Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 7/10
CHAPITRE X.
Le départ de Louis XVI et cette réunion d’accidens qui vinrent s’opposer au passage de la famille royale à Varennes, est certainement un des incidens les plus funestes et les plus affligans de la révolution française. L’héritier de nos rois quitte furtivement son palais au milieu de la nuit ; il rejoint en silence une épouse alarmée, ses enfans, sa sœur et quelques serviteurs fidèles. Il a eu le bonheur de pouvoir éviter tous les piéges qui sont tendus autour de lui pour le perdre ; il a échappé à tous les dangers qu’il pouvait prévoir, et tandis que la voiture qui renferme le Roi, le Dauphin, la Reine, Madame Royale et Madame Élizabeth, se dirige avec rapidité vers la frontière du Nord, il se trouve qu’à cent lieues de sa capitale, il est reconnu, ou pour mieux dire, il est deviné par un homme du peuple, qui n’avait jamais vu de lui que l’écu du prince et l’empreinte de son effigie sur la monnaie. Agité par un instinct sanguinaire et par un ardeur de nuire inexplicable, à moins qu’elle ne fût inspirée par la furie du régicide et de l’impiété, cet homme s’est mis à poursuivre la voiture du Roi jusqu’à Varennes : il y secoue pendant la nuit les torches de la rébellion, et les habitans, qui s’éveillent à ses cris, s’élancent à demi-nus sur le pavé de cette infame bourgade. On les aurait pris pour des spectres ou des messagers de l’enfer ; les uns portant des fourches, comme le génie de la révolte et les démons séditieux du poète ; les autres armés de faulx comme des ministre de la mort. On arrête la voiture du Roi, et le tocsin rassemble autour de lui dix mille forcenés. Retenu dans une chambre de l’auberge avec sa famille, il attend et finit par y recevoir un décret de l’Assemblée législative qui commandait aux citoyens, aux militaires, aux magistrats et autres sujets du Roi, de s’opposer à son départ. « Il n’y a plus de Roi en France ! » répondit le martyr à l’envoyé de Lafayette ; ensuite il posa l’insolent décret sur une couchette grossière où le Dauphin sommeillait paisiblement à côté de sa sœur. La Reine, qui restait assise et qui veillait auprès de ses enfants, jette un regard assuré sur ces prétendus mandataires du peuple, et prenant le message de l’Assemblée qu’elle laisse tomber à ses pieds : « Je ne veux pas, dit-elle, que cet indigne écrit souille la couche de mon fils ! »
Qui pourrait exprimer la dignité, la délicatesse et la bonté d’un maître si généreux ? Qui pourra déplorer avec assez de larmes l’effroi, les tourmens et les afflictions de cette femme toute royale ? Au milieu des clameurs impies dont sa personne et sa famille étaient l’objet, à travers les flots d’une populace irritée, on entraîne le Roi, la Reine et leurs enfans pour les ramener à Paris… Ainsi, des ordres biens observés, des mesures bien prises, et tant de précautions dictées par la sagesse du Roi, la fidélité des soldats, la bravoure et le dévouement des chefs de l’entreprise, tout cela vient échouer dans une bourgade obscure, par la malveillance d’un maître de poste ; en sorte que c’est vraisemblablement un misérable nommé Drouet, à qui nous devons les crimes de la Convention, trois années de carnage et douze ans de calamités sans nombre avec des regrets éternels.
Le sentiment qui résulte de cette catastrophe de Varennes est doublement pénible, en ce qu’il s’y joint la contrariété la plus douloureuse et l’irritation de la haine et du mépris contre les révolutionnaires, à la terreur de la Providence, à cet effroi de la conscience et de la raison qui vient saisir le cœur humain, quand la destinée de l’homme juste nous apparaît comme le Destin de l’antiquité païenne, ou comme la Fatalité de l’islamisme, en opposition directe avec la justice de Dieu. Non est sapientia contra Dominum, et propter peccata terræ multi principes ejus. Sans doute, il n’est point de sagesse contre le Seigneur, et quand les tyrans se multiplient, c’est à raison de l’iniquité des peuples.
En vous parlant de la bravoure et du dévouement des chefs de l’expédition, il ne saurait être question que du Comte Charles de Damas, du comte de Raigecourt et du Marquis de Bouillé ; car, en vérité, je n’ai pas eu l’intention d’y comprendre le Duc de Choiseul, qui ne se serait pas conduit différemment s’il avait agi de concert avec le Duc d’Orléans et les autres ennemis du Roi, pour faire manquer l’entreprise. Il avait écrit (sans commission ni permission de le faire) à tous les chefs de tous les détachemens qu’on avait échelonnés sur la route du Roi, de manière à leur faire supposer qu’il ne fallait plus s’attendre à voir arriver personne ; M. de Damas n’en tint compte, parce qu’il savait à quoi s’en teni sur la pauvre tête et le peu de jugement de ce donneur d’avis, de sorte que le détachement qui se trouvait à Clermont n’en fit pas moins son office d’escorte ; mais M. d’Andoins, se crut obligé de faire desseller tous les chevaux, et d’envoyer dormir tous les cavaliers du détachement qu’il commandait à Sainte-Menhould, en sorte qu’ils ne purent arriver à temps jusqu’à Varennes, où la présence de ces fidèles soldats aurait infailliblement déterminé l’inaction du peuple et la libération de la famille royale. Ce pauvre d’Andoins en est mort inconsolable ; — je ne connaissais de ce Duc de Choiseul, nous disait-il, que le nom qu’il porte et qu’il doit à sa femme. — Hélas ! s’écriaient tous les Choiseul de la nature (en gémissant à double intention), c’est un nom qui se trouve bien mal porté !… Toujours est-il que ce malheureux Choiseul éprouve continuellement une agitation pour faire, avec une impuissance d’opérer qui le rend insupportable et qui pourrait en faire un homme dangereux. On n’a jamais compris pourquoi ni comment il avait été mis dans la confidence d’une chose importante, et surtout d’une affaire aussi majeure que ce départ du Roi. Si le Duc de Choiseul devient jamais démocrate ou révolutionnaire, il pourra se vanter d’avoir été la première cause de tous les malheurs de la famille royale ; il pourra demander sa part des honneurs de 93 avec Drouet le maître de poste, et Rublatout le taillandier[1].
- ↑ En 1822, 1823, 1824 et 1825, à la suite de la publication des Mémoires de MM. de Bouillé, M. de Choiseul avait essayé de se disculper dans plusieurs journaux et notamment dans le Drapeau blanc, où l’on pourra trouver ses protestations de fidélité pour nos maîtres légitimes. Comme M. le Duc de Choiseul-Stainville est devenu septuagénaire, et aide-de-camp de M. le Duc d’Orléans, il ne mettre peut-être pas, aujourd’hui, la même ardeur et la même opiniâtreté dans sa défense. (Note de l’Éditeur, 1835.)