est de précepte ou d’observation parmi les balsamites que l’âge, ou l’époque du discernement pour le bien comme pour le mal, est fixé tout justement et précisément à la fin de la sixième année révolue. Il assurait qu’une fille de huit ans n’apercevait jamais rien dans ses carafes. Ces gens-là ne sont pas chrétiens et encore moins catholiques ; aussi ne pouvais-je assez m’étonner de cette concordance parfaite entre cette condition pour opérer des sortiléges, et le saint précepte de l’Église, qui n’astreint les enfans à la confession de leurs péchés qu’à l’âge de sept ans. La prescience n’appartient qu’à Dieu[4], mais le démon n’ignore de rien, pour le présent et le passé ; Cagliostro, son adepte, était pleinement convaincu de la puissance et de la vérité de la religion catholique ; il était impie sans être incrédule ; il avait une foi bien établie sur la parfaite connaissance des faits historiques, et c’est là ce que saint Ambroise appelle la foi du diable.
Nous avions été mandés et assignés pour être ouïs dans la prison des Carmes, où l’on prétendait avoir été faite je ne sais quelle conjuration qui devait s’être ramifiée dans un certain nombre de maisons d’arrêt, et notamment dans celle des Oiseaux. On nous fit marcher à la suite d’une procession républicaine en l’honneur de l’Agriculture ; ensuite on nous fit passer le guichet des Carmes, et comme le commissaire de sûreté générale, qui devait nous interroger, n’était pas encore arrivé à huit heures du soir, on prit le parti de nous y garder jusqu’à l’arrivée dudit commissaire, et nous y passâmes tout la nuit assis sur des bancs. Mme de Valentinois en était dans une colère affreuse, et disait qu’elle ne manquerait pas de dénoncer n pareil fonctionnaire à la Convention nationale.
Quoi qu’il arrive en France, on a toujours grand’peine à n’y pas compter un peu sur la justice du gouvernement. Le mot gouvernement nous représente toujours une certaine idée de protection, d’équité secourable et de bonne volonté qui tient à notre ancienne habitude. J’ai souvent eu l’occasion de combattre cette sorte d’illusion qui n’est jamais sans danger quand un gouvernement n’est pas légitime et ne saurait être équitable, par conséquent.
Vous pensez bien qu’on ne savait que faire et qu’on s’ennuyait en attendant ce commissaire, qui ne vint pas nous interroger, au surplus, car il avait appris que c’était une fausse alerte, et l’on nous reconduisit au poulailler comme un troupeau d’oies, dans la soirée du lendemain (qui était un décadi de je ne sais quel mois d’hiver, où il faisait un temps de loup). Nous vîmes arriver par la rue Cassette une troupe de sans-culottes qui devaient nous escorter jusqu’aux Oiseaux, ce qui n’était pourtant pas loin des Carmes, et le chef de l’escorte était Mlle Théroigne de Méricourt avec une pique à la main. Comme elle avait sur la tête un petit drapeau tricolore en forme de girouette carrée, qui était de la grandeur d’une feuille de papier à lettre, et qui était fiché dans son bonnet de grenadier, à poils noirs, et comme c’était-là son privilége personnel, on ne pouvait s’y méprendre ; mais, du reste, elle ne nous dit aucune injure, ce qui tenait peut-être à ce qu’elle ne pouvait parler, et ne faisait que tousser, à cause d’un gros vilain rhume qu’elle avait eu tort de négliger, car elle est morte six semaines après[5].
Je vous ai fait sortir de la prison des Carmes un peu trop vite, et nous allons y rentrer pour assister au sortilége du M. Duvivier, à qui la Vicomtesse de Beauharnois[6] avait fait demander des nouvelles de son mari. On savait qu’il avait dû comparaître pendant la matinée de la veille au tribunal révolutionnaire, et les journaux n’avaient pas encore parlé de son jugement.
C’était au milieu de la nuit : on fut réveiller une petite fille de la geôle, et moyennant un assignat de cinquante francs qui valait quarante sous, le père de la pupille arrangea tout ce qu’il fallait à M. Duvivier, le grand Cophte, ce qui consistait dans la petite fille, avec une table, une carafe remplie d’eau claire et trois bouts de chandelle. On les disposa comme en triangle autour de la carafe au plus près possible, afin que la colombe y vît plus clair, et M. Duvivier lui tenait ses deux mains sur la tête, en lui disant : — Voyez ! voyer ! — Que voyez-vous ?
Il avait dressé son intention sur M. de Beauharnois, et la petite fille répondit en réchignant : — Je vois dans une petite chambre un citoyen qui dort à côté d’un autre citoyen qui écrit sur un papier qui est sur un gros livre.
— Savez-vous lire ?
— Oh ! non, citoyen. — Ah ! le voilà qui coupe ses cheveux et qui les met dans un papier…
— Celui qui dort ?
— Mais non, celui qui écrivait tout à l’heure. Il écrit sur le papier où il a mis ses cheveux, il ouvre un petit portefeuille rouge, il compte ses assignats, il les remet dans le porte-feuille, il se lève, il va tout doucement…
— Comment tout doucement ? Vous n’avez pas dû jusqu’à présent entendre le moindre bruit ?
— Mais tout doucement, parce qu’il a l’air de marcher sur la pointe des pieds…
— Que voyez-vous à présent ?
— À présent, il a sa tête appuyée sur ses deux mains, je ne vois plus sa figure.
— Mais qu’est-ce qu’il a fait de son porte-feuille ?
— Ah ! dame, il a fourré son porte-feuille avec son paquet de cheveux dans la poche d’un habit qui est sur le lit de celui qui dort.
— De quelle couleur est cet habit ?
— Je ne sais pas ; c’est je ne sais pas comment, gris, brun, rouge, ou… je ne sais pas… Il est doublé de soie bleue avec des grands boutons brillans.
— C’est assez, c’est assez, répondit le grand Cophte à sa Colombe ; allez vous recoucher, poursuivit-il en lui soufflant sur le front. Le général Beauharnois existe encore, nous dit-il, mais tous ces arrangemens-là ressemblent terriblement à des préparatifs d’exécution pour ce matin. Il aura sûrement été condamné dans la journée d’hier et séance tenante ; mais ce n’est pas la peine d’en rendre compte à sa pauvre femme ; elle ne l’apprendra que trop vite, et tout ce que je vais lui faire dire là-dessus, c’est que son mari était encore vivant à deux heures après minuit. Le journal du soir annonça qu’il avait été supplicié dans la journée.
On a sur, de manière à n’en pouvoir douter, que la Duchesse d’Anville avait reçu quelques jours après un paquet de cheveux que lui adressait un jeune prisonnier de la Force appelé M. de Segrais, lequel avait été le camarade de chambre de M. de Beauharnois, et lequel avait trouvé ce même paquet dans une de ses poches, avec un billet à l’adresse de Mme d’Anville. D’un autre côté, Mme de Beauharnois fit voir à tous les prisonniers des Carmes une lettre que son mari avait écrite la veille de sa mort, et dans laquelle il disait, assez ridiculement du reste, que les auteurs de son supplice étaient des aristocrates déguisés en patriotes ; et puis c’était des protestations d’un amour ardent pour la république française avec des vœux pour le maintien de la liberté, des imprécations contre les tyrans, et des recommandations pour élever ses deux enfans dans le civisme. Je pense qu’il avait perdu la tête, ou peut-être espérait-il empêcher la confiscation du peu de biens qu’il avait, au moyen de cette belle déclaration ? Toujours est-il que ce fut un acte d’opiniâtreté scandaleuse, et que si Mme sa femme avait eu plus d’esprit de conduite avec des principes un peu mieux arrêtés, elle en aurait gardé le lacet[7]
Je n’estimais guère et je n’aimais pas du tout la Vicomtesse de Beauharnois, qui du reste n’avait aucunes relations fréquentes avec la famille de son mari. Mme de Kercado (c’est encore Mlle de Malézieu et non pas ma nièce de Saulx-Tavannes), Mme de Kercado, qui était sa compagne de chambre en arrestation, ne pouvait s’empêcher de remarquer que cette créole avait la sotte vanité de parler continuellement de la cour de France, comme si elle y avait passé sa vie, tandis qu’elle n’avait jamais pu mettre les pieds à Versailles, à moins que ce ne fût en béyeuse et dans les galeries, pour y voir passer la famille royale. Elle n’avait pas été présentée, et je ne sais pas exactement ce qu’en aurait pensé M. Chérin[8].
Un des plus justes motifs de notre prédilection pour la prison des Oiseaux, était la faculté de nous y procurer journellement les papiers-nouvelles, et tout autant de lettres qu’on nous en voulait écrire. C’était moyennant la rétribution bien régulière et bien cachée d’un double louis par semaine ; on n’y voulait pas entendre parler d’assignats, et ceci ne laissait pas de constituer un appointement de quinze à dix-huit cent louis par mois au profit de notre. geôlier, le citoyen D. T…, lequel est aujourd’hui propriétaire de l’abbaye d’H… et grand fabricateur de cotonnades. Je ne lui reproche assurément pas les cent quarante-six louis qui sont tombés de ma bourse dans sa cassette. C’était un Normand fin comme l’ambre ; il n’a jamais ni compromis ni maltraité ses prisonniers, et s’il n’avait pas acquis un bien du clergé, je n’aurais aucun mal à dire de lui.
Il avait un tout petit garçon qui était le plus aimable du monde et qui vous ressemblait (je n’ai pas voulu vous dire une fadeur, attendu que je ne pensais qu’à votre figure). Je le trouve un jour à notre bureau de correspondance, inondé de larmes et qui suffoquait de sanglots ! — Pauvre petit Épaminondas ! et qu’est-ce donc qui vous arrive et vous a mis en pareil était ? Auriez-vous perdu quelque bataille de Leuctre ou de Mantinée?… Il en eut un redoublement de cris si déchirans que j’en eus frayeur.
— Mais qu’est-ce qu’il a donc cet enfant qui ne pleure jamais ? dis-je à son père avec un mouvement d’inquiétude sérieuse et de compassion.
— Il a, me répondit le concierge, avec un air épouvantable, il a, qu’il a volé du sucre ! il en a volé par deux fois, deux jours de suite… Oh ! par la sabre de bois blanc-bleu ! j’ai dit à ma femme : Il faut en finir avec un monstre d’enfant comme celui-là ; il faut que je le punisse et qu’il s’en souvienne ! — Ma fois, il en arrivera ce qui pourra ; mais je lui ai mis la dame de carreau dans sa culotte ! il a la dame de carreau dans sa culotte, et c’est ce qui le fait pleurer, beugler, s’épouvanter et se désespérer comme vous voyez !
— Épaminondas, dis-je à mon petit protégé, voler du sucre est un crime inconcevable ! c’est une chose infiniment coupable à votre âge, et surtout quand le sucre est à cent quatre-vingt-six francs la livre en assignats ! Rendez grâce à l’indulgence et à la parfaite bonté de votre père ; il aurait pu vous mettre la dame de pique dans le dos, et vous sentez bien que Mlle Théroigne est comme une peau de cygne en comparaison ! vous avez si grand’peur de Mlle Théroigne, imaginez donc ce qu’il en serait si vous aviez la dame de pique dans le dos ? c’est-à-dire que rien que d’y penser doit donner la fièvre ! ainsi ne touchez plus au sucrier.
Il avait encore deux petits enfans, notre concierge ; et pendant qu’ils étaient bien malades de la rougeole pourprée, je me levai la nuit et je m’en fus les baptiser tous les trois ; j’en fis des chrétiens sans qu’il y parût, et c’était sûrement la dernière chose à laquelle on aurait pensé dans cette famille. C’est une révélation que j’ai faite à madame leur mère, en sortant de prison, pour que ces pauvres enfans sachent à quoi s’en tenir si Dieu leur prête vie[9].
- ↑ C’est à présent une communauté d’Augustines appelée Couvent des Oiseaux, où se trouve un des pensionnats les plus nombreux et les plus recommandables du royaume. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Louise-Honorine Crozat du Châtel, Marquise de Kerman, veuve d’Étienne-François, Duc de Choiseul, premier ministre de Louis XV, morte à Paris en 1799, âgée d’environ 75 ans.
- ↑ Béatrix de Choiseul-Stainville, d’abord chanoinesse de Bouxières, ensuite, mariée en 1764, à Antoine-Charles, Duc de Gramont. Voyez à leur sujet la note, page 161 du tome V.
- ↑ Vous ne faites pas telle ou telle action parce que Dieu l’a prévue, mais Dieu l’a prévue parce que vous la feriez.
- ↑ C’était une erreur qui fut publiée par le Journal de Paris et qui fut accréditée par la disparition de cette créature. Elle était tombée subitement dans la démence la plus furieuse ; elle avait blessé d’un coup de couteau la femme du député Le Carpentier, et deux commissaires de la Convention la conduisirent à la Salpétrière où elle n’est morte qu’à la fin de l’année 1817. Elle avait toujours la camisole de force et s’était rongée les mains jusqu’à l’avant-bras, comme une hyène enragée. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Joséphine-Rose Tascher de la Pagerie, femme en secondes noces de Napoléon Buonaparte, morte au château de Malmaison le 29 mai 1814, âgée d’environ 54 ans. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Cette lettre du général Alexandre Beauharnois se trouve imprimée dans plusieurs journaux du temps, et la substance que l’auteur en donne est d’une fidélité scrupuleuse. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Quand je me crus obligé de me rendre à l’audience du général Buonaparte, son second mari, je ne voulus pas avoir l’air de m’appuyer sur elle, et je ne lui dis pas du tout que nous eussions été dans la même prison. (Note de l’Aut., 1802.)
- ↑ Épaminondas est plus connu de ses contemporains sous le nom de Casimir, attendu qu’on lui fit abandonner son prénom de 93, à l’époque du Consulat. Il est toujours dans l’enthousiasme de la méthode à la Lancastre, de la vaccine, des soupes économiques et des trônes populaires. Il est devenu membre de la Légion-d’Honneur ; il a eu celui d’épouser une proche parente de M. de Montalivet, et comme il est pourvu d’un emploi dans la maison de M. le Duc d’Orléans (Louis-Philippe), on pense qu’il ne s’est pas opiniâtré dans cette mauvaise habitude de son enfance ? Il aura 51 ans l’automne prochain, et nous pouvons certifier qu’il a reçu le baptême à l’âge de sept ans, comme le rapporte l’auteur. (Note de l’Éditeur.)