Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 8/01
CHAPITRE PREMIER.
On m’avait séparée de mes compagnes du Luxembourg en arrivant à Sainte-Pélagie, et je ne sais comment il se fit qu’on m’accorda la faveur d’avoir une chambre pour moi seule ? Je n’aurais pas ambitionné d’obtenir, et je n’avais certainement pas sollicité cette distinction-là. C’était, du reste, un sale et triste réduit, sans cheminée, ce qui paraîtrait n’importer guère au cœur de l’été, mais ce qui me faisait suffoquer aussitôt que la fenêtre était fermée. vous savez qu’autant j’aime le grand air, autant je déteste les courans d’air. Dès que je voulais ouvrir ma lucarne, il s’établissait un tyran, comme dit le Duc de Laval, entre ma croisée qui s’ouvrait au nord, et le haut de la porte qui se trouvait en face ; lequel imposte était formé d’un large panneau vide, au moyen duquel, en montant sur une chaise, on pouvait regarder ce qui se passait dans ma chambre a toute heure du jour et de la nuit : ceci ne manquait pas d’arriver souvent, et notamment aux enfans du gargotier qui me jetaient quelquefois des ordures. Je ne pouvais donc ouvrir la fenêtre sans me trouver dans un courant d’air, et je ne pouvais la laisser fermée sans me trouver suffoquée par l’infection d’un long corridor où l’on faisait perpétuellement la cuisine à la grillade et l’ognon fricassé. C’était là que se tenaient habituettement les porte-clefs avec des chiens épouvantables, des sans-culottes en crédit et des voleuses privilégiées. C’était tout à la fois le corps-de-garde et le mauvais lieu, le chenil, la tabagie, la cantine et le garde-manger de notre division, sans parler du voisinage des commodités qui nous empestaient ; c’était la Cloaca massima de la république française ? Tous les bruits journaliers et toutes les rumeurs nocturnes de cet affreux corridor venaient me tomber d’aplomb sur la tête et les oreilles par l’ouverture de ma porte, auprès de laquelle était mon lit sans rideaux. Les quatre murailles de ma geôle étaient charbonnées de figures et d’inscriptions que je ne pouvais effacer, parce que je n’y pouvais atteindre. Je ne pus jamais prendre ur moi de solliciter un pareil service de nos guichetiers, et sitôt qu’il était question de leur faire attacher les yeux sur les choses que j’aurais voulu leur faire effacer, j’en éprouvais une sorte d’embarras insurmontable. C’était peut-être aussi parce que je n’avais plus rien à leur donner, et du reste, ces gens-là ne prenaient aucunement garde à de pareilles saletés ; et c’était par habitude, apparemment ? À propos des bruits qui m’avaient réveillée, ils me disaient quelquefois tout naturellement et presque innocemment des choses infâmes. Quelle abjection dans l’humanité, et surtout dans cette humanité républicaine !
Je ne me suis jamais endormie à Sainte-Pélagie sans y avoir été réveillée en sursaut. J’y ai vécu de pain noir et d’eau trouble pendant six jours, et j’y ai manqué de linge pendant plus d’un mois. Le fils du premier guichetier m’avait emporté ces mêmes galoches où j’avais fait cacher mon trésor. C’était pour les nettoyer, disait il, et ce fut bien malgré moi. On ne me les a pas restituées et je ne les ai jamais redemandées, bien entendu, car la guillotine aurait été le résultat de la réclamation. Il y avait loin de là, sans doute, à mon grand et beau rez-de-chaussée de l’hôtel de Créquy, s’ouvrant en plein midi sur un jardin magnifique, au milieu d’un parc[1] ; mais ce qui m’a fait le plus souffrir à Sainte-Pélagie, c’était la nécessité de m’y trouver en contact avec une horrible couverture…
Mme Dubarry, que je n’ai fait qu’entrevoir au moment de son départ pour la Conciergerie, avait passé quelque temps dans la même prison ; mais elle y couchait au deuxième étage, au-dessus de moi, et c’était dans un dortoir avec des filles de joie, au nombre de 19, avait-elle dit à Mme de Sainte-Amaranthe, en se plaignant de ce que ces indignes personnes osaient la traiter avec une familiarité choquante. Elle était devenue couperosée, mais elle paraissait encore assez belle. Elle ne savait faire autre chose pour se désennuyer que des toilettes inconcevables. Elle avait mis, pour s’en aller dans cette obscure et sale cariole de vieux cuir, un fourreau de linon bouffant, bordé de satin couleur de rose et vert, en découpures à dents de loup de ces deux couleurs alternées ; elle avait des nœuds assortis sur un bonnet à la baigneuse, et des souliers de satin rayé couleur de rose et gros-vert.
Elle avait été dénoncée par une nègre (dont elle était marraine, et qu’elle avait comblé de bienfaits), pour avoir porté le deuil du tyran pendant son séjour en Angleterre ; et c’était le principal grief qui fut attégué contre elle afin de l’envoyer à l’échafaud. — N’est-il pas vrai qu’on ne me tuera pas ?… disait-elle continuellement à tous les Girondins et à ses autres camarades de la Conciergerie. – Oh ! non, je n’ai jamais été malfaisante à l’égard de personne, et l’on n’aura pas le courage de me faire mourir ! – Ah, citoyen ne me tuez pas ! je vous en supplie ! faites-moi grâce… allez demander grâce pour moi, criait-elle au bourreau qui se crut obligé de faire monter sur l’échafaud deux de ses aides, afin de maitriser sa résistance. Il est à remarquer que c’est la seule personne connue qui soit morte avec lâcheté.
Mme Roland était ma plus proche voisine, et le guichetier me dit un matin qu’elle demandait à me parler. – Mais, répliquai-je, est-ce que les prisonnières de Sainte-Pélagie peuvent communiquer entre elles ? et dans ce cas là ne pourrais-je pas voir ces Dames avec lesquelles je suis arrivée ? Elles ne sont pas du même corridor que toi, me répondit le porte-clefs, et d’ailleurs la Citoyenne Roland mérite bien qu’on la traite un peu mieux que vous autres ! Il parait que cet homme avait été protégé par les Roland ; il fournissait du papier, des plumes, de l’encre et des journaux à ma voisine, et l’on voit qu’il se chargeait de faire ses commissions.
Le lendemain, dès le point du jour, j’entendis ouvrir ma porte, et je vis, au lieu de la figure de notre guichetier, une tête de femme qui s’avançait assez discrètement, en disant : – Citoyenne, m’accorderiez-vous l’avantage de vous entretenir ? Je ne change rien à cette formule de Mme Roland. – Entrez, lui dis-je, entrez, madame ; et comme la seule chaise du mobilier était couverte de mes hardes, elle vint s’asseoir sur le pied de mon grabat. Elle était si pâle et défigurée que j’aurais eu peine à la reconnaître ; elle demeura sans parler pendant quelques minutes en me regardant le plus tristement du monde. Ne souffrez-vous point d’être si mal couverte et si mal couchée ? me dit-elle. Et puis, sans attendre ma réponse, elle se mit à parler du danger qui menaçait la république et l’existence des vingt-deux Girondins. Elle me dit qu’elle écrivait ses Mémoires, et qu’elle désirait me les soumettre, ce qui me fit tressaillir d’impatience et d’irritation préventive, ainsi qu’on dirait au Palais.
— Eh mon Dieu ! quelle sorte de consolation pourriez-vous recevoir de cela ? lui répondis-je ; et quelle satisfaction pourriez-vous attendre de la contrariété qui ne manquerait pas d’en résulter pour moi ? Je suis restée de mon temps et de mon pays ; je ne suis ni une Grecque ni une Publicole ; je suis une vieille française aristocrate et catholique ; ainsi, vous et moi ne saurions pas plus nous accorder sur les choses et les personnes que sur les causes et les effets. C’est la tolérance pour le philosophisme et l’impiété qui nous a perdus !
— Faut-il, me dit-elle, qu’une personne aussi spirituelle que vous reste asservie à des préjugés si misérables ?
— Hélas ! ma chère dame, je pourrais vous témoigner la même surprise, lui répliquai-je ; je n’aurais qu’à changer le mot préjugé pour celui d’erreur et d’illusion, si ce n’est d’opiniâtreté coupable !…
Elle voulait absolument écrire à Roberspierre pour lui reprocher sa perfidie et pour le faire rougir, disait-elle.
— Vous serez bien avancée quand vous aurez fait rougir Roberspierre, et c’est un fameux dédommagement que vous poursuivez-la ! Sachez donc que tout le monde a remarqué, dans les prisons, que le meilleur moyen d’être expédié subitement pour la guillotine est de lui écrire et d’attirer son attention, n’importe comment. Je pourrais vous en citer vingt exemples, à commencer par celui du Prince de Salm, qui ne voulut écouter personne, qui écrivit à Roberspierre avec une humilité qu’on pourrait appeler de la bassesse, et qui fut désigné pour l’échafaud deux jours après. Jugez ce qui vous arriverait à la suite d’une lettre de reproches ; et pour l’amour de Dieu, tenez-vous tranquille !
— Vous êtes une femme supérieure, me dit-elle avec un air de protection, je parlerai de vous dans mes Mémoires !
— Voulez-vous me rendre un service et me faire un plaisir ? lui répondis-je, en y mettant l’accent d’une gravité sévère et solennelle.
— Sans aucun doute, Citoyenne !
— Ne parlez pas de moi dans vos Mémoires, et n’écrivez pas une lettre de mon nom sur vos papiers qui peuvent être saisis d’une minute à l’autre par les commissaires de sûreté générale ou de salut public.
— Vous craignez la mort ! reprit-elle avec une sorte d’ironie farouche et je ne sais quel air de mépris.
— Je n’ai rien à vous dire et vous confier là-dessus ; soyez téméraire autant que vous le voudrez pour votre propre compte ; mais ne faites pas si bon marché de la vie des autres… Je suis mère, poursuivis-je en m’attendrissant.
Elle demeura quelque temps sans parler. — Hélas ! ne suis-je pas mère aussi ? reprit-elle en fondant en larmes ; et je ne saurais vous exprimer avec quelle éloquence, avec quelle admirable débordement de passion douloureuse, elle me parla de sa fille ! Ce n’était plus la républicaine et la sophiste encyclopédique, c’était la femme délicate et la mère chrétienne ; c’était une douleur biblique avec toutes ses pompes de style et ses images ingénues et ses déchiremens d’entrailles ! – Je vous fais pleurer, me disait-elle en me baisant les mains qu’elle inondait de larmes.
— Ma pauvre enfant, je suis bien affligée de n’avoir à vous donner pour consolation que des pleurs stériles ; levez donc les yeux vers le ciel…
— Votre compassion me rafraichit le sang, m’encourage et m’énorgueillit, interrompit-elle ; ce qu’il y a de plus rare que les perles, ce sont les larmes des vieilles gens ; elles ne sont guère moins précieuses ; elles leur coûtent si cher !… Je ne fus pas autrement choquée de ce manque de savoir-vivre, dans lequel une personne bien élevée n’aurait jamais tombé ; car enfin, il n’était ni délicat ni poli de me rappeler ainsi mon extrême vieillesse, en s’étonnant que je n’en fusse pas comme pétrifiée.
Je n’ai jamais ni ménagé, ni voulu conserver aucune illusion qui ne fût pas de mon âge ; mais le défaut d’éducation perce toujours sous la supériorité d’intelligence et d’esprit. J’ai fait cette réflection-là bien des fois, en me rappelant cette comparaison et ce manque de tact de Mme Roland. Il va dans les habitudes du grand monde une foule de règles qu’une personne d’un goût délicat ne blessera jamais, soit qu’on les lui ait signalées, ou soit qu’elle les ignore.
L’esprit peut très bien s’allier avec le ridicule, mais pour peu qu’on ait de jugement, on s’en trouve infailliblement préservé, ce qui m’a toujours fait penser que le bon goût provient plutôt du jugement que de l’esprit.
Mme Roland me dit ensuite je ne sais combien de choses sur le représentant Barbaroux dont elle se plaignit avec amertume : c’était relativement à sa conduite envers M. Roland, à ce qu’il me semble aujourd’hui, car je ne l’écoutai pas avec une grande attention sur le chapitre de ce beau Girondin. L’objet de ses amours n’est pas toujours celui dont on parle le mieux, a dit je ne sais qui, je ne sais pas où ; mais c’est toujours celui dont on parle le plus.
Elle me promit de ne me citer en aucune façon dans ses Mémoires, et l’on verra qu’elle n’a pas tenu parole. Nous nous séparâmes avec des effusions de sensibilité que j’aurais peine à concevoir aujourd’hui, si nos cœurs ne s’étaient pas accordés dans un même sentiment de tendresse et d’inquiétudes maternelles. Notre porte-clefs tomba malade, et je ne l’ai jamais revue, cette pauvre mère ! On nous dit, quelque temps après qu’on l’avait transférée à la Conciergerie, et qu’elle avait péri sur l’échafaud.
Je vais interrompre mon odyssée terroriste, pour achever ce qui me reste à vous dire au sujet de cette malheureuse femme. Ceci va nous transporter à cinq ou six mois après ma sortie de prison c’est-à-dire au mois de décembre 1794.
Un prêtre marié, nommé Soulavie, s’en fut trouver l’Abbé de Boulogne afin d’en obtenir une lettre d’introduction auprès de moi, qui ne voulus pas le recevoir[2]. L’Abbé de Boulogne n’avait eu garde de me le recommander ; mais il avait supposé qu’une conférence avec ce prêtre apostat ne serait peut-être pas sans utilité pour nous, parce qu’il était dépositaire des Mémoires inédits de Mme Roland, où mon fils et moi nous trouvions fort maltraités. Il proposait de nous en confier le manuscrit, où nous ferions tous les retranchemens qui nous paraitrait désirables, et ceci moyennant la somme de cinquante louis.
En rémunération de son obligeance et de son estimable procédé, j’envoyai promener l’abbé Soulavie, à qui je fis répondre (par Dupont) que je ne m’embarrassais guère de ce que Mme Roland pourrait avoir dit pour ou contre moi. La terreur était passée, et quand on aurait dû publier à dix mille exemplaires que j’étais une vieille femme absurde et bigote, je n’aurais pas voulu sacrifier une patate pour empêcher une révélation qui m’inquiétait et nous importait si peu. Le citoyen Bésuchet avait imprimé de trop belles choses sur mon compte pour que je ne fusse pas bien aguerrie. J’avais été sous le feu des accusations populaires, comme un airain glacé. J’avais la conscience tranquille, et c’est là ce qui m’a soutenue pendant toute la révolution. Écoutez bien ceci, mon cher Tancrède, et souvenez-vous-en. Quoi qu’on vous impute, il vous suffira toujours d’être né grand seigneur pour y répondre avec fierté ; mais pour répondre avec dignité, il ne faut pas moins qu’avoir le cœur pur. La dignité, c’est la fierté légitime. Il n’y a pas plus de rapport entre la fierté et la dignité qu’entre une grande naissance et une bonne conscience.
L’abbé Soulavie fut trouver mon fils, qui lui compta les douze cents livres, qui fit des ratures à sa fantaisie, et qui m’apporta le manuscrit de Mme Roland où j’ai toujours regretté de n’avoir pas vu ce qu’elle avait pu dire de lui et de moi. Soulavie dit ensuite à M. de Boulogne que les passages et les observations dont j’étais l’objet n’étaient pas de nature à me désobliger beaucoup, mais que votre père s’y trouvait calomnié de la façon la plus indigne et la plus étrange.
J’approuvai la détermination de mon fils ; mais je me souviens que le Chevalier de Créquy entra dans un désespoir affreux de ce qu’on avait employé cinquante louis si mal à propos. — Vous auriez bien mieux fait de me les donner, nous disait-il, plutôt qu’à cet indigne abbé Soulavie, qui a épousé la fille d’un charcutier.
— La charcuterie ne fait rien à l’affaire, lui dit mon fils ; je sais bien que vous ne dînez jamais qu’avec des boudins noirs ou des pieds de cochon ; mais je sais bien aussi que vous ne mangez pas la vingtième partie de votre revenu, et que vous n’avez aucun besoin qu’on vous donne de l’argent. Souvenez-vous du nom que je vous ai laissé porter, et tâchez de le faire honorablement moyennant la fortune que vous devez à la bonté de mon oncle.
Je ne sais plus ce que le Chevalier bredouilla sur ses revenus qu’on lui payait très mal, et sur son nom qui ne lui servait plus à rien ; mais je sais bien que je fus tellement impatientée de sa bêtise et de ses observations sordides, que je lui dis : — Monsieur, si vous voulez vous appeler Criquet au lieu de Créquy, cà sera faire honneur et plaisir à toute la famille de votre père. Il était mort le lendemain matin, non pas d’impatience et d’irritation, mais d’une indigestion de charcuterie peut-être ? Il a laissé trente mille livres de rente, et l’on trouva chez lui cent soixante et tant de mille francs en quadruples et en louis d’or, sans compter des myriades de pièces de six francs et de petits écus, qu’il avait cachés dans tous les coins de l’hôtel de Comminges, et dont il avait rempli toutes les marmites de sa cuisine. Je vous en ai déjà cité des traits d’avarice inconcevables. Il était le digne fils d’un père extravagant, et j’espère que vous me saurez bon gré d’avoir fait stipuler qu’il ne pourrait jamais se marier sans renoncer aux 26 mille livres de rente que lui avait léguées votre grand-oncle. Jugez quel aurait été le désagrément de voir se perpétuer la descendance de M. de Canaples, en ligne folle et bâtarde ? Mais il est temps d’en revenir aux Mémoires de Mme Roland, dont j’ai gardé le manuscrit pendant trois jours et que je me suis fait lire deux fois, afin d’en pouvoir porter un jugement plus équitable et mieux dégagé de toute prévention. Il n’est pas certain qu’on doive les publier, dit Soulavie, parce qu’on est en marche pour les vendre à un Anglais qui accapare tous les manuscrits et qui n’en laisse imprimer aucun ; en outre, ils peuvent être perdus ou détruits étourdiment. C’est à cause de cela que j’en ai fait un extrait ; et vous allez voir que c’est un document révolutionnaire assez curieux.
Il est à désirer que le démon de l’orgueil et de l’égalité ne vienne plus dévaster la France en égorgeant ses adversaires et finissant par dévorer ses apôtres ; il est à désirer surtout que les opinions philosophiques et politiques de Mme Roland, ne produisent plus chez nous leur effet naturel, en y soulevant les passions les plus aveugles, en déchainant une populace en furie contre l’autorité du Prince et celle du Pontife, contre la prérogative héréditaire et les supériorités inoffensives de la noblesse ; enfin contre les notabilités viagères de la bourgeoisie, qui sont ou qui devraient être la vertu, le savoir, l’opulence et les talens !
J’ai vu dans la première partie de ces mémoires, et j’en crois Mme Roland sur sa parole, qu’elle avait une âme forte avec un esprit solide et fin. Elle était vive et recueillie, et bien qu’elle eût un caractère infiniment doux, elle ne voulait suivre aucun avis lorsqu’elle n’en voyait pas la nécessité. Elle ne cédait presque jamais à l’autorité paternelle, et quand ses parens finissaient par lui donner le fouet, elle leur mordait les cuisses en protestant contre une volonté qui n’était pas la sienne. Toutefois, après avoir étudié la sphère armillaire et le blason, après avoir lu Plutarque et les mémoires de Mademoiselle de Montpensier, cette petite personne voulait bien prendre le soin d’éplucher des herbes et d’écumer le pot. À l’âge de huit à dix ans elle descendait quelquefois l’escalier toute seule, à ce qu’elle, nous dit ; c’était ordinairement pour acheter de la salade et des ciboules ; mais elle savait mettre à ces sortes d’emplettes une telle dignité, qu’elle était déjà, pour les fruitières et les marchandes de légumes, un personnage imposant. Voilà ce que Mme Roland nous présente comme un heureux mélange d’études graves, d’exercices agréables et d’occupations domestiques qui l’ont rendue propre à tout.
Elle ne tarda pas à faire connaitre à ses parens combien il lui paraissait insipide et dégoûtant de s’adonner aux arts mécaniques ; on n’osa pas la contraindre à friser des étuis, et dès qu’elle arrivait de la promenade, elle se retirait dans un cabinet pour lire, écrire et méditer.
Elle avait, du reste, l’œil doux et fier, le sourire tendre et séducteur, l’attitude ferme et gracieuse, la démarche rapide et légère ; et Mme Roland nous confie qu’elle était si parfaitement agréable à ses propres yeux, qu’elle se trouva presque heureuse d’avoir été mise en prison, parce qu’elle pouvait s’y considérer plus à loisir et s’y contempler sans distractions.
Il parait que Mme Roland n’avait pas toujours été stoïcienne, et pendant sa première jeunesse elle était même d’une timidité si particulière, qu’elle ne pouvait apercevoir un jeune homme sans en éprouver une espèce de terreur. L’effroi qui la dominait alors augmentait d’autant plus qu’un jeune homme était plus agréable, et Mme Roland, devenue conventionnelle et girondine, avait conservé de ses dispositions juvéniles une telle habitude de réserve, qu’en lisant et relisant l’histoire naturelle de Buffon, elle a toujours sauté, nous dit-elle, par-dessus l’article qui traite de l’homme, avec la promptitude et le tremblement d’une personne qui passerait sur un précipice. Il est alors bien surprenant qu’elle ait eu le courage d’écrire certain passage de ses mémoires, et surtout de l’avoir écrit avec un air de complaisance. C’est la marque assurée d’une résolution mâle et stoïque, car les détails en sont tellement licencieux, que l’effort qu’elle a fait a dû lui coûter beaucoup !
Après avoir médité sur la Philothée de Saint-François de Sales, elle avait formé le projet de se consacrer à la vie monastique ; elle soupirait après ces temps où les fureurs du paganisme valaient aux généreux chrétiens la palme du martyre, et vous voyez qu’il y avait du luxe dans sa dévotion ! En suivant Mme Roland pas à pas, nous allons voir comment la philosophie a pu dissiper les illusions d’une vaine croyance, en lui dévoilant le charlatanisme des prêtres, le ridicule de leurs histoires, et l’absurdité de leur religion.
Mademoiselle Manon Flipon, qui devait unir un jour ses destinées au vertueux Roland, quoiqu’il fût, nous dit-elle, égoïste, revêche et fort négligé dans ses attitudes, Mlle Flipon était, comme je vous l’ai déjà dit, la fille d’un ouvrier bijoutier, graveur et brocanteur. On imagine aisément que leur bibliothèque ne pouvait pas être bien nombreuse et bien choisie, mais comme elle avait pour la lecture un goût très vif, elle empruntait des livres aux ouvriers compagnons de son père, ou bien aux amis de la maison, ce qui n’avait pas beaucoup moins d’inconvénient. Ainsi le Traité de la Tolérance et le Dictionnaire philosophique, les Questions encyclopédiques, et le Bon sens du marquis d’Argens ; les Mœurs, l’Esprit, l’Espion turc ; Diderot, Dalembert, Raynal et le Système de la nature, tout cela fut annoté, médité, goûté, commenté par l’auteur de ces Mémoires ; et voilà les méditations qui servirent à lui former le cœur et l’esprit.
Les détails où nous allons entrer sont puérils, et par cela même ils ne sont pas indignes d’attention. Je vous ai prié de vous souvenir qu’une étincelle a toujours suffi pour produire un incendie, et l’on voit trop souvent de misérables causes avoir des effets notables
On mena, je ne sais pourquoi, la fille de M. Flipon faire une visite au Marais chez une femme âgée, riche et plus ou moins noble. Mme Roland parle avec aigreur et curiosité de l’hôtel de cette dame et de son ameublement, de ses laquais, de sa mise opulente et du rouge qui marquait sa qualité. Au reste, Mme de Boismorel parlait d’une voix haute et froide ; sa physionomie annonçait l’habitude d’être considérée, avec l’assurance de mériter qu’il en fût ainsi. Mlle Flipon et Mlle Rotisset, sa tante, furent traitées par elle avec un peu moins de révérence que de familiarité ; mais il me semble pourtant que ce fut avec toute la honte possible, ainsi que j’en ai pu juger par un procès-verbal en quatre pages écrites de la main de Mme Roland et dont je ne vous rapporterai que la conclusion.
« J’avais soin d’éviter les regards de Madame de Boismorel. Je sentais mes joues animées mon sang circulait avec plus de rapidité que de coutume ; mon cœur était palpitant dans l’oppression ! Je ne me demandais pas encore pourquoi ma bonne tante n’était pas sur le canapé, et madame de Boismorel dans le rôle de mademoiselle Rotisset ; mais j’avais le sentiment qui conduit à cette réflexion philosophique. »
Ainsi, à la seule inspection du privilège et de la prérogative, à la première vision d’une supériorité factice et notoire, on voit dans l’âme de l’auteur un germe d’envie, de haine et de révolte, dont il est bon de connaitre la cause et dont nous allons suivre le développement.
Une fille de condition, nommée Mademoiselle d’Hannaches, est placée, pour ainsi dire, au second anneau de cette chaine d’idées coupables ou fausses, qui devaient conduire un jour à l’échafaud Mme Roland, ses prosélytes et les victimes de leur vanité blessée. Mlle d’Hannaches était pauvre, elle était vieille ; Mme Roland nous assure qu’elle était gauche et maussade, et toutefois, les Procureurs-Généraux et les premiers Présidons lui parlaient avec un air de respect, à cause de ses parchemins, tandis qu’ils ne prenaient pas garde à la jeune personne intéressante et studieuse qui l’accompagnait à leurs audiences, après avoir rédigé ses placets. Voilà sans doute un singulier reproche à faire à des vieillards et surtout à des magistrats ; « mais les trésors de la réflexion s’amassaient insensiblement dans une tête rêveuse, » et Mlle Flipon décida bientôt que toutes les institutions modernes étaient des absurdités intolérables.
Un autre événement qui fournit douze ou quinze pages à ses Mémoires, est d’avoir accepté l’invitation d’un dîner chez M. Haudry, fermier-général, pour y manger à l’office, en s’étonnant de s’y trouver avec les camarades de son oncle, ancien domestique de la maison. C’est une déconvenue dont les Rois, la noblesse et les financiers sont devenus responsables : Mme Roland cherche à s’en venger sur l’ancien gouvernement, sur le Marquis du Chilleau, sur la famille de M. Haudry, qu’elle poursuit infatigablement jusqu’à la troisième génération, et la contrariété qu’elle endure imprime à son arrogance un caractère de fureur et de philosophie tellement risible qu’on est véritablement réjoui de la mortification qu’elle éprouvait en se le rappelant.
« Lorsque suffisamment nourrie de l’histoire avec le sérieux d’un esprit solide et conséquent, » Mlle Flipon eut envisagé, 1° l’étendue du Monde ; 2° la succession des siècles ; 3° la marche des empires ; ensuite les vertus publiques, et puis les erreurs populaires avec les phases des institutions sociales, elle se dit : examinons.
Après avoir examiné toutes choses de ce monde Mme Roland fui persuadée qu’Helvétius avait peint les hommes avec une vérité parfaite ; mais pourtant, comme elle se sentait capable d’une élévation, d’une force et d’une générosité sans égales, elle ne voulut pas s’apprécier d’après les données générales et vulgaires de l’écrivain. En lisant le récit des actions les plus vertueuses et les plus mâles, elle se disait continuellement : — C’est ainsi que j’aurais agi ! Enfin, elle se demandait en gémissant : Pourquoi ne suis-je pas née républicaine et comtemporaine de Léonidas, d’Épaminondas ou de Philopœmen ?
C’est dans la sagesse de ces dispositions qu’elle fit un voyage de Paris à Versaille, pour y voir la cour. C’était sous le patronage d’une fille de garde-robe de Madame la Dauphine ; et la mère et la fille logerent au château dans un détestable appartement ! Mme Roland ne saurait oublier qu’on lui parla plusieurs fois avec un air de protection ! La malheureuse demoiselle d’Hannaches avait encore affaire à Versailles, et comme elle pénétrait dans certains lieux, tels que l’orangerie, les bosquets et la chapelle, avec assez de facilité ; comme elle était saluée poliment par quelques vieux seigneurs et qu’elle avait un cousin garde-du-corps, il est résulté de ces privilèges-là beaucoup d’animosité contre elle.
Le seul aspect de nos princes était un sujet d’irritation cuisante pour Mlle Manon que je vais laisser parler. « Je n’étais point insensible à l’effet d’un grand appareil ; mais je m’indignais qu’il eût pour objet de relever certains individus déjà trop puissans !… J’étais profondément blessée !… J’étais révoltée par le spectacle de la Cour !… Et lorsque ma mère me demanda si j’étais contente de mon voyage. — Oui, lui dis-je, pourvu qu’il finisse bientôt ! Encore quelques jours, et je détesterai si fort tous les gens que je vois ici, que je ne saurai que faire de ma haine. — Eh ! mon Dieu quel mal te font-ils ! lui répondit sa mère. — Envisager l’injustice et contempler l’absurdité ! »
Il est à croire que Mme Flipon, née Rotisset, ne trouva pas grand’chose à répliquer à sa fille, laquelle est partie de là pour travailler sans relâche à l’établissement de la république, en négligeant pour cette fois les pondérations d’un examen appuyé sur l’autorité de l’histoire, sans envisager et sans contempler l’injustice de la mort de Socrate, de l’exil d’Aristide et de la condamnation de Phocion.
Après avoir suivi Mme Roland dans la carrière de l’erreur, dans ses égaremens, ses agitations et dans les folles joies du triomphe d’un jour, nous la verrons bientôt dans l’infortune, insultée par les scélérats les plus vils poursuivie par des tigres altérés de sang, victime indomptable ! elle a dévoré ses larmes. Elle est montée sur un théâtre de carnage et d’horreur sans autre appui que l’orgueil humain, avec une épouvantable sécurité !… Détournons les yeux d’un pareil spectacle et suivons les évènemens dans leur marche funèbre.
- ↑ J’espère que vous conserverez une habitation que j’ai considérablement embellie, et je ne doute pas que vous ne puissiez en accommoder avec les héritiers de M. de Feuquières. Je vous ai toujours recommandé de chercher les moyens d’acquérir le jardin de l’hôtel de Bérulle afin de n’avoir pour limites à l’occident et au méridien que les jardins de l’hôtel de Damas et de l’Abbaye-aux-Bois ; n’oubliez pas ceci, mon Enfant. Note de l’Auteur.
- ↑ Étienne-Antoine de Boulogne, ancien Prédicateur du Roi Louis XVI et Prieur de Marnay, depuis Évêque de Troyes, Comte et Pair de France, Archevêque élu de Vienne en Dauphiné mort en 1826 (Note de l’Editeur.)