Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 6/04

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 6p. 80-96).


CHAPITRE IV.


Adrienne de Noailles, Comtesse de Tessé. — Son genre d’esprit. — Inconvéniens de son caractère. — Marie de Brancas, Comtesse de Rochefort et depuis Duchesse de Nivernais. — Son éloquence naturelle. — Son parallèle avec Mme de Tessé, par M. de Vaines. — Le soufflet de Mme de Forcalquier. — Le chevalier de Pougens. — Son origine présumée. — Engouement épidémique. — Étymologies curieuses. — Digression sur les bâtards. — Priviléges des bâtards issus des Princes. — Des économistes politiques. — M. Turgot. — Noblesse de sa naissance et simplicité de ses habitudes. — Lettre de M. de Maurepas et réponse de M. Turgot. — Le Vicomte de Choiseul. — Lettre pseudonyme écrite par lui. — Le fils de l’auteur est mis à la Bastilles. — Exil du Vicomte de Choiseul.

Il y a long-temps que je voudrais vous parler de Mme de Tessé (Adrienne de Noailles), mais je me sens toujours arrêtée par les choses qu’il faudrait en dire. Elle est Comtesse de Tessé, femme du chef de ma famille, et puis j’aime les Noailles, et voilà deux raisons pour me retenir. Elle n’a jamais eu d’enfans, la philosophe qu’elle est !… La maison de Froulay va s’éteindre, et su elle n’était pas la fille de son père et la femme de mon neveu, il me semble que je la houspillerais joliment ! Ce n’est pas qu’elle ne soit digne d’estime sous un certain rapport que les héritiers de son mari doivent considérer comme le plus essentiel : ne vous y trompez point ; mais c’est qu’elle a toujours été follement déraisonnable par esprit de système, et qu’elle est devenue sceptique sur toute espèce de choses, exceptée l’infaillibilité de son jugement. Pendant tous ses débats avec la Duchesse de l’Infantado, relativement à Mlle de Tott (ce qui serait ennuyeux à vous raconter)[1], je lui disais toujours qu’elle avait eu nécessairement, dans tout cela, des torts dont elle ne parlait pas, et que j’aimais mieux croire à l’infaillibilité de la Sainte Église Romaine qu’à la sienne. Elle a de la pénétration, du trait, de la finesse d’esprit, mais c’est dans une agitation sans mesure et sans grâce. Sa conversation va toujours en sautillant et bondissant par soubresauts d’impatience ou d’irritation ; et j’avais pris la liberté de faire observer que sa disposition d’esprit était une fièvre nerveuse ; elle se trémousse et démène incessamment avec une vivacité d’écureuil, et votre père disait aussi que son agitation ressemblait à celle que produisent les puces.

Je pense que son défaut de jugement tient principalement à son manque de religion, ce qui toujours est une grande infirmité pour l’intelligence humaine, attendu qu’une personne d’esprit se trouve alors embarrassée dans un chaos d’idées qu’elle ne saurait éclaircir ni s’expliquer raisonnablement. Aveuglé qu’on est sur les motifs qui peuvent diriger les personnes et les actions religieuses, on y cherche toujours un intérêt, une cause, un mobile étranger à la piété ; on y suppose le plus souvent des intentions tout-à-fait contraires à celles des personnes dont on veut juger la conduite ; et voilà qui fausse indignement l’esprit !

Il est un point de vue plus élevé que ce monde d’où l’on doit regarder les choses de la terre afin de les pouvoir comprendre ; mais on a besoin que la révélation divine et la religion vous tendent la main pour vous faire monter jusque-là.

Il y avait trois choses de notre temps que Mme de Tessé ne pouvait jamais s’expliquer, c’était la profession religieuse de Madame Louise de France, la conversion du Prince de Wurtemberg et les austérités de la Comtesse de Gisors…

— Ne vous en tourmentez donc pas, — lui disais-je, et résignez-vous à n’y rien comprendre. Quand on est dans les conditions d’incrédulité philosophique où vous vous trouvez, il faut absolument que l’intelligence et la judiciaire en souffrent. Il y a plus de la moitié des choses de ce monde dont vous ne sauriez vous rendre compte, et ce que vous pouvez faire de mieux pour agir conséquemment à votre système, est de supposer que tous les dévots sont des ignorans ou des fourbes ; c’est une absurdité, j’en conviens, mais grâce à la philosophie qui vous éclaire et vous conduit, vous n’avez aucune autre ressource : j’en suis fâchée pour vois, mais prenez-en votre parti.

Comme elle avait été bien élevée, c’est-à-dire religieusement, elle en conservera toujours et forcément une sorte d’indécision qui la retiendra dans la témérité de ses jugemens philosophiques ; mais voyez ce que doit être la judiciaire d’un roturier et d’une bourgeoise de ce temps-ci, qui n’ont jamais vu rien de religieux chez leurs parens et qui n’ont jamais rien lu sur la religion que dans les pamphlets de Voltaire ! Ah, pour le coup, la suffisance est prodigieuse ! et c’est alors qu’il faut entendre parler des catholiques et des prêtres comme s’ils ne pouvaient être que des imbéciles ou des imposteurs. Ces deux accusations-là ne répondent à rien et n’ont rien expliqué depuis 1795 ans ; mais l’ignorance des choses de Dieu entraîne toujours l’ignorance des choses du monde, et de certaines choses importantes à bien savoir et fort essentielles à bien observer pourtant ; car j’ai remarqué que lorsque les impies interviennent dans les choses du gouvernement et qu’ils ont à se mêler des affaires religieuses, il en survient toujours une perturbation grave, quelquefois une subversion totale et tout au moins de grands embarras dans les affaires politiques. Il me semble que la constitution civile du clergé, précédée par les empiètemens des parlemens sur l’autorité des Évêques et suivie de la convention nationale, est plus qu’il n’en faut pour appuyer cette proposition.

M. de Vaînes, observateur ingénieux, mais dont l’esprit manquait de justesse, attendu que c’était de l’esprit philosophique, avait fait un long parallèle entre la Comtesse de Rochefort et Mme de Tessé ; mais c’était à l’avantage de celle-ci, ce qui n’était juste sous aucun rapport. Mme de Rochefort était belle et grande ; Mme de Tessé n’a jamais été qu’un laidron chétif : elle a toujours été noire et maigre, tandis que l’autre était blanche et blonde. La première était incrédule et troublée, Mme de Rochefort était religieuse et calme ; elle avait plus d’esprit que de loquacité, ce qui n’était pas le cas de notre parente ; il est vrai que Mme de Tessé, malgré l’exiguité de sa personne, avait des façons très nobles avec le plus grand air ; c’était la seule chose qu’elle tînt des Noailles, et c’était le seul point sur lequel on pût établir quelque similitudes entre elle et la Comtesse de Rochefort[2].

Je vous dirai que Mme de Rochefort était une intéressante et curieuse personne, et c’est curieuse à bien observer que je veux dire. Elle avait toujours aimé le Marquis de Mancini, aujourd’hui Duc de Nivernais, et c’était un sentiment réciproque entre ces deux enfans qu’on avait mariés chacun de leur côté, sans que la Marquise de Céreste et le Duc de Nevers (mère de l’une et père de l’autre) en voulussent prendre le moindre souci. Le petit de Mancini, qui était joli comme un ange, épousa malgré qu’il en eût, la sœur du Comte de Maurepas, riche héritière ; et Mlle de Brancas, qui était belle comme un astre, épousa le plus tristement du monde un Seigneur bas-breton qui ne disait pas quatre paroles en quarante-huit heures. On prétendait qu’il ne savait parler qu’en celte cambrique et en latin, mais toujours est-il que je ne lui ai jamais entendu dire autre chose en français que : — Non, Monsieur ; et — Oui, Madame.

Tandis que son mari vivait, Mme de Rochefort n’allait jamais à l’hôtel de Nevers, et jamais elle n’a voulu recevoir M. de Nivernais du vivant de sa femme. C’est quand ils se sont retrouvés l’un et l’autre en liberté de s’épouser, qu’elle a fléchi dans sa règle de conduite et peut-être aussi dans son dépit amoureux, car elle avait gardé rancune à M. de Nivernais pendant 14 ans. Je crois bien que de toutes les personnes que j’ai connues ou rencontrées, Mme de Rochefort était la plus proche de la perfection ? Toujours douce et modeste, bienveillante et soigneusement polie, elle était habituellement silencieuse ; mais pour peu qu’elle fût émue de parler avec effusion, ce qui ne manquait pas d’arriver sur toutes les choses de cœur et de générosité, c’était alors un Démosthènes en paniers, un Cicéron femelle, et la chair de poule en avait pris au fameux Gerbier ! C’était, disait-il, un jour qu’elle avait été le consulter et lui parler pour la Comtesse de Forcalquier, à qui M. son mari venait d’appliquer un soufflet qui fit grand bruit. Depuis la tragédie de Pierre Corneille et la vengeance du Cid, aucun soufflet n’avait eu autant de retentissement que celui de Mme de Forcalquier, qui, comme on sait, voulut absolument le rendre à son mari parce que les avocats se refusaient à sa poursuite, et qu’elle ne savait qu’en faire. Elle m’écrivait un jour (Mme de Rochefort, alors de Nivernais), à propos de la mort de ma fille :

« Les nœuds du sang et de l’amitié nous ont unies depuis l’enfance et la douleur que vous éprouvez a redoublé ma tendresse pour vous ; si vous n’êtes pas la sœur de mon corps, vous êtes la sœur de mon cœur, de mon choix et de ma volonté ! »

Quand elle écrivait ou parlait dans l’émotion d’un sentiment de piété, de compassion charitable ou d’affection, qui chez elle était toujours noble, pure et vraie, elle en disait continuellement de cette force-là, et c’était, dès l’âge de quinze ans, la même chose. On n’a jamais rien vu de si merveilleusement beau que cette belle jeune femme (elle est morte à 34 ans), qui vous subjuguait en vous éblouissant d’un regard magnétique, et qui vous entraînait victorieusement dans la conviction par un torrent d’argumentations solides et de métaphores imprévues, hardies, toujours naturelles et quelquefois naïves à surprendre : et puis c’étaient des images attendrissantes, avec des paroles inouies et des mots brillans et bien enchâssés qu’on voyait étinceler sur le fond du sujet comme un rubis dans l’or de la bague. Cet honnête Gerbier n’en pouvait parler sans admiration, et je vous assure que la chaire et le barreau de mon temps n’ont rien montré d’égal à l’éloquence de cette Comtesse de Rochefort. M. de Nivernais disait qu’il avait trouvé le quatrain suivant dans un vieux livre de sa bibliothèque, mais je pense qu’il avait bien pu le composer lui-même, à l’honneur et gloire de Marie-Julie de Brancas.

« Plus que parfaicte en toute chose,
« La grâce, en sa parole, est joincte à la vigueur,
« Et l’éloquence esclot de ses lesvres de rose,
« Comme sort un bon fruict d’une agréable fleur. »

Voici que le parallèle de M. de Vaînes nous a conduits bien loin de Mme de Tessé, dont l’éloquence avait toujours le caractère d’un transport au cerveau, avec son paroxisme nerveux dans la région du cœur et de l’estomac. Ses accès d’enthousiasme donnaient la fièvre d’impatience, à ce que disait le Duc de Penthièvre, et son engouement avait toujours quelque chose de si peu naturel et de si laborieux qu’il me faisait suffoquer.

Ce fut chez elle et par elle que je fis connaissance avec le Chevalier de Pougens, autre enthousiaste (sans fièvre), lequel était fort à la mode à l’hôtel de Tessé, ce qui ne dura par long-temps. M. de Pougens ne manquait ni d’esprit ni d’instruction ; mais il était naturellement débonnaire, et quand il voulait faire de la malice, il était niais. Il a toujours été fort imbu des idées philosophiques, et s’il est aveugle des yeux du corps, il ne l’est pas moins des yeux de l’esprit. Sa bienveillance est universelle, et son besoin d’approbation générale est presque toujours si mal appliqué que cela dégénère en infirmité de jugement. On le verra confondre et mélanger, dans la banalité de son enthousiasme hétérogène et de ses affections disparates, Monsieur, Comte de Provence et d’Orléans ; le Figaro Beaumarchais, côte à côte avec son ennemie jurée, Mademoiselle d’Eon ; M. de Lafayette et l’Abbé Maury ; Cagliostro, l’Archevêque d’Alby, l’Abbé Grégoire et le Duc de Penthièvre avec le peintre Davis et deux héros vendéens. Ajoutez à tout ce monde-là le général Buonaparte et le Duc d’Enghyen, Montgolfier, le pasteur Marron, Mme du Boccage et Mme Tallien, Madame Pipelet et votre grand’mère ; enfin, la sous-Prieure de Saint-Cyr, qui est une fille d’esprit, et le général Kociusko, qui est une sorte d’imbécille.

Il en est des sentimens d’estime et d’affection, comme des objets de capacité matérielle, qui perdent toujours en intensité ce qu’ils acquièrent en superficie. La sensibilité du Chevalier couvrait trop d’espace, et se répandait sur trop de gens pour lui laisser la faculté d’éprouver un sentiment d’amitié profonde et d’honorable préférence. Il avait, comme dit le peuple, un cœur d’hôpital où tout le monde était admis ; aussi, n’étais-je pas infiniment sensible à la haute considération qu’il montrait pour moi. Il est à noter aussi que, dans cette société de l’hôtel de Tessé où presque tout le monde avait le cœur vide et la tête creuse, ce bon M. de Pougens était devenu la matière et l’objet d’une espèce de maladie contagieuse en fait d’engouement. Mlle de Tott avait commencé par s’engouer de cet intéressant et malheureux infirme, à elle toute seule. Son engouement ferment, éclate, et se communique à Mme de Tessé, qui le fait partager à sa nièce, Mme de la Fayette, laquelle y fait participer son cher époux, qui l’inocule à Mme de Simiane, et celle-ci le reporte à son frère aîné, l’Abbé de Damas, qui ne manque pas d’en faire part à l’Abbé de Montesquiou, lequel est, comme on sait, une fameuse commère en fait de prônerie ; de sorte que voilà tout le faubourg Saint-Honoér qui se trouve saisi d’engouement pour le Chevalier de Pougens. J’avais annoncé que c’était une de ces épidémies qui ne traversent pas la rivière, et ma prédiction s’est vérifiée.

Ce pauvre aveugle était journellement préoccupé, disait-il au moins, d’une composition gigantesque, et qui n’allait guère à sa taille ; ouvrage immense et qu’il avait intitulé : Trésor des Origines et Dictionnaire grammatical et raisonné des étymologies générales de la langue française. Je pense bien qu’il n’en a jamais composé que ce long titre, et comme il allait toujours s’informant, ruminant ou dissertant sur les étymologies, je lui dis un jour qu’il devrait bien consacrer un chapitre à la transformation du nom de Guillot, en celui de Franquetot. — Je ne vous comprends pas, répliqua-t-il ; et pour lors je lui traçai, d’après mon oncle le Bailly, l’historique de cette métamorphose, dont voici l’ordre et la marche.

MM. Guillot de Coigny désiraient pouvoir se rattacher à la famille des anciens seigneurs de Franquetot, dont ils avaient acquis la terre. Ils commencèrent par faire de leur nom de Guillot, Guiltot, et puis de Quiltot, ce qui n’avait pas déjà si mauvaise mine ; ensuite ils écrivirent leur nom de Franc-Quiltot, de Francquestot, et finalement de Franquetot. Ce dernier résultat fut représenté par eux comme étant la conséquence et la suite inévitable de ces contractions pour abréviation, qui arrivent toujours progressivement dans la marche des siècles et celle des langues, où les mots de racine barbare tendent continuellement à s’adoucir en simplifiant leur orthographe et se débarrassant des lettres superflues (c’est principalement des consonnes). Tout ceci n’avait pas duré plus de quarante-deux ans. On les avait laissés faire, attendu que c’était bien égal à tout le monde, et quand ils en sont arrivés à ce nom de Franquetot, ils s’en sont tenus là.

On avait dû croire et l’on avait toujours cru que le Chevalier de Pougens était fils naturel du Prince de Conty, Louis-François Ier, mais ensuite on aurait voulu se persuader et nous faire croire qu’il était fils de la Duchesse d’Orléans, sœur de ce prince, et c’était dans un intérêt pécuniaire et par un esprit de calcul intolérable, à mon avis. Toujours est-il que c’était M. le Prince de Conty et Mme de Guimont qui se croyaient son père et sa mère. Le nom qu’il porte est celui d’un fief mouvant de la Duché de Mercœur en Auvergne ; c’était la maison de Bourbon-Conty qui le pensionnait, qui l’avait fait élever et qui l’avait pourvu d’un bénéfice ecclésiastique à la nomination de ses princes ; enfin je puis affirmer que M. le Prince de Conty, Duc de Mercœur, avait fait signifier judiciairement au Bailly de Froulay que Marie-Charles-Joseph, Sieur de Pougens, était son fils naturel, et qu’il demandait pour lui le titre et la croix de Chevalier de Malte, en vertu de ses droits et privilége de naissance. Le Grand-Maître ne manqua pas d’envoyer la croix de son ordre au jeune Pougens, sur le rapport de mon oncle, attendu que les récognitions d’un prince de maison souveraine équivalent toujours à des actes de légitimation ; et c’est d’où provient cette maxime de notre ancien droit coutumier, Nul bâtard ne saurait être débouté de noblesse, s’il est reconnu pour issu d’un prince. « Les Rois, dit un autre adage, ne sauraient faire en bâtardise que des Seigneurs et nobles Dames ; les Princes de race souveraine ne font que des Gentilshommes et simples Damoiselles ; mais les bâtards de tous les autres nobles ne sauraient être que des roturiers ou des bourgeoises, à moins que leurs parens n’obtiennent pour eux des lettres de légitimation et d’anoblissement « (ce que les souverains ne refusaient guère aux grand seigneurs). Ce privilége royal et principal, applicable aux bâtardises, est un bénéfice d’exception qui ne m’a jamais choquée ni surprise ; et comme ce sont les Rois qui font les lois civiles, je trouve assez naturel que les souverains législateurs ne fassent pas des lois restrictives au détriment de leur postérité. Je n’ai rien su de Mme de Guimont, si ce n’est qu’elle ne sortait jamais du château de l’Isle-Adam, et que la douairière de Conty l’avait en exécration. On disait que c’était la veuve d’un Écuyer de cette Princesse.

On ne me reprochera pas d’avoir profité de ce qu’il est convenu d’appeler les abus de l’ancien régime. Je n’ai jamais eu ni pensions ni faveurs de la cour, je n’ai jamais sollicité les bienfaits du Roi ni les secours de l’État pour aucun individu que j’aie pu soulager par moi-même, et vous pourrez vérifier que le cinquième de mon revenu se trouvait employé de cette manière-là ; enfin je n’ai jamais ni poursuivi ni fait poursuivre aucune personne en justice, à moins que ce ne fût sur mes terres, en ayant la précaution de me faire tenir au courant des procédures, afin de les arrêter lorsque la charité l’exigerait. C’était là ma règle générale, et avant nos procès contre les Lejeune qui voulaient s’emparer de votre nom, et contre Nicolas Bezuchet qui voulait me faire traîner à l’échafaud, ce qui était certainement le cas de se regimber, je n’ai jamais sollicité la punition de personne, excepté du Vicomte de Choiseul, et voici comment.

Ce Vicomte était un petit diffamé très malveillant et maldisant, ce qui n’est jamais difficile ; mais il était malfaisant quand il pouvait l’être[3]. Apparemment qu’il m’en voulait parce qu’on ne le laissait jamais entrer chez moi ; et toujours est-il qu’il alla se vanter d’avoir contrefait mon écriture et ma signature en écrivant le billet suivant à M. Turgot.


« Aussitôt la présente reçue, ne manquez pas, mon cher monsieur, de donner une place de finances, et c’est une bonne place, entendez-vous bien, à ce brave garçon dont le nom se trouve effacé, mais c’est égal. Je ne l’ai jamais ni vu ni connu, mais je sais qu’il est joli garçon. Il est très bien recommandé de la part d’une personne que je n’ai jamais ni vue, ni connue, mais elle en répond, et du reste, c’est ma cousine de Breteuil qui m’a envoyé cette requête pour vous la faire tenir. À raison du cousinage, ayez l’obligeance de m’écrire que vous ne le pouvez pas, afin que je puisse montrer votre lettre à la Baronne. »

Froullay-Créquy.


M. Turgot me répond ; je n’y comprends rien ; Lauzun s’en mêle, votre père se fâche, M. de Richelieu (doyen de Nossgrs les Maréchaux) nous rend le service de faire mettre mon fils à la Bastille, et le Duc de Choiseul a l’obligeance d’envoyer M. le Vicomte, avec son régiment, dans les Antilles, où il est resté de cinq à six ans. C’est la seule fois de ma vie que je sois intervenue dans une poursuite de lettres de cachet pour exécution d’emprisonnement ou d’exil.

Si le billet en question n’était pas de votre grand’mère de Créquy, il était de votre grand’mère de Simiane, et ce petit de Choiseul, qui n’avait aucune sorte d’esprit, n’avait fait autre chose que de le copier.

Je m’aperçois que je ne vous ai encore rien dit sur les économistes qu’il ne faut pas confondre avec les encyclopédistes. J’ai toujours eu l’intention de vous parler de M. Turgot, lequel était un véritable ami pour votre père et pour moi. Mais je n’ai pu retrouver les notes que j’avais écrites à son sujet, et bien m’en fâche[4] ; il était mon parent éloigné par les d’Esclots (ce qui n’est pas, comme vous pouvez bien le penser, mon quartier de prédilection), mais il ne s’en prévalait jamais. Je lui faisais toujours adresser mes billets de part à la main, je prenais ses deuils de famille et je me rappelle très bien que je lui écrivis à l’occasion du mariage de mon fils pour lui demander son contentement. Il arrivait tout aussitôt chez nous pou y faire bisite, ou quand il était dans son intendance de Limoges, il nous répondait courrier par courrier ; mais ses formules était purement et simplement celles d’une affection respectueuse : il a toujours eu l’air d’ignorer que nous fussions parens, et quand votre père lui disait quelques paroles sur l’air du cousinage, il inclinait sa tête, en répondant avec un air sévère et froid que ce serait bien de l’honneur pour lui ! Sa famille est très noble et très ancienne en Basse-Normandie : on aurait pu supposer qu’il agissait de la sorte, avec nous, par simplicité modeste, mais j’ai toujours pensé que c’était par excès de fierté.

Je vous ai déjà dit que M. de Maurepas fut l’auteur de sa disgrâce, et suivant la coutume de Versailles, il écrivit à M. Turgot un billet de condoléance au moment de son départ du ministère, celui-ci répliqua brusquement au premier Ministre ; il en fut blâmé, il en eut beaucoup de regret, ce me semble, et quoi qu’il en fût, voici les deux billets en question.


Lettre de M. de Maurepas à M. Turgot.

« Je m’empresse, Monsieur, de vous témoigner toute la part que madame de Maurepas et moi prenons à l’évènement qui vous concerne, et nous vous prions d’agréer l’assurance et l’expression de nos sentimens les plus particulièrement dévoués.

J’ai l’honneur d’être, etc.

le Comte de Maurepas.


Versailles, ce 12 mai.

Réponse de M. Turgot.

« Je ne saurais douter, Monsieur, de toute la part que vous avez prise à l’évènement qui me concerne, mais je vous dirai que, lorsqu’on a servi son maître avec fidélité, sans lui dissimuler aucune vérité utile, sans avoir à se reprocher ni faiblesse, ni fausseté, ni légèreté, ni dissimulation, ni frivolité volontaire, on peut se trouver éloigné de la direction d’un grand ministère, sans honte et sans crainte, je dirai presque, sans regrets.

« Il me semble qu’il ne saurait être question de madame de Maurepas dans tout ceci.

« J’ai l’honneur d’être avec les sentimens que je vous dois et que je vous porte depuis longtemps, Monsieur, etc.

A. R. Turgot.
  1. Voyez les Mémoires de M. de Pougens, qui ont paru peu de temps après la première publication des Souvenirs de Mme de Créquy.
  2. Marie-Julie-Thérèse de Brancas-Céreste, veuve de Jean-Anne-Julien de Larchan de Kerriado du Liscoët, Comte de Rochefort en Penthièvre et de Lyniac. Elle a épousé en secondes noces Louis-Jules-Mancini Mazarini, Duc de Nevers et de Nivernais, Prince de Vergagne et de l’Empire, Patrice romain, Pair de France, Grand d’Espagne et Noble vénitien (l’un des Quarante de l’Académie française). Il était veuf d’Hélène-Angélique Phélippeaux de Pontchartrain, mère de Mmes de Gisors et de Brissac.
    (Note de l’Auteur.
  3. Arnould-Louis-César de Choiseul, Vicomte de la Baulme, ancien Colonel du régiment de Poitou, né à Versailles en 1755, mort à Paris en 1828.
    (Note de l’Éditeur.)
  4. Anne-Robert Turgot, Marquis de Soumonts, Baron d’Estrepagny, Seugneur de Changy, Courcelles, Anvry, Chastenay, La Combe et autres lieux ; Commandeur de l’ordre du St.-Esprit, Conseiller du Roi en tous ses conseils, ancien Contrôleur Général des finances et ministre d’état de S. M., né en 1717, mort en 1781.

    « Parmi tous les gens qui s’occupent de nos affaires, disait le Roi Louis XVI, je ne connais que M. Turgot et moi qui aimions véritablement le peuple français.

    (Note de l’Édit.)