Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 6/03

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 6p. 60-79).


CHAPITRE III.


Histoire du philosophe Paul Olavidez. — Roman de sa vie par Cagliostro. — Les négocians espagnols. — Singulier procès entre deux maisons de commerce. — L’Infante Ouraque de Castille. — Le Comte d’Aranda. — Maxime de ce diplomate. — Générosité d’un stathouder. — La vérité sur l’inquisition. — Ses poursuites contre le Comte d’Olavidez. — Sentence de ce tribunal. — Condamnation par le Saint-Office et liste de ses familiers. — Le Cardinal de Brienne. — Les reliques en bracelet à la mode d’Espagne.

Toute l’Europe, et surtout la France philosophique, était fort occupée de la punition du philosophe Soarez-Olavidez qui venait d’être condamné par le tribunal du Saint-Office. C’est le dernier jugement qui ait été porté solennellement par l’Inquisition d’Espagne, et l’on verra qu’il ne fut ni meurtrier ni sanguinaire. Dans ces sortes de procès pour hérésie, fausse doctrine ou sacrilége, le rôle des juges ecclésiastiques à qui les lois de l’Église ont toujours interdit de participer à l’effusion du sang humain, s’est toujours borné, quoi qu’on ait pu dire, à vérifier un délit sous les rapports de la doctrine ou de la profanation des choses saintes ; les inquisiteurs proprement dits, instruisaient le procès dogmatique, interrogeaient l’accusé, constataient son innocence ou le déclaraient coupable, et s’en tenaient là. S’il avait été condamné par l’Inquisition, c’était l’autorité séculière qui venait s’emparer du coupable, afin de le poursuivre au nom des lois civiles ; et si l’application des pénalités légales était par trop sévère, c’était, comme on voit, la faute du législateur et non pas celle de l’Inquisition, qui n’a jamais ni condamné ni pu condamner personne à mort, à moins de vouloir encourir la peine d’excommunication majeure, ipso facto, dans son président, ses assistans et leurs familiers, aux termes de la Décrétale Missus à Deo, qui a réglé cette matière.

Il est vrai que dans les angoisses et les sombres tourmens où l’on était sur les effets du calvinisme, le Roi Philippe II et son successeur avaient établi contre les hérésiarques, un Code de procédure infiniment rigoureux, avec des pénalités qu’on pourrait appeler cruelles ; mais c’étaient des lois civiles appliquées par des laïcs, et non pas des lois religieuses invoquées par des ecclésiastiques : il en est de l’Inquisition comme de l’exécution politique de la Saint-Barthélemy, où la religion n’a fourni qu’un prétexte ; et du reste, il est à remarquer qu’à l’époque où nos philosophes se sont mis à déclamer contre le Saint-Office et les inquisiteurs d’Espagne, il y avait déjà long-temps qu’on avait adouci la sévérité de ces lois castillanes ; on mettait les hérétiques et les écrivains sacriléges en prison, ce qui me paraît la moindre chose, mais vous pouvez être assuré que depuis de longues années on ne les brûlait plus.

Pablo Soarez-Olavidez était le fils d’un riche négociant péruvien, qui recevait des mauvais livres en contrebande et qui s’avisa d’envoyer son héritier auprès de son père (aïeul de Pablo), qui tenait à Cadix un des comptoirs les mieux réputés de l’Europe marchande. Il eut occasion de faire un voyage à Madrid… Mais j’aime mieux vous laisser conter la première partie de son histoire par M. le Comte de Cagliostro qui, disait-il, en avait écrit le récit sous sa dictée. Vous savez à quelle intention le Prince Ferdinand de Rohan m’avait fait confier la plus grande partie des manuscrits dudit Cagliostro, dont j’avais traduit les mémoires pour les faire connaître au Roi Louis XVI ; enfin voici la traduction de ce morceau biographique dont j’avais fait l’extrait pour mon propre compte, et parce que j’y voyais la peinture d’un caractère intéressant par son originalité, parmi nous autres Français du moins ; car j’avais toujours entendu remarquer que l’ancien type de l’honorable commerçant ne se trouvait plus qu’en Espagne où l’on n’entend jamais parler d’une banqueroute indigène. C’est Cagliostro qui va faire parler Pablo Soarez, lequel est devenu Comte d’Olavidès et Titré de Castille.

« Je suis né d’une ancienne famille de commerce originaire de Valence, à Potosi de la Plata, en 1723, mais je ne restai pas long-temps dans notre comptoir d’Amérique, succursale de notre comptoir de Cadix. Mon père avait su que je m’étais emparé d’un livre français que je m’essayais à déchiffrer ; il se trouva que c’était un Traité philosophique sur l’existence de l’âme des femmes, et l’auteur était d’avis que les femmes étaient animées par une sorte d’esprit analogue à celui du démon. Ce volume était arrivé chez nous, en pacotille, et l’auteur de cet ouvrage avait nom le Révérend Père Bougeant. Mais mère avait déjà rendu son âme, à Dieu j’espère, et la conscience de son mari s’alarma tellement des mauvaises dispositions qu’il me supposait, qu’il prit le parti de m’envoyer en Europe auprès de son père, à lui, lequel était, comme vous savez, un des plus riches négocians de Cadix. J’étais âgé pour lors de 17 à 18 ans.

« Mon grand-père Soarez a toujours été d’humeur défiante et rigide, il exigeait que je ne fusse occupé que de ses affaires, et ne permettait pas que je prisse la moindre part aux divertissemens de mon âge ; ainsi je n’allais jamais au spectacle, et le dimanche, je n’étais jamais pour rien dans ces agréables parties champêtres ou maritimes, qui sont toujours si goûtées dans nos villes de commerce, et qui dédommagent un peu les malheureux négocians de la fatigue et des ennuyeux travaux du reste de la semaine.

« Cependant, comme l’esprit a naturellement besoin de variété, je cherchai mon délassement dans la lecture, et pour cette fois, ce ne fut pas dans celle des livres philosophiques, mais dans les romans nationaux. Le goût que j’y pris me donna la plus grande disposition pour la tendresse ; mais comme je sortais fort peu, et que je ne voyais jamais d’autres femmes que ma grand’mère et sa duègne (à moins que ce ne fût dans les églises et dans les rues), je n’avais pu trouver aucune occasion pour disposer de mon tendre cœur, et je n’étais encore amoureux que de l’amour.

« Il arriva que mon grand-père eut quelques réclamations à poursuivre auprès du Conseil suprême des Indes, et c’était une bonne occasion pour me faire connaître à nos correspondans de Madrid. Il m’annonça son intention de m’expédier en Castille, et je fus enchanté d’aller respirer le grand air, en dehors des grillages de notre comptoir et de la poussière de nos magasins.

« Lorsqu’on eut disposé toutes les écritures et les documens indispensables pour mon voyage, mon grand-père me fit entrer dans son cabinet et me tint ce discours :

« — Je vous ai déjà dit que je vous regardais comme mon principal héritier, et qui plus est, comme si vous étiez mon associé ! Vous saurez que Madrid est une place de commerce où les négocians ne sont pas comme ici les premiers de la ville ; j’ajouterai qu’ils ont besoin d’une conduite prudente et bien réglée pour ne pas y compromettre la dignité d’une profession qui contribue si puissamment à la gloire et la prospérité de leur pays.

« Voici trois préceptes que vous observerez fidèlement, sous peine d’encourir mon indignation.

« Premièrement, je vous ordonne d’éviter la compagnie des Nobles. Ils croient nous faire beaucoup d’honneur lorsqu’ils nous font la révérence et nous adressent quelques mots de politesse ; il ne faut pas les entretenir dans cette illusion-là. Vous pensez bien que notre crédit, ou, si vous voulez, notre mérite, est tout-à-fait indépendant de ce que peut nous dire un Titré de Castille ou un Chevalier de Calatrava.

« Secondement, je vous ordonne de vous faire appeler Pablo Soarez tout court, et non pas Don Pablo Soarez-Olavidez. Le titre de Don n’ajoute rien à la gloire d’un négociant, qui consiste exclusivement dans l’étendue de ses relations commerciales et la sagesse de ses entreprises.

« Troisièmement, je vous défends de porter l’épée ; vous devez vous rappeler que l’honneur d’un négociant consiste tout entier dans son exactitude à remplir ses engagemens ; et c’est pour cela que je n’ai jamais voulu vous laisser prendre une seule leçon d’escrime.

« Si vous contreveniez à l’une ou l’autre de ces trois obligations, vous encourriez par là toute mon indignation ; mais il en est une quatrième à laquelle vous devez obéir sous peine d’encourir, non-seulement mon indignation, mais encore ma malédiction, avec celle de mon père et celle de mon grand-père, lequel était votre bisaïeul et le respectable auteur de notre fortune. Le point dont il s’agit est de n’avoir jamais, directement ni indirectement, aucune espèce de communication volontaire avec la maison des frères Ferraz, banquiers de la cour.

« Cette défense pourra vous surprendre, attendu que les frères Ferraz jouissent de la meilleure réputation, et je dois ajouter qu’ils justifient pleinement leur bonne renommée d’opulence et de probité ; mais vous ne serez pas étonné de ma recommandation lorsque vous saurez quels sont nos griefs contre eux ; et voilà pourquoi je veux, en peu de mots, vous faire l’histoire de notre maison.

« L’auteur de notre fortune fut Domingo Soarez, qui, après avoir passé sa jeunesse à courir les mers, prit une part considérable dans l’apalte des mines du Pérou, dont nous conservons la seizième, (elle est manipulée par votre père avec intelligence,) ensuite de quoi Domingo vint s’établir à Cadix et fonda sur ladite place une maison de commerce sous la raison Soarez et compagnie.

« En conséquence de son entreprise, il rechercha l’amitié des principaux négocians de l’Espagne ; les Ferraz jouaient déjà dans ce temps-là un assez beau rôle, et mon aïeul Domingo ne manqua par de les informer de son intention pour entrer avec eux dans une suite de relations et d’opérations lucratives ; ils lui répondirent de la manière la plus bienséante, et pour entrer en affaires, il fit des fonds sur Anvers en tirant sur la maison Ferraz.

« Jugez quelles furent la surprise et l’indignation de mon grand-père lorsque sa traite lui fut renvoyée avec protêt ! Il est vrai que, par la poste suivante, il reçut une lettre remplie d’excuses. Ruiz Ferraz lui mandait qu’il s’était trouvé à Saint-Ildefonse auprès du ministre, et que la lettre d’avis ayant été retardée de quatre jours, son premier commis n’avait pas cru devoir s’écarter de la règle invariable du comptoir. Ruiz Ferraz ajoutait qu’il n’y avait sorte de réparations auxquelles il ne voulût se prêter ; mais l’offense était faite : Domingo Soarez rompit toute espèce de commerce avec les Ferraz, et en mourant, il recommanda à son fils de ne jamais entretenir aucune relation avec eux.

« Luiz Soarez, mon père ; obéit pendant long-temps à la volonté du sien ; mais le malheur des temps et les nombreuses banqueroutes occasionnées par les guerres de la Succession, qui diminuèrent inopinément le nombre des maisons de commerce, le forcèrent, en quelque sorte (il ne m’appartient pas de le juger rigoureusement), à correspondre avec cette première maison de Madrid ; il ne tarda pas à s’en apercevoir, ainsi que vous en conviendrez bientôt.

« Je vous ai déjà dit que nous avions part à l’exploitation des mines du Pérou, et cette circonstance mettant entre nos deux établissemens force lingots, nous avions pris l’habitude de les employer à nos paiemens, qui, moyennant cela, n’éprouvaient jamais les variations du change. À cet effet, nous avions fait confectionner des caisses en bois de cèdre qui contenaient chacune cent livres d’argent ; ce qui, comme vous savez, représente à peu près deux mille sept cent cinquante-sept piastres fortes et six réaux. Vous avez pu voir encore et vous avec dû remarque quelques-unes de ces vieilles caisses au magasin no 77. Vous aurez vu qu’elles étaient solidement garnies en fer, et j’ajouterai qu’elles étaient munies de cachets plombés à la marque de notre comptoir. Dans ce temps-là, chacun se moquait, dans tous les pays, de certains banquiers et négocians anglais, qui se donnaient les airs d’avoir des armoiries. Enfin, chacune de ces caisses avait son numéro général de série et son numéro d’ordre particulier ; elles venaient en Europe et retournaient aux Indes, ou s’en allaient en Orient, sans que personne eût jamais songé à les faire ouvrir pour en vérifier le contenu ; ce qui témoigne assez qu’on les recevait dans tous les pays du monde avec une confiance parfaite, et ce qui prouve aussi qu’elles devaient être assez connues par les négocians de Madrid.

« Cependant il arriva qu’un Vice-Roi du Mexique ayant à faire un remboursement à la maison Ferraz, y fit déposer quatre de nos caisses, et que le principal caissier les fit non-seulement ouvrir, mais qu’il en fit essayer l’argent…

« Lorsque la nouvelle de cet outrageant procédé parvint à la bourse de Cadix, mon père en ressentit la plus vive indignation ! À la vérité, par la poste suivante, il reçut une lettre d’Antonio Ferraz, fils de Ruiz, lequel alléguait, pour s’excuser, qu’il avait été mandé à Valladolid où se trouvait la cour, et qu’à son retour à Madrid, il avait sévèrement blâmé la conduite de son premier caissier, lequel, étant Français, ne connaissait pas encore les coutumes d’Espagne à l’égard de la maison Soarez et compagnie.

« Mon père ne se contenta pas de ces excuses, il rompit tout commerce avec les Ferraz, et en mourant, il me recommanda par-dessus toute chose de n’avoir avec eux aucunes relations de commerce.

« Pendant longues années, j’obéis à l’ordre de mon père et je m’en trouvai bien, mais par une circonstance imprévue, je me trouvai dans un rapport indirect avec les Ferraz et vous verrez ce qu’il en résulta.

« Quelques affaires m’avaient obligé d’aller à Barcelone où je fis connaissance avec un certain Livardez, négociant retiré des affaires et vivant de ses capitaux, qui du reste étaient considérables. Ce vieux homme avait dans le caractère quelque chose de rangé, d’exact et de préoccupé, qui convenait au mien. Notre liaison était déjà fortement armée lorsque j’appris que Livardez était l’oncle maternel de Sancho Ferraz, alors chef de cette maison. J’aurais dû la rompre, mais je ne le fis point, hélas ! et je crois devoir vous confesser que je n’en tins compte, en disant, à part moi, qu’il n’était pas de cette famille.

« Par un beau soir, en nous promenant sur le port de Barcelone, après avoir causé sur les chances à courir et les bénéfices à présumer dans les armemens pour les Antilles, Levardez me dit que, sachant avec quelle intelligence je faisais le commerce des Philippines, il y voulait mettre un million de piastres à titre de commandite.

« Je lui représentai qu’étant l’oncle des Ferraz, il devrait avoir eu l’idée de leur confier ses fonds plutôt qu’à moi.

« — Je ne me soucie pas, répondit-il, de faire des affaires avec mes parens et surtout avec les Ferraz à qui je compte laisser toute ma fortune. Ce serait m’exposer à des embarras pour la rentrée de mes valeurs, avec des retards ou des procédés ruineux et des délicatesses qui me seraient insupportables. Il me parla si raisonnablement qu’il sut me persuader, et d’autant mieux que, par-là, je n’entrais véritablement dans aucune relation d’affaires avec les Ferraz. Enfin de retour à Cadix, au moyen du million de ce bon Livardez, j’ajoutai un navire aux deux autres que j’envoyais aux Philippines, après quoi je n’y pensai plus.

« L’année suivante, il arriva que le pauvre Livardez mourut, et Sancho Ferraz m’écrivit qu’ayant trouvé sur les registres de son oncle qu’il avait placé un million chez moi, il me priait de le passer à son ordre. J’aurais pu l’instruire de nos conditions à l’égard de la commandite, mais je ne voulais rien avoir à démêler avec les Ferraz, et je renvoyai le million purement et simplement.

« Mes vaisseaux revinrent des Philippines au bout de 27 mois et mon capital avait triplé ; il devait donc revenir encore deux millions au défunt Livardez ou ses ayans-cause ; il me fallut entrer forcément en correspondance avec ces ennemis héréditaires, et je leur écrivis qu’ils avaient à tirer sur moi pour deux millions.

« Voilà que ces gavaches me font répondre que le capital réclamé par eux comme héritage de leur oncle étant encaissé depuis deux ans, il en résultait que c’était une affaire finie et qu’ils ne voulaient plus en entendre parler…

« Vous pensez bien que je dus considérer ce refus des Ferraz comme une sorte d’insulte ou tout au moins comme une impertinence ; car c’était absolument comme s’ils avaient voulu me faire un don gratuit de ces deux millions. J’en parlai d’abord à quelques négocians de Cadix, mais ils prétendirent que les Ferraz avaient raison, et qu’ils étaient en droit de refus, par la raison qu’on ne doit jamais participer au bénéfice d’un capital encaissé. Moi je soutenais et je m’offrais à prouver que le capital de Livardez était réellement demeuré sur mes vaisseaux, et que s’ils avaient péri, corps et biens, j’aurais eu droit à me faire rendre le million que j’avais remboursé préalablement ; mais je vis bien que le nom des Ferraz en imposait, et que si je demandais une junte de négocians, leur parèré me serait défavorable.

« J’allai consulter plusieurs avocats. Ils me dirent :

« 1o Que les frères Ferraz ayant retiré ce capital, au mépris de la condition commanditaire, et contrairement à la volonté de leur oncle défunt, et que moi, son associé pour la commandite, ayant employé le million suivant l’intention dudit oncle, le dit capital était légalement, positivement et incontestablement resté sur mes navires.

« 2o Que le million encaissé par les Ferraz était un million qui différait absolument d’origine, attendu qu’il était provenu de ma caisse, et que ledit million ne pouvait être considéré judiciairement comme ayant aucun rapport avec celui de Livardez. Mon premier avocat me conseilla fortement de faire assigner les Ferraz à l’audience de Séville, et je n’y manquai pas. J’ai plaidé contre eux pendant six ans ; il m’en a coûté soixante mille piastres fortes ; enfin j’ai perdu mon procès devant le conseil suprême de Castille et les deux millions me sont resté.

« J’ai d’abord eu l’idée d’en faire quelque fondation charitable, mais j’ai eu peur que le mérite ne s’en trouvât réparti sur ces maudits Ferraz. En attendant, quand je fais mon bilan général, à la fin de chaque année, je mets toujours ces deux millions de moins dans mon actif.

« Vous voyez, mon fils, si j’ai de bonnes raisons pour vous interdire toute espèce de rapports avec une maison par qui la nôtre a souffert des contrariétés si nombreuses et si mortifiantes ! »

À présent moi, soussignée Victoire de Froulay, douairière de Créquy, je vous dirai que M. d’Aranda m’a certifié que ce débat judiciaire entre les pointilleux Soarez et les honorables Ferraz était le chose du monde la plus véritable, et sur tous les points du rapport ci-dessus qui fut publié dans plusieurs journaux du temps, et notamment dans la Gazette de Leyde, au mois de février 1747. Ce fut là un bon exemple à mettre sous les yeux des Hollandais, ajoutait le Comte d’Aranda qui avait été plénipotentiaire d’Espagne en Hollande, où le Stathouder Guillaume avait fait vendre la vache et la couchette d’une pauvre femme qui lui devait quatre florins, c’est-à-dire, environ sept livres et neuf sous de notre monnaie. — Noble Prince d’Orange ! honorable et généreuse famille !

Je ne suivrai pas le charlatan palermitain dans le reste de la biographie du Segnor Don Pablo Soarez y Olavidez y Brandariz, dont le père avait obtenu par le crédit du Marquis de Florida-Blanca, ce qu’on appelle en Espagne un titre de Castille. Cagliostro supposait qu’en dépit des injonctions de son aïeul, il était devenu passionnément amoureux de la fille aînée de Sancho Ferraz, et que les frères de cette jeune personne avaient entrepris de le faire battre en duel, étant persuadés qu’il n’agissait ainsi que par esprit de vengeance et pour déconsidérer leur maison de commerce. L’érudition de M. d’Aranda n’allait pas jusqu’à la fin de ce roman, et je ne sais ce qu’il en faut croire ; mais, quoi qu’il en fût de M. d’Olavidez et de son mépris pour la malédiction de son bisaïeul Domingo Soarez qui avait pris une part dans l’apalte des mines, après avoir parcouru les mers, toujours est-il vrai qu’il était venu s’établir à Paris avec sa femme, la Comtesse Ouraque Dardarada-Los-Rios, qui ressemblait à une grande épingle noire[1]. On les apercevait quelquefois à l’hôtel de Choiseul ; mais on ne se souciait pas de les voir chez soi, parce que la Duchesse de l’Infantado ne les recevait point, et surtout parce qu’ils allaient trop souvent chez les d’Holbach et la demoiselle Lespinasse. Ils allaient aussi chez Dalembert, et recevaient Diderot ; ce qui était la plus mauvaise compagnie possible pour des Espagnols, et ce qui paraissait effrontément philosophique.

Aussitôt que M. d’Aranda fut nommé Président du conseil de Castille, il fit revenir son ami d’Olavidez en Espagne, afin de lui confier la direction d’une colonie qui s’appelait la Carlotte, et qu’on voulait établir dans la Sierra-Morena. On apprit, quelques années après, qu’il avait été pourvu de l’Intendance de Séville : mission de confiance, et témérité qui scandalisa beaucoup les vieux Castillans ! Au reste, M. d’Aranda proférait souvent un apophthegme qui suffirait pour mettre à l’abri, dans ces sortes de nomination, la responsabilité morale du Roi Charles III. — El si, el no suon del ministro, disait-il ; El como y el quando, del oficial ; La mesa y el papel, de la ncion ; La pena y la tinta, del Rey. Le oui ou le non viennent du ministre ; le quand et le comment, du commis ; le pupître et le papier, de la nation ; le Roi n’y met du sien que la plume et l’encre. Je me souviens d’avoir entendu dire qu’en recevant le paquet qui devait contenir sa nomination de premier ministre (c’était à Jossigny chez ma belle-fille, au milieu de la nuit), il commença par baiser avec un air de profond respect, le sceau royal des Espagnes et des Indes, et puis il se mit à dire, en déposant la dépêche auprès de son lit, sans la décacheter : — Lo mismo diran magnana : Elle dira la même chose demain matin. Il avait de l’esprit à merveille, et ceci n’a pu l’empêcher de faire des sottises en quantité, par la raison qu’il était devenu philosophe économiste. Mais retournons à la poursuite intentée par l’Inquisition contre le protégé de M. d’Aranda.

On avait procédé pendant six mois à l’instruction de son procès, et le seul rapport de son affaire ne dura pas moins de quatorze séances. Les principaux griefs étaient au nombre de 240, et furent appuyés sur les déclarations et l’affirmation de 78 témoins.

Ayant été convaincu (par l’Inquisition) d’hérésie blasphématoire et de profanation sacrilégé, il fut condamné (par l’Oydor et son tribunal séculier) à huit années de réclusion dans un couvent. Il fut prescrit de l’y faire jeûner, pendant la première année, tous les vendredis de chaque semaine, à moins qu’il ne pût en souffrir sous le rapport de la santé, ce qui serait soumis à la décision d’un médecin, nommé par le Majordome de S. M. Catholique et payé par la couronne de Castille, ainsi qu’un directeur expérimenté qui serait désigné par le Patriarche des Indes, et qui ne perdrait pas de vue le condamné Pablo Soarez-Olavidez, en ayant soin de l’entretenir dans un sentiment de résipiscence et de contrition. Le même tribunal ordonnait à ce directeur inconnu, de fortifier son pénitent par le bon exemple, et de l’instruire attentivement sur tous les points de religion qu’il aurait ignorés ou pu méconnaître. Il enjoignait aussi de lui faire réciter ses prières quotidiennes avec une régularité scrupuleuse, et de lui faire lire le Guide des pécheurs du Révérend Père Luiz de Grenade. Il devait réciter à genoux, tous les dimanches, un credo ; voilà pour les prescriptions judiciaires, et voici pour le reste de sa punition.

Il fut déclaré déchu de ses priviléges de noblesse, incapable de posséder aucun emploi de la couronne ou charge publique, privé de son titre majoral et castillan de Comte Olavidez, ainsi que de la croix de l’ordre de Sant-Iago. Défense à lui d’user dorénavant et jusqu’à la fin de sa vie, quand il aurait fini ses huit années de clôture, d’aucun habit en soie, velours, ou tissus d’or et d’argent ; comme aussi de galons, broderies, pierreries et bijoux de métal. Défense à lui de porter des armes non plus que des armoiries ; de voyager à cheval, et d’approcher à la distance de moins de 30 milles de toutes les maisons royales en Espagne, ainsi que de la cité de Séville et de celle de Lima, où il avait reçu le grade de Docteur ès-lois. Ses biens furent saisis et confisqués, au profit du Roi, ce qui va sans dire, et ce qui dénote assez l’origine de cette pénalité fiscale.

Après avoir entendu ladite sentence à genoux, tenant à deux mains une torche en cire verte, et dans son costume habituel, sans la chasuble à croix de Saint-André, ni le san-benito, ce qui n’était plus d’usage et de costume pénitenciel, à ce qu’il paraît, on le reconduisit au palais du Saint-Office, où les docteurs de l’Inquisition reçurent son abjuration solennelle, avec sa profession doctrinale et catholique, en 28 articles, sur lesquels avaient porté son interrogatoire et sa condamnation.

En conséquence de cet acte de soumission religieuse, il fut absous de l’excommunication qu’il aurait encourue s’il avait persisté dans ses erreurs dogmatiques, et sa réconciliation fut opérée suivant toutes les formalités suivies dans la primitive Église, ainsi qu’elles sont ordonnées dans les saints canons. On a soutenu philosophiquement qu’il avait été battu de verges, mais ceci consista seulement dans la l’application de la vindicta, baguette blanche, dont quatre assistans lui donnèrent cérémonialement et légèrement de petits coups sur les épaules pendant qu’on psalmodiait le Misere meî, Domine !

En entendant prononcer cette partie de l’arrêt qui le dépouillait de son titre de Castille, il eut une syncope et tomba de dessus la sellette ; on le releva baigné de larmes, on lui fit boire du vin d’Alicante mêlé de jaunes d’œufs et de poussière de sucre candi (cordial de tradition pour le Saint-Office), et d’après l’amertume de ses gémissemens, on dut augurer favorablement de son repentir. Ses erreurs étaient nombreuses et des plus extravagantes ; il ne voulait pas croire à la nécessité de pratiquer le vie précepte du Décalogue, non plus qu’à l’existence d’un mauvais principe et d’une éternité malheureuse. On avait saisis le Dictionnaire philosophique de Voltaire, adressé par la poste, sous son couvert, et la violence de ses déportemens contre le clergé régulier et séculier de l’Andalousie, méritait certainement la punition la plus exemplaire. Voici la liste des principaux personnages qui furent convoqués et réunis solennellement pour assister au procès et signer la sentence du Saint-Office. Le Cardinal Patriarche des Indes et Grand Inquisiteur ; douze juges de l’ordre de Saint-Dominique ; douze Docteurs de l’université de Salamanque, assistans des Dominicains ; le Duc de Grenade, grand Maréchal de la sainte Inquisition pour la foi ; le Duc d’Albe, Porte-bannière du Saint-Office ; les Ducs de Frias, de Hijar et d’Abrantès, Grands d’Espagne et familiers de l’Inquisition ; le Marquis d’Avis, le Comte de Mora et le Comte de la Corogne, Titrés de Castille ; sept Conseillers des deux conseils suprêmes et deux Conseillers des ordres royaux ; le Premier-Official de la guerre ; l’Abbé régulier de Saint-Martin et celui de Saint-Basile, assistés de quatre religieux de leurs congrégations ; le Prieur de l’Escurial ; deux Trinitaires ; deux Pères de la Mercy ; le Supérieur-Général de l’ordre des Capucins ; quinze chanoines gradués en théologie, et finalement cinq Chevaliers de l’ordre royal de l’Immaculée Conception, dit de Charles III. On voit que tout cela n’était pas des gens sans consistance, et tout donne à penser qu’ils n’étaient pas non plus dépourvus d’honneur et d’équité.

Cette victime de l’intolérance et de l’ignorance a trouvé moyen de se libérer de la prescription du jeûne pour le vendredi, ainsi que de l’obligation du credo pour le dimanche, car on ferma les yeux sur sa fuite et son embarquement auprès de Gibraltar. À la sollicitation du Cardinal de Brienne, autre philosophe, Olavidez a fini par obtenir la restitution de ses biens confisqués, ainsi que la permission de séjourner en France, et du reste il avait eu la précaution de s’y constituer, longtemps avant son procès, une rente de quarante-cinq mille écus, en viager, et la moitié reversible sur la tête de son Ouraque. Celle-ci n’avait pas été jugée condamnable, et n’en resta pas moins la Comtesse d’Olavidez et Brandariz, avec des reliques de sa patronne dans les médaillons de son collier et de ses bracelets. Elle s’arrêtait et s’interrompait quelquefois subitement au milieu de sa conversation pour baiser ces petits reliquaires en faisant le signe de la croix et marmottant des patenôtres. Ils étaient d’un pays où les choses et les gens vont toujours à l’extrême. — J’ai trouvé, disait mon oncle de Tessé, qu’il y avait deux sortes de gens en Espagne, tous ceux qui ne sont pas athées font excommunier les guêpes et les chenilles de leur jardin.

  1. On trouve dans les historiens espagnols une chose assez curieuse au sujet de ce nom d’Ouraque, qui est celui d’une sainte wisigothe. C’est que le Roi de Castille Alphonse le Noble, avait une fille de ce nom-là qu’il aurait voulu faire épouser à notre Roi Louis VIII, surnommé Cœur-de-Lion. Cette Infante de Castille était l’aînée de ses trois sœurs ; mais Philippe-Auguste ne voulut pas que la femme de son fils portât ce vilain prénom d’Ouraque ; il fit écrire au Roi son neveu qu’il aimerait mieux la Princesse Blanche, sa fille cadette ; et celle-ci fut la mère de Saint-Louis.
    (Note de l’Auteur.)