Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 5/11

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 5p. 217-235).


CHAPITRE XI.


Le Prince de Lamballe et Geneviève Galliot (suite.) — Inquiétude de M. de Penthièvre. — Un souper chez le Duc d’Orléans (Philippe Égalité). — Suite d’une mésalliance. — Mme de Saint-Paër. — Encore un suicide. — Bonté de M. de Penthièvre. — Les caveaux de l’église de Dreux. — La Princesse de Lamballe. — Son mariage et sa mort.

M. de Lamballe avait espéré le bonheur et ne l’avait pas trouvé. Les exigences de son rang, la difficulté de se soustraire à l’attention, si ce n’est à la curiosité d’un nombreux domestique, la crainte qu’il avait d’alarmer et d’affliger son père, sa frayeur de provoquer la surveillance ou la malignité d’une foule d’oisifs, sans compter la certitude d’attirer tous les regards sur Geneviève en la laissant se montrer à Paris, ne fût-ce que dans les églises ! enfin la difficulté de la soustraire à tous les yeux, en l’y retenant comme prisonnière, et peut-être aussi le sentiment d’inquiétude et d’exclusion qui suit toujours un amour excessif, tout cela, dis-je, avait déterminé ce jeune prince à l’établir modestement dans une petite maison de campagne qu’il avait achetée de M. Bouret de Valroche, à Clamart-sous-Meudon ; ce qui faisait que M. de Lamballe allait le plus souvent possible au château de son père à Sceaux-Penthièvre.

Madame de Saint-Paër (c’est le nom d’un fief de la principauté de Lamballe, et c’est ainsi qu’on appelait Geneviève), Mme de Saint-Paër avait commencé par se croire heureuse, et si l’amour le plus vrai pouvait procurer le bonheur parfait, elle en aurait pleinement joui ; mais comme toutes les choses de ce monde ont été disposées suivant un système d’ordre et d’arrangement général, on pourrait dire, il est dans la nature des choses qu’on n’en saurait intervertir l’ordre providentiel sans en éprouver et faire éprouver du malaise et des chagrins. Les arrangemens de M. le Duc de Penthièvre, la prudence du Prince de Lamballe, et les devoirs de sa position exigeaient souvent qu’il fût à Paris et à Versailles pendant sept ou huit jours, sans pouvoir venir à Clamart, ou qu’il n’y restât quelquefois que dix minutes. Mme de Saint-Paër écrivait tous les matins et souvent deux fois par jour à son mari, qui n’avait nul autre embarras que de recevoir ses lettres, attendu qu’elles arrivaient par la petite poste ; mais pour envoyer une lettre de M. le Prince de Lamballe à sa femme, il y avait tant de précautions à prendre et de mesures à garder, qu’il en résultait un embarras prodigieux. Une lettre mise à la poste de Paris n’arrivait alors dans la banlieue que le troisième jour. Il n’y avait dans toute la livrée de l’hôtel de Penthièvre qu’un seul domestique en qui M. de Lamballe eût assez de confiance pour oser l’envoyer à Clamart. Le frère de cet homme était valet de chambre de Mme de Saint-Paër, et pour éviter de leur part un jugement défavorable à l’honneur de cette jeune femme, M. de Lamballe avait cru devoir leur confier le secret de sa position. Si c’était une imprudence, elle attestera du moins sa moralité charitable et la délicatesse de son noble cœur.

La douce Geneviève, devenue Mme de Saint-Paër, se trouva donc obligée de passer des journées interminables, ainsi que la plupart de ses nuits, dans la solitude. Vous direz que son état n’avait que l’apparence de l’abandon ; mais qu’il était triste ! L’inquiétude ne manqua pas de succéder à l’ennui… — Un beau jeune homme, un prince !… — Un père irrité, une famille omnipotente, et peut-être vindicative ? — Des séductions pour lui, des rigueurs pour elle, et puis l’abandon, l’oubli, sans doute !… Enfin la malheureuse enfant gémissait et pleurait sans relâche et sans terme. Pendant l’absence de son mari, c’était parce qu’il n’était pas là ; quand il était arrivé, c’était parce qu’il allait repartir ; et quand elle ne recevait pas de lettres de lui, c’était assurément parce qu’il était prisonnier, parce qu’il était malade, ou parce qu’il ne l’aimait plus !… Le prince en était désolé pour elle et pour lui.

— Souffrez et patientez, lui disais-je, on ne manque jamais impunément aux obligations de son état ; voilà pour vous, Monseigneur ! et quant à Geneviève, innocente et faible créature que vous n’auriez pas manqué d’éloigner et d’éviter avec soin, si vous l’aviez aimée parfaitement, au lieu de lui faire le malheureux présent de votre cœur et de votre main ! sachez donc, mon pauvre enfant, que lorsqu’on est déplacé dans sa position sociale, on n’est jamais sans inquiétude et sans trouble ! Il en est des êtres sociaux comme des individus matériels, il ne leur est pas bon de sortir de leur élément. Joignez-y donc les alarmes ! et les frayeurs ! et les angoisses mortelles ! Vous n’avez pensé qu’à vous, mon Prince ; vous avez cru faire un généreux trait de véritable amour en épousant une campagnarde, et vous n’avez fait qu’un acte d’égoïsme ! Au demeurant, vous êtes un homme, un véritable homme, et qui plus est, un amoureux des mieux conditionnés ; vous n’avez songé qu’à vous, mon cher ami, c’est la coutume, et ce serait encore une preuve que vous êtes de sang royal.

M. de Penthièvre me dit un jour que son fils avait eu la faiblesse et le malheur de se réconcilier avec son beau-frère, qu’il avait su que M. de Lamballe était allé souper au jardin de Mousseaux, et que ce devait être en fort mauvaise compagnie, car il y avait là cinq ou six hommes de la société de M. le duc de Chartres, avec autant de personnes de la société de Mlle Duthé. Je n’en voulais rien croire, mais le père du jeune Prince ajouta tristement qu’on l’avait ramené chez lui dans un état si déplorable, qu’il en avait gardé le lit pendant 48 heures, et qu’il en était resté dans un état de santé qui semblait fâcheux… M. de Penthièvre ajouta que le prince était d’une tristesse mortelle, et qu’il ne voulait pas sortir de son appartement. Les facteurs de la poste apportaient continuellement pour lui des lettres ou des billets au timbre de Sceaux, et la maladie d’un de ses gens, nommé Champagne, avait l’air de l’affecter péniblement… Ce jeune domestique était son inspecteur du manège, son filleul et son favori, son homme de confiance, et M. de Penthièvre ajoutait que son fils envoyait demander de ses nouvelles au moins dix fois par jour.

Je souffrais (par obligation de ne pouvoir répondre à la confiance de M. de Penthièvre) les mêmes tourmens qu’il éprouvait lorsqu’il aurait voulu correspondre ouvertement a la tendresse de son fils ; mais j’avais promis de garder le secret : je tremblais qu’il ne finît par m’échapper ; j’avais scrupule de le retenir avec un si bon père, et l’obsession que je ressentais devint tellement visible, qu’il me dit avec un air de surprise et d’effroi : — Comment ! vous paraissez contrainte avec votre meilleur ami ! Vous me cachez quelque chose !… — C’est vrai, lui dis-je en pleurant, ne m’en demandez pas davantage et dites à votre fils que j’irai le voir demain matin.

Ce qui me reste à vous faire connaître est aussi déplorablement calamiteux que difficile à raconter. J’essaierai pourtant de le faire avec une résignation pénible, sans fiel, autant qu’il me sera possible, et sans paroles d’animadversion contre le Duc d’Orléans. On l’a traité suivant ses œuvres. Quand il a rendu l’âme, il était ivre… il a paru devant son dernier juge ; il a satisfait à la justice divine : Hélas ! c’est plus qu’il n’en faudrait pour apaiser et pour assouvir sur lui toutes les haines et les passions vindicatives de l’enfer !

Après avoir encouragé son beau-frère à contracter un mariage illicite, cet homme avait calculé que le Duc de Penthièvre allait devenir vieux, et que son héritier, le Prince de Lamballe, était précisément du même âge que lui, Duc d’Orléans (ils étaient nés tous les deux en 1747, à quatre ou cinq mois d’intervalle). Le Chancelier du Palais-Royal avait dit effrontément, devant M. de Fourcy, que le Prince de Lamballe était coulé, mais qu’il était de force à vivre long-temps, ce qui serait grand dommage, attendu que M. le Duc d’Orléans ne pouvait manquer de se trouver, par la mort de M. de Lamballe, en pleine hérédité pour toute la fortune du Duc de Penthièvre qui ne se portait pas trop bien. M. de Fourcy, conseiller d’état, ainsi que M. de Monthion, Chancelier de Monsieur, et beau-frère de M. de Fourcy, pourront vous certifier la réalité de ce mauvais propos. Comme ce familier du Duc d’Orléans ne s’était pas expliqué assez nettement pour donner l’idée d’un mariage illégal et secret, on en avait supposé toute autre chose, et toujours fut-il avéré que ce méchant homme ne voyait dans la personne et la vie du Prince que le seul obstacle qui pouvait se trouver désormais entre la convoitise de son maître et l’immense fortune de son parent.

Le Duc d’Orléans, qui se délectait dans la dépravation, avait souvent dirigé lui-même et fait diriger contre son futur beau-frère et son cousin toutes les tentatives de corruption les plus perversives ; mais le Prince de Lamballe en avait été préservé par un sentiment d’amour passionné, solide et pur ; par le dégoût peut-être ; et certainement par le mépris et l’aversion qu’il avait conçus pour le mari de sa pauvre sœur et pour les affidés de cet indigne prince.

Ils avaient été complètement brouillés pendant plusieurs années ; le Duc d’Orléans s’en inquiétait, non-seulement à raison des propos du monde, mais à cause de l’attention du Roi, et sur toute chose, à raison de ce que M. le Duc de Penthièvre avait refusé d’employer sa médiation pour ménager entre son fils et son gendre un raccommodement qu’il ne désirait en aucune manière, et qu’il aurait tout au plus toléré sans l’approuver. Mme la Duchesse d’Orléans m’a dit souvent qu’elle n’avait jamais pu triompher de la résistance de son père, et qu’elle avait eu l’innocente bonté de s’en affliger immodérément.

Le Duc d’Orléans ou plutôt le Duc de Chartres, alors, faisait toujours, et pour toutes choses, emploi de l’espionnage, mais c’était prénotablement contre l’hôtel de Penthièvre et les deux Princes de cette maison. Il avait fini par être informé de cette passion du Duc de Rambouillet (comme on appelait dans ce temps-là M. de Lamballe) pour la fille d’un paysan ; il ne manqua pas d’en solliciter la confidence et d’applanir avec hypocrisie tous les sentiers détournés qui pouvaient aboutir à leur mariage ; car il a fait consacrer chez lui le mariage de son beau-frère, par l’Abbé Maguire, aumônier de sa chapelle, et le Duc d’Orléans avait voulu être un des témoins de ce grand acte d’exhérédation !

Quelque temps après, ses espions ne manquèrent pas de lui rapporter que le nouveau marié n’allait pas souvent à Clamart, et que Mme de Saint-Paër en éprouvait une jalousie continuelle. Il en conclut (lui qui ne ménageait rien) que M. de Lamballe était déjà fatigué de sa femme, qu’il ne manquerait pas de l’abandonner, que la chose allait arriver incessamment, sans aucun doute, et que lui, Duc d’Orléans, allait se trouver à la merci d’une indiscrétion du mari de Geneviève, en but à l’irritation de M. de Penthièvre, à la colère des autres Princes du sang, à la défaveur de LL. MM. devant lesquelles il ne paraissait jamais alors que sous le masque du sujet le plus exactement fidèle et du courtisan le plus soumis ; on pourrait dire le plus obséquieux.

Il est inutile de vous parler des séductions qui furent employées pour attirer le Prince de Lamballe à Mousseaux, et j’y répugnerais !…

Il paraît qu’on avait mélangé quelque drogue cyprine ou quelques mélanges de spiritueux dans la boisson que le Duc d’Orléans fit servir à son beau-frère, lequel avait l’habitude de boire et manger chez les autres, ainsi que chez lui, précipitamment et sans prendre garde à ce qu’il faisait[1] ; mais il avait conservé le souvenir avec le regret de certaines choses

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(Il se trouve ici deux pages soigneusement raturées et complètement illisibles)

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également la basse indignité d’une pareille conduite envers cet honnête Champagne qu’on avait fait enivrer et auprès duquel on avait envoyé manœuvrer la même personne afin que le domestique ne fût pas moins invalide que son maître. On a su depuis que c’était dans l’intention d’empêcher les relations directes et d’entraver les communications épistolaires de M. de Lamballe avec Mme de Saint-Paër. Il était possible que le Duc d’Orléans fût effectivement amoureux de Geneviève, et c’était l’opinion de Mme de Tessé qui s’y connaissait assez bien ; mais je ne sais qu’en penser pour mon compte, et je croirais plutôt qu’il avait agi par animadversion contre M. de Lamballe, que par un sentiment de prédilection criminelle et désordonnée pour Mme de Saint-Paër. Si coupable et si déréglée que puisse être une ardeur amoureuse, je crois que Philippe Égalité n’était pas capable d’éprouver un autre sentiment que celui de la haine excitée par l’avarice et l’envie. Il n’était susceptible d’aucun attachement : il n’a jamais eu d’autre maîtresse que Mme Agnès de Buffon, et l’on a toujours remarqué que sa liaison avec cette méchante femme n’avait aucun des caractères de l’affection, ni aucune apparence de galanterie

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pour M. de Lamballe, et vous pouvez juger quelle aurait été la désolation de son père et l’affliction désespérée de Mme de Saint-Paër, s’il avait fait connaître à ce méchant Bordeu la nature et la gravité de sa maladie. Pour s’affranchir du blâme, il aurait eu le bon moyen d’en faire connaître la cause ; mais il pensait que la personne et la famille de son beau-frère en seraient diffamées à tout jamais, et du reste il n’aurait pas voulu faire une telle révélation sans en avoir obtenu l’autorisation du Roi. On se ménageait alors entre Princes du sang, et M. de Lamballe a toujours dit : — Je ne le verrai plus, mais je n’en parlerai point : je ne veux pas déshonorer les enfans de ma sœur.

Il était donc renfermé dans son appartement de l’hôtel de Penthièvre, où je le trouvai consumé du plus sombre chagrin. Il n’osait aller à Clamart, où les tristes nécessités de sa situation n’auraient pu manquer d’exciter de la surprise, et puis des alarmes, et puis des tourmens jaloux… (Je ne sais si vous me comprenez ?) Il avait reçu de Mme de Saint-Paër une lettre délirante et déchirante. Ils ne s’étaient pas vus depuis quinze jours, elle allait arriver à l’hôtel de Penthièvre !… Il avait pris le parti de lui répondre avec sévérité. — Je vous le défends, Madame ; il y va de l’honneur d’un prince !… — Eh ! Qu’avez-vous fait là ? m’écriai-je ; vous la donnez belle à Mme de Saint-Paër, avec l’honneur de ce prince que vous voulez ménager à ses dépens et quelle interprétation effrayante et lamentable ne va-t-elle pas tirer de cette ambiguïté !… Mme la Duchesse de Bourbon vint nous interrompre, et nous dit que son frère était malade, à ce qu’elle croyait, la chère princesse, mais ce qui n’était nullement vrai. Il avait fait dire la même chose à M. de Lamballe, apparemment dans l’intention de faire supposer qu’il avait été plus étourdi que méchant et plus imprudent que criminel. Il avait même eu la fourberie d’écrire à son beau-frère une longue lettre que celui-ci ne voulut pas ouvrir et qui lui fut renvoyée sans daigner y joindre un mot de reproche ou d’explication. J’entrai chez M. de Penthièvre où je trouvai la Douairière de Conty. On y parla de cette maladie de M. le Duc d’Orléans qui ne l’empêchait pas de donner dans son appartement de joyeux soupers de quinze à vingt personnes, avec lesquelles il passait le reste des nuits autour d’une table de creps. Cette Princesse ne pouvait cacher l’irritation qu’elle éprouvait de sa conduite. Il avait gagné, trois jours auparavant, seize mille louis contre son petit-fils, le Comte de la Marche. On avait eu soin de l’enivrer ; on avait fait venir des courtisanes… enfin, la grand’mère et le beau-père du Duc d’Orléans en étaient dans la consternation. Je les écoutais silencieusement, de peur d’en trop dire, et je m’en retournai chez moi, la mort dans l’ame, avec un pressentiment funeste et l’appréhension de quelque grand malheur.

Dans la matinée du surlendemain, M. de Penthièvre m’écrivit qu’il ne viendrait pas chez moi, parce qu’il ne voulait pas s’éloigner de son fils dont la maladie paraissait avoir changé de caractère. Il me disait que, pendant toute la journée de la vieille, il avait eu le transport au cerveau ; que pendant la nuit dernière, il était tombé dans un assoupissement léthargique : Bordeu s’en inquiétait, il avait déjà fait appeler en consultation Poissonnier, Lassuse et Bitaume ; il était question d’envoyer chercher Bouvard ; enfin Bordeu craignait une fièvre capitale et pernicieuse. M. de} Penthièvre avait la bonté d’ajouter que sa porte ne serait ouverte que pour sa fille et pour moi.

Dix minutes après, je vois entrer Dupont qui me dit, avec un air étrange et d’une voix troublée, qu’il y a dans l’antichambre un frère aîné du jeune Champagne, de Champagne qui est à Mgr le Prince de Lamballe, et que cet homme me conjure de vouloir bien le faire entrer, parce que c’est une affaire de vie ou de mort !…

C’était le valet de chambre de Mme de Saint-Paër, qui fond en larmes et qui me dit que sa maîtresse est empoisonnée. Il arrivait de l’hôtel de Penthièvre[2] ; mais il n’avait eu garde de parvenir jusqu’au Prince à cause de sa maladie. Son frère était à l’infirmerie du Refuge ; enfin connaissant la nature du lien qui subsistait entre le Prince et Madame de Saint-Paër, et connaissant l’intimité de mes relations avec le Duc de Penthièvre auquel il n’osait s’adresser directement, cet homme avait eu l’idée de venir chez moi… « Vous avez bien fait, lui dis-je : » et mon partie fut bientôt pris ; j’envoie chercher Baudret, mon chirurgien, qu’on trouva chez lui : on me l’amène, et moins d’une heure après nous étions à Clamart auprès du lit de Geneviève.

Sa femme de chambre avait perdu la tête ; elle avait appelé tout le village au secours de sa maîtresse, et la chambre se trouvait remplie d’une foule de curieux à qui mon arrivée n’en imposa pas médiocrement. J’en profitai pour tâcher de faire maison nette en les envoyant chercher un prêtre ; mais le tabellion me fit observer que M. le curé n’y consentirait peut-être pas, attendu que cette pauvre dame était la propre cause de sa mort. Je leur dis de me laisser seule avec Mme de Saint-Paër, et lorsque mes gens s’en mêlèrent en leur disant fièrement et solennellement que j’étais Mme la Mise de Créquy, dont ils n’avaient jamais ouï parler, ils se retirèrent avec soumission.

— Ah ! madame !… quel excès de bonté !… C’est vous, madame ?… Ah ! Madame !… Et voilà tout ce que pouvait me dire cette belle et douce Geneviève, dont j’aurais voulu prolonger les jours aux dépens des miens… Hélas ! il était trop tard, le poison qu’elle avait pris et qu’elle avait trouvé moyen de se procurer je ne sais comment, avait déjà brûlé ses entrailles ; elle ne pouvait pas vivre plus de sept à huit heures, et Baudret m’avait prédit que la torpeur allait succéder à l’état convulsif…

Elle implorait l’assistance de son confesseur, à grands cris, mais c’était le vicaire de Sceaux qui n’arrivait pas… — Votre mari, lui dis-je, a beaucoup de confiance dans un des prêtres de cette paroisse… — Mon mari ! s’écria-t-elle avec un égarement terrible… Vous savez qu’il est mon mari ! il vous a dit… — Ah ! pardonnez-moi, grand Dieu ! pardonnez-moi mon crime !… — Il avait dit à Madame de Créquy, à l’amie de son père… — Il avait dit que j’étais… — Et comment n’ai-je pas su qu’il avait dit… — Ah ! Dieu de miséricorde ! et j’avais pu douter de votre bonté ! pardonnez-moi mon défaut de lumière ! pardonnez-moi mon ignorance et mon aveuglement, mon défaut de confiance en vous ! — Mais voilà tout le monde qui sait à présent que je me suis empoisonnée… Hélas, Madame ! ayez la bonté que mon pauvre corps ne soit enfoui sous la potence et traîné sur la claie !… — Malheureuse enfant, lui dis-je alors, mettez-y de l’humilité, du courage et de la résignation ! je ne saurais vous promettre de l’empêcher et peut-être ne le voudrai-je point, si notre créateur ne vous permet pas de vous réconcilier avec lui… Faites-en le sacrifice à Dieu, au prochain, pour le bon exemple ; je ne saurais en conscience entraver la justice de Dieu. Repentez-vous de ce grand péché, de ce crime affreux que vous avez commis… — Et Monseigneur ?… — Il est aussi malade que vous… — Ah ! tant mieux ! tant mieux ! Nous allons nous rejoindre !… — Voyez ces papiers, me dit-elle en m’indiquant deux lettres dont je reconnaîtrais les écritures entre deux cent mille, et dont je ne me rappellerai jamais le contenu sans éprouver un sentiment d’horreur et de terreur.

La première en date était un billet insidieux et mesuré dans ses termes, où l’on représentait les précautions, la prudence et toute la conduite d’un jeune prince que l’on n’osait pas nommer à l’adorable Mme de St.-Paër, sous un jour perfide, comme étant le symptôme assuré d’un naturel inconstant, d’un cœur volage et d’une rupture inévitable à laquelle il était nécessaire et prudent de se préparer…

Dans la seconde lettre, à deux jours de distance, on parlait insolemment des amours du Prince de Lamballe avec Madame Victoire de France, et Dieu sait quels affreux mensonges à l’appui de cette folle calomnie ! On ajoutait sur une liste de maîtresses imaginaire.

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(Rature de deux lignes)

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en témoignage de ses infidélités, et puis arrivait le récit du souper de Mousseaux, qui se trouvait suivi d’un résultat si honteux pour M. de Lamballe, qu’il était obligé de ne pas sortir de son appartement, ce qui pouvait durer pendant six mois… Toute cette lettre était libellée d’un style impudent et cynique ; mais on y voyait à l’air familier dans l’outrage et à la connaissance de certains détails de localité, que l’auteur anonyme devait être un des convives de Mousseaux ; le pied fourchu s’y montrait.

Étonnez-vous donc que le sieur de Laclos, secrétaire intime et confidentiel de M. le Duc d’Orléans, ait pu faire un ouvrage tel que les Liaisons Dangereuses ? On accusera peut-être ce romain d’invraisemblance et d’exagération, et pourtant c’est un tableau très fidèle, en admettant qu’on ait voulu peindre les mœurs de la société d’Orléans, et qu’on en restreigne le cadre à celui du Palais-Royal.

Le Vicaire de Sceaux nous arrive… — Ne m’abandonnez pas, s’écrie Mme de St.-Paër en apercevant que j’allais sortir. — Restez, Madame, ah ! restez auprès de mon lit, auprès de moi ! que je ne meure pas comme une pauvre abandonnée ! je vais mourir toute seule ! — Ah ! restez, restez, vous pouvez entendre ma confession !…

— Il faut, lui dis-je en fondant en larmes, il faut que je m’en retourne à Paris ; mais vous me reverrez, je vous l’assure ; et j’espère que je ne reviendrai pas seule.

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— Geneviève ! Geneviève ! entendez-vous et reconnaissez-vous ma voix ? (C’était au bout d’une heure et demie d’absence, et la malade était tombée dans l’affaissement narcotique immédiatement après avoir reçu l’absolution)

— Voici M. le Duc de Penthièvre ; il m’a dit en sanglottant : — Comment ? la femme de mon fils, de mon unique et cher enfant, mon fils bien-aimé !… — Allons à Clamart ; je veux la voir et la bénir, sa femme !

— Sa femme… articula-t-elle avec les lèvres et sans aucun accent de la voix ; mais comme j’étais assurée qu’elle n’était pas encore privée de connaissance, et qu’elle ne serait pas insensible à ces paroles de consolation : — C’est le Duc de Penthièvre, lui dis-je encore ; il est auprès de vous !…

Elle ouvrit les yeux ; elle regarda sans voir, d’abord ; ensuite elle suivit, en soulevant péniblement ses paupières, un rayon de soleil qui faisait scintiller la plaque de diamans que portait M. de Penthièvre… — Elle se mit à sourire avec une douceur ineffable, en disant : — Comment… ai-je pu… mériter ?… — Pardonnez-nous, Monseigneur !… — Votre fils !… C’est tout ce que put dire Geneviève expirante.

— Mon fils vous avait élue pour sa compagne en présence de Dieu ! puisque l’Église a consacré votre union, vous avez reçu la bénédiction du Père universel, de notre père qui est aux cieux ; je vous pardonne et vous bénis autant qu’il est en moi ; je vous bénis ! je vais prier avec vous et pour vous, ma fille !…

Elle avait rendu l’âme avant qu’il eût cessé de prier, et d’après la beauté, la candeur et la sérénité de sa figure, on aurait dit que c’était de joie qu’elle était morte.

Geneviève Galliot, dont j’espère que vous conserverez le portrait, est inhumée dans les caveaux de l’église collégiale de Dreux, à côté de la mère de M. le Prince de Lamballe, Marie-Thérèse-Félicie d’Est de Modène.

Toutes les fois que je vais à Montflaux, je ne manque jamais de m’arrêter à Dreux, pour aller faire ma prière à son intention dans l’église de St.-Étienne.

La maladie de M. de Lamballe fut longue et pénible, mais la convalescence de ce malheureux Prince fut plus longue et plus pénible encore ; il en sortir comme l’or du creuset, épuré, solide, et sa résignation fut égale à sa douleur. Par déférence pour les désirs de son père, à la sollicitation de sa sœur et par condescendance à mes avis, peut-être, il se résolut, deux ans plus tard, à épouser Mademoiselle de Carignan. Funeste alliance et sinistres fêtes ! Je verrai toujours dans la chapelle de cet hôtel de Toulouse, qu’on avait décorée superbement avec des milliers de lustres, des fleurs et de riches tentures brochées ; je verrai toujours cette belle figure du Prince de Lamballe, avec des larmes dans les yeux ; et ces deux familles consternées, et cette jeune fille qui pleurait en voyant la tristesse de son fiancé. Il n’était ni plus pâle, ni plus défait, comme dit le peuple, après sa mort, laquelle ne manqua pas d’arriver peu de temps après son mariage. Je ne vous rapporterai rien des bruits publics, à ce triste sujet, je n’ai rien su d’indubitable, et je me suis promis de ne jamais parler sur le Duc d’Orléans avec témérité. Madame de Lamballe était la beauté, la bienveillance et la vertu mêmes. Vous verrez que sa douceur et sa bonté n’ont plus fléchir les tigres qui l’ont déchirée sur l’autel de l’Égalité[3]

  1. A la suite d’une maladie sérieuse, et n’ayant pas moins de 20 ans alors, son père l’avait fait dispenser du maigre, et le faisait placer à table à côté de lui pour surveiller son régime alimentaire et lui faire prendre les eaux de Forges. M. de Lamballe était là-dessus d’une insensibilité si parfaite, ou d’une distraction tellement exemplaire, qu’il ne s’était pas aperçu qu’il avait bu des eaux minérales et mangé de la viande pendant tout le carême.
    (Note de l’Auteur.)
  2. Ou de Toulouse. C’est aujourd’hui l’hôtel de la Banque de France, et l’emplacement de cette grande habitation couvre tout le terrain qui se trouve compris entre la place des Victoires et les trois rues de la Vrillière, des Bons-Enfans et Croix-des-Petits-Champs.
    (Note de l’Éditeur.)
  3. Marie-Louise-Thérèse de Savoie-Carignan, Princesse douairière de Lamballe et Surintendante de la maison de la Reine. Elle s’était réfugiée dans les États de Savoie au commencement de la révolution ; mais quand elle apprit les malheurs dont la famille royale était accablée, elle se hâta de revenir à Paris pour y demander la faveur de partager sa captivité. Elle a été massacrée dans la cour de sa prison en 1792. On lui coupa les seins d’abord, et puis la tête dont on fit crêper et poudrer les beaux cheveux blonds par un perruquier de la rue St.-Antoine ; on la mit ensuite au haut d’une pique, avec un horrible trophée, car on avait ouvert son corps profané pour en arracher le cœur et les entrailles… se rendit sous les fenêtres de la Tour-du-Temple, ou plusieurs municipaux voulaient forcer la famille royale à s’y présenter aux acclamations du peuple français. Je prends mon récit dans une gazette à la livrée d’Orléans. Mme de Lamballe n’avait jamais fait dans toute sa vie une seule action qui pût exciter la haine du peuple : elle était la belle-sœur de Philippe Égalité ; elle avait un douaire de 360 mille livres de rente, et c’est, en vérité, la seule raison qu’on puisse trouver pour expliquer l’assassinat de cette princesse au commencement de la révolution.
    (Note de l’Auteur.)