Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 7/09
CHAPITRE IX.
Ma belle-fille m’écrivit des environs de Fribourg, où elle s’était réfugiée, et me disait, entre autres nouvelles, qu’elle avait rencontré le Baron de Breteuil qui lui avait raconté ce qui va suivre. Il y avait en Allemagne, et pour le moment en Prusse, un singulier personnage, émigré, disait-il, et qui se faisait appeler M. de Bourbon-Montmorency-Créquy, lequel était entré subitement, et sans autre cérémonie, dans l’arrière-cabinet du Prince Henri de Prusse, où se trouvait alors la Duchesse de Courlande, avec Mme de Sabran, le Marquis de Boufflers et quelques autres émigrés français. Après s’être approché du vieux prince, auquel il se mot à dire à vois basse une foule de choses à peu près inintelligibles, il ouvrit un coffret qu’il avait apporté, en lui disant : — Monseigneur, je vais vous montrer comme quoi cette exécrable famille de Créquy a fait de son mieux pour m’empêcher de continuer mon illustre lignée, et pour usurper tous mes biens. Le Prince Henri se lève et se récrie ; on approche et l’on voit un horrible objet qui paraissait avoir été détaché de quelque momie… On met le plaignant à la porte ; on a soin de le consigner à la grille du château ; et ceci me parut une extravagance à laquelle je ne fis pas autrement d’attention.
Quelque temps après, l’Abbesse de Saint-Antoine[1] me fit dire de me tenir en garde contre les entreprises d’un aventurier qu’on avait chassé des terres de l’empire, où il avait fait semblant d’émigrer, et qui projetai de revenir à Paris pour nous y dénoncer et nous y poursuivre en restitution de toute notre fortune, et notamment du domaine ducal de Créquy, qui ne valait pas moins de quatre-vingt mille écus de rente. Il était pourtant bien avéré que votre maison ne possédait plus ce grand fief, par la raison que, n’étant pas réputé salique, il avait été porté par l’héritière de votre branche aînée dans la maison de Blanchefort, et de là dans l’héritage des Ducs de Bouillon. — Mon Dieu, répondis-je à Mme de Saint-Antoine, il n’a qu’à venir ; je ne pense pas qu’il existe un tribunal assez stupide ou assez prévaricateur pour lui donner gain de cause ! Vous allez voir si j’avais sujet de me confier à l’intelligence et l’intégrité d’un tribunal révolutionnaire ?
Notre antagoniste, auquel il m’est impossible de donner un nom certain, car on n’a jamais pu savoir au juste ni quel était, ni d’où sortait cet homme-là ; notre antagoniste, dirai-je, avait débuté par présenter une pétition à l’Assemblée nationale, dans laquelle il se disait fils légitime de Louis XV et d’une fille naturelle de Louis XIV, à laquelle il avait fabriqué la risible qualification de princesse de Montmorency, de Schœitzberg, de Freyberg et du saint Empire romain. Il est à noter que ladite princesse aurait possédé des états et qu’elle aurait été souveraine en Allemagne, ce qu’il était bien aisé d’éclaircir et de réfuter, pour peu qu’on eût un almanach et du sens commun. Notre homme se plaignait d’avoir été détenu prisonnier par ordre de mon beau-père, et pendant quarante-six ans. Il m’accusait, nommément et notamment, d’avoir sollicité et obtenu un ordre du Roi Louis XVI pour le faire saigner des quatre membres, et voici le texte de sa narration :
« Les sieurs Blanchefond et Davaud, juges de la prévôté, étant présens dans mon cachot, ainsi que les dames de Créquy, on me mit absolument nu ; on me lia sur une chaise de bois, après quoi Madame et M. de Créquy montrèrent l’ordre qu’ils avaient apporté, en commandant à leur chirurgien de m’ouvrir les quatre veines. Ce particulier, tout troublé, pratiqua effectivement deux saignées aux bras, dont je porte encore les marques ; mais il ne voulut point faire celles des pieds, en disant que ces opérations suffiraient, me jugeant, alors saisi de frayeur, en état prochain de mort. Quand mes persécuteurs et usurpateurs de mes biens, furent partis, le chirurgien, qui n’avait pas eu de peine à reconnaître leurs projets infâmes, referma mes saignées, et mit tout en usage pour me rappeler à la vie, malgré que je fusse moribond, vu la quantité de sang que j’avais perdue ; et depuis ce temps-là ma santé en a été considérablement affectée. Voilà pourquoi je demande à l’auguste Assemblée nationale, d’abord la punition exemplaire des ci-devant et soi-disant Créquy, ensuite la restitution de tous les biens qu’ils possèdent injustement, et qui m’appartiennent, et finalement des gardes nationaux pour veiller à la sureté de ma personne, avec ma réintégration dans les domaines, terres et châteaux de Chambord, de Bellevue, du Plessis-Picquet et autres maisons de plaisance dont les noms me sont échappés, et qui m’avaient été donnés en apanage par le roi mon père, comme aussi plusieurs millions de piastres d’Espagne, et autres richesses immenses et inappréciables, mon intention étant qu’un tiers de ces biens sera pour payer les dettes de l’État, et un autre tiers pour procurer à la Société patriotique des jeunes Français, établir au prieuré de la rue Saint-Martin, et fondée par M. Léonard Bourdon, tout le développement dont cet établissement, si précieux pour la régénération des mœurs et l’affermissement de la liberté et de l’égalité, est susceptible, ce sera faire justice à l’infortuné pétitionnaire,
Vous imaginez peut-être que l’Assemblée nationale eut assez de bon sens pour passer à l’ordre du jour, après avoir écouté patiemment une pareille kirielle de bêtises et de suppositions extravagantes. Eh bien ! pas du tout. M. de Bourbon-Montmorency-Créquy (je vous demande un peu comment ces trois noms-là pouvaient se trouver légalement unis ensemble ?) fut accueilli le plus honorablement et le plus favorablement du monde. MM. Bailly, Target, Camus, Brissot, Lafayette, et surtout l’abbé Lamourette, évêque constitutionnel du département du Rhône, s’imaginèrent de prendre fait et cause pour cette innocente et intéressante victime de l’inhumanité nobiliaire. Notre homme ne manqua pas de s’en prévaloir en faisant imprimer leurs lettres, ainsi qu’il appert des journaux du temps[2], et finalement il en vint à mettre dans ses protections et ses poursuites une telle confiance, qu’il poussa la folie jusqu’à me dénoncer à l’Assemblée nationale, en m’accusant de l’avoir fait infibuler, à l’exemple des maîtres d’école et des directeurs des théâtres de l’ancienne Rome ; mais, de ma part, ce n’était pas seulement pour l’obliger à vivre dans la continence, comme les écoliers et les histrions romains, c’était pour l’empêcher d’avoir des enfans, disait-il, afin de maintenir mon fils dans la possession du duché de Créquy, dont il ne nous restait seulement pas un arpent de terre.
L’infibulation dont il s’agit devait avoir eu lieu, non pas au moyen d’un étui de fer, comme ceux dont parle Suétone, mais au moyen d’un anneau d’or, à charnière, en forme de boucle d’oreilles, et solidement ajusté par deux chaînes d’or qui traversaient l’os sacrum, et qui venaient aboutir à un cadenas également d’or, dont il demandait à l’Assemblée de me condamner à lui restituer la clef, ce qui m’aurait prodigieusement embarrassée.
Il m’accusait tout aussi faussement, vous pouvez bien y compter, de lui avoir fait ouvrir la bouche avec un bâton ferré, pour lui faire avaler forcément un breuvage d’impuissance composé de son propre sang, de celui d’une jeune fille innocente, qui figurait au nombre des témoins, s’il vous plaît ? et de plusieurs autres drogues que la pudeur ne leur permettait pas de nommer, disaient-ils, en présence de l’Assemblée législative, sur laquelle il paraît que cette partie de la dénonciation produisit une impression très-douloureuse, avec un éclat d’indignation la plus terrible contre ces atroces Créquy ! comme disait à mon avocat cet animal de M. Roland, qui ne pouvait jamais douter de rien, sitôt qu’on accusait un membre de la Noblesse ou du Clergé de France.
Tout ce que je vous rapporte est constaté par une suite de procès-verbaux aussi bien conditionnés que possible, et signés par quatre chirurgiens patriotes, lesquels déclarent avoir libéré M. de Bourbon-Créquy de cette coupable infibulation, dont soixante et six témoins n’hésitent pas à m’attribuer l’exécution criminelle. Les mêmes témoins certifient que le pétitionnaire est marqué sur le bas du dos d’une espèce de chandelier à sept branches qui s’appelle un créquier de gueules, et, de plus, que les chirurgiens experts, assistés d’un commissaire héraldique, ont vérifié que le pétitionnaire avait apporté en naissant cette marque naturelle de la partie principale des armoiries de la maison de Créquy. Merveilleux privilége et singulier motif pour me déposséder de mes terres du Maine et de mon hôtel de la rue de Grenelle à Paris !
La chose qui m’ennuyait le plus dans cette incroyable poursuite, c’était la sottise et la frayeur de mes gens d’affaires, qui me persécutaient pour me faire abandonner mon domicile et pour me faire quitter Paris ; ils prétendaient que le peuple viendrait m’égorger, mais je les envoyais paître en disant qu’ils étaient des poules mouillées. — Mais, Madame, il a déjà obtenu sentence pour vous déposséder de votre hôtel, qu’il a réclamé comme étant provenu de l’héritage du Roi, son père. — Allez dire à vos imbéciles de juges que j’ai acheté cette maison-ci du Marquis de Feuquières, et pour ma vie durant. Je n’en sortirai pas vivante, et volontairement du moins !
La suite a prouvé que j’avais eu raison de ne pas en démordre, car après trois années d’impostures et de persécutions incroyables d’une part, et de résistance et de persistance continuelles de l’autre, ce misérable homme a fini par être condamné à la guillotine, et par être exécuté, pour lui apprendre à se dire le fils de Louis XV et de mademoiselle de Montmorency, bâtarde de Louis XIV, comme aussi pour le récompenser d’avoir été le petit-fils, le gendre et l’héritier d’un Vicomte Alphonse de Créquy, qui n’exista jamais. Il a péri sur l’échafaud, à la barrière du Trône, en qualité d’aristocrate, le 7 thermidor an deuxième de la république, ainsi qu’il est rapporté dans les gazettes du temps. Son acte de condamnation lui donne les noms de Charles-Alexandre de Bourbon-Créquy. On a cru que ce devait être un marchand de tripes et de gras-double du quartier Saint-Denis, qui s’appelait Nicolas Bézuchet ; mais on n’a jamais pu s’assurer quel était le véritable nom de cet imposteur, dont les manœuvres ont fini par aboutir au supplice. Il a causé beaucoup d’embarras à mon fils, surtout pendant notre emprisonnement et mon procès au tribunal révolutionnaire, dont je vous donnerai les principaux détails en temps et lieu. En attendant mieux, je vous rapporterai seulement quelques-unes des lettres de protection qu’on accordait contre nous à ce maudit personnage, et qu’il a fait publier dans un opuscule intitulé : VÉRITÉS EFFRAYANTES. (Chez Pongin, rue Mazarine, etc. Voyez pièces justificatives). C’est une chose à n’y pas croire ; et du reste vous en trouverez la substance dans toutes les gazettes de la Révolution.
- « Monsieur,
« J’ai l’honneur de vous renvoyer votre précis que j’ai relu avec un nouvel intérêt. Vos malheurs, en vous rendant plus précieux aux yeux de l’humanité, et plus cher à toutes les âmes sensibles, vont devenir une attestation bien éclatante de la nécessité de la grande révolution qui nous délivre de tant d’oppressions féroces de l’innocence, et qui éclaire tout le genre humain sur l’affreux caractère de ceux qui ont osé s’en établir les maîtres. Vous allez jouir d’une triomphe que partageront tous les peuples de l’Europe, j’en jouis d’avance avec tous mes collègues de l’Assemblée. Il sera bien glorieux pour vous, Monsieur, de sortir de tant de tribulations, sous la garantie des lois constitutionnelles, et dans un temps où il y a plus d’honneur à obtenir l’estime et à exciter la sensibilité d’un peuple vertueux et bon, qu’il n’y en eut jamais à être né l’enfant des rois. Recevez les assurances de tous les sentimens qu’inspirent vos vertus et tous les maux que vous avez endurés, et avec lesquels je suis inviolablement, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
« J’ai l’honneur de souhaiter le bonjour à Monsieur B. M. de Créquy. J’ai donné son mémoire imprimé à un de mes amis ; je voudrais qu’il voulût bien m’en donner un autre pour en faire relater les principaux faits dans le projet d’adresse en question. Monsieur de Créquy peut compter sur mon dévouement. Il est sincère.
- Ce mardi.
« Monsieur, vous me trouverez toujours disposé, comme je le dois, à vous secondez de tout mon pouvoir, avec le zèle que vous pouvez attendre d’un sincère ami de l’humanité gémissante et de la liberté combattue par les deux fanatismes. J’aurai l’honneur de vous attendre et de vous recevoir chez moi, dimanche matin. Croyez, Monsieur, que je suis avec tout le respect qu’inspirent votre courage et vos malheurs, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
« J’ai l’honneur de présenter à Monsieur de Créquy mes complimens et mes félicitations sur le succès que l’opinion de mes collègnes a dû me faire augurer, et de le prévenir que l’Assemblée nationale a arrêté qu’il serait reçu à la barre dimanche prochain. J’ai appris qu’il s’était mis en rapport avec notre collègue Vaublanc, et je ne lui en aurais pas donné le conseil pour plusieurs raisons, dont je lui rendrai compte à notre prochaine entrevue.
« Monsieur de Créquy m’écrit qu’il doit aller voir M. de Vaublanc, vendredi matin, et moi je lui donne le conseil de n’en rien faire, à moins qu’il ne veuille s’aliéner une partie notable de la majorité de l’Assemblée qui suspecte, non sans raison, le patriotisme de ce député. Je ne suis pas satisfait du projet d’adresse de M. de Créquy. Je trouve qu’il existe aussi, dans son mémoire imprimé, plusieurs passages qu’il aurait fallu revoir et corriger avant de les lancer dans la publication, sous les yeux d’un public et d’une Assemblée qui renferme des élémens d’une nature hétérogène, et dont un assez grand nombre de membres seront et doivent être naturellement opposés à des réclamations ou dénonciations semblables à celles de M. de Créquy. Encore une fois, je suis fâché qu’il ne sache ou ne veuille pas s’y prendre de manière à tirer parti de tout ce que sa position présente d’intéressant et d’excitant.
- Citoyen, cher et ancien Seigneur.
Non, jamais la joie n’a donné plus d’influence d’amour patriotiste dans les cœurs sensibles, en apprenant toutes les tortures et autres vexations que vous avez souffert d’un usurpateur et usurpatrice sanguinaires. Il faut que malgré l’intrigue cabaleuse, il faut que la justice se fasse jour et vous fasse triompher de vos spoliations ; mais comme aussi il faut pardonner pour être généreux, et que chaque amour propre devienne un amour général. Honoré de votre présent par le cadeau de votre adresse à l’Assemblée législative et de votre mémoire au peuple français, il faudrait avoir des cœurs incompatibles et martial pour ne pas se soustraire à la justification de vous en savoir libéré. Oui ! notre concitoyen et ancien Seigneur, nous avons le cœur martial pour combattre contre les ennemis du bon ordre, et pour soutenir une nation si favorisée et qui aujourd’hui est une famille fraternelle. Il est donc de notre devoir que les liens de la concorde abattent toutes les lois anarchiques, afin que le nom de Français soit à jamais honoré des siècles à venir : c’est le seul de nos vœux, cher compatriote, recevez de nous un attachement de fraternité au nom de tous mes concitoyens, en attendant le plaisir de vous vois réinstallé dans vos propriété de ce département. Je vous salue avec une fraternité civique et d’amitié.
- Ce 30 décembre
« Je ne doute en aucune façon, Monsieur, de vos malheurs et des sévices dont vous avez été la victime ; cependant, Monsieur, permettez-moi de conserver un doute qui ne s’applique qu’à la personne de votre persécuteur, et nullement à la réalité de la persécution. Je connais depuis longues années, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire mardi dernier, une des personnes à qui vous vous en prenez, et je vous avouerai que tout ce que je connais de son caractère et de ses habitudes, me paraît, si ce n’est en opposition formelle, au moins en notable dissemblance avec une pareilles conduite. Je sais que la dévotion n’est souvent qu’un masque ; mais je dois supposer que les apparences de la moralité et de l’humanité ne sauraient être gardées de manière à pouvoir tromper ce que l’on appelait autrefois la ville et la cour, et ceci pendant quatre-vingt-sept ou huit ans. Monsieur, permettez-moi de me récuser en vue d’une pareilles incertitude ; soyez assuré que je n’en conserve pas moins le plus vif intérêt pour vos malheurs, ainsi qu’une parfaite estime pour votre caractère. J’ai l’honneur d’être avec un entier dévouement votre T. H. serviteur.
- 14 décembre.
Cet admirable général avait cru faire un acte d’équité miraculeuse, en écrivant qu’il ne me supposait pas capable d’avoir fait infibuler un parent de mon fils, et de l’avoir fait saigner des quatre membres, afin d’usurper et de m’approprier la totalité de ses biens. Mais il n’en aurait pas voulu dire autant de votre père, et de votre-grand-père encore moins ; ce qui fait que je lui jetais la pierre au lieu de le remercier, tout aussitôt qu’il arrivait chez ma nièce de Tessé qui était la tante de sa femme. J’en reste là pour aujourd’hui sur le chapitre de mon procès. Voici le moment de vous parler d’une calamité plus funeste, et d’un accident bien autrement mémorable et douloureux que mes tribulations révolutionnaires.
- ↑ Gabrielle de Beauvau, Abbesse du monastère royal des Bénédictins de la rue Saint-Antoine, et sœur du Maréchal de ce nom, laquelle est morte à Paris en 1806. Le Chevalier de Boufflers, son neveu, disait toujours qu’elle était la personne la plus naturellement spirituelle et la plus naïvement piquante qu’il eût jamais connue. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Voyez les pièces justificatives à la fin de l’ouvrage.