Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 6/01
CHAPITRE PREMIER.
On apprit avec étonnement que Voltaire avait obtenu la permission de revenir à Paris, et qu’il allait débarquer dans cette ridicule maison de Mme de Villette (prétendue Belle-et-Bonne), au coin de la rue de Beaune et du quai des Théatins[1]. Il y descendit effectivement, le 10 février 1778, et, sans y prendre une minute de repos, il s’achemina sur ses jambes, et se rendit impatiemment chez son bon ami d’Argental qui demeurait sur le quai d’Orsay, tout auprès de l’ancien hôtel d’Aiguillon, qui est aujourd’hui la maison des coches[2]. Il était enveloppé dans une grande pelisse de velours cramoisi galonnée d’or et fourrée de martre, avec un bonnet assorti, ce qui fit que les passants le prirent pour un masque, et que les polissons se mirent à crier sur lui. Voici le bulletin de ses faits et gestes, ainsi que je l’avais écrit pour Mme de Louvois.
Le lendemain matin, dès sept heures, il était sorti de son lit, et recevait déjà des félicitations philosophiques. Il était enveloppé dans sa fourrure, et coiffé de nuit, parce qu’il était mourant et qu’il allait se recoucher, disait-il à tout le monde, mais ceci n’en dura pas moins jusqu’à dix heures et demie du soir. Mmes Denys et de Villette étaient établies dans une première pièce dont on usait comme d’une salle d’attente, tandis que MM. d’Argental et de Villette allaient à tour de rôle annoncer les visiteurs, avec un air d’importance et de solennité risible. Il nous fut dit qu’aucune personne de bonne compagnie n’avait osé s’y présenter ce jour-là. Mme de Villette faisait la bonne, et la grosse Mme Denys faisait la belle avec une persistance admirable.
Le jour suivant, grand nombre de personnes envoyèrent demander des nouvelles de M. de Voltaire, attendu qu’il s’était évanoui en apprenant inopinément la mort de M. Lekain. Il avait mis un crêpe autour de son bonnet de nuit, en guise de serre-tête. Il en resta deux ou trois jours inaccessible, et tout-à-fait inconsolable, à ce que disaient ses amis ; enfin il reçut une députation des acteurs de la Comédie Française, qui venaient pour le complimenter et pour se lamenter, mais qui le trouvèrent gai comme un pinson. Il se mit à leur parler politique, et à leur lire une lettre du roi de Prusse, qu’il avait reçue nouvellement. — Remarquez bien, Mesdames et Messieurs, leur disait-il, que S. M. pose en principe qu’il ne faut jamais s’emparer du bien d’autrui, et je vous dirai pourtant que ce héros cherche à s’approprier une partie de la succession de feu M. l’Électeur de Bavière ; ainsi va le monde ; et pour ce qui regarde M. le Comte de Falkenstein, autrement dit l’Empereur Joseph second, je ne serais pas étonné qu’il ne voulût déclarer la guerre aux Turcs, et, par ma foi j’en serais bien aise, à cause de l’estime et l’amitié que j’ai pour les Transylvains ! Vous pensez bien que des comédiennes et des comédiens ne comprenaient pas grand’chose à cette affection pour les Battoris et les autres Magnats de Transylvanie.
M. de La Vaupalière, qui n’avait rien de bien grave, était pourtant confondu de la prodigieuse légèreté de ce vieillard, et surtout de son défaut de mesure. — « Je prends mon parti de ne pouvoir obtenir la permission d’aller à Versailles, disait-il un jour en présence de sept à huit personnes. Si le Roi n’avait pas songé qu’il pouvait me parler de ma chasse de Ferney, il m’aurait ri au nez avec son affabilité ordinaire. La Reine ne m’aurait parlé que de mon théâtre ; Monsieur m’aurait demandé le compte de mes revenus ; Madame aurait bien voulu me citer un ou deux vers de mes tragédies ; M. le Comte d’Artois m’aurait dit quelque malice, et Mme la Comtesse d’Artois ne m’aurait dit rien du tout. Voilà ce qui me serait arrivé ; je n’en dirai pas davantage… » Et moi je vous dirai que tout ceci fut trouvé prodigieusement insolent !
La dernière fois que Voltaire ait dîné à table chez M. de Villette, il y avait beaucoup de beau monde, et comme il n’aperçut pas devant son couvert un certain gobelet qu’il avait fait graver à ses armes, et qu’il avait apporté de Ferney, — Où est mon gobelet ? demanda-t-il, en se retournant avec des yeux étincelants du côté d’un grand benêt de Franc-Comtois qui le servait à table, et qui n’avait pas d’autre emploi dans sa maison. Le domestique se met à balbutier… — Ennemi de ton maître, s’écria-t-il en furie, je veux mon gobelet ! Va-t’en me chercher mon gobelet ! Je veux boire dans mon gobelet ! ou je ne dînerai pas ! Et voyant que le gobelet ne se trouvait point, il se lève en jetant sa serviette au milieu de la table, et il s’enfuit dans sa chambre où il se renferme à doubles verrous. Mme Denys, M. de Villette et sa marquise, assistés de tous les d’Argental et les Mignot, furent successivement le supplier de vouloir bien redescendre, et tout au moins de leur ouvrir sa porte, mais il ne répondait pas une parole ; et comme on imagina qu’il avait pu s’évanouir de colère, on prit le parti d’appliquer une échelle à la fenêtre de son cabinet, et d’y faire monter un certain M. de Villevieille, qui rompit une vitre et tourna l’espagnolette afin d’entrer dans l’appartement.
— C’est vous, mon tout aimable, lui dit Voltaire avec une douceur parfaite ; eh bien, puisque vous voilà, causons tranquillement, parlons raison, venez vous asseoir, et dites-moi ce que vous voulez.
— Je viens, au nom de tous vos amis désolés, vous supplier de vouloir bien descendre.
— Mais c’est que je n’ose, mon bon ami, on va se moquer de moi.
— Ne croyez donc pas cela, Monsieur, tout le monde a ses idées possessives, on tient à son verre, à sa plume, à son couteau, rien n’est si naturel !
— Mais peut-être que vous cherchez à m’excuser à mes propres yeux ? reprit-il avec un air outragé, — je n’en ai pas besoin ; j’ai vu quelque part que le sage Locke était horriblement colère. Allons, descendez le premier, mais faites en sorte que cet exécrable Comtois ne paraisse pas devant moi ; j’en enragerais de fureur et j’en mourrais de chagrin.
Il reparut en faisant une moue d’enfant gâté ; il se rassit à table, et le dîner s’arrangea pour le mieux, après une heure et demie d’interruption.
Il fallait que toutes ces dames invitées par M. de Villette fussent bien parfaitement philosophes pour ne pas se montrer surprises ou choquées de cette algarade impertinente ? aussi bien, quand on me demanda si je ne comptais pas aller voir M. de Voltaire, répondis-je assurément que je n’étais pas devenue assez stoïcienne pour affronter patiemment les exigences et les brusqueries d’un vieux écolier ; qu’il fallait être une élève du Portique pour ne pas lui rompre en visière, et que rien ne pourrait m’empêcher de le repousser à la place où pendant près de soixante ans j’avais su le maintenir devant moi.
— N’ayez nulle inquiétude à cette occasion-ci, disait M. de Richelieu ; Voltaire a toujours eu de vos moqueries et vos exécutions des frayeurs mortelles ; il n’aura garde, et je vous en réponds, de rien dire et rien laisser dire en présence de vous qui vous puisse déplaire ou disconvenir.
— Il a commis des indignités que je ne lui pardonnerai jamais, répliquai-je à tous ces beaux compliments. Il a pris la peine de m’écrire pour me prévenir de son retour, en me disant qu’il serait bien aise de pouvoir tomber aux pieds de LL. MM. ; je lui ai répondu (charitablement) qu’à son âge, il avait à s’occuper d’un plus grand voyage que celui de Paris à Versailles. S’il était venu chez moi, comme il en avait l’intention, je l’aurais traité poliment, mais comme il ne sortira plus de chez lui, nous ne nous reverrons pas ; je m’en ferais un scrupule, et je ne vous donnerai jamais l’occasion de vous scandaliser de mon indulgence ou mon indifférence pour des impiétés comme celles qu’il a mises au jour. Je vous jure que je ne lui donnerai signe de vie ni d’amitié, et vous verrez que je tiendrai parole.
À la suite de cette contrariété pour un gobelet, M. Tronchin fut appelé par les amis de Voltaire, auxquels il défendit de le laisser sortir de sa chambre, et de lui laisser recevoir qui que ce fût. Mais malgré toute la sollicitude et la prudente réserve de M. de Vittette, il se crut obligé de laisser arriver jusqu’à son hôte (qui, pour cette fois, souffrait réellement et cruellement d’une strangurie), madame Necker, accompagnée de M. Francklin, le plénipotentiaire américain, et de M. Balbâtre, l’organiste de Saint-Eustache. On fut enchanté de la vivacité d’esprit et de la recherche qu’il employa pour cajoler et captiver l’illustre épouse de M. le Contrôleur-général des finances, et bien qu’il souffrît d’un grand mal de tête, il voulut absolument flatter l’amour-propre de ce protégé de Mme Necker, c’est-à-dire le joueur de clavecin, auquel il fit exécuter une sonate pendant laquelle il s’endormit profondément.
On apprit, le 20 février, que M. de Voltaire avait les jambes enflées, et que le docteur Tronchin l’avait envoyé se mettre au lit, en disant que, s’il ne changeait pas de régime, il n’avait pas huit jours à vivre.
On apprit aussi que M. de Voltaire avait été cruellement désappointé de ce que l’Empereur Joseph n’avait pas voulu s’arrêter à Ferney pour y voir ce grand philosophe, et que c’était en exécution de la promesse qu’il en avait faite à l’Impératrice sa mère, attendu que la digne et judicieuse Marie-Thérèse a toujours regardé Voltaire comme étant le contempteur de la divinité, et par conséquent l’ennemi de l’humanité.
Mme Necker avait permis à son autre acolyte, le docteur Francklin, d’amener avec lui M. son petit-fils, âgé de quatre ans, et par une sorte d’adulation ridicule, il supplia Voltaire de lui donner sa bénédiction. Le patriarche de Ferney, qui n’était pas moins dramaturge que le philosophe américain, se leva d’un air hiérophantique ; il imposa ses deux mains sur la tête de ce petit bon-homme, et se mit à crier à tue-tête avec une voix du diable enrhumé. Liberté, Tolérance et Probité ! Il faut convenir que le mot probité se trouvait bien placé dans la bouche de Voltaire, et surtout s’il y comprenait la probité historique et scientifique.
Mme du Barry vint prendre place à côté de Mme Necker, qui lui fit des politesses infinies, et M. de Voltaire acheva d’épuiser toutes ses formules de galanterie, de flagorneries et d’adoration. Il ne trouva rien de mieux séant que d’appeler Mme du Barry Votre Divinité, comme on dirait Votre Altesse, et comme aurait pu faire un Grec du Bas-Empire à l’Impératrice et Reine éternelle, au palais des Blaquernes, au temps des Cantacuzènes et des Parapinaz.
M. de Maurepas s’aventura jusqu’à parler du vif désir exprimé par cet estimable écrivain, lequel ambitionnait de venir à Versailles, afin de s’y pouvoir trouver sur le passage de S. M. Mais le Roi déclara qu’il n’aimait ni n’estimait M. de Voltaire, et que c’était déjà beaucoup d’indulgence à lui de fermer les yeux sur sa présence à Paris. On espéra qu’il ne tarderait pas à s’en retourner à Ferney, comme il en donnait l’assurance, et les choses en étaient là lorsqu’il fut pris d’un crachement de sang dont Mme Denys s’effraya très justement. C’était à la suite des répétitions de sa tragédie d’Irène, dont il avait pris la peine de déclamer tous les rôles, afin de guider les comédiens et de leur en donner le ton, disait-il. Comme il ne trouvait jamais qu’on pût et voulût crier assez fort, il avait tant crié qu’il s’était rompu un vaisseau dans la poitrine, et Tronchin déclara formellement à ses parents et ses amis qu’il n’en reviendrait pas.
On imagina pour le désennuyer de lui faire lire, par M. Laharpe, une tragédie dudit M. Laharpe, mais il parut que la mauvaise déclamation de cet auteur ne le fatigua pas moins que les nombreuses corrections qu’il ne pouvait s’empêcher de lui indiquer. Il en eut un redoublement de fièvre, et Tronchin défendit qu’on lui parlât de littérature, de politique ni de religion surtout ! Tronchin savait très bien qu’il allait mourir, mais ceci n’a rien d’extraordinaire ou d’inconséquent de la part d’un médecin calviniste, et surtout d’un homme de Genève.
À partir de ce moment-là on ne le laissa causer avec personne ; on ne faisait que le montrer à ceux qui venaient pour le voir ; il essayait de sourire et faisait une grimace accompagnée d’un signe de tête aux personnes qu’il voyait avec plaisir, et pour témoigner que les autres lui déplaisaient, il se mettait à pousser des cris affreux !!! Quand il avait été question de lui donner une garde-malade, il avait demandé qu’elle fût jeune et jolie : c’était une grande et belle fille âgée de vingt ans ; mais au commencement du carême où l’on entrait, Voltaire exigea qu’elle ne fît pas maigre. Il se divertissait à lui faire rompre son jeûne au moins cinq à six fois par jour ; il ne voulait jamais prendre une tasse de bouillon sans en faire boire à cette fille qui finit par s’en impatienter et par le planter là. C’était un monstre, disait-il alors, une scélérate, un jésuite en cornette ; et, sans aucun doute, elle aurait fini par l’étrangler ! Il allait jusqu’à soutenir que cette fille était un garçon que les envieux de sa gloire avaient travesti pour l’empoisonner dans un clystère, et quand son auditoire était des plus bénévoles, il ajoutait que M. le Lieutenant-Général de police l’en avait fait prévenir.
Cependant la prudence de M. Tronchin fut alarmée de quelques paroles échappées à M. de Malesherbes. Il avait été question de l’exiler de Paris, à raison de sa clinique anti-canonique ; et voilà M. Tronchin qui fait volte-face à ses interdictions, en allant déclarer à Mme Denys, que, si M. son oncle a des intentions religieuses à manifester, ce sera pour le mieux. Mme Denys lui répondit qu’on n’y trouverait sûrement aucun empêchement de la part de son oncle, attendu qu’il avait l’habitude de se confesser et de se faire administrer toutes les fois qu’il se croyait bien malade, et qu’à sa propre connaissance et de compte fait par elle, il avait déjà reçu l’absolution sept à huit fois, depuis huit ou dix ans.
Le Curé de Saint-Sulpice envoya d’abord auprès de Voltaire un prêtre habitué de son église, appelé l’abbé Gauthier. Celui-ci fut satisfait de son entrevue préliminaire avec le philosophe, et M. le Curé, qui ne manqua pas de le visiter le lendemain matin, n’eut aucune peine à obtenir de lui cette déclaration que le malade écrivit au courant de la plume, et dont j’ai vu l’original entre les mains de feu M. l’Archevêque :
« Ce 2 mars 1778, étant à Paris, dans la maison de M. le Mis de Villette, je soussigné, François-Marie Arouet de Voltaire, Écuyer, Seigneur de Ferney, Semaise et autres lieux, Gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, l’un des quarante de l’Académie française, etc., déclare que, me trouvant attaqué, depuis quatre jours, d’un vomissement de sang, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, et n’ayant pu me rendre à l’église, Monsieur le Curé de Saint-Sulpice, sur la paroisse duquel je me trouve, ayant eu la charité d’ajouter à ses bonnes œuvres cette d’envoyer auprès de moi M. l’abbé Gauthier, je me suis confessé à lui ; et que si Dieu dispose de moi, je meurs dans la communion de la sainte église, catholique, apostolique et romaine, où j’ai eu le bonheur de naître, espérant de la miséricorde divine qu’elle daignera me pardonner mes péchés ; et je déclare que si j’ai scandalisé l’Église, j’en demande humblement pardon à Dieu et à elle. En foi de quoi j’ai signé en présence de M. l’abbé Mignot, mon neveu et de M. le Mis de Villevieille, mon ami, les mêmes jour et an que dessus.
M. de Villette osait ajouter que Voltaire aurait dit à l’Abbé de Tersac, après avoir signé cette déclaration :
— « Vous avez raison, M. le Curé, il faut entrer dans le giron de l’Église, il faut mourir dans la religion de son père et de son pays : si j’étais aux bords du Gange, je voudrais expirer ayant une queue de vache à la main. »
Le Curé de Saint-Sulpice m’a protesté que Voltaire n’avait rien dit de semblable en sa présence, et qu’il avait pleuré très abondamment après avoir écrit sa déclaration.
M. Tronchin, qui n’était pas marquis et qui ne se croyait pas inviolablement indépendant, comme M. de Villette, fit imprimer, dans le Journal de Paris, un bulletin des plus emphatiques au sujet de cet illustre malade, qui devait toujours voir, ainsi que Damoclès, une épée suspendue par un fil au-dessus de sa tête, etc.
— M. l’anatomiste, disait Voltaire au docteur Lorry, pourquoi vous étonnez-vous de ce que je me suis confessé ; vous me croyez donc bien impie ?
— Comment donc, lui répondit le docteur,
« Vous craignez qu’on l’ignore et vous en faites gloire »
Vers de Voltaire, et celui-ci se prit à crier : — « Je veux m’en aller de cette maison-ci ! je ne veux pas être tyrannisé par mes amis, pas plus que par mes ennemis, ni par les savants non plus que par des ânes ; je ne veux pas qu’on jette mon corps à la voirie ! Je suis un enfant de Paris, entendez-vous, un enfant bien né, qui n’a pas été trouvé dans de la paille, et je veux que mes funérailles soient aussi décentes que mon baptême ; j’y veux des cierges à profusion, des cierges allumés ! je veux des tentures noires avec des litres de velours, avec des croix d’argent, des larmes et des franges d’argent, et les armes de M. de Voltaire de tous les côtés. Je veux un drap mortuaire pour me couvrir, un drap superbe, et de l’eau bénite comme s’il en pleuvait ! — Ah ! juste Dieu, que je souffre ! Si ma nièce n’a pas l’esprit de me trouver un autre logement où l’on veuille me laisser mourir tranquille, je vas m’en aller à Ferney ; je mourrai en chemin, ça m’est égal… — Allez au diable ! dit-il à son neveu d’Hornoy qui se disposait à l’interrompre, allez au diable, et laissez-moi faire des signes de croix tant que je voudrai ! »
Avant de procéder à l’administration des sacrements, l’Archevêque ordonna qu’il eût à faire une rétractation dans les règles. « Mais j’ai toujours désavoué les écrits dont vous voulez parler, s’écria-t-il, et toutes les impiétés qu’on m’attribue sont des inventions calomnieuses !… » On s’occupait à faire une liste des ouvrages qu’il aurait à désavouer, lorsque MM. Dalembert et Condorcet vinrent lui reprocher sa faiblesse. — « Je ne veux pas qu’on me jette à la voirie ! répliqua-t-il en grinçant des dents, et si l’on finit par m’impatienter, je sais bien ce que je ferai ! je ferai un vœu à sainte Geneviève ; je le ferai publier dans la Gazette de France ; je ferai peindre un ex-voto qui représentera Voltaire agenouillé devant la châsse ; et puis je ferai des amendes honorables ; je donnerai toute ma fortune aux incurables ; enfin je vous ferai tous damner pour me sauver de la voirie………… Eh, mes amis, poursuivit-il avec une voix lamentable, Voltaire se meurt, Voltaire crache son sang, ne voyez-vous pas que sa tête s’en va, sa tête n’y est plus ; laissez donc tranquille un pauvre vieillard qui voudrait mourir en paix avec son bon maître, le Roi de France, avec Monseigneur l’Archevêque, notre pasteur, et la bienheureuse Geneviève de Nanterre, patronne de Paris ! »
« Savez-vous bien reprit-il avec énergie, que ma grand’mère était très dévote à sainte Geneviève et que son mari fut un des xvi porte-châsses à la procession de 1685 ! Vous croyez peut-être que ce n’était rien du tout que de porter la châsse de sainte Geneviève ? Dites-moi donc cela pour que je vous étrangle et que je vous arrache les yeux ! »
Tous les Philosophes étaient consternés.
Quand ils se furent retirés, la fureur dans l’âme, Voltaire se fit lire par le sieur Gagnière un ou deux chapitres de l’Introduction à la Vie dévote (par saint François de Sales), il s’endormit paisiblement, et comme il y eut pendant cinq à six jours un mieux sensible dans son état, il se remit à dicter des corrections pour sa tragédie d’Irène et fit écrire le plan d’une autre conception dramatique à laquelle il aurait donné le nom d’Agathocle ; il interrompait souvent ces travaux pour s’occuper des plus petits détails de ménage, et tous les mémoires du temps rapportent une histoire de couverture dont je n’avais rien appris dans ce temps-là. C’était, nous disent-ils, un présent qu’il aurait voulu faire à sa garde-malade ; mais il ne voulut donner que 15 livres pour cette couverture de laine, le marchand n’en voulait pas moins de 17, et Mme Denis paraissait incliner à faire le sacrifice de ces deux livres tournois, lorsque son oncle l’apostropha si rudement qu’elle en fondit en larmes ; il la menaça de la déshériter pour la forcer à devenir bonne ménagère ; il injuria ce marchand qu’il appela filou, gredin, pilier de potence, et celui-ci remporta ses ballots de couvertures en vomissant des imprécations. Il avait fait, de la rue Mouffetard au quai des Théatins, cinq à six voyages à partir de huit heures du matin, et cette belle discussion pour 40 sous dura toute la journée.
Cependant Mme Vestris avait fini par apprendre son rôle d’Irène à la satisfaction de Voltaire, et si mauvaise actrice qu’elle fût, on décida qu’elle y serait incomparable. La tragédie ne valait pas mieux que la comédienne, et le public en accueillit froidement la représentation. Mais comme elle ne fut pas sifflée, par suite de l’urbanité française et par égard du parterre, à raison de la renommée, de la vieillesse et de la maladie de l’auteur, on n’eut pas de peine à lui persuader que sa pièce avait été, comme on dit en termes de coulisses, et de foyer, portée jusqu’aux nues ; on ajouta que toutes ses allusions contre les prêtres avaient été saisies et applaudies avec une intelligence et par un enthousiasme admirables, et voilà qu’il prit la résolution d’assister à la deuxième représentation de son poème et de se transporter au Théâtre-Français. Mme de Villette écrivit au Maréchal de Beauvau pour le prier de vouloir bien prêter sa loge à M. de Voltaire ; et comme cette loge était une de celles de MM. les Premiers-Gentilshommes de la chambre et les capitaines des gardes-du-corps, M. de Beauvau commença par s’assurer si LL. MM. ne le trouveraient pas mauvais. Ce sera ridicule, et puis voilà tout ; faites comme vous voudrez, lui dit le Roi. Mais laissons les acteurs et les machinistes ajuster leurs décorations philosophiques ; nous allons revenir à la Comédie-Française en sortant de l’Académie.
M. Dalembert avait organisé, quelques jours avant celui dont je vous parle, une députation pour aller complimenter le patriarche de son encyclopédie. Il paraît qu’il était bien aise de paraître en grand équipage, car il avait prié M. de Beauvau de lui prêter le sien. M. le secrétaire perpétuel et ses affidés s’y entassèrent à la demi-douzaine, mais il n’est pas vrai que le Prince de Beauvau fît partie de la députation.
Voltaire leur répondit poétiquement que les Muses et l’Apollon Musagète devaient être considérés comme les Déesses et le véritable Dieu de la médecine, attendu qu’Esculape était le fils d’Apollon : il leur dit qu’il irait leur rendre visite au Louvre ; il ajouta qu’il avait commandé chez Barchestre un carrosse magnifique, dont il aurait soin de faire hommage à l’Académie Française après son départ, et tout le reste de son allocution fut si misérablement plat ou si ridiculement emphatique que Dalembert en paraissait embarrassé. On ne manqua pas d’assurer que c’était par pure malice, et pour se venger de M. Dalembert qui l’avait contrarié sur le chapitre de sa confession. Dans tous les cas, c’était une vengeance de nouvelle espèce ; mais on aurait soutenu que Voltaire était un meurtrier, un incendiaire et un empoisonneur, plutôt que de convenir qu’il avait pu faiblir ou déraisonner, tout naturellement.
Le bel équipage en question consistait dans un gros carrosse à fond bleu de ciel et tout parsemé d’étoiles d’or ; on ne manqua pas de le comparer au char de M. de l’Empirée dans la comédie de Piron ; mais comme il avait été confectionné par les soins de M. de Villette qui ne faisait jamais rien exécuter chez lui qu’en peinture à la détrempe, sur des plafonds de toile et des lambris de carton, il se trouva que ces brillantes étoiles (astres philosophiques) étaient de simples découpures en papier doré qu’on avait appliquées à la colle, et le soleil les fit se boursoufler, se déformer, se détacher et tomber si bel et si bien qu’il n’en resta presque pas sur ce firmament et cet horizon céleste, en cuir azuré. On n’avait pas eu le temps, disait Belle-et-Bonne, et vous verrez qu’il fallait absolument une carriole Uranographique à l’ancien ami de la docte Émilie, autre personnage astronomique à l’équipollent ?
Aucun des prélats ni des ecclésiastiques académiciens ne voulut se trouver à la séance, et l’on remarqua que l’Abbé de Boismont, qui n’avait pas été prévenu de ce qui devait s’y passer, se retira tout doucement lorsque Voltaire fut entré dans la salle. Celui-ci portait un vieux et vaste juste-au-corps en velours bleu galonné d’or (assorti sur la couleur et le métal de la carriole), il avait des bas roulés à coin d’argent, et sa tête était ensevelie dans une grande perruque à la Louis XIV, en cheveux bruns et non poudrés, qui lui cachait tellement la figure qu’on n’y voyait que deux yeux flamboyants comme ceux d’un chat sauvage : on avait placé son portrait au-dessus de son fauteuil, et pour cette fois, il se garda bien de chercher à se venger de M. Dalembert, aux dépens de sa réputation de bel esprit. Il fut scintillant comme une escarboucle, et ce fut, je crois bien, ce jour-là, qu’il recommanda le mot tragédien à ceux des académiciens qui s’occupaient du dictionnaire ; il est assez connu qu’il leur dit avec assez de jugement et beaucoup d’esprit : La langue française est comme une pauvresse orgueilleuse, elle se fâche quand on lui fait l’aumône, il y faut mettre de l’adresse.
Le continuateur des mémoires de Bachaumont rapporte la même chose en d’autres termes, mais je préfère ma version, comme étant plus élégante, et parce que je la tiens d’un auditeur très exact et très mémoratif, M. de Beauvau.
Voilà donc M. de Voltaire à la Comédie-Française, en face de M. le Comte d’Artois, et ce que Mme de la Reynière y trouva de plus singulier, c’était de voir un gentilhomme ordinaire de la chambre, dans la loge des Premiers gentilshommes, et à la place d’honneur encore ! elle en a parlé jusqu’en 1792.
Le parterre avait exigé que M. de Voltaire ne restât pas assis derrière Mme Denys et Mme de Villette, et je trouvai qu’il avait raison. Quand on eut crié, pendant quelque temps, des vivat ! et des bravo ! on entendit une grosse voix qui sortait d’une baignoire et qui disait La couronne ! la couronne !… et l’on vit alors le comédien Brizard entrer dans cette grande loge avec une couronne à la main. Il entreprit de la placer sur la tête du vieux poëte, qui s’en défendit modestement et se débattit supérieurement bien. Il avait manœuvré de manière à s’emparer de ladite couronne à dessein d’en faire hommage à Mme de Villette, et c’était une couronne de laurier, s’il vous plaît ! Le parterre en fut tellement scandalisé qu’on aurait dit assister à la fin du monde ; et comme il ne finissait pas de trépigner, rugir et tempêter, M. de Craon s’en vint dire à Voltaire : — Monsieur, rendez-nous le service de vous laisser faire ; ayez la bonté de vous laisser couronner : et ce disant, il y procéda sans autre cérémonie ; M. de Voltaire resta coiffé de cette manière tout le reste de la soirée, et chacun trouva que l’effet de cette couronne olympique sur une si grande perruque et sur un si petit visage avait quelque chose de bien étonnant.
La tragédie ne fut ni bien écoutée ni fort applaudie ; mais, entre les deux pièces, il y eut un bel intermède imprévu comme la couronne. On releva la toile, et l’on vit tous les comédiens, les comédiennes, et les autres employés de ce théâtre, qui tenaient des palmes d’osier, des bouquets, des guirlandes et autres artifices en papier de couleur, et tous ces honnêtes gens se dessinaient en belles postures autour d’un buste de M. de Voltaire, lequel était couronné d’étoiles d’or et guindé sur un fût de colonne. On sonna des fanfares, on récita des vers ; et Mme Vestris, grosse et grasse actrice, qui grasseyait à la rouennaise, et qui venait de jouer le rôle d’Irène en habit de Chinoise, Mme Vestris se mit à déclamer un morceau de poésie composé pour la circonstance, avec une emphase égale à l’extravagance du reste de la scène. C’étaient des vers de M. de Saint-Marc, et je vous dirai que M. de Saint-Marc était encore un marquis de contrebande, qui rimait à la suite de l’Encyclopédie. Il était l’auteur d’un poème sur le langage des fleurs sans soucis, disait-il, on pourrait ajouter sans pensées, et je me souviens que, dans une épître à l’Apollon-Sophocle, auteur de la Henriade, il avait cru devoir parler de la poule-au-pot, qu’il appelait délicatement « L’épouse du chantre du jour. »
M. de Villette avait eu soin d’aposter cinq ou six mauvais garçons, pour remplacer les chevaux du carrosse étoilé et pour le traîner triomphalement dans les rues, ce qui aurait été superbe aux flambeaux ! On avait compté sur la concurrence, et ces beaux messieurs avaient commencé par couper les traits des chevaux ; mais on fut obligé de les rafistoler comme on put vingt minutes après, attendu que personne ne voulut s’atteler avec eux sur cet équipage burlesque. M. de Voltaire se trouva forcé d’attendre que son harnois fût raccommodé ; il avait grand froid. Si j’avais pu supposer, dit-il impatiemment, qu’on voulût faire une sottise pareille, je me serais bien gardé de venir ici ! mais ceci n’empêcha pas de croire que s’il s’était trouvé des traîneurs en assez grand nombre, il en aurait été transporté de satisfaction.
Le couronnement et l’apothéose de M. de Voltaire ont été la fidèle image de tous les triomphes et de toutes les joies de ce monde. — « Je vous conseille de venir m’en féliciter, » disait-il en montrant ses poings fermés ; « ignorez-vous donc que la Reine était à l’Opéra et qu’elle n’avait pas daigné venir à la Comédie-Française le jour de cette représentation d’Irène ! Ne savez-vous point que tout le monde a fait semblant de s’ennuyer en voyant jouer cette pièce à Versailles, et que parce que la Reine a bâillé (elle avait apparemment des maux d’estomac), on a bâillé dans toute la salle à se démettre les mâchoires ? Je n’ai pas besoin de vous dire que ce monstre de Père Beauregard, ancien Jésuite, a prêché devant la famille royale, et qu’il a tonné sur la gloire dont on affectait de couvrir le chef audacieux d’une secte impie, le détracteur de la religion, le destructeur de la morale et des bonnes mœurs, car voilà les propres paroles dont il s’est servi ; et comme le Roi n’a pas eu l’air de désapprouver cette diatribe évangélique, vous voyez bien, poursuivait-il en gémissant, qu’il me faut renoncer à l’espérance de me voir accueilli favorablement et honorablement par Leurs Majestés ! Vous venez me parler de l’enthousiasme de votre public, et je vous dirai que le public ne vaut pas mieux que les courtisans ! » Là-dessus arrivait un long récit de la déconvenue qu’il avait essuyée dans une étude, chez un procureur au Châtelet, qui s’appelait Maître Keller et qui était le gendre du bonhomme Lurot, mon receveur des rentes et l’un des marguilliers de Saint-Merry. Cet homme était chargé de le poursuivre pour une vieille créance de la succession des frères Paris, mais il était persuadé que M. Arouet, dit de Voltaire, devait être mort depuis longtemps. — Il paraît que vous avez fait des livres assez jolis, lui dit ce procureur, et puisque vous n’êtes pas mort et que vous êtes venu chez nous, voilà, parbleu, qui va se trouver juste comme un gant ! je m’en vas vous faire faire la connaissance de mon second clerc qui a fait pour la fête de madame Lurot, ma belle-mère, une chanson des plus charmantes[3] ! Voltaire en avait à raconter pour une heure, et quand on avait le malheur d’en rire, il se mettait en fureur. Il n’était pourtant pas guéri de ses hémorragies pectorales, il ne vivait que de purée de fèves, et du reste il était si pleinement rassuré sur son état, que dans une seule et même journée, il alla se faire de fête à une séance maçonnique de la loge des Neuf-Sœurs, où le grade de Rose-croix lui fut conféré par M. le Duc d’Orléans. Il fut ensuite assister à une représentation de l’Amant romanesque de Mme de Montesson, chez elle, et finalement il alla souper chez la Maréchale de Luxembourg où je ne m’étais pas souciée de le rencontrer. Il y fut singulièrement aimable pour votre père, auquel il assura qu’il ne manquerait pas de venir me voir te lendemain. Mais il était sorti pour la dernière fois de sa vie : il eut un accès de fièvre ardente avec une forte hémorragie pendant la nuit ; j’envoyai demander de ses nouvelles en représailles de ses compliments, et celles que René Dupont me rapporta furent celles-ci : On ne laissait monter absolument personne et l’on n’en disait pas moins, à la porte de M. de Villette où l’on montrait un bulletin favorable, mais qui n’était signé d’aucun médecin, que M. de Voltaire était aussi bien que possible. On supposait dans le quartier qu’il était déjà mort, et c’était un bruit prématuré, comme vous allez voir.
M. l’Archevêque avait envoyé le promoteur de son officialité pour se concerter avec le malade, et M. de Villette était venu se mettre à la traverse en assurant qu’il était hors d’état de pouvoir écrire ou parler. Tous les philosophes étaient dans une angoisse abominable, et pour entraver les négociations de l’officialité métropolitaine, on imagina d’embarquer et d’embarrasser le clergé paroissial de Saint-Sulpice dans une correspondance avec M. de Voltaire, à l’effet de gagner du temps. Il avait si bien la tête à lui, Voltaire, qu’il écrivit dans la soirée de ce jour-là ce qu’on va lire, et l’on ne saurait douter qu’il ne fût l’unique auteur de cette lettre où l’on reconnaît ce ton de persiflage honnête et perfide dont cet homme avait le secret et dont on ne savait quelquefois comment se fâcher.
« M. le Mis de Villette a cru pouvoir m’assurer que si j’avais pris la liberté de m’adresser à vous-même pour entendre ma confession, car ce n’est plus de ma déclaration qu’il s’agit, vous auriez eu la bonté de quitter vos importantes occupations pour venir auprès de moi, et pour y remplir une fonction qui me paraîtrait subalterne, attendu surtout que je ne suis qu’un passager dans votre département. M. l’abbé Gauthier avait commencé par me faire l’honneur de m’écrire aussitôt qu’il avait entendu parler de ma maladie, et j’étais fondé à croire, que demeurant sur votre paroisse, il était envoyé par vous. Je vous regarde, Monsieur, comme un personnage du premier ordre dans l’État ; je sais que vous soulagez les pauvres en apôtre et que vous les faites travailler en administrateur éclairé, en ministre habile et généreux ; plus je respecte votre personne et votre ministère, plus j’ai craint d’abuser de vos extrêmes bontés. Je n’ai considéré que ce que je dois à votre naissance, à votre état et à votre mérite ; vous êtes un général à qui j’ai demandé pour sauvegarde un soldat, homme d’expérience et de probité. Je vous supplie de me pardonner d’avoir ignoré la condescendance avec laquelle vous seriez descendu jusqu’à moi. Pardonnez-moi aussi l’importunité de cette lettre : elle n’exige pas l’embarras d’une réponse ; et vos moments sont trop précieux pour que j’ose en désirer. J’ai l’honneur d’être avec une vénération remplie de confiance et de respect,
obéissant serviteur,
Voltaire,
Bien attaqué, bien garanti, notre Curé lui répondit sans sortir de la gravité convenable et dans le style assez admiratif pour ne pas être accusé d’ignorance du monde et d’excès de rigidité : il y mêla des vérités sévères, assorties à ses fonctions ainsi qu’à la situation de ce passager sur son département ; il ne fit attendre le laquais de M. de Villette que pendant un quart d’heure et lui fit donner cette réponse.
« Tous mes paroissiens, Monsieur, ont droit à des soins égaux de ma part ; c’est la nécessité seule qui peut m’obliger à les partager avec mes collaborateurs, mais un homme tel que Monsieur de Voltaire est fait pour attirer une attention particulière ; sa célébrité, qui fixe sur lui tous les yeux de la capitale de ce grand royaume, et peut-être l’attention de l’Europe, est bien digne d’attirer, on en conviendra, toute la sollicitude pastorale et l’attention d’un Curé.
« Si tout ce que vous avez fait était nécessaire, Monsieur, c’était autant que cela pouvait être utile et consolant pour vous dans le danger qui vous menaçait et la maladie qui vous menace encore. Mon ministère ayant pour objet le bonheur de l’homme, en tournant à son profit les malheurs inséparables de sa condition, et en dissipant, aux lumières de la science et de la foi, les ténèbres qui offusquent sa raison et qui voudraient en borner l’exercice dans le cercle étroit de cette misérable vie, jugez avec quel empressement je dois en offrir l’assistance à l’écrivain le plus renommé de son époque, à celui dont le bon exemple aurait sûrement des milliers d’imitateurs, et surtout, Monsieur, dans la circonstance où vous vous trouvez, circonstance imposante, importante à l’édification des autres, importante à tous les principes de la foi chrétienne, sans lesquels la société ne saurait être qu’un assemblage de méchants et d’insensés, divisés par leurs passions et tourmentés par leur incertitude.
« Je sais que vous êtes bienfaisant ; si vous me permettez d’aller vous entretenir, j’espère vous convaincre qu’en adoptant sincèrement et parfaitement la sublime philosophie de l’Évangile, vous pourriez faire le plus grand bien ; vous pourriez ajouter à la gloire d’avoir fait parvenir l’esprit humain au comble du savoir, le mérite d’avoir édifié le monde. La sagesse divine, revêtue de notre nature, vous a donné la juste idée du dévouement et de la perfection, elle en a fourni le parfait modèle, et vous ne le trouverez nulle autre part que dans la divine personne de notre Seigneur Jésus-Christ.
« Vous me comblez de choses obligeantes que je ne mérite certainement pas ; il est au-dessus de mes forces d’y correspondre et d’y répondre, en agissant à l’envi des savants et beaux esprits qui vous portent avec tant d’empressement le tribut de leurs hommages et de leur admiration ; le rôle qui m’est assigné près de vous, Monsieur, est plus modeste, plus sévère et plus utile. Je vous offre avec empressement et sincérité mon assistance et mes vœux pour votre solide bonheur.
« J’ai l’honneur d’être, etc.
Curé de cette paroisse.
M. de Villette prit la liberté d’intervenir dans la correspondance en répondant, au nom de M. de Voltaire, à M. de Tersac, et celui-ci fit dire à tous les deux que, si l’on entreprenait de faire tourner les choses en mystification profanatoire, il s’abstiendrait d’y participer, et qu’il aurait soin d’en référer à son supérieur ecclésiastique. On s’effraya de cette réplique ; on n’osait pas se commettre ouvertement avec un Archevêque de Paris, avec un Prélat tel que M. de Beaumont, et Mme Denys s’empressa d’écrire en conséquence. Elle affirmait à M. le Curé que son oncle était hors d’état de pouvoir proférer deux phrases de suite ; mais elle ajouta qu’il avait conservé toute sa lucidité de jugement et d’esprit, qu’il ne demandait pas mieux que d’entrer en conférence avec M. le Curé de Saint-Sulpice, qu’il appelait le bon Pasteur, et qu’elle ne manquerait pas de le faire avertir aussitôt que l’état du malade pourrait lui permettre de parler, sans provoquer un nouvel accident. Nouvelle et dernière lettre pastorale, à ce que m’a dit M. de Tersac : il écrivit non pas à Mme Denys, mais à Voltaire, en lui disant que dans une entrevue dogmatique avec un docteur de Sorbonne, il aurait plutôt l’occasion d’écouter que celle de parler ; qu’il n’aurait à proférer que des monosyllabes, et que, s’il ne pouvait faire que des signes de tête affirmatifs, on s’en contenterait. On ne montra pas cette lettre à Voltaire ; on le séquestra comme un testament olographe ; et quand on envoya chercher M. de Tersac, c’est qu’il était à la dernière extrémité. Celui-ci refusa d’administrer les sacrements de l’Église ; il se mit à genoux au milieu de la chambre ; il y fit à voix basse une prière qui dura sept à huit minutes, et s’en retourna sans avoir adressé la parole à aucune personne de la maison.
Tout ce qu’on a dit et publié sur ses discussions théologiques avec le vieux philosophe est de pure invention.
Tout ce qu’on a pu savoir sur les derniers moments de Voltaire, qui n’avaient en pour témoins que des philosophes, c’est qu’il avait passé deux jours et deux nuits dans une succession continuelle de fureurs, de rugissements féroces et de saletés horribles. On l’entendait crier de la loge du suisse à l’hôtel de Nesle, et les sœurs du Tiers-Ordre qui l’ensevelirent, avaient eu peur de le toucher, tant l’expression de son visage était épouvantable ; ce qui, dirent-elles à mes gens, n’est pas ordinaire après la mort.
Quand on eut pris la résolution de le faire partir pour Scellières en chaise de poste, assis à côté de M. Mignot, et suspendu par dessous les bras au moyen d’une corde, on envoya chercher les mêmes sœurs pour le dépaqueter de son suaire et pour l’habiller en voyageur malade ; mais elles refusèrent de faire une mascarade avec un cadavre. On alla jusqu’à leur proposer vingt-cinq louis, et ce fut inutilement. On l’enterra donc clandestinement dans un village à quarante lieues de Paris. M. l’Évêque de Frayes fit informer contre l’officiant, qu’on reconnut avoir été trompé par une sorte d’acte en démissoire, attribué faussement à M. de Tersac. On fit défendre à tous les journalistes de parler de la mort de Voltaire et de faire l’éloge de ses œuvres. On défendit aux comédiens de jouer ses pièces, et voilà tout ce qu’il en fut, parce que la famille Necker avait obtenu de M. de Maurepas que le Gouvernement ne poursuivît point les faussaires. Voici la critique de Voltaire en forme d’épitaphe, et l’on m’a dit qu’elle avait été composée par l’abbé Millot, son collègue à l’Académie Française. Je vous dirai, pendant que j’y pense, à propos de cet abbé Millot, qu’il avait le fin génie de l’épigramme latine, et qu’il était tout-à-fait incapable de se moquer de personne en français : disposition singulière et qui me paraissait analogue à celle de Mme de Croüy, qui ne pouvait jamais prier le bon Dieu qu’en patois flamand. L’abbé Millot avait fait un jour jeu de mots sur la mort d’un vieux M. de Fleury, que la Basoche appelait dur-à-cuire, et qui n’avait jamais eu d’enfants quoiqu’il se fût marié quatre ou cinq fois « floruit sine fructu, defloruit sine luctu. » Fleuri sans fruit, et défleuri sans larmes. Écoutez cette épitaphe de Voltaire :
En tibi dignum lapide Voltarium
Qui
In poesi magnus,
In historia parvus,
In philosohia minimus,
In religione nullus ;
Cujus
Ingenium aere,
Judicium præceps,
Improbitas summa ;
Cui
Arrisere mulierculæ,
Plausere scioli,
Favere prophani ;
Quem
Irrisorem hominum, Deûmque,
Senatus, populusque, atheo-physicus
Ære collecto
Statuâ donavit[4].
On apprit quelque temps après que l’impératrice Catherine de Russie avait acheté de Mme Denys la bibliothèque de son oncle (il devait s’y trouver de belles choses en marge !…) et la sensible héritière de Ferney ne manqua pas de faire circuler dans tout Paris la belle épître qui suit.
nièce d’un grand homme.
« Je viens d’apprendre, Madame, que vous consentez à remettre entre mes mains ce dépôt précieux que M. votre oncle vous a confié, cette bibliothèque que les âmes sensibles ne verront jamais sans se souvenir que ce grand homme sut inspirer aux humains cette bienveillance universelle que tous ses écrits, même ceux de pur agrément, respirent. (Il faut respirer après cette longue période à la moscovite.) Personne avant lui n’écrivit ainsi que lui, il servira d’exemple et de modèle à la race future ; (bonne espérance et belle prophétie !) mais il faudrait unir le génie à la philosophie, aux connaissances et aux agrémens, en un mot être semblable à M. de Voltaire, pour l’égaler ; (voilà qui n’est pas contestable) ; et si j’ai partagé avec toute l’Europe, vos regrets, Madame, sur la perte de cet homme incomparable, vous vous êtes mise en droit de participer à la reconnaissance que je dois à ses écrits. (Et comment donc cela, Princesse ? en vous vendant ces mêmes écrits et ses manuscrits ?) « Je suis, sans doute, très sensible à l’estime et à la confiance que vous me marquez (Mais c’est trop juste, tout le monde sait combien vous êtes digne d’estime !) Il m’est bien flatteur de voir qu’elles sont héréditaires dans votre famille, et la noblesse de vos procédés vous est caution de mes sentiments à votre égard. J’ai chargé M. Grimm de vous remettre quelques témoignages, dont je vous prie de faire usage. »
Les témoignages dont elle priait Mme Denys de faire usage consistaient dans une somme de cinquante mille écus, payable à vue sur MM. Laborde et Laballue sans compter une garniture de pelisse et des manchons.
Voyez pourtant l’effet du crime et du remords, et voyez la lâcheté du vice ! La Czarine, veuve de Pierre III, cette femme courageuse, cette princesse victorieuse et législatrice, avait peur de nos philosophes. Elle en était réduite à les soudoyer, à flagorner platement une sotte bourgeoise, afin d’acheter les louanges, la protection vénale et tout au moins le silence de ces méchants écrivains. Pour un motif ou pour un autre, il est à remarquer que tous les souverains, étrangers (c’est-à-dire ceux du nord de l’Europe) en faisaient autant. Il est à remarquer aussi que tous les souverains qui ne sont pas catholiques ont la même affectation de prévenance universelle, de générosité sentimentale de simplicité ridicule et de bienveillance hypocrite. Si je ne vous ai pas entretenu successivement du Roi de Danemark et du Roi de Suède, du philosophe Joseph II, du Prince Henry de Prusse et du Comte du Nord, c’est tout uniment pour ne pas réveiller en moi les sentiments d’impatience et d’irritation qu’ils me causaient à Paris. Tout ce que je vous dirai sur ces illustres voyageurs, c’est que la gaucherie de leur enthousiasme et de leurs adulations pour de misérables écrivassiers nous faisait soulever le cœur. — Mon Dieu, disait l’Abbesse de St-Antoine, alors Mademoiselle de Beauvau comme tous ces Princes philosophes ont l’air fade et comme ils sont doucereux ! On dirait qu’ils vous poissent aux doigts et que ce sont des Rois de pâte de guimauve[6].
Il faut que je vous parle d’une singulière discussion que l’Impératrice Catherine et sa chancellerie des affaires étrangères avaient entrepris de soutenir contre l’opinion publique. Elle a duré longues années ; je n’ai jamais voulu prendre parti pour ou contre, et je vais me borner à vous rapporter les trois pièces du procès.
Les nouvelles à la main avaient publié l’article suivant (qui n’avait surpris personne), en l’année 1771 :
« Madame d’Aubans vient de mourir dans sa jolie maison de Vitry, près Paris. Elle paraissait âgée de plus de quatre-vingts ans. Elle habitait ce village depuis longues années, et n’était pas sortie de chez elle depuis la mort de M. d’Argenson qu’elle avait été visiter à Versailles, où tout le monde ne manqua pas de l’observer avec curiosité. Elle ne laisse point d’héritiers naturels, et son testament désigne la Duchesse de Holstein pour sa légataire universelle. Il se trouve que cette princesse n’existe plus ce qui cause un grand embarras à M. l’Abbé de Sainte-Geneviève, exécuteur testamentaire de Mme d’Aubans, dont il ne sait comment remplir les dernières intentions, parce que les héritiers de la Duchesse de Holstein ne lui sont pas connus et que le fisc s’est présenté pour recueillir cet héritage au profit du Roi, en vertu du droit d’aubaine. L’Abbé de Sainte-Geneviève a eu l’honneur d’obtenir une audience de Sa Majesté, à la suite de laquelle est arrivé l’ordre de cesser toute espèce de poursuites fiscales. On fait en ce moment la vente du mobilier et des autres effets de Mme d’Aubans qui, comme on sait, ne voyait et ne recevait jamais personne que son directeur et M. l’ambassadeur de l’Empire. Une grande foule de curieux se porte journellement à Vitry, pour assister à l’inventaire d’une personne et d’une maison, dont l’attention publique était si fortement préoccupée depuis si longtemps. Voici une pièce qui nous a été communiquée par un seigneur étranger, dont les informations partent de bonne source, et dont la sincérité n’est pas suspecte.
Personne n’ignore que le Czar de Moscovie, Pierre avait un fils qui était le plus méchant des hommes, et qui avait épousé la Princesse Chartotte de Brunswick, sœur de l’Impératrice Élisabeth, femme de Charles VI.
« Le caractère du Czarowitz ne fut pas adouci par l’amabitité, la vertu, les grâces et l’esprit de cette princesse. Il la maltraitait souvent ; et, chose incroyable, il essaya de l’empoisonner, et récidiva ses tentatives jusqu’à neuf fois ; mais elle fut heureusement secourue si bien à propos et avec tant de dévouement, de sollicitude et d’efficacité, par son médecin le docteur Sandick qu’elle n’en perdit ni la vie ni la santé. Le Czarowitz était amoureux fou d’une demoiselle russe de la famille Nariskin, qu’il voulait épouser, et dont l’ambition n’était pas douteuse. C’était, du reste, une créature aussi perverse et aussi barbare que lui. Ce monstre, voulant consommer son crime à quelque prix et de quelque manière que ce fût, s’emporta un jour jusqu’à frapper la Princesse Charlotte, et lui porter de si furieux coups de pied dans le ventre, qu’elle en tomba évanouie et noyée dans son sang. Son Altesse Royale était grosse de huit mois.
« Ses femmes et ses officiers accoururent, et le Czarowitz partit aussitôt pour aller s’enfermer dans une maison de campagne, étant bien persuadé qu’il apprendrait sa mort le lendemain. Malheureusement pour cette Princesse, le Czar Pierre était alors dans une de ces tournées qu’il a faites par toutes les contrées de l’Europe. Éloignée du Czar et de sa famille, se voyant livrée à la haine et à la brutalité d’un prince féroce, maître absolu dans une cour esclave, au moment de succomber par le fer ou par le poison enfin ne pouvant fuir parce qu’elle était gardée dans son appartement comme dans une prison, et ne pouvant non plus écrire à ses parents, parce que sa correspondance aurait été saisie, S. A. R. trouva sûrement que le seul moyen de se soustraire à la tyrannie du Czarowitz était de faire semblant de mourir et de se faire passer pour morte moyen qui lui fut suggéré, dit-on, par la comtesse de Warbeck, née Comtesse de Konigsmark, laquelle employa beaucoup d’argent pour gagner les femmes de la Princesse, et pour obtenir de son médecin et de son gentilhomme de la chambre, de certaines dispositions qui ne permettraient pas de reconnaître la vérité relativement au corps humain qui remplacerait celui de S. A. R.
« Mme Warbeck, Dame hanovrienne, alliée de la Princesse Charlotte, s’en fut annoncer au Czarowitz la mort de son épouse. Elle aperçut aisément qu’il en éprouvait une joie féroce. Il prescrivit de l’ensevelir promptement et de l’inhumer avec le moins de cérémonie possible. On dépêcha des courriers par toute l’Europe, et toute l’Allemagne porta le deuil d’une petite servante du Palais de St-Pétersbourg.
« La Princesse se sauva par les soins de la Comtesse de Warbeck, qui lui donna pour la conduire en Suède un vieux domestique de confiance : ensuite elle vint se réfugier à Paris, où elle espérait avec raison pouvoir se cacher avec a moins de difficulté ; mais ayant conçu des inquiétudes au sujet d’un secrétaire du Prince Courakin, Ambassadeur du czar, qui l’avait regardée d’un air observateur et surpris, elle partit brusquement pour la Louisiane, accompagnée de ce domestique, qu’elle faisait passer pour son père, et d’une femme livonienne dont personne ne pouvait entendre le langage, et qui ne pouvait d’ailleurs commettre aucune indiscrétion, parce qu’elle ne savait ni lire ni écrire. Tout donne à penser aussi que cette femme ne la connaissait pas autrement que pour être la fille de cet Allemand qui portait le nom de Wolf.
« À son arrivée dans cette colonie française, elle excita la curiosité de tous les habitants. Sa fortune avait l’apparence d’une honorable médiocrité. Sa conduite était non seulement régulière, mais édifiante, et M l’évêque de Québec en fit L’objet d’une remarque dans une de ses dépêches à M. de Maurepas.
« Un officier français, nommé le Chevalier d’Aubans, croit la reconnaître. Il avàit été deux ans plus tôt solliciter de l’emploi à Saint-Petersbourg, et quand il était allé par curiosité dans la chapelle du palais, l’air mélancolique et malheureux de S. A. R. l’avait tellement frappé, que son image lui était incessamment présente. Tout incroyable que lui paraît cette vision, il ne peut douter de sa réalité. Il a la prudence et la discrétion de ne rien témoigner à la princesse, mais il cherche à se rendre utile au vieux M. Wolf, lequel avait manifesté le projet et l’intention d’établir une habitation coloniale. Le jeune officier se charge de tous les arrangements préliminaires ; il fait réaliser une centaine de mille francs qu’il avait de patrimoine, en Champagne, où sa famille est réputée pour considérable ; il achète des terres et des esclaves, enfin, il organise et dispose un établissement de culture en société.
« Dans la familiarité qui s’ensuit avec Melle Wolf, il avoue qu’il croit la reconnaître, et le premier mouvement de cette jeune femme est celui du désespoir ; mais se rassurant sur l’expérience qu’elle avait faite de la prudence naturelle et de la discrétion de M. d’Aubans, elle lui fait jurer qu’il en gardera le secret le plus inviolable, et finit par se rassurer. Quelques mois après, les gazettes d’Europe annoncèrent la catastrophe qui venait d’arriver en Russie, et dont le dénouement fut la mort du Czarowitz. La Princesse, sa veuve, était morte civilement, elle se trouva honteuse et découragée de tout ce qu’il fallait faire et de ce qu’il faudrait subir pour rentrer dans sa possession d’état. Enfin, le sentiment passionné qu’elle inspirait au Chevalier d’Aubans n’avait pu échapper à sa pénétration, car il ne s’en cachait plus, il était partagé peut-être ; et pour surcroît d’embarras, le vieux domestique venait de mourir, après avoir testé en faveur du Chevalier auquel il avait, de concert avec la Princesse, légué sa moitié d’habitation. Elle n’avait plus que lui pour confident, pour consolateur, enfin elle en fit son mari, et la voilà femme d’un capitaine d’infanterie dans les troupes de la Louisiane.
« Ne possédant pour tout bien qu’une plantation de trente à quarante nègres ; environnée de gens de toutes couleurs et de mauvaise nature, et dont la plupart étaient la lie du genre humain, comme il arrive ordinairement dans les colonies nouvelles ; oubliant parfaitement qu’elle avait eu pour mari l’héritier présomptif d’un empire limitrophe de la Suède et de la Chine, que sa sœur était Impératrice et qu’elle était fille d’un souverain, elle ne s’occupait que de son mari, avec qui elle partageait tous les soins qu’exigeait leur habitation. Ce tableau est peut-être le plus romanesque et le plus singulier qui puisse être présenté aux yeux de l’univers.
« Mme d’Aubans devint enceinte, et mit au monde une fille dont elle fut nourrice, et à qui elle apprit l’allemand avec le français pour qu’elle pût se souvenir un jour de sa double origine. Elle a vécu dix ans dans cette situation, plus heureuse assurément qu’elle ne l’avait été dans le palais des Czars, et peut-être plus contente que sa sœur sur le trône des Césars teutoniques.
« Au bout de ces dix années, M. d’Aubans fut attaqué d’une fistule, et la Princesse, a!armée sur le succès d’une opération qui n’était pas familière aux chirurgiens du pays, voulut revenir à Paris pour y faire traiter son mari, qu’elle y soigna comme l’épouse la plus tendre. Il avait fallu vendre leur habitation coloniale, et lorsque la guérison du Chevalier fut assurée, ils songèrent à garantir à leur fille une honnête aisance : les fonds qu’ils avaient apportés d’Amérique n’étaient pas suffisants pour les rassurer sur l’avenir et le mari se fit recommander aux directeurs de la compagnie des Indes, afin d’obtenir un emploi qui. lui permît d’économiser le revenu de ses capitaux.
« Pendant qu’il était à solliciter, Mme d’Aubans allait quelquefois se promener aux Tuileries avec sa fille, et ne croyait plus risquée d’être reconnue de personne : il arriva qu’un jour elle y causait avec sa fille, en allemand ; le Comte, depuis Maréchal de Saxe, était venu s’asseoir derrière elles, et quand il entendit parler la langue, de son pays, il s’approcha d’elles ; Mme d’Aubans leva la tête, et le Comte de Saxe, en recula de surprise, et d’effroi. La Princesse Charlotte ne fut pas la maîtresse de lui cacher son trouble. le Comte de S’axe, y mit une expansion si remplie de cordialité et si loyale qu’elle ne put lui dissimuler la part que sa tante avait prise à son aventure, et ce fut en lui recommandant bien d’en garder le secret le plus profond.
« Il le promit sous la réserve de le confier uniquement au Roi dont la discrétion parfaite et la générosité sont assez connues. Mme d’Aubans y consentit à la condition qu’il ne le dirait que dans trois mois, et le Comte de Saxe en prit l’engagement. Elle lui permit de venir quelquefois chez elle mais sans suite et pendant la nuit, afin d’éviter les remarques de ses hôtes et de ses voisins. Enfin la veille du jour où en conséquence de leur convention, il devait se trouver libre d’en parler à Louis XV, il se rendit chez la Princesse afin de s’y accorder sur, ce qu’elle pourrait désirer plus particulièrement de. LL. MM., mais il apprit par la maîtresse de la maison que Mme d’Aubans était partie depuis plusieurs jours pour l’île de Bourbon dont son mari avait obtenu la Majorité. Le Comte de Saxe alla sur-le-champ rendre compte au Roi de cette aventure inouïe. S. M. envoya chercher M. de Machault, et devant le Comte de Saxe de qui l’on tient ces détails et sans expliquer à son ministre par quels motifs il agissait de la sorte le Roi lui ordonna d’écrire au gouverneur de l’île de Bourbon pour qu’il eût à traiter Mme d’Aubans avec toute la faveur et la considération possible. Quoiqu’en état de guerre avec l’Impératrice Reine de Hongrie, Sa Majesté lui écrivit de sa main pour informer du sort de sa tante et des ordres qu’elle avait fait donner au sujet de cette Princesse. Marie-Thérèse écrivit au Roi pour le remercier et fit écrire à Mme d’Aubans par le Prince de Kaunits (le Maréchal de Saxe a vu la lettre), afin de l’inviter à venir habiter les États d’Autriche, mais en lui imposant la condition d’abandonner son mari dont le Roi de France se réservait de prendre soin. La Princesse Charlotte ne voulut pas accepter cette condition, et resta paisiblement à Bourbon jusqu’à la mort de son mari ; c’est-à-dire jusqu’au mois de septembre 1735. Elle avait eu le malheur de perdre sa fille quelques~années auparavant, et ne tenant plus à rien dans ce monde, elle revint à Paris en 1736 ; M. le Maréchal de Richelieu peut témoigner qu’il est allé, de la part du Roi, lui faire plusieurs visites à l’hôtel du Pérou, rue Taranne. Elle y logeait, lui dit-elle, en attendant qu’elle eût fait choix d’une communauté religieuse où elle se proposait de vivre dans la retraite, uniquement occupée de ses derniers malheurs, les seuls dont elle conservât un souvenir douloureux. Mécontente de n’avoir pu obtenir un logement qu’elle avait arrêté dans le couvent de Belle-Chasse, et se sentant le besoin de respirer un air libre et pur, elle se résolut à fixer sa résidence à la Meulière de Vitry, qu’elle acheta cent douze mille francs de M. le Président Feydeau, en l’année 1737. L’Impératrice Reine lui a payé jusqu’à sa mort une pension de 45 mille livres, dont cette excellente personne employait les trois quarts au soulagement des pauvres, ainsi qu’on l’apprend de M. le Curé de Choisy. C’est M. l’Ambassadeur impérial qui a fait les honneurs et conduit le deuil à ses funérailles, et c’est M. l’Abbé de Souvestre, Aumônier du Roi, qui est venu dans l’église. paroissiale de Choisy, pour y faire l’office et l’absoute, par ordre de S. M. »
Voilà ce qui nous fut débité dans tout Paris, sans réclamation ni contestation d’aucune autorité française et d’aucun personnage étranger ou régnicole. On devait penser naturellement que si ce récit n’avait été qu’une fable, il n’aurait pas manqué de trouver démenti par ordre du Lieutenant de Police, et tout au moins par le Maréchal de Richelieu qui se bornait à répondre avec un air distrait à ceux qui l’interrogeaient — Ah ! Mme d’Aubans… je ne sais pas trop… Je ne vous dirai pas…
Écoutez maintenant la réplique officielle de la grande Catherine.
Mme D’AUBANS,
Il est bon quelquefois d’écrire des faussetés et des indignités ; elles peuvent donner lieu à mettre dans leur jour des faits que la vérité et la sagesse n’auraient pas éclaircis, sans être provoquées par la sottise. On veut parler ici de l’histoire d’une dame française à laquelle on ne saurait nier que de grands personnages n’aient témoigné les plus grands égards ; mais comme ce libelle est un tissu d’assertions calomnieuses, une main auguste n’a pas dédaigné de faire les remarques suivantes sur ce conte, à qui il arrive, par cette réfutation, plus d’honneur qu’il ne mérite.
« L’épouse du fils de Pierre-le-Grand n’était point du tout belle, mais bonne et honnête ; elle était extrêmement marquée de la petite vérole, grande et fort maigre. Quoique son époux fût d’un caractère bizarre, il ne poussa jamais ses emportements jusqu’à des brutalités et des atrocités pareilles à celles dont on l’accuse.
« 2° De ce mariage naquit Pierre II et une Princesse nommée Natalie, morte à~dix-sept ans pendant le règne de son frère.
« 3° L’épouse du Gésarcwitz, après, ses secondes couches, mourut d’une maladie de poitrine à St.-Pétersbourg, en présence de l’Empereur, qui ne la quitta presque pas pendant les derniers, jours de sa maladie. Il assista même à l’ouverture de son corps ; elle fut embaumée et enterrée à visage découvert, exposée très longtemps dans une salle de son palais, d’où elle fut transportée dans l’église de la forteresse de cette ville, tombeau des souverains, et où Pierre-le-Grand est inhumé lui-même. Voilà donc qui constate que Mme d’Aubans, si elle est dite être cette Princesse, n’était qu’une aventurière, ou bien son historien a joué d’imagination.
« 4° Cette princesse avait mené avec elle sa cousine la Princesse d’Ostfrise, qui s’en retourna, après avoir reçu ses derniers soupirs, en Allemagne, où elle épousa un prince de Nassau.
« 5° La Comtesse de Konigsmarck, mère du Maréchal de Saxe, n’a jamais été en Russie, et le Maréchal n’y est venu que longtemps après la mort de l’épouse du Césaréwitz.
« 6° La Princesse était née, élevée et mourut dans la religion luthérienne ; et Mme d’Aubans était si bonne catholique, selon son historien, qu’elle se mit ou voulut se mettre dans un couvent. Au moins aurait-il dû nous dire le lieu de sa conversion, ce qu’on n’a pas fait et ce qu’on n’avait garde de faire. »
Vous voyez que la souveraine et la chancellerie de Pétersbourg ne s’étaient pas mis en grands frais de logique, et voici comme on répondit à la Czarine, en la suivant pas à pas dans ses démentis.
« 1o On n’a jamais dit que Mme d’Aubans avait été belle, et toutes les personnes qui l’ont vue n’ont pas manqué d’observer qu’elle était, non pas extrêmement mais un peu marquée de la petite vérole ; si l’on osait demander à S. M. l’Impératrice de Russie s’il est vrai que son mari la maltraitait, elle n’en conviendrait peut-être pas.
« 2o On n’avait rien à dire et nul besoin de parler des deux enfants que Mme d’Aubans aurait eus du Czarowitz, et non pas Césaréwitz, car Czar et Cæsar sont deux choses distinctes, et voilà la seule observation que mérite ce deuxième article.
« 3o S’il était question de la mort du Czar Pierre III, mari de S. M. présentement régnante, on pourrait nous affirmer qu’il est mort d’apoplexie ; qu’il a été exposé et enterré publiquement ; qu’il est inhumé dans le caveau de l’église de la Forteresse, où Pierre-le-Grand se trouve enseveli, parce que c’est la sépulture de sa famille ; mais qu’est-ce que cela prouve ?………
« 4o Il est vrai que la Princesse Chartotte-Louise-Christine-Sophie de Brunswick était arrivée en Russie accompagnée d’une Comtesse et non pas Princesse d’Ostfrise ; mais cette jeune personne ne resta que 18 mois à Pétersbourg, et son mariage avec un Prince de Nassau n’ajoute aucune force à la réplique négative.
« 5° On n’a pas dit que la Comtesse de Kœnigsmark, mère du Maréchal de Saxe, ait jamais été en Russie, on a dit que c’était la Comtesse de Warbeck, née Kœnigsmark, laquelle était grande-maîtresse de la Princesse Charlotte et tante du Maréchal de Saxe, ainsi qu’il est aisé de le vérifier dans tous les almanachs du temps ; et, du reste, on ne saurait douter que le Comte de Saxe n’ait passé les premiers six mois de l’année 1715 à la cour de Moscovie.
« 6° Venons à l’article de la religion de cette Princesse, qu’on nous dit avoir été élevée et être morte dans la religion luthérienne, quoiqu’elle fût née calviniste et qu’elle eût embrassé la religion grecque en arrivant en Russie. Quant à sa dernière abjuration pour rentrer dans l’unité catholique, il est suffisant d’en référer à cette lettre de M. de Montmorency-Laval, Évêque de Québec, à M. le Comte de Maurepas, ministre de la marine en 1759, etc. »
Le mémoire est terminé par la lettre du saint missionnaire, avec un grand nombre de pièces à l’appui du système affirmatif. Il y a de bons esprits qui sont convaincus de l’identité ; il y a d’habiles gens qui n’y sauraient croire et je vous dirai, quant à moi, que je ne sais qu’en penser, non plus que de la disparition de la Comtesse de Saulx. Mme d’Egmont ne doutait pas que Mme d’Aubans ne fût la bru du Czar Pierre, et sa persuasion devait être appuyée sur l’opinion de son père, M. de Richelieu, qui ne s’amusait pas à la tromper. Mme de Luxembourg a toujours soutenu que c’était un roman ; vous pouvez choisir en toute liberté, pour peu que le doute vous fatigue.
- ↑ Il paraît que rien n’est plus étrange et de si mauvais goût
que l’ajustement et les distributions de cette petite maison dont
tout te monde se raille. Les quatre ou cinq pièces du premier
étage ont été sacrifiées pour former un grand salon dont la
voûte s’élève jusqu’au grenier, en coupant tout le reste du bâtiment
dans sa hauteur et sa largeur. La salle à manger est au
deuxième étage ; on y monte par un tortillonnage en bois rustique,
et les murs y sont magnifiquement tapissés en papier verdure,
afin d’imiter un berceau de guinguette. L’appartement
de M. de Villette est d’une recherche étonnante et d’un ridicule
achevé. Il est situé sous les combles et l’on dit qu’il s’y trouve
une ménagerie au milieu d’une petite naumachie. Mme la marquise couche dans une armoire au bout d’un corridor.
(Note de l’Auteur.)
- ↑ À présent l’hôtel des Gardes-du-Corps.
- ↑ — Je suis bien aise de faire sa connaissance, votre connaissance avec elle, et connaissance avec vous.
J’espère que vous aurez soin d’abandonner cette locution vicieuse et ridicule aux Alsaciens, à qui tous les princes allemands et leurs envoyés tudesques l’ont empruntée.
- ↑ Cette épigramme a eu le sort de toutes les atrocités, l’horreur en est retombée sur son auteur. Son esprit est aussi faux que son âme est atroce ; il vaudrait mieux qu’un pareil empoisonneur public fût un assassin ; ce dernier n’est funeste qu’à quelques individus, tandis que l’autre peut égarer et corrompre des générations entières, et que les effets du poison qu’il a répandu subsistent encore après lui. Dans les pays policés, pour attester la sagesse des lois, de pareilles épigrammes mériteraient le dernier supplice, et tout au moins celui du carcan !!! » Cette imprécation fougueuse est extraite de la correspondance philosophique de M. Grimm, à l’occasion d’une épigramme contre M. de Voltaire, et l’on voit comment les philosophes du dix-huitième siècle entendaient la tolérance ? Voltaire n’a pas vu tout ce qu’il faisait, disait souvent Mme de Créquy, mais il a fait tout ce que nous voyons. » On trouve dans les manuscrits du chevalier de Montbarrey que Mme de Créquy répondit un jour à je ne sais quelle sotte
question de Milady Craven ; « Non, Madame c’était du temps
d’un roi de France qui s’appelait Louis XV et qui vivait sous
le règne de Voltaire ! »
(Note de l’Éditeur.)
- ↑ M. Grimm, illustre correspondant de cette impératrice à Paris, n’a pas cru devoir publier cette barbare et tartare épître, mais vous pourrez dire à ceux qui douteraient de sa réalité qu’elle avait été recueillie par le continuateur de Bachaumont.(Note de l’Auteur.)
- ↑ M. Clérisseau, l’architecte, ayant eu l’honneur de
travailler pour S. M. l’Impératrice de Russie, s’était imaginé
qu’à ce titre M. le Comte du Nord ne pouvait se dispenser
de l’accueillir avec la distinction la plus marquée. Ayant été
invité à se trouver dans la maison de Mme de la Reynière
avec tous les artistes qui avaient contribué à la décoration
de cette belle demeure, le jour où M. le. Comte du Nord
devait y venir. — M. le Comte lui dit-il en l’abordant,
je me suis fait écrire plusieurs fois inutilement à votre porte, j’y suis retourné pour avoir l’honneur de vous voir et je
ne vous ai jamais trouvé. J’en suis fâché, monsieur Clérisseau : j’espère que vous voudrez bien m’en dédommager. —
Non., M. te Comte, vous ne m’avez pas reçu parce que vous
n’avez pas voulu me recevoir, et c’est très mal à vous, mais
j’en écrirai à Mme votre mère. – Je vous prie de m’excuser, je sens, je vous assure, tout ce que j’ai perdu… On avait
beau le rappeler à lui-même ; la confusion de Mme et de M. de
la Reynière était à son comble, on ne pouvait l’empêcher de
poursuivre, et si l’on n’était parvenu à le mettre dehors il
gronderait encore. Ce n’est pas la première querelle de M. Clérisseau avec des têtes couronnées ; il en a eu une avec l’Empereur qui ne le cède en rien à celle-ci. » Ce passage est extrait
de la correspondance littéraire et philosophique de M. le Baron
Grimm, et quand on pense que ce même Comte du Nord est
devenu l’Empereur Paul, on ne saurait assez admirer les efforts
qu’il avait dû faire, afin de se plier à ce qu’on prenait alors
pour les mœurs de la France. Je suis fâchée qu’il n’ait pas
vu notre manière de procéder avec les philosophes et les Clérisseau,
ce farouche Autocrate.
(Note de l’Auteur.)