Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 7/07

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Tome 7


CHAPITRE VII.


Assassinat du gouverneur de la Bastille et de son état major au mépris d’une capitulation. — L’Ambassadeur et les députés du genre humain. — Prétentions généalogiques d’Anacharsis Clootz. — Son discours à l’Assemblée nationale et réponse du président. — Ridicule improvisation du jeune Lameth. — Le Marquis de Bruc et ses paysans. — Dénonciation de sept familles aristocrates qui se réduisent à Mme  de Sesmaisons. — Morsure d’un patriote par un poisson féodal. — Arrestation d’une reine émigrante. — Pillages, incendies et démolitions des châteaux. — Anecdotes révolutionnaires. — Opinion de l’auteur et du Duc de Penthièvre au sujet de l’émigration. — Sarcasmes politiques, etc.

Relativement à la prise de la Bastille, qui renfermait sept prisonniers, et dont la formidable garnison se composait de soixante-deux invalides, de huit canonniers et de trois Suisses[1], je vous dirai que les assaillans patriotes et prétendus vainqueurs n’avaient cependant pénétré dans cette forteresse qu’en vertu d’une capitulation à la suite de laquelle le Marquis de Launay leur en avait fait ouvrir les portes. Ce gouverneur du même château n’avait malheureusement aucun moyen de résistance, attendu que malgré tout ce qu’il avait pu dire et faire auprès du maréchal de Broglie, celui-ci n’avait eu la précaution d’envoyer à la Bastille ni munitions, ni canons, ni vivres, ni soldats. Le prévôt des Marchands, qui n’était plus M. Bignon, mais l’honnête et généreux M. de Flexelles, avait écrit à M. de Launay pour l’exhorter à capituler avec les assaillans, afin d’éviter de plus grands malheurs. — Nous acceptons votre capitulation, foi d’officiers ! fut dire entre les deux guichets un commandant de la garde nationale appelé Joseph Elie. — Faites baisser vos ponts, ajouta ce parlementaire, laissez-nous entrer, et faites sortir la garnison de votre château, vous allez voir qu’il ne vous arrivera aucun mal

Les ponts se baissent, et la première chose qu’on fait est de se saisir du Gouverneur, du Major, de l’aide-Major, de ses deux lieutenans, et de quelques-uns de ces pauvres invalides, qu’on entraîne à la place de Grève. On les égorge, on leur coupe la tête, ainsi qu’à M. de Flexelles, qui descendait courageusement le perron de son hôtel-de-ville, et qui venait au-devant du peuple à dessein de protéger ces malheureux prisonniers ; on promène dans toutes les rues de Paris leurs têtes coupées et montées sur des piques ; et finalement on va les planter dans le jardin du Palais-Royal, sous les fenêtres de M. le Duc d’Orléans. C’est le premier hommage qui lui ait été présenté par la révolution française ; c’est le premier tribut de carnage et de sang humain qu’il se soit fait payer par les misérables qu’ils soudoyait, et voilà tout ce que cette conquête de la Bastille a eu d’héroïque.

Relativement à la célèbre députation du genre humain que fut admise au milieu de l’Assemblée nationale, dont elle venait complimenter la haute sagesse, et qui fit un si bel effet dans tous les journaux patriotiques, je vous dirai que c’était une agrégation de garçons culotiers et de vieux portiers allemands et suisses, avec des fumistes lombards et des charlatans distributeurs de vulnéraire italien, sans compter une trentaine de valets nègres, et deux ou trois marchands de pastilles à bruler, de cosmétique du sérail et autres ingrédiens lévantins (scélérats enturbanés et maudits que Dieu confonde avec les infections de leur abominable essence de roses !)

On les avait barbouillés de gros rouge et grotesquement habillés, moyennant des oripeaux d’Opéra, et il y avait aussi bon nombre de garçons carrossiers, qu’on disait Belges ou Bataves, et qu’on avait ajustés en Chinois, en Tartares, et même en sauvages, avec des chabraques en peluche tigrée, des couronnes de lierre et des massues, tout justement comme aux parades de la foire et dans le cortége du beûgras. Tous ces envoyés extraordinaires et plénipotentiaires du genre humain furent présentés à l’Assemblée par un Prussien, fanatique et fantastique gentilhomme, qui se faisait appeler Anacharsis, et qui s’appelait, en réalité, le Baron Jan Baptist von Clootz-Schlestedt. Il avait dit à M. de Lauzun qu’il était pour le moins d’aussi bonne maison que le Roi de Prusse, ce qui n’aurait eu rien d’extraordinaire, et si la difficulté de prononcer et d’orthographier exactement un si beau nom pouvait être nuisible à sa célébrité nobiliaire ou sa popularité, ce serait dommage[2] !

Cet extravagant baron n’avait pas manqué d’adresser à nos régénérateurs un discours approprié pour la circonstance. Il avait parlé de la trompette qui venait de sonner la résurrection universelle des peuples, en donnant le signal du bonheur de l’humanité, dans ces lieux et cette même cité parisienne où le docte et sage Julien (dit l’apostat) avait foulé tous les préjugés nazaréens sous ses pieds philosophiques. Les compagnons du nouvel Anarcharsis étaient aussi des hommes libres dont les tristes concitoyens gémissaient dans l’oppression, et c’était l’admiration qui les avait attirés à Paris de toutes les extrémités de la terre, après avoir médité sur la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, déclaration qui venait de constituer la souveraineté générale et particulière de toutes les populations affranchies.

Quelle leçon pour les despotes étrangers ! et quelle consolation pour leurs sujets tyrannisés ! — Nous vous demandons, disait l’orateur Anacharsis, à nous ranger à vos côtés sous les faisceaux de la fédération française, au milieu du Champ-de-Mars, et le bonnet de la liberté que nous élèverons avec transport, sera le gage de la délivrance et de la régénération pour nos malheureux compatriotes, souverains opprimés ! — Nous attendons le résultat de votre délibération sur cette demande, qui nous est dictée par l’enthousiasme de la liberté la plus universelle.

Un autre baron de la même nature, appelé M. de Menou, qui présidait l’Assemblée nationale et qui devait renier l’Évangile pour l’Alcoran cinq à six ans plus tard, le Baron de Menou répondit à tout ceci le plus sérieusement du monde ; après quoi M. le Comte Alexandre de Lameth eut le courage de monter à la tribune et d’y proférer mille sottises avec une solennité burlesque. Il se mit à féliciter la France et l’Assemblée sur le civisme ardent de la grande famille du genre humain, et sur l’auguste message que l’Assemblée venait de recevoir, en osant ajouter que tous les cœurs en étaient si visiblement émus et si profondément pénétrés que… Jamais il ne put achever sa phrase.

Il faut vous dire que tous les députés du côté droit étaient sortis de la salle aussitôt qu’il fut résolu qu’on allait admettre cette ambassade, et que tous ces députés du genre humain furent recevoir le lendemain matin chacun douze francs, qui leur avaient été promis par le citoyen Brissot, et qui leur furent payés à la caisse de la maison commune.

À la députation du genre humain succéda la députation non moins illustre des vainqueurs de la Bastille, et l’Assemblée fut saisie d’un tel enthousiasme, qu’elle ordonna pour eux des récompenses nationales et qu’elle eut soin de leur assigner, pour les cérémonies du Champ-de-Mars à la fédération du 14 juillet, une place distincte entre toutes les autres. C’était afin que la France heureuse et la patrie délivrée pussent contempler en eux et à loisir, portait ce décret, les premiers auteurs de son affranchissement politique et les conquérans héroïques de sa liberté.

Je vous raconterai quelques anecdotes afin de vous donner une idée de la sorte d’esprit public qui commençait à se répandre dans les provinces du ci-devant royaume de France.

On avait dénoncé le Marquis de Bruc au comité des Recherches, attendu qu’il ne sortait plus de son château, et qu’il ne voulait plus porter de chapeau. Les dénonciateurs bretons en avaient induit que c’était par aversion pour la cocarde aux trois couleurs ; le comité fit nommer une commission rogatoire afin de procéder à la vérification du délit, moyennant l’interrogatoire du prévenu ; mais lorsque les commissaires du district arrivèrent chez lui, il avait déjà pris le parti d’aller se réfugier à Jersey, de sorte que c’est une accusation qui n’a jamais été bien éclaircie. Ils firent abattre les deux plus belles tours de son château, en manière de pénalité constitutionnelle et pour lui apprendre à s’être défié de la justice nationale. Il avait encore été dénoncé par un procureur et deux huissiers de sa terre des Pieux, en Normandie, parce qu’on avait acquis la certitude que ce château de M. de Bruc avait servi de retraite à six ou sept maisons de Bretagne qui avaient été forcées d’abandonner leur pays à cause de leur mauvais esprit politique. Il se trouva que les six ou sept maisons bretonnes étaient la Comtesse de Sesmaisons, née de Goyon, et femme du colonel du régiment de Condé.

Je vous ai déjà parlé de mon prieuré commandataire de St.-René-les-Gâtines, dont le titulaire avait eu le bon esprit de s’absenter. Nous avions, lui et moi, donné l’ordre de pêcher un excellent et magnifique étang dont nous jouissions de compte à demi. On avait fait annoncer le dernier jour de cette pêche à quatre ou cinq lieues à la ronde, afin que ceux qui voudraient du frai de poisson, puissent y venir s’en approvisionner ; mais au lieu d’acheteurs, on y vit arriver quatre ou cinq peuplades des environs, précédées de leurs maires ajustés d’écharpes tricolores, et ces fonctionnaires se mirent à pérorer les paysans pour les avertir qu’ils étaient en droit de s’emparer du produit de la pêche en question, parce que l’Assemblée nationale avait supprimé le droit de chasse et parce que c’était du poisson d’église. Il y avait là deux ou trois de mes gardes, envoyés pour y maintenir le bon ordre, mais les horions qu’on leur donna les obligèrent à s’aller cacher au prieuré. Chacun s’empara de notre beau poisson, et l’emporta comme il put ; qui les femmes dans leurs devantières (c’est le mot du pays pour tabliers) et les hommes dans leurs bissacs, et puis les enfans s’attelèrent sur les plus grosses carpes pour les traîner avec des cordes et comme à la remorque.

Il y avait soixante ans que cet étang n’avait été mis à sec, parce qu’on avait supposé qu’une jeune fille du pays était allée s’y noyer, et parce qu’on avait cru devoir éviter les émotions de famille et le scandale qui pouvait résulter de la découverte de ses restes. Toujours est-il qu’on venait de pêcher dans mon vivier priorissal un brochet de quatre pieds quatre pouces, que le maire de Longprey se voulait adjuger en part de prise, et qu’il avait entrepris d’emporter dans ses bras comme il aurait fait d’un enfant de quatre ans. Chacun s’en retournait gaiement, en criant à qui mieux mieux : Vive la Nation ! vive Néguerre ! vive l’Assemblée nationale ! mais voilà que le brochet se mit à mordre M. le maire à la main d’abord, ensuite à la joue ; et l’on m’écrivit que pour triompher de ce formidable sexagénaire, on avait été obligé de le tuer à coups de fusil. Nous apprîmes environ dix mois après que les mêmes paysans s’étaient venus incendier et démolir mon vieux château de Gâtines.

Il est à remarquer que ces villageois incendiaires n’étaient presque jamais des vassaux directs ; ils se disaient réciproquement : — Vous viendrez brûler le château de notre Dame, et nous irons brûler celui de votre Seigneur.

Il n’y avait pas une seule de ces troupes qui n’eût été ameutée, ni une seule de ces exécutions qui ne fût dirigée par quelque bourgeois de petite ville. Les justiciers provinciaux avaient commencé par établir des poursuites, mais l’Assemblée nationale y trouva mille fins de non-recevoir, et sur la proposition de maître Lanjuinais (professeur en droit), on a fini par décerner à tous ces meurtriers et tous ces voleurs incendiaires et démolisseurs de châteaux, une amnistie patriotique.

Les officiers-municipaux de Jougnes, en Franche-Comté, écrivirent un jour au comité des Recherches qu’ils venaient d’arrêter une grande et belle personne qui voyageait mystérieusement dans un gros carrosse sans armoiries (ce qui leur avait paru suspect), et sans nulle autre suite qu’une jeune femme de chambre avec un laquais, dont la figure avait quelque chose de très impertinent. Ils avaient commencé par fouiller cette grosse voiture, et ce qu’ils y trouvèrent était bien fait pour encourager leurs suspicions. C’était quatorze mille livres en double louis, une manière de sceptre, une couronne, un manteau d’hermines et des habits si richement brodés qu’ils ne doutèrent pas que ce ne fût la Reine qui voulait émigrer en Suisse. On ne voulut tenir aucun compte de son passeport ; on agita la question de savoir s’il ne serait pas convenable et prudent d’aller reconduire la fugitive avec tous ses joyaux et ses insignes, et de l’escorter jusqu’à la barre de l’Assemblée, ce qu’on pourrait exécuter aux dépens de cette princesse et moyennant ses doubles louis ? Mais les avis modérés prévalurent et l’on s’était contenté de lui assigner la ville pour prison ; on lui avait remis trente-six francs pour subvenir aux dépenses que pourraient exiger son rang et la splendeur de ses habitudes ; enfin, les municipaux de Jougnes attendaient les instructions de l’Assemblée nationale au sujet de cette émigrante.

Il faut être juste à l’égard de tout le monde, et je conviendrai que les membres du comité des Recherches se conduisirent équitablement dans cette occasion-ci. Ils écrivirent à ces Francs-Comtois pour les prier de ne pas retenir indéfiniment Mlle  Sainval, du Théâtre-Français, parce qu’elle avait souscrit un engagement pour aller jouer la comédie à Besançon et qu’on pourrait la faire condamner à payer un dédit de sept à huit mille livres, à titre d’amende.

Je vous rapporterai maintenant un événement bien minime en vérité, mais qui n’en détermina pas moins l’émigration de votre pauvre mère.

Elle avait eu jadis un laquais provençal, appelé Montorge, lequel était né son vassal au comté de Grignan. La grand’mère de ce domestique avait été la nourrice du Maréchal du Muy, et c’est par cette raison que ma belle-fille avait toujours assisté libéralement toute la famille. Ce Montorge avait servi comme soldat au régiment de Boulonais avant d’entrer à notre service, et depuis quatre ans il habitait le bourg de Saint-Fal où votre mère avait eu la bonté de lui faire constituer une rente viagère de 700 livres, à percevoir sur les droits seigneuriaux de cette terre, et qu’il allait toucher directement du Sénéchal. Montorge avait encore obtenu de Mme  votre mère une permission de chasse ; on entendait crier de temps en temps contre lui pour avoir tiré sur des chevrettes et des poules faisanes, mais il affirmait et jurait ses grands dieux qu’il n’avait tué que des mâles, et comme votre père ne s’en embarrassait guères, il ne s’en mêlait jamais.

Mon fils arrive à Saint-Fal avec l’intention de s’y reposer pendant une quinzaine, et deux heures après, il reçoit une insolente lettre, où l’on disait que s’il avait la témérité de paraître dans le bourg, on lui ferait un mauvais parti ; il ne manqua de s’y rendre à pied le surlendemain dimanche pour assister à la grand’messe, afin d’établir l’estime qu’il faisait de cette lettre anonyme et de ce donneur d’avis. Le curé vint au-devant de lui, comme à l’ordinaire, lui présenter l’eau bénite ; il alla s’asseoir au banc seigneurial, et le célébrant vint l’encenser comme si de rien n’était. Les curés de campagne ont toujours récalcitré sur la destruction de nos priviléges honorifiques, et c’est une justice à rendre au bas clergé. Aussitôt que votre père fut sorti de l’église, un spadassin déguenillé vint lui signifier, le sabre au poing et l’injure aux dents, qu’il eût à vider les lieux et s’en aller de son château dans les vingt-quatre heures ; cet homme avait osé tutoyer mon fils, et c’était quatre jours après la fédération de juillet.

Pressé par les gens de livrée, les fermiers du domaine et les autres paysans qui s’étaient mis à le gourmer, ce quidam en dit plus qu’il ne voulait dire, et l’on apprit qu’il avait agi par ordre de M. Montorge, le commandant de la garde nationale, à qui votre père écrivit comme vous allez voir.


« Serait-il possible que les ordres qu’on ose me donner, et les propos qu’on ose tenir vinssent de Montorge ? Le poste qu’il occupe en ce moment-ci demande de la justice, et j’ai toujours été porté à lui supposer de l’honnêteté. J’espère que les dispositions qu’il va prendre me confirmeront dans cette croyance, et m’assureront la tranquillité dont j’ai besoin. Montorge ne saurait ignorer que je ne trouble jamais celle de personne, et que je n’ai jamais fait que du bien à mes valets et mes vassaux. »


Voici la réponse littérale de ce commandant ; je n’y changerai rien pour le style, et vous allez voir que l’orthographe en est curieuse.


« On na rien faite que né ordonné et vous avé bien de lodasse de mécrire que vous ete porté à me supposé de lonneteté et ne pas finire par votre tres humble et tres obéssan serviteur que vous ete vous et tout vos pareil aprené que je suis un oficié general de la nation que vous ne fute jamais quun maréchaldecamp du pouvoir exequtif et rien de plus si je desir que vous vous elouannée cest par patriotisme pour que vous naillés pas laristocrassie de me calomnié du mot de valet dont se serve les insolant comme vous mon pere et ma mere sont mort il n’ont qua vous peyé la nation ne vous doat que la lanterne sil y en avoit ici pour avouar eue linfamie de mappeler votre valet pendant 5 ans tansdisque nous autre nous etion les dupe je conte que vous ne seré pas ou vous ete demain car je ne suis par responsable de mon batallion qui ma juré fidelité pacequil ni a de responsable que les ministres puisque vous avé fait votre serment sivique je le pense et a la force armé que je commande dont il est le sourein il nia ni marquis ni roi qui tienn et vous feré bien de partire.

« Montorge. »


Le Marquis n’en voulut pas démordre, mais à la suite de deux ou trois visites domiciliaires, et de l’arrestation de l’Abbé Provit, son chapelain, Mme  votre mère en prit son château de Saint-Fal et tous les autres lieux qu’elle pouvait habiter dans le royaume, en si grande déplaisance, que les médecins nous conseillèrent de la faire aller en Suisse où elle a passé presque tout le temps de son émigration. Je voulus absolument rester à Paris pour tenir tête à l’orage, et vous allez voir que si je n’avais pas eu le courage de résister à l’hostilité des révolutionnaires, ainsi qu’à l’exigence de nos parens et nos amis qui prenaient le parti de l’émigration, j’aurais en toute raison de le regretter éternellement pour vous, mon Enfant si cher, ainsi que pour la tranquillité de mes plus vieux jours. Un des motifs les plus déterminans pour moi dans cette ferme résolution, c’est que je n’aurais pas voulu me séparer de mon fils, ni de M. de Penthièvre, qui n’auraient pas voulu s’éloigner du Roi ni de M. le Dauphin.

En attendant, j’avais réformé dans mes relations toutes celles qui n’étaient pas d’une opinion conforme à celle de ma conscience. Je ne voyais plus mon neveu de Lauzun, je n’allais plus à l’hôtel de Noailles, et moins encore à l’hôtel de Salm, ainsi que vous pouvez bien croire ; quand j’étais allée passer un quart d’heure à l’hôtel de Tessé, pour y faire une œuvre de miséricorde, en ce que mon neveu s’y trouvait malade, je ne pouvais m’empêcher d’y dardilloner tout ce beau monde en régénération, et j’en restais comme un porc-épic hérissé, comme un chardon-béni, disait M. de Penthièvre ; mais ce qui m’excédait par-dessus toute chose, c’était l’ennui de me trouver citée pour mes bons-mots dans les malheureuses brochures de notre malheureux parti ; je n’en excepte assurément point les Actes des Apôtres ; car à l’exception de quelques bons articles empruntés à MM. Bergasse et Suleau, tout le reste de ce misérable recueil était un ramassis d’ennuyeuses chansons, de frivolités assommantes et d’obscénités intolérables ! je ne sais si je pourrais me souvenir de mes exécutions épigrammatiques, mais les plus belles étaient du fait de votre père, et si la vivacité de son esprit n’était pas aussi bien connue, tout ce qu’il en a dit à l’hôtel de Tessé ne se concevrait pas. Je me souvient notamment que Mme  de Tessé ne pouvait trouver un homme de qualité qui voulût être son compère, à l’effet de tenir avec elle un enfant de sa nièce, Mme  de La Fayette, dont elle avait promis d’être marraine, et je ne sais comment elle imagina de la proposer avec mon fils, qui lui répondit : Ma tante, je suis bien étonné que M. de La Fayette ne vous ait pas dégagé de cette obligation-là ! Dites-lui que je vous conseille à tous les deux de faire tenir son enfant par le comité des Recherches et la commune de Paris.

Lorsque l’Assemblée nationale ne voulut plus tenir aucun compte de M. Necker, la moralité de M. Necker se trouvait engagée, disait-il, à la publication de ses comptes, ce qui fit dire au Marquis que M. Necker en était réduit à faire des comptes moraux, en rivalité avec M. Marmontel, (le galant de sa femme).

— Monsieur, disait-il à Chamfort (en 93), il me semble que vous autres gens de lettres n’auriez pas dû favoriser la révolution ; les ministres et les grands de l’État étaient votre gibier ; vous avez eu l’imprudence d’ouvrir vos parcs à la populace, et vous n’avez pas songé que l’effet de votre révolution philosophique serait la ruine des philosophes : il faut être prudent quand on fait la guerre souterraine ; la mine fait quelquefois sauter les mineurs.

Je me rappelle aussi que lorsque le Duc d’Orléans avait eu l’indignité de renoncer à ses fleurs-de-lys, votre père avait dit qu’il avait gratté de son écusson ce qu’on aurait dû lui marquer sur l’épaule ; et puis, que le fils du banquier Laborde ayant sottement déclamé contre la caisse d’Escompte, en disant que c’était la banque du despotisme. — Aimeriez-vous mieux le despotisme de la banque ? lui demanda votre père, et voilà ce nigaud qui reste à quia. Enfin comme une grande difficulté venait de s’élever sur le nom qu’il fallait donner à cette nouvelle machine dont l’Assemblée Constituante avait adopté l’invention par philanthropie, — Mais quelle est, disait mon fils en présence de Mirabeau, quelle est donc la convenance ou la nécessité de lui donner le nom de Guillotine, et pourquoi ne l’appellerait-on pas Mirabelle ? Je ne veux pas oublier de vous dire aussi, qu’après avoir écouté paisiblement M. de Gouy d’Arcy, lequel était, sans contestation possible et sans comparaison, le plus imbécile et le plus ennuyeux discoureur du côté gauche ; — Hélas ! s’écria votre pauvre père, en faisant un profond soupir et se retournant du côté de M. de Tessé, — la différence qu’il y avait entre jadis et le temps présent, c’est qu’on devait penser sans parler, mais on peut aujourd’hui parler sans penser ; personne ne s’en gêne, et tout le monde s’en mêle.

  1. Ces sept prisonniers étaient les nommés Béchade, Lacaurège, Pazade et Laroche, tous les quatre Agénois et falsificateurs de lettres de change, supposées souscrites par les sieurs Tourtond et Ravelle, banquiers de Paris. C’était le Vicomte de Solages, jeune Albigeois, qui s’y trouvait détenu en correction de très graves désordres, et d’après la demande et les sollicitations de son père, de sa mère, et de son grand-père, M. de Jonsac. C’était encore un appelé Tavernier qui n’avait par la tête bien saine, ainsi qu’on peut en juger par son mémoire à l’Assemblée nationale, où il réclamait la propriété de l’église de St.-Roch. Enfin, c’était un Irlandais, nommé Withe et réputé faux-monnayeur. Vous voyez quelle était l’affreuse tyrannie de ce gouvernement persécuteur. Il a été constaté par le registre d’écrou qu’on a trouvé dans les archives de la Bastille, que cette forteresse n’avait reçu que dix-sept cent quarante-trois prisonniers dans un espace de trente-neuf ans et sept mois. Il me semble que ce serait par ans, sur le pied d’une quarantaine, ce qui ne me paraîtrait guère exorbitant. On a vu que c’était presque toujours à titre correctionnel, afin d’éviter une procédure infamante, et l’Abbé Morellet avait calculé que la durée moyenne de chacun de ces emprisonnemens n’avait été que de trois mois et six jours. J’aurais bien voulu que sous notre régime de liberté constitutionnelle les incarcérations préventives du gouvernement n’eussent pas été plus alarmantes et plus prolongées que les détentions correctionnelles de la Bastille.
    (Note de l’Auteur.)
  2. En opposition complète avec l’abbé Fauchet, il s’était déclaré l’ennemi personnel de Jésus-Christ, et il disait que son âme avait toujours été sans culotte. Après avoir déposé sur l’autel de la liberté une somme de 12 mille francs pour faire la guerre aux despotes, et après avoir été reconnu pou l’orateur officiel du genre humain, Robespierre le fit guillotiner en 1794.
    (Note de l’Éditeur.)