Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 5/10
CHAPITRE X.
Parmi les symptômes de dissolution qui menaçaient l’ordre social, on était principalement effrayé de la fréquence des suicides et de l’effronterie des mésalliances. Dans une période de moins de dix-huit mois, il y eut à Paris quatre exemples de suicide, avérés et constatés.
Un neveu du Président Le Rebours s’était brûlé la cervelle ; l’acte criminel et les circonstances du crime étaient manifestes, mais la famille était parlementaire et janséniste ; aussi, le Procureur-Général de Fleury ne poursuivit point, ce qui parut un déni de justice abominablement scandaleux ! Le peuple voulut empêcher l’admission du cercueil dans l’église paroissiale de St.-Séverin, et le curé, qui avait fait les obsèques, fut interdit par M. l’Archevêque, mais le Procureur-Général eut mission du Parlement pour informer contre de Prélat, qui ne s’en embarrassa guère et qui maintint fermement son arrêt d’interdiction.
Un vieux frère-lai, du couvent des Capucins, s’était coupé la gorge avec un rasoir ; il était notoirement prouvé que c’était dans un accès de fièvre chaude ; mais les bons chrétiens du Parlement n’en voulurent pas moins instrumenter contre le défunt, pour le faire traîner sur la claie, en conséquence duquel bon vouloir, ordre d’enquête, cédule en commission rogatoire et nomination d’un conseiller rapporteur, et puis descente de justice aux Capucins du faubourg St.-Jacques. Le Père Gardien (qui était le Prince Adrien Grimaldi), répondit humblement et raisonnablement à ces enquesteurs séculiers, qu’il était institué supérieur de cette maison pour y maintenir la règle monastique en y faisant la police de conscience, et qu’il n’avait rien autre chose à dire à l’autorité laïque en cette occasion-ci. Quand on voulut aller vérifier et constater le corps du délit et du défunt, on ne le trouva plus, parce qu’il était sous terre, et parce qu’aucun des religieux ne voulut désigner, dans le cimetière du couvent, la fosse du vieux frater. Ainsi, nul moyen d’enquête ni de procédure, ou de procès-verbal. Le supérieur fut assigné pour être ouï, et fut ensuite décrété de prise de corps, ce qui fut une chose non moins scandaleuse que les funérailles de St.-Séverin. Le Roi fit évoquer l’affaire à son grand conseil, et c’était le seul moyen qui fût resté pour pouvoir soustraire les personnes religieuses à l’usurpation tyrannique et à l’animosité des jansénistes parlementaires.
Si le jansénisme et le protestantisme, le déisme et le matérialisme, sont quatre choses distinctes, elles ne s’en tiennent pas de moins proche ; elles sont adhérentes, elles se croisent pour se fortifier ; elles se précèdent pour se succéder inévitablement, un peu plus tard, un peu plus tôt, suivant les degrés de perversité dans l’intelligence et les volontés du cœur. Ce sont les anneaux d’une chaîne dont l’athéisme est le dernier. On ne saurait nier que la révolution française ait été préparée, produite et soutenue par les jansénistes. La constitution civile du clergé, de M. de Talleyrand, était du protestantisme tout pur. Je voudrais bien que l’Abbé Grégoire et l’Abbé de Talleyrand, l’oratorien Fouché de Nantes et le franciscain Chabot, nous disent à quel anneau de la chaîne ils se sont arrêtés ? Si je revoyais jamais le citoyen Talleyrand (lequel est aujourd’hui ministre de la république française), je le prierais de me le dire en son âme et conscience ! il me répondrait sans doute qu’il a commis un suicide moral, en immolant à son ambition son honneur et sa conscience. Il me dirait peut-être aussi qu’il est devenu tout-à-fait… Allons, par de jugemens téméraires ! il n’est question pour aujourd’hui que des suicides matériels, tristes avant-coureurs de la révolution de 89 et de la séance du jeu-de-paume !
M. de Lamoignon (l’ancien Garde-des-Sceaux) avait été passer quelques jours à sa terre de Basville. On le vit sortir du château, habillé comme un chasseur, en veste de ratine verte, avec un chapeau gris, des guêtres de peau fauve et le reste du costume à l’avenant ; ce qui devait être bien joli pour un Vice-Chancelier ! Il avait dit qu’il allait se promener dans son parc afin d’y faire de l’exercice et d’y chasser sous bois. On l’attendit inutilement pour dîner ; on passa toute la nuit à le chercher avec des flambeaux, et l’on trouva qu’il était mort d’un coup de feu dans la poitrine. Son fusil n’était plus chargé, les traces du coup démontraient assez bien qu’il avait été tiré de bas en haut ; et l’on en conclut judicieusement qu’il avait péri par un accident involontaire. Vous imaginez bien que le Parlement de Paris ne s’ingéra pas d’en informer. Un ancien ministre de la justice ! et ce qui paraissait bien autre chose en Parlement, un Lamoignon !… Je ne manquerai pas d’ajouter que c’était un magistrat philosophe, à qui l’exemple de son cousin M. de Malesherbes avait faussé la judiciaire, et ce dénouement de la vie d’un ambitieux n’affligea personne, excepté la veuve et les enfans de ce magistrat.
Le dernier évènement qui me reste à vous raconter fut bien autrement douloureux pour moi que la fin prématurée de ce Garde-des-Sceaux. Il ne s’agissait pourtant que d’une jeune orpheline, une simple paysanne ; mais avant d’en arriver à Geneviève Galliot, il faut que je vous parle de Louis-Stanislas de Bourbon, fils unique et malheureux héritier de M. le Duc de Penthièvre.
Le jeune Prince de Lamballe avait du jugement, de l’instruction, de la mémoire et de l’esprit, mais c’était une sorte d’esprit sérieux dont on disait qu’il aurait pu se passer, ce qui m’avait paru sottement dit. Il était naturellement bienveillant et bienfaisant ; il avait tous les agrémens et les inconvéniens d’un homme déterminé, ce qui me paraît terrible et ce qui m’effraie toujours dans l’âge de l’inexpérience. Il était régulièrement bien fait, grand et robuste ; sa figure était l’expression de son cœur agité, généraux, passionné, sincère. Ses deux yeux n’était pas de la même couleur, ce qui donnait à sa physionomie quelque chose d’incompréhensible, et du reste, il était aussi beau qu’il est possible de l’être avec des cheveux roux.
Le Prince de Lamballe avait conservé de son éducation parfaite et de son instruction solide, un profond respect pour la religion, tout aussi bien que l’amour et l’habitude de la bienséance, ce qui dit assez l’horreur du scandale ; mais par-dessus toute chose, il a toujours gardé pour son père un sentiment de vénération tendre et craintif.
— Je ne lui montre pas toute la tendresse qu’il y a pour lui dans mon cœur, me disait M. de Penthièvre : il a besoin de me craindre ; s’il pouvait imaginer à quel excès je l’aime, et les combats que j’éprouve, et toutes les violences que je me fais pour lui dissimuler quelquefois mon attendrissement, il m’en aimerait encore mieux, je le pense bien ; mais il en perdrait la frayeur de me mécontenter, et c’est un frein salutaire. Il en prendrait trop de confiance. À son âge, avec son ardeur et sa véhémence, il outragerait la Providence ; il offenserait le prochain ; il se corromprait, peut-être ?… ah ! ma chère amie, si vous saviez tout ce que j’en souffre, et combien cette contrainte journalière avec un fils qui m’est si cher est un rude effort pour moi !… J’ai besoin de me dire souvent que c’est pour son plus grand bien que je me torture (il en pleurait cet admirable homme !) ; et si je ne l’aimais pas autant, je n’en aurais jamais le courage ! Si je ne mettais pas, comme dit l’apôtre, une sentinelle à mes lèvres qui s’ouvrent si naturellement pour lui dire avec effusion des paroles d’amour et de jubilation paternelle, et si la prudence ne venait pas raidir mes bras qui s’ouvrent pour l’embrasser et le presser sur mon cœur, il serait bien étonné de la faiblesse et de l’affection passionnée que j’ai pour lui !
M. le Duc de Penthièvre avait consenti, non sans répugnance et sans appréhension, je vous l’assure ! à donner la main de sa fille unique à ce Duc de Chartres, qu’on a vu successivement Duc d’Orléans, anglomane et patriote, démocrate et terroriste. Le père de cette malheureuse Princesse a souvent eu l’occasion de se reprocher la déférence qu’il avait montrée, dans cette occasion-ci, pour la volonté du Roi ; car il n’est sorte de bienfaits dont cette indigne et perverse famille d’Orléans n’ait été comblée par les petits-fils de Louis XIV !
Le Duc de Penthièvre ne voulait pas fomenter l’aversion que M. de Lamballe avait naturellement pour son futur beau-frère ; mais quand on osait parler équitablement de son gendre en présence de son fils, on voyait qu’il en éprouvait une espèce de sécurité pénible et d’approbation douloureuse.
Sœur affligée, épouse outragée, mère de douleurs ! j’aurai souvent à parler de vous tristement et les larmes aux yeux, Princesse inconsolable ! digne et vertueuse fille de M. de Penthièvre, vous que j’appelais quelquefois ma fille et qui m’appeliez toujours ma mère, avec une voix si douce et si confiante, avec cet accent d’affection pour moi que vous tenez de votre père, et que vous avez, tout comme lui, si touchant, si naturel et si vrai !
M. de Tessé protégeait beaucoup le peintre Greuze, et me l’avait envoyé pour me montrer de ses tableaux[1]. Ceux qu’il apporta chez moi consistaient dans une scène champêtre qui lui fut achetée cinq cents louis par M. de Penthièvre, et dans plusieurs portraits, de fantaisie, supposai-je, au nombre desquels il y avait une tête de jeune fille que je trouvai d’une beauté si noblement et si religieusement naïve, que j’en voulus faire acquisition pour la mettre dans mon oratoire, en guise d’image ascétique ; mais — c’était un portrait… il n’appartenait pas au peintre… et Greuze avait l’air contrarié de ce que cette peinture attirait à ce point-là mon attention. Il y avait quelque chose de mystérieux dans l’embarras de ses réponses, — il ne savait pas trop… — il ne pouvait pas dire… et l’idée que je ne reverrais jamais cette charmante figure était un véritable chagrin pour moi. J’en éprouvais une espèce d’attendrissement pénible, ainsi qu’une jeune fille mélancolique ou romanesque qui verrait un admirable garçon pour la première et la dernière fois de sa vie, sans savoir son nom ? sans avoir eu seulement la consolation d’en avoir été remarquée !… On vint m’annoncer M. le Duc de Penthièvre : il acheta le grand tableau sans en demander le prix (Greuze était persuadé, bien justement, qu’il n’aurait qu’à s’en féliciter) ; mais S. A. S. le pria de lui faire une copie de ce tableau que j’aimais, et ce fut de si bonne grâce, avec tant de persistance et de courtoisie, que ce même tableau m’arriva tout justement pour la veille de ma fête, c’est-à-dire au bout de quinze jours. Je remerciai l’anonyme obligeant qui me faisait une galanterie de cette image archangélique, et je la fis d’abord exposer à l’adoration de mes fidèles, à côté de moi, dans mon second salon.
Deux ou trois jours après, j’écrivais le matin dans mon oratoire, on vient m’annoncer une visite, et j’entends que c’était M. de Pombal[2]. Je réponds qu’on ait à le prier de m’attendre, et j’arrive au bout d’un quart d’heure, sans avoir sonné pour qu’on vînt m’ouvrir les portes, attendu que je n’avais que ma chambre à traverser. J’ai toujours été de cette force-là ! (La Reine m’a conté que Mme de Maurepas lui disait un jour. — La douairière de Créquy, Madame ! elle est courageuse et résolue comme un dragon ! si les sonnettes étaient dérangées chez elle, elle est capable de m’ouvrir les deux battans de ses portes à elle toute seule, et je suis sûre que les ampoules ne lui seraient de rien ? ) J’étais donc arrivée dans mon salon dont la porte était ouverte, et c’était sans aucun bruit par la raison que vous savez, puisque je ne fais jamais ôter mes tapis. J’aperçois M. le Prince de Lamballe, et non pas le Marquis de Pombal, Ambassadeur portugais, qui regardait fixement cette figure de femme avec une expression tellement étrange…
— Chère maman !… qui vous a donné ce portrait ? comment se trouve-t-il ici ?…
— Mais, Monseigneur, c’est Monsieur le Duc de Penthièvre, qui me l’a donné !…
— Mon père ?… c’est mon père !… Et le voilà qui tombe comme un foudroyé, sans avoir eu le temps de chanceler ni de pâlir.
Mon premier soin fut d’envoyer défendre ma porte, et je ne voulus le faire soigner que par notre fidèle Dupont, sa femme et leur neveu, parce que ce sont des gens à l’épreuve, et que je craignais qu’il ne parlât plus qu’il ne le voudrait.
Son évanouissement se termina par une hémorragie tellement violente, que tous ses vêtemens, et surtout sa veste et sa cravate, étaient couvertes de sang, au point qu’on fut obligé d’envoyer à l’hôtel de Toulouse afin d’en rapporter d’autres habits.
J’aurais voulu pouvoir le consoler et le rassurer, ce pauvre jeune prince, je l’aimais comme s’il avait été votre frère ! Il voulut rester avec moi toute la journée ; je ne reçus personne au monde, et voici la confidence qu’il me fit.
« Vous savez que dans mon enfance et pendant mes promenades avec mon gouverneur, je m’échappais souvent dans la campagne. Quand je me sentais en liberté, mon cœur en tressaillait de joie ! J’allais me cacher dans nos belles forêts du Vexin français[3] ; j’allais m’asseoir au bord d’un ruisseau pour y rêver ; j’entrais dans une chaumière pour y manger du pain bis avec du lait ; je m’arrêtais à causer avec une vieille paysanne, ou bien je suivais le convoi d’un pauvre manouvrier, derrière les parens du défunt, jusqu’au cimetière de leur village. Aussitôt qu’on me regardait avec un air étonné, je m’enfuyais.
« J’entendis que mon père disait un jour à l’Abbé de Florian : — Laissez-le donc tranquille ; si nous le tourmentons, il s’en ira peut-être si loin, que nous aurons peine à le retrouver ? Il est agité par un esprit de mouvement et de liberté dont il ne sait que faire et dont il ne fait pourtant pas mauvais usage ; et par exemple, hier, savez-vous ce qu’il est allé faire en s’échappant comme un chevreuil à travers les bois et les rochers, jusqu’à deux lieues d’ici ? il est allé dire ses prières du soir avec l’ermite de la Chesnaye. Surveillez-le bien, mais ne le punissez pas ; je vous le défends, mon cher Abbé.
« Il me semble que j’avais alors de douze à treize ans ; mais ces paroles de mon père, prononcées avec cette voix du cœur que vous lui connaissez, firent beaucoup d’impression sur le mien. Mes évasions devinrent moins fréquentes ; je craignais d’inquiéter mon père et d’abuser de son extrême bonté pour moi ; je n’obéissais pas toujours à cette bonne disposition, mais lorsque j’avais cédé à mon premier mouvement d’indépendance et d’impétuosité, j’en éprouvais du regret, du trouble, et j’en restais malheureux, ce qui ne m’arrivait pas autrefois, et c’était une sorte d’amélioration.
« En m’en revenant, par un beau soir d’été, d’une de ces excursions, je m’étais arrêté sur les rochers de la Thymerale, auprès de notre château d’Annet. C’était, je crois bien, pour regarder le coucher du soleil, mais je vis passez à côté de moi une charmante petite fille, qui conduisait une chèvre, et comme la pauvre enfant n’avait pas la force de faire obéir cette bête rétive et quinteuse, et qu’elle ne voulait pas lâcher la corde qui l’attachait, elle fut entraînée parmi des quartiers de roche où je la vis tomber… Je m’étais élancé près d’elle, et je vis qu’elle avait une blessure au front… J’essuyais son joli visage avec mon mouchoir, et c’était ses larmes qui servaient de vulnéraire. Elle me souriait tout en pleurant ; je n’oublierai jamais son adorable sourire, et je crois encore l’entendre dire avec une voix argentine, avec un accent de bonheur et de sensibilité radieuse : Ce n’est rien du tout, rien du tout ! … Je voulus soumettre et conduire ce capricieux animal : je m’emparai de la corde qui rompit ; je détachai mon écharpe à franges d’or, et j’amenais la chèvre en triomphe, lorsqu’en tournant à l’angle de la Vennerie, je me trouvai face à face avec mon père qui allait faire une promenade, et dont la suite était nombreuse. J’en fus interdit de prime abord, et puis je racontai fidèlement et simplement ce qui s’était passé.
« Mon père ordonna qu’un gentilhomme à lui vînt m’accompagner. — Je ne vous gronderai pas pour aujourd’hui, dit-il en me souriant, M. de Fénelon valait mieux que vous, je l’ai vu reconduire au bercail, en habits d’évêque, une pièce de gros bétail qui s’était échappée de l’étable d’une pauvre veuve ! Allez, mon fils.
« La petite fille n’avait pas osé s’approcher, de sorte qu’elle n’entendit rien de ce que disait mon père.
« La mère de Geneviève Galliot était malade de la poitrine : pauvre jeune femme !… Elle était veuve d’un garçon de charrue qui servait dans notre ferme de la Vicomterie, et qui avait été tué par un taureau. C’était, disait-on dans le pays, un honnête jeune homme et le plus beau garçon de la principauté. La veuve de Remy Galliot ne possédait pour tout bien que leur chaumière, avec un petit jardin planté d’arbres fruitiers, quelques ruches et de plus un arpent de terre ensemencé d’orge ou de seigle. Elle aurait gagné la vie de sa fille et la sienne avec sa quenouille, mais sa maladie l’empêchait de filer… Excusez tous ces détails que je vous donne sur la famille de Geneviève, et ne vous en étonnez pas…
« Je dis à Baudesson, notre gentilhomme, que je me sentais fatigué, que je le priais d’aller me chercher mon carrosse et que j’irais le rejoindre à l’entrée du sentier qui conduisait au Fresnoy ; c’était le nom de ce petit hameau. Je n’avais à ma disposition qu’un louis d’or, et je dis à la mère de Geneviève, avec embarras et par je ne sais quel instinct de sentiment confus et d’affection délicate à l’égard de sa fille, que c’était ma mère, à moi, qui lui envoyait cette pièce d’or, et qu’elle ne la laisserait manquer de rien. Elle commença par nous combler de bénédictions et puis elle me demanda qui était ma mère ?… Je vous avouerai que je fus profondément troublé par cette question qui était pourtant si naturelle et si facile à prévoir ; il me sembla que ma réponse allait peut-être élever une muraille ou creuser un précipice entre cette pauvre famille et moi. Je lui dis en balbutiant et baissant les yeux, que le nom de famille de ma mère était Modène, et la malade reprit d’une voix languissante en regardant sa fille : — 'Il y a tant de bourgeois par ici que nous ne connaissons point ! — Nous demeurons tant loin du bourg ! ajouta la jeune fille avec une expression de reconnaissance et d’amitié dont mon cœur était dilaté.
« Geneviève Galliot ne manqua pas de revenir sur les rochers de la Thymerale avec sa chèvre, et je ne manquai pas de m’y trouver le lendemain, les jours suivans, et jusqu’à la fin de l’automne. Je n’avais qu’une petite porte du parc à franchir. J’arrivais presque toujours le premier ; j’apportais de l’herbe pour la chèvre, qui s’en retournait les mamelles remplies. Nous faisions des chapelles et des cabanes avec des branchages, et nous faisions des bouquets et des guirlandes avec des fleurs des champs. Je lui disais : Geneviève, voilà de l’argent pour ta mère, et je te donnerai pour tes étrennes une belle croix d’or… — Avec un cœur d’argent, disait-elle en éclatant de joie. — Avec un cœur d’or comme la croix ! — je t’aime tant, ma Geneviève, je t’aime tant, je voudrais pouvoir te donner tout ce que je possède et tout ce que j’aurai jamais ! — Oh ! moi aussi, monsieur Louis !… Mais c’est que je n’ai rien pour vous, reprenait-elle avec un air de tristesse et de résignation douce et confiante.
« Je me souviens qu’un jour elle me fit présent d’un bouquet de primevères des bois, des primevères d’un jaune pâle, qu’elle avait cueillies pour moi. Je l’ai toujours gardé, ce bouquet ; il est dans une cassette où j’ai serré tout ce que j’ai de plus précieux : une prière écrite par saint Louis, une relique de la vraie Croix, une lettre de notre aïeul Henri IV, un bracelet de perles avec un portrait de ma mère, enfin des cheveux de ma sœur, et les primevères de ma pauvre petite amie, ma première amie, ma douce Geneviève !
« Un jour, à la fin d’octobre, elle ne vint pas à nos rochers où je l’attendis jusqu’au soir. Je rentrai au château à la nuit close et dans un état d’agitation fiévreuse ; je laissai procéder à mon coucher comme à l’ordinaire, et je me relevai tout aussitôt que mes deux valets de garde-robe se furent éloignés. Il était tout au plus dix heures du soir, mais comme mes parens se trouvaient à Rambouillet avec leur cour, il n’y avait dans le château que les personnes de la conciergerie avec les gens nécessaires à mon service, et je me promettais bien de sortir de mon appartement avec assez de précaution pour ne pas leur donner l’éveil. Il me semble, au reste, que personne n’aurait eu assez l’autorité de me retenir. On ne me voyait jamais faire aucun acte de puérilité dangereuse ou déraisonnable ; tous les domestiques de la maison de mon père m’affectionnaient beaucoup et me craignaient un peu ; enfin, mon Gouverneur était à jouer au trictrac avec l’Abbé de Florian, dans mon grand cabinet, ce qui les empêcha de m’entendre ouvrir la fenêtre de ma chambre. Je descendis en me cramponnant avec les mains, les pieds et les dents, à tous les reliefs et les ornemens sculptés sur les murs de ma tourelle ; j’atteignis bientôt la petite porte qui s’ouvre sur la Thymerale et je m’élançai hors du parc, en bondissant comme un daim !
« Je ne sais comment je ne fus pas surpris d’apercevoir de la lumière dans cette petite maison où Geneviève et sa mère auraient dû se trouver « endormies dans l’obscurité, au village, à l’heure qu’il était et pendant l’hyver ?… Mais, du reste il m’aurait semblé que rien ne pouvait et ne devait se trouver dans l’ordre naturel des choses, parce que Geneviève n’était pas venue sur la Thymerale ; et quand on a le cœur troublé, on ne songe qu’à soi.
« Je restai plus d’un quart d’heure à contempler, par dessus la haie du petit jardin, la porte de cette chaumière ; je n’osais pas en approcher, mais dussé-je attendre jusqu’au lendemain matin, j’étais sûr de la voir : elle me dirait la cause de son absence ; elle était là, j’étais ici, tout auprès d’elle, et les mouvemens douloureux et désordonnés de mon cœur étaient apaisés. Il en avait besoin : j’avais senti battre le cœur d’un homme dans la poitrine d’un enfant, et j’aurais cru qu’il allait se briser contre mes côtes !… Il me semblait donc que je n’avais plus rien à désirer, rien à craindre, et qu’il me suffisait, pour éprouver un bonheur parfait, de me tenir tranquille, à l’endroit où j’étais, jusqu’au point du jour.
« Cependant, je vis ouvrir la porte de la mai « son ; il en sortit une petite vieille femme avec une lampe allumée qu’elle avait grand’peine à préserver du vent ; je la vis arriver auprès de la haie qui nous séparait, pour y couper une branche d’arbuste… Je ne sais quelle idée sombre traversa mon âme, et j’entrai dans la chaumière à la suite de cette vielle femme… Geneviève, car je ne m’occupai d’abord que d’elle, et je ne vis qu’elle ; Geneviève était à genoux auprès du lit de sa mère à qui le vieux curé de Rouvres administrait l’extrême-onction. Je vins m’agenouiller à côté d’elle ; mais Geneviève ne jeta sur moi qu’un regard fugitif et distrait, presque indifférent. Ses yeux étaient fixés sur la pâle figure de sa mère, en contemplation douloureuse, en préoccupation lugubre, en désolation de ce qui lui survenait sans avoir été prévu ni présumé par cette pauvre enfant. Le bon vieux prêtre se mit ensuite à réciter les prières des agonisans… Mon Dieu ! que c’est beau, les prières des agonisans ! — Les avez-vous jamais entendues, ma bonne mère ?
« — Mon Enfant, continuez-moi votre récit, lui répondis-je, et ne venez pas me distraire de vos peines par le souvenir de mes propres afflictions.
« J’étais absorbé, reprit M. de Lamballe, dans cette grande vision de la mort, qui m’apparaissait pour la première fois, et certes la plus admirable chose de la terre est une mort chrétienne ! Le lieu de la scène était une cabane isolée, où l’on entendait mugir l’aquilon qui tourmentait et venait raffaler jusque dans les flammes de l’âtre, tandis qu’il agitait l’huis rustique et le petit vitrail à compartimens dans sa résille de plomb ; il y avait là-dedans une pauvre villageoise qui se mourait sur un lit de serge verte, deux enfans, un prêtre de campagne et une paysanne qui tenait un rameau de buis ; mais lorsque la malade ne respira plus, et quand l’homme de Dieu se leva pour dire avec une expression d’autorité surhumaine : — Je vous absous, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ; — partez, Ame chrétienne, et allez rejoindre votre créateur ; il me sembla que les cieux venaient de s’ouvrir, et je m’écriai d’une voix forte : — Ainsi soit-il ! Le curé qui ne m’avait pas encore aperçu, retourna la tête en me disant : — C’est vous, Monseigneur ?… — Oui, mon bon Monsieur, c’est moi, répondis-je en lui serrant les mains, prenez soin de Geneviève ; prenez-la chez vous, Monsieur le Curé ; je vous en prie ! je vous paierai la pension de Geneviève ; vous l’emmènerez chez vous, vous allez l’emmener chez vous pour qu’elle ne couche pas toute seule ici, n’est-ce pas ?…
« Cet ancien Curé de Rouvres, qui est aujourd’hui Prieur d’Annet, a toujours été le plus simplement charitable et le meilleur des hommes. — J’accepte volontiers, me dit-il, et sans rétribution d’argent, la charge d’élever cette pauvre orpheline. L’idée ne m’en serait peut-être pas venue ; mais la Providence a ses intentions qui dirigent nos opérations, comme dit saint Thomas, et je pense que c’est le bon Dieu qui vous a fait venir ici tout juste pour me recommander Geneviève au moment de la mort de sa mère, à côté des reliques de cette sainte femme ; car son âme est devant le bon Dieu, Monseigneur, et c’était un ange de vertu !
« Geneviève me sourit encore une fois à travers un déluge de larmes ; elle ne s’étonna point et ne se réjouit pas du tout de savoir qui j’étais ; elle avait toujours su que j’étais un bourgeois, et la qualité de Prince ne lui paraissait rien de plus.
« Elle aurait voulu rester auprès du corps de sa mère, mais je la fis conduire par cette bonne vieille au presbytère de Rouvres aussitôt que le Curé fut parti ; car il avait été mandé pour un autre malade à l’autre bout de cette paroisse. Ce ne fut pas sans difficulté qu’on put la faire sortir de cette chaumière, où son berceau se trouvait encore auprès du lit de la veuve. (Imaginez que c’était précisément dans ce berceau qu’elle avait pris l’habitude d’entasser et d’arranger tous les petits présens que je lui faisais. Pardonnez-moi la puérilité de cette observation ; vous savez combien les moindres détails deviennent précieux, quand ils se rapportent à ceux qu’on aime parfaitement).
« J’avais dit que je le voulais avec une gravité si ferme, que la vieille femme avait pris le parti de m’obéir, et que la jeune fille en était restée saisie. C’est qu’il était survenu dans mon âme une révolution complète ; je me trouvais chargé de Geneviève, j’étais devenu subitement un homme, un être puissant par la volonté, et je vous puis assurer qu’à partir de ce moment-là, je n’ai pas eu, depuis l’âge de quatorze ans, une seule pensée d’enfance.
« Lorsque je me trouvai seul et face à face avec le corps de Suzanne, il me fut d’abord impossible de prier ; il me semblait que j’avais à remplir, avant toute chose, une autre sorte d’obligation plus urgente et plus obligatoire. — Oh ! fus-je dire à cette chair inanimée, à cette figure morte, à ce cœur inerte et ces entrailles muettes, — Oh ! soyez en paix ! j’aime votre fille, je l’aime, votre enfant ! je la respecterai, je l’aimerai comme on aime les anges du ciel, avec qui vous allez veiller sur elle !… — Je l’épouserai… (lui dis-je avec l’accent d’une voix si profonde et si mâle, que j’en fus surpris moi-même et que ma propre voix me fit tressaillir, comme si j’avais entendu parler un autre que moi ?) — J’épouserai Geneviève, Geneviève Galliot, votre fille ! je le jure sur la sainte image du Christ que je fais toucher à vos lèvres… Et puis je me sentis le cœur inondé d’attendrissement et dominé par un sentiment de respect ; je m’agenouillai sur le bord de la couche mortuaire, je découvris discrètement le corps de la défunte et je pris sa main rurale et gercée, sur laquelle j’appliquai religieusement un baiser filial.
« Pauvre Suzanne Faure, veuve Galliot, je vous ai tenu parole, et le nom du mari de votre fille est Louis de Bourbon, Prince de Lamballe et de Corentin. — Vous ne me connaissez pas, Marquise de Créquy ; vous connaissez la modestie de mon père, mais vous ne savez pas combien mon cœur a de simplicité ? c’est à me faire douter quelquefois que je sois né du sang royal… »
Je lui répondis de ne pas tomber dans les déclamations philosophiques et les amplifications d’écolier. Il me raconta les funérailles de Suzanne et la bonne éducation de Geneviève, et l’histoire de leurs amours, et comment leur mariage secret avait été béni par un chapelain du Palais-Royal… Vous sentez combien les confidences d’un jeune amoureux furent prolixes ; les détails en seraient interminables, et je n’ai pas besoin de vous les répéter, car cette partie du récit de M. de Lamballe avait justement la même physionomie que ce qui se trouve dans tous les romans.
Il avait donc épousé cette paysanne à l’insu de M. le Duc de Penthièvre, ce qui va sans dire, et moyennant l’assistance du Duc d’Orléans, qui n’avait pas manqué de calculer que les enfans provenus d’un mariage secret ne pourraient jamais être considérés comme apanagistes et comme héritiers de l’immense fortune de M. de Lamballe dont il devait épouser la sœur, laquelle Duchesse d’Orléans deviendrait nécessairement l’unique héritière de M. de Penthièvre en conséquence d’un pareil mariage. Sordide et crapuleux personnage ! Vous verrez bientôt jusqu’où pouvait aller sa bassesse et sa corruption dans la cupidité !
— Regardez le portrait de Geneviève, et dites-moi comment vous la trouvez ?…
— Je ne répondrai pas à cela, Monseigneur ; je ne saurais vous approuver et je trouve inutile de vous adresser des paroles de blâme. Vous savez qu’on doit compter sur ma discrétion dans tous les cas, et surtout quand on a ma parole ; mais votre père ! ayez pitié de la douleur d’un père ! la douleur d’un prince !… et si le Duc d’Orléans vous, allait trahir ?… et si le Roi, le chef de votre maison, allait faire sévir contre cette pauvre jeune femme que vous m’avez fait aimer, sans la connaître, parce que je vous connais pour un homme véridique et loyal, un véritable prince français
— « Je l’aime, répliqua-t-il en battant la campagne Amoureuse et la plaine de Tendre ; — je l’aime et je l’aimerai toujours de toutes les puissances de mon cœur et de toutes les facultés de mon âme ! J’aime toute chose en elle, et jusqu’à l’infériorité de sa naissance. En pensant à la distance qui devrait nous séparer, je l’en aime plus tendrement encore et plus fortement ! Tout ce qui touche à sa famille est devenu pour moi cher et sensible, et presque vénérable. Si je vous disais que j’ai fait exhumer son père et sa mère, et qu’ils sont ensevelis dans l’église de Dreux, entre le mausolée de la Duchesse Diane et le cénotaphe d’Henri II… Je vous avouerai pourtant que, si les parens de Geneviève n’avaient pas été des gens respectables et honorés dans leur pays, c’est une chose qui m’aurait arrêté peut-être, et qui, du moins, m’aurait torturé ! Car j’ai peine à croire, encore aujourd’hui, que j’eusse pu supporter cette sorte de chagrin !… Mais, grâce à Dieu ! le mépris public ne saurait atteindre la fille de la vertueuse Suzanne et de ce brave Remy Galliot que tout le monde regrette. Je vous assure que si l’on osait s’attaquer à la femme de mon choix, à celle que je veux, que je dois défendre, je saurais bien me roidir contre les obstacles du rang et du sang ! mais le Roi n’est pas un tyran, Madame ! Le Duc de Chartres est un lâche ! — C’est vrai, Monseigneur, mais c’est un traître… — Et du reste, poursuivit-il avec énergie, je connais mon père et je vous connais ; si la persécution nous atteignait, c’est à vous que j’irais confier ma femme, et vous seriez la première à plaider pour nous ! ».
- ↑ Jean-Baptiste Greuze, né en 1726, mort en 1805. Greuze a dû principalement sa célébrité à son intelligence du naturel et son amour du vrai. Il est à remarquer que le caractère de ses conceptions marque toujours une intention morale. On ne connaît de lui aucune composition licencieuse, et l’on peut dire de tous ses tableaux qu’ils réveillent la sensibilité en inspirant l’amour de la vertu. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Dom Pedro-Jean-Sébastien de Silva-Tavora, Ménézès et Castro, Marquis de Pombal et d’Oruga. Il avait été accrédité comme ambassadeur extraordinaire à Paris par le Roi de Portugal, Dom Joseph de Bragance, en 1759.
- ↑ Le Prince de Lamballe avait passé son enfance et sa première jeunesse au château d’Annet, dont son père était possesseur à titre de Prince d’Annet et Comte de Vexin. (Note de l’Aut.)