Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 6/02

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 6p. 50-59).


CHAPITRE II.


Jean-Jacques Rousseau à Ermenonville. — Le Marquis de Girardin. — Cause de l’inimitié que lui portait M. de Créquy. — Lettre de J.-J. à Mme de Créquy. — Réponse de l’auteur. — Le châtelet de Jossigny. — Disposition religieuse de Rousseau. — Sa mort. — Ses confessions et leurs variantes. — Le tombeau de Jean-Jacques et son inscription. — Épigramme du Marquis de Créquy. — La curée du cerf, anecdote racontée par Louis XVIII.

Pendant les joies triomphales et les agitations intérieures de M. de Voltaire, on apprit que mon pauvre Jean-Jacques était allé se réfugier sous la protection du propriétaire d’Ermenonville, qui s’appelle, ainsi que je vous l’ai dit, M. Girardin.

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À la vérité, c’était un ami de la famille le Jeune de la Furjonnière, il avait agi contre nous tant qu’il avait pu, et je crois bien que M. votre père en disait plus que moins sur son compte ; mais toujours est-il que c’était un singulier personnage en philosophie : il était le nigaud de la troupe, et je renvoie ceux qui voudraient en douter, à la lecture des inscriptions qu’il a fait mettre dans son jardin. Je ne vous parlerai pas de Mme sa femme, attendu, premièrement, qu’il ne faut pas croire tout ce qu’on dit, et puis parce qu’il est des choses que je saurais tourner d’une manière honnête et convenablement.

Rousseau ne pouvait résister nulle part à son mécontentement de lui-même, a sa défiance des autres ; à ses imaginations noires ; au milieu desquelles il ne cessait de rêver des perfidies, des hostilités dissimulées et des trahisons[1]. Il n’avait pu tenir à Montmorency chez la Maréchale de Luxembourg ; il s’était enfui d’une petite maison. très commode ; où les d’Épinay l’avaient fait s’établir avec sa bibliothèque et sa Thérèse ; et pourtant, il m’avait écrit du même lieu qu’il appelait son Ermitage, et dont il faisait des récits enchanteurs ; mais son contentement ne dura guère, ainsi qu’il me le témoigna par la lettre suivante :


« Madame,

« Mon inconcevable situation dont personne n’a d’idée, pas même ceux qui m’y ont réduit, me force à entrer dans les tristes détails que je vous adresse et que je compte publier par la voie des journaux de France et de l’étranger.

« Ma femme est malade depuis longtemps, et le progrès de son mal, qui la met hors d’état de soigner son petit ménage, lui rend les soins d’autrui nécessaires pour elle-même, quand elle est forcée de garder son lit.

« Je l’ai jusqu’ici gardée et soignée dans toutes ses maladies : la vieillesse et la faiblesse qui la suit ne me permettent plus de lui rendre les mêmes services ; d’ailleurs, le ménage du pauvre, tout petit qu’il soit, ne saurait se faire tout seul il faut se pourvoir au dehors des choses nécessaires à la subsistance  ; il faut les préparer ; il faut maintenir la propreté dans sa maison, et ne pouvant remplir ces soins à moi tout seul, j’ai été forcé, pour y pourvoir, d’essayer de donner une servante à ma femme. Dix-huit mois d’expérience m’ont fait connaître les inconvénients inévitables de cette ressource dans une position pareille à la nôtre, et nous avons éprouvé que la corruption descendait jusqu’à mendier le secours d’une servante afin de nous trahir avec plus de suite et plus de sûreté.

« Réduits à vivre absolument seuls, et néanmoins hors d’état de nous passer du service d’autrui, il ne nous reste, dans les infirmités et l’abandon, qu’un seul moyen de nous soutenir pendant nos vieux jours ; c’est de trouver quelqu’asile où nous puissions subsister à nos frais, mais exemptés d’un travail qui désormais surpasse nos forces, et de détails et de soins dont nous ne sommes plus capables[2].

« Du reste, de quelque façon qu’on me traite, qu’on me tienne en clôture formelle ou en apparente liberté, dans un hôpital des pauvres, dans un hospice des fous, ou dans un désert, avec des gens doux ou durs, faux ou francs, si de ceux-ci il en est encore, je consens à tout, pourvu qu’on rende à ma femme les soins que son état réclame, et qu’on nous donne le couvert, les vêtements les plus simples et la nourriture la plus sobre, sans « que je sois obligé de me mêler de rien. Nous donnerons pour cela le peu que nous avons d’argent, d’effets et de rentes, et je pense que cela pourra suffir pour des provinces où les denrées sont à bon marché, ou bien dans les maisons destinées à cet usage, où les ressources de l’économie sont connues et pratiquées avec intelligence.

« Nous nous soumettons de bon cœur à toutes les privations qui sont devenues de nécessité pour «nous[3]. »

— Rousseau, mon ami, lui répondis-je, agitation nerveuse, infirmité naturelle, et peut-être artificielle ! Votre femme n’est pas tellement malade, qu’elle ne puisse aller journellement de l’Ermitage à Montmorency en se promenant, et quelquefois jusqu’à Sarcelles, afin d’en gagner plus d’appétit, dit-elle aux passants. Si vous vouliez une lettre pareille à celle-ci, que ne dira-t-on point sur la puérilité de votre circulaire, où l’on y verra de la vanité dolente, avec une sorte de prétention cynique ? excusez ce mot-là. Vos ennemis diront que vous n’avez pas eu l’esprit de trouver une bonne servante, ou bien que vous êtes si mauvais maître et si défiant, que vous ne sauriez la garder. Pourquoi n’avez-vous pu garder la sœur de ma laitière de Jossigny, qui est la plus honnête et la meilleure fille de la terre ? ne me direz-vous pas aussi que vingt écus de gages étaient ruineux pour vous, ou que cette fille était payée pour vous trahir ? mais trahir sur quoi ? payée par qui ? voilà ce que vous ne sauriez dire, et pour l’amour de Dieu, n’allez pas nous attirer l’embarras de répondre à ces deux questions-là ! Ce serait donner la partie trop belle à ceux qui vous guettent et dont vous attisez continuellement l’inimitié. Je vous conjure et vous supplie, mon cher ami, de ne rien publier sur un projet qui me paraît déraisonnable, avant que nous en ayons causé raisonnablement, si nous pouvons ; je vous conjure et vous supplie, encore une fois, mon bon Rousseau, d’aller vous établir à Jossigny où vous serez seigneur et maître, et pour entrer dans les menus détails, je vous répète encore une fois que vous y trouverez d’excellents vins dans la cave et des sucreries à l’office, avec de belles fleurs au jardin, de bons légumes au potager, des fruits au verger, des oiseaux dans la volière et force volaille à la basse-cour ; il y a toujours de la vaisselle d’argent, des bougies, des cristaux, du linge, et de la glace avec du bois de chauffage, ainsi que toutes sortes de provisions, jusqu’à des chandelles ainsi vous n’aurez besoin d’y porter autre chose que vos livres et vos habits. J’irai chercher votre réponse au premier beau jour, et je vous demande, en grâce de vous décider pour Jossigny[4].

Rousseau ne me répondit rien ; quand il revint à Paris, j’étais absente, et avant que je ne le pusse aller voir, on apprit qu’il était parti pour Ermenonville, où les Girardin avaient fait disposer un logement pour lui dans un bâtiment de service attenant à leur château. Il était logé fort à l’étroit, m’écrivait-il au bout de six mois ; et, sur toute chose, il était incommodé par l’humidité de sa chambre et par le voisinage de la basse-cour.

J’appris sa mort inopinément, en sortant de la messe, aux Jacobins, et ce fut par Mme de Tingry qui ne ménagea pas les termes[5]. Je lui dis de me laisser rentrer dans l’église afin d’y prier le bon Dieu pour ce pauvre philosophe, et je ne pouvais m’empêcher d’y larmoyer sous mon coqueluchon. Il était mort le 2 juillet 1778, environ six semaines après Voltaire, et ce fut par un coup d’apoplexie, en rentrant de la promenade, et vers onze heures du matin. Il était né le 28 juin 1712, à Genève, ou son père était horloger-mécanicien. Il a laissé des Mémoires, où, ce me semble, il y aurait beaucoup de retranchements à faire pour l’honneur de sa réputation mais il était devenu si bizarrement fou, qu’il ne m’est pas démontré que tout ce qu’il y dit contre lui soit exactement vrai. Il avait, sur une vilaine histoire de sa jeunesse, plusieurs versions de rechange, et je ne sais à laquelle de ces deux ou trois variantes il se sera définitivement arrêté ? Quand il en relisait devant moi des paragraphes et que je l’y prenais en fraude, il me disait en rougissant qu’il avait peur d’en agir envers lui-même avec un ménagement injuste, et qu’il aurait honte de paraître meilleur qu’il ne l’était véritablement. — Mais, lui répondais-je, s’il est criminel et honteux de calomnier les autres, il ne doit pas être permis de se calomnier soi-même en écrivant les mémoires de sa vie ; on s’expose à donner mauvais exemple, et tout au moins du scandale ; enfin, comment avez-vous pu varier et vous tromper sur un article pareil à celui dont il s’agit ? et c’était principalement là-dessus qu’il entrait en impatience au point de m’en impatienter. Je sais positivement qu’il existe deux copies des Mémoires ou Confessions de Rousseau qui ne sont pas semblables, et l’un de ces deux manuscrits contient des révélations tellement fâcheuses contre la secte philosophique, que je ne doute pas que les coryphées de ce parti n’emploient tous les moyens pour le soustraire à la curiosité du public [6].

M. Girardin n’avait eu garde de laisser venir un prêtre auprès de ce malheureux Jean-Jacques, et Dieu sait pourtant qu’il aurait trouvé Rousseau dans une disposition qui n’avait plus rien d’hostile à notre sainte religion. Je puis vous assurer qu’il était allé, sinon précisément se confesser, au moins conférer religieusement et fort humblement avec M. du Lau, le nouveau curé de Saint-Sulpice, environ sept à huit jours avant de quitter Paris. Il est inhumé comme un chien danois, au milieu d’une grenouillère et sur un îlot, dans une manière de sépulcre à la hauteur de trois ou quatre pieds. M. Girardin vient d’y faire graver la plus substantielle et la plus concise de toutes ses compositions : Ici repose l’homme de la nature et la vérité. Voilà son chef-d’œuvre en fait d’inscriptions lapidaires. – Mais puisqu’il est en si belle disposition d’enthousiasme pour la nature et la vérité, nous a dit mon fils, pourquoi se fait-il appeler le Marquis de Girardin ?

Monsieur, frère du Roi, se mit un jour à me raconter (je ne savais pourquoi ?) qu’il était allé chasser dans la capitainerie de Chantilly, et qu’ayant suivi le cerf à grand renfort de princes et d’officiers, de sonneux, de piqueux, de limiers et de valets de chiens, on déboucha par un gaulis qui longeait une mare où la bête alla se jeter aux abois, pour de là grimper sur un tertre entouré d’eau, ce qui n’empêcha pas tes chiens de la poursuivre à la nage et les chasseurs de s’y rendre à gué sur leurs jambes, en barbottant dans l’eau trouble, attendu qu’on voyait du bord que deux ou trois chevaux n’y sauraient tenir, parce que c’était une manière d’îlot gros comme le poing. On y tue la bête, on l’étend sur une grosse pierre, on l’éventre, et — Tayaut ! Tayaut ! Tout beau, Miraut, Ton-ra-haut ! Mi-ra-haut ! — Quelle est cette vilaine maison-là ? demanda quelqu’un. — C’est le château d’Ermenonville. — Comment donc, serions-nous dans la fameuse île des Peupliers ? …… — Imaginez que, sans se douter de rien, poursuivit Monsieur d’un air hypocrite et malicieux, on avait fait la curée sur le tombeau de l’illustre Jean-Jacques ! Mme de Simiane, à qui, j’ai conté cette profanation, s’en est évanouie d’émotion philosophique et de chagrin. Je sais que vous avez protégé Rousseau, reprit-il en sous-œuvre, mais je ne vous crois pas de ces pèlerines à Ermenonville qui vont y chanter la complainte de la rose sur le monument ; comment trouvez-vous notre aventure ?

— Monseigneur, il est très vrai que j’affectionnais Rousseau, lui répondis-je avec un sérieux qui l’étonna ; mais je n’ai pas bien compris ce que m’a dit Monsieur ; je n’entends rien aux finesses de vénerie non plus qu’aux termes de chasse et je n’y saurais trouver le mot pour rire.

  1. Mon pauvre Jean-Jacques était devenu tellement déraisonnable qu’il ne doutait pas que le Roi Louis XV et le Duc de Choiseul n’eussent agi contre lui (Jean-Jacques Rousseau) et à l’instigation de Voltaire; en s’emparant de l’île de Corse ; et précisément, tandis qu’il était à rédiger un projet de constitution magnifique ! une constitution qu’il devait envoyer à M. Paoli pour les Corses, et dont les insurgents de Pologne auraient pu faire leurs profits ! J’avais d’abord imaginé qu’il avait envie de se calomnier ; ou de se divertir à ses dépens ; mais il en parlait le plus sérieusement du monde, et je n’avais pas le courage d’en rire.
    (Note de l’Auteur.)
  2. M. le Begue de Presle, censeur royal et docteur en médecine, était un ancien ami de Rousseau, et le médecin de ma belle-fille. Il nous a conté qu’il était allé voir Jean-Jacques à Ermenonville, environ quinze jours avant sa mort, et qu’il l’avait trouvé portant une dame-jeanne remplie de gros vin rouge, et remontant péniblement l’escalier de sa cave : — Comment prenez-vous cette peine-là, mon ami ? — Mais je n’ai personne… — Et Mme Rousseau qui se porte si bien ?… — Que voulez-vous, quand elle va dans la cave, elle y reste…
    (Note de l’Auteur.)

    L’éditeur de la Correspondance de Grimm a cité la même anecdote, en s’appuyant sur l’autorité du Docteur Begue.
    (Note de l’Éditeur.)
  3. Cette lettre a été imprimée dans les Œuvres de Rousseau, d’après une copie qu’on avait trouvée dans ses papiers, mais ces deux versions sont un peu différentes…
    (Note de l’Éditeur.)
  4. Ce châtelet qui m’a été légué par ma grand-mère, avait été célébré par un digne homme appelé Messire Jacques Levasseur, chanoine de Noyon, lequel était Aumônier de Mme de Froulay. Il y composa deux poèmes intitulés : le Bocage de Jossigny, et le Rosier des Vierges, où se trouve compris le Verger des Nymphes, que fait mes délices.

    « Jossigny m’a sauvé la vie en mon séjour,
    « Et le gai Jossigny fait l’honneur de la Brie ! »


    (Note de l’Auteur.)
  5. A. J. des Laurens, marié en 1769 à Joseph-Maurice-Annibal de Montmorency-Bouteville, Prince de Tingry, Marquis de Breval et Comte de Beaumont. Il était stupide au point d’en impatienter sa femme, et c’est beaucoup dire.
    (Note de l’Auteur.)
  6. Les Confessions de J-J. Rousseau ont été publiées en 1784 ; le Chevalier de Bonnivard, neveu de Mme de Warrens n’a pas manqué de faire démentir les infamies que leur auteur avait accumulées sur cette malheureuse femme. Ce mémoire justificatif, que tout le monde peut lire est terminé par une lettre de Claude Anet qui vivait encore au mois de juillet 1786, à Coutamines-sur-Arve, en Savoie ; ainsi tout ce que Jean-Jacques nous a conté sur le mouvement de joie qu’il n’avait pu s’empêcher d’éprouver à la mort de son ami Claude Anet, en pensant qu’il allait hériter de son bel habit noir, qui lui avait donné dans la vue, est une fausse confession un aveu mensonger, une invention calomnieuse à l’égard de lui-même ; ainsi, jugez du reste ?
    (Note de l’Auteur.)