Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 7/06

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Tome 7


CHAPITRE VI.


Le Roi, la Reine et les Ministres. — Caractère du garde-des-sceaux, du Ministre de la marine et du Ministre de la guerre. — Le Maréchal de Broglie. — Le Chevalier de Coigny et ses anagrammes. — Anecdote sur le Maréchal et la Maréchale de Broglie. — Le Président Hocquart et l’aversion qu’il avait pour eux. — Une séance de l’Assemblé nationale. — Le rappel à l’ordre. — Le Cardinal de La Rochefaucould, la Duchesse d’Anville et le Duc de Liancourt. — Réminiscence aristocratique et surannée de l’auteur. — Principaux orateurs des deux partis. — Citations. — Target, Camus, Pethion, Mirabeau, l’abbé Fauchet, Robespierre, etc. — L’abbé Maury, Cazalès, et autres orateurs du côté droit. — Remarques sur l’art oratoire. — De l'éloquence païenne, de l'éloquence chrétienne et de l'éloquence révolutionnaire. — Quelques détails sur MM. de Biron, du Châtelet, de Custine, de Beauharnais. — Regrets de l’auteur sur ce qu’ils avaient embrassé le parti démocratique.


Le Roi n’avait et ne pouvait avoir encore aucune expérience des malhonnêtes gens. Il avait espéré que son extrême bonté pourrait influer salutairement sur les dispositions du Duc d’Orléans ce qui prouve assez qu’il ne comprenait pas ce méchant homme ou qu’il ne pouvait croire à la perversité de certains caractères. La Reine en était mieux prévenue ; mais il est des choses qu’une honnête jeune femme ne dit pas à son mari, quand elle est bonne, et surtout quand il est Roi. Je puis vous assurer que ce restant de confiance et de considération pour un prince de son sang, disposition qui subsistait encore chez Louis XVI en 1789, et qui résistait, au fond de son cœur de Roi, contre un décri général et de particuliers griefs en multitude ; soyez assuré, vous dis-je, que ce reliquat de bonne volonté pour son cousin d’Orléans n’avait tenu, jusqu’ici, qu’à la délicatesse et à la parfaite discrétion de la Reine…

Cette princesse avait souvent des aperçus lumineux ; elle avait dans les idées plus d’élévation que de profondeur, peut-être ; mais on y trouvait de l’étendue dans une autre direction qu’on pourrait nommer l’horizontale, c’est-à-dire au niveau de l’œil humain ; et pour apprécier exactement toute sorte de choses où son regard pouvait atteindre, si minimes et si loin qu’elles fussent devant elle, et fussent-elles au bout de son horizon, la clairvoyance de la Reine était sans pareille ! Elle y mettait (dans ses idées) de la vivacité, de la méthode et de la suite. Elle était capable d’une grande persistance ; elle était susceptible de résolution courageuse ; enfin cette Princesse avait de la tête et du cœur, mais les bras lui manquaient, pour ainsi dire, et j’ai toujours vu que, dans ses meilleures combinaisons de justice et d’autorité, les ministres et les principaux conseillers du Roi, son mari, lui faisaient défaut du côté de l’intelligence et de l’énergie. Au reste, et je n’en serai démentie par aucun de nos contemporains, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu des ministres plus incapables et des conseillers plus mal habiles, des amis plus inutiles et des familiers plus dangereux, des protégés plus hostiles et des sujets plus ingrats, que ceux du Roi Louis XVI.

Je vous dirai que M. de Barentin, ce Garde-des-Sceaux qui nous a fait tant de mal, était néanmoins un homme de savoir et de bon vouloir. Il avait assez d’esprit qui ne servait à rien, parce qu’il avait plus de gaucherie que d’esprit. Il agissait presque toujours en malavisé, pour administrer la sévérité judiciaire ou pour appliquer la miséricorde à contre-temps. Quand il était en plein droit et qu’il avait la bonne occasion de sévir avec autorité, il entamait des négociations interminables, et quand il entreprenait de parlementer pour endormir les gens, il ne manquait pas de brusquer son monde et de le faire câbrer. Il avait de la peine à s’énoncer en bons termes, et cet inconvénient d’élocution (dont il avait été prévenu par les pamphlets), le faisait ânonner comme en bégayant, parce qu’il hésitait continuellement et péniblement entre des locutions châtiées et les expressions les plus communes. Il en résultait qu’il avait toujours la parole obscure, ambiguë, maussade, obtuse ; et comme il n’écrivait pas mieux qu’il ne parlait, tout ce qu’il aurait eu de profitable au service du Roi se trouvait neutralisé par ses défauts naturels. Ce n’est pas le tout que de faire de bonne choses et dire de bonnes choses, il faut s’appliquer à les bien faire, il faut apprendre à les bien dire : la volonté, la science et la bonne intention, sont des élémens de succès qui ne profitent à rien s’ils ne sont pas bien employés. Il en est pour toute sorte d’affaires ainsi que de la cuisine, il n’y a de parfaitement bon que ce qui est bien fait.

À l’exception du Comte de Saint-Priest, il n’était pas un homme dans le conseil des Ministres ou dans les conseils privés qui fût en état d’ouvrir un avis salutaire et de porter un secours efficace à la monarchie.

Le Comte de Montmorin n’avait que des qualités négatives ; il était déplaisant par excès d’insignifiance, et du reste il était avili par la souplesse de ses résolutions, dont le mobile avait toujours été le quant à moi.

Avec certaines qualités dangereuses, le Ministre de la guerre avec des défauts qui ne l’étaient pas moins, et quant à son bras droit, le Maréchal de Broglie, lequel était abhorré de l’armée, je vous dirai surabondamment qu’il était l’homme du monde le plus fâcheux et le plus ridiculement insupportable. C’était à raison de sa dévotion désobligeante, et de la gaucherie de son affectation rigoriste, à cause de sa témérité suffisante, et principalement à cause de son arrogance à laquelle personne ne voulait accéder.

Le Comte de la Luzerne était un homme d’esprit, de conscience et de spécialité (mot nouveau), mais il ne s’entendait qu’à la marine, et ne voulait s’occuper que de la marine. Assisté du Chevalier de Bausset, Lieutenant-Général des armées navales et très habile homme de mer, ils auraient opéré des merveilles administratives en temps ordinaire ; mais vous pensez bien qu’il ne suffisait pas du Comte de Saint-Priest et du Chevalier de Bausset pour tenir tête à toutes les corruptions du dix-huitième siècle, à des États-Généraux convoqués sous l’influence du philosophisme, et surtout pour entraver les opérations révolutionnaires de M. Necker, qui était devenu Ministre des Finances et qui dominait dans le conseil.

Il y avait encore à la cour un homme de spécialité qui avait la confiance et l’oreille des princes, mais il ne savait faire autre chose que des anagrammes, et c’était M. le Chevalier de Coigny. En cherchant à rivaliser avec ces deux illustres anonymes qui avaient eu le bonheur de trouver dans Marie Touchet, je charme tout, et dans Frère Jacques Clément, c’est l’enfer qui m’a créé, il avait fini par découvrir dans le nom de Malouet, vote mal, et dans celui de La Fayette, déité fatale. En disloquant Assemblée nationale, et en déplaçant toutes les particules intégrantes de ces deux mots si respectables, il en avait fait en forme d’anagramme, une belle antithèse épigrammatique ; mais je ne vous en dirai pas davantage, à dessein de vous exercer l’esprit[1] ; il avait trouvé dans le mot Démocrate, ma décrote, et dans la qualification d’Aristocrate, ola l’iscariote, ce qui n’était peut-être pas aussi piquant et supérieurement bien acéré. Enfin, dans un accès de mécontentement politique et dans une bouffée d’irritation contre l’Abbé Mauri, cet ingénieux courtisan fabriqua l’épigramme suivante, et c’est je crois bien, le principal service qu’il ait rendu à la cause royale.

« Deux insignes chefs de parti,
« D’intrigue ici tiennent bureau ;
« Chacun à l’autre est assorti,
« Même audace et voix de taureau
« L’on pourrait faire le pari
« Qu’ils sont nés dans la même peau,
« Car retournez Abémauri,
« Vous y trouverez Mirabeau.


Je reviens sur le Maréchal, Duc et Prince de Broglie (avait-on comblé ces gens-là !) pour vous dire que notre bon ami le Premier Président Hocquart ne le pouvait endurer ni tolérer[2]. Il nous contait comment ce Maréchal, étant gouverneur de Metz, avait pris la résolution d’y faire bâtir un hôtel du gouvernement (qui est aujourd’hui le palais de justice) ; on en dessina le projet, comme de juste, et tout ce que le régulateur de cet édifice avait exigé des architectes lorrains, c’était, disait-il en ses missives, la plus grande étendue, comme aussi la plus grande solidité de construction, la plus grande sévérité d’apparence, la plus grande sobriété d’ornemens, enfin la plus grande simplicité possible. On aurait dit qu’il était question d’une capucinière, et du reste, on disait que cet étrange Duc et Pair avait eu le bon goût de faire édifier avec des rocailles et des cailloux-roulés de toute couleur, un grand château dans la paroisse de Ferrières en Basse-Normandie, dont il était devenu Seigneur et à laquelle il avait fait appliquer magnifiquement son nom de famille. Il avait donc approuvé les plans, les devis, les élévations, la façade et toutes les distributions intérieures de ce palais pour les gouverneurs de Lorraine ; on s’attendait à le trouver satisfait de la simplicité de cette grande maison, qui ne laisse effectivement rien à désirer ; mais le voilà qu’on voit sourdre à Metz, inopinément, comme de sous-terre et comme un Gnôme, un nain rabat-joie, rabougri, difforme et porte-guignon. — Qu’est-ce que j’aperçois-là… qu’est-ce qu’on a fait là ! qu’est-ce que vous avez fait malgré ma défense… se mit-il à crier de cette horrible voix qu’il a tout à la fois aigre et sourde, déchirante et caverneuse. — Vous avez mis deux colonnes à la grande porte ; abattez-les ! abattez-les-moi ! abattez-les tout de suite !… Et puis, voulant maîtriser dévotieusement un mouvement d’emportement et d’indignation si juste et si naturel, il ajouta, pour l’édification des assistans, avec un accent contenu, mais avec un air de sapience et d’humilité risible : — Les colonnes ne sont faites que pour les temples !

On fit tomber ces deux chapiteaux qui l’offusquaient ; il ne voulut pas désemparer qu’il n’eût fait démolir ces deux colonnes de scandale : ensuite de quoi M. le gouverneur s’en alla se coucher aux flambeaux et processionnellement, dans une chambre d’auberge, avec une allure et d’un air aussi pédantesquement solennel et compassé, que s’il avait fait l’exécution la plus méritoire, et s’il avait ajouté cette belle sentence aux maximes du Roi Salomon. Il est bon d’ajouter qu’il s’était fait escorter par tout l’état-major de la place, et qu’il était deux heures et demie du matin.

Quant à son aimable compagne et digne épouse, je ne vous en raconterai qu’une seule anecdote, et je pense qu’elle vous suffira. Je vous dirai donc prestement qu’elle était allée passer une soirée du lundi-gras chez la Première Présidente de Lorraine, et qu’elle se mit à dire, avec un ton rude et sévère, à ses deux pauvres filles (Mmes de Boisse et de Lestang-Murat), qui se tenaient assises dans un coin de la salle, à portée d’un groupe d’officiers : — Pourquoi restez-vous-là, Mesdames ? Apprenez que ce que disaient ces Messieurs doit vous être aussi étranger que l’histoire romaine !

Cette habile et spirituelle personne avait la plus grande influence sur les déterminations de son mari, que la plupart des courtisans s’opiniâtraient à considérer comme la meilleure tête et le bras droit du côté droit. Je vous ai parlé des principaux révolutionnaires et des moyens d’attaque employés contre nous ; vous voyez quels étaient nos hommes d’élite et nos élémens de résistance.

Avant d’en arriver aux énormités, l’Assemblée nationale avait commencé par faire des sottises, car le crime pour le fond et le ridicule pour la forme est la révolution toute entière. Je me souviendrai toujours d’une séance où j’assistais côte à côte avec la Duchesse d’Anville, à qui je ne disais pas grand’chose. M. le Cardinal de la Rochefoucauld, du même nom qu’elle, était l’homme de France le plus mesuré, le plus discret, et le plus modestement prudent. Il avait cru, néanmoins, pouvoir se permettre de répondre à vois basse à l’Évêque de Laon, qui venait de lui dire une ou deux paroles à l’oreille, et voilà que le président de l’Assemblée (nommé Dandré) se mit à crier furieusement : — M. de la Rochefoucauld, le cardinal, je vous rappelle à l’ordre ! Tout le monde en fut révolté, en disant que ce Dandré n’était qu’un insolent, et que le plus chétif parent du Cardinal ne pouvait se dispenser de lui donner des coups de bâton. Le Duc de la Rochefoucauld-Liancourt, Pairs de France et connu par une patience à toute épreuve, ne pouvait cependant résister à cette épreuve-ci, vint-il dire à Mme d’Anville qu’il était l’encyclopédisme et la philosophie stoïcienne en bonnet monté ; M. de Liancourt alla donc parlementer avec ses amis Target et d’Aiguillon, qui lui conseillèrent apparemment de faire violence à son impétuosité naturelle (ainsi qu’à l’ordinaire), et puis il s’en vint dire à ma voisine que, toute réflexion faite, on n’avait rien à reprocher au président de l’Assemblée, parce que c’était l’Archevêque de Rouen qui se trouvait dans son tort ; mais il ajouta que l’honneur de ce Cardinal et celui de leur famille ne s’en trouverait pas entaché, parce que M. Dandré venait de lui faire espérer que le procès-verbal de la séance n’en ferait pas mention. Toute cette plate-bande philosophique et philantropique des La Rochefoucauld-Liancourt m’est odieuse à l’égal de la maison d’Orléans et de la race des Nassau-d’Orange ; mais je vous ai déjà dit qu’il ne restait plus personne de celle-ci ; ne le perdez pas de vue ; et si vous avez jamais à traiter de couronne à couronne avec ces autres Nassau qui prennent le nom de princes d’Orange, et qui sont devenus Stathouders, n’oubliez pas que s’il appartient à l’une des deux de primer sur l’autre, ce n’est pas à leur petite couronne de comte. Parce qu’il y a des gentilshommes allemands qui se font appeler Votre Altesse, je n’ai jamais compris comment un pennon français pourrait s’incliner devant un cimier tudesque ? Hélas ? mon Dieu ! c’est en présence de Marat Coupe-tête et de Philippe-Égalité que je vous parle ainsi. Ceci vous prouvera la force de l’habitude, et je n’ai pas besoin de vous faire souvenir que j’étais née sous le règne de Louis XIV. Je ne saurais oublier que j’ai vu le père de l’Empereur aujourd’hui régnant, remplir son obligation de foi et d’hommage aux pieds du Roi Très-Chrétien, séant sur son trône, et s’en acquitter à genoux.

Nous en étions restés dans les tribunes de l’Assemblée nationale en 1791, et je tâcherai de vous en donner une idée sommaire. Quand on venait dire aux membres de cette assemblée : — Messieurs, la populace a violé notre consigne, les jours du Roi sont menacés, volons à son secours, allons entourer sa personne sacrée ! le président répondait, au nom de l’assemblée, qu’il serait au-dessous de la dignité du pouvoir législatif de se transporter dans le domicile du pouvoir exécutif.

— On vient d’assassiner l’Archevêque d’Arles, votre collègue ; on vient d’égorger la Princesse de Lamballe et tant d’autres !… — Eh Messieurs ! répliquait ironiquement un jeune député dauphinois, le commensal et l’intime ami de MM. de Lameth, le sang qui vient de couler est-il donc si pur ?

On apprend que le Vicomte de Voisins a été traîné par les cheveux dans une assemblée populaire de Valence, où il a été massacré sous les yeux des officiers municipaux. — Il est décrété par l’assemblée que son président écrira le plus tôt possible à la municipalité de Valence, afin de lui témoigner l’estime et la satisfaction que mérite son patriotisme.

Lorsque le côté droit se levait en masse et criait énergiquement : — On pille, on brûle, on assassine ! mettez fin à tant d…horreurs, nous vous le demandons pour l’honneur de la France, au nom de la patrie et de l’humanité ! En Bretagne, au Maine et dans l’Anjou, en Périgord, en Limousin et dans presque tout le royaume, on dépouille les églises, on incendie les châteaux, on égorge les curés et les seigneurs, on emprisonne les prêtres et les nobles ! on a vue dans plusieurs endroits des officiers municipaux à la tête des brigands !… on répondait à ceux qui venaient dénoncer les brigands : — Ce sont des aristocrates qui simulent le patriotisme, afin d’égarer le peuple et de discréditer la cause de la liberté ! Messieurs, je vous recommanderai d’en agir avec une juste défiance, et je crois qu’il est bon d’user d’une douceur prudente envers les citoyens qui sont accusés de brûler les châteaux ou les couvens. (Robespierre.)

— Prenez garde, Messieurs, s’écriait l’Abbé Maury, prenez garde d’encourager le crime en ayant l’air de tolérer le pillage ! attaquer les propriétés est toujours d’un brigand ! — Attaquer les propriétés, lui répondait Garat le jeune, est quelquefois d’un législateur.

— Écoutez, Messieurs, écoutez avec attention le récit des attentats qui viennent d’avoir lieu contre les propriétés et les personnes de la Comtesse de la Myre, du Comte et de la Comtesse de Jumilhac, du Duc de la Force, de MM. Magon de la Ville-Huchet, de Kercado, de Saint-Georges… — Nous n’avons pas le temps d’écouter des nouvelles de province (Emmery) ; et du reste, il est visible et notoirement connu que tous les accidens dont on fait tant de bruit n’ont été produits que par des méprises. (Péthion)

En ma qualité de député de la ci-devant Bretagne, ajoutait Lanjuinais, l’avocat janséniste, je demande à ce que les cours prévôtales demeureront interdites, et à ce qu’on ne puisse avoir recours qu’aux moyens de représentation, de conciliation et d’exhortation.

— Mais, ne pourrait-on pas, Messieurs, envoyer quelques soldats, afin de prévenir, sinon réprimer, de pareils désordres ?… — Allons donc ! des troupes soldées ? ce serait envoyer des assassins contre des citoyens ! N’allez pas supposer que j’improvise ou que j’ai dénaturé cette belle réplique ; elle est du docteur Blin à ce Duc de la Rochefoucauld-Liancourt, qui s’intitulait l’impartial et le modéré.

Une autre fois, c’étaient le Comte de Clermont-Tonnerre et le curé Privat, deux impartiaux modérés, qui prétendaient que sous le prétexte d’exécuter le décret qui supprimait les armoiries, on était venu dévaster, à l’un son château et à l’autre son église paroissiale. — Il faut que cela soit ainsi, répondit un député du côté gauche, appelé M. Lucas.

Je me souviens que ce député Lucas avait fait un jour une motion pour obtenir que les noms des membres qui s’étaient retirés de l’assemblée fussent affichés et dénoncés à la malédiction nationale M. de Clermont-Tonnerre eut l’innocence de faire observer que cette mesure aurait l’inconvénient de faire insulter, et peut-être massacrer certains députés que leurs affaires avaient appelés dans leurs provinces. — Eh bien, après ! lui répondit le patriote, et M. Alexandre de Lameth, ajouta qu’il était bon que tous les députés qui s’absenteraient, fussent traités dans le sens de la révolution ; (ce qui ne l’a pas empêché d’émigrer six mois plus tard.)

On a vu dans tous les journaux de ce temps-là, qu’un digne et pauvre officier de fortune, ancien soldat aux gardes françaises, et criblé de balles et couvert de cicatrices, et qui plus est, âgé de 71 ans, était venu pour se plaindre à l’assemblée de ce qu’il n’avait plus aucun moyen d’existence, attendu qu’on avait supprimé par décret toutes les pensions au-dessus du taux de six cents livres, et que celle dont il avait joui jusque-là, s’élevait, malheureusement pour lui, à la somme de sept cent dix francs. Savez-vous ce que lui répondit M. Camus, président de l’Assemblée nationale ! — Allez demandez à dîner à vos parens.

Quand il arrivait une députation des patriotes de Seine-et-Oise, qui venaient se planter en face du côté droit, et qui disaient en regardant fixement ces Messieurs : — Nous venons ici pour dévouer à l’exécration nationale et à l’infamie de tous ceux qui se permettent de faire entendre des argumens fallacieux aristocratiques ou fanatiques dans les discussions de l’Assemblée nationale, ainsi que de faire entendre des réclamations contre ses décrets !

Je vous assure au nom de l’assemblée que j’ai l’honneur de présider (c’est M. Le Pelletier de Saint-Fargeau qui répond à ses gens de Seine-et-Oise) ; je vous assure, Messieurs, que l’Assemblée nationale est on ne saurait plus sensible aux sentimens que vous venez d’exprimer !

Enfin, s’écria un jour le député Reubell, voulez-vous que la nation soit riche ? faites ce que je vais vous dire. Allez puisez dans les trésors et les coffres-forts de l’aristocratie et des financiers, et prenez ce qui s’y trouvera ; c’est là, vous dis-je, et c’est uniquement là, que vous trouverez ce qui est indispensablement nécessaire aux besoins et au bonheur de la nation !

Tous les honnêtes gens du royaume en firent un cri d’indignation ! Les patriotes s’aperçurent que cet orateur anarchiste et maladroitement sincère avait été trop loin pour le moment, et ceci détermina M. Garat à nous déclarer, dans son Journal de Paris, que cette proposition du citoyen Reubelle était une erreur de la vertu. Pendant ce temps-là, M. Camus, qui avait été réintégré dans ses fonctions de président, se refusait à haranguer la ci-devant Reine, attendu que depuis l’émancipation nationale, il ne voyait en elle que la femme du Roi, et deux mois plus tard, on voyait dans le journal de M. Camille Desmoulins, que si le pouvoir exécutif s’avisait de le prier à dîner, il le refuserait, ne fût-ce que pour lui faire voir que tout le monde était l’égal du citoyen Capet l’aîné, ainsi que de madame Véto, son épouse.

Quand les députés du côté droit se furent séparés de la majorité de l’Assemblée, les honnêtes gens n’osèrent pus aller se placer dans les tribunes, où, du reste, ils n’auraient pas trouvé sûreté pour eux. Je ne saurais dire que ce fut une contrariété pour moi, et si c’était une privation, je n’y fus guère sensible, attendu qu’aucun orateur de l’Assemblée ne m’avait satisfait. L’Abbé Maury provencialisait à nous en faire honte ; M. de Cazalès n’était qu’un orateur de la seconde classe, et son parler ductilement gascon ne me déplaisait pas beaucoup moins que l’accent rude et martelé de son compétiteur Venaissin. Les meilleures choses ne me font jamais assez d’impression quand elles sont mal présentées, mal énoncées, mal dites, et je m’en accuse. Si j’avais à porter un jugement sur le talent de nos autres défenseurs à l’Assemblée nationale, je vous dirais que l’un d’eux n’était qu’un phrasier sans consistance, et qu’il mâchait toujours à vide, et qu’il n’attrapait de temps en temps quelques idées qu’à la pointe de l’esprit. Je vous dirais d’un autre député de notre côté droit, que c’était un véritable orateur de restaurateur ; mais je ne sais comment ni pourquoi j’en garde rancune à ces bons messieurs ; car, en vérité, tous les talens, toute la science et la sapience infuse, auraient fini par échouer sur cet inévitable écueil où la fatalité nous entraînait.

Il y avait dans ce qu’il était convenu d’appeler l’éloquence de M. de Mirabeau quelque chose qui m’était insupportable, et ceci n’était pas autant le mépris qu’il y témoignait pour les autres, que la bonne opinion qu’il y montrait de lui-même, avec un orgueil impudemment emphatique et des intempérances d’effronterie auxquelles il ne m’a jamais été possible de m’assouplir et de m’acclimater[3].

Il est à considérer que l’éloquence modeste n’a pris naissance qu’avec le christianisme et le dogme de l’humilité. Le censeur Caton, Caton le rigide, avait l’ennuyeuse habitude de se louer éternellement, et suivant Plutarque, il disait toujours quand on punissait ou condamnait quelqu’un de ses compatriotes, « Il est excusable, en ce qu’il n’est pas un Caton : » Cicéron, l’orateur poli, le Romain délicatement spirituel et l’avocat malicieusement railleur, n’en répète pas moins les louanges qu’il se donne, à tout propos, et le plus souvent hors de propos. Il s’élève en plein sénat au-dessus de Romulus et de Numa ; et dans une lettre à Atticus, il dit ouvertement et simplement « Pourrait-on me reprocher les louanges que je me donne, puisqu’il n’existe personne dans tout l’univers qui soit aussi digne de louanges que moi ? »

Que vous dirai-je à présent d’un orateur pareil à M. Target, qui nous préparait, disait-il, une constitution douce comme la nature, en nous faisant espérer le bonheur et la paix suivis du calme et de la tranquillité[4]. Voulez-vous que je vous parle d’un M. Goupil de Prefeln qui reprochait au Marquis de Foucauld de vouloir allumer la pomme de discorde ? Aimeriez-vous mieux que je vous entretinsse de l’Abbé Fauchet qui disant en présence de quarante Évêques de France, et devant un public français : « Oui, Messieurs ! c’est l’aristocratie qui a crucifié Jésus-Christ, et c’est uniquement le fils de Dieu qui doit être la divinité concitoyenne et démocratique du genre humain ! » Il entrevoyait apparemment quelques inconvéniens du pouvoir absolu dans le Père éternel, et quand au Saint-Esprit, il ne s’en embarrassait non plus que de la Sainte Vierge et du Saint-Siége apostolique ; mais comment trouvez-vous sa période de rhétorique et de théosophie constitutionnelles ?

En définition conclusive, on a fait et laissé faire la révolution pour un déficit de cinquante-six millions de rente que la Noblesse et le Clergé avaient proposé de combler à leurs dépens.

En conclusion définitive, après avoir été l’unique souverain de trente millions de sujets, il s’est trouvé que le Roi Louis XVI était devenu l’unique sujet de trente millions de souverains. Il est vrai que la nation avait prêté serment d’obéissance et de fidélité à la nation, ce qui ne laissait pas que d’être une précaution bien rassurante ! — Hélas ! hélas ! disais-je à mes pauvres neveux du Châtelet et de Tessé, le vice était dans quelques abus, et vous l’avez mis dans les lois ; si j’étais la maîtresse de choisir entre la domination de votre Assemblée nationale, et celle d’un czar ou d’un padicha, comme celui des Moscovites ou des Mahométans, mon choix ne serait pas douteux, car un seul tyran doit tout craindre, et douze cents despotes peuvent tout oser. On a dit avec raison qu’il était moins affreux d’être tué par un lion que dévoré par un million de rats. — Ils se regardaient tristement et ne répliquaient rien. Le temps des illusions était fini pour eux, et celui des malheurs allait commencer. Quand on est en bas, que la justice d’en haut paraît quelquefois sévère !… Pauvres enfans égarés ! Le Duc du Châtelet, ce noble jeune homme à qui j’avais servi de mère ! il avait l’esprit si fier, avec l’âme si haute et le cœur si bien placé ! Et son ami Custine, le jeune Custine, qui avait tant de raisons pour aimer la vie ! Et le Vicomte de Beauharnois, dont on avait tant parlé pour sa grâce accomplie, sa bravoure et son urbanité charmante ; enfin, ce malheureux Lauzun, car il n’a jamais été le Duc de biron ni le Général Biron, pour sa famille et pour moi ; notre pauvre Lauzun, que nous avions connu si beau, si généreusement courageux et si gracieusement magnifique ! Quelle horrible mort et quels regrets pour avoir été la provoquer, quels remords, peut-être ?… Mais patientons, âmes chrétiennes, ainsi que nous dit le saint Évêque de Genève ; endurons en espérant et adorons en pleurant. C’est pleurer dont je m’acquitte le mieux, et voilà ce qui m’arrive toutes les fois que je pense à mon neveu du Châtelet, mon pauvre Florent !…

  1. Nation lésée la blâme.
    (Note de l’Éditeur.)
  2. Premier Président du Parlement de Metz, à dater de l’année 1882 jusqu’à l’époque de la révolution. C’était un bel esprit des plus agréables et des plus droitement judicieux de notre bon temps.
    (Note de l’Auteur.
  3. Nous avons eu déjà l’occasion de remarquer que Mme de Créquy ne citait pas toujours ses propres bons mots ; et nous trouvons ce qui suit dans le deuxième numéro des Étrennes aux Châteaux, recueil royaliste du temps. « On racontait hier que Monsieur, qui parle souvent en langue latine avec Mme la Marquise de Créquy, lui avait dit du Comte de Mirabeau, qu’il était omnis omnibus et consilio manuque. — Ah ! certainement, a répondu cette Dame, consilio pour décevoir, et manuque pour recevoir. » Il est permis d’assurer que ce mot de Mme de Créquy sur Mirabeau est une des épigrammes les plus ingénieuses dont ce fameux révolutionnaire ait été l’objet.
    (Note de l’Éditeur.)
  4. J’avais pris la liberté de dire, à propos de cet infatigable tribunitien, qu’il n’avait aucune facilité pour parler, mais qu’il avait pour se taire une difficulté prodigieuse.
    (Note de l’Auteur.)